2. Des pratiques transgressives et distinctives
perçues comme intégratives et connectives
Ces modifications du comportement s'insèrent dans une
réflexion plus large sur la dialectique entre une pratique
théorisée comme subversive et son effet intégrateur. La
réflexion de Lachmann sur la notion de contre-culture appliquée
au graffiti nécessite d'être repensée dans le cas
présent, puisqu'il l'accole directement au concept de déviance
développé par Becker. Or, ici, comment peut-on comprendre le
graffiti ? Il apparaît que cette activité ne peut être
envisagée comme une pratique transgressive (au sens où
elle romprait avec un interdit légal) puisque son statut n'est pas
défini au Liban. Subversion et transgression se perçoivent alors
dans l'aspect inédit, nouveau du graffiti, en rupture avec les formes
artistiques antérieurement répandues au Liban.
Logiquement77, ce type de pratique ne devrait pas être
accepté en dehors d'un cercle « remarquablement fermé
aux non-initiés »78, et par voie de
conséquence
76 BECKER, Howard, op. cit., p. 122.
77 Au regard des études sur les pratiques contre ou
sous-culturelle. Voir à ce sujet « Contre-Culture n° 1 »,
Volume !, 2012/1 (9 :1), 256 p.
78 Ibidem.
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faire reconnaître le graffeur comme déviant
plus que comme acteur social intégré. Comment se fait-il
que, dans les faits, le phénomène inverse puisse se produire ?
D'autres pratiques ont pu remplir la même fonction, selon des
modalités similaires : c'est le cas des jeunes musiciens de
l'association SOS Bab-el-Oued en Algérie, décrypté par
Layla Baamara79. Elle explique que ces jeunes musiciens
bénéficient d'un réel soutien grâce à leur
engagement associatif, dans un contexte plus restrictif qu'au Liban. Plusieurs
facteurs rendent cette opportunité possible, à commencer par le
fait que SOS Bab-el-Oued représente l'une des rares associations
tournée vers le domaine de la culture, ce qui lui «
confère une certaine singularité ». Face aux
difficultés rencontrées par les jeunes Algériens, elle
permet de canaliser leurs peurs, revendications, ou au moins les mettre en
forme et les éloigner, par exemple, des mouvements islamistes.
L'association se conçoit, de plus, comme un réservoir de talents
dont la visibilité est amplifiée par l'organisation associative,
ce qui, à terme, peut faire de SOS Bab-el-Oued un « tremplin
professionnel »80. Son rôle socialisateur
s'avère extrêmement important pour ces jeunes. L'expérience
algérienne appelle pourtant à plusieurs distinctions d'avec le
cas libanais : les graffeurs restent, dans leurs rapports avec le monde social,
fortement individualisés et ne sont pas issus des milieux populaires que
Baamara relate à propos du cas algérien. Quelle peut alors
être la pertinence de la comparaison ? Cela est à voir dans les
similarités et l'interprétation des différences que l'on
peut faire entre ces deux cas de figure.
Ces différences sont d'ailleurs peu significatives, une
position sociale plus élevée à l'origine chez les
graffeurs libanais n'empêche pas que leur activité puisse avoir le
même type d'effet que pour les jeunes algériens. De plus,
l'absence de rapport à une association peut se compenser par
l'étroitesse de la scène graffiti actuelle et sa forte
cohésion : ainsi, ce n'est pas tant le réseau associatif que les
solidarités - affectives en particulier - qui remplissent ce rôle
socialisateur. De fait, l'aspect transgressif du graffiti rejoindrait la notion
d'avant-garde artistique, plus que d'illégalité. Le
graffiti peut se comprendre comme un instrument d'intégration sociale
par la désignation de l'artiste. Il n'est pas conçu comme
déviant mais comme artiste, professionnel ou amateur. D'où,
d'ailleurs, l'impossibilité de penser ensemble cas libanais et
expériences américaine ou européenne du point de vue des
processus de labellisation de la déviance. Quoi qu'il en soit, le
graffiti permet à ses acteurs de leur assigner un rôle, donc de
trouver une place qui aurait pu être occupée par d'autres
(décorateurs d'intérieurs, peintres, etc.). L'avantage de cette
pratique sur ces « autres » est son caractère nouveau, nous
l'avons dit ; l'avant-garde permet de définir ce qui est en vogue
et devient attractif pour les mécènes, clients,
journalistes, pour cette même raison. Le graffiti est d'autant plus
attractif qu'il est peu cher et de bonne qualité ce qui, trivialement,
permet à ceux qui font appel au talent des graffeurs, d'être
responsables du développement artistique de cette scène, et
d'être
79 BAAMARA, Layla, « A SOS Bab-el-Oued. Rappeurs et
rockeurs entre intégration et transgression à Alger » in
BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), op. cit.
80 Ibid., p. 236.
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rétribués par cet investissement, qui leur
confère un rôle de « précurseur » à bas
coût. Dans le cas libanais comme dans le cas algérien, «
en reprenant les mots de Denis-Constant Martin, il semble finalement que
les pratiques culturelles et sociales des jeunes rencontrés soient
autant distinctives et transgressives que « connectives et
intégratives car elles visent plus à l'acquisition d'une place
dans la société qu'à démanteler cette
dernière » »81. Le graffiti aurait alors une
fonction inclusive, permettant une reconnaissance artistique et
professionnelle, et par là-même sociale.
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