B. Des pairs aux mentors, un choix éminemment
collectif
Dans le sens commun, la figure de l'artiste est souvent
abordée sous l'angle du régime vocationnel de l'art,
avec en premier lieu l'impression que l'activité artistique serait un
fait hautement individuel. Cela
50 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
100.
51 BARGEL, Lucie, « S'attacher à la politique.
Carrières de jeunes socialistes professionnels »,
Sociétés contemporaines, 2011/4 (n° 84), p.
79-102.
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a certes l'avantage de répondre au mythe du
génie créateur. Sans qu'il soit question de diminuer la
portée ou le contenu même des oeuvres de l'artiste, des
sociologues comme Howard Becker ont cependant montré que la production
artistique relève plus exactement d'une dynamique
collective52. Le blase du graffeur se substitue à la
signature du peintre et identifie un individu en particulier. Néanmoins,
il ne faut pas que ce blase occulte la dimension collective de l'art. Cela
passe certes par une division du travail53, mais surtout,
pour ce qui nous intéresse, par les relations nouées qui auront
un effet d'entraînement sur l'engagement des acteurs. L'importance des
relations sociales et du facteur collectif est d'ailleurs telle qu'elle «
rend peu probable que des individus ne connaissant pas personnellement des
graffeurs le deviennent eux-mêmes »54.
1. Commencer sur les trousses des copains
Bien que cela relève d'une supposée
évidence, c'est au sein de l'institution scolaire que se
développent les relations sociales de l'enfant, puis de l'adolescent.
Dans le cadre de notre réflexion, ces relations apparaissent comme des
préliminaires significatifs à l'entrée dans la pratique.
Il est courant d'entendre, dans les entretiens, que les graffeurs dessinent
depuis leur plus tendre enfance, pour autant cela ne les distingue pas
tellement des autres jeunes de leur âge, la pratique du dessin
étant assez généralisée chez les enfants - d'autant
plus lorsqu'ils suivent des cours d'arts plastiques à l'école. Le
rôle des pairs s'affirme en revanche à partir du collège et
du lycée, avec en premier lieu un effet d'entraînement.
La formation des affinités entre tel et tel jeune est difficilement
analysable, notamment parce que les graffeurs parlent souvent de « hasard
» ou de « chance » vis-à-vis de ces rencontres. Le choix
de l'école opéré par les parents peut faire office de
filtre, sans toutefois expliquer la construction de ces relations au sein de la
cour de récréation ou des salles de classes. En tout cas,
certains acteurs construisent des relations d'amitié et des
affinités avec d'autres, sûrement en fonction de goûts
préalables qui constituent un « terrain d'entente » commun ;
de cette relation peut émerger progressivement une stimulation,
réciproque ou non. Soit la rencontre permet aux deux individus de se
développer l'un l'autre, en dessinant ensemble par exemple, soit celui
qui dessine peut être incité par le second à continuer.
A priori triviale, la customisation des fournitures scolaires et les
incitations des camarades de classe joueraient un rôle non
négligeable :
- Le dessin ouais ça m'est venu un peu plus avant, surtout
à l'école !
- À l'école ?
- Ouais, surtout en classe (rires).
52 BECKER, Howard, Les mondes de l'art, Paris,
Flammarion, collection Art, Histoire, Société, 2010
(1ère éd. amé. 1982), 379 p.
53 Ibid., p. 32.
54 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 62.
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- Quand tu t'ennuies ?...
- Oui, sur les bouts de papier, sur les calculatrices de, des
amis, genre j'étais commissionné un peu pour,
taguer leurs trousses, mais ça c'était plus quand,
quand je taguais. Des trousses, sur les sacs à dos et les
calculatrices...
La découverte de ce qu'est le graffiti, souvent
décrite comme un « accident » (Wyte, mars 2016), peut
aussi provenir de ces pairs. Chez Wyte comme chez Exist, ce sont les pairs (ou
proches dans le cas d'Exist) qui leur ont fait découvrir, directement et
indirectement, le terme de « graffiti » :
At the age of 17, a British friend from the high school
introduced me by accident to the word graffiti (...) It was that « water
rocket » science project at high school, and it was a group project. In my
group, one of the members was a British guy, and while we were working on the
rocket base, we bought two spray cans to color it, I took one and headed to the
roof wall and told the guys «I'm going to draw on that wall, like those
you see in the movies». The English guy said «you do graffiti ?»
- Me : «What?» - «Graffiti!» he said. I found it funny and
couldn't believe that was an English word, he then explained the word to me,
and later I knew the key word for my upcoming deep research and studies (Wyte,
février 2016).
D'une part, nous pouvons remarquer l'importance du milieu et
des relations sociales qui s'y nouent, ici avec un étranger, originaire
d'un pays européen où le graffiti est déjà une
pratique connue, négativement et positivement. D'autre part, le fait que
Wyte ne connaisse alors pas le terme de « graffiti », de même
qu'Exist, témoigne de l'extrême rareté et visibilité
de ce type de pratique au Liban, alors même que les autres formes d'art
(peinture, dessin, architecture, cinéma...) sont largement
utilisées dans la scène artistique locale.
L'influence des pairs rencontrés dans le cadre de
l'école ne peut se comprendre sans l'influence exercée par les
« grands », perçus comme modèles ; on envisage alors
plus le temps de la scolarité que l'institution scolaire
elle-même. Le collège et le lycée représentent en
effet une période où les acteurs observés vont se
définir par rapport à d'autres, ceux qui deviendront parfois leur
mentor. Cette identification porte aussi sur les grands frères et aux
amis de ceux-ci. La connaissance du graffiti et de ses imaginaires devient
alors plus importante et structurante de l'identité de
l'individu. Ce dernier est, autant dans notre analyse que dans sa construction,
transformé en activité, activité qui consiste
principalement à imiter ces « grands », devenus des
références personnelles. L'imitation a alors plus trait au «
jeu » qu'à une activité artistique réfléchie
et consciente. Souvent accompagnée de recherches sur internet, cette
imitation fait entrer l'acteur dans l'univers hip-hop et ses mythes :
le graffiti apparaît donc comme une activité qui rend l'individu
« cool », et lui confère un caractère « street
» qui le démarque des autres personnes du même âge. Il
commence par reproduire ce qu'il voit dans la rue lorsqu'ils descendent
à Beyrouth le weekend, et sur internet :
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Ou bien je tague seul et y a toujours des amis à moi
qui sont autour de moi donc à Brummana55, et à
Brummana y avait un tout petit village juste au-dessus à, à deux
minutes, et c'était le village rival (rires). Y avait toujours des
bagarres entre nous, je me souviens une fois j'avais tagué un gros
« Brummana » juste à côté de la euh,
près de la maison de ma belle-mère, et j'avais écrit
« you are your all section », « you are your all
section » tu vois à travers toute cette section de Brummana,
genre « ouais c'est nous », et tu vois c'était hyper
territorial (rires). Et c'était pas ça nécessairement ma
mentalité mais c'était plutôt un fantasme de, de hip-hop et
tu vois de crew et tout ça alors... (Kabrit).
L'influence qui préside, en partie, au
développement de cet intérêt pour le graffiti tient
également à la composition familiale, plus entendue au sens des
pairs : les grands frères véhiculent généralement
des univers pris comme modèle en présence de leurs amis, ou de
leurs propres goûts. Exist a découvert le terme de « graffiti
» grâce aux chansons que ses deux frères écoutaient
avec leurs amis, et finit par s'identifier à ce qu'il entend : «
I have two older brothers and hip-hop tapes were always playing at home
since I was a kid and with time you just get more into it and start listening
properly to it, until it becomes something that resembles you, your background,
a part of your identity. » Enfin, cette imitation et cet
entraînement réciproques sont facilités par la fratrie et
les amis communs dans la pratique elle-même. Les frères Tellayh
(Wyte et Abe) ont développé cet intérêt en
présence d'un de leurs amis, SMOK, et ont par suite créé
le Bros crew, qui les réunit tous les trois dans un esprit de «
fraternité » largement issu de l'imaginaire du crew.
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