Aix-Marseille Université
Institut d'Etudes Politiques
o
Mémoire pour l'obtention du diplôme
LE GRA
YROUTH
J
Trajecto:;s et en'eux d'un art
ur, n émgent
r 7 . 4Ctit/ `ef
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·
Par Mlle Joséphine Parenthou
2015-2016
Sous la direction de Mme Audrey Freyermuth
Les opinions exprimées dans ce mémoire sont
celles de l'auteur et ne sauraient en aucun cas engager le directeur de
mémoire ou l'Institut d'Études Politiques
d'Aix-en-Provence.
REMERCIEMENTS
Qu'il me soit permis tout d'abord d'adresser mes remerciements
à Madame Audrey Freyermuth pour avoir accepté de diriger ce
mémoire de fin d'études, ainsi que pour sa (très) grande
disponibilité et ses précieux conseils.
Je remercie vivement ma famille et en particulier mes parents,
Jacques et Florence, qui ont su me soutenir tout au long de cette année
particulièrement chargée et me conseiller dans les moments
décisifs.
J'adresse une pensée toute particulière à
Monsieur Raoul Mallat, pour m'avoir encouragée et supportée avec
tant de bonne humeur et d'attention - toute difficile que soit la tâche
qui lui était confiée.
Je voudrais témoigner toute ma gratitude à Meuh,
sans qui ce mémoire n'aurait jamais vu le jour. Je souhaite
également remercier Fish, Spaz, Exist, Eps, Zed, Phat2 et Krem, pour
m'avoir fait découvrir leur univers et avoir fait preuve de
disponibilité et de sympathie lors des entretiens, ainsi qu'aux autres
graffeurs.
Je suis reconnaissante envers mes proches pour leur
tolérance face à mon obsession continuelle pour le Liban,
Beyrouth et le graffiti.
Un grand merci, enfin, à toutes les personnes qui m'ont
conseillée ou éclairée lors de l'élaboration de ce
travail.
Mots-clés Beyrouth - graffiti -
carrière - artification - espace urbain - intellectualisation
Résumé Le graffiti beyrouthin est
une pratique récente et peu étudiée. Son analyse permet
de
revenir sur les idées préconçues du
graffiti, et montre qu'il n'est pas une pratique monolithique. Ses pratiquants
proviennent de milieux artistiques et intellectuels plutôt aisés
et créent une forme particulière de graffiti, qui s'apparente
à un monde de l'art local. Ils sont toutefois confrontés à
certaines contraintes et l'artification de leur activité reste en
suspens. Tout comme la reconnaissance artistique de leur graffiti, les
revendications qu'ils véhiculent par celui-ci sont sujettes à de
nombreuses contraintes, liées à l'instabilité du
système social et politique libanais. Mais, quoi qu'il en soit,
l'absence d'illégalité du graffiti apparaît comme une
opportunité novatrice au regard des autres scènes graffiti :
c'est elle qui permet, notamment, de décommunautariser l'espace urbain
de Beyrouth et de recréer une certaine forme d'espace public dans une
ville fortement meurtrie.
SOMMAIRE
Lexique
Éléments de contexte : le Liban depuis 1975
Introduction
Première partie. Les logiques de l'engagement :
des socialisations à l'entrée dans la pratique
· Des trajectoires familiales significatives malgré
leur diversité ?
· L'influence majeure de la socialisation secondaire et de
la multiplication des réseaux de sociabilité
· Une pratique alternative comme instrument
d'intégration sociale ?
Deuxième partie. Faire du graffiti à
Beyrouth : la constitution d'un monde de l'art local ?
· L'apprentissage des techniques et conventions du
graffiti
· Créer ses propres conventions ? Entre
démarcation personnelle et processus d'artification de la scène
beyrouthine
· La constitution progressive de la réputation et
de la reconnaissance artistique : enjeux et débats autour des
différentes formes de reconnaissance
Troisième partie. Quand l'art permet de se
raconter : les ambiguïtés de la mise en discours face aux enjeux
sociopolitiques de Beyrouth
· La création de la figure de l'artiste : l'art
urbain comme sortie de l'assignation communautaire
· Absence de consensus et hésitations face au cadre
institutionnel : la définition du graffiti comme « art
engagé » ?
· La construction d'une critique positive par la
réappropriation de l'espace urbain
Conclusion Annexes
LEXIQUE
Blase : nom que l'artiste se donne.
Bubble style : graff épuré aux formes
arrondies
Canvas : graffiti réalisé sur un
support non-urbain, généralement une toile.
Caps : embouts des cannettes de peinture, ils sont
interchangeables et permettent de varier les traits.
Character (ou perso) : personnage tiré de la
culture populaire (bandes-dessinées, dessins animés, etc.) ou
inventé par les graffeurs et qui accompagne parfois leur signature.
Crew : nom donné à un regroupement de
graffeurs. Chaque crew possède son propre nom,
généralement un acronyme, et tous les adhérents
s'identifient et s'approprient ce même nom. Un graffeur peut faire partie
de plusieurs crews simultanément.
Flop : formation rapidement exécutée de
quelques lettres épaisses et de moyennes ou grandes dimensions. Les
lettres sont produites avec deux couleurs, l'une pour le remplissage et l'autre
pour le contour. Le flop représente le deuxième type de graffiti
avec lequel le graffeur doit se faire un nom et gagner un respect auprès
de sa communauté, comme avec le tag, avant de parvenir à la
pièce.
Graffeur : nom généralement aux auteurs
de graffiti, aussi appelé painters, writers, ou tagueurs.
Jam : événement légal
organisé pour rassembler des graffeurs.
Old school : terme qui réfère à
une plus vieille génération de graffeurs, bien souvent une
génération reconnue comme étant pionnière.
Pièce (ou graffiti) : nom donné
à l'oeuvre du graffeur, généralement un graff est une
succession de lettres, il peut être accompagné
d'un character et/ou d'un background, différent du tag,
il demande des heures de travail. Par extension on nomme également
graffiti une oeuvre reprenant les mêmes codes artistiques des oeuvres
faites sur papier, toiles ou tout autre support.
Sketch, sketching : esquisse, projet sur papier.
Spot : lieu où est réalisé le
graffiti/tag. On peut nommer un bon spot soit un endroit où l'on peut
peindre tranquillement soit un mur situé dans un endroit très
visible.
Stencil (ou pochoir) : technique de peinture au spray
découpé dans du carton ou des plaques métalliques,
reproductible un grand nombre de fois et rapide à exécuter.
Sticker : terme utilisé par les graffeurs qui
utilisent des autocollants pour faire la promotion de leur signature ou de leur
character.
Street art : le street art se développe
parallèlement à la culture du graffiti, mais recourt davantage
à l'image qu'à la lettre. Il crée autant avec de la
peinture aérosol qu'avec la peinture acrylique, le pochoir,
l'autocollant, l'affiche, etc. Il utilise une variété de
médiums et tend plus facilement vers une intelligibilité de son
message que vers la signature du tag ou du graffiti.
Tag : signature stylisée d'un graffeur. Le tag
représente la première forme accomplie par un graffeur
débutant, avant de passer au flop et ultérieurement aux
pièces.
Toy : titre donné au jeune graffeur
débutant qui doit faire ses preuves pour obtenir une
réputation.
Toyer : fait de recouvrir un blase.
Wild style : lettrage très recherché et
très compliqué, parfois même illisible, par opposition au
Simple style
1
ÉLÉMENTS DE CONTEXTE : LE LIBAN DEPUIS 1975
Le Liban étant souvent renvoyé à cette
image « d'Orient compliqué », il semblait nécessaire de
tracer, dans ses grandes lignes du moins, l'histoire récente de ce petit
État aux groupes sociaux, ethniques, confessionnels divers. Il ne
s'agira pas ici de relater une histoire exhaustive de la guerre civile du Liban
(1975-1990) ou d'analyser la pratique du graffiti à l'aune de
l'imaginaire d'un pays qui serait par essence communautariste ou
religieux. Optant pour une analyse profane1 (Corm, 2013) de
la guerre civile et de ses développements ultérieurs, nous
tenterons plutôt de saisir le contexte social, politique, historique
auquel les graffeurs se trouvent confrontés et pouvant influencer leur
activité.
1987 - 2005 : la Syrie retourne au Liban
après un premier échec à mener les
négociations de paix. « L'occupation syrienne » se prolonge
jusqu'en 2005 et son retrait du territoire.
2004 - 2005 : une série d'événements
déstabilisateurs surviennent, à commencer par
l'assassinat du Premier ministre Rafic Hariri, alors
perçu comme l'homme providentiel des jeunes. Le Hezbollah étant
accusé pour son assassinat, celui conduit à de vives
protestations, à une demande de retrait de la Syrie, qui aboutira. Dans
le même temps, des manifestations étudiantes,
appelées « printemps du cèdre », sont fortement
réprimées par l'armée, causant la mort de plusieurs
étudiants.
2006 : déclenchement de la guerre
israélo-libanaise suite à un accrochage à la
frontière entre le Hezbollah et Israël. Si elle n'a duré
qu'un mois, les deux parties ont causé de forts dommages aux
infrastructures civiles (eau, courant, voies de communication) et de pertes
civiles.
2014 : début d'une seconde crise
présidentielle, après celle de 2008.
2015 : début de la crise des
déchets, provoquée par un scandale sanitaire et un
désaccord financier entre l'entreprise Sukleen et l'État. Des
manifestations se tiennent depuis août 2015, sous la forme du mouvement
« You Stink ». Les mobilisations ont vite mené à une
critique généralisée.
1975 - 1990 : guerre civile intercommunautaire
libanaise. Elle débute avec le massacre d'un bus de
Palestiniens à Aïn el-Remmaneh par les Kataeb. Le pays est vite
polarisé par les milices et durablement déstabilisé par
les interventions extérieures. La guerre se termine en 1990, mais la
paix ne règle pas les problèmes sociaux et politiques à
l'origine du conflit. En conséquence, elle entérine et
institutionnalise l'éclatement confessionnel.
1982 : début de l'intervention
israélienne au Liban pour résoudre le conflit et stopper
les actions du Fatah et de l'OLP. Il s'agit globalement d'un échec,
puisque le Fatah se réinstalle et que le Hezbollah se crée
officiellement en 1985, sans que personne ne puisse contrôler son
activité.
REPÈRES HISTORIQUES
1 CORM Georges, « Pour une analyse profane des conflits
», Le Monde Diplomatique, février 2013, disponible
à l'adresse
http://www.monde-diplomatique.fr/2013/02/CORM/48760.
2
L'ÉCLATEMENT CONFESSIONNEL ISSU DE
LA GUERRE
La guerre civile débute par un clivage entre
chrétiens et camps d'entraînement de l'OLP, menaçants pour
la stabilité du pays (tirs de roquette en direction d'Israël,
représailles, « État dans l'État », etc.).
Toutefois, Georges Corm rappelle que ce sont surtout les
inégalités et désajustements sociaux entre l'État
et sa population qui soutiennent l'ensemble du problème libanais ; la
lecture religieuse du conflit se généralise néanmoins
après l'échec de la Syrie ainsi que d'Israël à
négocier la paix. Les interventions extérieures et l'action des
milices divisent la population ou la poussent à une migration
forcée. Les déplacements intérieurs forcés ont
homogénéisé les régions et quartiers quand
l'émigration a vidé le pays de la moitié de sa population.
Beyrouth cristallise cet éclatement de l'échiquier confessionnel
puisque, très vite, la ville est divisée entre Beyrouth-Ouest
musulman et Beyrouth-Est chrétien, de part et d'autre de la rue de
Damas, renommée la « ligne verte »2.
Cet éclatement confessionnel mènera à un
traumatisme intergénérationnel au sein de la population,
notamment parce qu'elle a été activement mobilisée. Les
milices recrutaient principalement parmi les jeunes hommes : la puissance
d'attraction des milices est en partie due au manque de renouvellement
politique ainsi qu'à l'émergence de nouvelles catégories
sociales « frustrées ». Les civils ont participé autant
qu'ils ont subi les exactions perpétrées par les milices,
dès lors qu'ils se situaient dans le camp adverse : Georges Corm parle
à ce propos de « violence cumulative »3.
Cette violence physique s'est doublée d'une violence symbolique forte
puisque, au sortir de la guerre, nombre de chefs de milices se sont reconvertis
et
2 Voir la thèse en cours de Gregory BUCHAKJIAN «
Habitats abandonnés de Beyrouth. Guerres et mutations de l'espace urbain
(1860-2015) », INHA Paris-Sorbonne.
3 CORM Georges, Le Liban contemporain, histoire et
société, Paris, La Découverte, 2012, 432 p., p.
205.
ont intégré le personnel politique dirigeant :
Michel Aoun, Samir Geagea, Walid Joumblatt et Nabih Berri en sont quelques
exemples. Leurs militants ont également pu intégrer «
l'armée, les Forces de sécurité ou la bureaucratie
civile »4 . Nadine Picaudou explique qu'il s'agit du
compromis trouvé et accepté lors des accords de Taëf,
toutefois cela a eu pour conséquence de transformer les tenants d'une
violence physique illégitime en représentants du monopole de la
violence légitime au sens de Max Weber. En définitive,
l'éclatement social présenté comme essentiellement
confessionnel et la violence héritée de la guerre se
perpétuent de manière symbolique et institutionnelle,
malgré les efforts de réconciliation, peu efficaces, de ce
nouveau personnel politique.
UNE INSTABILITÉ POLITIQUE PRÉGNANTE
Cet éclatement confessionnel et ce traumatisme
intergénérationnel ont pourtant donné lieu à
quelques espoirs de reconstruction saine et apaisée des rapports entre
État et population, ainsi qu'entre les populations elles-mêmes.
L'arrivée de Rafic Hariri, le retrait syrien, laissaient supposer une
avancée. Cependant, l'émergence progressive du Hezbollah, le
maintien d'inégalités sociales, économiques et politiques
et la mauvaise gestion étatique laissent le pays durablement instable.
À tel point qu'en 2006, la guerre israélo-libanaise verra une
armée libanaise plutôt impuissante face aux volontés du
Hezbollah, grand gagnant symbolique de la guerre d'août. Les
manifestations de 2005 et les déstabilisations qui s'en suivent montrent
une relance avortée et l'incapacité des dirigeants politiques
à trouver un consensus institutionnel. C'est à ce moment
également que les
communistes disparaissent définitivement,
Voir aussi Incendies, film québécois
réalisé par Denis Villeneuve (2010).
4 PICAUDOU Nadine, La déchirure libanaise,
Éditions Complexe, « Questions au XXe siècle
», 1989,274 p., p. 231.
3
laissant la place aux partis miliciens et communautaires.
La déstabilisation touche également la classe
politique elle-même, confrontée à deux crises
présidentielles graves depuis 2008. La première ne dure que
quelques mois, mais c'est surtout celle de 2014 qui expose l'incapacité
du pays à se relever, sans président depuis deux ans et sans
consensus entre la coalition du 8 mars et celle du 14 mars. L'afflux de
près de deux millions de Syriens depuis 2011, qui viennent s'additionner
aux réfugiés palestiniens et aux travailleurs étrangers,
aggrave une situation précaire : ils sont mal gérés par
une faible administration, leur statut largement exploité et pouvant
mener à des dissensions. Ils contribuent surtout (et malgré eux)
au déséquilibre démographique entre nationaux et
réfugiés, et à une augmentation des bastions radicaux
arrivés de Syrie. Leur présence est accusée par certains
nationaux d'avoir causé la crise des déchets, rappelant la
capacité à trouver un bouc émissaire pour se
délester de ses obligations étatiques. En effet, l'État
est une fois de plus inapte à trouver une solution concernant la crise
les déchets qui dure depuis juillet 2015, pour cause d'un scandale
financier et sanitaire et menaçant la santé des populations. En
conséquence, une partie de la population se dit minée par une
sorte de défaitisme ambiant, fait d'un manque d'espoir au vu de
l'histoire récente et d'une peur de retomber dans une guerre civile.
UN PAYS ÉCONOMIQUEMENT ET SOCIALEMENT
INÉGALITAIRE
Avec la fin de la guerre on a assisté à un
appauvrissement notable dans certaines communautés, principalement
chiites. Cette précarité s'accompagne d'une destruction des
infrastructures qui n'a pas été suivie d'une reconstruction
suffisante. La rénovation du centre-ville sous Solidere et le mandat de
Rafic Hariri a gentrifié le quartier, si bien que plus personne n'y
habite. La spéculation immobilière contribue également
à accentuer ces inégalités. Une grande partie de la
population jeune et étudiante, en particulier après 2005, s'est
exilée en Europe ou aux États-Unis, creusant un fossé dans
la pyramide des âges.
Quant aux inégalités sociales, elles concernent
majoritairement la confession et le statut des réfugiés. En
raison du système communautaire, les administrés relèvent
des communautés de références ; l'absence de statut civil
(mariage, etc.) pose de nombreux soucis juridiques et sociaux et contribue
à une dépréciation du statut des femmes. Les
réfugiés, qui représentent près d'un tiers des
résidents, souffrent de nombreuses discriminations. La situation des
réfugiés syriens notamment reste extrêmement
précaire, en particulier dans l'exploitation de la main d'oeuvre et les
pratiques d'attribution des permis de résidence,
discrétionnaires.
4
INTRODUCTION
Parce qu'il bouscule les conceptions ordinaires de l'art en
même temps qu'il défie la loi et saccage effrontément
l'espace public, le graffiti se voit refuser toute catégorisation
simpliste. Longtemps désigné comme un acte de vandalisme absolu,
il fut et est, toujours, réprimé en conséquence. Pourtant,
et c'est là qu'apparaît la difficile définition de cette
pratique urbaine et moderne, le graffiti est désormais reconnu comme un
art autant que comme une fraude.
Sa première apparition dans les années 1970
à New York se forme autour du tag et de figures devenues
emblématiques, telles que Taki 183. L'Europe, en particulier la France,
n'est pas en reste et Benjamin Pradel résume avec clarté et
concision l'essor de crews comme 93 NTM. Ces jeunes investissent rapidement les
rames de métro et les façades des trains. La prolifération
des tags puis des graffitis entraîne des réactions contradictoires
et néanmoins consubstantielles d'une pratique qui proclame la
liberté licencieuse de ses auteurs. D'une part, les autorités
légales élaborent de nouvelles politiques publiques de lutte
contre le graffiti et, de l'autre, les graffeurs se constituent en
communautés autonomes qui se voient progressivement attribuer le label
d'art. Depuis les années 1980, cette reconnaissance procéda d'un
chemin long, escarpé, et elle reste toujours débattue.
Aujourd'hui, certains graffeurs, requalifiés en «
street artistes » sont parmi les mieux côtés du marché
de l'art contemporain, à l'image de Keith Haring ou Banksy. Ce dernier
et de nombreux autres préservent toutefois leur anonymat, justement
parce qu'ils enfreignent la juridiction des Etats. Là se trouve le
paradoxe résumé par l'avocat d'affaires Emmanuel Moyne, à
l'occasion du procès de 56 graffeurs français en 2007 : «
C'est toute l'ambiguïté. Les graffitis que la SNCF et la RATP
perçoivent comme du vandalisme sont côtés sur le
marché de l'art et ont leurs collectionneurs. Pour preuve, des artistes
comme Futura ou Jonone, dont les oeuvres s'arrachent entre 20.000 et 25.000
euros dans les ventes aux enchères, ont eux aussi débuté
en taguant dans le métro parisien »5.
Depuis presque cinquante ans, le graffiti continue de faire
débat et peine à être consensuellement défini parce
qu'il montre que ce qui semble être un simple marquage de territoire, ou
une dégradation primaire de l'espace public, englobe des domaines
variés et, parfois, antithétiques à première vue.
Acte délictueux
5 DECUGIS Jean-Michel, « Les graffeurs, artistes ou
vandales ? », Le Point, 12 juillet 2007, consultable à
l'adresse
http://www.lepoint.fr/actualites-societe/2007-07-12/les-graffeurs-artistes-ou-vandales/920/0/192148.
5
ou pratique artistique ? Tag et graffiti vandales ou street
art citoyen et embourgeoisé ? Les discussions et oppositions sur le
graffiti sont nombreuses et leurs émetteurs, qu'ils soient
défenseur ou détracteur, créent autant de
définitions qu'il existe de positions sur le sujet.
Malgré ces positionnements subjectifs et passionnels le
graffiti, en tant que pratique artistique, reste un sujet peu abordé en
recherche et en littérature. Son artification, en particulier dans les
pays européens et aux États-Unis, tend à croître
mais reste sujette à débat : le graffiti demeure illégal
dans nombre de ces pays, bien qu'il commence à être employé
à des fins citoyennes ou artistiques, et souffre d'une image peu
avantageuse, faite de criminalité et de dégradation de l'espace
public. Perçu comme une nuisance et, dans tous les cas, comme un sujet
non noble, il n'est que peu investi par le domaine de la recherche.
On compte à ce sujet deux travaux majeurs, qui tendent
à sociologiser sa pratique, à comprendre ses buts et ses
dynamiques, justement parce que la frontière entre art et nuisance
devient poreuse. Richard Lachmann offre une étude
détaillée du tag à New York dans les années 1980,
dans Graffiti as a Career and Ideology (1988), à une
époque où le tag constitue une pratique peu connue sinon par son
aspect délictueux. L'observation de Frédéric Vagneron, sur
les graffeurs d'Ivry en 2003, constitue un premier élément de
comparaison temporel et géographique, ainsi qu'une première prise
de distance vis-à-vis de la conception de Lachmann : Le tag : un art
de la ville, met en exergue la dimension artistique et du graffiti, du
moins perçue comme telle par ses acteurs. Ces travaux constituent une
première approche, complétée par des mémoires de
Master, en particulier celui de Benjamin Pradel et de Katrine Couvrette,
portant respectivement sur le graffiti à Grenoble et à
Montréal.
Pris ensemble, ils constituent un premier corpus, une
introduction à l'analyse de cette activité et de ses dynamiques,
d'autant plus que le graffiti se conçoit comme une pratique
non-exclusive, non-limitée géographiquement. Néanmoins,
ils s'abordent plus comme des éléments de comparaison avec la
situation beyrouthine, assez différente puisqu'à l'inverse des
études précitées le graffiti et le tag ne reposent pas sur
l'illégalité, fondement essentiel des pratiques
européennes et américaine. Ces recherches externes apportent un
outil comparatif adéquat et constructif, puisqu'elles permettent de
cerner et positionner le graffiti beyrouthin au regard de pratiques
antérieures et de contextes divers ; de fait, la comparaison permet
d'interroger l'exceptionnalité de la scène beyrouthine.
Ce corpus reste relativement maigre, et il était
nécessaire d'élargir les recherches à la sociologie de
l'art. La construction de notre analyse se fonde ainsi en grande partie sur
l'ouvrage d'Howard Becker, Les
6
mondes de l'art (1988) : sa méthodologie,
autant que son analyse du fait artistique comme processus collectif, restent
d'une grande actualité et donnent à voir la manière dont
se construit un monde de l'art, un champ artistique, et la figure de l'artiste
- qui n'est plus pensé comme un individu isolé mais comme un
intervenant dans un champ et dont les interactions visent à le
labelliser comme artiste.
De même, la faible institutionnalisation du graffiti
à Beyrouth posait, au regard de l'analyse beckerienne, la question de sa
labellisation en tant qu'art et, par dérivation, nous amenait à
le confronter au processus d'artification, théorie
développée par Nathalie Heinich et Roberta Shapiro dans De
l'artification. Enquêtes sur le passage à l'art (2012). La
pratique artistique est envisagée comme un processus que la sociologie
devient apte à analyser, rompant avec la prénotion de l'artiste
génie, ainsi qu'avec l'image du régime vocationnel
de l'art.
Or, ces analyses ne peuvent manquer de replacer un fait
artistique dans son contexte social, partant du principe que l'art est le
produit d'une société et d'un contexte spécifiques et que
« le monde de l'art reflète la société dans son
ensemble »6. À cet égard, il eut
été peu probable de produire une analyse sociale de l'art sans le
travail titanesque effectué par Pierre Bourdieu dans Les
règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire
(1992). Employé dans nombre de disciplines, la sociologie
bourdieusienne requiert toutefois une prise de recul, en particulier dans des
écrits sociologiques avec une visée « engagée »
ou critique vis-à-vis du fait social observé. Le concept
d'homologie structurale ainsi que son analyse sociale des artistes
sont autant d'outils à (re)mettre en perspective au regard de la
situation beyrouthine.
D'autres recherches et travaux, sociologiques et historiques,
ont été mobilisés, dans un besoin de cadrage et
d'approfondissement de nos connaissances sur le Liban, en particulier Beyrouth.
Ces recherches concernent l'art, les pratiques sociales de la jeunesse en pays
arabes, mais recouvrent aussi des questions d'urbanisme et de politique
à Beyrouth ; le graffiti, plus qu'un fait social ou artistique, est
incompréhensible sans prise en compte de l'environnement politique,
historique et urbain de ses acteurs. Enfin, des ressources secondaires ont pu
être mobilisées, les rares à discuter de ce sujet, encore
jamais abordé dans les sphères universitaires. On compte
essentiellement des ressources journalistiques et
télévisuelles.
Ces références n'expliquent cependant pas
l'intérêt qu'il peut y avoir à étudier cette
pratique urbaine particulière dans le contexte tout aussi particulier du
Liban : pourquoi produire une étude de plus sur le graffiti, pourquoi
à Beyrouth ? Plusieurs raisons, qui sont autant de cadrages successifs
de notre objet
6 BECKER Howard, Les mondes de l'art, Paris, Flammarion,
collection Art, Histoire, Société, 2010 (1982), p. 379.
7
d'étude, concourent à justifier ce choix - si
tant est qu'il n'en découle pas directement. Analyser le graffiti
beyrouthin exige d'appréhender ses auteurs et d'intégrer son
histoire, tout en se défaisant des prénotions ou conclusions
véhiculées dans les scènes instituées, en Europe et
aux Etats-Unis principalement. Grâce et par ces allers retours successifs
émerge, peu à peu, la spécificité du sujet,
laquelle est tridimensionnelle.
La première dimension est politique et historique, et
ne peut être considérée sans son versant urbain. Le Liban,
petit Etat dont la taille ne dépasse pas celle d'un département
français, est le fruit d'une histoire longue, aussi riche que
meurtrière. Nous limiterons l'influence de celle-ci aux quarante
dernières années : les conséquences de la guerre civile
qui a durablement affaibli le pays sont les plus visibles encore aujourd'hui.
En conséquence, il est impossible d'aborder une pratique artistique sans
prendre en compte le champ sociopolitique et historique dans et avec lequel
elle émerge. Le graffiti à Beyrouth est un produit des
conséquences de la guerre, celle qui a opposé les Libanais entre
eux selon une logique confessionnelle, mais également celles qui
l'empêchent de se relever depuis 1990. Ainsi, la guerre
israélo-libanaise de 2006 a directement impacté l'ensemble du
pays, même si elle ne concernait que le sud-Liban et Beyrouth.
D'autres facteurs, comme la fragilité du système
politique, l'accueil de nombreux réfugiés et les influences
étrangères font du Liban un pays constamment instable. Dans le
même temps, cette instabilité a donné lieu à
l'élaboration de systèmes annexes, en particulier au sein de la
société. Ce que les Libanais et les touristes se plaisent
à nommer le « système D » en fait partie et crée
un équilibre, précaire certes, mais qui limite la portée
des crises successives. Il est, d'un point de vue extérieur et pour qui
n'aurait jamais entendu parler de ce petit Etat aux influences diverses et
souvent contradictoires, peu aisé de comprendre ce qu'il est, en dehors
des préjugés qui lui sont généralement
accolés ; pour mieux comprendre dans quel milieu sociopolitique et
historique s'insère la pratique du graffiti, il est possible de se
référer à l'encart « Éléments de
contexte : le Liban depuis 1975 ».
La deuxième dimension est territoriale, et rejoint la
première. L'objet d'étude est effectivement limité
géographiquement à un pays, voire une seule ville : Beyrouth,
capitale du Liban. À dire vrai, il s'agit d'une petite capitale en
comparaison de certaines grandes capitales du graffiti telles que New York ou
Paris, par exemple. Elle compte, intra muros, près de 360.000 habitants,
et son agglomération entre 1,8 et 2 millions d'habitants. Plus qu'une
simple précision géographique et démographique, c'est
surtout la place qu'elle occupe au sein de la Méditerranée et de
ce que l'on appelle communément (et peut-être abusivement) le
« Monde arabe » qui compte. En effet, Beyrouth jouit d'une double
réputation, à la fois positive et négative, qui vise
à inscrire le Liban dans un imaginaire, mais aussi une
réalité, très particuliers : à la fois «
Suisse du Moyen-Orient » et lieu de tous les dangers dans le sens commun,
il est vrai qu'elle est un lieu symboliquement et physiquement violent en
même temps qu'une ville libre, dans un des rares pays «
démocratiques » du Moyen-Orient. Elle a, de par son histoire
longue, été façonnée par différentes
8
cultures et influences, au point qu'il n'est pas abscond de la
considérer comme le mélange plus ou moins réussi de «
l'Orient » et de « l'Occident ». Dans tous les cas, si
politiquement et historiquement cette double influence a pu se
révéler mortifère, culturellement il peut s'agir d'une
réussite a priori ; le graffiti à Beyrouth, en tant que
pratique importée et réadaptée à son territoire
d'implantation, en fait partie.
Elle rejoint, également, la troisième dimension,
qui est esthétique. En effet, la ville est le lieu du graffiti, mais que
fait l'un à l'autre et inversement ? Que fait un espace urbain
détruit, ou différemment agencé des capitales
européennes ou américaines, à la pratique artistique qui
en est issue ? Quel est, à l'inverse, le rôle du graffiti dans la
redéfinition d'un espace urbain déplaisant ? L'espace urbain est
le lieu de rencontre par excellence de l'art et du politique... Que fait cette
rencontre à chacun des acteurs concernés ? Une dernière
précision, que nous aurons le loisir de détailler dans notre
réflexion, mérite d'être apportée puisque c'est elle
qui signe une rupture d'avec les autres scènes graffiti : l'absence
d'illégalité de la pratique du graffiti remet-elle en cause
toutes les conceptions préétablies sur le graffiti et sa relation
avec l'espace public ?
Enfin, l'étude du graffiti à Beyrouth recouvre
une dimension esthétique, éminemment importante puisque le
graffiti, au Liban comme ailleurs, pose toujours la question de sa
qualification en tant qu'art. En la liant à celles
précédemment évoquées, la dimension
esthétique recouvre plusieurs grands thèmes. Plus
précisément, l'étude du graffiti dans le contexte
spécifique de Beyrouth pose la question de son exceptionnalité.
Dans sa forme moderne, le graffiti a émergé dans les pays dits
occidentaux... Son appropriation par certains jeunes à Beyrouth
est-elle, alors, une simple importation et assimilation de pratiques
extérieures ? Ou, au contraire, assiste-t-on à une adaptation
culturelle et esthétique du graffiti ? Ces questionnement ont partie
liée avec un ensemble culturel et artistique plus large qu'est le
hip-hop. Mettre en relation le graffiti beyrouthin et les autres scènes
exige de se pencher sur ses particularités supposées, mais aussi
sur l'univers duquel il est issu et ce que ce dernier lui fait. Les formes
artistiques du hip-hop, dans le Monde arabe, sont-elles aussi adaptées
à leur territoire d'implantation, recréant avec le graffiti, une
culture hip-hop arabe ? Bien sûr, notre étude n'a pas les moyens
d'y répondre, mais aborder au moins dans une maigre mesure cet aspect
permet de comprendre et de statuer ou non sur l'exceptionnalité de la
scène beyrouthine.
L'autre aspect est celui de la reconnaissance artistique :
toujours précaire dans les scènes occidentales, cela ne doit pas
nous empêcher de l'aborder ici, au contraire. L'artification d'une
pratique nous fait entrer en profondeur dans la sociologie de l'art. Comment
une pratique naît, se développe, construit des stratégies
de reconnaissance ou s'intellectualise sont autant de questions auxquelles nous
tenterons de répondre. La finalité est bien d'analyser la
manière dont ce qui n'est a priori (et ne l'est jamais) pas de l'art
peut le devenir ou non. L'étude beyrouthine nous semblait d'autant plus
intéressante (et problématique pour ce qui est de la prise de
recul) que nous n'analyserons pas une pratique de manière absolument
9
rétrospective. Au contraire, nous nous penchons sur une
pratique en train de se faire. Le graffiti à Beyrouth est né il y
a peu et est en pleine construction, ce qui a le mérite d'entrer
pleinement dans les stratégies de chacun, plutôt que d'analyser
des discours a posteriori, une fois que l'artification serait «
achevée ».
Tous ces éléments sont autant de simplifications
que nous devrons analyser et détailler au fur et à mesure ; les
rassembler en une seule question extrêmement précise nous aurait
certainement fermé des pistes de réflexion, justement parce que
cette étude se construit de manière incrémentale,
grâce aux informations obtenues peu à peu... D'où notre
choix pour une problématique qui se veut
délibérément ouverte :
Comment expliquer la pratique et les enjeux du graffiti
à Beyrouth, enjeux tant artistiques que sociopolitiques ? Quel est le
sens que ses acteurs lui donnent ?
Ces questionnements, extrêmement larges a priori et que
d'aucuns qualifieront, peut-être, de très « scolaires »,
posent néanmoins le problème même de cette pratique dans
cet espace particulier qu'est Beyrouth : comment assembler tant d'informations
si disparates et, surtout, comment comprendre qu'elles existent toutes
ensembles, de cette manière si peu commune et justement disparate ?
C'est, alors, en répondant à ces questions que nous pourrons, par
l'analyse, comprendre et trouver le sens de ce chaos premier. Cette discussion
suivra les différentes étapes de la carrière des
graffeurs, concept sur lequel nous avons fondé nos recherches et sur
lequel nous revenons par la suite. Ce qui apparaît comme le suivi
chronologique d'une activité et pourrait, à raison, sembler
excessivement descriptif, trouve en réalité une heureuse
conciliation avec trois grands thèmes constitutifs de la
compréhension du graffiti à Beyrouth.
Dans un premier temps, nous tenterons d'analyser les logiques
qui concourent à l'engagement dans la carrière de graffeur.
Quelles socialisations, quelles dynamiques font que tel individu, plutôt
que tel autre, s'engage dans une activité encore peu connue ? Nous
tenterons de passer en revue ce qui constitue la première phase de la
carrière. Leurs trajectoires familiales sont-elles spécifiques et
permettent-elles d'expliquer cet engagement, qu'en est-il de la socialisation
secondaire... Surtout, l'expérience de Beyrouth comme capitale
cosmopolite et aux scènes artistiques et culturelles vives joue-t-elle
un rôle ? La compréhension de leur milieu d'origine, nous le
verrons, nous mènera à la remettre en perspective au regard de
l'activité ; plus clairement, le graffiti peut-il avoir une incidence
sur leur milieu social de la même manière que celui-ci aurait
impacté les pratiquants ?
10
Apres avoir analysé la manière dont certains
individus s'engagent dans une carrière de graffeur, nous entrerons dans
le vif du sujet, à savoir comment ils font ce graffiti. Par l'analyse de
la phase d'apprentissage des techniques et conventions communes au graffiti, il
s'agira de retirer la substance de cette activité. Plus encore, cet
apprentissage ouvrirait la voie à une « libération » de
leur imagination et à la création de nouvelles conventions. C'est
à partir de cet instant que l'on peut commencer à
appréhender le processus d'artification de la scène beyrouthine.
Par la création de nouvelles conventions et l'élaboration
progressive de stratégies de reconnaissance, on peut effectivement
tenter de situer cette scène au regard du processus d'artification et
questionner la pertinence du concept de monde de l'art local appliqué
à Beyrouth.
Enfin, nous aborderons la mise en discours de cette pratique
par ses acteurs. Que font-ils dire à leur pratique artistique ? Dans
quel but ? Quels en sont les enjeux et contraintes ? En effet, le graffiti et
son intellectualisation permettent aux individus de se raconter par l'art, mais
ils sont dans le même temps confrontés aux enjeux sociopolitiques
du Liban. Plus précisément, nous aborderons le rôle de la
figure de l'artiste comme sortie de l'assignation communautaire. Aussi, le
graffiti à Beyrouth tendrait-il à se définir ou à
être défini comme art « engagé » par ses
pratiquants ? Que souhaitent-ils revendiquer, dans ce cas ? Justement parce
qu'ils se voient imposer nombre de contraintes, notre dernière
réflexion portera sur les messages positifs véhiculés par
le graffiti, messages qui gagnent en importance au fur et à mesure que
leur situation se stabilise et se renforce dans le champ artistique.
Le corpus littéraire et sociologique que nous avons
délimité pour y répondre agit comme le soubassement
analytique de notre terrain. Deux théories méthodologiques
complémentaires correspondaient ou se rapprochaient de notre
manière d'aborder le terrain et, plus encore, permettaient de le cadrer.
Premièrement, nous avons eu recours à la méthode
carriériste, présente chez Becker et développée
dans la sociologie des anorexiques de Muriel Darmon (Devenir anorexique.
Une approche sociologique, 2003). Communément
considérée comme une démarche qualitative, l'analyse
sociologique par le concept de carrière constitue surtout un outil
commode pour un terrain restreint. Elle permet d'accentuer les trajectoires de
chaque acteur, de proposer un modèle de carrière fluide et non
figé.
La méthode carriériste, lorsqu'elle
intègre la sociologie interactionniste, permet de rendre compte de la
complexité du réel avec une grande acuité, en
évitant, autant que faire se peut les biais d'interprétations et
les généralisations consensuelles. Cette étude tente,
à partir de ces schèmes conceptuels, de conserver le point de vue
des acteurs, de le comprendre et l'analyser, tout en les replaçant dans
leurs interactions avec les mondes sociaux qui les entourent et les
influencent.
11
Quant à la pratique, celle-ci forme un parcours
particulier qui n'est pas allé sans poser de difficultés. Nous
avons, en effet, commencé à fréquenter certains graffeurs
à partir de février 2015, alors même qu'ils
n'étaient pas envisagés comme un objet d'étude
sociologique. Ce qui est a posteriori devenu notre terrain d'observation
sociologique s'est perpétué jusqu'en août 2015, date de
notre départ du Liban. À partir de septembre 2015 et de la
transformation de ce qui apparaît, très sincèrement, comme
une expérience personnelle en objet d'étude, nous avons
effectués des entretiens, majoritairement non-directifs. D'autres
entretiens, semi-directifs, ont été menés plus
récemment, pour clarifier certains points abordés avec et par les
graffeurs.
Le risque de cette étude tient à la probable
subjectivité de l'observateur vis-à-vis de son terrain ; cette
présomption de subjectivité requiert une prise de recul d'autant
plus importante et délicate si elle ne veut pas se transformer en
certitude. Une autre difficulté tenait à la sortie du terrain :
comment mener des entretiens constructifs si l'on est plus sur le terrain ?
Paradoxalement, la sortie du terrain a permis cette prise de recul qui faisait
défaut jusqu'alors.
Il semblait pertinent d'aborder ici la question de sa relation
au terrain, en particulier la manière dont un handicap (relations
d'amitié avec son terrain, donc subjectivité a priori)
peut se transformer en avantage et apporter des clés d'analyses
inaccessibles si le terrain était abordé en tant qu'observateur.
Entrer dans un terrain avant qu'il devienne un objet d'étude, être
proche de celui-ci avant de le recontextualiser, ouvre la porte aux confidences
avec les graffeurs. La pleine intégration à ce terrain permet une
discussion plus ouverte, puisque non conditionnée par la figure de
l'observateur. À l'inverse, les graffeurs avec qui nous nous sommes
entretenus sans les avoir rencontrés au préalable
témoignaient d'une plus grande méfiance, et les entretiens se
sont parfois soldés par des refus, ou des restrictions dans la
discussion.
De plus, l'observation et la participation quotidiennes
à la vie de certains graffeurs offrent une vue d'ensemble, en même
temps qu'une vision détaillée de leurs habitudes,
caractères et débats ; une observation participante temporaire
eut peut-être résulté en un recueil de données
moindres et, certainement, en un manque de perception de ce qu'ils font
quotidiennement. Cela n'ôte rien aux difficultés vécues
lors de notre mise en retrait vis-à-vis de l'objet d'étude mais,
plutôt que d'en faire un handicap insurmontable, il semblait constructif
de voir ce que cela offrait à notre analyse.
Cette proximité permettait, enfin, de confronter les
vues échangées lors de l'observation aux entretiens
ultérieurs, à la modification probable du discours des graffeurs
une fois que le cadre de l'interaction était redéfini par une
situation « d'interrogateur - interrogé ».
12
Nous espérons avoir montré que la
proximité avec le terrain, plutôt qu'une fatalité, peut
donner lieu à une analyse plus poussée sur un sujet qui n'a par
ailleurs jamais été abordé en sociologie, soit le graffiti
à Beyrouth. Plus qu'une justification face à une potentielle
accusation de subjectivité, ce qui reste probable, il s'agissait d'en
faire une opportunité. Elle montre que la sociologie n'utilise pas une
pratique et une technique uniques et figées, même si, dans le cas
présent, elle a demandé une prise de recul parfois violente, sur
son terrain et sur soi-même. Elle doit, enfin, permettre de
développer une capacité à objectiver (dans la mesure du
possible) son terrain, qu'il soit composé de proches ou non, quitte
à ne pas plaire.
Notre démarche vise à comprendre à la
fois comment une pratique artistique émerge et accède ou non au
rang d'art. Elle tente, également, de comprendre ce que l'art fait
à l'espace urbain dans lequel il s'insère, physiquement et
symboliquement. Il est, en réalité, fort probable que ce travail
amène plus de questions qu'il n'en résout, toutefois nous
espérons pouvoir apporter quelques éléments de
réponse sur la question du graffiti et du rôle, au-delà de
la simple discipline artistique, qu'il peut remplir dans un environnement
instable et politiquement lourd de sens.
13
PREMIÈRE PARTIE. LES LOGIQUES DE L'ENGAGEMENT :
DES SOCIALISATIONS À L'ENTRÉE DANS LA PRATIQUE
14
I. DES TRAJECTOIRES FAMILIALES SIGNIFICATIVES MALGRÉ
LEUR
DIVERSITÉ ?
La complexité identitaire libanaise trouve une
première concrétisation dans les trajectoires de vie des
graffeurs, très diverses. Lors des entretiens et observations, aucune
variable a priori ne pouvait être extraite avec pertinence de
ces témoignages familiaux. Néanmoins, la comparaison a rendue
possible une certaine prise de recul, ce qui nous permet d'aborder la
socialisation familiale et d'interroger son impact sur l'engagement des acteurs
selon trois facteurs principaux. Cette diversité semblerait, a priori,
trouver dans l'origine plutôt internationale des graffeurs un
dénominateur commun, tout comme leur position relativement
élevée dans l'échelle sociale libanaise. Enfin, leur
rapport au facteur communautaire, relativement faible voire hostile, peut
apparaître comme une clé d'analyse adéquate pour expliquer
leur engagement dans cette activité, bien qu'il fasse toujours l'objet
d'interrogations et de débats.
A. Identités plurielles et trajectoires de vie
diverses
Écrivain franco-libanais, Amin Maalouf est l'auteur des
Identités meurtrières (1998) : essai qui manque
certainement d'arguments et données empiriques, il reste toutefois une
illustration pertinente de cette multiplicité d'identités au
Liban. Si l'ouvrage s'adresse à tous, le positionnement d'Amin Maalouf
montre en effet la difficulté que peuvent ressentir les Libanais
à se définir comme tels et, aussi, à répondre
à l'injonction de plus en plus prégnante de se définir une
identité « cohérente ». En prenant exemple sur sa
propre expérience, il illustre la difficulté, ainsi que la
richesse, d'assumer ses diverses appartenances : « le fait
d'être à la fois arabe français et chrétien est une
situation très spécifique, très minoritaire, et pas
toujours facile à assumer ». Bien que les graffeurs
n'utilisent pas directement ces termes, leur positionnement familial se
rapproche grandement de ce que décrit Amin Maalouf, situation
particulière au Liban, encore plus aux graffeurs dont les familles
bénéficient généralement d'un capital
international plus important que le reste de la population.
15
Les mouvements humains sont historiquement nombreux dans cette
partie de la Méditerranée et relativement au reste du monde,
faisant du Liban un territoire multi-ethnique et multi-identitaire. Toutefois,
cette multiplicité de trajectoires identitaires et internationales est
en partie due à l'importante émigration libanaise ayant eu cours
tout au long du XXème siècle et d'événements plus
ou moins meurtriers, à l'image de la guerre civile de 1975-1990 ;
migrations forcées et migrations volontaires se côtoient alors
dans des dimensions variables, avec pour conséquence une diaspora quasi
équivalente au nombre de nationaux. Cette émigration s'est faite
tant en direction des pays frontaliers qu'à l'international, en
particulier en Afrique subsaharienne, en Europe (France principalement) et aux
États-Unis. Les émigrations régionales, quant à
elles, ont tendance à diminuer depuis le début du conflit syrien
en 2011, l'instabilité en territoires palestiniens, et l'interdiction de
séjourner en Israël. En conséquence, si les
émigrations vers l'Europe et les États-Unis sont toujours
d'actualité, on a affaire à une inversion des rapports
migratoires depuis 1975 et 2011, réfugiés palestiniens et syriens
venant alimenter ces mélanges entre nationalités ; quant aux
relations avec les pays du Golfe, ils sont autant affaire d'émigration
que d'immigration, le plus souvent pour des raisons commerciales. Pour plus de
détails, se référer à l'Annexe III «
Dynamiques migratoires et explosion urbaine à Beyrouth ».
Rappel
1. Nationalités multiples et expérience de
l'international
Les expériences internationales et les
multi-nationalités sont particulièrement visibles chez les
graffeurs ou dans leur entourage familial : sur les vingt-deux graffeurs
recensés à Beyrouth, six au moins ont soit plusieurs
nationalités, soit sont étrangers, soit ont une origine
étrangère proche (parents ou grands-parents). Il s'agit d'un
véritable patchwork de nationalités et d'origines
différentes, à l'image de Fish, officiellement
gréco-libanais mais dont les origines sont plus vastes et englobent une
partie arménienne ainsi qu'une autre, palestinienne, de sa famille.
D'autres comme Eps sont franco-libanais, ou revendiquent des origines
palestiniennes entre autres, voire enfin le cas de Meuh, Français et
parfaitement intégré la scène graffiti beyrouthine. Outre
ces origines diverses plaçant les graffeurs dans un
rapport particulier à leur identité «
purement » libanaise, l'expérience de leur famille ou
d'eux-mêmes à l'étranger est plus élevée que
le reste de la population et s'est accompagnée d'un retour sur le
territoire d'origine. Une partie de la famille de Fish habite toujours en
Grèce (où il a grandi avant de rejoindre le Liban), celle
d'Ashekman à Dubaï, pays où a également vécu
Eps après avoir grandi à Abidjan. Ils y retournent
régulièrement, ce qui leur permet d'avoir une vue de
l'extérieur ainsi que des financements et commandes conséquents.
Quant aux parents de Kabrit, ils se sont exilés au début de la
guerre civile vers les États-Unis, où ils ont
résidé durant quinze ans. Meuh, enfin, catalyse à lui seul
l'exemple de ces « styles de vie internationaux
»7 : s'il a grandi en France, il a également
vécu deux ans en Angleterre, quelques mois
7 WAGNER, Anne-Catherine, « Culture internationale et
distinction sociale » in Les classes sociales dans la
mondialisation, Paris, La Découverte « Repères »,
2007, p. 51.
16
en Afrique, avant de s'installer pendant trois ans au Liban.
Son expérience propre se rapproche toutefois plus de celle d'une
expatriation de court/moyen terme. Le reste de la scène graffiti n'est
pas en reste : la moitié d'entre eux a déjà visité
un ou plusieurs pays d'Europe, généralement sous forme de «
roadtrip », dont le mot d'ordre est de découvrir d'autres graffeurs
et de poser ses graffitis dans d'autres pays.
Ces différentes expériences, directes et
indirectes, amènent à « la connaissance de plusieurs
pays, l'habitude de voyager, l'aisance dans les relations avec des
étrangers » ce qui, pour Anne-Catherine Wagner, conduit
à « définir des formes spécifiques,
internationales, de capitaux culturels et sociaux »8. Le
graffiti tel qu'il se construit actuellement à Beyrouth ne relève
pas d'une pratique entièrement importée, cependant il ne s'agit
pas non plus d'une pratique endogène : l'expérience
internationale de ces graffeurs impacte très directement leur pratique
et le choix de celle-ci. « Cosmopolitisme familial »,
expérience de différents pays, « réseau
international » menant, enfin, à une « culture
internationale » leur ont permis de découvrir une forme
d'activité artistique qui n'existait pas au Liban et très peu
ailleurs dans la région, (territoires palestiniens principalement), donc
de transposer consciemment et inconsciemment une pratique internationale dans
le local. Ce type de processus existe dans d'autres communautés
diasporiques, les Kurdes ayant par exemple adopté le cinéma par
l'expérience - souvent contrainte - de l'émigration9.
L'émergence du graffiti par ces acteurs témoigne ainsi plus d'un
mouvement de l'international vers le local que du local vers l'international,
à l'inverse des débuts du graffiti aux États-Unis par
exemple. Les nombreux désavantages pour les détenteurs de
passeports libanais10 constituent un coût important et
rédhibitoire pour une partie conséquente de la population ; les
voyages, expériences internationales se perçoivent alors comme
une pratique distinctive, proche de ce que Wagner théorise comme la
culture internationale des hautes classes11. Cet impact de
l'international se retrouvera, par la suite, dans la manière dont les
graffeurs construisent rétrospectivement leurs relations dans les
cercles de socialisation secondaire. Cette première donnée n'est
qu'un prémice qui favorise, dans le cadre d'une analyse a
posteriori, la probabilité de l'engagement mais ne l'explique que
très partiellement. Par ailleurs, nombreux sont les Libanais avec un
profil similaire, pour autant tous ne rentrent pas ou ne sont pas «
voués » à épouser une carrière de graffeur, et
ce bien qu'ils fassent largement partie des milieux culturels, artistiques ou
d'affaires.
8 Ibid., p. 43.
9 YILMAZ, Ozdil, « Le rôle de la diaspora dans la
naissance du cinéma kurde », Hommes et migrations, 2014
(n° 1307).
10 Peu de pays acceptent les entrées sans demande de
visa préalable, impossibilité de se rendre en Israël,
longueur et pratiques discrétionnaires des services administratifs.
11 WAGNER, Anne-Catherine, op. cit., p. 48.
17
2. Influence de la diversité libanaise au sein du
territoire national
La situation géographique et historique du Liban rend
compte d'une diversité interne qui peut, en certaines occasions,
influencer les futurs graffeurs. Cette influence est finalement proche de celle
vécue par ceux dont les origines ou l'expérience familiale les
ont portés vers l'étranger. Leur provenance géographique,
au niveau national, est limitée à quelques régions, voire
quelques villes : Tyr pour le Liban sud (Bros crew), Mont-Liban, région
du Chouf (Spaz, Exist, Sup-C), voire Beyrouth même (Zed, Ashekman,
Yazan). Ces zones géographiques sont en réalité les plus
proches de la capitale ; elles sont, surtout, relativement
hétérogènes, même s'il existe toujours une
communauté plus ou moins majoritaire (maronite pour le Mont-Liban ou
druze pour le Chouf). En conséquence, il n'est pas étrange de
voir une sous-représentation des régions les plus
éloignées comme la Beqaa, le mohafazah12 de Nabatiyeh
(sud-est) ou encore Saida et Tripoli : éloignées
géographiquement certes, elles sont également peu
hétérogènes puisque Tripoli et Saida concentrent une
très large majorité de sunnites. Ces dernières abritent
par ailleurs certains bastions radicaux, à l'image du quartier de Bab
et-Tabbaneh à Tripoli. De plus, si un graffeur est actif à
Tripoli, il ne descend pas à la capitale et n'est pas
considéré comme un membre de la scène beyrouthine. Les
graffeurs proviennent en majorité du « village »
comme ils le répètent à de nombreuses reprises lors des
entretiens, toutefois lorsqu'on y regarde de plus près l'origine
provinciale est déjà distinctive selon que l'on se trouve
près ou non de Beyrouth, selon qu'il existe une diversité
communautaire ou non.
La différence se perçoit également entre
les Beyrouthins d'origine et ceux provenant du « village ».
Ces derniers distinguent clairement l'ambiance du village et celle de la ville
: « je venais d'un, d'une ville montagnarde quoi, tu as le, tu vois la
communauté un peu plus village, tu vois on traîne à
côté de l'high club, on joue au billard, on boit des bières
dehors et tout ça alors que ça, c'était pas ça
à Beyrouth du tout... » (Kabrit). Cette différence
d'origine dénote dans la manière dont l'activité sera
envisagée et construite, bien que cela reste relativement fluide. Si les
styles des Beyrouthins Zed, Yazan, voire Ashekman se rapprochent plus de la
fresque, les autres tendent à développer un style plus «
graff », plus en adéquation avec l'univers du graffiti tel qu'il a
pu être décrit par Frédéric Vagneron13 ou
Richard Lachmann14 : prédominance du tag, du flop, de la
pièce centrée sur le lettrage et le perso. Notons encore que
cette origine est analysée a posteriori, une fois que les
graffeurs sont entrés dans l'activité et présents à
Beyrouth ; elle ne peut dès lors être comprise comme un facteur
d'explication global, et ne représente qu'une variable parmi un ensemble
d'éléments explicatifs. Quoi qu'il en soit, cette apparente
hétérogénéité révèle
plutôt une
12 Le mohafazah, ou « gouvernorat » est une division
administrative que l'on peut apparenter à la région en France.
13 VAGNERON, Frédéric, « Le tag : un art de la
ville (observation) », Terrains & Travaux, 2003/2 (n°
5), p. 87-111.
14 LACHMANN, Richard, « Le graffiti comme carrière
et comme idéologie (traduction de Jean-Samuel Beuscart, Loïc
Lafargue de Grangeneuve, Claire Lemasne et Frédéric Vagneron)
», Terrains & Travaux, 2003/2, (n° 5), pp. 55-86.
18
certaine constance dans les parcours identitaires de chacun :
que ce soit à l'international ou dans des villages où la
diversité communautaire reste présente, offrant un accès
facilité à la capitale, tous ont bénéficié
d'une socialisation primaire relativement tournée vers une
pluralité d'identités et d'échanges humains, à des
degrés plus ou moins élevés.
3. Une génération relativement
concentrée
Dans l'idée d'interroger la pertinence du terme de
génération appliqué aux acteurs de la
scène graffiti beyrouthine, nous pourrions en premier lieu remarquer
qu'il s'agit d'individus issus d'une classe d'âge relativement
concentrée d'un point de vue numéraire : tous les graffeurs sont
nés entre 1980 et 1995 et représentent, en 2015-2016, une classe
d'âge allant de la fin de l'adolescence au début de l'âge
adulte. Pourquoi, toutefois, parler de « début de l'âge
adulte », alors même que Fish ou les jumeaux Ashekman ont
respectivement 36 et 32 ans en 2015 ? Comment peut-on considérer que des
graffeurs approchant la vingtaine d'années puissent faire partie d'une
seule et même génération aux côtés des plus
âgés ? Dans le but d'aborder cette question, il est
nécessaire de ne pas s'en tenir à ce que Marie Cartier et Alexis
Spire, en reprenant la typologie de Karl Mannheim, appellent une situation
de génération15, soit une «
potentialité commune » qui « constitue un horizon
partagé, mais pas nécessairement actualisé, par un
ensemble de personnes nées à une même période
»16. On peut ajouter que, dans cette première
étape vers la constitution d'une unité de
génération ou génération
sociale17, la délimitation de la classe d'âge
concernée est extrêmement variable et ne peut être
réduite à une définition désincarnée qui
voudrait, par exemple, qu'une génération recouvre
systématiquement 20, 35 ou 47 ans... Cette délimitation constitue
alors un objet problématique, où « seul un même
cadre de vie historico-social permet que la situation définie par la
naissance dans le temps chronologique devienne une situation sociologiquement
pertinente »18. Il est, en somme, nécessaire de
prendre du recul par rapport à une définition purement
démographique de la notion de génération pour voir ce qui,
dans le contexte historique et sociopolitique, permet de distinguer cette
génération de graffeurs. Il faut, de plus, « rompre avec
la tendance à indexer toute génération sur un
événement « politique » au sens de la vie politique
officielle » et analyser les réactions de ces acteurs à
« des événements discrets, propres à l'histoire
de [leur] groupement »19 - donc analyser leurs propres
perceptions et discours. Aussi, semblait-il pertinent de mettre en
lumière l'idée que cette génération peut être
articulée selon deux axes, afin de rendre compte de la complexité
de ce travail de cadrage : l'une, plus sociale, tend
15 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, « Approches
générationnelles du politique », Politix, 2011/4
(n° 96), p. 7-15, p. 11.
16 COAVOUX, Samuel, « Karl Mannheim, Le problème
des générations », Lectures, Les comptes
rendus, 2011.
17 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 11.
18 MANNHEIM, Karl, Le problème des
générations, Paris, Nathan, 1990 (1ère
éd. all. 1928), p. 52.
19 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 113
19
à définir les contours d'une
génération effectivement homogène dans la théorie
de Mannheim, et l'autre, qui considère la génération
relativement à la sociologie de l'art et ouvre la discussion sur la
confrontation entre générations de tagueurs « Oldschool
» et « Newschool »20.
Il est, dès lors, possible de considérer
l'existence d'une génération sociale homogène puisque ces
graffeurs sont nés dans un contexte socio-historique particulier, repris
à leur compte lorsqu'ils narrent l'histoire de l'émergence de
cette scène graffiti. Les plus âgés sont nés durant
la guerre civile, quand les plus jeunes, nés entre 1990 et 1995,
estiment subir l'impact ultérieur de cette guerre : les socialisations
familiales et secondaires, ainsi que le trauma
intergénérationnel ont façonné pour partie
leur identité. À cela s'ajoute l'expérience de la guerre
israélo-libanaise de l'été 2006, commune à tous les
graffeurs et consacrée comme « date de naissance » du graffiti
à Beyrouth. Fish y fait souvent référence et
considère que : « it wasn't until the 2000's that I started
going up on walls whenever I could, but during the 2006 war in Lebanon I took
full advantage and went around painting more and more, and ever since then I
haven't been able to stop »21. Dès 2007, Kabrit et
Mouallem rejoignent la scène, suivis entre 2009 et 2011 par l'ensemble
des graffeurs actuellement connus à l'exception de Meuh, qui n'habitait
pas au Liban et de Krem2, encore peu intégré. S'il s'agit
effectivement d'événements politiques, ceux-ci sont
appropriés par les graffeurs qui en font des événements
structurants de leur unité de génération. Cela
les distingue de la génération antérieure, qui a
vécu la guerre civile et ses conséquences à un âge
déjà adolescent ou adulte, contrairement aux graffeurs qui ont
grandi dans un environnement instable sans y avoir réellement
participé (passivement et activement). Cela ne suffit pourtant pas
à expliquer qu'ils forment une génération au regard des
plus jeunes et des individus du même âge, rappelant par-là
qu'une même classe d'âge ne signifie pas que l'on a affaire
à une génération socialement homogène. Il convient
dès lors de rappeler le contexte familial et social particulier dans
lequel ils vivent : forts d'une socialisation internationale et/ou
intercommunautaire, ils proviennent de milieux non-populaires et peu
portés sur le religieux ou l'appartenance communautaire. Cette
distinction importe, puisqu'ils évoluent dans un pays où les
injonctions sociales et les valeurs familiales restent très
prégnantes : les jeunes du même âge, ou plus jeunes,
habitent jusque tardivement chez leurs parents en raison de ces pratiques. S'y
ajoute le prix de l'immobilier, très élevé en terme de
rapport qualité/prix et relativement au niveau de vie de l'ensemble de
la population libanaise. Ces données peuvent être
corrélées à la quasi-absence de femmes au sein de la
scène graffiti, à l'exception d'étudiantes
étrangères de manière occasionnelle : si nous nous
refusons à toute analyse simpliste, force est de constater qu'il est
délicat pour une femme de pratiquer une « activité d'homme
» ou de vivre seule (sans les parents) dans la capitale. Concernant
l'autre dimension de la notion de génération du point de vue de
l'activité artistique en elle-même, parler d'une seule
génération mérite d'être discuté, ainsi que
de prendre
20 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 91.
21 Graff Me Lebanon, 2013, consultable à l'adresse
http://graffme.fr/?page_id=35.
20
en compte les « conditions d'entrée et de
formation au sein d'une institution ou d'un groupement fonctionnant comme
instance de socialisation »22 - ici la communauté
de graffeurs. La difficulté de trancher, si tant est qu'il faille le
faire, tient aussi au fait que l'on se trouve face à une
communauté en pleine émergence, à une activité
en train de se faire et, bien qu'un fait social ne soit rarement sinon
jamais monolithique, l'absence de recul vis-à-vis de la scène
graffiti par endroits demande de prendre des précautions plus
importantes encore. Si l'on regarde aux débuts de la scène
graffiti, il semble qu'on puisse être face à deux
générations distinctes. La première, dont seul Fish est
encore présent au Liban aujourd'hui (et largement importée de
pays étrangers), pourrait représenter, mentalement et
artistiquement, le Oldschool défini par Frédéric
Vagneron à propos des graffeurs d'Ivry : ils représentent les
« pionniers du tag français qui ont défini sa pratique
légitime ». La seconde, ou la Newschool, engloberait
alors « les nouveaux tagueurs qui arrivent en masse
»23 à partir de 2006-2007. Cette
interprétation peut comporter une certaine validité
rétrospective, toutefois la situation beyrouthine reste peu comparable
à l'analyse des générations de graffeurs à Ivry ;
la distinction entre deux générations, qui se sont rapidement
croisées entre 2007 et 2009, n'a pas amené à ce que
Vagneron interprète comme un conflit de
générations24 entre Anciens/Oldschool et
Modernes/Newschool, probablement du fait d'un espace peu concurrentiel et du
départ progressif de graffeurs tels que Rat (aujourd'hui inactif), Prime
ou Fabu (deux Français dont le statut ressemblait plus à celui de
« graffeur - visiteur », et rappelant encore l'importance de cette
socialisation internationale). La deuxième nuance à apporter
concerne plutôt la scène graffiti telle qu'elle se dessine et se
sédentarise actuellement, puisqu'il est peu possible de définir
deux générations distinctes. Si certains optent ou conservent un
style Oldschool comme Fish, il s'agit de caractéristiques
esthétiques plus que de propriétés sociales positionnant
les graffeurs d'un côté ou l'autre d'une frontière
générationnelle.
B. Un milieu social d'origine non populaire et
combinaisons variables
des capitaux
L'origine sociale des graffeurs est sujet de controverses et
de débats, en particulier entre eux. Si aux États-Unis le
graffiti était à l'origine une pratique populaire, issue des
ghettos, cela ne fut le cas ni en France ni en Allemagne. Les graffeurs
provenaient des classes moyennes voire bourgeoises, orientées vers les
milieux artistiques, en contradiction avec la vision du sens commun sur le
graffiti. Il existe une dissension, parfois difficile à concilier, entre
l'imaginaire du graffeur/tagueur « ghetto » et la
réalité sociale de ses participants. Quoi qu'il en soit, la
pratique du graffiti au Liban semble se constituer (et se décider)
22 CARTIER, Marie, SPIRE, Alexis, op. cit., p. 12.
23 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 91 ;
101-102.
24 Ibidem.
21
sur fond de capitaux relativement élevés, et
constituerait une pratique artistique plutôt élitaire. Nous
utiliserons comme trame analytique la théorie des trois capitaux
développée par Pierre Bourdieu, en nous centrant toutefois sur le
cercle de socialisation primaire, représenté par la famille ; il
semblait plus pertinent d'analyser le capital social propre au graffeur dans
ses interactions et socialisations secondaires.
1. Un capital culturel relativement élevé
Comprenons ici la notion de capital culturel comme
l'ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu et, a
fortiori, l'univers familial dans lequel il évolue. Ce capital
culturel existe, en particulier chez les parents des graffeurs, sous trois
formes : « à l'état incorporé,
c'est-à-dire sous la forme de dispositions durables de l'organisme ;
à l'état objectivé, sous la forme de biens culturels,
tableaux, livres, dictionnaires, instruments, machins, qui sont la trace ou la
réalisation de théories ou de critiques de ces théories,
de problématiques, etc. ; et enfin à l'état
institutionnalisé, forme d'objectivation qu'il faut mettre à part
parce que, comme on le voit avec le titre scolaire, elle confère au
capital culturel qu'elle est censée garantir des propriété
tout à fait originales »25. Si lors des
observations et des rencontres avec certains parents, notamment ceux de Kabrit,
la présence d'un capital culturel à l'état
incorporé ainsi qu'à l'état objectivé était
facilement détectable, son état institutionnalisé par le
titre scolaire l'était moins ; ce dernier concernera alors plutôt
l'analyse des parcours scolaires des graffeurs eux-mêmes et nous lui
substituerons le type de profession exercé par les parents. Lorsqu'on
s'attache au cas particulier de la famille de Kabrit, on remarque effectivement
une forte présence des professions distinctives, marquant un certain
capital culturel, a fortiori artistique, qui remonte au moins aux
grands-parents. Dans la seconde moitié du XXe siècle,
son grand-père était réputé à Beyrouth pour
être l'un des meilleurs joailliers du Liban, tant grâce à
ses innovations qu'à son carnet d'adresses, prestigieux. Il a
reçu des clients tels qu'Eleanor Roosevelt dans les années 1950.
Sa fille, la mère de Kabrit, n'a pas suivi la voie de la joaillerie -
bien que celle-ci soit toujours tenue par une partie de leur famille - mais
elle occupe une profession qui peut être considérée comme
supérieure et libérale, puisqu'étant décoratrice
d'intérieur. Les frères, soeurs, voire les cousins proches
participant directement à la socialisation primaire des graffeurs
peuvent aussi occuper des professions exigeant un capital culturel
conséquent : le frère de Zed occupe d'un poste de choix au
Music-Hall de Beyrouth, l'un des lieux culturels dont la programmation est la
plus dense et la plus prestigieuse du pays, ou encore la cousine d'Eps, en
charge de l'événementiel dans une salle des ventes à but
humanitaire, Helping Hand Group. Le capital culturel institutionnalisé
de ces derniers est d'ailleurs plus facilement traçable, et ils sont
souvent détenteurs de masters ou équivalent, obtenus au Liban
dans des universités
25 BOURDIEU, Pierre, « Les trois états du capital
culturel », Actes de la recherche en sciences sociales, 1979/11
(vol. 30), p. 3-6, p. 3.
22
reconnues dans le secteur culturel et artistique comme l'USEK
(Holy Spirit University of Kaslik), ou à l'étranger, la cousine
d'Eps étant détentrice d'un diplôme du College of Event
Management de Sydney. Ainsi, il semble effectivement que « les auteurs
de graffiti se recrutent plutôt parmi les classes moyennes, notamment les
milieux artistiques »26.
La liaison entre ce fort capital culturel et
l'expérience de la diversité identitaire est aussi directement
perceptible chez les graffeurs dans leur pratique des langues. Tous sont a
minima bilingues en dialecte libanais et en anglais, et dix sur vingt-deux
d'entre eux sont trilingues français - anglais - libanais. Cela n'exclue
pas que d'autres, comme Exist ou Spaz, ne parlent pas français mais le
comprennent relativement correctement. Le bilinguisme et le trilinguisme ne
sont pas des faits rares à Beyrouth (cela est moins observable pour le
reste du pays), mais ils n'en sont pas moins une forme de capital culturel
incorporé avec une forte valeur distinctive, propre à un espace
social correspondant lui-même à un espace territorial bien
particulier27. En effet, en superposant cartographie linguistique et
cartographie socioéconomique, il apparaît que les graffeurs
appartiennent à des quartiers plutôt aisés et multilingues
relativement à l'ensemble de la population. Achrafieh, Furn es-Chebbak,
Hamra ou les abords de Geitawi28 concentrent une forte population
étrangère, et d'importants capitaux culturels (a fortiori
sociaux et économiques), en comparaison de quartiers comme Karm
el-Zeitoun29 ou Ras en-Nabah, quasi exclusivement composé de
chiites et où les dialogues autres qu'en arabe sont extrêmement
rares voire inexistants. La maîtrise des langues représente un
« privilège culturel » acquis par des acteurs
« élevés dans des environnements bilingues »,
facilitant la constitution d'un réseau international30 ; ce
capital culturel aura par la suite un fort impact sur la capacité des
graffeurs à internationaliser Beyrouth comme scène artistique.
Enfin, cette éducation culturelle se perçoit dans la
manière dont les parents et proches peuvent soutenir leurs enfants. Chez
Wyte, la figure du père lui semble ambigüe, puisqu'avant
d'être rejeté par lui, il était sa première
motivation :
Regarding drawing, I really can't remember why I did it, but
what I remember as blurry video shots is that
I was too young, before getting into school, I used to steal
my older sister's copybooks and pens and try to illustrate, maybe I was at that
time influenced by her a bit, on the other hand I remember my father at that
time so happy of what I could do at my age, and that was one of the first
really early motivation (Wyte, février 2016).
26 BEUSCART, Jean-Samuel, LAFARGUE DE GRANGENEUVE, Loïc,
« Comprendre le graffiti à New York et à Ivry (note
liminaire aux textes de Richard Lachmann et de Frédéric Vagneron)
», Terrains & Travaux, 2003/2 (n° 5), p. 47-54, p.
51.
27 KATTAR, Antoine, « Espace de tradition au quotidien.
À propos des adolescents libanais », Adolescence, 2007/1
(n° 59), p. 87-94, p. 87.
28 Se référer à l'Annexe IV « Plan de
Beyrouth ».
29 Ibidem.
30 WAGNER, Anne-Catherine, op. cit., p. 45.
23
2. Un capital économique variable, de la «
classe moyenne » aux catégories sociales supérieures
Retranscriptions d'entretien et usage de l'anglais
Suite à certaines hésitations, nous avons choisi
de retranscrire les propos des graffeurs dans la langue d'origine (à
l'exception du libanais, peu usité lors des entretiens), soit l'anglais.
Il ne s'agit pas d'un choix arbitraire : la traduction de l'anglais en
français venant modifier leurs propos et leur sens, la conservation de
l'anglais apparaissait comme un moyen de conserver au mieux les propos
tenus.
|
Cette appartenance à la classe moyenne recoupe une
dimension économique. La détermination de ce que serait une
« classe moyenne haute » reste délicate, au vu de
l'insuffisance des données récoltées à propos du
niveau de richesse (revenus ou rentes) des parents. Les données de la
Banque mondiale, ainsi que les pratiques impliquant un coût
économique pour ces acteurs, pallient quelque peu cette lacune. Il est
d'abord important de rappeler que le Liban, en dehors de cet imaginaire de
« Suisse du Moyen-Orient », reste un pays économiquement
très inégalitaire, entre les différentes couches sociales
de nationaux et entre Libanais et travailleurs étrangers31.
Ces derniers ne rentrent que peu dans les données officielles,
conséquence d'un important travail illégal. Cela relativise les
données de la Banque mondiale, qui devraient certainement être
revues à la baisse. Le revenu national brut par habitant (méthode
Atlas) en 2014 au Liban était de 10030$, soit un peu moins de 836$/mois
par habitant (en comparaison, le RNB par habitant français en 2014
était de 42960$, soit 3580$/mois par habitant). Le taux de
pauvreté s'élevait quant à lui à 28,6% de la
population en 2004 ce qui, depuis 2011 et l'afflux de près de deux
millions réfugiés syriens32, a encore dû
augmenter.
Le positionnement du milieu familial des graffeurs dans ce
bref panorama semble confirmer l'impossibilité d'un capital
économique restreint et d'une origine populaire, voire
défavorisée. Le fait est que tous ont eu la possibilité de
suivre des études supérieures dans la capitale, où les
prix de l'immobilier avoisinent ceux de villes comme Paris ou
Lille33. Cette possibilité fait dès lors office de
sélection : les agents ayant les moyens financiers d'habiter Beyrouth et
d'y étudier auront un accès facilité à une pratique
artistique réduite à cette même capitale. Tous les
graffeurs habitent actuellement à Beyrouth, dans les quartiers que nous
avions déjà cités (Achrafieh, Furn es-Chebbak, Hamra).
À l'exception de Spaz, actuellement en période de transition
entre sa fin d'études et la recherche d'un travail à la
rémunération suffisante : « Actually I left Beirut few
months ago since I can't afford the rent anymore », arguant avec
humour qu'il préférait rester
31 Ces travailleurs proviennent principalement d'Asie du sud-est,
du Soudan et désormais de Syrie.
32 Fin décembre 2015, 1835840 réfugiés ont
été recensés par le HCR pour l'ensemble du Liban.
33 Une chambre de 10m2 dans un appartement «
relativement » salubre à Achrafieh ou Furn es-Chebbak coûte
en moyenne 400 - 500$/mois, un studio dans un quartier annexe entre 800 et
1000$/mois.
24
chez ses parents pendant un moment pour profiter de la
nourriture... « I choose food, you should do the same unless you don't
want to be as fat as me (rires), that's why I'm staying at my parents now
» (janvier 2016). Certains graffeurs proviennent enfin de milieux
d'affaires, ce qui tend à les faire entrer dans une catégorie au
capital économique plus conséquent. Il s'agit en effet
d'individus dont les parents occupent des fonctions plus commerciales, le
père de famille étant « homme d'affaires »,
investisseur, ou dirigeant d'entreprise. Ainsi, le père et l'oncle de
Chad The Mad sont respectivement chef d'entreprise et autoentrepreneur, le
père et le frère aîné des jumeaux Ashekman dans les
milieux d'affaires internationaux, notamment entre le Liban et les
États-Unis où une partie de la famille y est installée. Si
ces derniers appartiennent à un milieu plutôt forgé par des
professions et des relations d'ordre économique, certaines pratiques
culturelles ont été transmises par leur mère, peintre
amateur.
3. Combinaisons des capitaux et absence des
catégories populaires ou défavorisées
Les capitaux détenus et transmis aux graffeurs
s'équilibrent selon diverses combinaisons, parfois plus axées
vers les ressources économiques, parfois vers un capital culturel
familial conséquent, remontant à plusieurs
générations. L'entrée dans la pratique peut être
facilitée et orientée par ces capitaux, tout comme ces derniers
deviennent obligatoires pour pouvoir pratiquer une telle activité et s'y
maintenir ; le coût de l'engagement dans la pratique du graffiti
exclue de facto les catégories populaires. Il nécessite
une certaine connaissance artistique ainsi que des surplus financiers pour
pouvoir, par exemple, acheter des bombes de peinture, inaccessibles pour un
individu dont les parents gagneraient ne serait-ce que les 836$/mois du RNB
moyen par habitant. Quant au capital social issu de cette socialisation
primaire, il est difficile d'illustrer exactement ce qu'il représente,
sinon que par des exemples directement perçus et vécus lors des
observations, conversations, et événements. Ceci-dit, et en
considérant le capital social comme « l'ensemble des
ressources actuelles ou potentielles d'un agent qui sont liées à
un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées
d'interconnaissance et d'interreconnaissance »34, les
graffeurs proviendraient effectivement d'un milieu assez homogène,
concentré sur Beyrouth ou avec des relations dans cette ville,
participant au même type d'activités et d'événements
(humanitaire, vernissages, cérémonies d'ouverture...) dans
lesquels les mêmes individus se connaissent, se reconnaissent et
s'attendent, selon une logique d'entre-soi propre à ces
catégories moyennes - hautes.
La définition de ce type de milieu s'avérait
d'autant plus problématique qu'il était nécessaire de se
distancier, lors des entretiens, de l'illusion biographique et des biais
d'interprétation présents dans les
34 DESCHENAUX, Frédéric, LAFLAMME, Claude,
« Réseau social et capital social : une distinction conceptuelle
nécessaire illustrée à l'aide d'une enquête sur
l'insertion professionnelle de jeunes Québécois »,
SociologieS, 2009.
25
récits de soi des graffeurs. En effet, s'il ne
s'agit pas de « mauvaise foi », les graffeurs ont toutefois tendance
à raconter leur vie, en liaison avec leur pratique du graffiti, comme
« un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit
être appréhendé comme expression unitaire d'une «
intention » subjective et objective d'un projet »35.
Illusion qui, de plus, tend à faire fi du monde social dans lequel ils
évoluent. Si Kabrit défend l'idée qu'ils viennent vraiment
de la rue, cela n'est que peu vérifiable au regard de ce que nous venons
de démontrer. En revanche, ce sentiment, une fois analysé, se
comprend au regard de ce que lui-même considère comme ne pas
être de la rue : ainsi, il estime leur positionnement social
relativement aux catégories qui lui semblent supérieures. De
manière assez vague, il s'agirait des familles d'investisseurs
immobiliers, des élites financières et politiques,
concentrées dans le quartier de Downtown. Cette illusion ne peut
être rectifiée qu'en prenant en compte leur propre
évaluation de ce que représente et de qui représente la
richesse. Cette illusion a encore pu être confortée par la
séparation effective qui existe entre ces grandes fortunes, parfois
issues des pays du Golfe, et le reste de la société ; leur milieu
social d'origine apparaît paradoxalement plus proche des
catégories un peu plus modestes qu'eux, en terme de contacts sociaux
mais aussi parce que la fragmentation spatiale est moindre. Un autre exemple
d'illusion biographique, où les acteurs se racontent sans prendre ou se
rendre compte de l'univers social dans lequel ils ont évolué, et
son influence sur leur pratique artistique, est particulièrement visible
dans le discours d'un des frères Ashekman : lorsqu'il parle de la
manière dont lui et son frère ont construit leur concept hip-hop,
englobant le graffiti, il raconte « I was born with a spray can, and
my twin brother with a microphone »36. Zed (janvier 2016),
à l'inverse, se place dans une démarche active et volontariste
face à l'art, laquelle serait indépendante de toute influence
extérieure :
- How did it came to you, this desire of making
art?
- Zed : It didn't come... I went.
C. Un passé communautaire ou militant peu
renseigné : entre rejet et
tabou
Nous sommes partis d'une « analyse profane
»37 d'un phénomène social, notamment parce
que nous souhaitions mettre en lumière la nécessité de
rompre avec des schémas d'interprétation guidés par le
religieux dès lors que certains acteurs décrivent l'espace dans
lequel ils évoluent. Aborder l'aspect communautaire et interroger sa
pertinence au regard de l'engagement des graffeurs semblait toutefois
35 BOURDIEU, Pierre, « L'illusion biographique »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 1986/6 (vol. 62-63), p.
69-72, p. 69.
36 Ashekman on CNN international, « Inside the
Middle-East show », mis en ligne le 12 avril 2011, consultable à
l'adresse
https://www.youtube.com/watch?v=SgvAYrkdJqc.
37 CORM Georges, « Pour une analyse profane des conflits
», Le Monde Diplomatique, février 2013.
26
être un « passage obligatoire », entendant que
cette analyse se fonde sur les représentations de ce qui serait
communautaire ou non. Remarquons également que la notion de militantisme
s'insère aux côtés de l'appartenance communautaire, par
effet de fusion - ou plutôt de confusion - de ces deux concepts dans
l'espace libanais.
1. L'incompréhension des graffeurs lors des
entretiens
L'accentuation des recherches sur le degré
d'appartenance communautaire ou de socialisation militante dans le milieu
familial des graffeurs s'est très vite révélée
problématique, en particulier lors des entretiens. Il est plutôt
aisé de deviner la communauté d'appartenance d'un individu
à l'origine de son nom et/ou prénom, et à la
régularité de ces derniers au sein d'une communauté
donnée. La difficulté provient en réalité des
entretiens, puisque connaître la communauté de
référence ou le passé militant d'un acteur n'a ici que peu
d'intérêt ; le discours qu'il adopte sur ceux-ci en revanche
pourrait permettre de comprendre s'ils ont un impact sur son engagement ou son
activité. C'est précisément à cet endroit que nous
avons eu affaire à des refus de terrain. Ces refus sont, en toute
honnêteté, autant dus à nos propres réticences face
à une situation délicate, qu'à l'incompréhension
des graffeurs lorsque nous leur posions des questions sur la potentielle
importance du sentiment communautaire (religieux) dans leur famille, ou si
leurs parents avaient pris part à une activité militante
quelconque. Le contexte libanais, plus ou moins instable selon la conjoncture
politique et régionale, rendait ces questions délicates, à
toutes fins peu utiles. Nous devrons alors nous contenter des rares
expériences d'entretiens que nous avons récoltées sur le
sujet. D'ailleurs, ces refus ou « échecs » dans
l'établissement de la conversation deviennent partie de l'enquête
puisque « même lorsqu'on se voit refuser l'entrée sur le
terrain, on peut transformer en matériau d'enquête une
expérience sociale désagréable pour l'enquêteur
»38 .
Ici, il ne s'agissait pas de refus catégoriques, mais
plutôt d'une incompréhension de la part des enquêtés
qui pourrait se formuler comme telle : quel est l'intérêt de nous
poser des questions sur la religion ou la politique alors qu'on parle de mon
activité comme graffeur ? Cela n'a a priori pas de sens. Il
était difficile pour ces graffeurs de faire un lien entre le sujet de
l'entretien et ces questions, tout comme il nous était difficile de les
justifier ou de les reformuler. Il semble qu'il était même
impossible de transposer des termes et expressions d'un contexte à
l'autre, d'employer des concepts issus de la sociologie française au
contexte libanais. Des termes comme « militantisme » ou «
politique » ne disposent pas d'une connotation négative en France
et sont généralement compris selon un référentiel
de valeurs partagées propres à ce territoire.
38 DARMON, Muriel, « Le psychiatre, la sociologue et la
boulangère : analyse d'un refus de terrain »,
Genèses, 2005/1 (n° 58), p. 98-112, p. 100.
27
Au Liban en revanche, le simple mot « politique »
provoquait des réactions de rejet quasi-systématique, en
particulier du fait que « les adolescents [et jeunes adultes]
confondent guerre civile, affrontement entre leaders politiques
»39, sphère politique et communautarisme...
Confusion compréhensible au regard de la constitution du système
étatique. Même en tentant d'expliciter ce terme et
l'intérêt de ces questions, les réponses ressemblaient
généralement à celle donnée par Spaz : «
so... yes, I don't have a problem... politics actually... I'm not that into
politics, but I've tried my best to deliver the best answer. »
2. Un milieu d'origine et des graffeurs eux-mêmes peu
communautaires
Ces interrogations, qui ne font pas sens pour les graffeurs,
relient le fond des questions originelles, puisqu'aucun d'entre ne semble
appartenir ou revendiquer l'appartenance à un milieu familial fortement
communautaire ou militant. L'appartenance familiale communautaire, entendue
dans ses acceptations religieuse, politique et symbolique semble avoir d'autant
moins de sens qu'ils développent des croyances plutôt personnelles
: certains se considèrent délibérément
athées, d'autres comme Fish revendiquent une croyance dans le «
chaos », d'autres enfin n'ont pas d'avis sur la question. Lors des
observations, la question du religieux n'est que rarement abordée, en
tout cas pas dans le sens d'une appartenance communautaire et identitaire. La
pratique de la religion est quant à elle, absente à un niveau
individuel. Dans les rencontres avec certains parents, aucun signe de
religiosité n'était affiché, revendiqué ou
simplement perceptible - cela vaut pour l'engagement militant ou la couleur
politique. L'hypothèse d'une faible appétence pour
l'engagement militant ou l'expérience d'une appartenance
communautaire/religieuse particulière dans ces milieux supposerait une
intériorisation de cette socialisation parentale.
En complément, il serait inexact de penser qu'il s'agit
d'un ensemble homogène, preuve en est de Chad the Mad ainsi que d'Abe et
Wyte, deux frères faisant partie du Bros crew40. Très
peu d'informations sont disponibles à leur sujet et il s'agit
plutôt d'une question non résolue, qui mériterait
d'être approfondie. Ils semblent cependant tous trois provenir de
familles plus attentives à la religion, pratiquantes (bien qu'eux ne le
soient pas) et à la confession directement identifiable (habit,
références aux textes). Nous souhaitions enfin insister sur
l'importance de ne pas faire de l'appartenance à une communauté
en particulier un facteur d'explication de l'engagement dans le graffiti. Cela
aurait pour conséquence d'essentialiser ces dernières, les
considérer comme des blocs monolithiques, voie dangereuse qui peut
provoquer, comme ce fut souvent le cas, des glissements vers leur
hiérarchisation. L'appartenance (administrative) à telle ou
telle
39 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 92.
40 « Bros » étant le diminutif « Brothers
».
28
communauté ne facilite ou n'offre pas de
prédispositions particulières au graffiti ; d'ailleurs,
il n'existe aucune communauté d'appartenance officielle41 qui
serait majoritaire au sein de la scène graffiti.
3. La question de l'engagement et du communautarisme comme
tabou encore présent
Les divergences d'interprétation de termes ou de
concepts s'appliquent également et au thème de la potentielle
socialisation militante héritée des parents ou proches de la
famille. Cela semble plus délicat encore que dans le cas communautaire,
avec en trame de fond un imaginaire particulièrement violent : pour le
dire de manière prosaïque, demander à un graffeur si ses
parents étaient engagés ou défendaient une cause
quelconque revient, ni plus ni moins, à demander s'ils faisaient partie
d'une milice durant la guerre civile. Kattar explique avec pertinence la
manière dont les adolescents libanais42 confondaient le
politique et le communautaire, ou associaient le politique à la guerre
civile, et au système milicien. Cette confusion est due à la
manière dont le système étatique et politique est
construit, ce qui débouche sur une forme de l'engagement
extrêmement limitée. En effet, certains groupuscules politiques ou
militants sans teinte communautaire existent, mais ils restent inexistants sur
les scènes politique ou médiatique officielles. Il en va de
même des communistes libanais, qui ont quasiment disparus après
1975. Il ne resterait alors, dans leur esprit que le choix de l'engagement
milicien, alors même que le rôle des milices durant la guerre
civile a eu un impact traumatisant à long terme sur la population.
L'auteur rappelle ainsi comment certains parents de milieux plus populaires
interdisent à leurs enfants de s'engager dans une milice : «
mes parents essaient de m'éloigner des milices ou partis politiques.
Par exemple, ils m'autorisent à mettre des photos, des posters, mais
l'important est que je ne m'engage pas »43.
41 Affiliation obligatoire à une confession en raison du
système politico-administratif communautaire.
42 Il étudie ceux du quartier de Karm el-Zeitoun, mais ce
point correspond à une large majorité de la population.
43 Ibid., p. 90.
29
Pour revenir plus précisément sur les graffeurs,
le seul témoignage dont nous disposons est celui de Kabrit, qui
expliquait que son père avait effectivement, au début de la
guerre civile, intégré les Kataeb. Plus connus sous le nom de
Phalanges libanaises, il s'agit à l'origine d'une milice
chrétienne nationaliste, aujourd'hui reconvertie en parti politique. Le
père de Kabrit aurait néanmoins rapidement quitté cette
milice, par manque d'engouement et puisqu'il s'est ensuite exilé aux
États-Unis avec sa mère ; ainsi « l'intégrité
morale » du père reste intacte, n'ayant pas participé aux
actions violentes qui ont pu être perpétrés par les Kataeb.
Cela nous amène, en définitive, à nous demander si ces
données ont une réelle pertinence au regard des trajectoires des
graffeurs, si cela a un réel impact : un militantisme préalable
au sein du cercle familial ne semble pas avoir d'influence sur ces trajectoires
et, s'il en a, ce serait plutôt par un désintérêt
effectif pour les formes d'engagement politique passant par des structures
officielles.
Les graffeurs profitent d'une socialisation
internationale : expériences internationales, diversité
des nationalités ou hétérogénéité
communautaire de la région d'origine les ont frotté à
l'international et aux influences extérieures. Ainsi, leur socialisation
se rapproche des « styles de vie internationaux » et de la
« culture internationale ».
Ils proviennent de catégories sociales moyennes
voire hautes : le graffiti n'est pas ici une pratique populaire, mais
plus le fait de jeunes avec un fort capital culturel, parfois
économique, et social. Certains viennent de milieux d'affaires, mais
surtout d'une « élite » intellectuelle propre à
Beyrouth.
La génération des graffeurs est néanmoins
marquée par l'histoire nationale du Liban : ils n'ont
pas connu directement (ou peu) la guerre civile de 1975-1990, mais souffrent de
ses conséquences. Ils ont par ailleurs assisté à la guerre
israélo-libanaise de 2006, consacrée comme acte de naissance du
graffiti à Beyrouth.
Leur milieu et leur discours les éloignent d'une
tradition militante ou fortement communautaire.
À retenir
30
II. L'INFLUENCE MAJEURE DE LA SOCIALISATION SECONDAIRE ET DE LA
MULTIPLICATION DES RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ
Le graffiti est, à Beyrouth, une activité
appropriée par une population plutôt jeune et libre
vis-à-vis des interdits ou contraintes familiales. Ceci produit un
accès facilité aux lieux de socialisation secondaire et à
la multiplication de ceux-ci. D'où l'intérêt de s'y pencher
et de questionner leur rôle sur la carrière du graffeur, qu'il
s'agisse de son engagement dans la pratique ou de la structuration de celle-ci.
Comprendre comment et pourquoi, à de rares exceptions, les graffeurs ont
des profils universitaires et professionnels similaires est aussi un moyen de
comprendre ce que ces trajectoires font à leur activité. La
dimension collective de l'activité, la formation du groupe, apparaissent
à ce moment et nous amènent à nous pencher plus
intensément sur le rôle qu'auraient ou non, et dans quelles
dimensions, les pairs et les mentors sur les choix successifs du
graffeur. Enfin, le sujet des socialisations secondaires s'étend bien
au-delà des amitiés et de l'entourage direct : cette influence
collective résulterait de dynamiques culturelles et sociales propres
à Beyrouth - d'où l'importance de l'espace social et territorial
dans lequel se positionnent les acteurs.
A. Des parcours universitaires et des choix
professionnels similaires ?
L'école constitue l'un des premiers lieux de
socialisation secondaire, là où l'enfant, puis l'adolescent, se
confronte et crée des liens autres que ceux issus de la famille. Bien
que les stades de l'éducation primaire et secondaire importent moins,
celui du passage à l'université éclaire la manière
dont les acteurs se rencontrent entre eux, évoluent dans des cercles de
sociabilité et d'apprentissage semblables. On pourrait, a
priori, s'attendre à ce qu'ils exercent des professions similaires
; en réalité, l'ambivalence des trajectoires professionnelles
mérite de se demander s'il existe encore un lien entre profession,
graffiti et groupe de pairs. Y a-t-il, à un moment, une sorte de
déconnexion entre graffiti et projet professionnel ? Le graffiti
serait-il relégué à une activité de loisir ou
à une période plus « adolescente », qui provoquerait
une rupture de la forme d'engagement ?
1. Des trajectoires universitaires quasi-identiques
L'université occupe un rôle central dans la
carrière des graffeurs : il s'agit à la fois d'un lieu
d'apprentissage technique, intellectuel, et d'apprentissage social.
Peut-être étrangement, la proportion de graffeurs à
s'être rencontrés à l'université semble moindre que
celle fruit de rencontres « impromptues »
31
ou « hasardeuses ». « Étrangement »
puisque, sur les quatorze graffeurs dont on connaît le parcours
universitaire, neuf d'entre eux étaient à l'Université
libanaise, en section Beaux-Arts. Quant aux spécialités les plus
courantes, on retrouve les secteurs du graphisme, du multimédia, voire
de l'animation. Le reste d'entre eux opte également pour des
études tournées vers les secteurs artistiques, culturels ou
d'architecture, dans d'autres universités comme l'Académie
libanaise des Beaux-arts, ou la Holy Spirit University of Kaslik (USEK). Seul
Meuh n'a pas étudié dans ces domaines, étant
détenteur d'un master d'histoire, de journalisme (USJ Paris), ainsi que
d'une spécialisation en géopolitique nucléaire obtenue
à Londres. Cette « exception » se comprend par son
arrivée tardive à Beyrouth, comme son entrée dans le
graffiti, conditionnée par ses rencontres au Liban. Lorsqu'on les
interroge sur leur investissement dans des études artistiques, les
Beaux-arts en priorité, certains avancent le même type d'arguments
que ceux retenus lorsqu'ils expliquent leur activité de graffeur : le
secteur artistique répondrait à une nécessité
intérieure, un besoin, discours qui se greffe à l'idée de
régime vocationnel de l'art développée par
Nathalie Heinich44. Ces discours sont alors plutôt
portés vers cette idée de l'art comme affaire fortement
individuelle, toutefois ponctuée de pragmatisme :
- Comment est-ce que tu as choisi ça, l'animation
? Est-ce lié au graff ou...?
- Kabrit : Euh... je sais pas d'abord, peut-être trois ans
avant que je rentre dans le, dans la fac, je savais
que j'allais rentrer en art donc je me suis dit « ok my
next, my next level is you to go somewhere ». I was staying in Lebanon
parce que je pouvais pas quitter à l'époque, j'avais même
pas l'idée de quitter à l'époque. Je me suis pas dit
« ok, peut-être je pars quelque part », je me suis dit «
ok khalass45 je rentre à l'Alba » et... après la
première année, déjà la première
année je suis rentré en arts graphiques, en graphic design, et en
publicité et du coup en deuxième année j'avais fait un
cours d'animation et... on m'a dit qu'il y a un cours, une
spécialisation en animation. Je me suis dit « ah, c'est
génial quoi ! L'animation ». Mais... j'étais jamais en,
j'étais vraiment très intrigué par l'animation à
part que... ouais, j'aimerai bien continuer. Parce que j'aime bien l'animation
c'est sûr mais... C'est juste par chance je pense, le fait d'avoir,
d'avoir un cours d'animation.
Cette « chance » relève plutôt
de la possibilité, grâce à l'offre de formation, de rentrer
en animation. Plus loin dans les entretiens, il apparaît que d'être
en art pour pouvoir satisfaire ce besoin46 importe plus que
la
spécialisation elle-même. Ainsi, c'est
étudier dans les arts qui importe, plus que de se spécialiser
dans le graphisme ou l'animation 3D.
44 HEINICH, Nathalie, Du peintre à l'artiste.
Artisans et académiciens à l'âge classique, Paris,
Éditions de Minuit, collection Paradoxe, 1993.
45 Khalass = « assez », « ça suffit
».
46 « Through art I was searching for a small way of
freedom, like a way to reach existence in such world, be heard, to inspire
people », Spaz
32
L'entrée dans ce type d'université constitue une
période charnière, puisqu'une formation en art préfigure
la légitimation du graffiti : je fais du graffiti, mais je suis aussi
artiste, je sais dessiner, animer, peindre sur d'autres supports et dans
d'autres sujets. D'ailleurs, si la socialisation primaire de ces acteurs a dans
une certaine mesure influencé ou conditionné ce type de parcours
universitaire, son importance n'est pas totale et les contre-exemples
subsistent. Le père de Wyte, qui l'encourageait à dessiner plus
jeune, souhaitait néanmoins que son fils devienne médecin et
rejette désormais son parcours artistique, d'autant plus qu'il est
centré sur le graffiti plutôt que sur les beaux-arts et l'art
classique. Deuxièmement, l'étape universitaire se
révèle centrale dans - et a contrario des
représentations de soi des acteurs - la constitution d'une
communauté de pratiques47. L'espace et le temps de
l'université deviennent des lieux de socialisation et de renforcement
des liens acquis par le biais d'une formation partagée. Vulbeau,
cité par Beuscart et Grangeneuve48, montre comment, en
France, les graffeurs sont souvent étudiants aux Beaux-Arts. Pour
autant, il s'agit bien d'un renforcement des dispositions et relations
acquises, ainsi que de l'engagement, plus qu'une découverte du graffiti
grâce aux autres étudiants. Qui plus est, ce renforcement, que
Muriel Darmon appelle plus adroitement le « maintien dans l'engagement
»49, est facilité par la concentration des
universités et donc des graffeurs sur Beyrouth. Exist, Spaz et Sup-C se
sont rencontrés avant l'entrée dans le supérieur, mais
c'est en optant pour le même type de formation, dans la même
université et la même ville, qu'ils ont pu s'installer en
colocation et développer concrètement leur pratique.
2. Des trajectoires professionnelles toujours en
formation
Peu de graffeurs occupent une profession stable en rapport
direct avec le graffiti. Ceci s'explique d'abord par l'âge : beaucoup
d'entre eux sont toujours en période d'études, les autres
entrés depuis peu dans la vie active. Bien que certains vivent
effectivement du graffiti, la plupart d'entre eux travaillent dans des
secteurs plus ou moins liés à celui-ci. Meuh travaillait comme
journaliste freelance et doublait des séries en français, Spaz
travaille dans une entreprise d'animation, Exist paie ses études
grâce à son job de vendeur dans un magasin de bombes de peinture,
etc. Lorsque Kabrit expliquait son choix pour l'animation, il ajoutait qu'il
souhaiterait effectivement continuer dans cette voie, alors même que le
graffiti représente pour lui des revenus non négligeables. Il
semble que cette déconnection apparente entre l'orientation
professionnelle et la pratique du graffiti soit causée par le
caractère instable de cette dernière, et le peu d'assurance d'un
revenu régulier.
47 BEUSCART, Jean-Samuel, PEERBAYE, Ashveen, «
Urbanité(s) (avant-propos) », Terrains & Travaux,
2003/2 (n° 5), p. 3-6, p. 4. 48Ibid., p. 51.
49 DARMON, Muriel, Devenir anorexique. Une approche
sociologique, La Découverte, collection Poche, 2008, 349 p.
33
La conciliation entre graffiti, souhaits personnels et
orientation professionnelle s'avère compliquée ; lorsque Vagneron
relate l'expérience de Chloé, une graffeuse d'Ivry, il
considère qu'elle « n'envisage pas de sacrifier sa pratique
à son avenir professionnel »50. La
difficulté de faire du graffiti une profession à temps plein
relèverait d'un calcul « coût - avantage » qui ne serait
pas compris comme une décision purement rationnelle, mais comme la
conscience d'une conciliation nécessaire. Ces acteurs adaptent alors,
pas à pas, leur projet professionnel aux débouchés
potentiels, débouchés qui sont également
déterminés par leur niveau de reconnaissance. Lucie Bargel, dans
son étude sur les carrières des jeunes militants du Mouvement des
Jeunes Socialistes51, met en lumière la manière dont
ces jeunes tentent de combiner ressources acquises, contraintes et projet
professionnel : la difficulté des jeunes militants tient notamment
à ce qu'ils doivent être capables de transformer des ressources
partisanes militantes en ressources politiques dans le temps et l'espace
donné du parti. Or, la plupart d'entre eux échouent par exemple
à faire carrière et à devenir des professionnels
de la politique et sont, de plus, durablement réduits à leur
passé militant lorsqu'ils tentent de s'orienter vers le secteur
privé. Un investissement total et exclusif, chez eux comme chez les
graffeurs, les enfermerait dans une situation d'entre-deux dont il est
malaisé de se défaire, sur le type de la Path
Dependency. Il semble alors plus « souhaitable » de conserver
une profession reconnue (et officiellement enseignée) que de s'investir
à temps plein dans le graffiti, activité en pleine construction
et dont la reconnaissance n'est pas assurée. Cela pourrait être un
facteur d'explication de cette distanciation entre pratique artistique
première - le graffiti - et la voie professionnelle choisie. Quant
à ceux qui, comme Ashekman, Zed ou Eps, subviennent à leurs
besoins grâce au graffiti, il est souvent complété par
d'autres activités. Le graffiti d'Ashekman s'insère dans un
concept plus large lié au hip-hop, puisque les jumeaux Kabbani ont
également un groupe de rap et une ligne de vêtements. Zed est
peintre, expose en galeries et répond à des commandes
privées non liées au graffiti, tout comme Eps, dont les revenus
se fondent presque intégralement sur les commandes de graffiti, mais
travaille en parallèle pour une école et magasin de surf. Ainsi,
même chez ceux pour qui le graffiti devient une profession, il ne s'agit
pas d'une activité à temps plein ; la nécessité
d'un revenu régulier les contraint à partitionner leur temps et
faire valoir des aptitudes diverses.
B. Des pairs aux mentors, un choix éminemment
collectif
Dans le sens commun, la figure de l'artiste est souvent
abordée sous l'angle du régime vocationnel de l'art,
avec en premier lieu l'impression que l'activité artistique serait un
fait hautement individuel. Cela
50 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
100.
51 BARGEL, Lucie, « S'attacher à la politique.
Carrières de jeunes socialistes professionnels »,
Sociétés contemporaines, 2011/4 (n° 84), p.
79-102.
34
a certes l'avantage de répondre au mythe du
génie créateur. Sans qu'il soit question de diminuer la
portée ou le contenu même des oeuvres de l'artiste, des
sociologues comme Howard Becker ont cependant montré que la production
artistique relève plus exactement d'une dynamique
collective52. Le blase du graffeur se substitue à la
signature du peintre et identifie un individu en particulier. Néanmoins,
il ne faut pas que ce blase occulte la dimension collective de l'art. Cela
passe certes par une division du travail53, mais surtout,
pour ce qui nous intéresse, par les relations nouées qui auront
un effet d'entraînement sur l'engagement des acteurs. L'importance des
relations sociales et du facteur collectif est d'ailleurs telle qu'elle «
rend peu probable que des individus ne connaissant pas personnellement des
graffeurs le deviennent eux-mêmes »54.
1. Commencer sur les trousses des copains
Bien que cela relève d'une supposée
évidence, c'est au sein de l'institution scolaire que se
développent les relations sociales de l'enfant, puis de l'adolescent.
Dans le cadre de notre réflexion, ces relations apparaissent comme des
préliminaires significatifs à l'entrée dans la pratique.
Il est courant d'entendre, dans les entretiens, que les graffeurs dessinent
depuis leur plus tendre enfance, pour autant cela ne les distingue pas
tellement des autres jeunes de leur âge, la pratique du dessin
étant assez généralisée chez les enfants - d'autant
plus lorsqu'ils suivent des cours d'arts plastiques à l'école. Le
rôle des pairs s'affirme en revanche à partir du collège et
du lycée, avec en premier lieu un effet d'entraînement.
La formation des affinités entre tel et tel jeune est difficilement
analysable, notamment parce que les graffeurs parlent souvent de « hasard
» ou de « chance » vis-à-vis de ces rencontres. Le choix
de l'école opéré par les parents peut faire office de
filtre, sans toutefois expliquer la construction de ces relations au sein de la
cour de récréation ou des salles de classes. En tout cas,
certains acteurs construisent des relations d'amitié et des
affinités avec d'autres, sûrement en fonction de goûts
préalables qui constituent un « terrain d'entente » commun ;
de cette relation peut émerger progressivement une stimulation,
réciproque ou non. Soit la rencontre permet aux deux individus de se
développer l'un l'autre, en dessinant ensemble par exemple, soit celui
qui dessine peut être incité par le second à continuer.
A priori triviale, la customisation des fournitures scolaires et les
incitations des camarades de classe joueraient un rôle non
négligeable :
- Le dessin ouais ça m'est venu un peu plus avant, surtout
à l'école !
- À l'école ?
- Ouais, surtout en classe (rires).
52 BECKER, Howard, Les mondes de l'art, Paris,
Flammarion, collection Art, Histoire, Société, 2010
(1ère éd. amé. 1982), 379 p.
53 Ibid., p. 32.
54 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 62.
35
- Quand tu t'ennuies ?...
- Oui, sur les bouts de papier, sur les calculatrices de, des
amis, genre j'étais commissionné un peu pour,
taguer leurs trousses, mais ça c'était plus quand,
quand je taguais. Des trousses, sur les sacs à dos et les
calculatrices...
La découverte de ce qu'est le graffiti, souvent
décrite comme un « accident » (Wyte, mars 2016), peut
aussi provenir de ces pairs. Chez Wyte comme chez Exist, ce sont les pairs (ou
proches dans le cas d'Exist) qui leur ont fait découvrir, directement et
indirectement, le terme de « graffiti » :
At the age of 17, a British friend from the high school
introduced me by accident to the word graffiti (...) It was that « water
rocket » science project at high school, and it was a group project. In my
group, one of the members was a British guy, and while we were working on the
rocket base, we bought two spray cans to color it, I took one and headed to the
roof wall and told the guys «I'm going to draw on that wall, like those
you see in the movies». The English guy said «you do graffiti ?»
- Me : «What?» - «Graffiti!» he said. I found it funny and
couldn't believe that was an English word, he then explained the word to me,
and later I knew the key word for my upcoming deep research and studies (Wyte,
février 2016).
D'une part, nous pouvons remarquer l'importance du milieu et
des relations sociales qui s'y nouent, ici avec un étranger, originaire
d'un pays européen où le graffiti est déjà une
pratique connue, négativement et positivement. D'autre part, le fait que
Wyte ne connaisse alors pas le terme de « graffiti », de même
qu'Exist, témoigne de l'extrême rareté et visibilité
de ce type de pratique au Liban, alors même que les autres formes d'art
(peinture, dessin, architecture, cinéma...) sont largement
utilisées dans la scène artistique locale.
L'influence des pairs rencontrés dans le cadre de
l'école ne peut se comprendre sans l'influence exercée par les
« grands », perçus comme modèles ; on envisage alors
plus le temps de la scolarité que l'institution scolaire
elle-même. Le collège et le lycée représentent en
effet une période où les acteurs observés vont se
définir par rapport à d'autres, ceux qui deviendront parfois leur
mentor. Cette identification porte aussi sur les grands frères et aux
amis de ceux-ci. La connaissance du graffiti et de ses imaginaires devient
alors plus importante et structurante de l'identité de
l'individu. Ce dernier est, autant dans notre analyse que dans sa construction,
transformé en activité, activité qui consiste
principalement à imiter ces « grands », devenus des
références personnelles. L'imitation a alors plus trait au «
jeu » qu'à une activité artistique réfléchie
et consciente. Souvent accompagnée de recherches sur internet, cette
imitation fait entrer l'acteur dans l'univers hip-hop et ses mythes :
le graffiti apparaît donc comme une activité qui rend l'individu
« cool », et lui confère un caractère « street
» qui le démarque des autres personnes du même âge. Il
commence par reproduire ce qu'il voit dans la rue lorsqu'ils descendent
à Beyrouth le weekend, et sur internet :
36
Ou bien je tague seul et y a toujours des amis à moi
qui sont autour de moi donc à Brummana55, et à
Brummana y avait un tout petit village juste au-dessus à, à deux
minutes, et c'était le village rival (rires). Y avait toujours des
bagarres entre nous, je me souviens une fois j'avais tagué un gros
« Brummana » juste à côté de la euh,
près de la maison de ma belle-mère, et j'avais écrit
« you are your all section », « you are your all
section » tu vois à travers toute cette section de Brummana,
genre « ouais c'est nous », et tu vois c'était hyper
territorial (rires). Et c'était pas ça nécessairement ma
mentalité mais c'était plutôt un fantasme de, de hip-hop et
tu vois de crew et tout ça alors... (Kabrit).
L'influence qui préside, en partie, au
développement de cet intérêt pour le graffiti tient
également à la composition familiale, plus entendue au sens des
pairs : les grands frères véhiculent généralement
des univers pris comme modèle en présence de leurs amis, ou de
leurs propres goûts. Exist a découvert le terme de « graffiti
» grâce aux chansons que ses deux frères écoutaient
avec leurs amis, et finit par s'identifier à ce qu'il entend : «
I have two older brothers and hip-hop tapes were always playing at home
since I was a kid and with time you just get more into it and start listening
properly to it, until it becomes something that resembles you, your background,
a part of your identity. » Enfin, cette imitation et cet
entraînement réciproques sont facilités par la fratrie et
les amis communs dans la pratique elle-même. Les frères Tellayh
(Wyte et Abe) ont développé cet intérêt en
présence d'un de leurs amis, SMOK, et ont par suite créé
le Bros crew, qui les réunit tous les trois dans un esprit de «
fraternité » largement issu de l'imaginaire du crew.
2. La rencontre avec le mentor comme « point
d'entrée » dans la carrière
La notion de mentor a été
développée à propos de fait sociaux extrêmement
divers, allant de la carrière artistique, chez Lachmann, à
l'engagement politique des jeunes en France, chez Lucie Bargel. Dans les
travaux de cette dernière sur les carrières de militants au MJS,
le mentor revêt un rôle fondamental dans l'engagement et la
constitution de la carrière d'un individu : le mentor l'introduit
à et dans l'univers concerné, dispense un apprentissage
envisagé comme « un processus d'unification des dispositions et
des pratiques des membres »56, et préside à
la constitution d'un capital social au sein du milieu concerné.
L'analyse carriériste et interactionniste est éloquente une fois
appliquée à la sociologie de l'art, en particulier lorsque
Lachmann analyse le rôle, d'abord social, du mentor dans l'engagement des
graffeurs à New York :
55 Brummana est un petite commune située à 15
minutes en voiture, au nord de la capitale.
56 BARGEL, Lucie, op. cit., p. 79.
37
Le concept de carrière est utile pour suivre
l'influence des mentors et du public sur l'engagement des
auteurs dans le monde du graffiti. Becker a observé que
le consommateur de marijuana « doit apprendre
jeune Télémaque. Aujourd'hui, le mot «
mentor » est utilisé comme nom commun pour désigner, dans
son acceptation la plus réduite, une personne qui partage son
expérience, ses connaissance avec quelqu'un de plus novice.
la technique requise pour produire, en fumant, des effets
qui permettent une modification de la conception de la conception de la drogue
», tout comme l'artiste doit acquérir « les
compétences techniques, les qualités sociales et l'appareil
conceptuel qui rendent possible (et aisée) la production d'art.
» Dès lors, Becker prédirait que les novices apprennent
les techniques et la désirabilité du graffiti de mentors
déjà qualifiés, et donc que les concentrations
géographiques et sociales des auteurs de graffiti devraient se
reproduire dans le
temps57.
Pour parfaire cette théorie, il ajoute que «
les apprentis tagueurs découvrent les motivations, et
acquièrent le savoir-
faire spécifiques à cette discipline, au
contact d'un mentor aguerri ». Nous verrons plus tard quel type de
savoir-faire ces apprentis-tagueurs acquièrent, nous
intéressant ici à ce que fait la figure de l'initiateur à
la phase d'engagement du novice. La confrontation des données empiriques
à la littérature sur le sujet fait clairement apparaître la
rencontre avec le mentor comme le point d'entrée dans la carrière
par excellence. Meuh, Kabrit ou Wyte tendent à dater leur engagement
dans cette pratique au moment où ils rencontrent celui qui sera
désigné comme mentor. Nous pouvons nous pencher sur le cas
précis de Kabrit et de son mentor, Fish. Deux précisions doivent
auparavant être apportées pour comprendre cette rencontre :
premièrement, si cette rencontre apparaît comment
l'élément fondamental de l'entrée dans la pratique, cela
n'exclue pas que l'apprenti ait découvert l'existence du graffiti
à une date antérieure, comme nous l'avons montré.
Deuxièmement, il ne s'agit pas d'une relation à sens unique
où l'apprenti chercherait à attirer l'attention de l'initiateur,
mais bien d'une interaction entre les deux acteurs, le mentor participant
activement à sa désignation en tant que tel. Pour Kabrit, la
découverte de graffitis sur les murs de Beyrouth, dont ceux de Fish, a
eu l'effet d'un « détonateur ». La vue d'un graffiti de Fish a
attisé sa curiosité et conditionné son premier pochoir,
réalisé exclusivement pour attirer l'attention de celui qui
deviendra son mentor :
- Ça m'a vraiment surpris ça, c'est fou. Alors je
me suis dit « ok, je
vais, je fais mon premier tag à moi » et du coup
j'ai utilisé que des, que des bombes... J'ai utilisé des bombes
à l'ancienne, des
|
(c) Raoul Mallat
|
57 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 56.
38
bombes industrielles des trucs de... de voiture à fond
tu vois, à 2000 (rires), à peine 1€ you know. Et j'ai
tagué ça, et j'avais mis mon, mon pochoir juste à
côté et du coup c'était ma première
intégration à la scène. Y avait la grosse pièce de
Fish, et de Siska, que je t'avais montrée, c'était une des plus
grandes à Beyrouth et... ça l'est toujours autre que le gros
block buster d'ACK. Donc « Beirut an Haket » [ndlr. le
graffiti de Fish], « si Beirut parlait », qui est extraite
euh, d'un livre je pense (...) Et j'avais, hm, j'avais mis le pochoir juste
au-dessus de ce tag, deux semaines plus tard y a Fish qui me parle qui me parle
sur Facebook, il me dit « ah c'est toi ! ».
- Il savait déjà que c'était toi ?
Comment t'a-t-il trouvé tu penses ?
- J'sais pas, aucune idée... Euhm c'était
plutôt facile je pense, à
l'époque y avait quoi, y avait quatre ou cinq personnes
qui taguaient.
L'interaction réciproque entre le novice et le futur
mentor est ici explicite, à la fois parce que Kabrit a cherché
à attirer l'attention de Fish, et que ce dernier y a répondu.
D'autres manières « d'attirer l'attention » peuvent être
employées par les apprentis, à l'image de Meuh qui, pour
être remarqué, puis pour intégrer le crew ACK, taguait le
plus possible dans la rue. Ainsi la répétition, qui permet une
certaine visibilité, oriente et attire le regard des autres
graffeurs.
L'engagement dans la carrière ne se fait qu'à
partir du moment où l'initiateur intériorise sa fonction de
mentor, donc qu'il se labellise autant qu'il est labellisé. Sans nier
les affinités qui se nouent entre l'apprenti et le maître, cette
relation relève de l'échange réciproque : le jeune va
recevoir un enseignement et, en retour, le maître sera
rétribué sous forme de publicité et d'admiration. Cela
semble d'autant plus efficace que le nouvel entrant est jeune : «
« y' sont comme mon petit frère, y' me respectent ».
Exposer « aux gosses tout ce qu'on sait », et leur enseigner «
son style » est gratifiant pour un ancien et lui permet d'obtenir une
confirmation de ses qualités. En retour, les débutants parlent
autour d'eux de la capacité de leur « maître » à
manier la bombe de peinture »58. En conséquence,
l'engagement des graffeurs peut être conçu « comme un
produit de leurs liens avec leurs mentors » puis, à plus long
terme « avec leurs collègues et leur public
»59. Le caractère collectif, d'abord perçu
dans la relation apprenti - mentor, semble indispensable à
l'entrée dans le graffiti, tant du point de vue de l'apprentissage que
du soutien nécessaire dans une pratique qui va au-delà de la
distraction enfantine ou adolescente ; le graffiti ne peut effectivement «
se faire en dilettante et demande un investissement assez lourd en temps
(outre le temps passé sur le terrain, le temps de
58 Ibid., p. 62.
59 Ibid., p. 59.
39
réalisation des esquisses et tout ce qui
prépare le terrain, connaître le lieu, le thème, etc.)
»60. La composante collective et le rapport au mentor sont
encore renforcés dès lors qu'un « parrain » est
désigné, ce que Vagneron désigne par pionnier
lorsqu'il parle des premiers graffeurs d'Ivry. Fish est désormais
surnommé « Uncle Fish » par l'ensemble des graffeurs des crews
REK (fondé par Fish) et RBK (fondé par Meuh). S'il
reconnaît lui-même ne pas être le premier introducteur du
graffiti au Liban dans les années 2000, il est le seul à toujours
être actif et présent sur le territoire. Ce titre honorifique
n'est de fait pas contesté, et la symbolique de « l'ancêtre
commun » permet aux autres graffeurs de créer des repères
dans la construction d'une histoire du graffiti, de se rattacher à une
identité commune, ainsi qu'à une communauté de
pratiques.
3. Des débuts « individuels » ?
N'est-il pas possible, contrairement à ce que la
sociologie de l'art et la sociologie interactionniste affirment, de
considérer qu'il existe des débuts individuels ?
L'intérêt d'une analyse fondée sur les discours des acteurs
est de justement considérer leurs représentations. Il faut
chercher à comprendre pourquoi et comment celles-ci se sont construites.
Il serait de fait incorrect de ne pas nous pencher sur les voix dissidentes,
qui considèrent ne pas avoir eu de mentor et qui se seraient donc
engagées de manière autonome dans le graffiti. À cet
égard, beaucoup de graffeurs se définissent comme
complètement autodidactes : les jumeaux Ashekman, Potato Nose, Yazan,
Spaz, Exist, Sup-C... Si l'on s'attache aux discours de Spaz et Exist en
particulier, on a, à première vue, l'impression que leur
engagement dans le graffiti relevait d'un choix absolument personnel.
L'apprentissage de la pratique ne se serait réalisé que de
manière solitaire et par des recherches sur internet. Pourtant, Exist
reconnaît aisément l'influence de ses frères, mais ils
n'ont pas agi comme des mentors, n'étant pas graffeurs ; il aurait donc
choisi lui-même cette activité (« I had no mentor, though
I'm proud I didn't have any help to get into it »). A
posteriori, cette idée d'avoir commencé seul devient une
fierté, en accord avec l'imaginaire du hip-hop entendu comme Way of
living. Mais qu'est-ce qui, dans sa pratique, lui permet exactement
d'affirmer cela ? Dans les entretiens, il considère avoir
commencé le graffiti il y a quatre ans, se «
débrouillant seul » dans un apprentissage qui s'approche
de l'incrémentalisme :
I started sketching and then noticed that it would be followed
by trying things on walls with spray paint, it's obviously not the same as
using a pen and a paper so I had to find the closest shitty paint shop got some
bombs and visited some abandoned buildings in the village where I can practice.
And... it was difficult because, well... graffiti belongs to the city where the
chances of interaction exist but I had some thoughts
60 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 98.
40
and feelings and ego telling me « you need to prove
something », get up, paint more... So managed to train there until I moved
to Beirut where it got easier to paint and practice more.
S'il semble effectivement ne pas avoir eu de mentor, deux
pistes de réflexions peuvent être abordées.
Premièrement, la difficulté avec laquelle il date son
entrée dans le graffiti, et l'enjeu qu'il peut y avoir dans le «
choix » de celle-ci. Deuxièmement, les difficultés qu'il
relate et qui sont liées à cet enjeu de datation posent la
question de savoir si, et quel effet l'absence de mentor a pu avoir sur sa
pratique. Concernant le premier point, on peut justement noter qu'il fait une
distinction entre le moment où il déclare avoir commencé
à graffer, soit il y a quatre ans, et le moment où il a
commencé à peindre « properly » et à
intégrer la scène graffiti, il y a deux ans donc. Des
difficultés rencontrées entre ces deux périodes
découlent à la fois cet enjeu de datation et une fierté
personnelle. Avoir commencé sans mentor représente effectivement
une forme de fierté, tout autant que cela a impacté
négativement sa progression : « Actually I started the wrong
foot, I first noticed the big murals not the core of graff which is the tag and
so on, but then got slapped in the face like « nah man you're doing it
wrong... » until I got on the right track and started evolving baby
steps. »
Le problème de la délimitation sociologique des
étapes de la carrière réapparait : la difficulté
tient à concilier des séquences communes à tous et
définies par un ensemble de facteurs particuliers, sans occulter les
représentations des acteurs et la définition de leurs propres
étapes. En définitive, nous ne devons pas nous-mêmes
imposer une grille analytique fermée et tenter d'y faire entrer tous les
graffeurs, à l'image d'un tiroir dans lequel on rangerait avec force un
objet trop gros ou non adapté à celui-ci. Il est
nécessaire de conserver une analyse souple de la notion de
carrière, permettant de rendre compte de la complexité du
réel, plutôt que de tenter d'adapter ce réel à des
conceptions rigides et finalement inadéquates. Quoi qu'il en soit, si
l'étape de l'engagement pour ces acteurs semble plus floue et
distillée dans le temps, le facteur collectif retrouve de l'importance
dans le maintien et l'apprentissage de la carrière. La relation
décisive entre Wyte, Abe et SMOK dans leur engagement, tout comme la
relation fraternelle d'Ashekman permet d'inscrire l'activité dans un
processus collectif pratiquement dès l'origine. Qu'en est-il des
graffeurs tels qu'Exist, ou Spaz, dont les débuts semblent individuels ?
Même sans mentor « attitré », la dynamique de groupe a
joué ; Exist reconnaît que son intégration à la
scène s'est faite lorsqu'il a pu rejoindre les crew RBK, ACK et, plus
récemment, REK. Quant à Spaz, s'il considère avoir
débuté sans jamais savoir « that graffiti was the name
of it », sa rencontre avec Sup-C puis Exist, lui a permis de
commencer à peindre sur des murs, de découvrir ce qu'était
un perso et que c'était « son truc » («
I was introduced to characters and I found that it is my thing
»). Pour eux, la colocation a très largement contribué
à développer leur activité, à aller peindre
à un rythme hebdomadaire et à dessiner quotidiennement.
41
C. Arriver à Beyrouth : multiplication des
réseaux et insertion dans la scène artistique underground
Nous avons mentionné à plusieurs reprises le
rôle que pouvait jouer la capitale dans l'éducation, en
particulier culturelle, des graffeurs. Il s'agit ici de lier ces
considérations à la pratique, en somme comprendre ce que la
concentration géographique fait à la scène
graffiti. Il ne s'agit pas que d'une concentration géographique, mais
aussi de l'influence que peuvent avoir les autres scènes artistiques
beyrouthine, en particulier le hip-hop. Enfin, l'édification de Beyrouth
comme capitale cosmopolite affecte-t-elle le graffiti ?
1. Habiter à Beyrouth facilite-t-il l'engagement
dans la carrière ?
Pour Spaz, Exist, Sup-C, Kabrit ou encore le Bros crew,
l'arrivée dans la capitale et les nouvelles connaissances traduisent un
moment clé dans la carrière. En réalité, il ne
s'agit pas d'un facteur isolé mais plutôt d'une variable parmi
celles déjà proposées. En amont de cet engagement, les
visites sur Beyrouth, le weekend notamment, constituent déjà une
sensibilisation au graffiti. Les entretiens d'Exist ou de Kabrit sont
éloquents à ce sujet, Beyrouth est perçue comme le lieu
où il devient plus facile de faire du graffiti. Plus encore, la ville
est le lieu du graffiti, et comme l'espace d'exposition à une
telle pratique artistique :
J'ai commencé à m'exposer un peu à la
scène à Beyrouth, mais alors je t'avais raconté
j'étais, j'habitais toujours les montagnes et descendais à peine
à la ville, une fois par semaine... deux fois... toutes les deux
semaines... ou trois fois tous les trois mois (rires). Et du coup je descends,
et y avait la scène qui commençait un peu à s'exposer un
peu partout dans la ville.
Cette concentration réduit l'accès aux oeuvres
d'autres graffeurs, mais aussi au matériel. Plus simplement, habiter
à Beyrouth facilite la mobilisation des ressources, humaines et
matérielles, indispensables à la production d'une oeuvre
d'art61. Enfin, de manière très prosaïque certes,
habiter Beyrouth même constitue un gain de temps précieux : en
comparaison d'étudiants qui font quotidiennement le trajet depuis leur
ville d'origine, et au vu de conditions de circulation extrêmement
instables, ceux qui habitent Beyrouth dégagent un temps précieux
qui leur permet d'envisager une activité annexe. C'est, à
l'inverse, une des raisons qui peut expliquer la difficulté pour ces
acteurs de s'engager sérieusement dans la pratique lorsqu'ils habitent
encore dans le « village ».
61 BECKER, Howard, op. cit., p. 91.
42
Cette concentration permet d'instaurer une véritable
dynamique au coeur de l'activité artistique : les nouveaux graffeurs,
accompagnés des « anciens », surtout durant la période
2007 - 2009, se retrouvaient alors dans des endroits particuliers de la ville.
Cela est toujours le cas aujourd'hui, toutefois à cette époque
les graffitis restaient encore assez peu présents sur les murs, et la
concentration des graffeurs dans ces quartiers, voire sur quelques murs
seulement, aurait contribué à dynamiser et densifier la pratique
et le nombre d'oeuvres. En somme, cela aurait provoqué un
véritable essor de la pratique du graffiti à Beyrouth. Les propos
de Lachmann diffèrent peu dans son analyse de certains quartiers de New
York, et de certaines stations de métro, bientôt connues sous
l'appellation de writers' corners.
Plusieurs stations ont une fonction de carrefour dans le
système ferroviaire urbain de New York. Les pratiquants peuvent donc
s'installer quelques heures dans ces stations où passent bon nombre de
lignes différentes et regarder défiler sous leurs yeux une
portion conséquente des graffitis circulant sur les métros de la
ville. Lancés en 1972, de tels writers' corners constituent des forums
pour les graffeurs de différents quartiers qui permettent de tisser des
liens et de former une communauté de pratiquants sérieux à
l'échelle de New York62.
À Beyrouth il n'est certes pas question de rames de
métro puisque ni le métro ni le train n'existent, cependant la
comparaison avec la situation new-yorkaise reste pertinente sur certains
aspects. La configuration particulière de la ville63 permet,
comme à New York, de se réunir pour un laps de temps assez long
dans des endroits précis, alors constitués comme des forums. De
plus, ces lieux peuvent changer assez régulièrement sans que cela
n'entrave la constitution d'une communauté de pratiquants ; ces
changements sont généralement notifiés les uns aux autres,
par le biais d'interconnaissances ou par la découverte de nouveaux
graffitis à tel ou tel endroit de la ville. Nous nous attardons ici sur
le graffiti puisque, étant plus long à réaliser qu'un tag
ou un flop, il demande un certain temps et rend ses auteurs plus immobiles,
alors que le tag s'effectue en quelques secondes et peut être reproduit
à grande échelle dans l'ensemble de la ville. Ainsi, l'axe
autoroutier de la Quarantaine, puis le rond-point Dora, ou encore
Tabaris64, l'axe majeur reliant l'ouest musulman à l'est
chrétien, ont tour à tour fait office de lieux de rencontres et
d'expérimentations privilégiés :
Quand je descendais à Beyrouth on cherchait vers
Karantina [ndlr la Quarantaine] c'était plutôt vers Karantina,
c'était là-bas où ça a commencé vraiment
avec différents styles, différents crews, différents
artistes, c'était à Karantina... un melting-pot, oui genre
c'était vraiment là-bas où tu avais tout le monde au
62 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 73.
63 Nous reviendrons reviendrons plus tard sur cette
configuration, puisqu'elle participe pleinement à la définition
de Beyrouth comme scène artistique locale.
64 Voir Annexe IV « Plan de Beyrouth ».
43
moins, pendant les six premiers mois (rires), de la naissance du
tag libanais. Donc, euh, first day steps at Karantina where it smells like...
(rires), and yeah c'était fou.
2. Influence de la scène hip-hop
L'arrivée dans la capitale facilite aussi
symboliquement l'engagement : historiquement, les scènes graffiti se
sont développées au sein d'un ensemble plus large, le hip-hop,
d'abord conçu aux États-Unis et en Europe comme une
contre-culture, avant d'être requalifié plus
récemment de sous-culture. Contrairement à Lachmann qui
analyse les tagueurs new-yorkais au travers de la figure du déviant et
du concept de sous-culture, il est ici préférable de reprendre le
terme de Carole Corm, lorsqu'elle parle d'avant-garde
musicale65. Comment effectivement, et probablement de
manière rhétorique, affirmer une contre-culture quand aucune
culture officielle n'est définie ou, qu'à l'inverse,
cette scène hip-hop n'a pas été labellisée comme
« contre » ou « sous » culture ? Dans tous les cas,
l'émergence de cette scène musicale et, plus largement,
artistique, à partir des années 1990 se révèle
indispensable au développement du graffiti : à la fois par
l'influence qu'elle produit sur les graffeurs, et par les pratiques artistiques
conjointes des graffeurs et musiciens. Les groupes de rap libanais qui
émergent durant les années 1990 et, surtout, à partir des
années 2000 proviennent, comme les graffeurs, de milieux plutôt
aisés, à la différence qu'ils sont rapidement rejoints par
des Palestiniens, puis des Syriens. L'essor de la scène musicale hip-hop
comprend des courants divers comme le rap, le slam, le RnB et le beatbox. Les
représentations musicales permettent d'attirer les jeunes dans des
endroits très particuliers, généralement une rue ou deux,
baptisées « capitales de la fête » pour quelques
années, avant que les pubs et restaurants ne se déplacent
ailleurs ; cela amène à une « forme de nomadisme festif
nocturne, où les différents publics sont toujours susceptibles de
se croiser. »66. Dans les années 2000, le quartier
de référence était Hamra : toute l'activité hip-hop
se concentrait dans une sorte d'ébullition musicale permanente, au sein
du quartier festif de Beyrouth. Nicolas Dot-Pouillard raconte comment le
bar-concert Ta Marbouta, fondé en 2006, se voulait à
l'avant-garde et se faisait l'hôte des « concerts de
groupes de rap palestiniens venus des camps de réfugiés
», à l'image de « Kabiteh Khamse - Bataillon 5 -
originaire du camp de réfugiés de Burj al-Barajné
»67. D'ailleurs, bien que les graffeurs reconnaissent
l'influence du hip-hop américain et français, les artistes ayant
profondément participé à leur définition de soi
proviennent des pays limitrophes et se sont produits à Beyrouth
à un âge où ils étaient capables de s'y identifier
ou d'assister directement aux représentations : Aksser, Katibeh Khamseh,
Rayess Beck, El-Rass, Dizaster en font partie. Plus récemment,
65 CORM, Carole, « Une véritable avant-garde musicale
», La pensée de midi, 2007/1 (n° 20), p. 102-114.
66 DOT-POUILLARD, Nicolas, « Boire à Hamra. Une
jeunesse nostalgique à Beyrouth ? », p. 126 in BONNEFOY, Laurent,
CATUSSE, Myriam (dir.), Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen :
loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013, 368
p.
67 Ibid., p. 130.
44
Chyno, Ramallah Underground (bien qu'ils habitent toujours en
territoires palestiniens), Edd Abbas, Mad Prophet ont acquis leurs lettres de
noblesse face à d'autres, plus jeunes et dont on attend qu'ils «
fassent leur preuves ». Ils se produisent désormais à Mar
Mikhaïl, nouvel endroit branché des nuits beyrouthines,
dans des pubs tels que Radio Beirut. Les jeunes, déjà
engagés dans le graffiti ou non, peuvent se regrouper dans des endroits
tels que celui-ci et y rencontrer les plus âgés, ce qui concoure
à la création de nouvelles sociabilités, dans et en dehors
du graffiti. Cette émulation est renforcée par le fait que ce
courant musical s'envisage comme un mode de vie (Spaz, Exist) avec, en
son centre, l'esprit hip-hop. Carole Corm exprime justement comment le hip-hop
constitue un puissant facteur d'identification :
Si l'on cherche une appartenance nationale, c'est dans le rap
ou le hip-hop que l'on trouve le plus de libanité. Chantant en
arabe, les rappeurs crient le malaise d'une jeunesse et d'une
société qui n'en peut plus d'un destin si incertain, parfois sur
un ton agressif, parfois sur le mode de la dérision. (...) Les chansons
racontent les pots-de-vin, la superficialité de la
société, l'ignorance des marchands de disques quant aux groupes
de rap... Le rap devient un mouvement qui grandit au fil des années.
L'affaiblissement économique, la progressive disparition de la classe
moyenne et les forces politiques internes que le gouvernement ne contrôle
que par Finul interposée, vient grossir le cahier de doléances
des rappeurs68.
Le rappeur Edd Abbas, Radio Beirut, photo personnelle
|
(c) Secret Walls x Beirut
|
L'influence de la scène hip-hop, antérieure
à la pratique du graffiti, est réaffirmée lorsque
graffeurs et musiciens travaillent conjointement et se développent l'un
l'autre. Tout d'abord, certains rappeurs ou musiciens de hip-hop ont pu
apporter avec eux des états d'esprit, mais surtout69
des techniques artistiques de graffiti observées ou
expérimentées, des influences et des styles, français ou
allemand par exemple. Ensuite, le nombre d'événements conjoints a
fortement augmenté depuis 2013/2014, en particulier avec l'importation
à Beyrouth, par Chad the Mad, du concept Secret Walls. Il s'agit de
battles de dessin en live entre deux artistes, qu'ils soient graffeurs ou
non, reconnus ou non. Seul le noir est accepté, les travaux
68 CORM, Carole, op. cit., p. 108.
69 En particulier pour les musiciens les plus connus et qui
ont eu l'occasion d'avoir (comme les graffeurs) une socialisation ou une
expérience à l'international.
45
préparatoires et références interdits, et le
temps est limité à 90 minutes pour peindre une toile de 1,80 x
1,80 m.
D'une part, cela offre une visibilité aux graffeurs
vis-à-vis d'artistes et publics issus d'autres milieux et, d'autre part,
plusieurs rappeurs sont invités à animer musicalement la
compétition. HeadBusta70, fondateur de Bandit Bay et du
collectif sha3be, participe également de ce syncrétisme
artistique, en organisant divers événements de hip-hop. Ceux-ci
se déroulent généralement dans les mêmes lieux,
Radio Beirut ou le bar-boîte Yukunkun, instituant une certaine
régularité. Les artistes présents sont également
souvent les mêmes, et bénéficient d'un public
régulier. Le dernier événement de ce type auquel nous
avons assisté se déroulait en juillet 2015, et rendait flagrante
la collaboration entre musiciens et graffeurs : les uns incitaient le public
à acheter les toiles des autres, lesquels peignaient affiches et
dédicaces en l'honneur de leurs collègues et/ou amis. Les jumeaux
Ashekman synthétisent cette relation quasiment directe entre le graffiti
et l'univers plus large du hip-hop, puisqu'ils sont à la fois rappeurs
et graffeurs. Leur discours et la justification de leur art ne change pas selon
qu'ils endossent la casquette de graffeur ou celle de rappeurs : « le
rap libanais s'adresse à la jeunesse « qui veut parler des
problèmes politiques sociaux » »71, ce qu'ils
avaient déjà décrit à propos du graffiti dans
certaines de leurs interviews.
3. Une capitale cosmopolite, entre cultures
moyen-orientales et européennes
La prépondérance de la scène hip-hop dans
l'univers des graffeurs n'exclue pas d'autres influences, qui englobent ces
différents acteurs dans un univers artistique plus large et cosmopolite.
Les capitales auraient une forte tendance à accueillir des
étrangers et seraient le lieu d'échanges internationaux
privilégiés. Mais il faut préciser à nouveau la
place particulière qu'occupe Beyrouth au sein du Maghreb - Mashrek :
contrairement à d'autres capitales dans des pays plus instables,
à l'instar de Bagdad ou du Caire, elle apparaît comme un lieu
d'expression artistique extrêmement libre et diversifié. Cette
liberté d'expression permet par exemple de bénéficier des
influences et productions occidentales. Pour Wyte, la libre diffusion des
cartoons Français et Américains a constitué un socle
d'inspiration conséquent dans sa pratique du dessin, puis du graffiti,
en particulier Bugs Bunny, Tom & Jerry, puis Dragon
Ball Z. Les bandes dessinées importées sont aussi un puits
de références pour nombre de graffeurs, qu'il s'agisse des comics
américains de Marvel et DC Comics (en particulier
Transmetropolitan), ou des illustrateurs comme Moebius. Les arts
classiques ne sont pas à négliger, un graffeur comme Zed puisant
la majorité de ses thèmes chez les
70 Nous remarquons d'ailleurs que le « blase » est
loin d'être une pratique propre aux auteurs de graffiti et concerne la
scène hip-hop de manière beaucoup plus étendue.
71 Ibid., p. 109.
46
peintres français et italiens - inspiration remarquable
à son style, plus tourné vers la fresque et les compositions
picturales propres aux tableaux classiques. Cette liberté passe
également par une absence de censure sur internet, instrument
privilégié des jeunes graffeurs pour s'inspirer de
différents courants et comprendre comment un graffiti se
réalise ; Internet agit comme un puissant complément à
l'apprentissage de terrain, ce que relate Anahi Alviso-Marino en
retraçant le parcours d'un jeune street artiste yéménite :
« il découvre - en s'informant principalement sur internet -
les techniques du graffiti, du pochoir (stencil), du collage de photographies
et de la peinture murale »72.
De plus, Beyrouth catalyse et réinterprète
cultures moyen-orientales et européennes. Dans les lieux de rencontre
précédemment cités, étudiants bilingues,
Français, Allemands, Américains expatriés au Liban
côtoient quotidiennement les nationaux. Cet aspect cosmopolite
présente aussi l'avantage de réunir diverses classes d'âge,
et il n'est pas rare de voir, à Radio Beirut, les graffeurs et leurs
parents se réunir et échanger à l'occasion d'un concert de
hip-hop, de jazz, ou de rock... Arabes. En effet, si l'on s'intéresse de
plus près à la scène artistique libanaise, on remarque
avec quelle régularité des champs artistiques originellement
américain ou européen ont été
réadaptés à la culture libanaise, recréant des
scènes locales à part entière. Lorsque nous parlons de
cette scène artistique, nous la distinguons de la « musique
commerciale, destinées à faire rêver des peuples
réprimés à tous les points de vue », dont
l'illustration la plus manifeste seraient les chanteuses libanais Haïfa
Wehbé ou Nancy Ajram73. Il est nécessaire de
reconnaître, avec Carole Corm, que ces milieux artistiques ne sont encore
accessibles qu'à une certaine élite culturelle et avertie, dont
les graffeurs font partie. Influences et publics nationaux et internationaux se
retrouvent et échangent dans les mêmes lieux, apprécient le
même type d'artistes. Ces derniers y trouvent d'ailleurs
l'opportunité, autant qu'ils en sont le produit, de réaliser des
oeuvres originales ; nous pensons par exemple à Zeid Hamdan,
Naâman (chanteur de reggae libanais) ou le groupe de rock Mashrou' Leila,
qui remplit désormais des salles comme l'Alhambra à Paris ou le
Royal Albert Hall de Londres. Le groupe Acid Arab, dans son oeuvre et sa
composition, représente ce métissage culturel par excellence :
formé de deux Français et d'un percussionniste jordanien, ils
déclarent sans ambages leur attachement au Liban et rappellent la
qualité du public libanais. Leur style de musique est électro et
influencé par la scène française, mais leur marque de
fabrique consiste à agrémenter leurs sets de musiques orientales
traditionnelles. Ils décrivent eux-mêmes leur production comme
« an oriental acid music which combines the coldness of techno and the
emotional and dramatic power of the East ». Finalement,
l'étroitesse de cette scène artistique, pourtant en pleine
expansion, constitue un point de rencontre et un lieu de
72 ALVISO-MARINO, Anahi, « Les murs prennent la parole.
Street art révolutionnaire au Yémen », p. 321, in BONNEFOY,
Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), op. cit..
73 CORM, Carole, op. cit., p. 103.
47
discussion privilégiés entre graffeurs et
artistes, menant à des collaborations et inspirations extrêmement
diverses.
L'engagement dans la carrière opère plus de
façon incrémentale : il n'existe pas de volonté a
priori de faire du graffiti, et la carrière se construit peu
à peu. De même, la carrière graffiti ne relève pas
d'une extrême rationalité, les choix opérés
par les graffeurs sont autant conscients qu'inconscients,
déduits de leur situation particulière et du contexte dans lequel
ils évoluent.
Les trajectoires universitaires des graffeurs
sont extrêmement semblables, tournées vers les arts et le
graphisme. Néanmoins, elles agissent comme un facteur de maintien et de
renforcement dans la carrière plus qu'elles n'expliquent l'engagement
d'un individu. Quant aux trajectoires professionnelles, elles
restent lâches et en formation, mais elles restent peu tournées
vers une carrière d'artiste graffeur à temps plein.
La scène graffiti beyrouthine s'insère et se
développe dans et grâce à une scène artistique et
intellectuelle plus large. En particulier, l'influence de la
scène hip-hop, très active à Beyrouth, agit comme
une référence culturelle et une opportunité de
développement. Le reste de la scène culturelle à Beyrouth
rassemble cette « élite » intellectuelle
beyrouthine, et contribue au développement du capital social
des graffeurs.
Les pairs sont essentiels à l'engagement et au maintien
de l'individu. La rencontre avec le mentor marque, hormis
quelques exceptions, le point d'entrée dans la carrière d'un
graffeur.
À retenir
48
III. UNE PRATIQUE ALTERNATIVE COMME INSTRUMENT
D'INTÉGRATION SOCIALE ?
Les graffeurs proviennent de milieux sociaux particuliers, qui
peuvent faciliter l'engagement, au terme d'une analyse a posteriori,
plus qu'ils n'en sont l'unique cause. Pourtant, cette analyse vient contredire
les premiers travaux sur le graffiti, perçu comme vandalisme ou, par
suite, comme sous-culture représentant des groupes socialement,
économiquement ou politiquement dominés. L'origine moyenne -
haute des graffeurs nécessite de se questionner sur le rôle que
peut avoir le graffiti sur leur positionnement social : est-ce, comme dans le
cas new-yorkais des années 1980, l'apanage de catégories, toutes
aussi élevées qu'elles soient, marginalisées dans le champ
social libanais ? Le graffiti a-t-il un effet sur le positionnement social de
ses acteurs ? Serait-ce, dès lors, un instrument d'intégration
sociale ? Ou, encore, les graffeurs ne peuvent-ils s'engager dans cette voie
que parce qu'ils sont déjà intégrés - en somme, le
graffiti ne se comprendrait-il que comme la confirmation de positions sociales
héritées ?
A. Le graffiti : une pratique sociale et culturelle
comme moyen d'intégrer la société ?
L'exploration de chacune des hypothèses émises
débute par celle où le graffiti fonctionnerait comme un
instrument d'intégration sociale. Comment ? Jusqu'à quel point ?
Si ces questions sont difficilement dissociables de notre seconde
hypothèse et nécessitent, sans cesse, d'être
nuancées, deux grandes réponses peuvent néanmoins y
être apportées. D'abord, le graffiti pourrait se comprendre comme
une domestication de soi, en particulier sociale, en dehors des modifications
de soi qui seraient uniquement liées à la dimension artistique de
cette activité. Ensuite, parce que ce qui apparaît comme une
pratique « transgressive et distinctive » - et souvent
dénommée, abusivement peut-être, comme une sous-culture -
pourrait tout aussi bien être « intégrative et
connective ».
1. Le graffiti comme domestication de soi
Muriel Darmon a montré, à propos des
anorexiques, la manière dont l'engagement et le maintien dans une
carrière amenaient à une modification des dispositions
héritées parfois extrême, ou permettait
49
l'acquisition de nouvelles dispositions74. Plus que
physique, cette modification de soi serait avant tout sociale et peut donc se
comprendre comme une domestication sociale de soi, qui s'apprend tout
au long de la carrière du graffeur. Cette domestication de soi aurait
partie liée avec le processus de reconnaissance, ou l'augmentation de la
notoriété des graffeurs, qui supposeraient que plus l'acteur en
question est « connu » ou « reconnu », plus il seraient
attendu de lui des comportements en accord avec le champ social dans lequel il
vise à s'insérer. Bien sûr, il ne s'agit pas d'une relation
à sens unique, où le champ social modifierait de manière
univoque le comportement du graffeur ; celui-ci, par adaptation, fait accepter
de nouvelles productions aux acteurs qui composent ce champ. Ce processus est
particulièrement visible dans le cadre des commandes ou des financements
accordés aux graffeurs, tout comme dans le processus de
présentation de soi face aux acteurs médiatiques. D'ailleurs,
c'est justement face à ces derniers que cette domestication
apparaît le plus clairement : l'uniformisation des discours des
graffeurs, notamment via l'utilisation d'un lexique particulier et
différent de celui généralement employé dans le
graffiti, permettrait alors de faire accepter son activité et
reconnaître sa place d'artiste. Cela va certes de pair avec le
processus de reconnaissance, mais s'en distingue également puisque cette
domestication se fait uniquement en direction des agents que les graffeurs
perçoivent comme socialement dominants, alors que le processus de
reconnaissance se fait également (et d'autant plus) en direction des
pairs et initiés. Le discours de Phat2 éclaire sur la
manière dont la domestication (qui peut aussi se comprendre comme un
« lissage » du discours et des attitudes incorporées)
crée une forme de dualité dans le personnage du graffeur en
fonction des récepteurs auxquels il s'adresse. Phat2 a, effectivement,
construit un personnage de graffeur vandale, le défendant corps
et âme lors des entrevues entre pairs, ce qu'il réitère de
manière plus pacifiée sur Facebook, réseau social
où sa personnalité est plus réfléchie et construite
en fonction des récepteurs. Ainsi, sur ce type de média, tout en
défendant une position vandale75, il use de termes moins
violents que ce que nous avons pu recueillir (et que nous ne relaterons pas
ici) : « When a writer forgets to do any actual research before or
after writing an article - enjoy this latest mockery from OLJ [ndlr
Orient Le Jour] ». Lorsqu'il s'adresse directement à des
médias, les propos sont encore davantage réfléchis et
lissés, à l'image de la longue interview qu'il donnait fin mars
2016 pour Bombing Science. Si ce graffeur en particulier modère
et modifie son langage en fonction du nombre ou du type de récepteurs
potentiels, cette modération ne l'empêche pas de faire accepter
à ces derniers ce mode vandale, à l'inverse même
de ce qu'il serait dans l'intimité selon ses pairs... « Phat2
for example, Phat2, he's very aggressive, he's very territorial and he's very,
you know, «the king of the streets» and «the streets are
ours» you know, whereas if you meet him he's just like euh, he try to be
like, but very gentle sir ».
74 DARMON, Muriel, Devenir anorexique... op. cit.
75 Cette position de « vandale » est ambivalente par
ailleurs puisqu'il ne refuse pas la visibilité, à l'encontre de
ce que serait la figure mythique du vandale
50
À l'inverse, le refus de conformation à ces
« sphères sociales », où se trouvent
généralement mécènes, clients, agents de la
reconnaissance d'un artiste, peut avoir un coût sur l'intégration
effective d'un graffeur, artistiquement mais aussi et surtout socialement. Le
refus de commandes ou de répondre exactement aux attentes du client peut
avoir pour effet de fermer des portes à un graffeur. Kabrit expliquait
que son refus de réaliser exactement ce qu'un client lui avait
demandé l'avait empêché, par suite, d'agrandir son cercle
social et professionnel :
- Kabrit : y a des fois ça passe pas, c'est tout.
- Et c'est déjà « pas passé
» ?
- Kabrit : ouais, plusieurs fois. Je me suis fait engueuler
plusieurs fois (rires), y a même des gens qui ont
refusé de me payer, ou payé la moitié. Ils
m'ont dit « ok c'est pas la même chose, on te paie la moitié
», ce qui est chiant parce que... C'était plutôt des gens
très riches qui vont plus m'exposer à plusieurs contacts...
Ainsi, le refus de conformation montre comment son inverse
peut, ou aurait pu dans le cas présent, agir comme un facteur
d'intégration et d'élargissement des contacts, permettant au
graffeur de s'insérer dans un univers social particulier, celui des
« gens très riches ». En définitive, cette
« relation directe entre ce que les mécènes [etc.]
recherchent ou peuvent comprendre et ce que les artistes réalisent
» permettrait à chacun « d'affirmer leur rang dans un
tel monde »76, artistique mais aussi social, dès
lors que cette pratique artistique est commercialisée et demandée
dans un champ social particulier.
2. Des pratiques transgressives et distinctives
perçues comme intégratives et connectives
Ces modifications du comportement s'insèrent dans une
réflexion plus large sur la dialectique entre une pratique
théorisée comme subversive et son effet intégrateur. La
réflexion de Lachmann sur la notion de contre-culture appliquée
au graffiti nécessite d'être repensée dans le cas
présent, puisqu'il l'accole directement au concept de déviance
développé par Becker. Or, ici, comment peut-on comprendre le
graffiti ? Il apparaît que cette activité ne peut être
envisagée comme une pratique transgressive (au sens où
elle romprait avec un interdit légal) puisque son statut n'est pas
défini au Liban. Subversion et transgression se perçoivent alors
dans l'aspect inédit, nouveau du graffiti, en rupture avec les formes
artistiques antérieurement répandues au Liban.
Logiquement77, ce type de pratique ne devrait pas être
accepté en dehors d'un cercle « remarquablement fermé
aux non-initiés »78, et par voie de
conséquence
76 BECKER, Howard, op. cit., p. 122.
77 Au regard des études sur les pratiques contre ou
sous-culturelle. Voir à ce sujet « Contre-Culture n° 1 »,
Volume !, 2012/1 (9 :1), 256 p.
78 Ibidem.
51
faire reconnaître le graffeur comme déviant
plus que comme acteur social intégré. Comment se fait-il
que, dans les faits, le phénomène inverse puisse se produire ?
D'autres pratiques ont pu remplir la même fonction, selon des
modalités similaires : c'est le cas des jeunes musiciens de
l'association SOS Bab-el-Oued en Algérie, décrypté par
Layla Baamara79. Elle explique que ces jeunes musiciens
bénéficient d'un réel soutien grâce à leur
engagement associatif, dans un contexte plus restrictif qu'au Liban. Plusieurs
facteurs rendent cette opportunité possible, à commencer par le
fait que SOS Bab-el-Oued représente l'une des rares associations
tournée vers le domaine de la culture, ce qui lui «
confère une certaine singularité ». Face aux
difficultés rencontrées par les jeunes Algériens, elle
permet de canaliser leurs peurs, revendications, ou au moins les mettre en
forme et les éloigner, par exemple, des mouvements islamistes.
L'association se conçoit, de plus, comme un réservoir de talents
dont la visibilité est amplifiée par l'organisation associative,
ce qui, à terme, peut faire de SOS Bab-el-Oued un « tremplin
professionnel »80. Son rôle socialisateur
s'avère extrêmement important pour ces jeunes. L'expérience
algérienne appelle pourtant à plusieurs distinctions d'avec le
cas libanais : les graffeurs restent, dans leurs rapports avec le monde social,
fortement individualisés et ne sont pas issus des milieux populaires que
Baamara relate à propos du cas algérien. Quelle peut alors
être la pertinence de la comparaison ? Cela est à voir dans les
similarités et l'interprétation des différences que l'on
peut faire entre ces deux cas de figure.
Ces différences sont d'ailleurs peu significatives, une
position sociale plus élevée à l'origine chez les
graffeurs libanais n'empêche pas que leur activité puisse avoir le
même type d'effet que pour les jeunes algériens. De plus,
l'absence de rapport à une association peut se compenser par
l'étroitesse de la scène graffiti actuelle et sa forte
cohésion : ainsi, ce n'est pas tant le réseau associatif que les
solidarités - affectives en particulier - qui remplissent ce rôle
socialisateur. De fait, l'aspect transgressif du graffiti rejoindrait la notion
d'avant-garde artistique, plus que d'illégalité. Le
graffiti peut se comprendre comme un instrument d'intégration sociale
par la désignation de l'artiste. Il n'est pas conçu comme
déviant mais comme artiste, professionnel ou amateur. D'où,
d'ailleurs, l'impossibilité de penser ensemble cas libanais et
expériences américaine ou européenne du point de vue des
processus de labellisation de la déviance. Quoi qu'il en soit, le
graffiti permet à ses acteurs de leur assigner un rôle, donc de
trouver une place qui aurait pu être occupée par d'autres
(décorateurs d'intérieurs, peintres, etc.). L'avantage de cette
pratique sur ces « autres » est son caractère nouveau, nous
l'avons dit ; l'avant-garde permet de définir ce qui est en vogue
et devient attractif pour les mécènes, clients,
journalistes, pour cette même raison. Le graffiti est d'autant plus
attractif qu'il est peu cher et de bonne qualité ce qui, trivialement,
permet à ceux qui font appel au talent des graffeurs, d'être
responsables du développement artistique de cette scène, et
d'être
79 BAAMARA, Layla, « A SOS Bab-el-Oued. Rappeurs et
rockeurs entre intégration et transgression à Alger » in
BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), op. cit.
80 Ibid., p. 236.
52
rétribués par cet investissement, qui leur
confère un rôle de « précurseur » à bas
coût. Dans le cas libanais comme dans le cas algérien, «
en reprenant les mots de Denis-Constant Martin, il semble finalement que
les pratiques culturelles et sociales des jeunes rencontrés soient
autant distinctives et transgressives que « connectives et
intégratives car elles visent plus à l'acquisition d'une place
dans la société qu'à démanteler cette
dernière » »81. Le graffiti aurait alors une
fonction inclusive, permettant une reconnaissance artistique et
professionnelle, et par là-même sociale.
B. Une place dans la société qui serait
déjà « acquise » et confirmée
par le graffiti ?
Nous pouvons considérer, à raison, que le
graffiti a une fonction d'intégration sociale pour ses agents. Pour
autant, cela ne rentre-t-il pas en contradiction avec ce que nous avons
développé tout au long de ce chapitre, à savoir que les
graffeurs proviendraient de milieux socialement intégrés ou, du
moins, peu marginalisés ? Ce que Baamara considère comme un
instrument d'intégration sociale à propos des jeunes
algériens ne peut-il pas se comprendre plutôt comme une
confirmation de dispositions sociales déjà acquises ? Enfin,
faut-il réellement trancher en faveur de l'un ou l'autre, plutôt
que de les considérer de manière complémentaire ? Il sera
question d'analyser cette apparente contradiction, à la fois en
réinterrogeant l'origine socioculturelle des acteurs et en la faisant
dialoguer avec la création de conventions sociales par ces derniers,
conventions qui apparaissent comme une tentative de conciliation entre
l'idéaltype du graffeur et sa réalité sociale.
1. Une origine socioculturelle pleinement
intégrée à la société libanaise
Sans revenir en détail sur l'origine socioculturelle
des graffeurs, notons qu'elle empêche de facto de leur appliquer
le qualificatif de déviant ou d'outsider du monde
social dans lequel ils s'insèrent par la pratique. Même d'un point
de vue artistique, la notion de « contre » ou « sous »
culture est problématique au Liban : si les acteurs, les artistes
beyrouthins, les sociologues ayant traité de ces derniers, les journaux
reconnaissent de manière consensuelle l'existence d'une scène
underground, celle-ci se perçoit très clairement, dans
la rue même, comme une scène underground à « ciel
ouvert ». Le graffiti apparaît plus comme une confirmation de
dispositions sociales héritées que comme une véritable
intégration à un univers qui serait inconnu aux graffeurs. Cela
peut aussi se comprendre comme une ascension sociale,
81 Ibid., p. 238-239.
53
quoique moins observée : le statut d'artiste est-il
perçu comme un signe d'ascension sociale ou simplement une
différenciation sociale par rapport aux postes occupés par les
parents et proches ? Bien sûr, ce propos n'est ni exclusif ni
généralisable, puisque certaines différences sociales
persistent entre les graffeurs, quand bien même ils se positionneraient
tous au sein de la classe moyenne - moyenne ou haute. En fait, si l'on doit
combiner deux idées théoriquement antithétiques, ne
pouvant considérer l'une ou l'autre comme « porteuse de
vérité exclusive », une hypothèse émerge en
priorité. Il est toutefois nécessaire de noter que ce «
devoir » ne traduit pas tant une volonté de faire entrer dans des
cases des idées qui ne le pourraient pas, mais qu'au contraire cela
découle très directement des observations et entretiens
réalisés. Cette hypothèse tient à ce que cette
confirmation d'une place dans la société
déjà acquise serait en même temps une intégration :
le graffiti aurait pour fonction de transformer ces dispositions sociales
acquises en position sociale effective, et néanmoins jamais
définitive.
Cette hypothèse trouve une réalité dans
ce que le graffiti est une activité peu accessible pour ceux ne
bénéficiant pas des dispositions sociales que nous avons
développées. L'entrée dans l'activité permet de
développer un réseau social tel que nous l'avons
démontré, mais ces réseaux sont aussi permis parce que les
graffeurs proviennent de milieux ouvrant déjà la voie à ce
type de sociabilité. Ainsi, même la relation avec un client est
possible parce qu'une confiance, fondée sur une interrelation de
connaissance et de reconnaissance, existe : « un réseau de
relations, c'est un certain nombre de personnes qui vous connaissent
suffisamment pour remettre entre vos mains le sort d'une partie de leur projet.
L'élément primordial de ce réseau, c'est la confiance
»82. L'acquisition d'une expérience artistique,
ouvrant la voie à une reconnaissance artistique et sociale, ne s'active
que grâce à des connaissances préalables qui placent leur
confiance dans le talent du graffeur. Ces connaissances ne sont pas uniquement
le fruit d'un réseau directement hérité des parents, les
trajectoires peuvent être plus indirectes : il en va ainsi de Zed ou
d'Ashekman par exemple qui n'ont pas réinvesti directement le
réseau hérité du cercle de socialisation primaire, mais se
sont servi de celui-ci pour acquérir une reconnaissance sociale autre et
antérieure à celle de graffeur. Plus clairement, ces artistes
seraient reconnus et intégrés socialement comme tels par leur
activité annexe, la peinture pour Zed, le concept hip-hop pour les
frères Ashekman. Cette intégration préalable leur permet,
en sus, de faire valoir une reconnaissance dans le graffiti, artistique et
sociale. Pour revenir sur la notion première de disposition sociale,
rappelons que, d'accord avec Bourdieu et « de façon
générale, ce sont les plus riches en capital économique,
en capital culturel et en capital social qui sont les premiers à se
porter vers les positions nouvelles (proposition qui se vérifie,
semble-t-il, dans tous les champs, dans l'économie aussi bien que dans
la science) »83. De fait, ces dispositions sociales
décrites sous forme de
82 BECKER, Howard, op. cit., p. 106.
83 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art.
Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Éditions du Seuil, 1998 (1ère éd. 1992), 567
p., p. 431.
54
capital chez Bourdieu influent l'orientation des
acteurs vers le graffiti, qui fait office de « position nouvelle ».
Or, pour reprendre notre démonstration, largement inspirée du
travail de Layla Baamara, cette position nouvelle permet une intégration
sociale. Celle-ci pourrait alors s'envisager comme une affirmation de ces
dispositions sociales, qui se concrétisent en position sociale. Le
détour par le graffiti permet de transformer ces dispositions sociales
acquises en position sociale, qui n'est plus celle des parents bien qu'elle
s'en rapproche (et c'est, dès lors, une des raisons qui tend à
confondre deux dynamiques qui seraient différentes) mais bien celle du
graffeur en tant qu'individu. De manière extrêmement
schématique, ceci pourrait se résumer de cette manière
:
Milieu social d'origine
Permet l'acquisition d'une position sociale
Facilite l'engagement dans la pratique
Dispositions sociales héritées
Ce type de confirmation sociale de dispositions
héritées ne va pourtant pas sans poser de problèmes :
comment, effectivement, concilier une origine sociale non populaire
réaffirmée par une activité artistique dont l'imaginaire
se construit pourtant en opposition avec cette même origine sociale ?
2. Rejet et création de conventions sociales plus
qu'artistiques
Cette dichotomie entre imaginaire et réalité
sociale du graffeur pousse dès lors certains d'entre eux à
rejeter, dans les discours, cette dernière. Cela passe, en particulier,
par la création de conventions sociales qui, plus qu'artistiques, visent
à créer une distinction entre graffeurs qui n'existerait pas
« objectivement ». Plus simplement, une partie des graffeurs tente de
créer une ligne de démarcation, emprunte d'illusion biographique
certes, entre eux, vrais graffeurs et d'autres, qui ne le seraient pas
pour des raisons que nous allons explorer, distinction peu visible dans le
champ social. Il ne faut pas omettre que la création de ces conventions
sociales a partie liée avec des considérations commerciales et de
reconnaissance artistique, même si ces dernières n'en sont pas un
moteur central et servent plutôt d'argument justificatif aux distinctions
opérées par les graffeurs eux-mêmes. La définition
du bon graffeur est éminemment sociale : le paradoxe dans
lequel se trouvent les graffeurs libanais est dû à ce qu'ils
tentent de faire valoir une attitude et une culture street, tout en
étant légitimés, reconnus et issus de milieux contre
lesquels, dans d'autres scènes, le graffiti s'est historiquement
opposé. La vindicte d'un graffeur grenoblois, Richbool84,
84 RICHBOOL et CHIVAIN, Graffiti et street art : du
vandale au vendu ? Quand les aérosols décorent le
capitalisme, 2010, brochure disponible sur Indymedia.
55
contre ces milieux qui se légitiment par la
commercialisation, illustre avec une extrême clarté le
fossé creusé par les « vrais graffeurs », «
vandales » contre les « faux », « vendus » :
« Les vandales, graffiti-addict inscrivent rarement
leur pratique dans une approche politique globale et cohérente. Il
demeure que « leur » graffiti a le mérite de faire vivre un
esprit moins complaisant avec l'ordre établi (...) », ce qui
ne peut être le cas que parce que le graffiti serait une «
culture résolument populaire, expression d'un sous prolétariat
urbain à qui l'existence sociale est niée et qui se
réapproprie le langage de la ville en imposant effrontément sa
présence aux classes dominantes ». Il ajoute, enfin, que
« ces deux activités se mènent même parfois en
parallèle : gentil peintre citoyen le jour, horrible tagueur vandale la
nuit. Mouais. Toujours est-il que certains d'entre eux se sont
transformés en fiers guerriers du capitalisme, se trimballant de
boutique en mairie avec leurs feuilles de tarifs et leurs plaquettes de pub
», guerriers qu'il qualifie aisément de « fossoyeurs
de l'aérosol libre ».
Si ces dires semblent ambigus (voire contradictoires) au
regard de l'essor du graffiti à Grenoble, il n'est pas de notre ressort
de les qualifier et, de fait, d'entrer dans un débat subjectif et
idéologique. Plutôt, ce type de discours reprend les
caractéristique de l'idéaltype, voire de l'imaginaire, du tagueur
: vandale plutôt que vendu, dissociation fondamentale
entre graffiti populaire dirigé contre le « capitalisme
», les « classes dominantes », les «
marchands » et les « artistes citoyens ». Les
graffeurs beyrouthins associent plus facilement ces deux facettes du graffiti,
toutefois le malaise quant à la manière de se définir en
graffeur authentique qui reçoit des commandes et est reconnu
autrement que par ses pairs sans être non plus « commercial »
s'avère persistant.
La distinction, très présente dans le terrain,
tient à cette tentative de se définir comme « venant de la
rue », chose que nous avons déjà mentionnée. Cette
origine, principalement perçue et vécue comme telle par une
partie des graffeurs, se constitue en convention sociale puisqu'elle permet de
les comparer et de les distinguer des graffeurs qu'ils ne souhaitent pas
reconnaître comme tels. Cette distinction et cette légitimation de
soi sont présentes chez les membres des crews REK, RBK, Bros et ACK
vis-à-vis des frères Ashekman. Ces derniers
bénéficient d'une large reconnaissance au sein des journaux et
des clients nationaux et, pourtant ne sont absolument pas reconnus par leurs
pairs, voire sont critiqués. Cette critique ne porte pas tant sur le
fait qu'ils « trichent » en utilisant des méthodes qui ne
seraient pas « graff » que sur ce qu'ils représentent. En
effet, les graffeurs interrogés et observés reprochaient à
Ashekman leur prétention à se revendiquer « de la rue
», chose improbable par ailleurs, alors qu'eux en viendraient
vraiment, chose peu probable également. Comment cette
distinction peut-elle avoir lieu ? Cela viendrait, principalement, de la
différence qu'il y a entre ce qu'Ashekman présente dans leur
stratégie de visibilité et la réalité de la
pratique, puisqu'étant isolés du reste des graffeurs (certains
ayant d'ailleurs souhaité peindre avec eux, ce qui s'est soldé
par un rejet) et des habitants de Beyrouth. Cette distinction reposerait sur le
« mensonge » d'Ashekman, sur leur inauthenticité,
caractéristique rédhibitoire de l'attitude du
56
graffeur. Cela se corrèle à des pratiques qui ne
seraient pas du tout dans l'esprit du graffiti, et qui servent
dès lors d'arguments et de preuves qu'il existe un fossé entre
Ashekman et les autres. On peut relater ainsi les propos de Meuh à
propos du tournage d'un documentaire sur le graffiti en mai 2015 et sur lequel
il travaillait cette fois en qualité de journaliste. Ayant
décidé, avec le réalisateur, de réunir l'ensemble
des graffeurs beyrouthins, Ashekman y compris, il rapportait que le tournage a
viré au « ridicule », et pouvait ainsi
lui-même, en tant que graffeur, délégitimer Ashekman :
« réservation » du mur sur lequel ils souhaitaient peindre,
« peur » de se faire arrêter par les forces de
police85, et, surtout, l'épisode où l'un des
frères, face caméra, aurait déclamé un slogan
« street » après avoir peiné à finir la
pièce. Tous ces éléments deviennent autant de
possibilités pour créer une frontière entre vrais
graffeurs et les autres, frontière peu évidente a priori
du fait d'une origine sociale similaire et d'une qualité artistique
semblable, si tant est qu'on puisse se permettre ce type de qualification.
Le graffiti agit comme une domestication de soi
sur ses acteurs. L'augmentation des contacts, clients, soit du
réseau social d'un graffeur le force à s'adapter à ses
récepteurs. Cela lui permet de s'intégrer et de faire valoir une
réputation d'artiste à même de le replacer dans ce champ
social.
Toutefois, les graffeurs proviennent de milieux sociaux non
populaires. Le rôle inclusif du graffiti se perçoit dans la
manière dont une pratique artistique permet aux acteurs de
convertir des dispositions sociales héritées en position
sociale effective, mais non figée.
L'intégration sociale permise par le graffiti ne se
fait qu'au prix d'ajustements, et de création de conventions
sociales plus qu'artistiques. Le rejet de ce qui est vendu au
profit d'une figure de vandale traduit la difficulté à
se considérer comme authentique dans un art tout en étant
intégré à un milieu social plutôt
élitaire.
En conséquence, une pratique initialement perçue
comme « transgressive et distinctive » peut se
révéler « intégrative et connective
».
À retenir
85 Non parce que la peur est ridicule, mais parce que cela
traduisait, selon Meuh, une déconnection totale d'avec le pays dans
lequel ils évoluent et où il n'y a pas à avoir peur de la
police au Liban, le graffiti n'étant pas réprimé par la
loi.
57
CONCLUSION
Nous avons tenté de souligner les facteurs concourant
à l'engagement d'individus a priori neutres dans la
carrière de graffeur. Il s'agissait de dresser, de manière
rétrospective, leurs « profils », tout en conservant une
certaine souplesse analytique. L'apparente diversité de ceux-ci peut
paradoxalement être appréhendée comme un
dénominateur commun. Elle ouvre la voie à des socialisations
primaires similaires, d'autant plus lorsqu'ils évoluent au Liban dans un
contexte durablement instable. S'il s'agit de faits « politiques »
objectifs, ils sont réappropriés par ces acteurs qui leurs
donnent un sens et créent du liant entre ces individualités
apparemment disparates. Une fois encore, il ne s'agit que de
potentialités qui se retrouvent d'ailleurs chez nombre de jeunes
beyrouthins rencontrés entre septembre 2014 et août 2015. Cet
univers social mêle une culture internationale, une origine non
populaire, et s'enrichit des réseaux de sociabilité construits
lors de la socialisation secondaire. Ici, Beyrouth retrouve toute son
importance, puisque c'est en son sein que les graffeurs rencontrent le reste
d'une élite intellectuelle et artistique dynamique. Ces réseaux
sont importants, puisqu'ils sont un facteur motivant d'autant plus la prise
d'engagement, en particulier les mentors et les pairs. Mais l'ensemble de cette
« élite » concoure à la définition des
influences et des motivations du graffeur ; d'ailleurs les graffeurs adoptent
une démarche active face à ce milieu qui représente une
riche source d'inspirations et d'états d'esprit. Tous ces
facteurs constituent des explications a posteriori de l'engagement
dans la carrière ; plus exactement, ils permettent de centrer le «
profil » du graffeur beyrouthin autour de quelques
caractéristiques, variables dans une certaine mesure.
Le rapport du graffeur à son milieu social et la
discussion entre sa pratique et ce milieu permettent de comprendre comment le
graffiti peut agir comme un instrument d'intégration sociale. Pourtant,
ils ne sont pas exclus ou considérés comme déviants
à l'origine... En réalité, cette socialisation est
extrêmement particulière au Liban et à ces milieux
artistique et intellectuel. Ils se trouvent dans une sorte de contradiction, au
sens où ils sont fortement éduqués,
sécularisés, ont une vue de la vie à l'international, mais
se voient refuser certains droits et souffrent de l'instabilité du pays.
Non nouvelle, cette dichotomie apparaît dès les années 1975
et crée des « catégories frustrées
»86 face aux échecs du système
institutionnel, se plaçant eux dans une démarche plus
progressiste. Il s'agit d'une population complexe à analyser, avec une
culture et des références très particulières et en
porte-à-faux avec les catégories les plus pauvres mais, surtout,
avec les plus aisées et le système institutionnel. Dans un autre
registre que celui du graffiti, le roman graphique de Zeina Abirached, Le
piano oriental, permet de visualiser cet univers social particulier,
tiraillé entre influences occidentales et orientales, ni tout à
fait l'un ni tout à fait l'autre.
86 CORM Georges, Le Liban contemporain... op. cit.
58
DEUXIÈME PARTIE. FAIRE DU GRAFFITI À BEYROUTH :
LA
CONSTITUTION D'UN MONDE DE L'ART LOCAL ?
59
I. L'APPRENTISSAGE DES TECHNIQUES ET CONVENTIONS DU
GRAFFITI
Richard Lachmann use largement de l'analyse des mondes de
l'art beckerienne, ainsi que du concept de sous-culture, que nous ne
reprendrons pas directement ni dans les mêmes proportions, pour la simple
raison que la situation new-yorkaise (en particulier les rapports entre
institutions et graffeurs), n'est pas transposable à la situation
beyrouthine. Quoi qu'il en soit, les carrières décrites par
Lachmann, puis par Frédéric Vagneron et Katrine
Couvrette87 semblent relativement homogènes. Il s'agira de
retracer analytiquement les différentes phases mettant en lumière
les particularités de l'apprentissage du graffiti et des conventions
supposées communes à cette pratique. La fonction de la signature,
d'ordinaire conçue comme partie intégrante du passage à
l'art, est remise en question dans le graffiti. Par suite, l'apprentissage
comme activité collective ouvre la voie, selon des degrés divers,
à une complexification des oeuvres et des styles propres à
Beyrouth - du moins, il s'agit d'un cheminement que nous testerons pour
analyser la pertinence du terme de monde de l'art local
appliqué à Beyrouth.
A. Commencer par le commencement : le choix du
blase
Optant pour une démarche qui tente de rendre compte des
différentes phases de l'engagement dans la carrière de graffeur,
il serait adéquat de revenir sur son commencement et, à vrai
dire, sa caractéristique centrale, soit le choix du blase. Central et
premier, parce que ce choix est antérieur à toute pratique,
à tout apprentissage, lesquels reposent dans le graffiti sur ce blase.
Il ne vient pas tant signer une oeuvre qu'il ne la constitue
pleinement. C'est par le blase qu'un graffeur peut être
repéré par ses pairs, et apprendre à leurs
côtés. Cela ne doit pas, toutefois, prévenir toute
réflexion sur les exceptions et les stratégies diverses de
reconnaissance par le blase, et les raisons qui président à ces
choix.
87 COUVRETTE, Katrine, Le graffiti à
Montréal : pratique machiste et stratégies féminines,
Mémoire pour l'obtention du grade de M.A en histoire de l'art,
Université de Montréal, Département d'histoire de l'art et
d'études cinématographiques, 2012.
60
1. Le choix du nom, passant par le tag, est
antérieur à l'apprentissage pratique du graffiti en cela que ce
dernier repose en tant qu'art urbain sur la signature
Les travaux de Nathalie Heinich supposent que « la
signature va de pair avec l'accession d'une activité au rang d'art, et
d'un producteur au rang d'artiste ou d'auteur »88.
Plusieurs remarques émergent, d'abord vis-à-vis de ce qu'elle
appelle la signature autographique, signature qui est «
obligatoirement manuscrite, portant donc la trace
matérialisée du corps de l'artiste, dont elle émane
directement »89. En tant que signature matérielle,
elle s'inscrit sur une « oeuvre elle-même
matérialisée en un objet unique, non reproductible (sauf à
en perdre son authenticité) »90. Le blase, à
l'inverse de la signature dans la peinture ou la sculpture, ne permet pas
d'identifier directement l'auteur d'un tag ou d'un graffiti. Certes, les
pseudonymes ont été largement utilisés par les artistes,
mais ici il devient consubstantiel à la forme artistique
considérée. Cela ne peut se comprendre sans deux facteurs propres
au tag puis au graffiti. Le premier est historique et relève de la
protection, dans le sens où les premières scènes graffiti
ont émergé aux États-Unis et en Europe, où la
dégradation de l'espace public entraîne des sanctions : signer de
son vrai nom constituerait une invitation explicite à être
arrêté et sanctionné par les forces de l'ordre. Le
deuxième provient du fait que la signature, passant par le tag, est
antérieure à toute autre forme de création artistique
pouvant être considérée comme du street-art. La signature,
appelée blase, devient l'oeuvre elle-même - et, de fait, la
reproductibilité de celle-ci constitue autant d'oeuvres ou plus
exactement de pré-oeuvres, plutôt qu'une perte
d'authenticité. D'ailleurs, pour parler d'oeuvre, il est bien
nécessaire de considérer le tag comme antérieur au
graffiti ou à la pièce, et non comme une fin en soi. Richard
Lachmann montre qu'à New-York, beaucoup de jeunes taguaient et
bénéficiaient d'une réputation de king à
un moment donné, mais ils ne pouvaient pas être
considérés comme artiste pour autant : très peu d'entre
eux ont abordé le graffiti et ils s'en sont tenus au tag, sur une
période relativement courte (de deux - trois mois à un, voire
deux ans), et la dimension territoriale revêtait un caractère
central de la pratique. Outre l'analyse des oeuvres, le processus
d'artification ne peut se comprendre sans les représentations, voire les
intentions des acteurs concernés. L'intention de faire de l'art
se perçoit dans les discours des acteurs ; la volonté
d'Exist de faire de grandes pièces, de l'art, était et reste
présente, toutefois il considère lui-même s'être
« trompé » entre l'intention de faire de l'art
directement et le processus d'apprentissage l'amenant à en faire. Il est
alors retourné vers le tag, sorte de base essentielle si l'on veut
pouvoir s'améliorer par la suite. Il en va de même de Krem2,
adolescent d'une quinzaine d'années qui aurait commencé à
graffer en 2012, bien qu'il revienne par la suite sur cette date
d'entrée pour la déplacer en 2014, où il a commencé
le tag
88 HEINICH, Nathalie, « La signature comme indicateur
d'artification », Sociétés &
Représentations, 2008/1 (n° 25), p. 97-106, p. 106.
89 Ibid., p. 98.
90 Ibidem.
61
et, partant de là, à apprendre ce que serait le
« bon graffiti » avec des « vraies lettres
», alors qu'avant il était « dans le faux
».
Le blase est d'autant plus central qu'il pose la question
d'une démarche artistique a priori. Choisir un blase et la
manière dont s'opère ce choix créeraient une distinction
de facto, antérieure à toute réalisation
artistique visible entre l'individu et le graffeur. Nous nous attacherons ici
particulièrement à la démarche artistique, bien que nous
tenterons de la corréler par la suite à des résonances
plus sociales de cette distinction, résonances formulées
a posteriori. Richard Lachmann l'aborde très succinctement
lorsqu'il déclare « qu'ils se créent une identité
propre sous la forme d'un tag - signature stylisée ou logo propre
à chaque auteur de graffiti »91, mais c'est bien
Katrine Couvrette qui développe une riche réflexion sur ce
dédoublement ou cette séparation de la personne
opérés par le blase et le tag. Elle écrit ainsi :
La signature graffitique met en scène un individu qui
passe outre la juridiction légale de son acte en s'affirmant par
l'intermédiaire d'un pseudonyme. Par l'écriture d'un nom de
plume, elle est conséquemment une signature fictive parce qu'elle
réfère à une entité qui n'existe pas
légalement. On se retrouve alors vis-à-vis de deux entités
pour une seule et même personne. La première identité est
réelle : elle s'authentifie par la signature classique d'un document
juridique au moyen du nom propre figurant sur l'acte de baptême, et
renvoie assurément à une entité qui existe
légalement. La deuxième identité est fictive et illicite :
sa signature n'authentifie absolument rien, indique un nom propre
inventé cachant et transgressant sa véritable identité, et
désigne du même coup un être qui n'existe pas
légalement (...). Visiblement, ce nom de plus représente un enjeu
symptomatique de la signature graffitique : toute la culture du graffiti est
une culture de noms fictifs (...). La signature graffitique accentue les
questions identitaires par une mise en lumière plus importante sur le
moi illicite de l'artiste (...). Essentiellement, plus plutôt que de
servir de signe de validation juridique permettant parallèlement de
désigner une identité reconnue légalement, la signature
graffitique correspond à l'affirmation absolue d'un moi s'exprimant en
toute liberté.92
Premièrement, la notion de signature illicite,
dans ses écrits, réfère autant au caractère non
officiel du blase qu'au caractère illégal du tag au sein de
l'espace public dans lequel il s'expose. Deuxièmement, le
caractère sous-culturel ou illégal du graffiti ne trouve pas le
même type de résonance à Beyrouth du fait d'une relative
liberté des graffeurs vis-à-vis des institutions ; ainsi le blase
relève d'une importation ou, du moins, d'une reprise de cette
culture graffiti. Troisièmement, la création d'une
figure fictive est une intuition ressentie par les graffeurs et
réaffirme le positionnement central du tag dans l'activité.
L'auto-désignation des graffeurs comme writers plutôt
que painters ou street-artist par exemple témoigne de
l'importance de l'écriture et, pour se désigner comme tel, il
convient d'écrire son nom. La diversité des tags
présentés
91 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 65.
92 COUVRETTE, Katrine, op. cit., p. 42-45.
62
montre que le style et ce qu'il représente vont de
pair, soit que signifiant et signifié sont deux éléments
indissociables du tag permettant l'expression de ce moi quasi-romantique. Ce
que le blase donne à voir, c'est l'identité cachée,
interdite, refoulée du tagueur. Elle est d'ailleurs ambigüe,
puisque ce que le blase donne à voir se comprend autant comme un
alias artistique que comme une libération très
personnelle de l'individu.
- Kabrit : dans mon cas Kabrit [ndlr « briquet » en
libanais] c'était... c'est plutôt une image tu vois c'est
pour ça... C'est pas moi en tant que personne,
plutôt en tant qu'alias, de la rue quoi.
- Comment tu vois Kabrit dans la rue ? Tu dirais qu'il
est différent de Raoul ?
- Kabrit : Le truc ouais je pense c'est que, puisque tu sens que
tu es, tu sens une présence anonyme tu
vois, dans le quartier tu es une personne qui est là
quelque part, qui existe, mais que tu connais pas exactement. He's just like,
he try to be like... But then again he's going back down to the streets to do
what he feels you know. En conclusion c'est ça, tu sens que tu peux pas
vraiment exprimer qu'à travers...
- Ton opinion, ou ta personnalité... ?
- Kabrit : c'est ça, tu peux pas vraiment l'exprimer en
tant que toi-même. Tu peux pas, à travers, à moins
que tu sois vraiment un poète ou un bon
écrivain, ou bien un philosophe... Alors que si t'es plutôt...
incliné vers le visuel, tu le fais sortir à travers le visuel et
quelque part, je pense ça, ça résume ta
personnalité. Ca résume ce que ton âme peut dire (rires).
Tu vois ton personnage c'est Kabrit, c'est supposé être un
personnage qui est, je sais pas à la limite, un peu une personne qui est
un héros quelque part. On en a tous un petit héros et ce petit
super héros ne peut, ne peut pas vraiment sortir dans le public.
- Il doit rester secret, il doit rester ton alias
?
- Kabrit : ouais, il doit quelque part rester anonyme. Tu vois
quand je sors je dis pas que je suis Kabrit
mais... somewhere this Kabrit is what you cannot... C'est la
partie de toi qui est, qui n'arrive pas à sortir. Mais par contre, tu
vois, en même temps là c'est complètement de la
contradiction parce que si le gars [ndlr. Kabrit] est vraiment ce que moi je
suis il aurait arrêté quand il a vu les petits insectes quand ils
sont sortis du mur au lieu de, de repeindre. Au lieu de passer dessus avec de,
de les tuer.
La désignation de soi, ou plus exactement de «
Kabrit », à la troisième personne à un moment de
l'entretien donne l'impression d'un dédoublement complet de l'individu,
qui ne parle même plus de lui sous son nom de graffeur mais en parle
comme d'une personnalité indépendante et différente.
Pourtant, elle reste toujours accolée à sa « première
» identité, officielle. Le choix du blase, chez Kabrit comme chez
d'autres, renvoie à une dimension symbolique permettant d'identifier
très rapidement un univers construit qui leur
appartiendrait en propre, plus que le prénom qui ne
renverrait pas à une personnalité particulière. Meuh, dont
le nom se rapporte directement aux sons produits par les bovins, parle d'un
choix en accord avec ce
qu'il « est », soit quelqu'un qui refuse de prendre
au sérieux le caractère le plus territorial ou vandale du
63
Tag d'Exist dans les rues de Beyrouth (c) Nour Ai
graffiti, pour en conserver l'aspect ludique ; ce nom renvoie
tant à sa personnalité de graffeur qu'à une volonté
de la transmettre et, à l'occasion, de faire sourire le passant qui
aurait remarqué son tag. Quant à Exist, on assiste à une
confusion, si ce n'est fusion, très claire entre l'identité
illicite contenue dans le blase et la volonté de s'adresser directement
à l'observateur. Le nom est alors conçu comme un message : son
tag, pour le profane, n'apparaîtra pas tant comme la marque du
passage d'un individu que comme un message, « Exist I » qui
lui est adressé au moment même où il l'aperçoit.
2. L'apparition de nouveaux blases sur les murs comme moyen
facile d'être repéré et de repérer de nouveaux
entrants potentiels
Tags de Meuh, photo personnelle
Le choix du blase apparaît comme une démarche
artistique a priori mais, pour ce faire, il ne peut être
dissocié d'une fonction visant à porter le graffeur ou futur
graffeur à la connaissance des mentors et des pairs. Ces derniers sont
essentiels au graffeur pour qu'il s'inscrive peu à peu dans une
communauté de pratiques, et évolue en partie grâce
à elle et aux ressources (matérielles, symboliques, humaines)
qu'elle fournit. Il faut souligner les interactions existant entre des
graffeurs considérés comme des personnels
intégrés93 au sein de la scène beyrouthine
et de nouveaux ou potentiels entrants. Nous avons déjà
développé l'importance du mentor pour un élève et,
à l'inverse, les bénéfices en terme de réputation
ou de reconnaissance que ce dernier pouvait apporter au mentor. En
conséquence, chacun va développer des stratégies visant
à attirer l'attention ou, de l'autre côté (mais moins
fréquemment) à trouver l'auteur d'un tag qui serait nouvellement
apparu. Meuh a posé son tag dans des quantités
prodigieuses94 avant de commencer à graffer et
réaliser des pièces plus poussées. Son parcours
diffère un peu de celui des autres, bien que les grandes phases
d'apprentissage restent les mêmes : habitant à Paris durant la
première partie de sa vie, il se limitait effectivement au tag, ce n'est
que lors de son arrivée à Beyrouth et la rencontre avec d'autres
graffeurs (permise par la pose de son tag) et, dans une certaine mesure, son
93 BECKER, Howard, op. cit., p. 238-242.
94 La récurrence de son tag atteignait parfois entre 30 et
40 fois sur un même segment de rue.
64
métier de journaliste, qu'il a commencé à
peindre95. Kabrit a, quant à lui, attiré
l'attention de Fish en posant directement sous un de ses graffitis. D'autres
stratégies, plus directes, peuvent être employées : c'est
le cas d'Exist et de Krem2, en demandant directement conseil à Phat2.
Pour autant, ces demandes se sont accompagnées de critiques et d'un
recadrage de la part de Phat2, influençant leur réorientation
vers le tag ou, par suite, le lettrage simple.
Le rôle du tag dans la visibilité d'un graffeur
est significatif de la conception d'une pratique qui aurait une vocation
artistique et, partant, à être vue. Bien que le tag constitue une
première étape dans la carrière, il s'agit d'un processus
sans cesse renouvelé en fonction des attentes et des objectifs des
graffeurs. L'adoption d'un style ou d'un blase particuliers peut effectivement
faire l'objet de stratégies de visibilité, fruits aussi de
nombreuses interactions, conseils et conceptions de ce que devrait le bon
graffiti par celui qui l'a enseigné ou les influences reçues
par les graffeurs.
- Krem2 ça vient d'où ? Comment est-ce que
tu t'es dit « je vais poser ça dans la rue » ?
- Krem2 : simplement, j'ai fait plusieurs alphabets de lettres,
j'ai choisi les lettres que je faisais le mieux
et j'ai fait un mot avec... et le « 2 » c'est parce que
y a déjà Krem en France... Et mon nom à la base
c'était Eniotna, j'avais pris mon nom à l'envers...
Krem2 expliquait que son tag, comme sa concentration sur un
lettrage simple, permettait une meilleure lisibilité en direction des
passants susceptibles de remarquer son travail. En comparant son premier blase
au second, ainsi qu'à ceux des autres graffeurs, celui-ci posait
effectivement plusieurs problèmes au regard des conventions retenues
dans le tag et le graffiti : difficile de prononciation (d'autant plus au Liban
où la langue arabe ne connaît pas le son « é »),
long au regard des autres blases (généralement composés
d'une ou deux syllabes) et ne renvoyant pas à un mot connu qui favorise
sa mémorisation. À l'inverse, le blase de M3allem (prononcer
Mouallem), signifiant « professeur » en arabe, est aussi transposable
en lettrage latin qu'en arabe (ãáÚã), et peut
être compris par l'ensemble des libanais.
3. Quelques exceptions traduisant des stratégies
diversifiées de (re)connaissance par le blase
Ni le blase ni le tag qui le rend visible ne peuvent
être pensés de manière monolithique et comme des
généralités absolues. La reconnaissance par le blase peut
être extrêmement diverse en fonction du type de public que l'on
cherche à atteindre ou de la manière dont l'activité est
conçue, ces différents facteurs sont variables selon le
positionnement de chaque acteur, au sein de la scène graffiti comme de
l'espace
95 Peindre ou « painting » étant
également une expression largement employée par les acteurs avec
lesquels nous nous sommes entretenus.
65
social dans lequel il évolue plus largement. Cela tend,
aussi, à perpétuer la question du tag au regard de son
inscription dans une démarche artistique, qui n'arrive pas seulement
à un moment donné mais se pose continuellement. Le blase fait
l'objet de redéfinitions et de modifications constantes, d'abord sur un
mode ludique, voire de l'amusement. En effet, de nombreux graffeurs tendent
à jouer avec leur blase. Fish, Exist, Kabrit, Parole ou encore
Wyte ont tendance à inverser les lettres, modifier l'orthographe ou
l'esthétique de leur tag, donnant un ensemble varié de blases et,
parfois, de significations : Shefi, Britak, Brit, K-brit, Yt, L'Opéra...
Il ne s'agit pas d'une pratique nouvelle, puisqu'on retrouve ce type de
pratique à Marseille et Toulouse, avec TCHO (thé chaud, t'es
chaud, tcho) ou Reso (réseau). Bob adopte quant à lui une
position intéressante, puisqu'il est impossible de le reconnaître
dans la rue à moins de connaître le blase qu'il utilise à
un moment donné : Abe, puis Rage, Beast, etc.. Les autres graffeurs
l'appellent d'ailleurs Bob (surnom libanais donné à son
prénom, Ibrahim) pour pouvoir le désigner facilement, bien qu'il
ne l'ait jamais graffé ou tagué. Cette pratique instaure une
barrière entre les initiés et les profanes. En
conséquence, son tag et ses pièces, exclusivement en wild
style, s'adressent à un public restreint, et remettraient a priori
en cause la signature artistique comme principe d'identification et de
certification de l'oeuvre produite. Ou on peut l'admettre comme le
témoignage de « la liberté que peut conférer une
artification si réussie que les praticiens de cette activité
peuvent se permettre de jouer avec ses conventions les plus constitutives
», visible dans l'art contemporain avec des figures telle que
Duchamp96. Néanmoins, ce jeu sur la signature sous-entend une
artification pleinement réussie, ce qui reste encore à
démontrer.
Enfin, un dernier cas relate la non-utilisation du blase ou,
s'il existe, il est conçu comme une marque. Yazan Halwani
reprend le principe de la signature des arts picturaux et non celui propre au
graffiti, signant de son nom légal. Il s'agit d'ailleurs d'un graffeur
qui ne tague pas, et montre que le tag n'est pas un préalable absolu
à la reconnaissance en tant qu'artiste. Il faut toutefois noter que
cette « déviation » des phases communément
définies et acceptées dans la carrière du graffeur n'est
permise que parce qu'il se positionne très différemment des
autres graffeurs. Il ne se place ni dans une scène graffiti
bien qu'étant graffeur par activité, ni dans une
communauté de pratiques. L'invocation du processus de labellisation est
pertinente, puisqu'elle peut différer en fonction du type de
reconnaissance visée et, de plus, modifier la pratique. S'il peut
objectivement être considéré comme graffeur puisque
peignant des pièces en milieu urbain, avec le même matériel
que les autres graffeurs, il ne se définit pas comme writer. De
plus, l'utilisation de son nom complet permet une identification officielle et
simple, plus accessible au grand public, profane, et aux acteurs
médiatiques susceptibles d'écrire sur lui et de favoriser sa
reconnaissance dans des milieux institutionnels. Il se passe de la
reconnaissance des pairs. D'autre part, le choix des frères Kabbani de
s'appeler Ashekman révèle, nous l'avions notifié, d'une
stratégie de reconnaissance plus
96 HEINICH, Nathalie, op. cit., p. 101.
66
commerciale. En effet, il ne s'agit pas d'un blase à
proprement parler, ni même d'un crew, mais plutôt d'un nom de
marque, englobant différentes activités qui seraient
constitutives de la culture hip-hop : marque de vêtement,
graffiti et groupe de rap sont dès lors rassemblés sous un seul
et même nom.
B. Apprendre les conventions supposées communes
à l'ensemble des scènes graffiti
La phase d'apprentissage constitue une étape centrale
de la carrière du graffeur, tant pour l'apprentissage des techniques
artistiques que des conventions telles que définies par Becker. Analyser
ces processus permet d'aborder les particularités inhérentes
à cet apprentissage dans le contexte beyrouthin, démarche
essentielle pour tenter de comprendre s'il est effectivement un monde de
l'art local. Pour cela, nous nous attacherons à expliquer comment
les graffeurs apprennent à maîtriser les instruments et ressources
propres au graffiti. Cette maîtrise irait de pair avec l'apprentissage
d'un vocabulaire spécifique, qui créerait progressivement une
ligne de démarcation entre initiés et profanes. Enfin, cette
étape de la carrière paraît d'autant plus importante
qu'elle est le moment où le graffeur se transforme, tant par son
attitude que par ses propriétés physiques et de savoir-faire ;
c'est par cette transformation de soi que l'on peut tenter de comprendre
pourquoi et comment l'engagement se maintient, et renforce cette distinction
entre celui qui devient artiste et celui qui, même initié, ne
s'engage ou ne se maintient pas dans l'activité.
1. La maîtrise des instruments et des ressources
disponibles
Loin du mythe de l'artiste génie ou du régime
vocationnel de l'art, les acteurs sont avant tout dépendants d'un
certain nombre de contraintes. La mobilisation des ressources
constitue un préalable essentiel à l'activité,
d'autant plus lorsque leur disponibilité n'est pas assurée ou que
le matériel s'avère coûteux. Plus encore qu'une limitation
de l'accès au matériel ou aux ressources organisationnelles,
humaines, etc., « ces carences auront des répercussions sur
l'oeuvre produite »97. Ainsi, le coût de
l'apprentissage est défini pour partie par l'offre globale de
ressources, lesquelles devront être appréhendées et
maîtrisées progressivement. Dans le cas beyrouthin, outre la
progression d'un individu dans sa maîtrise des ressources
matérielles disponibles, l'ensemble de la scène elle-même
évolue en fonction de l'apport progressif de nouveaux matériaux ;
ces deux types d'évolution sont alors tributaires de «
l'organisation de la production économique dans la société
considérée, [laquelle] détermine quels
97 BECKER, Howard, op. cit., p. 91.
67
marchés sont disponibles et dans quelles conditions
». En conséquence, « la liberté de choix que
permet cette offre est variable », notamment parce que le graffiti
repose sur un matériel dont la technicité est telle qu'il ne peut
être produit artisanalement. Les bombes de peinture, les caps,
voire les différents types de marqueurs sont des « produits
conçus et fabriqués à l'intention »98
de cette pratique ; le matériel n'est que peu, voire pas interchangeable
avec d'autres matériaux, à moins de changer de discipline
artistique. Remplacer la bombe de peinture par le pinceau déplacerait le
curseur du graffiti à la fresque. Dès lors, l'évolution
d'une pratique artistique et des artistes dépend largement du
fabriquant, du distributeur, qui imposent des limitations, contraintes et
orientations fortes. À Beyrouth, ils ne dépendent pas tant du
fabriquant, aucun site de production de ce type de matériel n'existe,
mais des importateurs et distributeurs. L'importation de tels produits doit
donc être motivée par une demande suffisante, ce qui
n'était pas le cas. Certains graffeurs ont alors rempli le rôle de
fournisseur et d'artiste, à l'instar de Phat2 qui a ouvert son propre
graffiti shop.
Même si les ressources deviennent plus accessibles, leur
utilisation est fonction des progrès du graffeur, soit l'apprentissage
artistique est en partie corrélé à la maîtrise
technique des instruments mobilisés. Le débutant commence par
maîtriser le marker, l'entraînement et l'expérimentation de
ce type de matériel permettant de développer l'esthétique
de son tag. L'utilisation de bombes de peinture spécifiques, même
disponibles, dépend de ces facteurs et de la nécessité
financière, d'autant plus lorsque le graffeur est jeune. Rares sont ceux
qui débutent avec des bombes Montana par exemple, relativement
chères : « quand je me suis dit, ok, « j'fais mon
premier tag à moi », j'ai utilisé que des, que des bombes...
J'ai utilisé des bombes à l'ancienne, des bombes industrielles
des trucs de... de voiture à fond tu vois, à 2000 (rires),
à peine 1 euro. » (Kabrit). L'utilisation de certains types de
bombes peut aussi relever de considérations esthétiques
conventionnelles : l'utilisation du chrome provient de la
nécessité, pour les graffeurs américains et
européens dans les années 1980 et 1990, de trouver une peinture
facilement applicable et durable lorsqu'ils graffaient les trains ou rames de
métro. Par suite, le flop à fond chromé et contour noir
est devenu un classique, dont l'aspect pratique et technique est
largement dépassé et inutile au Liban. Enfin, il convient de
noter qu'une « première prise en main » des matériaux
est nécessaire, sur la forme du mode d'emploi, pour pouvoir
exécuter une pièce. Mais la maîtrise de ces instruments
n'est pas un phénomène figé et se réinvente sans
cesse, à des visées d'expérimentation artistique comme de
découverte d'instruments nouvellement confectionnés. Lors des
entretiens, cette relation entre le graffeur et son matériel est presque
romancée, narrant une adaptation de l'artiste à sa bombe plus que
l'inverse :
- Comment expliquerais-tu cette volonté de changer
de style ?
98 Ibid., p. 92.
68
- Kabrit : c'est la technique. C'est la technique de la bombe.
Ça dépend de la bombe que j'utilise, de ce
que j'ai bien envie de faire... Je m'amuse par exemple
à peindre de façon diagonale jusqu'à ce que ça
donne d'un côté un peu plus net et l'autre côté que
ça soit dégradé, je fais ça. Par exemple un peu ce
que j'ai fait au Train Station. J'utilisais cette technique tout le temps tu
vois et, euh, et c'est venu un peu là où j'ai fait les petits
caractères, les petits persos. Et honnêtement genre, cette
technique a servi dans, je me dis, juste pour ça. Donc c'est bon, j'ai
trouvé...
- Tu as trouvé ?
- Kabrit : j'ai trouvé genre quel euh, cette technique
sert quel genre de, de texture ou bien quel genre de
matière, tu vois cette matière, euhm, I mean,
sous-marine, muqueuse et transparente quelque part, et qui brille, genre
plutôt des méduses, des calamars transparents et tout ça tu
vois.
Détails de la fresque graffitique réalisée
par Kabrit, avec l'aide de Meuh et Exist, pour le Train Station, photo
personnelle
2. L'apprentissage d'un vocabulaire spécifique et de
ses applications
L'apprentissage et l'utilisation d'un vocabulaire
spécifique au graffiti recouvrent une dimension technique propre
à la pratique. C'est, dans le même temps, un processus de
labellisation et de définition
des conventions, processus essentiel à la constitution
d'un monde de l'art : se doter de termes spécifiques
69
agit comme un référentiel commun visant à
fédérer plusieurs individus en une communauté de
pratiques, lesquels participent eux-mêmes à sa labellisation et
son artification. Ce « lexique particulier aux initiés
»99 fonctionne comme un facteur de distinction, à la fois par
rapport aux « esthétiques dominantes » et aux
activités « non-artistiques ». En somme, les
graffeurs participent à la définition du bon graffiti,
donc à édifier les « catégories du « beau
», de « l'artistique », de « l'art », du « grand
art », du « laid », du « non-art », etc.
»100. Cette fonction est d'ordinaire dévolue aux
esthéticiens et aux critiques pour Becker, or le
graffiti à Beyrouth (et ailleurs) connaît peu, voire pas, ce type
d'organisation dans la définition du beau. S'agit-il d'une
propriété de l'art urbain, qui serait radicalement
différent des arts traditionnels puisque n'étant jugé que
par les pairs ou le public ? À ce jour, aucun critique artistique de
graffiti n'est apparu, contrairement aux disciplines classiques de l'art. Ou
serait-ce parce qu'il s'agit d'un art encore peu institutionnalisé ?
Nous tenterons d'y revenir dans la question de la reconnaissance
institutionnelle du graffiti, toutefois force est de constater que personne ne
s'est érigé en esthéticien ou critique du graffiti, sinon
ses participants. En définitive, la mise en mots permet de «
formuler des jugements sur des oeuvres d'art particulières et
[d']expliquer ce qui en fait la valeur ». Il s'agit d'un «
système de conventions qui permet aux membres des monde de l'art
d'agir ensemble (...) Par ailleurs, une esthétique cohérente et
défendable contribue à la stabilité des valeurs, et par
là à l'homogénéité de la pratique
»101.
Dans la pratique, « la création d'une
esthétique déterminée peut précéder, suivre
ou accompagner l'élaboration des techniques, des formes et des oeuvres
qui composent la production d'un monde de l'art, et elle peut être le
fait de n'importe quel participant »102. Le vocabulaire
commun aux graffeurs puise allègrement dans la langue anglaise, et sa
réutilisation les associerait au monde de l'art du graffiti plus
largement. C'est, aussi, un gage de mise en conformité de soi par
rapport aux conventions et de connaissance du milieu. Le lexique est alors
conçu comme prérequis à la pratique et au positionnement
du graffeur dans une activité artistique déterminée et
relativement homogène : « le blase, synonyme de signature, le
caps (embout de la bombe de peinture permettant de couvrir une surface plus ou
moins grande), le perso (motif figuratif distinct du lettrage), la multitude
des noms de crews, de tagueurs ». La connaissance de ce lexique et de
ce à quoi il renvoie oriente effectivement l'activité des
graffeurs, qui la définissent et convergent vers ses formes
acceptées, témoignant du caractère non-figé ou
univoque de « l'esthétique [conçue] comme une
activité et non comme un corps de doctrine » 103.
Savoir ce qu'est un flop permet d'en réaliser et de s'intégrer au
milieu graffiti. Cela est certes insuffisant, puisque la maîtrise et
l'expérimentation restent essentielles. Cependant, notre propre
observation et les enseignements reçus
99 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 89.
100 BECKER, Howard, op. cit., p. 147.
101 Ibid., p. 147-150.
102 Ibidem.
103 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
89.
70
des graffeurs permettent de définir aisément ce
que serait un bon graffiti a priori. Par la connaissance des
termes et de leur technique, nous pourrions penser réaliser un graffiti
de taille moyenne, en lettrage simple (simple style), avec une
certaine régularité et homogénéité des
lettres, verticalement et horizontalement. Nous saurions également que,
pour placer les shines, il est nécessaire de définir une source
de lumière, le plus simple étant à droite ou à
gauche. Pour la 3D, un point d'ancrage sera nécessaire également,
il s'agit alors de faire converger les tangentes des lettres vers ce point
d'ancrage et de les matérialiser ; cela fonctionne également pour
les ombres, même si celles-ci devront être une duplication en
arrière-plan du graffiti. Cette connaissance simplifie
l'élaboration d'un graffiti lors de la période d'apprentissage,
puisqu'elle définit un nombre de composantes satisfaisant aux attentes
du graffiti. D'un point de vue plus méthodologique, la connaissance
personnelle de ces termes permettait de s'entretenir plus aisément avec
les graffeurs, surtout ceux inconnus jusqu'alors : nous pouvions discuter de
leur travail ou de leurs conceptions du graffiti sur un pied
d'égalité puisque, d'une certaine manière nous parlions
« la même langue ».
3. Une transformation constante de soi et de l'attitude du
« graffeur » en construction
Ce travail s'attache à montrer que la carrière
est faite d'interactions, de modifications et de réévaluations
constantes de l'engagement. Ici aussi, l'avancement dans la carrière
amène à une transformation constante du graffeur, de son
comportement, de son corps, et de ses rapports à son environnement.
Muriel Darmon a justement montré ces dynamiques à l'oeuvre dans
la carrière des anorexiques. Elle considère que la phase
d'engagement provoque effectivement une modification du corps et des
comportements, pour autant ces transformations recouvrent une dimension «
totale » dès lors que l'engagement est maintenu. La deuxième
phase de maintien dans l'engagement (« malgré les
avertissements »104) amène à une
transformation de soi plus poussée encore, puisqu'il ne s'agit plus
uniquement du corps ou des aptitudes à se priver de nourriture : il faut
également développer des stratégies visant à cacher
ce maintien ou à rassurer famille et médecins. Dans le cas des
graffeurs, il ne s'agit effectivement pas du même type de maintien,
aucune menace ou nécessité de falsification n'existant
réellement - pas même la répression policière. Le
maintien dans l'engagement provoque des modifications du corps, assez
marginales, mais ayant tout de même un impact sur leur santé. Les
sites difficiles d'accès impliquent de se maintenir dans des positions
inconvenantes, et peuvent provoquer des problèmes de dos : hernies,
scolioses, etc. Qui plus est, on remarque chez les graffeurs réguliers
et longtemps actifs l'apparition de problèmes pulmonaires dus aux
résidus toxiques et particules de peinture ; le port du
104 DARMON, Muriel, op. cit.
71
masque, s'il s'avère nécessaire, n'est pas la
norme. D'ailleurs, malgré son utilisation relativement faible, le masque
devient une composante de l'imaginaire du graffeur, les contraintes des
graffeurs sont directement réinvesties dans leurs oeuvres, à
l'image de certains graffitis de Kabrit, du logo du crew REK,
représentant un masque à gaz, ou encore du logo de Phat2,
représentant un caps sur des os croisés, reprenant
l'esthétique des drapeaux de pirates et renvoyant à l'idée
d'un « graffiti mortel ».
Cette modification redéfinit la position de l'individu
dans l'espace urbain, tout comme le public initié sera amené
à le faire. On assiste à un accroissement de l'attention
portée au paysage urbain ; ainsi la ville, souvent oubliée, gagne
l'attention des graffeurs puisque tout peut être sujet à graffer.
La recherche, le choix des murs, l'analyse de l'espace
Logos respectifs du REK crew, de Spaz et de Phat2.
nécessitent d'investir physiquement
la rue et de se poser, pratiquement, en position de «
chasseur de spot ». La recherche du meilleur spot est
inhérente à la recherche de visibilité, mais aussi
à l'adéquation entre le mur et le matériel, ou la
pièce envisagée. Cette pièce peut à l'inverse
être le fruit d'un spot sur lequel « il faut absolument peindre
», sans pour autant avoir d'idée préconçue du type
d'oeuvre à réaliser ; la pièce s'adapte au mur autant que
le mur correspond à une idée de pièce. Les grands axes
autoroutiers, à l'intérieur et vers la sortie nord de la ville,
les murs en hauteur ou dans un espace dégagé deviennent alors des
espaces de visibilité accrue, propices à la réalisation de
grandes pièces, plus construites et non limitées au graffiti. Le
rond-point de Dawra, la Quarantaine ou encore le boulevard
Tabaris105 sont devenus des lieux connus de tous et, s'ils restent
accessibles, il est peu probable d'y voir un flop ou un graffiti simple. La
recherche de ces spots privilégiés amène parfois à
une compétition, voire à sortir du cercle conventionnel pour ce
qui est d'Ashekman, lorsqu'ils ont « réservé » le droit
aux autres graffeurs de peindre la place Sassine. Cette attention constante en
milieu urbain est également accaparée par la recherche de
références et d'influences. Sortir dans la ville, c'est remarquer
quelles pièces sont récemment apparues, quel graffeur a
amélioré sa technique, quels lieux peuvent devenir attractifs et
lesquels tendent à être délaissés. De fait, le
comportement des acteurs se modifie par rapport à ce qu'ils observent
dans la rue et, conséquemment, par rapport à ce qu'ils
aperçoivent des autres graffeurs, sans les rencontrer physiquement. Les
graffeurs apprennent à se rencontrer autrement, le dialogue peut avoir
lieu lors d'interactions physiques, mais aussi dans la ville. Le niveau
d'ancienneté ou les rapports entre
105 Voir Annexe IV « Plan de Beyrouth »
72
graffeurs peuvent, à un certain degré, se
percevoir dans la ville : peu de novices iront poser sur un lieu
fortement visible tant qu'ils n'ont pas progressé ou n'ont pas
été reconnus par leurs pairs, alors que les « doyens »
adoptent une attitude plus détachée et détendue
vis-à-vis de l'espace urbain.
Le blase est, à l'inverse des autres formes
artistiques, antérieur à toute pratique du graffiti. Le
graffiti se construit effectivement sur le blase, au centre de la
pratique. Toutefois, les stratégies de reconnaissance et de construction
du blase sont diversifiées, il ne s'agit pas d'un processus monolithique
et comprenant une conception figée du graffiti.
Cela vaut également pour l'apprentissage des
conventions communes au graffiti, bien qu'elles soient consensuelles
et communes aux scènes étrangères. Ce socle commun est
essentiel à l'introduction de l'individu dans la pratique : il permet
une meilleure compréhension, un apprentissage « efficace »
ouvrant la voie à des pièces plus diversifiées.
C'est durant l'apprentissage technique que se construit
réellement l'engagement et que se profile la phase du
maintien dans la carrière de graffeur. En effet, cet
apprentissage nécessite un investissement de plus en plus poussé,
qui ne pourra bientôt plus se faire en dilettante.
À retenir
73
II. CRÉER SES PROPRES CONVENTIONS ? ENTRE
DÉMARCATION PERSONNELLE ET PROCESSUS D'ARTIFICATION DE LA
SCÈNE
BEYROUTHINE
De l'apprentissage des conventions surgissent des pistes de
réflexions quant à la conception du graffiti comme un monde de
l'art au sens beckerien. Néanmoins, il s'agit de considérations
vagues, qui se rapportent au graffiti dans son ensemble. D'autres scènes
que le Liban, désormais reconnues comme art, subissent dans le
même temps une requalification de leur label, qui passe du graffiti
au street-art. Il était possible de prendre le même
qualificatif, mais les oeuvres de street-art autres que le graffiti (pochoirs,
collage, fresque) restent plutôt marginales et ne sont pas
désignées par les acteurs comme telles. Quoi qu'il en soit,
quelle est la spécificité de Beyrouth dans l'univers du graffiti
? Existe-t-elle ? Ses acteurs tentent-ils de particulariser cette scène
par leurs discours et représentations ? Si le graffiti peut
effectivement aujourd'hui être considéré comme un monde de
l'art, il est plus pertinent de se pencher sur la notion de monde de l'art
local, qui vise à désigner la scène graffiti
beyrouthine comme une scène artistique particulière. Pour ce
faire, une étude de l'activité une fois la phase d'apprentissage
technique acquise s'impose, et révèle une certaine maîtrise
de leur activité ainsi que de leurs oeuvres. Cette accession progressive
au rang d'artiste est étroitement corrélée aux
évolutions de la scène beyrouthine dans son ensemble, qui pose la
question de la glocalisation du graffiti. Cela nous amènera,
enfin, à réitérer et tenter de répondre, autant que
faire se peut, à notre réflexion sur l'existence effective d'un
monde de l'art local à Beyrouth.
A. Le passage à la « maîtrise » :
complexification des oeuvres et diversification des supports
La phase de l'engagement dans la carrière, qui traduit
un apprentissage technique, mène à un maintien plus
poussé, seul à même de favoriser le développement
artistique des graffeurs. Ainsi, la maîtrise technique ne suffit pas
à déterminer ce qui peut être évalué comme
art ou non, et il devient nécessaire pour les acteurs de se
démarquer progressivement de leurs collègues pour
prétendre au rang d'artiste. Plusieurs dynamiques sont à
l'oeuvre au cours de cette période, à commencer par la
multiplication des formats utilisés : celle-ci traduit un investissement
(temporel et de compétence) plus poussé. C'est à partir de
cette séquence que les graffeurs développent des aptitudes
à concevoir des oeuvres pensées de manière
74
plus englobante. Toutefois, si le graffeur en vient à
se démarquer par son style, le facteur collectif vient une fois encore
dynamiser et soutenir l'engagement individuel.
1. Une multiplication des formats utilisés comme
entraînement technique et création progressive de son univers
artistique
Étudier de manière très prosaïque ce
que font les graffeurs (au risque de paraître descriptif) importe dans la
mesure où cela permet de comprendre ce qu'ils font exactement et ce que
représente cette pratique. Cela l'est d'autant plus que les graffeurs
s'attachent à décrire longuement comment ils font, et la
façon dont cela participe à ce maintien dans l'engagement. Ainsi,
le graffiti ne peut être pris à part et la phase de multiplication
des supports utilisés en fait pleinement partie. Cette multiplication
traduit un investissement plus poussé et dénote une
volonté de progression. L'usage de la tablette graphique, de toiles,
l'intensification du sketching témoignent de ce maintien,
puisqu'il faut pouvoir consacrer du temps à ces différents
médiums et des ressources financières importantes. Le
sketching, quoique essentiel et souvent antérieur à la
pratique murale, est de plus en plus conçu comme une oeuvre
elle-même. Si ces travaux, esquisses ou épreuves préalables
touchent l'ensemble des arts picturaux, ils diffèrent ici et
acquièrent un statut presque équivalent aux oeuvres
finies. Ils sont, de plus, imbriqués dans les stratégies
de visibilité des graffeurs : sur Facebook ou Instagram des graffeurs
comme Spaz, Exist ou Sup-C, présentent avec la même importance
pièce et sketchs, dessins sur tablette graphique, etc. La
réalisation de logos, du graffeur ou de son crew à l'aide de la
tablette montre effectivement cette tendance à considérer
ensemble ces différents supports, et témoigne un état
d'investissement qui participe bientôt des stratégies de
visibilité des graffeurs. Il ne faut pas cependant occulter la fonction
de perfectionnement technique de cette diversification. La publication de
« sketches-oeuvres » se fait à partir du moment où ces
supports commencent à être correctement exploités ; ils
s'insèrent dans une progression, dans l'art et dans l'investissement
dans la carrière. Ils permettent par exemple de mieux comprendre la
formation d'une lettre, d'un perso, avant de passer au mur, même si ce
type de dessins est rarement suivi d'une réalisation effective. La
déconnection entre le sketch et la pièce permet a
fortiori de faire du premier une oeuvre finie.
Hors du perfectionnement technique, le développement du
dessin et la multiplication de ces médiums permettent de définir,
puis de perfectionner le style propre d'un graffeur. La maîtrise
progressive de la tablette graphique permet à Spaz de développer
ses persos, qui deviennent sa « marque de fabrique » (voir l'Annexe V
« Évolutions techniques et stylistiques des graffeurs »), dans
le graffiti. Quant à Meuh, la réalisation de feuilles
complètes de son blase permet de développer plusieurs styles et
son lettrage, très centré sur le Bubble style. Progressivement,
la création d'univers propres à chaque acteur les singularise en
tant que graffeur ; la pure maîtrise technique ne permet pas les
distinguer. Cette singularisation passe
75
en sus par la manière dont ils travaillent et
choisissent de progresser, orientations que l'observateur averti peut retrouver
sur les murs par suite. Certains, comme Eps avec son perso « singe »,
Exist ou Meuh avec leur blase, jouent sur la répétition d'un
perso ou d'une pièce précise, d'autres comme Zed, Kabrit ou Fish
optent pour une diversification des styles et de sujets (voir, à ce
sujet, l'Annexe V) au risque parfois de progresser plus lentement. Cette double
manière de procéder se retrouve dans d'autres scènes
graffiti dans des conditions similaires, et le discours de Kabrit ne
diffère en réalité pas de celui d'une graffeuse d'Ivry
interrogée par Frédéric Vagneron106 :
- Kabrit : Genre ouais je peux très bien, j'ai mes lettres
et tout. Je peux me dire, « ok c'est bon, j'ai mes
lettres, je vais continuer à les taguer pendant douze
années jusqu'à ce que je les maîtrise à fond et
tout et c'est bon, je suis un maître des lettres ». Je
préfère aller un peu dans toutes les directions...
- Et développer tout en même temps
?
- Kabrit : en parallèle, quelque part ouais. Je suis pas
sûr que c'est productif, aussi productif que prendre
étape par étape... Je suis pas sûr (...) but
it kind of challenges the person who is doing it and it kind of challenges the
person who is looking at it so... In a way it's... kind of exercising your
brain.
L'expérience de Zed est d'autant plus significative
qu'il se considère comme dessinateur et peintre avant d'être un
graffeur. Le graffiti apparaît alors comme une initiation « au
mélange des disciplines artistiques, à la recherche et à
l'usage de techniques diverses du street art »107. Son
style, très inspiré de la peinture, fait de ses graffitis des
oeuvres qui se rapprochent de la fresque, mais en conservant l'utilisation de
la bombe, ce qui contribue à rendre son activité très
particulière et différenciée des autres graffeurs.
2. Complexification des oeuvres et recherche de nouveaux
procédés techniques
La stabilisation de l'engagement par la multiplication des
supports ouvre la voie à une pensée plus globale des oeuvres
réalisées, concourant très directement à la
formation de la figure du graffeur comme artiste. Nous ne parlons pas
tant ici du processus de labellisation qui vient consacrer un artiste comme
tel, mais bien plus de la manière de concevoir l'oeuvre elle-même.
Celle-ci tend à devenir plus réfléchie, et
conçue a priori dans sa totalité. Sans remettre en cause
les pièces réalisées précédemment, il semble
qu'on entre dans une activité qui n'est plus simplement le fait de
« bricolages », de réalisations techniques ou de
divertissement, à l'image des graffitis réalisés en une ou
deux heures parce que le moment et l'endroit s'y prêtent. Cette recherche
est concomitante de la recherche de murs : elle peut dès lors prendre
jusqu'à plusieurs jours de travail, ou lors des jam sessions
collectives où chacun prépare sa pièce plusieurs
jours à
106 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
106.
107 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 323.
76
Eps, tentant de nouvelles techniques lors du tournage (c)
Carmen Yahchouchi
l'avance. Cohérence, homogénéité et
esthétique priment d'autant plus ici que les pièces deviendront
des vitrines du talent du graffeur, de sa capacité à
confectionner une oeuvre. Concrètement, les réalisations
deviennent plus imposantes, bénéficient d'une réelle
composition (au sens où on l'entend dans la peinture), multiplication
des couleurs et des sources de lumière y participent également.
C'est, aussi, l'opportunité renouvelée de chercher de nouveaux
procédés techniques et graphiques, en dehors des conventions
précédemment intégrées et maîtrisées.
Lors du tournage de la scène finale pour un documentaire sur le graffiti
libanais dans une usine désaffectée de Beyrouth, Eps a par
exemple pu montrer sa capacité à être innovant,
créatif, enfin, à sortir des sentiers battus. Il a,
à cette occasion, utilisé le « cul » des bombes, en les
remplissant de peinture avant de la projeter sur le mur, ce qui permettait de
styliser sa pièce, de lui donner un rendu final unique.
Cette complexification, technique et esthétique, permet de
souligner plusieurs dynamiques au regard de la carrière des graffeurs.
Tout d'abord, et bien que répétitif, elle révèle
une maîtrise des conventions et techniques inhérentes au champ
ainsi qu'à son passé
spécifique108. Deuxièmement, il semble bien que
ces acteurs passent d'une phase d'apprentissage, d'intégration au monde
de l'art, à celle d'innovation et d'influence directe sur la
constitution de celui-ci. Le détournement des ressources
matérielles et la conception de pièces complètes
paraissent centraux dans la construction de la carrière artistique
individuelle et du monde de l'art. Il semble, de plus, pertinent de
corréler l'étude beckerienne à celle de Bourdieu. Dans
Les règles de l'art, il analyse avec acuité ce travail
de réflexivité de l'artiste, dans sa relation au champ auquel il
appartient. Ainsi, cette complexification puis innovation, soit ce que l'auteur
appelle dépassement, n'est rendue possible que parce que les
acteurs du champ connaissent son histoire, conçue comme cumulative.
108 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art... op.
cit., p. 398.
77
3. Une production de plus en plus collective et un
engagement maintenu par le facteur collectif
L'histoire du champ peut se comprendre dans un sens
parallèle à celui de Becker, puisqu'elle montre que
l'activité artistique relève d'une production de plus en plus
collective. Cette production collective fonctionne comme un facteur de maintien
de l'engagement plus fort encore que les innovations de chaque graffeur prises
séparément. En conséquence, du point de vue bourdieusien,
l'oeuvre est à la fois le produit de l'histoire du champ et du
dépassement, qui n'est rendu possible en grande partie que
parce qu'il résulte de cette histoire (voir Annexe VI « Histoire du
champ et réflexivité de l'oeuvre chez Bourdieu »).
L'innovation (ou dépassement) constitue un facteur
inhérent et rendu possible grâce à la connaissance du champ
dans laquelle elle se situe. Plus loin, la création de conventions
propres à venir définir un artiste comme avant-gardiste
et structurant un monde (ou champ) de l'art particulier est aussi rendue
possible par cette connaissance et cet héritage communs.
Pour compléter cette analyse par une explication plus
beckerienne de l'activité collective, la production n'est pas tant
collective au sens où les graffeurs dépendent des
intermédiaires, mais plus par l'activité en
elle-même. Au fur et à mesure de l'avancement dans la
carrière et l'intégration à une communauté de
pratiques, les graffeurs dessinent ou peignent principalement ensemble.
Cela leur permet de progresser en recevant des avis, conseils, et de
créer une dynamique au sein d'un groupe informel. Il s'ensuit
un renforcement de l'engagement. La constitution informelle de binômes de
graffeurs fondés sur le facteur affectif (à l'image du
binôme Kabrit-Fish et, surtout, Spaz-Exist) rend le coût social de
l'abandon plus élevé. McAdam développait cette notion de
coût social de l'abandon à propos des étudiants
engagés dans le Freedom Summer109, aidant les Noirs des
États du sud des États-Unis dans les années 1960 à
s'inscrire sur les listes électorales, dans le cadre du Civil Rights
Movement. La distinction entre les étudiants qui maintenaient cet
engagement et ceux qui ne s'engageaient pas ou faisaient défection
était due à une plus grande solidarité et plus de
relations dans ce premier groupe de participants. Si l'on compare les
trajectoires des graffeurs que nous venons de citer à
109 MCADAM, Doug, KLOOS, Karina, Deeply Divided: Racial
Politics and Social Movements in Post-War America, Oxford University
Press, 2014, 408 p.
78
Bob par exemple, ce dernier s'est longtemps retiré de
la scène graffiti, pour des raisons personnelles certes, mais aussi
parce qu'étant orienté dans une activité très
personnelle et peu intégrée à cette dynamique de groupe,
le coût social de l'abandon apparaissait bien plus minime. Des
productions artistiques communes sont aussi réalisées dans ce but
précis. Les jam sessions mettent la réalisation d'une
oeuvre commune au centre de l'événement : il s'agit de rassembler
les graffeurs sur une journée ou deux en un endroit pour réaliser
une oeuvre autour d'un thème ou d'une gamme chromatique précis.
La jam session « BBQ Burners » de Dawra en mars 2014 ou
celle du « Sea Paint and Sun » de Tayouneh en juin 2015 en
sont des illustrations directes : la première, sur fond bleu, est
principalement composée de persos et de graffitis quand la
deuxième se fait sur fond jaune et bleu, avec des pièces
cohérentes et centrées sur le thème de la plage et de la
mer. Chaque graffeur peint en fonction de ce thème et de ses pairs, afin
de produire une oeuvre dont le résultat final serait un mur complet,
conçu comme une oeuvre elle-même complète ; l'observateur
doit la voir comme une globalité plutôt que comme un alignement de
graffitis déconnectés et fortement individualisés, quand
bien même ils auraient été produits en même temps.
|
Jam Session du
BBQ Burners, Dawra.
(Page
précédente : jam session Sea Paint and Sun)
(c) Alfred Badr
|
B. Une glocalisation de la pratique du graffiti ?
La complexification des oeuvres met en scène la
capacité accrue des graffeurs à « créer » une
oeuvre d'art relativement à leur avancement dans la carrière.
Mais on ne peut aborder la question d'un monde de l'art local qu'à
partir du moment où ils créent des nouvelles conventions,
jusque-là inconnues dans les autres scènes graffiti. Nous
tenterons dès lors d'appliquer la notion de glocalisation
à la pratique du graffiti et de tester à la fois son
effectivité et sa cohérence pour décrire la
singularité de la scène beyrouthine par rapport aux autres. Il
est essentiel, dans ce cas, de garder en mémoire qu'il s'agit d'une
scène artistique en pleine émergence, et qu'on ne peut dissocier
l'évolution particulière des graffeurs de l'évolution du
champ dans lequel ils s'insèrent. L'un et l'autre participent à
un processus d'artification
79
commun. Les diverses utilisations des particularités et
conditions locales de production de l'art sont autant d'éléments
qu'il est pertinent d'interroger, et de comparer à cette idée de
monde de l'art local par la production, plus encore que par le facteur
géographique par exemple.
1. Faciliter la compréhension des oeuvres, ou
l'exploitation des opportunités locales
Certes, le terme de glocalisation est
généralement employé dans les milieux entrepreneuriaux et
marketing, il semblait toutefois opportun de tester sa capacité à
être invoqué dans le cadre de la sociologie de l'art. La
glocalisation se définirait ainsi comme la «
combinaison des termes « globalisation » et « localisation
» »110, terme emprunté à Roland
Robertson mais qui proviendrait d'une expression japonaise employée par
certains hommes d'affaires dès les années 1980. Plus largement,
cette glocalisation se comprend comme « la simultanéité
de tendances à universaliser et à particulariser »,
soit, de partir d'un fait global et de l'adapter aux marché et contexte
locaux. Appliquer le concept de glocalisation à la pratique du graffiti,
de manière non-abusive nous l'espérons, consiste à
questionner la manière dont une pratique globale (ou globalisée),
le graffiti, est réappropriée par des acteurs locaux dans le
contexte libanais. Pour ce faire, il convient dès lors d'observer le
type d'adaptations locales concourant à une possible «
glocalisation » de cette activité.
Graffiti « Min Beirut » (« De Beyrouth
») par Ashekman (c) Ashekman
|
|
|
Pièce de Mouallem « professeur » (c)
Rami Mouallem
Le graffiti à Beyrouth recouvre une
|
110
http://www.e-marketing.fr/Definitions-Glossaire/Glocalisation-241919.htm
80
dimension locale en premier lieu parce qu'il est issu de cette
même ville et du territoire libanais. Cela relève de
l'évidence, mais ne l'est pas tant au regard des mouvements
internationaux de graffeurs : ils peuvent importer une pratique telle quelle
sans réadaptation, sans que les locaux soient concernés
dans son émergence première. C'aurait pu être le cas
à Beyrouth, au vu du nombre de graffeurs étrangers ayant
rapidement effectué des voyages dans cette ville. Émergeant
localement, par des acteurs locaux, ce graffiti est véhiculé sous
des formes intelligibles par l'ensemble de la population, simplement
grâce à l'introduction du lettrage en arabe. Inexistant
auparavant, pas même en territoires palestiniens ou au
Yémen111, le graffiti arabe à Beyrouth fait figure
d'innovation totale. Le lettrage en arabe adapte le graffiti à ses
potentiels récepteurs et le rend compréhensible. En effet, si
Beyrouth est connue comme ville cosmopolite et que ses habitants, plus que dans
les périphéries, pratiquent plusieurs langues, graffer en
libanais et en arabe permet à l'ensemble de la population - et, en
conséquence, moins aux étrangers ne les parlant pas - de
comprendre les messages qui seront véhiculés dans ce dialecte et
cette langue. L'introduction des lettres arabes par Fish dans la seconde
moitié des années 2000 est suivie de nombreuses initiatives,
comme Kabrit ou Meuh qui ont parfois écrit en arabe. D'autres ont
directement choisi leur blase en arabe, à l'image de Mouallem et
d'Ashekman, transcription libanaise d'un mot français, «
échappement » (pour « pot d'échappement »). Deux
remarques peuvent être faites quant à l'utilisation de l'arabe
dans le graffiti. Premièrement, il semble « étonnant »
que des graffeurs qui ne parlent que peu et, surtout, n'écrivent
pratiquement pas en arabe par rapport au reste de la population
réinvestissent cette langue dans leur pratique artistique. Comment cela
se fait-il, quel en est l'intérêt ? Au regard des entretiens
menés, l'intention d'être compris par l'ensemble de la population,
l'esthétique ainsi que la symbolique de l'utilisation de l'arabe
constituent des facteurs décisifs. Par ailleurs, dans les discours,
cette adaptation locale peut être le fruit d'enjeux de visibilité
ou de représentation de soi particuliers, nous y reviendrons.
2. La réadaptation des formes artistiques locales
graffiti
Certains graffeurs tendent, comme dans le cas de l'arabe,
à actualiser des formes artistiques connues ou spécifiques au
« monde arabe », parfois au seul Liban. La calligraphie est, à
l'origine, « l'art par excellence de l'islam » où
« l'esthétique de la parole lue est liée au sens que les
mots inscrits véhiculent, à la rythmique de la récitation
et de la scansion, et à la forme même de l'écriture
». Nadeije Laneyrie-Dagen, historienne de l'art, ajoute que «
le rôle fondamental de la calligraphie s'explique par le
caractère sacré du Coran, « révélation »
consignée par écrit dès le milieu du VIIème
siècle. Sur les objets, sur les monuments,
111 Dans ces deux pays, les scènes sont plus
récentes encore ou étaient effectivement investies par des
étrangers. On pense par exemple à Banksy qui, en 2005, avait
peint le mur de séparation entre Israël et territoires
palestiniens.
81
les inscriptions ont un caractère sacré
»112. Alors que la calligraphie arabe a longtemps
été réservée aux arts religieux, à la
joaillerie ou aux arts classiques, le graffiti constitue une
redécouverte et une modernisation de cette forme artistique. Cependant
la calligraphie, en alphabet latin, a déjà été
reprise dans le graffiti ; le graffiti en calligraphie arabe peut alors se
comprendre comme le mélange d'une pratique graffitique et d'un art
local. Qui plus est, là où la calligraphie arabe est
essentiellement religieuse, les graffeurs la réutilisent à des
fins profanes. Ce que certains vont jusqu'à appeler du calligraffiti
garde l'esthétique comme composante centrale de l'oeuvre, plus que
les graffitis en langue arabe qui conservent la centralité du message
véhiculé. Il serait d'ailleurs presque impossible de lire les
fonds en calligraphie arabe peints par Yazan Halwani ou Ashekman. La
calligraphie est alors principalement utilisée pour la
réalisation de fonds, ou pour dessiner des personnages dont le
remplissage est calligraphié.
Pièce et photo (c)Yazan Halwani
Plus localement, les graffitis en calligraphie arabe sous
forme de médaillon émergent progressivement. Si la calligraphie
arabe a souvent été utilisée pour réaliser des
formes et dessins particuliers, il s'agit ici, pour
112 LANEYRIE-DAGEN, Nadeije, Histoire de l'art pour
tous, Paris, Hazan, 2011, p. 318.
82
les acteurs, d'une forme spécifiquement libanaise de
calligraphie, initialement utilisée dans la joaillerie. Certainement
empreint d'illusion biographique, cet attachement reste significatif,
puisqu'ils considèrent qu'elle aurait été introduite par
le grand-père de Kabrit dans les années 1950 - 1960, joailler.
Cette forme particulière ne peut, dans tous les cas, pas se concevoir
sans la calligraphie arabe, et contient une dimension symbolique forte, qui
renvoie à la fois aux formes calligraphiques du graffiti, à la
calligraphie arabe, et à son adaptation libanaise. L'utilisation de la
calligraphie dans le graffiti se conçoit comme une fenêtre
d'opportunité pour les graffeurs : elle permet d'entrer sur le
terrain de l'innovation, tout en connectant celle-ci aux
récepteurs. Cette réadaptation a partie liée avec les
trajectoires biographique et artistique des acteurs, leur relation personnelle
à telle forme d'art ou aux réactions qu'elle peut susciter :
L'analyse biographique ainsi comprise peut conduire aux
principes de l'évolution de l'oeuvre au cours du
temps : en effet, les sanctions positives ou négatives,
succès ou échecs, encouragement ou mises en garde,
consécration ou exclusion, à travers lesquels
s'annonce à chaque écrivain
(etc.) - et à l'ensemble de ses concurrents - la
vérité objective de la position qu'il occupe et de son devenir
probable, sont sans doute une des méditations à travers
lesquelles s'impose la redéfinition incessante du « projet
créateur », l'échec encourageant à la reconversion ou
à la retraite hors du champ tandis que la consécration renforce
et libère les ambitions initiales113.
,
Un
3. L'utilisation de personnalités ou de
références symboliques au Liban
Enfin, l'adaptation locale du graffiti passe par l'utilisation
de références claires et largement diffusées dans la
culture libanaise qui contribueraient à développer, dans la
culture graffiti beyrouthine, un imaginaire libanais ou
libanité. Cela est particulièrement visible chez Yazan
Halwani, spécialisé dans le « mix entre portrait et
calligraphie ». On retrouve ainsi des figures «
emblématiques » (voir Annexe IX « Graffitis et
réappropriation de l'espace »), du Liban ou de la culture arabe et
particulièrement appréciés au pays du cèdre :
Fairouz, Dalida, Mahmoud Darwich, Asmahan... Il explique lui-même qu'il
souhaite remplir les murs de « figures qui font l'unanimité
à Beyrouth et dans le monde arabe ». Ashekman reprend parfois
le même type de sujet, comme la fresque de Fairouz réalisée
sur le boulevard Mar Mitr. D'autres éléments peuvent être
insérés : billets de banque libanais, tarbouche, etc. Quoique ces
adaptations soient comprises et émanent de la culture libanaise, on
perçoit une sorte d'aller-retour continuel entre territoire libanais et
appartenance plus large à la « culture arabe ». La
réalisation de pièces sur lesquelles figurent Fairouz ou
113 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 428.
83
Mahmoud Darwich par Yazan en Tunisie montre que ce type de
référence culturelle paraît facilement transposable et
recevable d'un pays à l'autre. Cela nous amènera à nous
questionner sur ce qui pourrait véritablement faire de Beyrouth un
monde de l'art local car, si l'on peut parler d'une glocalisation
de la pratique du graffiti au regard des scènes européennes
et américaines par exemple, sa définition en tant que telle se
heurte aux ressemblances qui peuvent exister avec les pays voisins. En d'autres
termes, est-ce spécifiquement libanais, ou plutôt « arabe
» ?
Avant cela, rappelons que le Liban occupe une place unique au
Moyen-Orient, grâce à sa diversité communautaire et le
cosmopolitisme de sa capitale. Cette diversité est
réaffirmée par le graffiti, en particulier celui de Phat2. Il
s'attache à adapter ses graffitis au quartier dans lequel il
pose, ainsi qu'à sa culture. Ainsi, dans le quartier
arménien il modifie son blase, qui passe de Phat2 à «
Phatian », tout comme à Furn es-Chebbak, où une
importante communauté française réside, il se renomme
lui-même en « Jean-Phat » (voir Annexe IX), non sans
humour. Observer ce type d'adaptation nous renseigne abondamment sur ce que le
graffiti produit comme effets sur le communautarisme dans l'espace urbain. Si
ces adaptations rendent visibles les communautés résidant dans
tel ou tel quartier, elles n'opèrent pas tant dans une optique
communautaire ou confessionnelle (et donc de segmentarisation urbaine) que
culturelle et humoristique, sorte de clin d'oeil positif aux différentes
composantes du Liban.
C. Le graffiti beyrouthin peut-il réellement
être considéré comme un monde de l'art local ?
Howard Becker développe, par la sociologie
interactionniste, l'idée que la création artistique est le
produit d'un monde de l'art, donc d'une activité profondément
collective. Plutôt que de s'attacher à la «
métaphore assez floue » utilisée par les auteurs
écrivant sur l'art, il définit le monde de l'art comme «
le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées
grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de
travail, concourent à la production des oeuvres qui font
précisément la notoriété du monde de l'art
» 114. Dès lors, la définition d'un monde de
l'art comporte un aspect collectif ainsi que la vocation à être
vu, donc labellisé comme art. Qu'est-ce qui, dans le graffiti
beyrouthin, peut concourir à sa qualification en tant que tel ?
Premièrement, pour être considéré comme tel il
faudrait pouvoir relever une artification réussie. Deuxièmement,
le concept de monde de l'art local chez Becker offre un point d'analyse
pertinent pour une scène restreinte, en nombre et en territoire:
a-t-elle, en conséquence des spécificités artistiques
locales ?
114 BECKER, Howard, op. cit., p. 22.
84
1. Comment situer la scène beyrouthine au regard du
processus d'artification ?
Inspirées des travaux d'Alan Bowness, Heinich et
Shapiro tentent d'analyser le processus par lequel une pratique devient art.
Pour autant, le graffiti constitue une exception, justement parce que ses
auteurs sapent les intermédiaires entre eux et le public. La connotation
péjorative du graffiti a également conduit à ne pas le
considérer comme une pratique artistique jusque dans les années
2000, et il n'est pas entièrement reconnu de tous. Si certains graffeurs
en Europe ou aux États-Unis sont aujourd'hui reconnus, ce serait
notamment par leur entrée dans le marché de l'art contemporain,
et une modification du type d'oeuvre produite (du mur à la toile). Un
écart important existe de fait entre ceux non reconnus et ceux passant
par les appareils de consécration officiels. À Beyrouth, cette
distinction semble déjà moins perceptible, du fait du statut
avantageux des graffeurs face à la juridiction libanaise. Par
comparaison, le nombre de toiles de graffeurs en galeries est extrêmement
faible, les graffeurs beyrouthins à investir les galeries de même.
Outre les considérations morales, cette rare présence dans les
lieux de consécration officiels témoigne d'une artification
toujours précaire. Les intermédiaires se multiplient certes, mais
il s'agit d'une scène récente en pleine construction. Elle est
principalement le fait des pairs et des initiés, nous l'avons dit, et
s'adapte peu aux formats privilégiés comme la toile. En fait, la
situation montre l'intérêt qu'il y a à travailler sur une
pratique en pleine émergence, puisqu'on remarque une imbrication de
processus qui peuvent tendre à la faire reconnaître comme art et
de ceux qui en font une pratique toujours très indépendante. Les
Secret Walls adaptent le format du graffiti à la toile, et certains
clients demandent des toiles, mais peu sont exposés en galerie, à
l'exception de Potato Nose. Quant à l'aspect indépendant, il
mérite qu'on s'y penche puisqu'il est plus ambigu qu'il n'y parait.
Conserver une forte présence dans la rue empêche-t-elle le
processus d'artification ? Pas tant, si l'on regarde les Photo Graff Beirut
Tour, qui ont adapté l'investissement du public à la forme
artistique considérée, soit le mur et l'espace urbain. Cette
démarche montre qu'il y a processus d'artification, mais qu'il est
« inachevé » si l'on doit s'en tenir au concept proposé
par les auteures. Les « étapes » qu'elles offrent peuvent se
retrouver à Beyrouth, mais de manière informelle et non
systématique. Par ailleurs, on n'a pas encore assisté, du moins
pas encore, à l'apparition de « dispositifs organisationnels
» (compagnies, etc.) ou à une « modification des
conditions d'entrée dans la pratique », qui n'est pas
institutionnalisée.
La situation beyrouthine a quelques similitudes avec
l'artification « particulière » qu'elles proposent du
graffiti, mais toujours dans une faible mesure : « la montée en
artification s'est opérée par l'accès d'un certain nombre
de créations aux circuits de l'art contemporain, par la mise en avant de
leur caractère
85
artistique dans les médias, par l'essor d'un
secteur éditorial spécialisé et par le soutien d'amateurs
»115. Les graffeurs n'accèdent que peu au
marché de l'art contemporain, en revanche leur reconnaissance dans les
médias, si on peut leur donner le rôle d'appareil de
consécration, est efficace. Le nombre d'articles et de documentaires
dédiés au graffiti à Beyrouth croît fortement depuis
2013-2014, supports médiatiques qui reconnaissent explicitement le
graffiti comme un art. Des films documentaires ont été
réalisés à propos de cette scène, et leurs
pratiques discursives entrent en adéquation avec celles des graffeurs.
Si cette artification semble quelque peu incomplète, elle est
néanmoins présente et ancre la ville de Beyrouth dans une
pratique artistique énoncée clairement. D'ailleurs, elle semble
s'opérer relativement aisément, puisqu'à l'exception d'un
article sur la commercialisation du graffiti116, il existe un large
consensus pour reconnaître cette scène. Enfin, l'artification du
graffiti différerait des autres disciplines, puisqu'il peut y avoir
artification tout en restant dans une structure lâche et en conservant le
caractère temporaire (possibilité d'être effacé)
initial du graffiti. La situation beyrouthine porte à s'interroger sur
ce que serait finalement une artification réussie du graffiti. D'une
part, il est toujours en construction, ce qui le laisse dans une situation
instable et dépendante du contexte, de l'action des pratiquants et de la
volonté des acteurs médiatiques et des marchands. Mais sa
reconnaissance n'en est pas moins ancrée, à ce stade, et il peu
probable qu'on assiste à une remise en cause de sa valeur artistique.
D'autre part, une artification « réussie » du graffiti
peut-elle conduire à ce qu'il soit reconnu par des intermédiaires
de plus en plus présents sans qu'il y ait « embourgeoisement »
de la pratique, soit rupture du caractère temporaire et passage
définitif du mur à la toile ? Si cela peut effectivement conduire
à une artification sans heurts, il s'agit d'une artification
partitionnée entre les marchands et collectionneurs, qui reconnaissent
aux commandes (toiles ou fresques) et les initiés, plus à
même d'aller « dans la rue ». C'est bien, en définitive,
le problème posé actuellement par l'artification du graffiti
beyrouthin : peut-il y avoir reconnaissance complète ou «
réussie », si elle se divise entre une reconnaissance «
commerciale » et une autre, faite d'initiés ?
L'intellectualisation, décrite comme phase ultime de l'artification chez
Heinich et Shapiro, ne semble en être qu'à ses débuts, et
cela dépendra (il s'agit d'une supposition) de la capacité des
graffeurs à allier ces deux types dans un discours cohérent.
Cette intellectualisation découvre un autre enjeu de la reconnaissance,
directement lié aux considérations sur la commercialisation,
à savoir la coordination entre reconnaissance individuelle de l'artiste
et reconnaissance de la scène (ou champ) dans lequel il
s'insère.
115 HEINICH Nathalie, SHAPIRO Roberta, De l'artification...
op. cit., p. 159.
116 FACHE, Wilson, « Le graffiti commercial est-il
vraiment du graffiti ? », L'Orient le Jour, 5 août 2015,
consultable à l'adresse
http://www.lorientlejour.com/article/937665/le-graffiti-commercial-est-il-vraiment-du-graffiti-.html.
86
2. Peut-on réellement parler d'un monde de l'art local
tel que conçu chez Becker ?
L'artification globale du graffiti en tant que discipline
artistique semble relativement acquise, celle de Beyrouth ne dérogeant
pas tant à la règle. Mais si le graffiti est reconnu ailleurs,
quelles sont les caractéristiques propres à faire
reconnaître Beyrouth comme une scène particulière ?
Qu'est-ce qui en fait la substance, existe-t-il un « style » libanais
? Becker apprivoise le monde de l'art local à la fois par sa
spécificité esthétique et par sa territorialité.
Ainsi, le monde de l'art local émerge d'une idée neuve, d'un
nouveau procédé technique ou autre mais aussi parce qu'il est
ancré localement :
On note que des groupes locaux de dimensions variables
élaborent des versions locales des nouvelles possibilités. Des
groupes expérimentaux se rassemblent à l'échelon local
parce qu'ils ont des contacts directs, s'écoutent ou s'observent les uns
les autres. Cela limite les échanges entre confrères au voisinage
immédiat, à moins que des pionniers dispersés ne puissent
se connaître et disposer d'autres moyens de
communication117.
Dans le cas beyrouthin, ces dynamiques sont effectivement
à l'oeuvre. Les spécificités esthétiques de ce
graffiti ont été abordées lorsque nous posions la question
de la glocalisation de la pratique, mais en même temps il demeure
fortement inspiré des conventions du graffiti à l'international.
C'est, justement, la fusion et la coopération entre échelon local
et international qui le rendent particulier. Ancré localement de par son
esthétique et ses moyens de diffusion, il intègre
néanmoins des codes extérieurs et internationalisés. Cela
ne peut ne se comprendre sans prendre en compte leur socialisation
internationale, ainsi que la culture même du Liban. La conjonction entre
cette pratique, la socialisation et le milieu social et territorial dans lequel
les graffeurs évoluent rassemble en un temps et un endroit une des
spécificités du Liban. La culture libanaise s'est effectivement
construite par le mélange entre formes locales, qu'elles soient
typiquement libanaises ou arabes, et les influences extérieures,
méditerranéenne et européenne. C'est cela même qui
cause des problèmes dans la définition identitaire du Liban, en
particulier de Beyrouth, mais qui dans le même temps donne à voir
l'échange positif entre influences « occidentales » et «
orientales ». On peut, en conséquence, parler d'un monde de l'art
local à propos du graffiti beyrouthin, même si cette
localité se définit justement par l'imbrication du local et du
global.
Enfin, c'est aussi parce que les graffeurs et autres acteurs
de la reconnaissance discutent et valorisent (ou intellectualisent) cette
pratique comme un art ancré localement qu'il est considéré
comme tel. La phase d'intellectualisation du processus d'artification rejoint
ici la sociologie beckerienne, en particulier sur le concept de labellisation.
Si Becker a développé cette notion dans d'autres domaines que la
sociologie de l'art (on pense, notamment, à la carrière des
fumeurs de marijuana et de la labellisation de la déviance), un monde de
l'art se constitue aussi grâce à la labellisation. Forme de
prophétie auto-réalisatrice peut-
117 BECKER HOWARD, op. cit., p. 319.
87
être, il n'empêche que les représentations
et pratiques discursives déployées par ces acteurs agissent
factuellement sur leur reconnaissance. Un monde de l'art, local qui plus est,
existe parce qu'il existe des discours propres à le définir en
tant que tel ; ainsi, la seule pratique ne suffit pas à
décréter l'existence d'un monde de l'art. Ces différents
acteurs participent activement et passivement de la définition du
graffiti beyrouthin en tant que tel, selon des stratégies et des
intérêts diversifiés mais dont le résultat reste
sensiblement le même : faire accéder le graffiti à Beyrouth
au rang d'art.
Par cette mise en discours et les spécificités
esthétiques de la pratique, on peut se permettre de considérer
que le graffiti est un monde de l'art local, lequel
repose sur l'interrelation des influences « occidentales » et «
orientales » propre à Beyrouth. Quant à son artification,
elle est effective mais toujours incertaine ; plus qu'une
artification « réussie » ou « ratée », ce
processus met en exergue l'idée qu'elle est en train de se
faire.
La multiplication des formats et la
complexification des oeuvres s'insèrent dans une phase
de progression dans la carrière, préfigurant le passage de la
réalisation technique à celle, artistique. Le graffiti ne peut
donner lieu à une pratique en dilettante, puisqu'il nécessite un
investissement temporel, financier et humain conséquent.
Dans le même temps, on assiste à un
renforcement du facteur collectif, essentiel à la
constitution d'un monde de l'art. En effet, il agit sur les pratiquants comme
un lieu de perfectionnement, d'inspirations mutuelles et de constitution
progressive d'un discours sur leur activité.
À retenir
88
III. LA CONSTITUTION PROGRESSIVE DE LA
RÉPUTATION ET DE LA RECONNAISSANCE ARTISTIQUE : ENJEUX ET DÉBATS
AUTOUR DES DIFFÉRENTES FORMES DE RECONNAISSANCE
La théorie de la réputation vise à
démystifier celle-ci et à l'analyser comme un processus social.
L'on s'efforcera de comprendre les processus concourant à l'allocation
de la réputation aux graffeurs ; en somme, qui en sont les acteurs,
leurs interactions avec l'artiste, comment ils concourent, ensemble,
à la labellisation de ce dernier en tant que tel. Largement
inspirée des écrits de Becker sur la réputation comme
phénomène social, cette analyse puise également dans la
théorie d'Alan Bowness sur les cercles de reconnaissance.
À partir de ces deux instruments d'analyse, il devient possible de
suivre le processus de reconnaissance des graffeurs, en accord avec le
franchissement des différentes étapes de la carrière.
Aussi, ce processus réputationnel affecte à la fois l'individu et
le champ artistique dans lequel il évolue. D'où certaines
ambiguïtés ou difficultés dans les stratégies
déployées par chacun : vaut-il, parfois, mieux être reconnu
individuellement, avec le risque d'entacher la réputation en pleine
construction de la scène libanaise, ou conserver
l'intégrité de celle-ci, au risque d'être personnellement
pénalisé ? Ce balancier continuel pose en effet problème
à un moment où la reconnaissance est encore majoritairement
allouée par les pairs et certains clients, soit par un public restreint,
qui vient en souligner la précarité. Cela amène,
également, à se demander dans quel sens les graffeurs optent pour
des modes de diffusion et de visibilité médiatique divers, et les
effets de ces stratégies sur la réputation. Enfin, et justement
parce que la scène beyrouthine est encore jeune, en pleine
émergence et peu fixée, quel peut être l'impact de sa
commercialisation ? Peut-elle agir comme un indicateur de professionnalisation
des acteurs ou, au contraire, réveiller des débats,
présents ailleurs qu'au Liban, sur la relation entre graffiti et
marché de l'art ?
A. De la reconnaissance des pairs à celle des clients : un
public encore relativement restreint
Le développement récent du graffiti à
Beyrouth se perçoit très clairement dans le public qui lui est
disponible. D'ailleurs, qu'entend-on par public, dès lors que le
graffiti se conçoit comme un art urbain, sans lieu d'exposition sinon
que la rue elle-même ? Ce public, restreint, est majoritairement
constitué des pairs eux-mêmes. Ils ne sont toutefois pas les
seuls, d'autant plus que le graffiti bénéficie d'une
visibilité grandissante, en particulier ces trois dernières
années. Il attire autant qu'il est le produit des clients,
mécènes, qui contribuent à la labellisation du graffeur et
à sa reconnaissance en tant qu'artiste. Enfin, et
89
cela a partie liée avec ces clients et autres, la
réputation au sein du territoire beyrouthin passe majoritairement par la
constitution d'un réseau, selon un effet de renforcement et
d'élargissement mutuels.
1. La prééminence de la reconnaissance des
pairs
La reconnaissance des pairs demeure la plus courante à
Beyrouth, en particulier parce qu'elle semble essentielle et légitime
aux graffeurs dans la (re)connaissance de leur niveau, de leur talent et de
leur potentiel. L'élaboration de la réputation est partiellement
accolée à l'élaboration constante de conventions
symboliques et esthétiques nouvelles, ce qui en fait un processus
fluctuant et en perpétuelle construction. Dès lors, conventions
et réputation se construiraient conjointement, sur la base de
l'incrémentalisme et de formes héritées des autres
scènes graffiti. Cette prédominance des pairs dans l'allocation
de la réputation est aussi due au fait que le graffiti constitue un
« cas limite de la production de l'art », encore peu connu
du grand public, où « certains acteurs « recherchent le
label artistique mais se le voient refuser » » 118,
parce qu'il est peu connu et se « met à distance des
esthétiques dominantes »119. Pour autant, si chacun
tente d'être reconnu et de reconnaitre un de ses pairs selon des
critères d'évaluation identiques, la réalité de
cette attribution est autrement plus instable et propre à la
subjectivité de ceux qui, à la fois pairs et critiques,
contribuent à la réputation et la reconnaissance d'un de leurs
homologues. Cette subjectivité dans le jugement d'une oeuvre ne se
conçoit que par comparaison avec la théorie de la
réputation de Becker. Elle découpe le processus
réputationnel et le formule ainsi :
1) des gens possédant des dons particuliers 2)
créent des oeuvres exceptionnellement belles et profondes qui 3)
expriment des émotions humaines et des valeurs culturelles essentielles.
4) Les qualités de l'oeuvre attestent les dons particuliers de leur
auteur, et les dons particuliers de l'oeuvre. 5) Comme les oeuvres
révèlent les qualités foncières et le mérite
de leurs auteurs, c'est la totalité de la production d'un artiste, et
elle seule, qui doit être prise en compte pour sa
réputation120.
Dans l'allocation de la réputation des graffeurs, il
apparaît toutefois que d'autres variables que le « talent »
entrent en considération : positionnement de l'artiste dans la
carrière, dans le champ artistique, relations entretenues avec les
pairs, confrontation de son oeuvre aux conventions retenues par ces derniers.
Dès lors, la renommée de Fish ne porte pas tant sur ses
qualités artistiques que sur la place qu'il occupe dans la scène
: elle est ainsi plus portée sur son rôle de parrain (ou
désigné comme tel). Rares sont les graffeurs
118 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
87.
119 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 320.
120 BECKER, Howard, op. cit., p. 349.
90
qui détaillent ses qualités de graffeur et
fondent cette reconnaissance en priorité sur ce critère. Les
réticences à reconnaître Ashekman comme des artistes
participent du même type de processus, aucune mention n'est faite de
leurs qualités artistiques. Sont-elles d'ailleurs remarquées ou
analysées ? Meuh, Fish ou Kabrit n'y prêtaient absolument pas
attention et, lorsque nous abordions cet aspect, peu de remarques leurs
venaient si ce n'est que, peu importe les qualités qui pourraient leur
être reconnues, elles étaient dégradées par leur
« tricherie ». Bien sûr, les dynamiques propres à la
constitution de la scène artistique y jouent pour beaucoup ; il semble
donc que le processus d'allocation de la réputation par les pairs est
autant affaire de conventions et d'affinités sociales que de
propriétés esthétiques.
Marchands et collectionneurs
Grand public
Experts
Pairs
Cette absence « d'objectivité », ou du moins
d'un référentiel stable pour juger d'une oeuvre, mène
à la question de la pertinence des pairs dans la désignation de
ce qui est art, et de qui est artiste. Une reconnaissance des
pairs, préalablement à toute autre forme de reconnaissance,
est-elle essentielle et indispensable ? Que fait-elle à celui qui sera
alors désigné, ou non, comme talentueux ? Alan Bowness, dans
The Conditions of Success. How the Modern Artist Rises to Fame,
cherche à distinguer quatre cercles de reconnaissance : les
pairs, puis les experts (critiques, conservateurs,
commissaires d'exposition, etc.), les marchands et collectionneurs et,
enfin, le grand public. Ces cercles de reconnaissance sont cumulatifs
et progressifs, et Bowness considère, à partir de cas concrets,
qu'un individu qui serait immédiatement reconnu par le grand public
aurait plus de difficultés à se faire reconnaître comme
artiste, justement parce que les cercles précédents n'ont pas
validé cette reconnaissance, ni l'artification de la pratique. Le
graffiti occupe une place très particulière puisque les experts,
acteurs essentiels de la reconnaissance artistique, sont absents de ce
processus. Quoi qu'il en soit, la pratique montre effectivement qu'il est
difficile, pour des graffeurs qui n'auraient pas été reconnus en
premier lieu par les pairs, d'être reconnus ensuite pour leur talent :
Yazan, Potato Nose, Ashekman, sont autant de graffeurs qui peinent à se
faire reconnaître par le reste des graffeurs beyrouthins. Cette
consécration par les pairs devient d'autant plus importante que le champ
s'autonomise, ou qu'il se construit de manière autonome. Chez Heinich et
Shapiro comme chez Bourdieu, l'autonomisation du champ artistique est
primordiale au processus de reconnaissance. Elle réaffirme d'autant plus
le rôle des pairs dans l'allocation de la réputation qu'ils ne
sont pas dépendants des mécènes
91
ou du public. L'autonomie du champ et, par conséquent
de l'artiste, devient un critère essentiel de la reconnaissance par les
pairs. Cette autonomie se comprend alors comme une indépendance
vis-à-vis des marchands ainsi que de l'État (d'où, nous le
verrons, le fait qu'Ashekman soit si vivement vilipendé). La
consécration des graffeurs dépendra de plus en plus de leurs
pairs, à la fois organisés et autonomes, et donc de la place
qu'un individu occupe au sein de cette organisation. Or, cette allocation de la
réputation par les pairs n'implique-t-elle pas des conséquences
sur celui qui est reconnu ou qui se voit refuser cette reconnaissance ? Et sur
le groupe dont il est issu ? À ce sujet, Bourdieu retire deux types de
conséquences, lesquelles affectent l'artiste comme le champ qui le
reconnait et le désigne comme tel. D'une part, si la consécration
dépend de la position occupée dans le champ, cette même
consécration ouvre de nouveaux possibles pour l'artiste dans ce champ
lui-même :
Principes des aspirations qui sont vécues comme
naturelles parce que immédiatement reconnues comme légitimes, ce
droit au possible fonde le sentiment quasi corporel de l'importance, qui
détermine par exemple la place que l'on peut s'accorder au sein d'un
groupe - c'est-à-dire les lieux, centraux ou marginaux,
élevés ou bas, en vue ou obscurs, etc., que l'on est en droit
d'occuper, l'ampleur de l'espace que l'on peut décemment tenir, et du
temps que l'on peut prendre (aux autres). Le rapport subjectif qu'un
écrivain (etc.) entretient, à chaque moment, avec l'espace des
possibles dépend très fortement des possibles qui lui sont
statutairement accordés à ce moment, et aussi de son habitus qui
s'est originairement constitué dans une position impliquant
elle-même un certain droit aux possibles. Toutes les formes de
consécration sociale et d'assignation statutaire, celles que
confèrent une origine sociale élevée, une forte
réussite scolaire ou, pour les écrivains (etc.), la
reconnaissance des pairs, ont pour effet d'accroître le droit aux
possibles les plus rares et, à travers cette assurance, la
capacité subjective de les réaliser
pratiquement121.
L'aspect éminemment collectif du graffiti donne
à voir directement cette ouverture. La possibilité de
réaliser une pièce lors de « l'ABC jam » de
mars 2015, par exemple, dépendait de la reconnaissance qui était
accordée, en particulier celle que Kabrit, responsable de
l'événement, pouvait donner à tel ou tel graffeur.
À l'inverse, le cas de Krem2, jeune sur la scène et à qui
on demande de « faire ses preuves », montre toute la
difficulté qu'il y a à ne pas être (encore) reconnu par les
pairs : si Meuh le prévenait lors de sorties graffiti, depuis son
départ, les autres pairs considèrent qu'il n'a pas encore acquis
sa place. Ce champ des possibles est limité de facto,
d'autant plus qu'il est difficile de se maintenir dans l'engagement sans la
présence du facteur collectif. D'autre part, la consécration d'un
artiste par les pairs, comme tremplin vers une reconnaissance plus large,
aurait un effet sur la constitution et les solidarités du champ
artistique lui-même : « Petites sectes isolées, dont la
cohésion négative se double d'une intense solidarité
affective, souvent concentrée dans l'attachement à un leader, ces
groupes dominés tendent à entrer en crise, par un
121 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 429.
92
paradoxe apparent, lorsqu'ils accèdent à la
reconnaissance, dont les profits symboliques vont souvent à un petit
nombre, sinon à un seul, et que s'affaiblissent les forces
négatives de cohésion (...) »122. Ces
évolutions sont autant de « risques » pressentis par les
graffeurs, en particulier ceux membres d'ACK, REK et RBK, dont certains
commencent à acquérir une réputation qui n'est plus
seulement le fait du jugement des pairs. La réputation d'Eps montre bien
ce mécanisme puisque, à mesure que sa réputation augmente,
les dédicaces à ses crews d'appartenance diminuent. Les relations
affectives paraissent intactes, surtout dans les discours tendant à
réaffirmer ces relations d'amitié. La consécration d'un
graffeur parmi les autres, l'augmentation des relations avec le secteur
commercial, soulèvent néanmoins la crainte de certains acteurs
que la scène ne parte dans le « mauvais chemin ». En
fait, il s'agit plus exactement d'une crainte à ne plus disposer du
premier rôle dans l'allocation de la réputation et de laisser des
profanes ou marchands remplir ce rôle, avec pour
conséquence de dévier (voire dévoyer) le processus
d'artification et de reconnaissance artistique de la scène beyrouthine
et de ses acteurs, à un niveau plus individuel.
2. La reconnaissance des clients et passage d'une
labellisation de « graffeur » à celle
« d'artiste »
L'absence de reconnaissance par les pairs de graffeurs comme
Ashekman ou Yazan est partiellement causée par celle issue des
marchands et collectionneurs. La constitution de la réputation
relève d'une stratégie différente ; sans être
reconnus des pairs, ils acquièrent toutefois une certaine forme de
reconnaissance. L'importance des pairs dans ce processus n'est pas
occultée mais elle doit être relativisée, fonction du type
de reconnaissance que ces graffeurs cherchent à acquérir. De
plus, les types de reconnaissance octroyés par différents acteurs
peuvent se superposer sans se croiser ou être la conséquence d'une
première reconnaissance par le cercle des pairs. La temporalité
joue parfois un rôle central : un graffeur peut être reconnu par
une partie des pairs, des clients, et rester totalement inconnu aux
générations de graffeurs suivantes. Kabrit a construit sa
réputation sur l'attachement aux pairs et a également pu se faire
reconnaître progressivement par ses clients et leur réseau.
Toutefois, s'il a conservé ces deux niveaux de reconnaissance, les
graffeurs entrés sur la scène à partir de 2012-2013 comme
Spaz, Exist ou Sup-C, ne le connaissaient pas jusqu'à leur rencontre en
2014. Ainsi, une reconnaissance acquise dans un cercle à un moment
donné s'actualise constamment pour être conservée. La
désignation consensuelle de Kabrit comme « meilleur »
par ces graffeurs en particulier est autant le fruit d'une réputation
précédemment acquise que de la reconnaissance par ses clients. En
somme, la reconnaissance des pairs peut être renforcée et
réaffirmée grâce au passage par une reconnaissance des
clients : le nombre
122 Ibid., p. 439.
93
d'oeuvres réalisées dans le cadre de commandes
vient donner du poids, ou, plus clairement, vient confirmer et avaliser cette
réputation par les pairs, ce qui est aussi visible chez Eps.
Quelques indices témoignent de la construction de la
réputation par les marchands et collectionneurs, bien différents
de ceux généralement avancés par les pairs : taille de
l'investissement financier, nombre de commandes reçues, rappel et
augmentation du nombre de clients et recommandations. Si ces cercles se
conçoivent comme autant de passages cumulatifs, la diversité des
modes de reconnaissance au sein de chacun d'entre eux empêche tout
passage systématique de l'un à l'autre selon un processus
purement linéaire. Bien souvent, il s'agit plutôt de
reconnaissances qui se superposent et qui, au fur et à mesure qu'elles
s'acquièrent, finiraient par trouver une certaine cohérence,
peut-être construite a posteriori. Il apparaît même que le
prestige ou la réputation du client vient valider ou invalider la
réputation du graffeur ; Kabrit gagne en prestige lorsqu'il travaille
pour le centre commercial ABC (et qu'il invite ses pairs à y
participer), ou au Train Station. La « qualité » des clients
est indispensable à la construction de la réputation puisque ce
sont eux, principalement, qui permettent de labelliser l'artiste ainsi
que d'agrandir son réseau et portefeuille de clients. Le rôle de
l'intermédiaire aurait tendance à s'accroître, notamment
grâce aux particuliers, et aux femmes : « les femmes de
l'aristocratie et de la bourgeoisie occupent dans le champ du pouvoir
domestique une position homologue de celle que tiennent les écrivains et
les artistes, dominés parmi les dominants, au sein du champ du pouvoir :
cela contribue sans doute à les prédisposer à jouer le
rôle d'intermédiaire entre le monde de l'art et le monde de
l'argent, entre l'artiste et le « bourgeois »
»123. Ce sont elles qui contribuent à rendre
visible un graffeur et qui, souvent, créent des relations de confiance
avec celui-ci. À tel point que Kabrit, qui a
déménagé en Irlande en septembre 2015, trouve ça
« très bizarre qu'il y ait toujours des gens qui [l']appellent
» depuis le Liban pour effectuer des commandes. Comment comprendre la
démarche de ces clients, alors que la scène graffiti est
extrêmement jeune et qu'elle représente un placement
potentiellement risqué, peu reconnu et institué ? Tout aussi
risqué que puisse être l'investissement financier dans ce type
d'art, il représente une opportunité pour ses acheteurs,
financière et réputationnelle. En comparaison avec le reste du
marché de l'art, le graffiti est actuellement très peu
onéreux : « c'est un petit pays genre, tu sais très
bien... Et y a des gens qui ont les moyens de payer un luxe comme un nouvel art
comme, comme du graffiti, qui est d'ailleurs pas très cher au Liban
». Cette opportunité financière se corrèle
à la rétribution en terme de prestige et de distinction que les
clients pourraient en tirer, puisque « le culte de l'art tend de plus
en plus à faire partie des composantes nécessaires de l'art de
vivre bourgeois, le « désintéressement » de la
consommation « pure » étant indispensable, par le
123 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 412-413.
94
« supplément d'âme » qu'il apporte,
pour marquer la distance à l'égard des nécessités
primaires de la « nature » et de ceux qui y sont soumis
»124.
B. Une diversification des modes de diffusion et de
visibilité
médiatique
Tous les graffeurs n'ont pas, du moins pas encore, la
possibilité d'être reconnu par les marchands et collectionneurs.
Qui plus est, la spécificité du graffiti tient à son
absence des lieux de consécration « classiques » comme les
galeries, qui accueillent les critiques. Le médium même de cette
pratique est l'espace urbain, donc non transportable. La multiplication des
réseaux d'information et de communication peuvent, dès lors,
apparaître comme des appareils de consécration
privilégiés. Cette visibilité, qui appelle plus
l'international, déconnecterait l'oeuvre de son ancrage local ; en
même temps elle ne peut être détachée de
phénomènes plus locaux. Le bouche à oreille constitue,
à l'intérieur du territoire national, un vecteur essentiel de la
visibilité des acteurs. D'autant plus que les oeuvres, pièces de
graffiti, ne peuvent être transportées ; le mur où repose
la pièce, sans la présence de son propriétaire, contribue
à cette reconnaissance territoriale restreinte, plus que restreinte
puisque ne dépassant pas les murs de Beyrouth. L'articulation du local
et de l'international n'est permise que par ces circuits d'information et de
communication, contribuant à un élargissement de la
reconnaissance des graffeurs, quand bien même ils resteraient actifs
à Beyrouth uniquement.
1. Le bouche à oreille et la présence, vecteurs
essentiel de la visibilité artistique des graffeurs
Le « bouche à oreille » fait passer le
graffeur d'une pratique personnelle à une activité ouvertement
reconnue comme artistique, mais n'est pas monopolisé par les
acteurs « commerciaux ». Le bouche à oreille permet aussi aux
graffeurs de se faire connaître de ceux qui deviendront un public
initié. La constitution de ce public restreint rappelle d'ailleurs
les propos de Bourdieu sur l'homologie structurale entre monde social et art :
le type de public apte à recevoir et à s'intéresser au
graffiti l'est parce que ce dernier reflète leurs intérêts
et les valeurs, socialisations ou mondes sociaux dans lesquels ils ont
eux-mêmes évolué. Plus encore, cette rencontre entre
auteurs de graffiti et public d'initiés n'est possible que parce que,
d'une certaine manière, ils proviennent d'un même milieu social,
milieu qui, comme Wagner125
124 Ibid., p. 415.
125 WAGNER Anne-Catherine, op. cit.
95
le montrait, peut trouver à s'internationaliser. Ainsi,
ces graffeurs trouvent public dans un univers social et culturel similaire ou
identique, et qui repose sur ce bouche à oreille. Avec le recul, nous
reconnaissons que notre propre intérêt pour le graffiti naît
d'une logique de réseau, donc par des espaces sociaux et territoriaux
communément fréquentés. La rencontre avec Meuh
procède d'un contexte tout autre que celui du graffiti. Comme chez
Vagneron126, Meuh, compris comme un informateur du fait de
sa place particulière au sein de la scène graffiti, a
constitué « le biais d'entrée dans notre terrain
» avant que celui-ci ne devienne un terrain d'analyse sociologique.
Sa place particulière au sein de la scène graffiti tient à
son entrée récente, à ce qu'il n'est pas Libanais et n'est
resté que trois ans au Liban ; de plus, sa double casquette de
journaliste et de graffeur le pose en médiateur privilégié
entre graffeurs et public d'initiés, public qu'il contribue
lui-même à développer. Graffeur, il est aussi le
communicateur, si ce n'est le communiquant, de cette scène, en direction
de relations personnelles sur le mode de la « mission » qu'il se
serait lui-même imposée : faire reconnaître le graffiti et
ses acteurs comme un art. Quoi qu'il en soit, la rencontre avec Meuh, puis les
autres graffeurs, réduit dans un premier temps notre qualité
d'initié à l'enseignement de ce premier informateur. Par suite,
l'initié peut devenir informateur à son tour, donnant à
connaître à d'autres personnes de son entourage l'existence du
graffiti et contribuant (ou non d'ailleurs) à sa reconnaissance comme
art. Même lorsque ces stratégies de visibilité atteignent
un plus haut degré de visibilité, le phénomène de
bouche à oreille reste central. Cette pratique s'imbrique
aisément avec celle des réseaux sociaux. Les Photo Graff Beirut
Tour, proposés par Meuh et le photographe Bilal Tarabey, combinent ces
deux logiques. La publication sur Facebook de ce type
d'événements peut avoir un certain effet et amener d'autres
individus à s'intéresser au graffiti, mais qui reste marginal
pour ceux qui ne connaîtraient ni les organisateurs ni le graffiti. Les
personnes présentes à ces événements sont
très majoritairement des connaissances, amicales voire festives : le
coût de l'engagement dans ce type d'événement pour ceux qui
constituent le public des graffeurs parait moindre.
Cela vaut également pour les clients, le réseau
se constituant principalement grâce à ce bouche à oreille.
Celui-ci tient autant à l'importance des relations entretenues entre un
graffeur et un client, qu'à ce client avec son propre réseau,
qu'aux relations entre graffeurs. Le réseau construit par un graffeur ne
constitue pas une opportunité de commandes exclusivement individuelles,
mais peut effectivement s'élargir et concerner ses pairs. Ainsi, le
réseau de Kabrit est principalement constitué de « gens
qui connaissent d'autres gens », tel un entre-soi culturel et social
: « c'est une classe sociale assez précise, qui se
connaît, qui se connaît entre elle, donc je pense que c'est
ça, t'as fait un resto, euh y a un gars qui rentre et c'est le pote du
patron, il dit « - ah c'est cool - ouais, ouais je te montre un peu ce
qu'il a fait, je te montre les détails et tout euh, c'est le même
gars qui avait fait le, la chambre du fils de je sais pas qui », il dit
« - ah ok, ok,
126 VAGNERON Frédéric, op. cit., p. 88
96
passe-moi son numéro », c'est ça...
». Ce transfert de contacts, voire de répertoires de clients,
se fait aussi « entre artistes... on passe des contacts, c'est ce que
je fais maintenant pour Exist et Spaz et Sup-C et Meuh d'ailleurs, parce que
Meuh en a toujours besoin (rires) ». La constitution de la
réputation par le bouche à oreille nécessite de
connaître les « bonnes » personnes, celles qui, pairs comme
clients, peuvent contribuer à la promotion au rang d'artiste. Ces
transferts sont d'autant plus visibles que, tout en étant très
locaux et portés sur la présence et la relation directe, ils ne
sont pas limités territorialement : Eps ou Ashekman, par la constitution
d'un réseau à l'étranger lié à leurs
connaissances personnelles, peuvent obtenir des commandes et une
publicité extérieures, en particulier à Dubaï et
d'autres pays du Golfe. Enfin, la multiplication de ce bouche à oreille,
qui passe tant par les commandes que par les stratégies de communication
de la production personnelle (au sens d'indépendante de tout
impératif commercial), peut être réinvestie lorsque les
graffeurs souhaitent mobiliser un public autour d'événements
particulier ; les Secret Walls x Beirut ou Sha3be Bandit Bay renforcent leur
visibilité, sur un terrain où le public initié peut
directement assister à leurs performances.
2. L'oeuvre sans son propriétaire : la
visibilité en espace urbain
L'espace urbain est le médium clef de la reconnaissance
pour qui chercherait à se faire connaître des autres graffeurs.
Parallèlement, il devient le lieu d'exposition des pièces les
plus avancées (dans la carrière). La recherche et l'occupation de
spots largement visibles sont monopolisées par les graffeurs
confirmés, qui souhaitent faire valoir leur technique et leur
talent. La réduction considérable du nombre
d'intermédiaires entre l'auteur et son public supprime le coût
d'accès à l'art, coût tant symbolique (démarche
d'aller en musée, réseau social en galeries, etc.) que
matériel (prix d'entrée). L'argument d'un art qui viendrait au
public plus que le public ne vient à l'art est fortement investi et
partagé entre les graffeurs. Il sera ensuite réinvesti dans un
discours plus réflexif et socialement « engagé ». Les
murs ne constituent qu'un niveau de reconnaissance, qui peut être
additionné, complété, et dialoguer avec d'autres, mais il
reste, dans la plupart des cas, indépendant de ces autres lieux ou
niveaux de reconnaissance. La réputation qu'a Fish sur les murs est
inexistante dans le marché institutionnel ou particulier de l'art, la
reconnaissance d'Eps sur les murs est bien différente - et moins
conditionnée - que celle qu'il acquiert lors de la réalisation de
commandes, etc. Sans nier ces autres niveaux de reconnaissance, il
apparaît néanmoins que le mur devient la vitrine officielle
du graffiti, qu'il est la nouvelle toile127 de
l'artiste. De plus, en « mettant volontairement son travail sur les
murs, dans la cité », le graffeur se place « hors du
marché » et donc des appareils de consécration qui
gravitent autour de celui-ci ; c'est par ce placement que les graffeurs
conservent
127 PRADEL, Benjamin, Une action artistique en milieu
urbain : le graffiti ou l'impossible reconnaissance, Mémoire pour
l'obtention du diplôme d'Institut d'Études Politiques de Grenoble,
2003, 145 p., p. 75.
97
« l'indépendance nécessaire pour
pouvoir faire un art engagé selon [leurs] propres conditions
»128. L'avantage est surtout de pouvoir garantir une
autonomie et un plein contrôle quant à la gestion de sa
visibilité, puisqu'ils sapent très clairement les
intermédiaires traditionnels et consacrés du marché de
l'art contemporain.
En revanche, l'autre pendant de cette visibilité tend
à dissocier dans cet espace la reconnaissance de l'artiste de celle de
l'oeuvre. De plus, elle pose la question de la désacralisation, voire de
la non-sacralisation de l'oeuvre, ce qui entre en rupture profonde avec la
théorie de la réputation de Becker. Cette dissociation entre
l'oeuvre et l'artiste s'opère à plusieurs échelles,
recréées dans l'espace urbain lui-même.
Premièrement, la reconnaissance par un public plus large (les passants)
porte sur une oeuvre jugée plaisante ou belle, et très peu sur
l'artiste : il resterait cette « présence anonyme dans le
quartier », cette « personne qui est là quelque part,
qui existe, mais que tu connais pas exactement » (Kabrit). À
l'inverse, le marché de l'art institutionnel, les clients,
collectionneurs et marchands vont très peu dans la rue, et reconnaissent
l'artiste par ses commandes plus que par son oeuvre personnelle, placée
dans la rue. La conciliation entre reconnaissance de l'individu et de l'oeuvre
revient, encore, à ce public extrêmement restreint que
représentent les pairs et initiés, qu'ils soient des amis, des
connaissances, ou des relations familiales. Quant au problème de la
sacralisation de l'oeuvre, il entraîne plusieurs sous-questions : peut-on
considérer comme art ce qui ne peut être sacralisé, en
raison même de son support ? Le graffiti reste-t-il du graffiti s'il est
« sacralisé » ? Peut-on reconnaître le graffiti comme un
art, lorsqu'il bouscule les appareils de consécration conventionnels ?
Ces questionnements mériteraient de plus amples recherches, que nous ne
pouvons malheureusement effectuer ici. Nous pouvons cependant avancer quelques
pistes, à commencer par le fait que le graffiti à Beyrouth semble
plus sacralisé que dans les autres scènes, qui se sont longtemps
attachées à le rayer du paysage urbain. Toutefois, la
présence dans l'espace urbain tend à confondre l'oeuvre et
l'espace, puisqu'elle n'est pas placée au-dessus du cadre de vie
habituel des individus mais y est pleinement intégrée :
volonté des graffeurs certes, mais qui a pour conséquence de
fondre l'oeuvre jusqu'à ce qu'elle devienne parfois inaperçue du
grand public. Tout au plus, une pièce fera office de
décoration, c'est justement « joli », « regardable
», « gai » mais, des passants que nous avons rencontré
lors des observations peu l'ont qualifié comme un « art ». Les
pièces sur les murs ont tendance à recevoir cette reconnaissance
et cette « sacralité » de la part des pairs et initiés
; quant aux marchands (etc.), la sacralisation de l'oeuvre survient lors du
passage à la toile, soit quand elle rentre à
l'intérieur, en galerie ou propriétés
privées. Finalement, une dernière question surgit, à
laquelle nous ne pouvons répondre : l'art a-t-il besoin d'être
sacré ou sacralisé pour être art ?
128 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 324.
98
3. Un développement récent de la
visibilité par les réseaux sociaux et circuits de diffusion
officiels
Outre ces questionnements divers sur ce que devrait
ou ne devrait pas être art, les problèmes de
reconnaissance posés par l'espace urbain peuvent être
surmontés grâce au développement progressif, et très
récent, des stratégies de visibilités sur les
réseaux sociaux et circuits de diffusion officiels - entendons
par-là les journaux, émissions, documentaires ou travaux, dans
leur version originale ou internet. Bien que représentant une
extraordinaire opportunité, ces médiums requièrent la
maîtrise d'un certain nombre de compétences et ressources
communicationnelles. La gestion d'une page sur les réseaux sociaux
devient préférable. Il faut savoir la rendre attrayante et
gérer la temporalité des publications : publier son travail assez
souvent pour « fidéliser » l'observateur virtuel, mais pas
trop pour ne pas inonder son fil d'actualités, au risque de ne plus
rendre visible les oeuvres que l'on souhaite valoriser. Spaz fait preuve d'une
compétence indéniable en la matière, à la
différence de Kabrit, dont l'activité et la visibilité sur
internet sont quasi-inexistantes. Dans leurs relations avec des médiums
plus officiels, en particulier les journaux et sites internet, c'est la
capacité à s'exprimer et faire valoir ses idées, sa
personnalité, son talent, de manière concise et claire qui
importent, soit la nécessaire adaptation du discours à la forme
médiatique. Eps, Meuh ou encore Ashekman se distinguent positivement par
cette mise en scène de soi - ce qui ne correspond pas à
une perte d'authenticité pour autant. Ils sont capables de rendre
clairement des propos plus homogènes et cohérents que lors des
entretiens ou des débats entre pairs. La comparaison entre la forme de
l'interview et celle de l'entretien est particulièrement constructive,
d'autant plus avec les graffeurs habitués à s'exprimer en
direction des médias. Cette comparaison traduit également la
difficulté d'accéder à un niveau supérieur dans la
conversation avec ces graffeurs. Avec Phat2, l'entrée dans une
discussion plus profonde s'avérait ardu : premièrement, parce que
la différence entre entretien sociologique et interview pour un journal
restait ténue selon lui. Deuxièmement, parce qu'habitué
à fournir des réponses claires et concises, adaptées au
format médiatique, il était compliqué d'obtenir des
réponses plus détaillées sans détailler
nous-mêmes nos questions - au risque d'influencer ses réponses. Il
a donc fallu un certain temps, l'élaboration d'une relation de confiance
et la confirmation par ses pairs que nous n'étions pas là pour
critiquer ses propos dans les médias, avant d'obtenir des
réponses plus détaillées et des réflexions plus
spontanées.
99
L'utilisation du virtuel rend possible, facile et rapide
l'extension de sa reconnaissance, dans des dimensions qui eurent
été impensables autrement. Ces réseaux permettent, avec un
investissement relativement faible, de développer la reconnaissance d'un
artiste en dehors des frontières nationales et des réseaux de
sociabilité ordinaires. Cela est, en revanche, compensé par une
concurrence accrue sur les réseaux sociaux face aux autres graffeurs,
beyrouthins comme internationaux. De plus, cela crée une dichotomie
entre reconnaissance virtuelle et reconnaissance
réelle, sur le terrain, d'un même artiste. Ainsi, des
graffeurs peu reconnus par les pairs et peu présents dans l'espace
urbain acquièrent une renommée considérable sur ces
réseaux et dans les journaux, à l'instar de Potato Nose.
Retombées positives et négatives sont à prévoir :
d'un côté, Potato Nose a été vivement et
publiquement critiqué par le photographe et historien de l'art Gregory
Buchakjian, qui avoue de son propre-chef ne pas l'avoir fait s'il
n'était pas tombé « par hasard sur le net »,
sur un article parlant des graffitis réalisés par ce graffeur sur
le Holiday Inn Hostel de Beyrouth, et qu'il ne le connaissait pas avant. De
l'autre, cette reconnaissance médiatique et virtuelle a permis à
Potato Nose d'organiser une exposition dans la galerie Cynthia Nouhra de
Beyrouth en septembre et octobre 2015. Le passage d'une reconnaissance
virtuelle à une reconnaissance de fait, réintégrée
à l'espace beyrouthin, semble rappeler que ces niveaux de
visibilité et de reconnaissance peuvent dialoguer et se compléter
dans le but
SAGOT-DUVAUROUX Dominique, MOUREAU Nathalie, « De
la qualité artistique à la valeur économique » in
Le marché de l'art contemporain, Paris, La
Découverte, « Repères », 2010, 128 p.
d'une reconnaissance plus
générale. L'allocation de la réputation ne
procède pas d'une voie « royale » et immuable, mais
plutôt d'interactions constantes entre différents niveaux de
visibilité au sein et entre lesquels les graffeurs restent relativement
libres de construire des passerelles et stratégies de reconnaissance
diversifiées et non figées.
C. La commercialisation comme indicateur de
professionnalisation ?
Les graffeurs adoptent certes des stratégies de
reconnaissance diverses, mais qu'est-ce qui permet effectivement de les
reconnaître comme des artistes professionnels ? À partir
du moment où elle permet de percevoir des revenus réguliers, la
commercialisation définit-elle l'auteur et son activité comme
professionnels ? Lorsqu'une scène artistique est en pleine
émergence et ses canons peu fixés, la rémunération
peut apparaître comme un indicateur incrémental de l'état
de professionnalisation des
100
graffeurs beyrouthins. Toutefois, cette logique commerciale,
plus qu'un moyen de reconnaissance artistique, peut également
révéler une nécessité financière. Ces deux
cas de figure, enfin, appellent à reprendre et analyser les
représentations et discours des graffeurs sur la commercialisation du
graffiti. Ils puisent dans l'imaginaire du graffiti et, ce faisant,
réveillent les dissensions entre une vision du graffeur vandale
face à l'autre, commercial, qui serait perçu comme un
vendu.
1. La rémunération et la rétribution
comme baromètres de l'état de professionnalisation et
de reconnaissance
Becker considère avec réalisme que « la
participation au système de distribution officiel est un des indices qui
permettent à un monde de l'art de distinguer les vrais artistes des
amateurs »129. La manière dont le nombre de
commandes et le montant des rémunérations contribuent à
accorder du crédit à un graffeur en est une première
illustration. Bien entendu, il ne s'agit pas de dire ce qui est en soi
professionnel, mais plutôt d'analyser le processus de labellisation
de certains graffeurs comme professionnels, en particulier par les
émetteurs de commandes. À partir de là transparaît
une distinction nette entre ceux qui seraient professionnels et les autres,
amateurs : ce qui en vivent sont opposés à ceux pour qui
il ne s'agit encore que de rétributions
valorisantes130. Eps ou Yazan Halwani sont
considérés comme professionnels parce qu'ils reçoivent un
nombre important de commandes de particuliers et d'entreprises. Cela
s'accompagne, souvent, d'une diminution du temps employé à la
réalisation de pièces personnelles, ainsi que d'un
détachement plus ou moins marqué vis-à-vis des pairs. Qui
plus est, nous l'avions dit, la qualité de la réputation d'un
client peut avoir des répercussions sur la reconnaissance
professionnelle d'un graffeur : Meuh était impressionné, par
exemple, par les clients d'Eps, notamment à Downtown, quartier le plus
« huppé » de Beyrouth. Si ces clients sont parfois
dénigrés, la plus-value réputationnelle vient de la
difficulté à accéder à ces milieux, encore plus
à être reconnus par eux comme professionnel. Le montant des
rémunérations perçues, s'il n'agit pas à
l'état brut comme élément de comparaison entre graffeurs,
montre toutefois un certain état de professionnalisation. En effet, un
graffeur qui acquiert une réputation de professionnel sera en mesure de
demander une rémunération plus élevée qu'un
graffeur débutant pour un travail similaire. La rétribution joue
ce rôle de baromètre d'autant plus efficacement que, contrairement
à la typologie proposée par Heinich et Shapiro, les conditions
d'entrée dans la pratique n'ont pas encore été
modifiées en vue du processus d'artification : aucune formation
diplômante en graffiti n'existe en université, que ce soit
à Beyrouth ou à l'international.
129 BECKER, Howard, op. cit., p. 116.
130 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., . 323.
101
Outre le nombre de commandes et le montant des
rémunérations, la démarche des clients rend perceptible ce
passage de l'amateur au professionnel. Au fur et à
mesure qu'un graffeur obtient des commandes et les satisfait, qu'il est reconnu
comme artiste, les clients auront tendance à le payer en sa juste
qualité d'artiste. Ainsi, l'autonomie et l'indépendance du
graffeur ne seraient pas contrariées parce qu'il travaille pour
quelqu'un, puisque ce quelqu'un le paie pour « être artiste
». Chez Kabrit comme chez Phat2, cette perception de la
professionnalisation de leur activité apparaît très
clairement, sachant qu'elle est à la fois un but et un moyen de
reconnaissance :
- Phat2 : the better my technique the better I can paint. The
better I can paint, the better works I produce.
The better works I produce, the more people will notice. The
more known I get, the more people will want to buy my work... and selling more
work means money means living costs and then it means living as an artist and
making money from it... happiness.
- So, would you say that retribution for your art is one
of its main goal ? Are you currently living from it ?
- Phat2 : yes, as a full time freelance artist and designer, and
yes of course that's my main goal, getting
better and better as an artist for 1) my own satisfaction and
fulfilment and 2) for making money without being a slave or a prostitute, by
doing what I love doing...
- How can you save yourself from being a slave or a
prostitute in graffiti ?
- Phat2 : I have no boss. No god. No strings. So I can't be
controlled, and nobody can give me any orders,
I'm free !
- Even those who are paying you ?
- Phat2 : even those who are paying me, because if I don't like
it I can just cancel them... I'm an artist, not
a worker. People don't give me directions on how to work or
what to paint. Maybe you don't know, but that's not how it works (...)
- So they let you do whatever you want or almost because
they consider you as an artist ?
- Phat2 : yes, they WANT me to do what I want ! Smart clients
will let you create freely without too many
specifications, because they know they'll get the best quality
out of an artist when he has creative freedom...
La rémunération apparaît comme un stade
d'achèvement de leur apprentissage et d'officialisation de leur
reconnaissance en tant qu'artiste. Ce cas de figure, où une grande
liberté est laissée à l'artiste, n'est possible que
lorsqu'il existe une homologie structurale entre clients et
producteurs, homologie qui permet une rencontre pacifiée entre offre et
demande.
102
2. L'autre versant de cette commercialisation relève
plutôt d'une nécessité financière
Lorsque cette « homologie entre l'espace des
producteurs et l'espace des consommateurs »131 est
instable ou rompue, ce sera alors au producteur de s'adapter à la
demande du consommateur. Si Phat2 se refuse à réaliser des
commandes qui ne lui plairaient pas, les nécessités
financières des graffeurs ne permettent pas toujours de refuser les
offres qui leurs sont soumises. Dans son discours, on remarque d'ailleurs des
nuances à mesure que la conversation avance et que l'on discute de cas
concrets. Même s'il se refuse à être un « esclave
» ou une « prostituée » (ce qui implique,
dans son idée, le refus de tout compromis avec le client) Phat2 se
montre en réalité plus ouvert et accepte de recevoir des conseils
et/ou critiques de la part des clients. En fonction de ce qu'ils souhaitent, il
cherche dès lors à modifier ses esquisses pour satisfaire ses
clients, à condition qu'il « reste inspiré »
par la demande :
For example, the last project I worked on was for a make-up
and cosmetics thing, they told « we like your work, we want to pay you to
paint something for us » and then they sent me a few images about their
brand and some keywords like « fun, feminine, dangerous ». I look at
the stuff they sent and get inspired by their colors, their style their
information and all... so then I create a suitable artwork for them. If they
don't like it, I'll ask what they didn't like, and modify it accordingly, or
sometimes I create a new artwork altogether.
Cette attitude plus conciliante est due, en partie, à
cette nécessité financière, puisque le graffiti
représente un potentiel de revenus non négligeable : une commande
peut aller d'une centaine de dollars pour un dessin à plusieurs dizaines
milliers de dollars pour une fresque de plusieurs mètres, fonction de ce
que le client est prêt à investir pour un graffeur (un « nom
»), du temps et du matériel requis.
Ce type de réalisation est, souvent, moins
relayé sur les réseaux que d'autres travaux, personnels ou
rémunérés mais plus attrayants esthétiquement
parlant. Aussi, les commandes qui relèvent plus du job alimentaire font
parfois oublier le graffeur lui-même. Il faut relativiser l'importance de
la commercialisation dans le processus de reconnaissance des graffeurs car, si
elle peut agir comme un levier important de la réputation d'un graffeur,
elle peut aussi le réduire à un exécutant ou à un
décorateur d'intérieur, plus qu'à un artiste. Le choix des
clients et des commandes que l'on acceptera ou non est le fruit de divers
calculs, conscients et inconscients, mus par la nécessité autant
que par les ambitions sur le long terme.
131 BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art... op.
cit., p. 410.
103
3. Les débats sur la commercialisation : du vandale au
vendu ?
Ces contraintes s'insèrent dans des
considérations plus larges, qui prennent la forme d'un débat
entre les pairs eux-mêmes sur la place que devrait avoir le graffiti
vis-à-vis du marché de l'art et du risque qu'il devienne
commercial132, donc plus du graffiti. Au centre de ce
débat se retrouve bien cette « ambiguïté entre une
reconnaissance à la fois rêvée et dénoncée
comme dévoiement des principes originels du tag
»133. La critique de la commercialisation des graffeurs
est, en fait, assez restreinte au milieu des pairs et pratiquants. Les
interviews sont faites pour démentir, entre autres, l'idée que le
graffiti beyrouthin deviendrait commercial, néanmoins cette question
demeure prégnante dans la sphère privée. Elle renoue avec
l'idéal de l'artiste complètement autonome des sphères de
l'argent, du pouvoir, ainsi qu'avec l'idéal du régime vocationnel
de l'art, soit « l'art pour l'art ». Il est vrai que, dans les arts
classiques et surtout depuis le XXe siècle, on trouve ce type
de dichotomie entre art commercial et art « pur », dichotomie
largement réinvestie par les graffeurs :
Cette structure qui est présente dans tous les genres
artistiques, et depuis longtemps, tend aujourd'hui à fonctionner comme
une structure mentale, organisant la production et la perception des produits :
l'opposition entre l'art et l'argent (le « commercial ») est le
principe générateur de la plupart des jugements qui, en
matière de théâtre, de cinéma, de peinture, de
littérature, prétendent établir la frontière entre
ce qui est art et ce qui ne l'est pas, entre l'art « bourgeois » et
l'art « intellectuel », entre l'art « traditionnel » et
l'art d' « avant-garde »134.
De fait, le commercial irait à l'encontre d'une
reconnaissance de la production des graffeurs comme art pur, ce qui va
également à l'encontre de l'idéaltype du tagueur-graffeur.
Nul besoin de rappeler le nombre conséquent de critiques émises
dans les autres scènes graffitis, que ce soit à Ivry, Grenoble ou
aux États-Unis, pour comprendre que le graffeur s'engagerait, dès
l'origine et par l'imaginaire qui en est véhiculé, dans une
démarche anticapitaliste et contre les systèmes politiques en
place (puisque s'attaquant directement à l'espace public) :
sommairement, le graffeur devrait être vandale pour être
vraiment un graffeur. D'autres problèmes plus réflexifs
émergent de cette difficile conciliation entre graffiti et logique
commerciale : impression de se vendre, de mettre en péril sa
propre reconnaissance et celle de la scène beyrouthine, de travailler
pour ceux que l'on méprise, qu'ils soient l'État, les grandes
entreprises ou les clients privés. Le dénigrement
quasi-systématique des graffeurs les plus commerciaux ou
désignés comme tel, à l'instar d'Ashekman - qui semble
être la « bête noire » des autres graffeurs -
s'insère dans une critique politique et sociale du graffiti. Rejeter, au
moins dans le concept et dans le discours, la commercialisation du graffiti
revient à critiquer les clients et leur milieu social d'origine, cette
« classe
132 FACHE, Wilson, « Le graffiti commercial est-il vraiment
du graffiti ? », op. cit.
133 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
88.
134 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 270.
104
sociale assez précise » (Krem2), souvent
confondue ou cooptée (dans l'imaginaire des graffeurs) aux
sphères politico-communautaires du pouvoir. Le malaise des graffeurs
tient à ce que, paradoxalement, leurs oeuvres deviennent des instruments
de distinction sociale pour les clients, alors qu'ils souhaitent faire valoir
une image du graffiti gommant ces distinctions.
Le problème soulevé par la commercialisation
repose surtout sur le fait qu'elle constitue une opportunité autant
qu'un danger dans la reconnaissance des graffeurs et de la scène
beyrouthine. Cet entre-deux est très particulier puisqu'on semble se
trouver à une période « charnière » de cette
scène, ni totalement émergente ni totalement reconnue ; il laisse
les acteurs de cette scène incertains quant à la voie à
suivre. La commercialisation et la visibilité qui s'ensuit jouent un
rôle important dans la reconnaissance de l'artiste, et contribuent
à faire reconnaître le graffiti comme un art à part
entière, géographiquement et esthétiquement
spécifiques. Pourtant, cette même commercialisation peut rabaisser
le graffiti beyrouthin à un art seulement commercial, donc à du
non art ou, du moins, à un art « non pur ». Cette vision, si
elle devait s'imposer à terme, n'empêcherait pas les graffeurs qui
en sont issus de recevoir des commandes, mais ils seraient cantonnés
à représenter un art commercial, de pouvoir presque, voire, dans
le pire des cas, un divertissement ou de la décoration. Ces
inquiétudes sont présentes dans les observations et entretiens,
avec en trame de fond ce leitmotiv du « si on foire pas...
». D'où les tentatives de prévenir ce type de
dérive par la conciliation entre l'image de l'artiste « pur »
et celle d'un artiste qui gagne sa vie de son activité. Envisageable
dans les propos de Phat2, cette tentative est affirmée dans ceux de
Meuh. Avec un certain recul, il tente de garantir l'intégrité
artistique d'Eps face aux journalistes, mais aussi dans les conversations
privées :
- C'est vrai que le graffiti ici, on en parlait justement
y a quelques instants là euh, le graffiti au Liban a pris
une tournure agréable... Les gens non seulement
l'acceptent mais en plus de ça tu, tu le disais, t'es allé
peindre que ce soit dans la Beqaa ou bien dans le sud, etc., les gens
t'apportent du café, des petits gâteaux et ils sont absolument
ravis de voir ce que tu fais sur les murs... Ce qui, ce qui est
complètement fou parce que toi, français, où on est
obligé un peu de se cacher quand même en Europe quand on fait du
graffiti, parce que cette « destruction » des euh, des pouvoirs
publics, c'est le vandalisme, oui voilà... alors que ici euh, les pays
arabes hein certains Sheikh veulent avoir du graffiti dans leur maison ou bien
sur leurs murs, y a même des expositions du côté de
Dubaï etc. où tous les graffitis artistes se sont rencontrés
et c'était vraiment des stars alors que... (rires), alors que justement
Alfred Bader m'avait raconté un peu cette histoire et m'avait dit que
c'était complètement fou on, on était reçu comme
des, bah voilà comme des artistes, comme des chanteurs, comme des
méga stars, alors que en fait on fait du graffiti. Est-ce que tu trouves
que, y a quelque chose d'un petit peu « faux », ou est-ce que au
contraire ça te plaît ce, ce côté « star system
» du graffiti artiste dans le monde arabe ?
- Meuh : star system je sais pas... même un mec comme
Eps qui travaille beaucoup, il fait quand
même énormément de, de trucs gratuits dans la rue il
euh... fin c'est, pour moi tu restes graffiti, tu restes
105
graffeur tant que tu à faire des choses gratuitement
sans demander d'argent et qui soient pas des commandes, on s'en fout que tu
bosses à côté si t'arrives à vivre ce serait
vraiment excessif de t'en vouloir pour ça tu vois...
- C'est vrai que ça reste quand même des
artistes hein, euh les graffitis artistes, et puis ce que vous faites est
absolument superbe...135
À retenir
La reconnaissance et le décernement du label d'artiste
revient à un public encore restreint : les pairs jouent
un rôle clef dans ce processus. S'ensuivent le public d'initiés,
ainsi que les clients. D'autres techniques de visibilité sont mises au
jour, en particulier la visibilité médiatique. Celle-ci passe
principalement par les réseaux sociaux, les appareils de
consécration journalistiques, mais le bouche à oreille joue un
rôle décisif sur la constitution d'un réseau social
fiable.
La commercialisation agit comme un indicateur de
professionnalisation et de consécration de l'avancement dans la
carrière à prendre avec précaution. Elle rejoint les
considérations des graffeurs sur ce que devrait être le
bon graffiti, et se révèle être un facteur
opportun autant qu'un inconvénient potentiel (lorsque les acteurs
cherchent à faire reconnaître la scène beyrouthine comme
authentique et intègre).
La constitution de la réputation des graffeurs et de la
scène graffiti sont des phénomènes progressifs et
flexibles, fonction des différentes stratégies
adoptées par chaque acteur. La réputation n'est pas un processus
exclusif et univoque, les stratégies déployées restent
diverses et font moins appel aux intermédiaires que dans les arts dits
classiques.
Le processus de labellisation et d'allocation de la
réputation traduit des stratégies actives et passives
de la part des graffeurs. Sans être absolument rationnels, ils
cherchent à faire reconnaître leurs oeuvres comme de l'art et leur
figure comme artiste. Les cercles de reconnaissance y participent
également, en confirmant ou en infirmant ces positions.
135 « À l'abordage des ondes avec Boutros al Ahmar
», Light FM Lebanon, 3 novembre 2015, disponible à
l'adresse
https://soundcloud.com/lightfmlebanon/a-labordage-des-ondes-avec-boutros-al-ahmar-pierre-de-rouge.
106
CONCLUSION
Cette analyse de la carrière se voulait axée sur
ce que font ses participants dans le graffiti. Qu'apprennent-ils, comment
réalisent-ils une pièce, quelles en sont les
particularités esthétiques, etc. Ce qu'ils font et la
manière dont ils en discutent nous permettent d'aborder la sociologie de
l'art et le processus d'artification d'une pratique. À ce propos, les
analyses d'Howard Becker sur les mondes de l'art, en particulier local, de
Heinich et Shapiro sur le passage à l'art, et de Bourdieu sur les
rapports entre art et marché, montrent que cette reconnaissance
artistique est un processus long qui met au jour plusieurs facteurs essentiels.
D'abord, si la méthodologie de la carrière comporte le risque de
catégoriser les individus, elle permet toutefois de rendre au plus
près les différentes séquences franchies par un individu
dans sa pratique. Elle offre de plus la possibilité de corréler
cette évolution personnelle à celle du champ dans son ensemble,
justement parce que les participants construisent sa réputation en
même temps que la leur. Aborder ensemble ces deux types de reconnaissance
nous renseigne toutefois sur le niveau d'artification du graffiti à
Beyrouth. La particularité de celui-ci tient à son
émergence récente et semble, de fait, toujours en construction.
Plutôt que de supposer une artification qui sera réussie par la
suite, ce dont nous ne savons rien, nous concluons plutôt qu'à cet
instant, la scène beyrouthine bénéficie d'une
reconnaissance, même si son public demeure restreint et ses acteurs non
systématisés ou institutionnalisés. Cette artification
fait plus penser aux sous et contre cultures mais, visiblement, le graffiti
à Beyrouth ne répond qu'à une partie de ces
critères, et les discours tendent à le faire reconnaître
d'une autre façon. Il convient de rappeler, enfin, que ces processus
d'artification et de reconnaissance ne sont pas nécessairement
linéaires, rationnels ou uniques. Les stratégies
déployées, consciemment et inconsciemment, sont autant de
combinaisons possibles en fonction des expériences individuelles de
chacun.
En conservant ces nuances en mémoire, certains
critères d'appréciation restent pertinents dans la
définition du graffiti à Beyrouth, en tant que pratique
artistique et, plus exactement, en tant que monde de l'art local.
Premièrement, les spécificités esthétiques du
graffiti tel qu'il se constitue à Beyrouth. Celles-ci concernent tant le
développement stylistique individuel que l'appropriation de formes
artistiques locales et internationalisées, concourant à la
création de nouvelles conventions géographiquement
limitées. Le facteur collectif également, à la fois par la
mise en réseau des acteurs structurant un monde de l'art et par la
logique du crew, soit d'une communauté restreinte aux liens affectifs
forts. Cet aspect est primordial dans la phase d'engagement, mais surtout de
maintien dans l'activité. Parce que cette pratique est le fait de
productions communes, les individus divisent les coûts humains,
financiers, organisationnels inhérents à la réalisation
d'oeuvres. Cela permet également de se maintenir dans l'engagement par
la dynamique qui s'y instaure puis dans le rôle qu'ont les pairs et les
intermédiaires dans le processus de reconnaissance. Le
107
maintien et la multiplication des stratégies de
visibilité entreprises se doublent d'une commercialisation du graffiti,
mais elle amène certaines gênes. En effet, on remarque que
l'artification est en construction, puisqu'on arrive à une
période où certains débats émergent quant à
la conception du graffiti, de sa commercialisation et du type de reconnaissance
qui en résulte. D'où l'importance des discours attachés
à la pratique, discours souvent issus des participants eux-mêmes,
dans le but de faire reconnaître le graffiti et leur figure d'artiste. La
commercialisation, si elle reste « raisonnable » et conforme à
l'idéaltype (adapté au contexte libanais) du graffeur, peut ainsi
apparaître comme une chance de plus de monter en artification. Ces
discours et représentations se diffusent également dans les
médias, mais peu chez les critiques artistiques par exemple. Le graffiti
à Beyrouth peut avec raison être considéré comme un
monde de l'art local, mais il reste un monde de l'art en train de se
faire.
108
TROISIÈME PARTIE. QUAND L'ART PERMET DE SE RACONTER
: LES AMBIGUÏTÉS DE LA MISE EN DISCOURS FACE AUX
ENJEUX SOCIOPOLITIQUES DE BEYROUTH
109
I. LA CRÉATION DE LA FIGURE DE L'ARTISTE : L'ART URBAIN
COMME SORTIE DE L'ASSIGNATION COMMUNAUTAIRE
L'aspect multiconfessionnel du Liban est cristallisé
dans l'architecture de la capitale, puisque divisée en quartiers dans
lesquels une confession majoritaire dénote. Suite à la guerre
civile libanaise (19751990), ce phénomène s'est d'autant plus
renforcé que la confession est, peu à peu, devenue un signe
d'appartenance communautaire. Plus qu'une caractéristique de l'individu,
elle est devenue l'élément premier de son identité,
fermant de facto la voie à tout type d'identification
laïc, politique, ou autre. Plus encore, si identité politique il y
a, elle n'a été rendue possible que par la confusion - et la
fusion - progressive entre appartenance communautaire et appartenance politique
: les milices, reconverties en partis politiques, sont fondées sur une
base communautaire. Ici, on retrouve, mêlées, des questions que
pose Beyrouth dans la définition de l'identité des individus et
l'impact qu'aurait - ou non - l'art sur ces mêmes questions urbaines et
communautaires. Que fait le graffiti, en tant qu'art urbain, à
l'individu et à son environnement ? La création de la figure de
l'artiste modifie-t-elle la manière dont il crée son
identité ? L'activité de l'artiste peut-elle même avoir un
impact sur l'assignation identitaire de la ville et de ses habitants ?
Répondre à ces problématiques nécessite de regarder
ce qui, dans le passé, diffère de la pratique actuelle du
graffiti. Ce retour permet d'aborder le rôle que le graffiti peut,
consciemment et inconsciemment, remplir. À un niveau plus individuel, le
processus de labellisation de l'artiste permettrait effectivement de
créer deux formes d'identités, l'une artistique et, l'autre,
personnelle. Ici, il semble que cette distinction acquière une dimension
plus forte encore, qui ne se contente pas de différencier l'artiste de
l'individu, mais véritablement de créer une démarcation
entre identité publique et identité privée, dans toutes
leurs composantes. Cette réflexion serait par ailleurs très
incomplète si elle omettait de prendre en compte les discours des
acteurs, discours qui tendent à affirmer une volonté officielle
de sortir du prisme communautaire, duquel il est devenu difficile se
défaire.
A. Une rupture des buts du graffiti : un but artistique
bien différent des anciennes pratiques de l'affichage à
Beyrouth
Le graffiti, par sa fonction artistique, change radicalement
le visage de la ville de Beyrouth. Il opère comme une innovation totale
dans un pays où la pratique de l'affichage se résumait, depuis le
début de la guerre civile en 1975, à une entreprise milicienne et
qui, dès 1990, s'est partagé l'espace urbain avec les campagnes
de publicité les plus variées. Le graffiti rompt avec cet
affichage milicien, esthétiquement et symboliquement puisque,
paradoxalement, là où le tag apparaîtrait comme une
réactivation du marquage de territoire milicien, ses dynamiques propres
semblent plus complexes. Enfin, parce que le graffiti vise à
110
introduire l'artiste par le blase, la rupture est
définitivement consommée dès lors que l'investissement de
la ville ne vise plus à représenter une cause quelconque.
1. L'introduction d'un graffiti non milicien à
Beyrouth
En 1993, trois ans après la fin de la guerre civile,
Michael Davie publie un panorama très détaillé de
l'affichage milicien à Beyrouth ou, comme il l'appelle plus exactement,
les « marqueurs de territoires idéologiques ».
Détailler et prendre en compte la dimension extraordinaire de cet
affichage dans la construction de l'espace urbain et de l'identité des
habitants semblent indispensables à la compréhension de la
rupture opérée aujourd'hui par le graffiti. Durant toute la
période de la guerre civile et dans ses suites, en particulier durant
l'ascension du Hezbollah comme parti politique, ainsi que les occupations
israélienne et syrienne, l'affichage milicien est devenu une
manière de faire la guerre à part entière, bien
au-delà d'un simple outil de propagande. Son importance se retrouve
autant dans les fonctions qu'il a remplies que dans la force du nombre. Il est
difficile d'imaginer à quel point la totalité de l'espace urbain
a pu être investie, sous toutes ses formes et dans tous ses coins, durant
ces années. Davie tente d'ailleurs de dresser une liste des territoires
investis et des formes d'affichage requises, en faisant lui-même
remarquer que ce propos n'est pas exhaustif. On relève, comme terrains
d'affichage privilégiés : la ligne de démarcation (ou
Ligne Verte), les carrefours, les façades des immeubles, les murs et
clôtures, les devantures des magasins, les entrées des immeubles
ou, encore, les voitures. Ces lieux étaient investis par les affiches,
drapeaux,
Logo Kataeb, quartier d'Achrafieh (c) BeirutBeats
panneaux géants, silhouettes en plastique à
l'effigie de chefs de milices, faireparts de décès, banderoles
commémorant les martyrs, niches
idoines, écritures libres de soldats ou sigle du parti,
messages explicites
et implicites. Outre l'importance du nombre, c'est la fonction
que remplissaient ces affichages qui compte : outil de propagande,
l'affichage était surtout le moyen de gagner ou perdre
des territoires, et
de l'exposer. La conquête territoriale d'une milice
pouvait ainsi être suivie, au jour le jour, en fonction des nouveaux
affichages qui
apparaissaient, ce qui tendait de plus à renforcer cette
impression qu'ils contrôlaient effectivement ces territoires et leurs
populations, venant parfois fausser la réalité des
conquêtes : « le premier, la milice, jouissait d'une assise
territoriale continuellement contestée par la population »
alors que « le second, l'Armée, était sans assise
territoriale mais fortement appuyée par la population ». Cette
redéfinition continuelle et forcée de l'espace était
d'autant plus visible grâce à la fréquence des affichages,
moins abondante à mesure que l'on s'éloignait du « noyau
idéologique » (à l'image du quartier
général des Kataeb à Gemmayzeh). Ces lieux constituaient
alors des « territoires flous, sans stratégie territoriale
» aux « appartenances mal définies »,
111
puisqu'étant « les rues et ruelles de
connexion inter-quartiers miliciens, lieux communs à toutes les parties
». Ces lieux de connexion sont, d'ailleurs, devenus des zones
où, aujourd'hui, la vie intercommunautaire est la plus dense.
Michel Aoun, place des Martyrs (c) 20 Minutes blog.
En somme, la
conclusion de Davie permet de comparer ce qu'était
l'affichage milicien par rapport au graffiti aujourd'hui :
Comme toute publicité moderne, l'affiche à
Beyrouth joua un rôle « commercial » - on « vend »
une idéologie. L'originalité ici réside dans le fait
qu'elle fut, au-delà de son rôle de marquage d'espace politique,
l'affirmation d'un pouvoir personnel. Les messages n'exprimaient pas un
programme, ils étaient l'expression et l'étendue d'un pouvoir
associé à la personne du chef. Les territoires étaient
alors moins des espaces idéologiques que des espaces du subsistance au
profit du « prince » et de sa cour. La population était en
quelque sorte l'otage du « prince », chef de milice, qui affirmait,
grâce l'affichage, l'étendue de son domaine et le bouclait au
moyen de barrages de contrôle, véritables « portes » de
quartier136.
West Beyrouth illustre très clairement, dans
ses décors, cet affichage et la clôture des quartiers, pratique
qui a en réalité subsisté plusieurs années encore
après la fin des hostilités. L'affichage est encore
présent à Beyrouth et ce n'est qu'en février 2015 qu'une
vaste campagne de recouvrement de ces affichages miliciens fut
décidée par le gouvernement. C'est à cette occasion que
l'on perçoit une reconnaissance officieuse du graffiti par les
institutions : elle prouve la distinction entre ce type d'affichage et le
graffiti, puisque ces derniers n'ont pas été effacés. Les
graffeurs eux-mêmes, à l'image de Yazan Halwani, s'opposent
à l'affichage milicien, pas tant politiquement qu'en déclarant
que le graffiti n'a pas pour but de « polariser par certaines figures
politiques la culture à Beyrouth ». Selon lui, il vise plus
à arrêter de faire
136 DAVIE, Michael, « Les marqueurs de territoires
idéologiques à Beyrouth (1975-1990) » in FRESNAULT-DERUELLE,
Pierre (dir.), Dans la ville, l'affiche, Tours, Maison des Sciences de
la ville, Université François-Rabelais, Collections Sciences de
la Ville, 1993, p. 38-58.
112
croire aux habitants que « ces personnes-là
contrôlent vraiment le pays, alors que c'est pas vrai, c'est juste par
cette présence qu'ils le font ».
2. Un tag sans marquage de territoire ?
Ainsi, contrairement à l'affichage milicien qui
subsistait à Beyrouth jusqu'à il y a peu, le graffiti ne remplit
pas ce rôle de marqueur de territoire. La particularité du
graffiti à Beyrouth est que, par rapport aux autres scènes
graffiti, New York en premier lieu, le tag ne remplirait pas non plus cette
fonction. La manière dont le tag est décrit à New York
tranche radicalement avec celui pratiqué à Beyrouth. En effet,
Lachmann explique que le tag visait à devenir le king d'une
rame de métro ou d'un quartier. Ainsi, « le rang d'un graffeur
était déterminé par son oeuvre dans le métro
», par la quantité de tags effectués, jusqu'à ce
que son nom s'impose au public et aux pairs, ou rivaux. L'emploi des tagueurs
par les gangs permettait à ces derniers de bénéficier d'un
« tag pour le groupe, tag que les membres peuvent arborer sur leurs
vêtements et qui marque les frontières de leur territoire. Un gang
fait appel aux tagueurs quand il cherche à affirmer ou réaffirmer
son contrôle sur un territoire donné »137.
Individuellement ou dans le rapport aux milices, Beyrouth semble avoir un effet
exactement inverse sur l'activité des graffeurs. Leur tag revêt
une dimension esthétique et artistique, bien plus que territoriale.
Aucun graffeur n'a ainsi de territoire attitré et les tags de chaque
graffeur se retrouvent dans l'ensemble des quartiers où ils ont
l'habitude de graffer, sans réelle distinction, sans concurrence ou
affirmation communautaire. Cette absence de marquage territorial par une
pratique initialement perçue comme telle produirait une «
décommunautarisation » de l'espace, lequel n'est plus pensé
en fonction de sa couleur communautaire ou comme une zone à
conquérir et conserver. En somme, le tag d'un graffeur dans l'ensemble
de l'espace urbain disponible traduit justement l'idée que l'ensemble de
la ville est désormais disponible.
Ce refus de territorialisation de l'espace se perçoit
plus aisément dans l'absence de concurrence entre les différents
crews et graffeurs. Si le toyage existe dans une faible mesure, il est
généralement plus le fait de personnes totalement
extérieures au graffiti. La disponibilité de l'ensemble de
l'espace urbain138 prévient les luttes pour le contrôle
d'un mur. La logique de crew ne revêt pas un caractère
concurrentiel entre plusieurs groupes de graffeurs, puisque la plupart des
graffeurs font partie de plusieurs crews simultanément. Quel serait
l'intérêt pour Spaz ou Exist, membres d'ACK, d'entrer en
concurrence avec REK et RBK, alors même qu'ils en font partie, et qu'une
partie des membres de ces deux derniers crews font aussi partie d'ACK ? Bien
sûr, certaines tensions apparaissent, parfois, vis-à-vis de
discours territoriaux qui tendent à émerger, chez Phat2 ou
Ashekman lorsqu'ils déclarent « the streets are ours
». Toutefois, lors
137 LACHMANN, Richard, op. cit., p. 69.
138 À l'exception de Beyrouth sud, zone inaccessible et
contrôlée par le Hezbollah.
113
des entretiens, ces tensions sont explicitées et
remises dans le contexte, non pas d'une lutte territoriale, mais de cet
esprit hip-hop importé des scènes américaine et
européenne. En conséquence, ce type de message ne peut être
interprété comme une injonction sérieuse aux autres
graffeurs de se retirer du territoire graffé. Il est d'ailleurs plus
fréquemment interprété comme une volonté de
réappropriation de la ville par ses habitants à l'encontre des
milices, et ne vise pas à exclure les autres graffeurs ou à
déclarer la prise de contrôle d'un territoire. Ceci n'aurait de
plus pas de réel sens, aucun graffeur n'ayant jamais mentionné la
volonté de contrôler un territoire, symboliquement ou
effectivement.
3. Représentant de soi et non porte-parole d'une
cause
Enfin, là où l'affichage milicien communautaire
traduisait la présence d'une milice et le pouvoir personnalisé de
son chef, le graffiti fait de l'oeuvre une fin en soi : elle donne à
voir l'artiste et son talent, et ne fait pas référence à
un groupement communautaire militaire, puis politique. On retrouve, en
particulier dans le tag, le résidu d'une pratique importée dans
un contexte différent : il ne signifie plus tant, nous l'avons dit, un
marquage de territoire que le signe du passage de son auteur. L'une des
motivations de Meuh lorsqu'il tague est de montrer que quelqu'un, lui en
l'occurrence, était passé par là. Ce type de pratique a
vocation à être reçu par les pairs, qui pourront sourire en
le voyant, ainsi que par un public plus large qui, l'espère-t-il, sourit
à la vue de son blase. Le tag devient un but en soi plus que le moyen de
propager une idée ou un mouvement politique ; il n'a plus d'autre raison
que de se montrer lui-même.
Cette décommunautarisation de l'espace est justement
avérée grâce au remplacement concret du politique par
l'artistique, ou ce qui tend à se définir comme tel. Ce
basculement, ou transfert, a pu être observé dans une autre
capitale du monde arabe, Sanaa : « les graffitis, les pochoirs ou
l'écriture libre sur les murs se pratiquaient notamment dans leurs
déclinaisons religieuses pour reproduire à l'infini que «
Dieu est grand » ou « il n'y a pas d'autre dieu que Dieu », pour
faire parler les murs avec les slogans de partis politiques ou, plus
récemment, pour reproduire des signatures ou « tags »
écrits en caractères latins »139. La
dimension spatiale est primordiale puisqu'elle est le réceptacle et le
vecteur des représentations des acteurs, ou au moins d'une partie
d'entre eux. Ce remplacement est accepté de manière assez
consensuelle pour l'instant. À tout le moins il ne suscite pas
d'oppositions de la part des autres habitants, à l'inverse de celles
rencontrées durant la guerre civile contre les affichages miliciens.
139 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 320.
114
B. Le graffiti comme création d'une distinction
entre identité privée et identité publique
Le graffiti participerait de cette sortie de l'appartenance
communautaire en (re)créant une distinction entre identité
privée, dans laquelle serait comprise l'appartenance religieuse, et
identité
publique. Premièrement parce que le graffiti, plus que
toute autre forme d'art, fait passer le blase au premier plan dans le processus
de désignation des individus qui s'y adonnent. Ensuite, nous
pourrions
questionner la manière dont le graffiti fait passer ces
mêmes individus d'une identité essentielle, pour ne pas dire
essentialisée, à une identité définie par
la pratique, et donc en constante évolution.
1. Le blase comme système de dénomination
indépendant de l'identité du graffeur
Nous revenons ici, brièvement, sur le rôle du
blase, cette fois-ci en tant que système de dénomination
indépendant de l'identité communautaire. Certes, l'importance du
blase comme signature a déjà été abordée,
mais son aspect social ne pouvait être directement traité : ce
dernier n'est désigné qu'a posteriori par les graffeurs,
par une sorte de réflexivité et de mise en discours de soi dans
une perspective sociale, voire politique, plus qu'artistique. Ici, le blase
vient gommer
purement et simplement toute référence à
l'appartenance « Séparer l'Eglise de l'Etat ne suffit
communautaire dans l'identité artistique, ce qui, plus
; tout aussi important serait de
paradoxalement, se déverse sur l'identité
privée. Lors des séparer le religieux de l'identitaire.
»
observations, rares voire inexistantes sont les fois où
les Les identités meurtrières, Amin
graffeurs, même amis, s'appellent par leur prénom.
Cela peut Maalouf
parfois avoir l'effet inverse, à savoir que cette
appellation par
le blase uniquement tend à effacer l'identité
légale première, celle du prénom, au profit de la figure
du graffeur. Kabrit n'est jamais appelé par son vrai nom, Raoul,
à l'exception de sa famille, tout comme Spaz,
Sup-C ou Bob, qui s'appellent respectivement Raydan, Nassim et
Ibrahim. On assiste à un passage sous silence de la dimension
identitaire présente dans leurs prénoms, chrétien
français pour le premier et musulman arabe, à connotation chiite
ou sunnite pour les seconds.
La dénomination par le blase par les initiés,
les clients ou les journalistes permet également d'être reconnu
comme artiste et l'assignation identitaire devient impossible. Véhiculer
des blases sans connotation
religieuse replace au premier plan la valeur artistique de
l'individu et, a fortiori, sa personnalité ou son avatar.
À la différence d'autres artistes, les graffeurs ne sont plus
tant définis comme un « peintre libanais d'origine
chrétienne » ou un « compositeur de jazz druze », mais
uniquement par leur personnalité artistique ; la vie et
l'identité privées restent en dehors de la sphère
publique. A priori banale, cette différenciation entre
identité privée et identité publique est réellement
novatrice au regard du
115
traumatisme laissé par la guerre civile. À
Beyrouth, l'élimination physique systématique de civils aux
checkpoints de quartiers, entre autres, se décidait sur la base de
l'appartenance communautaire mentionnée sur la carte d'identité,
et de la connotation religieuse du nom de famille lorsqu'un doute subsistait.
La mention de la confession sur les papiers officiels, en raison du
système institutionnel communautaire instauré à
l'indépendance, en 1943, a progressivement effacé toute
distinction entre vie ou croyance privée et identité publique ou
légale. L'opération inverse, qui s'avère plus être
une conséquence des conventions liées au graffiti qu'à une
volonté consciente des graffeurs, recrée cette démarcation
et cette vie privée. Par suite, on la retrouve dans les entretiens avec
les acteurs, que ce soit par leur réticence à parler de leur
appartenance communautaire ou par la volonté claire de cantonner la
confession à la sphère privée.
2. La transformation des individus en activité, ou
la sortie de l'essentialisme
Le graffiti, en tant que carrière, transforme ses
agents en activité. La désignation par le blase, si elle induit
une reconnaissance comme artiste, permet aussi de désigner l'individu
par son activité, donc par ce qu'il fait plutôt que ce qu'il
est a priori - soit l'assignation confessionnelle. La
complexité de cette assignation identitaire est extrêmement
prégnante dans l'étude de Nicolas Puig140, à
propos des jeunes palestiniens des camps de Beyrouth. La qualification de ces
jeunes reprend la même logique qui concourt à qualifier, de
manière plus générale, un individu au sein de la
société, si ce n'est que leur cas de figure est « flagrant
» puisqu'ils viennent des camps. Il serait malaisé, que ce soit
à propos des jeunes palestiniens ou des graffeurs, de considérer
que les systèmes d'identification communautaire sont pensés
délibérément et consciemment par ceux qui les
opèrent : il est simplement devenu « normal » de demander
à quelqu'un sa communauté, ou sa religion s'il est
étranger, pour le définir. Dès lors, l'introduction d'un
individu par son activité permet d'éviter cette définition
communautaire, ce qui « renvoie finalement à un
évitement de l'assignation identitaire par le recours à une
logique libérale »141 ou artistique.
140 PUIG, Nicolas, « Sortir du camp.
Pérégrinations de jeunes réfugiés palestiniens au
Liban » in BONNEFOY, Laurent, CATUSSE, Myriam (dir.), Jeunesse arabes.
Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La
Découverte, 2013, p. 240-247.
141 Ibid., p. 243
116
La nuance tient à ce que cet évitement de
l'assignation est facilité parce que le graffiti est une pratique
distinctive : cela le rend particulier au regard d'autres formes artistiques
pratiquées au Liban. Kabrit ou
Krem racontent que, déjà au lycée, le
graffiti présente l'avantage de se démarquer des autres, ce n'est
donc
pas tant la figure générale de l'artiste que celle
de graffeur qui permet cette dénomination indépendante :
« c'est cool c'est des dessins, tout le monde dessine tu
vois...
Une fois que j'ai intégré le tag y avait
personne qui
connaissait le tag, j'sais pas à l'école par
exemple ». Le fait
« qu'à l'école, à peu près
tout le monde sait que [Krem2]
fait du graffiti » agit comme un facteur de
distinction plus
fort encore que s'il ne faisait que du dessin,
justement
parce que le graffiti constitue une pratique encore assez
peu connue ; cet aspect inédit de la pratique attire
l'attention sur elle-même plus que sur les
caractéristiques
proprement sociales et identitaires de ses pratiquants.
Vis-à-vis de la famille, comme du public, le même
panel
de réactions peut être observé : ainsi dans
la rue, les
passants qui croisent des graffeurs sans connaître le
graffiti semblent plus intéressés et curieux de
cette
pratique que de l'identité des graffeurs, soit ce qui
est
donné à voir plus qu'à croire.
Un passant et son fils lors d'une session graffiti, photo
personnelle.
C. Une volonté de sortir du prisme communautaire
réaffirmée dans les discours et les pratiques
La pratique du graffiti permet à ses participants de
sortir d'une assignation communautaire très présente au Liban,
fruit de son système politique et, surtout, de son passé
récent extrêmement instable et meurtrier qui se perpétue
dans le présent. Pour autant, déconnecter la pratique des
discours véhiculés à ce sujet nous prive d'une pleine
compréhension du processus par lequel ils créent une
identité nouvelle. Peu à peu se dessinent les contours d'une
réflexion élaborée, pensée a posteriori et
plutôt hostile aux revendications d'appartenance communautaire. Cette
réflexion sur soi et sur son environnement social est à nouveau
réaffirmée par les graffitis, cette fois de manière
intentionnelle. Enfin, il semble, presque paradoxalement, que cette sortie de
l'appartenance communautaire est accélérée, une fois
encore, par le
117
facteur collectif : la recréation d'un sentiment
d'appartenance en dehors de la communauté religieuse de
référence serait un moyen de se dégager du facteur
communautaire, tout en renforçant son engagement.
1. Un discours et une activité hostiles à la
revendication de l'appartenance communautaire
Certaines des représentations des acteurs ont
été mentionnées, que ce soit lors des recherches sur leur
socialisation primaire ou lors des entretiens et observations. Même lors
des phases de réflexion et de construction de ce qui veut être
dit, on assiste à la fois à une négation
véhémente de toute revendication à une appartenance
communautaire, ainsi qu'à une confusion de celle-ci avec le politique.
Cela se comprend au regard de la collusion, dans le champ politique, de la
forme partisane avec celle, communautaire, des milices ; elle amène, sur
un ton quasiment automatique, des rejets, plus ou moins violents en
fonction de la place que les acteurs souhaitent ou pensent occuper. Ces rejets
ne relèvent pas tant d'une critique construite sous la forme de message
que devrait arborer un art engagé, du moins pas encore, et se solde par
une négation en bloc de ce qui est politique : « I'm not that
much into politics » (Spaz), « personally I think I'm
probably the least qualified person to discuss politics. I hate it. »
(Phat2), « on n'a pas envie d'exprimer, que, que les gens nous attache
à une scène politique ou un parti politique ou bien une certaine
mentalité politique » (Kabrit), etc.
Ces positionnements se traduisent par une absence de
revendication partisane dans leurs pièces. L'importance de cette absence
n'est interprétable que par sa mise en comparaison avec l'affichage
à Beyrouth avant l'émergence du graffiti. Ainsi, une
distanciation forte se ressent sur les murs, qui sont dès lors remplis
par d'autre pièces ou messages que ceux en rapport avec le
communautarisme. Cette distanciation n'est pas une dénonciation à
proprement parler : il était donc difficile, justement à cause de
cette confusion entre communautarisme et politique, de distinguer ce qui
relève du politique et ce qui relève du communautaire. La prise
de distance peut également être perçue comme une lassitude.
Nous pensons en particulier aux réactions des graffeurs face aux
toyages d'un individu sur leurs graffitis, qui les rayait à la
bombe et notait « be good » ou dessinait des crucifix.
Inversement, certaines écritures libres, sans vocation artistique et
dont les auteurs ne sont pas identifiables, arborent des messages comme
« secularism is sexy ». Il est intéressant de noter
qu'aucun graffeur ne s'en est revendiqué, et qu'au vu de la sociologie
beckerienne ces écritures ne pourraient pas être
considérées de « l'art ». Toutefois, leur mention
rappelle que les graffeurs ne sont pas les seuls individus à
bénéficier et occuper l'espace urbain. D'une part, leur
volonté d'abstention ne reflète pas nécessairement et
implacablement les vues des habitants et, d'autre part, cela replace leur
activité au sein du processus d'artification par comparaison avec ce qui
ne pourrait pas, en théorie, concourir à la définition du
« beau » ou de « l'artistique ».
118
2. La recréation d'un sentiment d'appartenance en
dehors du communautarisme religieux
Nous nous permettons un aparté à propos du Bros
crew, pour rappeler le risque qu'il y a à prendre au mot les discours
des acteurs, par esprit de simplification ou d'impression d'objectivité
de leur part. En effet, Meuh nous faisait remarquer, un jour, que le Bros crew
était un crew chiite : cela va sans dire que ce type d'observation
posait un certain nombre de problèmes,
puisque l'application de l'appartenance communautaire au
crew arrivait en porte-à-faux complet avec l'ensemble des entretiens que
nous étions en train de recueillir. Bien sûr, le réel est
complexe et nous devons chercher à le comprendre, non à le
recréer selon nos propres vues, donc comprendre ses exceptions. Partant
de là, le problème tenait surtout à
l'interprétation de ces propos : était-il un crew chiite qui se
revendiquait comme tel ou, comme nous avons pu l'observer par la suite,
n'est-ce pas simplement le fait qu'il soit composé de chiites, puisque
rassemblant deux frères et leur cousin ? La vérification de ces
hypothèses devient alors indispensable, vis-à-vis des membres du
Bros mais également de leurs pairs. Il apparait, finalement, que les
termes employés par Meuh en biaisaient l'interprétation,
puisqu'ils faisaient croire à un crew à base religieuse. Les
entretiens ultérieurs avec ses membres ont plutôt
révélé une coïncidence dans la composition du Bros
crew et l'absence de volonté de se définir en « crew chiite
».
Pratiquer le doute face à ses sources
Les conventions consubstantielles au graffiti et à la
culture hip-hop ont pour effet de recréer un sentiment d'appartenance
à un groupe, en dehors du communautarisme religieux. La volonté
de distanciation vis-à-vis du prisme communautaire, entendu comme
identité religieuse et politique, ne signe pas le refus de toute
appartenance ou le détachement vis-à-vis de tout sentiment
d'appartenance. D'ailleurs cette distanciation ne traduit pas plus un refus de
religion, seulement un rejet de sa forme instituée et institutionnelle
au Liban. Quoi qu'il en soit, c'est bien la logique du crew, inhérente
à la pratique du graffiti, qui élabore une nouvelle
communauté, fondée cette fois-ci sur une pratique et des
affinités communes. Le crew revêt une dimension d'autant plus
fondamentale ici que, à l'inverse des scènes new-yorkaise et
européenne, il n'a pas vocation à définir une appartenance
à l'intérieur et une rivalité à l'extérieur
de celui-ci. En fait, tant que nous n'avions pas observé ce qui faisait
la différence entre Beyrouth et d'autres scènes, il était
impossible de saisir le processus par lequel le crew recrée un sentiment
d'appartenance sans reproduire la même logique que celle qui
prévaut dans le communautarisme. À Beyrouth, l'absence de
rivalités entre les différents crews permet, au sens de «
donner la permission », un sentiment d'appartenance sans entrer en
contradiction avec le rejet du modèle de l'appartenance communautaire :
l'adhésion à un crew n'est pas fondée sur
l'exclusivité. Cette non exclusivité peut, aussi, se traduire
comme la non-obligation d'affiliation à un crew, sans que cela devienne
discriminant pour ceux qui n'en font pas partie, à l'image de Yazan
Halwani, Potato Nose ou Bob.
Au-delà de l'aspect artistique, l'appartenance au crew
recouvre une forte charge émotionnelle et affective, étant
donné que les graffeurs sont amis avant de faire valoir les
qualités et le mérite de chacun dans la pratique. Le crew, s'il
est initialement « l'unité de regroupement qui permet la
mobilisation massive lors de projets », est aussi le
119
réceptacle qui vient concrétiser «
l'ensemble des « connexions » tissées durant les
années d'activité, sans lesquelles peindre dans la rue se
révèle impossible »142. Si la
non-appartenance au crew ne rend pas l'activité impossible, le maintien
dans la carrière est effectivement plus difficile. Mais, outre la
carrière artistique du graffeur, il s'agit du caractère social du
crew, qui tend à affirmer, voire officialiser les solidarités et
amitiés tissées entre les acteurs. Ces solidarités sont
d'autant plus étroites que, dans les cas de Bros et d'Ashekman, le crew
repose sur une logique familiale. Dans tous les cas, il semble bien qu'en
pratique « le crew passe presque avant la fresque et les personnages
»143, charge affective et appartenance identitaire au crew
vont de pair et importent autant que les pièces réalisées.
Le crew donne la possibilité de rejeter l'appartenance communautaire et
de « ne pas se sentir isolé »144, en somme
de devenir « Brothers in tag ». La fonction essentielle du
crew serait alors de donner à voir « la sédimentation
d'un style et d'un esprit, de normes et de valeurs partagées par des
pratiquants »145.
À retenir
Le graffiti provoque une rupture profonde face aux
anciennes pratiques de l'affichage à Beyrouth. Celles-ci
étaient majoritairement le fait des milices, et constituaient des «
marqueurs de territoires idéologiques », visant à
signifier le contrôle d'un territoire par une milice communautaire
donnée.
L'utilisation du blase et la transformation des individus en
activité leur permet d'éviter une identification communautaire.
Cet évitement consacre la figure de l'artiste, plus que de son
essence religieuse ou communautaire, et recrée une
distinction entre vie privée et vie publique.
Par opposition, le graffiti permet un évitement
de l'assignation identitaire, de l'espace public et du graffeur. Les
buts du graffiti étant différents de ceux des milices, il permet
une certaine décommunautarisation de l'espace : on
passe d'un but politique et territorial à une pratique artistique.
142 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
94.
143 Ibid., p. 95.
144 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 89.
145 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p.
104.
120
II. ABSENCE DE CONSENSUS ET HÉSITATIONS FACE AU CADRE
INSTITUTIONNEL : LA DÉFINITION DU GRAFFITI COMME « ART
ENGAGÉ » ?
Le graffiti à Beyrouth est le fruit du contexte dans
lequel il se développe. Plus généralement, les conventions
et discours sur le graffiti se sont attachés à le
présenter comme un art contestataire, populaire, démocratique,
voire directement engagé. Le contexte libanais, détaillé
au long de cette réflexion, amène à des discours sur soi
assez singuliers en ce sens que la plupart d'entre eux ne refusent pas la
dimension contestataire dans l'art. Le refus d'être politique
est alors plus ambigu qu'il n'y paraît à première vue.
L'hésitation à transformer le graffiti en art politique ou
politisé se comprend justement au regard de ce qui est compris comme
politique par ces acteurs : le politique renvoie aux institutions et partis
politiques issus des milices. Une étude plus approfondie de leurs
discours lors des entretiens et observations pose toutefois la question de
cette dimension politique de l'art ; peut-être devrions-nous d'abord
analyser comment ce refus du « politique » traduit des revendications
qui pourraient effectivement être politiques, mais non comprises comme
telles par les graffeurs. Il s'agit plus d'une manière d'employer le
concept de politique que du fond des discours eux-mêmes : ainsi, les
réflexions des graffeurs requièrent de décrypter leur
langage pour pouvoir les comprendre pleinement et prendre du recul sur ce
dernier. En particulier face à ce qu'ils désignent comme «
politique », les graffeurs adoptent des discours « engagés
» mais qui peinent à être reconnus ou à s'affirmer
comme tels. Ces hésitations et cette apparente absence de consensus ou
de discours commun face au cadre institutionnel posent le problème de la
définition du graffiti comme art engagé. En premier lieu
parce que les relations entretenues entre les graffeurs et le cadre
institutionnel représentent une opportunité pratique autant qu'un
obstacle face à l'idéaltype du graffeur, où
l'illégalité de la pratique fonde la légitimité de
l'artiste. Ensuite parce que l'art, dans un imaginaire plus global,
représente selon eux un moyen d'expression contre ce même
État, et les groupes sociaux dominants qui agiraient en cooptation avec
celui-ci. Mais, bien que ces critiques soient claires et existent, les
hésitations face à la définition de soi comme artiste
engagé traduisent les inquiétudes de ces graffeurs face
à des enjeux sociaux et politiques instables : la direction qu'ils
prennent ou souhaiteraient prendre se confronte à nombre de ces enjeux,
parce qu'ils sont indissociables de leurs intérêts artistique et
réputationnel. Ainsi, cette partie s'attachera à comprendre
où et comment se situent les graffeurs, leurs difficultés et
contraintes, entre l'impératif de reconnaissance artistique et la
volonté de donner une teinte « engagée » à leur
activité.
121
A. Les graffeurs face à l'État : opportunité
ou obstacle à l'idéal social du graffeur ?
L'exceptionnalité de la scène libanaise en
matière de répression sur les auteurs de graffiti permet de
cerner les débats entre graffeurs sur la position à adopter face
à l'État. Cela rejoint d'ailleurs la riche réflexion de
Becker sur les relations entre l'art et l'État, les stratégies
que ce dernier adopte, de la censure aux tactiques plus discrètes
vis-à-vis de la dimension politique d'un art, voire de sa
définition comme politique ou politisé. En définitive, il
convient de revenir sur la conception de ce que devrait être le
graffiti, et les difficultés inhérentes à cette
définition, qui oscille entre l'idéaltype du graffeurs vandale et
ses applications au contexte beyrouthin.
1. L'exception libanaise en matière de
répression sur les auteurs de graffiti
La construction et le développement de la scène
graffiti à Beyrouth la rendent exceptionnelle grâce à
l'absence de répression étatique sur ses auteurs. À
l'inverse de tous les autres, le graffiti beyrouthin n'a pas
émergé dans l'illégalité et celle-ci n'est pas
constitutive de son développement. La répression étatique
contre la destruction ou l'endommagement de l'espace public ne peut plus
être comprise comme une caractéristique du graffiti à
Beyrouth, alors même qu'elle était majeure dans les autres
scènes, voire, parfois, la raison première d'existence du tag, en
particulier dans les ghettos de New York. Le rapport aux autorités est
donc radicalement différent du point de vue de la pratique, puisque les
graffeurs ne sont pas sanctionnés. De fait comme de droit, aucune mesure
n'a été prise pour prévenir ou punir les auteurs de
graffiti. Cette quasi-légalité du graffiti est d'ailleurs l'un
des premiers arguments avancés par les graffeurs pour peindre en plein
jour, bien que la connaissance du statut juridique de leur activité
reste vague. À raison, puisque les textes de lois sont difficilement
accessibles ; dans tous les cas, le graffiti n'est ni « légal
», ni « illégal », et il s'agit plutôt d'un vide
juridique dans lequel les graffeurs ont pu s'engouffrer.
Ni campagnes de recouvrement systématique, ni «
chasse au graffiti » ne viennent jalonner leur activité. En
conséquence, ils ne sont pas assimilés et associés
à la sphère de la criminalité dont souffrent (à
tort ou à raison) les autres graffeurs dans les scènes
américaine et européenne. À l'inverse, si à
Beyrouth les graffeurs disposent d'une grande liberté - seul pays
où il est possible de peindre en plein jour sans l'aval des
autorités légales - ils souffrent dans le même temps d'une
certaine ignorance, en terme de politiques culturelles, de la part de ces
mêmes autorités. Nous viendrons nuancer notre propos par la suite,
ces autorités ayant récemment adopté des attitudes plus
ambivalentes, mais de manière générale il semble clair que
le graffiti ne fait pas l'objet d'une labellisation comme acte criminel ou
dégradant l'espace public. Cela a, aussi, pour conséquence de ne
pas hiérarchiser ce qui serait du bon graffiti, citoyen, et du
mauvais, symbolisé par le tag.
122
Graffiti d'Ashekman « Soit vous êtes libres soit
vous n'êtes pas», place
Tabaris
(c) March, Ashekman
2. Stratégie, opportunisme ou impuissance de
l'État ? Plusieurs mesures ont été prises par les
autorités depuis 2015 : elles ne concernent pas directement le graffiti
mais l'ont tout de même impacté. La campagne d'effacement de
toutes les
traces d'affichage milicien146 à Beyrouth,
en février 2015, a eu deux
principaux effets. D'abord, le recouvrement des affichages
miliciens a libéré de l'espace, physiquement et symboliquement,
offrant une visibilité accrue aux graffeurs et créant une
démarcation claire entre ce qui était, du point de vue des
autorités, de l'ordre du politique et de l'ordre de l'artistique ou,
à tout le moins, de l'esthétique. Ensuite, si seul l'affichage
milicien faisait l'objet de ce recouvrement, un graffiti de plusieurs
mètres d'Ashekman a cependant été effacé. Les
autorités ont, par voie médiatique, déclaré qu'il
s'agissait d'une erreur, mais la situation apparaît plus ambigüe
dès lors qu'on connaît le contenu de ce graffiti, commandé
par l'ONG March et qui portait sur la liberté d'expression. Il
était situé sur le deuxième plus grand axe routier de
Beyrouth, Tabaris147, qui relie l'Est et l'Ouest de
Beyrouth148. En février 2016 d'autres graffitis, parmi les
plus anciens de Beyrouth, ont été effacés, provoquant une
vive réaction chez Exist qui écrivait en publiant une photo du
personnel municipal en train de les effacer : « fuck you fuck your
walls fuck your politicians fuck your social system fuck your workers fuck
everybody, but Lebanese history will always have one we'll always make one fuck
you very much and have a nice day ». Le recouvrement, certainement
dû à la volonté des autorités de nettoyer la ville
plus que de « faire taire » ce graffiti, pose tout de même la
question de la relation entre État et graffiti. Attitude ambivalente
dont les raisons et dynamiques demeurent hautement hypothétiques, il
n'en reste pas moins que l'extrême différence des attitudes
adoptées entre les scènes « traditionnelles » et
beyrouthine
146 MAROUN, Béchara, « Portraits et slogans
politiques disparaissent enfin des rues, le Liban respire... », L'Orient
Le Jour, 6 février 2015, consultable à l'adresse
http://www.lorientlejour.com/article/910075/portraits-et-slogans-politiques-disparaissent-enfin-des-rues-le-liban-respire.html.
147 MAROUN, Béchara, « Les graffitis de Beyrouth,
un art urbain politisé ? », L'Orient Le Jour, 3 mars 2015,
consultable à l'adresse
http://www.lorientlejour.com/article/913814/les-graffitis-de-beyrouth-un-art-urbain-politise-.html.
148 Soit l'axe de passage entre le Beyrouth musulman et le
Beyrouth chrétien
123
nécessite de discuter des relations entre État
et art, et des stratégies adoptées par chacun. La censure et la
chasse ouverte au graffiti, en Europe et aux États-Unis, ont
contribué à le définir comme un problème d'ordre
public. Un des effets ultérieurs a toutefois été de rendre
le graffiti visible à un plus large public, ainsi qu'à ouvrir le
débat sur sa valeur artistique. Ces débats sont toujours
d'actualité et ont finalement influencé la reconnaissance de
certains graffeurs et la protection de leurs graffitis - la ville de Marseille,
en particulier le quartier de la vieille charité et le Cours Julien, en
sont des exemples directs. À l'inverse, Becker
|
Campagne de nettoyage de graffitis en février
2016, Beyrouth. (c) Abe Tellayh
|
note que dans la censure plusieurs stratégies peuvent
être mises en oeuvre, et que celle-ci n'est pas qu'explicite. Cela
rejoint un aspect plus politique et revendicatif du graffiti, conduisant
l'auteur à considérer que « si l'État s'abstient
de censurer une oeuvre, les gens peuvent en déduire qu'elle ne
véhicule aucun message politique dangereux, indépendamment des
intentions réelles de l'artiste ». Ce type de
considération peut trouver une certaine résonnance,
limitée certes, dans le cas libanais : en août 2015, lors des
manifestations du mouvement #YouStink aucun des graffitis n'avait
été effacé, tendant à dépolitiser leur
contenu, à les réduire à du quasi-divertissement ou, du
moins, à ne pas attirer l'attention sur les revendications
véhiculées. Inversement, le recouvrement du graffiti d'Ashekman
l'a rendu extrêmement visible et est venu rappeler sa dimension
militante. L'effacement d'un graffiti portant sur la liberté
d'expression est venu l'habiller d'une connotation démonstrative et qui
accuse le système politique ; on peut se permettre de douter que ce
graffiti eut acquis une importance et un tel relais dans les médias si
l'État l'avait ignoré.
La « particularité » de l'État
libanais se traduit dans d'autres domaines : la faiblesse institutionnelle et
opérationnelle viendrait nuancer, pour partie, cette image de
l'État qui agit rationnellement et par pure stratégie.
L'élaboration d'un plan d'urbanisme cohérent, la mise en place de
politiques de grands travaux ou l'entreprise de reconstruction des
bâtiments détruits et endommagés durant les guerres,
conflits et
124
attentats semblent définitivement à
l'arrêt. Dans Beyrouth, les constructions privées dérogent
à toutes les règles d'urbanisme, de respect des populations
voisines et des capacités d'accueil : elles se traduisent par un
urbanisme sauvage, qui côtoie les immeubles décharnés ou
insalubres. L'État est en panne sur les questions d'urbanisme depuis le
décès de Rafic Hariri en 2005. Premier ministre, il a mené
une politique de rénovation du centre-ville historique au moyen de
l'entreprise Solidere, dont il était le principal actionnaire. La dette
de l'État, comme son instabilité institutionnelle, le rendent
durablement impuissant à refonder la ville de Beyrouth, ainsi
qu'à assurer un service public minimum tel que le ramassage des
poubelles, ce qui a d'ailleurs conduit à la crise des déchets qui
dure depuis juillet 2015.
The fact that our government is so overwhelmed with this vast
plethora of problems and crises puts graffiti at the very bottom of their
to-do-list. So on top of the fact that graffiti here has been regarded as art
rather than vandalism for so long and is mostly appreciated by the public,
there's also the fact that we aren't pursued or frowned upon by the authorities
(Phat2).
Il semble peu probable qu'une politique de long terme de
chasse au graffiti puisse être efficacement mise en place, ou qu'elle
soit pour désirable pour l'instant. Cette impuissance se retrouve tant
dans l'incapacité de l'État à penser le graffiti que dans
l'opportunité qu'il peut y avoir à laisser les graffeurs
proliférer. L'absence de répression leur permet de peindre en
plein jour, donc généralement de produire des pièces plus
abouties que si elles étaient réalisées de nuit. Elles
peuvent potentiellement faire office de cache misère dans une
ville très peu esthétique ou agréable au regard des canons
européen et américain de la ville idéale - ou simplement
de la ville « normale »149. Comme pour SOS Bab-el-Oued
à Alger, le graffiti s'entrevoit comme une activité et,
par-delà, une structure (même lâche) capable de «
compenser un État en retrait et [d']offrir une alternative aux
associations « islamistes » »150, ou plus
exactement aux milices, toujours attrayantes pour les jeunes151. Il
s'agit d'une discussion plus hypothétique que sociologique, pour autant
faire l'économie de cette réflexion n'est pas possible : elle est
intimement liée aux représentations et discours des acteurs sur
les raisons et les buts que devrait avoir leur activité.
3. Le graffiti doit-il être vandale pour être
du graffiti ?
La question du vandalisme dans le graffiti a
déjà été largement abordée, en particulier
au regard du processus d'artification du graffiti et des conventions sociales
qui en résultaient. Nous y revenons brièvement, prenant cette
fois-ci en compte les considérations des graffeurs sur le vandalisme
dans leur rapport à l'État. En fait, il existe un consensus quasi
unanime au sein de la communauté de graffeurs pour
149 Malgré toutes les précautions à
prendre quant à l'élaboration du Classement Mercer des villes les
plus agréables à vivre, notons que Beyrouth a, en 2016,
été classée 180/230,
http://www.mercer.us/newsroom/western-european-cities-top-quality-of-living-ranking-mercer.html.
150 BAAMARA, Layla, op. cit., p. 232.
151 KATTAR, Antoine, op. cit.
125
reconnaître que cette liberté face à
l'État représente une opportunité sans
précédent de pouvoir exercer sa pratique sans risquer de
sanctions. C'est d'ailleurs une des raisons de la rapide internationalisation
de Beyrouth comme scène graffiti, puisque des graffeurs étrangers
reconnus viennent apprendre aux locaux autant qu'ils profitent des savoirs et
possibilités intrinsèques à ce contexte institutionnel et
culturel. Néanmoins, deux limites surgissent face à cette
acceptation du graffiti comme pratique non vandale : premièrement,
suffit-il qu'elle ne soit pas sanctionnée par l'État et
définie comme illégale pour que le vandalisme disparaisse ?
Deuxièmement, qu'en est-il de ceux qui réfutent cette
légalité du graffiti ? En effet, par l'absence de
répression étatique, la figure hybride du
tagueur152 et l'image même du tagueur ou graffeur
idéal sont contrariées. La frontière entre le
vandale et le vendu devient poreuse et nécessite a
priori de recréer des « catégories » de graffeur ;
il s'agit là d'une question qui ne s'était jamais posée
ailleurs en ces termes. Comment se définir comme authentique si
la caractéristique même de ce qui était défini comme
l'authenticité dans le graffiti, soit le vandalisme et
l'illégalité, n'est plus ? Ces questionnements proviennent d'une
histoire héritée, celle du graffiti, et ne se posent pas en
soi ou intrinsèquement à la pratique locale. Ainsi, «
ce qui advient dans le champ est de plus en plus lié à
l'histoire spécifique du champ, donc de plus en plus difficile à
déduire directement de l'état du monde social au moment
considéré ». C'est bien par rapport à
l'héritage du champ graffiti que les acteurs se posent ces questions,
sous-entendant que « toute interrogation surgit d'une tradition
»153. Comment y répondent-ils ? La création
de conventions sociales, floues et lâches, tente alors de recréer
une distinction qui n'existe plus objectivement et légalement - ce que
nous avions vu avec le cas particulier d'Ashekman. Dans cet ordre
d'idée, les graffeurs qui se présentent comme étant les
plus street redynamisent la catégorie vandale : elle
est plus définie par la pratique que par l'opposition aux institutions
dans un rapport d'illégalité. Le tag est
privilégié, présenté comme une « belle
drogue » auquel un vrai tagueur (et graffeur) ne peut se soustraire,
tout comme l'espace dans lequel il les réalise :
Tu te mets dans un endroit à 4 heures du matin, je suis
complètement heureux et y a personne sur la route, tu vois ça
m'est déjà arrivé, je vais taguer tout ce qui a... Je vais
taguer des, je vais taguer la tour centrale tu vois, la grande horloge quand
t'as sur un rond-point. Alors que je sais que... pas nécessairement
parce que c'est la municipalité tu vois, bon j'ai, j'ai un
problème avec la municipalité (rires). C'est la corporation qui
parle, qui veut faire du monde de la merde quoi.
Avec la recréation de catégories symboliques, le
graffeur continue à se définir comme authentique, en opposition
(de principe) à l'ordre institué. Si cela contente la plupart des
graffeurs, Phat2 en revanche montre une autre facette de cette relation
à l'État, qui témoigne de l'instabilité des
relations entre graffeurs et acteurs institutionnels. Il
répétait, à plusieurs reprises, que le graffiti
devrait être illégal au Liban et que
152 VAGNERON, Frédéric, op. cit., p. 89
153 BOURDIEU, Pierre, op. cit., p. 399
126
les graffeurs devraient se faire arrêter, tant par
légitimation de la figure du graffeur, importée des autres
scènes, que pour marquer plus aisément cette opposition à
l'État. Cela entrerait alors dans une vision plus engagée du
graffiti. La volonté de ce graffeur d'importer la conception
euro-américaine154 du vandalisme a le mérite de
problématiser l'importation de considérations
étrangères dans un contexte différent. Si certains
recréent le label de vandale par des conventions à la
structure lâche, peut-on effectivement réemployer ce label sans
prendre en compte les conditions dans lesquels il a émergé ? De
fait, existe-t-il un vandalisme qui ne soit pas illégal ? Aucune
réponse nette à cette question ne peut être
proposée, parce qu'elle relève plus exactement du champ graffiti
et du cadre institutionnel que de la sociologie. Il semble que, pour l'instant,
la notion de vandalisme trouve chez les graffeurs une réalité
dans l'attitude qu'ils adoptent ainsi que dans la dégradation de la
propriété privée (plus que de l'espace public), en
particulier lorsqu'ils taguent des voitures ou des bâtiments
particuliers. De plus, du point de vue de l'activité et du processus
d'artification, il semble que cette activité soit et puisse être
définie comme du graffiti, même sans vandalisme à
proprement parler.
B. L'art comme moyen d'expression contre l'État et les
groupes sociaux dominants
Opportunité des graffeurs autant que
problématique qui s'impose ou qu'ils s'imposent à
eux-mêmes, ce rapport particulier aux institutions englobe une
perspective plus large de dénonciation, explicite et revendiquée.
Souvent confondu avec les groupes sociaux dominants, soit l'élite
économique du pays, l'État fait l'objet d'une critique qui tend
à définir le graffiti comme un art « engagé ».
Ces critiques sont de plusieurs ordres, et se manifestent autant dans les
discours que dans des réalisations effectives. Ainsi, la critique de
l'État se double d'une critique des inégalités sociales,
économiques, que les graffeurs englobent dans une sorte de « tout
» auxquels ils s'opposeraient naturellement, se
considérant comme les porte-paroles d'une population qui n'aurait pas
les moyens de s'exprimer par elle-même.
1. L'existence d'une critique de l'État par les
graffitis
Lorsque nous avons commencé à côtoyer les
graffeurs, nous avions été surpris par le discours particulier
qu'ils adoptaient vis-à-vis du champ politique. Ce « on ne veut
avoir aucun message politique » (Eps), répété
dans les entretiens, était difficilement abordable et
compréhensible : pourquoi ce rejet systématique, alors que leurs
amis non-graffeurs optaient a contrario pour une critique explicite et
ouvertement politique ? Lors de l'analyse et l'élaboration de ce
travail, nous avions également des
154 Toutes nuances entre ces différents continents, pays
et scènes artistiques gardées.
127
difficultés à comprendre comment ces acteurs, en
rejetant le « politique », en venaient toutefois à adopter des
attitudes et discours extrêmement critiques, voire virulents, à
l'égard du système institutionnel libanais. L'approfondissement
des entretiens avec Phat2, Spaz, Exist, Fish ou encore Kabrit s'est
révélé utile et instructif : ce paradoxe provient plus du
terme que nous employions, à savoir le « politique ». La
compréhension de ce qu'ils entendaient par « politique » et
l'adaptation de nos questions à leur langage étaient
nécessaires, et ces deux démarches se sont également
avérées fructueuses. Nous tenterons d'employer leurs propres
termes même si, par esprit de clarté, le terme de politique
reviendra sûrement à quelques reprises. Cette apparente
dépolitisation du discours des graffeurs consiste à rejeter la
politique telle qu'ils la comprennent eux-mêmes : ils englobent, de
manière consensuelle et assez imaginaire, sous la notion de politique,
les institutions officielles, les milices communautaires reconverties en partis
politiques dirigeants, d'où d'ailleurs, rappelons-le, cette confusion
entre le communautaire, le confessionnel, et le politique. En rejetant le
politique entendu comme tel, ils rejetteraient à la fois le
communautarisme, le système institutionnel et les figures et formations
qui le composent. Ce rejet du politique, sous les traits d'une apparente
dépolitisation, révèle finalement un discours que l'on
tendrait à qualifier, en science politique et dans le jargon des
artistes engagés, de politique. Les discours d'Ashekman155
sont parmi les plus construits et cohérents ; ils accompagnent
directement leur activité ou, plutôt, leur activité
dépendrait et concrétiserait leur pensée :
Our graffiti is all about social, political subjects... or
what's happening in the region, or what's happening in Lebanon... that's all
about the Lebanese and Arab youth, about the freedom of speech. Cause I think I
have a spray can, and... and a medium that is free. I don't need anyone's
permission, there is no boundaries and, most important thing, there is no
censorship on my graffitis (Mohamed Kabbani).
Nous avons discuté des relations entre l'État et
les auteurs de graffiti à propos de la censure, l'absence de celle-ci
pouvant mener à une dépolitisation de cette pratique ou des
messages qu'elle tend à transmettre. Néanmoins Krem2
reconnaissait que, pour ceux qui seraient capables de les comprendre ou de les
approuver, l'absence de censure constituait une « chance »
introuvable dans d'autres milieux, qu'ils soient artistiques, littéraire
ou associatif. Plus encore, certains graffeurs tendent à faire valoir
leur activité comme un étendard par lequel ils émettent
des critiques de la part d'une population qui n'aurait pas les moyens de
s'exprimer elle-même ; le graffiti apparaît alors comme un moyen
d'expression, des jeunes et d'autres, là où l'État leur
aurait trop longtemps confisqué cette liberté. Ce
déplacement de l'arène politique traditionnelle (vote,
manifestations, affiliation partisane) au champ artistique traduirait une sorte
de « ras-le-bol » généralisé face aux acteurs
institutionnels et à un système obsolète, inefficient,
« injuste ». Les graffeurs ont, par conséquent, l'impression
de parler pour l'ensemble de la population et de mettre en lumière des
problèmes sur lesquels tout le monde s'accorderait a priori.
Ils reconnaissent néanmoins que
155 En contradiction apparente avec les critiques émises
par les autres graffeurs des crew ACK, REK et RBK.
128
la généralisation de cette critique comporte
quelques limites : ils ont peu de réel retour « populaire »
sur l'aspect militant de leur activité. De plus, si certains pensent que
cet impact sera limité et que le changement se fera « petit pas
par petit pas », d'autres affirment : « ouais j'aimerais que
ça fasse réfléchir les gens et que ça, enfin,
qu'ils se questionnent sur ce sujet. Enfin s'ils voient que, ce que
j'écris, et j'arrive à leur changer de point de vue, c'est
très bien, mais sinon je peux rien leur faire... et puis c'est en
même temps une manière de montrer mon point de vue »
(Krem2).
Certains thèmes sont déployés dans la
pratique, et donnent lieu à des créations symboliquement plus
violentes que celles qu'ils ont l'habitude de réaliser, que ce soit lors
de commandes ou de jam sessions entre pairs. L'utilisation des
pochoirs est souvent préférée aux graffitis, puisque
facilement et rapidement reproductibles en grand nombre. Non signés,
présents dans les rues les plus fréquentées, ils
s'attaquent à des sujets comme la corruption, les détentions ou
interventions militaires arbitraires, ou confrontent des figures politiques
charismatiques et symboliques aux anciens affichages miliciens, à
l'image des Che Guevara que Kabrit posait étant plus jeune (voir Annexe
VII « pochoirs »). Les autres pièces, plus construites, et
consubstantielles à l'émergence du graffiti à Beyrouth, se
focalisent sur des thèmes semblables : la corruption,
l'instabilité gouvernementale et régionale, dont les
conséquences retomberaient sur la population et non sur les dirigeants
tenus pour responsables. L'émergence progressive du graffiti à
Beyrouth est présentée a posteriori comme une
réponse au traumatisme laissé par la guerre
israélo-libanaise de 2006. À cette occasion et jusqu'à
maintenant fleurissent des graffitis visant directement et indirectement cette
masse obscure que seraient les dirigeants libanais : Ashekman les caricature et
se peint en président de la République libanaise, Mouallem peint
une pièce « Freedom never comes for free » sur un mur
impacté de balles, Fish, Fres et Mouallem peignent « Beirut
under stress », « A shitty ass piece for your shitty ass...
`government' ! » chez Krem2... Les exemples sont nombreux (voir
Annexe VIII « Graffitis et messages politiques »). Deux autres
thèmes, assez particuliers, ont été pris d'assaut par
certains graffeurs. Le premier est propre à Fish, et porte sur la lutte
contre la consommation de drogues au Liban. Le système de lutte contre
les drogues, aussi répressif qu'arbitraire156, constitue un
problème au sein de la jeunesse beyrouthine. Rares voire inexistants
sont les jeunes gens rencontrés personnellement qui n'avaient pas fait
de séjour en prison pour détention de cannabis, qu'elle ait
été prouvée ou non. Les graffitis de Fish,
dénonciation pour part de la corruption et de l'inefficience des
systèmes policier et pénitentiaire, se pensent également
comme une sonnette d'alarme face à un problème social et
sanitaire, d'où son insistance sur le rôle de la
désintoxication et de l'accompagnement médical plus que de la
seule répression, qui se traduit par des « support don't
punish ». L'autre thème, plus circonstanciel, correspond
à l'implication de certains graffeurs dans le mouvement #YouStink,
survenu en
156 Certains individus sont retenus, à l'instar de
Fish, plusieurs mois sans jugement préalable, contre des pots-de-vin ou
des conversions religieuses pour raison politiques.
129
août et septembre 2015 suite à la crise des
déchets. Les manifestants demandaient, à l'origine, le
rétablissement du service de ramassage des poubelles157, mais
le mouvement s'est élargi à une critique
généralisée du système institutionnel. De grands
murs de béton ont été installés et les graffeurs,
comme la population, s'y sont exprimés. L'impact du graffiti, repris
dans sa version profane, non artistique et purement revendicative, était
fort, puisqu'il permettait « d'enfin donner une voix à ceux qui
n'en ont jamais eue » (Meuh) selon les graffeurs et certains jeunes
du mouvement. Ce partage des murs entre graffeurs et citoyens lambda
témoigne d'une plus grande implication de la part de certains
graffeurs, qui se sont essayés à des messages en opposition
ouverte au gouvernement alors même qu'ils revendiquaient une
extrême neutralité du graffiti : Meuh, qui reste très
centré sur le lettrage de son blase et de celui de ses amis ou pairs, a
ainsi graffé et tagué « Lebanon is not your corner shop
», réduisant l'espace entre graffiti art et graffiti «
engagé ».
Écritures libres de Meuh lors des manifestations au
Grand Sérail, Downtown Beyrouth. (c) Pierre de Rougé
Parpaings libres installés lors des manifestations du
mouvements #YouStink au Grand Sérail, Downtown Beyrouth. On remarque,
en haut à gauche, une écriture libre de Meuh.
(c) Marie Joe Ayoub.
2. Critique des inégalités sociales,
économiques, et d'une « certaine partie » de la population
La critique du système politique et institutionnel libanais
mobilise des imaginaires assez larges, qui favorisent la confusion de ce
système avec les élites économiques. Ces «
élites », largement tenues pour
157 Voir « Éléments de contexte : le Liban
depuis 1975 ».
130
responsables des inégalités sociales et
économiques, sont très visibles au Liban. Cette impression de
collusion entre élite économique et politique, si elle
mérite d'être nuancée, est toutefois renforcée par
certains exemples « visibles », qui donnent du poids aux
revendications de ces graffeurs. La confusion entre intérêt
politique et économique dans la reconstruction du centre-ville,
Downtown, par Solidere en est l'exemple type. Elle est par ailleurs vivement
vilipendée en dehors de la sphère graffiti, par des
intellectuels, écrivains ou historiens, comme Georges Corm ; la
superposition, dans ce même quartier, du centre économique et du
centre politique viendrait encore avaliser leurs perceptions. Quoi qu'il en
soit, l'accroissement des inégalités sociales et
économiques entre les « très riches » et le
reste de la population renforce ce sentiment chez les graffeurs de «
venir vraiment de la rue » et d'être en position de parler
pour elle, alors même que leur origine sociale se situe dans un
entre-deux entre élite économique et population touchée
par une forte pauvreté. La déconnection et le manque de
représentativité des personnels politiques rendent dès
lors « faciles » la collusion et la confusion entre sphère
économique et sphère politique. L'impression d'être «
coincé » dans un système où l'argent prédomine
et gouverne un État faible se perçoit très clairement dans
la pratique : si les graffeurs évitent au maximum les
propriétés privées (outre ce qu'ils appellent les «
débordements »), les bâtiments symbolisant leur opposition
à cette économie et cette « politique dégoutante
»158 constituent, eux, leur première cible. Taguer
entièrement la façade d'une banque ou d'un restaurant Subway
marquerait leur rejet de « l'ordre institué », de la
prédominance de l'argent permise par l'État. Le « retour
» de ce vandalisme contribue aussi à montrer que, contrairement aux
autres artistes, ceux qui gagnent de l'argent et sont officiellement soutenus,
les
158 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit. p. 322.
131
graffeurs s'opposeraient et feraient preuve
d'indépendance. Leur positionnement social, puis artistique,
conditionnerait ces critiques, issues de dispositions particulières :
Ces dispositions, qui, ailleurs et en un autre temps, auraient
pu se manifester autrement, se sont exprimées dans une forme d'art qui,
dans cette structure, apparaissait comme inséparablement
esthétique et politique contre l'art et les artistes « bourgeois
» et, à travers eux, contre les « bourgeois
»159.
En définitive, cette critique tend à se fondre
dans celle de l'État, et il est d'ailleurs peu probable de comprendre
l'une sans l'autre. Cette critique, malgré sa présence et son
déploiement depuis août 2015160, n'est pas comparable
à celle des graffeurs yéménites. Anahi Alviso-Marino
expliquait qu'en 2011, à l'occasion des manifestations pour le
départ du président yéménite Ali Abdallah Saleh, le
street-art s'ancrait dans une dimension contestataire et de revendications
politiques. À Beyrouth au contraire, les graffeurs défendent
souvent, dans un premier temps, une attitude quasi-parnassienne du graffiti
avant de réaliser des pièces ou de construire des discours qui
traduisent certaines revendications. Ce refus d'affirmer une action politique
ou directement engagée ne signifie pas, pour autant, que ces acteurs
sont foncièrement désengagés : dans la pratique et,
surtout, dans les conversations privées, les débats existent et
ce qui paraît être un rejet total du politique est plus lié
à la connotation de ce terme ainsi qu'au fait « qu'ils
maitrisent nombre d'informations techniques, mais ils ne savent tout simplement
pas comment s'y prendre pour les appréhender tout à la fois et
les analyser »161. Nous reviendrons sur ce point plus tard
puisqu'il ne va pas sans créer des formes d'hésitations et de
contradictions dans les discours et représentations de soi des
graffeurs. Finalement, ces acteurs comprennent comme « apolitique
» non pas le refus total de critique, mais bien plus comme
l'éloignement de la « politique institutionnelle et partisane
» tout en ancrant « dans la rue une pratique participative
de critiques sociales et politiques »162.
C. La construction d'un discours engagé hésitant
face aux enjeux sociopolitiques du Liban
Le graffiti recouvre effectivement une dimension plus
revendicative, que certains qualifieront d'engagée. Pour autant, les
hésitations, contraintes et flous dans la conduite et les discours des
graffeurs viennent limiter et nuancer ce propos. L'ambivalence, si ce n'est la
contradiction, des graffeurs, entre rejet de tout engagement et volonté
de porter certaines revendications par leur activité artistique, rend
159 BOURDIEU, Pierre, op. cit. p. 436
160 D'autant plus que les graffeurs nouvellement entrés
ont acquis assez de technique pour diversifier leurs oeuvres et entrer dans une
phase réflexive sur celles-ci.
161 DELMAS, Corinne, « Nina Eliasoph, L'évitement
du politique. Comment les Américains produisent de l'apathie dans la vie
quotidienne », Lectures, Les comptes rendus, 2010, p. 2.
162 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322.
132
l'élaboration de ces critiques floue et peu
contrôlée. Qui plus est, le « défaitisme » de ces
acteurs, et de la jeunesse beyrouthine plus généralement, joue
pour beaucoup dans ce refus et la peur d'un engagement plus prononcé.
L'impératif de reconnaissance artistique viendrait enfin renforcer ces
incertitudes et placer les graffeurs dans une situation qu'ils qualifient de
schizophrénique et inextricable.
1. Une critique assez floue et peu
contrôlée
Produire une critique contre l'État, le pouvoir ou
autre, ne suffit pas à définir une pratique artistique comme un
art engagé. L'absence d'organisation, que ce soit entre les graffeurs ou
dans leurs discours et activité personnels, vient limiter l'importance
accordée à cet aspect engagé. Si certains
discours, comme ceux d'Ashekman ou de Yazan Halwani, semblent pensés en
amont et cohérents, répétés à plusieurs
reprises lors d'interviews journalistiques, de documentaires, ou autres, il
s'agit de cas particuliers plus que d'une règle applicable à tous
les graffeurs. Qui plus est, s'ils s'accordent, dans les discussions
privées en particulier, sur ce qui pose problème au Liban et
adoptent un point de vue relativement similaire, la manière dont ces
revendications et critiques se matérialisent dans l'espace laisse
transparaître des disparités et une absence de consensus quant
à ce qui devrait être transmis « au nom de la scène
graffiti toute entière ». En conséquence, les pièces
et tags critiques sont plus pensés dans l'instant, au cours de sorties
graffiti, qu'en amont avec un but précis. La critique du système
financier ou d'une firme multinationale émerge plus parce que ces
acteurs sont déjà en train de graffer et que l'opportunité
de taguer ces bâtiments, banque ou fast-food, se présente à
ce moment précis. Tout comme la critique en elle-même qui, si elle
est facilement compréhensible, reste floue et peu recherchée : la
corruption des élites politiques, en particulier les chefs de partis
miliciens, peut être effective, mais leur critique se fonde plus sur
l'impression des graffeurs que sur des recherches approfondies visant à
confirmer ces impressions.
Ce flou et ce manque de cohérence doivent être
mis en relation avec l'attitude ambivalente, voire contradictoire des graffeurs
: comment comprendre, en effet, qu'Ashekman ou Kabrit critiquent durement la
surexploitation des travailleurs syriens et asiatiques au Liban, et acceptent
tout de même de travailler pour Train Station, connu pour ses pratiques
néo-esclavagistes ? Ce malaise (ou schizophrénie) est
ressenti par nombre des graffeurs beyrouthins. Peu d'entre eux, si ce n'est
aucun, arrivent à expliciter les raisons de cette attitude, ils se
« bornent » à témoigner une certaine culpabilité
vis-à-vis d'eux-mêmes et de leurs valeurs. Quant aux positions
à l'égard de l'État, on remarque, en particulier chez
Phat2 (alors qu'il prône l'illégalité du graffiti) le
risque qu'il y aurait à être trop politisé :
- That's pretty amazing that a cool demeanor can
basically get you a free pass to paint. I n the US that is
straight fantasy. Graffiti charges here are serious
and can land you in big time trouble because its straight up property over
people here. But it's interesting though that now having an apolitical or
non-political
133
approach and attitude towards graffiti catches you
less shit from the police when it was anti-war murals and stuff like that that
endeared graffiti to the public in the scene's history. Any thoughts on why
that might be ?
- Phat2 : Like I said, we conditioned the authorities to that. We
showed them the artistic side of graffiti
early on in the game before there was too much of it. We
taught them to like graffiti by doing all that colorful positive stuff rather
than inert chromes everywhere. It's really a small group of elites here in this
scene that influence the public, and all of us are practically helping with the
same job, be it intentionally or not, and that's getting graffiti as accepted
as possible to get as many walls as possible.163
Cette possibilité, toujours offerte par l'État,
de peindre en plein jour, et le risque qu'elle puisse disparaître si les
discours critiques devenaient trop importants, créent des doutes chez
ces graffeurs quant à l'attitude qu'ils devraient ou non adopter sans
que cela nuise et provoque des dissensions entre eux.
2. Un défaitisme au sein de la jeunesse beyrouthine
perceptible chez les graffeurs
Cette limitation de la portée revendicative et
engagée du graffiti se comprend également au regard du contexte
libanais et de la position des jeunes beyrouthins dans celui-ci. N'étant
pas uniquement graffeurs, ces acteurs sont aussi des jeunes, confrontés
aux problèmes sociaux, économiques et politiques d'un pays en
difficulté : crise économique profonde, institutions faibles,
instabilité régionale et nationale, démons de la guerre
civile toujours présents, actes terroristes
répétés, absence de président
révélant une crise politique de long terme ne constituent que
certains éléments d'une liste plus longue. Ces critiques prennent
la forme de « coups de gueule » momentanés lorsque la
situation est perçue comme insupportable. L'instabilité du Liban
tend à être considérée, par une partie des jeunes
beyrouthins, comme constitutive de leur pays voire comme une
donnée culturelle. Pour le photographe Patrick Mouzawak comme pour le
designer Elias el-Haddad, « le Liban refait les mêmes erreurs
depuis 2000 ans et puis, bon, à chaque fois on prend pour les autres
» (entretien avec Patrick Mouzawak, juillet 2015). Ce sentiment
d'être « condamné à reproduire » les
mêmes erreurs et que la transmission culturelle « reçue
et offerte en héritage suppose l'éternel retour
»164 restent fortement ancrés dans les esprits. La
période Hariri offrait, selon Elias, l'espoir de pouvoir vivre dans un
pays plus stable, reconstruit et pacifié, mais il s'est vite
éteint avec l'assassinat du Premier ministre en 2005. L'échec du
printemps de Beyrouth et la guerre israélo-libanaise de 2006 auraient
définitivement enterré cet espoir ; suite au décès
d'étudiants lors des manifestations et du conflit, Elias, comme beaucoup
de ses amis qui étaient présents et actifs dans ce «
mouvement pour la démocratie », a
préféré émigrer en France.
163 Interview de Phat2 par Brian GONNELLA, disponible à
l'adresse
http://www.bombingscience.com/index.php/blog/viewThread/9889.
164 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 94
134
Face au contexte actuel et à ce défaitisme
ambiant, les graffeurs témoignent une peur de l'engagement et de la
dévolution de leur pratique à une cause politique ou sociale. Les
déceptions issues des dernières manifestations les ont rendus
méfiants face à toute forme de mobilisation, même celle
d'août 2015. Bien que Meuh, Spaz ou Exist soient effectivement descendus
graffer sur les murs installés au Grand Sérail, quartier
général du Premier ministre, leur implication est restée
très marginale par rapport au reste de la population. Elle a, aussi,
stagné en deçà de ce qu'ils auraient souhaité
réaliser dans l'idéal, soit si ça avait, selon
eux, une chance de fonctionner. Leur attitude est emprunte de doute, puisqu'ils
souhaitent s'engager, Kabrit sentant par exemple que « c'était
là-bas qu'[il] devait vraiment faire une pièce de malade (...)
qu'[il] devait être être présent et tout », afin
d'être en accord avec son discours sur le graffiti comme expression des
sentiments de la population. Lors d'un entretien en avril 2016, la peur que le
Liban ne soit au bord d'une nouvelle guerre, civile ou militaire, le rend
d'autant plus sceptique quant au rôle que pourrait avoir l'art :
- Raoul : en voyant l'histoire du pays, l'histoire de la
mentalité des gens, c'est un peu évident que ça va
partir un peu dans la direction de... And I do not want to
invest energy and time in trying to make it, you know, feel like going to a
better direction and either as a support.
- De supporter que ça parte en...
- Raoul : non supporter, je sais pas, une révolution. Je
sais pas pourquoi, c'est que je sens que je fais un
peu de la, de l'âge des gens qui ont pu faire un petit
mouvement, qu'ils ont pu tu vois secouer le truc... Alors que nous on est des
gros hypocrites.
- Dans quel sens ?
- Raoul : dans le sens qu'on a pris part dans, on critique
tellement genre tu nous écoutes en train de
parler à Batroun, ou bien qu'on va changer le monde et
on va supporter à fond et on va peindre le Liban, on est une nouvelle
génération au monde alors que, y a eu la merde, et nous on
était à Batroun et on fumait, on écoutait de la musique,
on s'en foutait. On s'en foutait pas mais c'est juste comme si, comme si on
prétend qu'on veut en faire partie. I know in my case it's not worth it
because it wouldn't go anywhere... (...) Y a de la merde partout, y avait tout
le monde qui faisait le rebelle et la rébellion dans la rue and... I
don't know, I think we had so much revolutions that didn't get anywhere, maybe
I'm too pessimistic but most revolutions didn't go anywhere because of people
eventually. And... and I think I'm afraid of disappointment. Of investing so
much love and effort and that, in the end, people turn against each other.
Le spectre de la guerre civile, présenté comme
le plus grand risque d'une révolution ou de la dégradation de
l'État libanais, reste fortement ancré dans l'esprit des
graffeurs. Ils préfèrent le statu quo, voire l'escapisme
par le graffiti. Spaz et Exist expliquent leur engagement, a posteriori
certes, comme la seule manière qu'ils ont trouvé pour
supporter leur situation (« I was searching for a small way of
freedom... like a way to reach existence in such world, to be heard, to inspire
people »). Ce type de réaction, loin d'être
135
chose rare, renvoie aux « barrières physiques
et psychologiques dressées par la guerre »165 de
2006, traumatismes rendus avec une grande attention esthétique dans le
roman graphique scénarisé par Joseph Safieddine, Yallah
Bye.
3. Une scène artistique encore fragile
Penser ensemble la forme engagée du graffiti et sa
reconnaissance progressive en tant qu'art est indispensable, justement parce
que la scène beyrouthine est encore très récente, ses
conventions propres peu instituées et sa reconnaissance en constante
construction et évolution. Meuh confiait, lors de son départ du
Liban en février 2016, que le graffiti beyrouthin se trouvait selon lui
dans une période charnière, propos partagé par d'autres
graffeurs au sein du Bros crew, d'ACK, REK et RBK. Il serait nécessaire,
selon eux, de ne pas se fermer des portes, en particulier vis-à-vis de
ceux participant à la labellisation artistique du graffiti, sans non
plus se vendre, au risque de perdre toute authenticité. Le
risque de marginalisation par un discours trop engagé leur semble
conséquent : il mènerait à une perte d'avancement dans la
carrière, personnelle et collective. La construction d'une image
pacifiste du graffiti est privilégiée, parce qu'étant
consensuelle elle permet à ses auteurs de se professionnaliser, tout en
développant un discours revendicatif à la marge et, nous le
verrons, aussi positif et fédérateur.
Ce statu quo, parfois difficile à maintenir,
semble préférable partant du principe que « dans chaque
monde de l'art, la valeur des oeuvres s'établit sur la base d'un
consensus entre tous les membres ». De fait, « si quelqu'un
parvient à créer un nouveau monde de l'art où la valeur
des oeuvres repose sur la maîtrise de conventions différentes,
tous les participants à l'ancien monde qui ne réussiront pas
à se faire une place dans le nouveau monde seront perdants
»166. Or, la scène beyrouthine demeure restreinte,
d'où la nécessité de conserver un consensus entre ses
membres : la rupture de celui-ci pourrait diviser la scène, l'affaiblir
et affaiblir la reconnaissance de ses membres. La recherche perpétuelle
du compromis entre les graffeurs rend visible cette crainte quant à
l'avenir de la scène graffiti à Beyrouth.
165 ROGERS, Sarah, « L'art de l'après-guerre à
Beyrouth », La pensée de midi, 2007/1 (n° 20), p.
115-123.
166 BECKER, Howard, op. cit., p. 307
136
L'absence de répression sur les
auteurs de graffiti crée un rapport a priori
privilégié à l'État. La situation reste
néanmoins floue, que ce soit de la part des institutions ou des
graffeurs : le risque de se voir censuré ou que le graffiti devienne
illégal s'il était trop revendicatif persiste, et contribue
à la définition de ce qui serait politique ou non. D'autre part,
la faiblesse et les nombreuses difficultés de l'État le rendent
peu attentif au graffiti.
Les graffeurs rejettent la qualification de « politique
», tout en développant des critiques et revendications
qui peuvent faire basculer une partie de leur activité dans une
qualification d'art « engagé ». L'État et le premier
récepteur de ces critiques, mais les inégalités sociales
et économiques sont aussi des sujets de dénonciation
prisés.
Il s'agit, enfin, d'une critique floue et peu
contrôlée, et tous les graffeurs ne se définissent
pas comme artistes engagés.
À retenir
137
III. LA CONSTRUCTION D'UNE CRITIQUE POSITIVE
PAR LA RÉAPPROPRIATION DE L'ESPACE URBAIN
Peut-être ce choix d'aborder, en dernier lieu, la
question de la réappropriation de l'espace urbain semblera-t-il flou,
voire inadéquat. Ce point aurait pu être discuté en amont,
avant d'analyser les discours critiques des graffeurs vis-à-vis de leur
environnement social et politique. De fait, il paraît quelque peu
discrétionnaire, ou subjectif ; nous ne tenterons pas de le justifier
autrement que par la volonté de clore ce travail sur une note positive
et le potentiel que représente cette scène artistique pour la
ville de Beyrouth. Cela n'exclue pas pour autant d'être objectif, de
conserver un regard critique et analytique, peu importe nos impressions
personnelles. Si nous devions toutefois tenter de justifier «
objectivement » ce choix, deux arguments plutôt neutres peuvent
être avancés : d'une part, le discours des graffeurs quant
à la réappropriation de l'espace urbain par le graffiti est
indubitablement accepté par l'ensemble de la scène, aucune remise
en cause sur le sujet n'ayant, jusqu'à aujourd'hui,
émergé. D'autre part, ce discours trouve une effectivité
et une réalité directes, dans la ville et dans les perceptions du
public pour lequel ils souhaiteraient « reprendre » Beyrouth. Comment
font-ils ? Comment ce but de conquête « positive »
émerge et se réalise ? Notre réflexion se centrera sur
cette réutilisation, ce réinvestissement de l'espace urbain,
après un délaissement issu des divers conflits. Cela permet
d'ailleurs de comprendre comment ce contexte urbain, a priori
antipathique, participe de la définition et de la
réalisation de ce but affiché par les graffeurs. Plus encore
qu'une réappropriation, le graffiti renouerait avec la volonté de
faire de l'espace urbain un véritable « musée du peuple
».
A. Une utilisation renouvelée de l'espace
urbain
La précarité de la ville de Beyrouth, en terme
de planification urbaine, a été abordée à plusieurs
reprises déjà. En conséquence, nous ne reviendrons que
très brièvement sur ce qui permet aux graffeurs de
réutiliser un espace largement hostile, aux habitants en
général et aux piétons plus particulièrement.
C'est, justement, cette hostilité qui est interprétée
comme un « feux vert » aux graffeurs et est réutilisée
pour faire partie intégrante de leurs réalisations.
138
1. Un contexte urbain opportun
La destruction de la ville de Beyrouth, à plusieurs
reprises lors de la guerre civile de 1975-1990 ainsi que durant la guerre
israélo-libanaise de 2006, n'appartient jamais vraiment au passé.
Premièrement parce que les attentats à la bombe, parfois
revendiqués par le Hezbollah ou, plus récemment en novembre 2015
par Daesh (OEI), continuent de dégrader ou de détruire des
bâtiments et quartiers. L'arrivée massive de
réfugiés, d'abord palestiniens puis syriens, était
à l'origine temporaire. Au fil des ans, cet aspect temporaire s'est
matérialisé, en particulier via les camps de
réfugiés, passés de tentes précaires à des
habitats et quartiers de fortune, dont le plus connu est celui de Chatila, mais
aussi Burj el-Barajné ou Mar Elias. En conséquence,
l'élaboration d'un plan d'urbanisme à Beyrouth apparaît
comme superflu, inutile ou impossible, tant que cet état temporaire est
rythmé au son d'une constante construction - destruction. L'abandon
d'anciennes maisons et immeubles ne s'est pas toujours traduit par une
reconstruction de celles-ci ou l'édification de nouveaux immeubles :
Gregory Buchakjian note à ce propos que les propriétaires de ces
maisons, souvent construites sous le mandat français, se refusent
à léguer ou vendre ce qu'il reste de ces vieilles demeures
à des entreprises privées. Pour ceux qui l'ont fait, comme pour
les terrains complètement détruits ou laissés à
l'abandon, les gratte-ciels fleurissent à grande vitesse. Les chantiers
de ces immeubles en construction, lorsqu'ils ne sont pas fermés au
public, sont autant de murs qui viennent s'ajouter à ceux
déjà cités. Viennent enfin les bords de route, les maisons
et immeubles inachevés le long du bord de mer, ou finalement n'importe
quel parpaing constitue une surface potentiellement utilisable. Ainsi, l'espace
urbain reflète ce sentiment d'instabilité, où rien n'est
acquis, rien n'est garanti. La prolifération du béton et
l'absence de plan d'urbanisme à long terme permettent dès lors
d'investir une grande, si ce n'est la majeure partie de la ville ;
investissement d'autant plus simple que face à une telle «
incohérence » urbaine les autorités n'ont pas défini
le graffiti comme illégal. De fait, il apparaît très
clairement que « la morphologie urbaine conditionne le
développement de la pratique »167.
Cette précarité à l'échelle de la
ville se traduit également pas une absence, littérale et
figurée, d'espace(s) public(s). Avant 1975, la place des Martyrs ou les
souks du centre-ville offraient des lieux convivialité et de rencontre
entre populations propices au mode de vie libanais, axé sur la rencontre
en extérieur. Depuis 1990, les espaces publics ont en revanche largement
disparus. Lorsque Liliane Barakat et Henri Chamussy rédigent, en 2002,
un article sur les espaces publics à Beyrouth168, ils
pensaient que la reconstruction du centre-ville par Solidere allait permettre
aux jeunes de retrouver des espaces de convivialité. Avec le recul, le
constat est tout autre, ce quartier étant largement
déserté, tout comme le Saïfi village, reconstruit
récemment, et seul quartier où un café dispose d'une
terrasse en extérieur. Pour ce qui est des parcs ou jardins publics, ils
sont inexistants et, comme dans ces deux quartiers reconstruits, ils ont
provoqué une
167 PRADEL, Benjamin, op. cit., p. 19.
168 BARAKAT, Liliane, CHAMUSSY, Henri, « Les espaces publics
à Beyrouth », Géocarrefour, 2002/3 (vol. 77), p.
275-281.
139
ségrégation plus accrue encore de la population
et sont très peu fréquentés. Seul le parc des Pins,
à l'extrémité de la rue de Damas, apporte une touche de
verdure dans le paysage de béton qu'est Beyrouth ; néanmoins, il
est inaccessible aux moins de 32 ans et son entrée largement
conditionnée par le pouvoir discrétionnaire des gardiens. Les
individus ne satisfaisant pas à ces critères sont
relégués à une infime parcelle du parc, qui est en
réalité elle aussi bétonnée et
fréquentée par les populations les plus pauvres. Pour ce qui est
des restaurants, cafés et autres, la dynamique reste la même : les
conditions d'entrée et les prix excluent ipso facto une large
partie de la population. Comment cela peut-il favoriser l'activité des
graffeurs ? Il apparaît, selon eux, que c'est justement cette absence
d'espaces de convivialité qui les pousserait à graffer dans la
rue, sur les ronds-points et, en particulier lors des jam sessions,
à recréer des espaces ouverts au public, au moins pour un temps :
ces jam sessions sont présentées sous la forme de
happening, en plein air, et s'accompagnent parfois d'animations
à proximité du mur choisi pour l'occasion.
2. Jouer avec les supports
L'état des murs accessibles devient lui aussi une aubaine
en cela que les impacts et la forme qu'ils ont
Façade du Holiday Inn par Potato Nose, Downtown Beyrouth.
(c) Mass Appeal
pris au cours des divers événements deviennent
partie intégrante de l'oeuvre. L'illustration la plus probante de cette
utilisation de l'espace et du mobilier urbains sont les pièces de Potato
Nose. Bien sûr, l'adaptation
140
des graffeurs et de leurs pièces aux murs sur lesquels
ils pratiquent n'est pas une innovation dans le champ du graffiti, toutefois
celle-ci recouvre un sens particulièrement fort puisque la pièce
vise à révéler le mur et son histoire, sur un ton presque
mythique, plutôt qu'une simple adaptation à ses
aspérités. Les oeuvres de Potato Nose sont directement issues du
mur et ne peuvent être transposées à un autre endroit,
à l'instar de ses persos sur la façade du Holiday Inn. Ces persos
sont effectivement censés montrer, raconter et mettre en exergue
l'histoire de cet hôtel, devenu lui aussi un symbole de la nostalgie du
Liban des années 1960. D'autres, comme Yazan Halwani, adoptent une
attitude plus conventionnelle et la réalisation des pièces n'est
pas directement corrélée à l'espace sur lequel ils
opèrent, bien que cette adaptation soit toujours censée marquer
un respect pour la bâtisse et, surtout, pour l'histoire qu'elle raconte
à travers sa destruction ou les impacts de balles qu'elle a
reçus.
Ces adaptations sont pensées sur le mode ludique : les
graffeurs, et ceux qui en font la promotion, comme Meuh, considèrent que
cet espace urbain doit être l'objet d'amusement et donner lieu, par le
graffiti, à une sorte de chasse au trésor. Lors des visites que
ce graffeur procurait, à des proches comme à toute personne
intéressée par les Beirut Photo Graff Tour, un véritable
parcours se dessinait. La visite doit permettre à la fois d'apprendre
l'histoire, les artistes, les particularités de la scène graffiti
beyrouthine et de redécouvrir une ville « terriblement hostile
aux piétons »169 sur ce mode ludique, et ainsi lui
redonner une certaine attractivité. Ce type d'initiative permet de
comprendre comment l'histoire du graffiti a par exemple démarré
à la Quarantaine, et pourquoi ce lieu en particulier paraissait
adéquat à cette époque, qui y était alors
présent, etc. Passer devant le mur du rond-point Dawra marque, quant
à lui, un épisode important de la scène graffiti en 2014,
où les graffeurs les plus influents côtoyaient et
réalisaient une pièce aux côtés de graffeurs
internationaux, en particulier français et américains. D'autres
endroits pourraient être cités, mais la Quarantaine et Dawra sont
des lieux pauvres et a priori dénués de toute
attractivité pour le paysage urbain, les deux étant des axes
routiers donnant sur des quartiers pauvres et où l'activité qui
s'y est développée les rend rebutants170.
B. Se réapproprier la ville et en faire le
« musée du peuple »
Outre l'exploitation de cette opportunité, les
graffeurs développent un véritable discours de
réappropriation de la ville par l'art, par opposition aux formes
violentes des conquêtes territoriales ou de dépossession de cet
espace qui ont marqué le passé de Beyrouth. Cette volonté
de reconstruire, de proposer un message positif permet aussi de comprendre,
pour une infime part, comment la critique
169 Ibidem.
170 En particulier la Quarantaine, où tous les ans des
milliers de bovins sont acheminés pour pourvoir aux besoins en viande de
la ville de Beyrouth.
141
négative de l'État est limitée et laisse
une place plus importante à cette dynamique que les graffeurs pensent
indispensable. En fait, la critique n'est jamais très loin, mais elle
revêt un aspect moins fataliste et défaitiste que celle
présentée auparavant : plus diffuse, elle vise à remettre
en cause ce constat d'une ville qui se ferait sans ses habitants,
dépourvus de moyens d'expression dans l'espace même où ils
habitent et évoluent. Cette critique s'amplifie d'autant plus pour les
graffeurs qu'elle ne se contente pas de dénoncer mais propose une
alternative : ils s'efforcent d'embellir la ville par la couleur et, aussi, ils
souhaitent donner une signification positive à ces couleurs.
1. La critique d'une ville qui se ferait sans ses
habitants
Tag d'Exist, Mar Mikhail Beyrouth (c) Nour Ai
La critique la plus fréquente concerne l'urbanisation
sauvage et la spéculation immobilière qui viendraient
déposséder les habitants du bâti et de la façon dont
se construit la ville. Cette critique, lorsqu'elle se déploie de
manière négative et revendicative, s'accompagne toutefois de son
versant positif par la symbolique qui émanerait de l'action des
graffeurs. Réaliser une pièce ou un tag critiquant ce «
paysage urbain déplaisant »171 devient une
action positive parce qu'elle met en forme cette critique, et apparaît
comme un signal visant à déclarer, à l'instar d'Ashekman,
« the street is ours ». Certains des graffeurs ont pu
interpréter cela comme une déclaration de prise de territoire ;
il apparaît plus exactement dans les discours des jumeaux Kabbani que
cela s'adresse à ceux désignés comme responsables
de la perte du contrôle populaire sur cet espace urbain. Cette
critique se formule sous le prisme de l'humour, voire de l'ironie, en
particulier chez Exist et Kabrit : « stop your buildy buildy shit
» ou « building tagging in a responsible way »
sur les panneaux de bois reprennent cet outil visant à fermer les
chantiers et à se les réapproprier. Ces pièces renvoient
aux constructions d'immeubles modernes, qui contribuent à la hausse des
prix du loyer, délogent certaines populations (comme c'est le cas d'une
enclave arménienne à Geitawi), et précarisent
l'accès au logement. À cela s'ajoute la modification du mobilier
urbain (poteaux, feux, panneaux de signalisation), perçu comme
171 Ibidem.
142
désagréable : « si le mobilier urbain
était beau j'arrêterais sûrement, ou pas (rires) de taguer.
Mais tant que c'est laid, que ça ruine les rues des gens, je continue
» (Meuh).
Nous avions également abordé la manière
dont les graffeurs visent à refuser l'identification communautaire,
personnellement, mais aussi dans l'espace. Beyrouth a cristallisé les
divergences et conflits entre communautés, durant la guerre civile, au
sein même de cet espace. Cela a créé une homologie entre
divisions urbaines et divisions communautaires. Par opposition à
l'affichage milicien, les graffeurs ne marquent pas une emprise
particulière sur un territoire particulier. La présence de
graffitis dans l'ensemble de la ville, sans limitation à un quartier
dont ils seraient issus et de sa communauté majoritaire, suit un
cheminement exactement inverse à celui des milices. Paradoxalement,
là où le graffiti viendrait dégrader l'espace urbain il
vise plutôt (du point de vue des graffeurs) à fournir de nouveau
un espace public déconfessionnalisé par sa présence
indifférenciée entre quartiers.
2. Embellir la ville avec des couleurs
Ces considérations se concrétisent dans les
discours et réalisations purement « positifs ». Nous entendons
par là que les graffeurs s'attachent particulièrement à
concevoir des pièces colorées, qui visent à «
embellir la ville avec des couleurs ». Ces pratiques ne sont pas,
comme on pourrait aisément le croire, neutres et sans vocation autre que
le graffiti lui-même : « we taught them to like graffiti by
doing all that colourful positive stuff rather than inert chromes everywhere
» (Phat2). Meuh, en comparant son expérience parisienne et
celle de Beyrouth, remarquait la différence chromatique entre les deux
villes : rares à Beyrouth sont les pièces en noir et blanc,
chrome et noir, et les couleurs vives y sont préférées. Le
graffiti coloré viendrait réduire la grisaille
bétonnée de la ville et, de plus, masquer ou sublimer ce qui
dérange dans le paysage urbain, ce qui renvoie à un
passé proche traumatisant et douloureux. En somme, il s'agit d'interagir
directement avec la mémoire des murs afin de la rendre plus acceptable
(voir Annexe IX « Graffitis et réappropriation de l'espace »).
La réception de la population devient, dans ce cas, plus importante aux
yeux des graffeurs et permet d'avoir un retour effectif et direct sur ce qu'ils
font. L'impression positive de cette population, du moins des passants
rencontrés sur chaque site, encourage les graffeurs à continuer
dans cette voie, et tend à les rapprocher d'une population
délaissée par les
143
institutions : « ils nous offrent du café, des
gâteaux » (Meuh) mais, plus exactement, c'est l'initiative
prise par les graffeurs qui étonne parfois les habitants. À ce
propos, les graffeurs adoptent un discours homogène sur cette
idée que les habitants ont été délaissés ;
l'espace dans lequel ils évoluent le leur rappelle très
directement, d'où leur incompréhension parfois face à ces
jeunes qui peignent sur des ronds-points et autres murs de béton :
Ça m'a aidé beaucoup, tu vois de pouvoir taguer
n'importe où, de pas avoir cette, cette pression publique et en
même temps, que ce soit un truc public, pour la plupart de la
société. Tu vois les gens et ils te disent « ah c'est cool,
comment ça se fait que tu paies de ta, de ta propre poche » et ils
respectent ça énormément parce que je suis en train de
colorier alors que c'est juste, c'est sur des murs défoncés
complètement.
Bien sûr, la démarche des graffeurs ne
s'insère pas uniquement dans une logique philanthrope, mais leur
reconnaissance positive par la population et la modification d'un paysage
urbain dans lequel eux-mêmes évoluent viennent renforcer cette
idée qu'ils sont utiles, en réparant ce qu'ils
peuvent172. Que ce soit chez Yazan, Ashekman, ou l'ensemble des
crews, on retrouve cette volonté « d'effacer les stigmates de
la guerre ». L'absence de retour et d'enseignement historique de la
guerre civile a créé des traumatismes au sein de leur
génération et de celle de leurs parents, traumatismes
occultés pour les besoins d'une pacification entre communautés au
sein des institutions gouvernementales, mais qui leur sont sans cesse
rappelé dans l'espace urbain. Ainsi, cette démarche dans le
graffiti semble se comprendre comme une manière de « panser et
penser les plaies et reconstruire un Liban dans la filiation de son
passé et en même temps différent
»173.
Ça, les murs défoncés, ça rappelle
la plupart du temps le vécu de la guerre. Quand t'as, quand t'as un mur
qui existe depuis 30 ou 40 ans, que quelqu'un par exemple, le proche d'une
personne, a été, a pris une balle là-bas et qu'il est
à côté de ce mur, ça l'a hanté. En fait la
personne qui est passé dans la rue elle est en train de, de
guérir ça quelque part... les gens sont complètement
traumatisés, alors quand tu vois un changement qui est plutôt
positif... (Kabrit).
Cette sublimation de la violence, perçue comme un
moindre mal, est une dynamique que l'on retrouve dans nombre de
démarches artistiques dans les pays en difficultés, et
particulièrement dans l'art d'après-guerre à Beyrouth,
toutes disciplines confondues. Par le gommage, ou le détournement
ludique de ces stigmates, les graffeurs tentent « d'apporter de
l'espoir dans un environnement marqué par la violence et la lutte
politique » justement en choisissant « d'embellir la ville,
de colorier ses murs portant les stigmates d'une politique «
dégoûtante » »174.
172 KATTAR, Antoine, op. cit., p. 92
173 Ibid., p. 93
174 ALVISO-MARINO, Anahi, op. cit., p. 322
144
3. Véhiculer un message positif
Enfin, plus que la couleur, les messages explicitement
véhiculés s'attachent à dévoiler une pensée
positive en direction du reste de la population. Ils prennent plusieurs formes,
dans la pratique comme dans le discours. Dans la pratique, on considère
la participation à des événements plus larges, souvent
organisés par les habitants : les journées de marché et
d'animation sans voitures, instaurées depuis 2014, constituent des lieux
de rencontre privilégiés entre habitants, entre habitants et
graffeurs. D'autres comme les festivals liés à la protection de
l'environnement sollicitent les graffeurs : ils réalisent une
pièce en rapport avec l'événement, et proposent des
messages supposés anodins mais qui visent, selon eux, à donner de
la bonne humeur à ceux qui les verront, du type « flowers in
your hair ». On trouve à la fois des messages et des
thèmes qui sont censés parler à celui qui les
observe, lui rappeler et mettre en valeur quelque chose qu'il connaît
sans y porter une réelle attention dans sa vie quotidienne. Dans ce cas
de figure, deux niveaux de compréhension sont mobilisés. D'une
part, certains messages requièrent un temps de lecture et une
réflexion plus longs, devant être déchiffrés,
puisqu'ils sont issus des rapports et visions forgés au sein de la
communauté graffiti, sans être pour autant exclusifs : ce sont par
exemple les graffitis « it is wizer to be nizer »,
plaisanteries propres aux crews REK et RBK qui deviennent
compréhensibles après retranscription en anglais correct,
« it is wiser to be nicer ». D'autre part, des messages ou
thèmes qui se rapprochent de ceux que les habitants vivent
quotidiennement ou qui font appel à leur culture, non pas communautaire,
mais libanaise, ce qui reprend les logiques de glocalisation du
graffiti. Chez Yazan l'illustration de figures
globalement appréciées des Libanais, chez
Kabrit, Fish, Mouallem et d'autres,
l'utilisation de l'arabe, que les habitants
apprécient particulièrement et
comprennent tous : « t'as de la
calligraphie tu vois les gens aiment, ils
kiffent ça « al Arabiya », ça fait
partie de la culture » (Kabrit). Enfin, certains
investissent directement la vie
Graffiti de Mouallem
(c) Raoul Mallat
quotidienne pour la valoriser par le graffiti, à
l'image d'Eps représentant un ouvrier
syrien fumant trois cigarettes
simultanément, ou Mouallem peignant avec humour la
relation conflictuelle entre une mère âgée et son fils, qui
décide de quitter la maison.
145
(c) Alfred Badr
Derrière ces représentations se pressent une
volonté d'instaurer, à travers le mur et lors des
réalisations, un dialogue avec la population. Il s'agit d'attirer le
regard, la curiosité des passants, de les amener à
réfléchir, comme nous le confiait Krem2, sur l'environnement qui
les entoure. Un tag « Exist ! », pour peu qu'il soit
déniché, invite ce passant à sourire,
réfléchir, ou simplement « exister ». Ces messages sont
censés être découverts au fur et à mesure que l'on
avance dans la ville. Plus directement, le graffiti amène à des
discussions concrètes avec les passants, discussions censées
participer pleinement de cette refondation du projet commun dans
l'espace urbain. Lors des observations, nombre de passants ne connaissaient pas
le graffiti, et venaient chercher des explications auprès des graffeurs,
qui prenaient alors du temps pour leur expliquer ce qu'ils étaient en
train de faire, leur proposaient de rester, ou de leur faire une
dédicace à côté de leur graffiti. Si certains
graffeurs ont des doutes quant à l'utilité de ce qu'ils font et
surtout de leur impact (que vaut un message positif face à la
réalité ?), de leur vision « naïve », Meuh et
Kabrit rappellent que le but n'est pas tant de changer
(c) Yazan Halwani
l'intégralité du pays, mais de donner un «
petit quelque chose » à ces personnes : « ok, le gars avec
son gamin cet
après-midi, peut-être qu'ils auront
oublié demain ce qu'on
veut dire, mais si dans la journée on leur a
donné 5 minutes de bon temps, qui change, que le soir ils rentrent et
ils
disent « ah tiens aujourd'hui on a découvert
ça »... » (Meuh). Vis-à-vis des individus à
l'origine méfiants, pensant que le graffiti est politique et s'apparente
à un affichage milicien, les graffeurs adoptent une approche conciliante
et ludique, si bien que certains militaires et civils leurs demandent s'il
n'est pas possible de peindre pour eux. Aussi, expliquer ce qu'ils sont en
train de faire vise à rassurer les passants sur la mentalité
d'une partie de leur génération, toute aussi restreinte qu'elle
puisse être : « quand tu vois une nouvelle
génération qui est en train de trimballer dans la rue, de boire
des bières et parler de, d'armes tu vois... On boit des bières
(rires), c'est pas un gros problème mais les armes, les gens n'aiment
vraiment pas ça. La plupart des gens qui ont vécu la guerre...
» (Kabrit). Ces craintes semblent effectivement très
ancrées dans la génération des parents, qui ont
directement vécu la guerre et préfèreraient des
activités ludiques ou,
146
dans tous les cas, autres que l'engagement dans une
milice175. Pour autant, les graffeurs de REK et RBK reconnaissent
que cette relation privilégiée avec les habitants
nécessite une attention accrue quant à la direction que prendrait
leur activité, avant que « les gens soient exposés aux
méfaits du tag » (Kabrit). En définitive, ces
dynamiques traduisent une volonté de redonner la ville aux habitants,
à la fois en les faisant parler et en leur offrant un espace
renouvelé. Ainsi, si nous n'avons que peu de retours de l'ensemble des
beyrouthins sur le graffiti, il semble que les graffeurs souhaitent faire de la
ville le « musée du peuple », et ainsi transformer le
« si Beyrouth avait parlé »
(ÊßÍ ûÅ
ÊæÑíÈ) de Fish en « Beyrouth
parle ».
À retenir
L'absence d'espaces publics et de plan d'urbanisme
devient le terrain propice à la pratique du graffiti.
Ainsi, les graffeurs déploient des stratégies et
des discours visant à se réapproprier l'espace
urbain, là où l'État et les secteurs
économiques auraient durablement ségrégué et
précarisé les populations.
Les graffeurs s'attachent à faire valoir une pratique
qui ferait de la ville le « musée du peuple
». Leurs graffitis mettent en valeur la couleur afin
d'effacer les « stigmates de la guerre », ainsi que des
références culturelles consensuelles à la population
libanaise. L'attachement à une réappropriation par la positive de
la ville se conçoit conjointement aux considérations artistique
et réputationnelle des graffeurs.
175 KATTAR, Antoine, op. cit.
147
CONCLUSION
La phase de réflexivité correspond à une
séquence de mise en discours rétrospectif de l'activité
des graffeurs. Comprendre comment celle-ci s'opère et à quelles
fins supposées permet de comprendre plus largement la vision que ces
jeunes ont de leur art, de la manière dont ils le mettent en mots, de ce
qu'ils veulent expliquer par les mots. Ne pas lier la pratique du graffiti aux
discours de ses pratiquants eut été un manquement
considérable à la compréhension de ce que
représente le graffiti à Beyrouth. Bien sûr, cette
réflexivité n'est pas propre au graffiti, puisqu'elle est
présente dans les autres disciplines artistiques. Cette mise en discours
n'a, de fait, rien de spécialement novateur ; ce sont plutôt les
discours en eux-mêmes, soit le contenu plus que le contenant, qui rend la
pratique spécifique à un contexte, un territoire, et un
groupement d'artistes définis. Dans le cas beyrouthin, c'est
l'ambiguïté des discours et représentations des acteurs qui
nous informent sur le monde social dans lequel ils évoluent
personnellement et en tant qu'artiste : cette ambiguïté est autant
le fait d'un rejet virulent du politique que d'un défaitisme qui peine
à s'effacer, même parmi les plus jeunes générations.
Les graffeurs se posent dans une situation parfois délicate, puisqu'ils
bénéficient de la « souplesse » juridique d'un
État qu'ils critiquent par ailleurs. Il en va de même pour les
critiques, nombreuses, des inégalités sociales ou de
l'instabilité économique et politique chronique du Liban. Cela
les amène à rejeter en bloc le « politique », tout en
recréant un discours qui, s'il ne se revendique pas « politique
», fait basculer la position parnassienne du graffiti à une formule
plus proche de l'art engagé. L'engagement se traduit par un message qui
se veut apolitique par peur d'être confondu avec les tenants «
officiels » de la sphère politique. Prendre ces discours en compte
montre alors combien il est nécessaire de justement comprendre leurs
représentations de la politique : à n'en pas douter, elles sont
négatives, et reprochent à l'État et aux élites
économiques - supposées cooptées - d'avoir vendu, trahi et
détruit leur pays.
Effectivement, ces revendications ne sont que peu
contrôlées, peu harmonisées et calculées de
manière à inscrire la scène graffiti sous un message
commun. Mais, outre ce que chacun reproche individuellement à tel ou tel
autre, ces critiques marquent surtout l'idée d'une fatigue
générale, d'une absence d'espoir pour la jeunesse. Elles sont
aussi un regret face à une société atomisée par son
histoire et ses dénis successifs alors qu'ils leur restent toujours une
certaine envie d'apprécier leur pays et ses potentialités. En ce
sens, la mise en discours révèle une face positive, qui vise
à placer le graffiti dans une posture active. La sortie de l'assignation
communautaire permise par le blase et la constitution de la figure de l'artiste
se déploie également dans l'espace urbain. Cela a pour
conséquence de le « décommunautariser » factuellement,
même dans une infime mesure. Plus concrètement, les initiatives
visent à « redonner la ville aux habitants », à y
mettre de la couleur et effacer les traces d'un espace initialement
déplaisant. Cette posture semble mieux fonctionner parce que plus
agréable, mais aussi parce qu'elle est indissociable des
stratégies
148
de visibilité des graffeurs ; la reconnaissance de la
scène graffiti en tant que monde de l'art local et de ses graffeurs en
tant qu'artiste nécessitent des adaptations face aux acteurs de cette
attribution de la réputation. Enfin, une critique trop revendicative,
trop violente, risquerait de diviser les graffeurs, leur public, et de fermer
l'opportunité ouverte par les acteurs institutionnels.
149
CONCLUSION
Le graffiti peut apparaître comme un sujet peu
sérieux à traiter en sociologie. Pourtant comme Muriel Darmon
l'explique, la sociologie ne se limite pas aux « problèmes sociaux
» ; tout phénomène social, artistique ou autre, peut
être appréhendé puisqu'il renferme une part du réel
et que la sociologie permet d'en entrevoir la complexité. À sa
façon, Howard Becker l'avait déjà fait, ainsi que la
sociologie de l'art en plein essor. Comprendre pourquoi certains jeunes
deviennent graffeurs, et comment le font-ils, dans le contexte particulier de
Beyrouth, nous menait nécessairement à aborder et entrer dans des
considérations plus larges.
Ainsi, parler du graffiti à Beyrouth, c'est aussi
tenter de comprendre l'univers social, politique, familial par lequel il
émerge et se développe de cette manière et avec ces
acteurs. André Malraux, en déclarant que « l'art, c'est
le plus court chemin de l'homme à l'homme », pressent cette
profonde relation entre la société et la création
artistique ; dès lors, parler de l'art revient à parler de la
société.
Ici, l'étude des graffeurs beyrouthins nous interroge
sur le Liban, leurs histoires personnelles et les motivations, conscientes et
inconscientes, qui les poussent à faire du graffiti. Tous ces
éléments s'imbriquent dans des conceptions plus artistiques :
monde social et monde de l'art peuvent être considérés
ensemble afin de discerner ce qui fait, ou non, la spécificité de
cette pratique. Le graffiti à Beyrouth est « spécial »,
parce qu'il rompt avec les préjugés communément
véhiculés (encore aujourd'hui) sur cet art résolument
urbain.
Que pouvons-nous conclure de cette recherche ? Peut-on penser
avoir répondu à notre question initiale qui, rappelons-le,
s'attachait à comprendre et analyser la pratique du graffiti et les
représentations de ses acteurs, ainsi que le ou les sens qu'ils lui
attachent ?
Premièrement, le graffiti ne peut définitivement
pas être considéré comme une pratique populaire.
L'engagement dans la carrière de graffeur requiert des
compétences particulières, ainsi que des capitaux culturels,
sociaux et économiques conséquents. Parce qu'ils proviennent de
milieux sociaux plutôt internationaux, les futurs graffeurs prennent
connaissance de pratiques qui existent dans d'autres lieux et contextes : le
graffiti est une pratique originellement « occidentale » et
importée parce qu'ils ont eu la possibilité de se frotter
à ces cultures, de l'autre côté de la
Méditerranée. D'ailleurs, c'est plutôt la diversité
de leur identité qui permet cette approche. Ils ne sont pas seulement au
courant de ce qui se passe en dehors du territoire national ou de la
région moyen-orientale. Au contraire, c'est parce qu'ils ont ces deux
150
identités, ces deux cultures et influences, qu'ils
peuvent pratiquer un art venant d'ailleurs en l'insérant dans leur
identité libanaise ou, plus largement, arabe.
Ils proviennent de ces catégories «
frustrées » que Georges Corm décrit tout en en
provenant lui-même. Pourquoi frustrées ? Parce qu'elles
appartiennent à ces milieux progressistes arabes, qui ne sont ni pour
une occidentalisation totale de leur culture, ni pour une défense de
l'arabité sans réflexion sur celle-ci. Là se trouve le
problème : ces jeunes proviennent de milieux qui n'ont pu ni
empêcher leur pays de se déchirer selon une logique
confessionnelle qu'ils pensaient archaïque, ni prendre du recul sur les
conflits meurtriers auxquels ils ont assisté ou subi les
conséquences. Ils se trouvent dans un entre-deux extrêmement
difficile à définir et à maintenir, dans un pays qui a,
selon eux, régressé politiquement et socialement. Leur culture et
leurs capitaux les poussent à souhaiter une plus grande liberté
d'expression dans un pays où leur voix n'est pas entendue. Dès
lors, ils ne se sentent pas « à leur place » parmi les
catégories les plus aisées économiquement parlant,
puisqu'ils sont issus de milieux culturels et intellectuels antérieurs
à la guerre civile et ne se sont pas enrichis durant celle-ci.
Même s'ils ont des capitaux économiques conséquents au
regard de l'ensemble de la population, ils ne se retrouvent pas dans cette
nouvelle élite économique qui accentuerait les divergences
communautaires à des fins personnelles.
Il existe une dichotomie profonde entre leur éducation
et leur position sociale actuelle, qui peut être pensée comme une
sorte de « déclassement ». Partant de là, le graffiti
répare ou gomme quelque peu cette contradiction : par l'art, ils
retrouvent ou acquièrent une position sociale en accord avec les
dispositions sociales héritées de leurs socialisations primaire
et secondaire. Le graffiti opère comme un instrument
d'intégration sociale profond, vis-à-vis de leur milieu d'origine
mais aussi par rapport à la société beyrouthine.
Très restreinte et tout aussi élitaire, cette
société souffre des mêmes contradictions. Leur
intégration leur permet de trouver des gens qui pensent et
perçoivent le monde comme eux ; Beyrouth concentre une scène
intellectuelle et artistique particulière, progressiste et
néanmoins apte à penser la libanité, sentiment
qui fait défaut dans le reste de la population. C'est ce qui explique,
notamment, l'absence de sentiment communautaire chez ces acteurs : le
traumatisme issu de la guerre civile, additionné à des
socialisations plutôt laïques, les éloigne durablement des
revendications communautaires et confessionnelles.
La pratique du graffiti est issue de ces socialisations
complexes, et sa construction en est le résultat direct. Suivre la
carrière des graffeurs en intégrant ses exceptions nous
éloignait, nous l'espérons du moins, de toute
catégorisation simpliste. Ainsi, par la recherche et l'analyse de ses
différentes phases, des logiques de l'engagement à
l'apprentissage des techniques et le perfectionnement de chacun, nous
souhaitions aborder le processus d'artification d'une pratique en train de
se faire. Bien sûr, l'analyse de leur pratique artistique ne se
détache jamais vraiment du monde social dans lequel ils évoluent
: l'analyse du graffiti à
151
Beyrouth couvrait autant les considérations sur la
manière dont une pratique devient art, soit le processus d'artification,
que sur la façon dont elle devient distinctive et spécifique, ce
qui rejoint le concept de monde de l'art local proposé par Becker.
Nous ne reviendrons pas sur les phases d'apprentissage et de
perfectionnement des aptitudes créatrices de chaque acteur, les ayant
longuement détaillées. Rappelons, toutefois, l'importance du
facteur collectif et des logiques de labellisation dans la construction et
l'artification de cette pratique. Le développement du graffiti Beyrouth
serait impensable sans le mentor et les pairs mais, surtout, son artification
et sa labellisation en tant qu'art ne peuvent se passer de tous les acteurs
concourant à la reconnaissance d'un monde de l'art. C'est parce qu'il
existe les pairs, mais aussi un public d'initiés et, de plus en plus,
des marchands et collectionneurs, que le graffiti se voit attribuer le
qualificatif d'art. De fait, ces acteurs autant que ceux appelés «
artistes » participent par des stratégies et discours divers
à la désignation du graffiti comme art. Du moins, il vise
à être désigné comme tel, puisque la scène
beyrouthine reste, malgré tout, une scène extrêmement
jeune, qui croît depuis 2006. Sa reconnaissance, si elle est effective,
reste restreinte et en pleine construction. L'intérêt analytique
de cette étude était alors de confronter les différentes
théories du concept d'artification, celle d'Heinich et Shapiro, Bowness
et Becker, à la réalité de la pratique. Certainement cela
nous aura posé certaines difficultés, mais l'avantage d'analyser
une reconnaissance en cours est qu'il nous faisait entrer directement dans les
actions de chacun, plutôt que de les relater a posteriori ; en
somme, il s'agissait de prendre sur le vif les différentes
représentations et stratégies (en excluant de ce terme
l'idée d'une rationalité absolue) des acteurs, avant qu'elles ne
soient retravaillées complètement dans le but d'y donner une
forme de cohérence qui se rapproche de l'illusion biographique.
D'ailleurs, cela n'empêchait pas d'observer ce type de mise en discours
déjà à ce niveau de reconnaissance : celle-ci semble
inhérente au processus d'artification, en particulier lors de son
intellectualisation. Il est possible de conclure que le graffiti est de plus en
plus reconnu à Beyrouth comme un art.
Mais qu'est-ce qui le différencie des autres
scènes graffitis ? Nous pouvons d'ores et déjà dire que
Beyrouth est, effectivement, un monde de l'art local. Par les
spécificités esthétiques de ce graffiti ainsi que par les
discours, les graffeurs et autres acteurs le rendent exceptionnel ou, à
tout le moins, spécifique à cette petite capitale. Cette
pratique, importée des pays européens et américain ainsi
que de l'univers du hip-hop, a été adaptée à la
culture arabe et, surtout, beyrouthine. L'introduction du lettrage en arabe et
de formes artistiques géographiquement situées, ainsi que des
références qui appartiennent à l'histoire et la culture du
Liban, crée un « style » beyrouthin.
Cela ne doit pas cependant occulter les contraintes auxquelles
sont confrontés ses participants, en particulier sur la
commercialisation. Celle-ci ravive des débats qui étaient
déjà présents dans les autres
152
scènes graffitis, mais il semble qu'elle est finalement
consubstantielle de tout processus d'artification ; le problème de la
commercialisation se pose justement parce que le graffiti se voit élever
au rang d'art.
La mise en discours de la pratique artistique est un point
central de notre analyse, parce que c'est elle qui donne du sens
à l'action de ses participants. Toute pratique peut-elle se passer
de discours ? Il s'agit, peut-être, d'une position subjective, mais nous
pensons qu'il n'existe pas de chose en soi... Une pratique existe de
telle manière parce que des individus parlent d'elle et la font parler,
donc aller dans une direction plutôt qu'une autre. Il est surprenant de
remarquer avec quelle pertinence la mise en discours du graffiti rejoint les
deux points abordés plus haut et, surtout, la socialisation des
pratiquants. Les revendications qu'ils véhiculent par le graffiti ne
sont pas un retour au point de départ. Au contraire, le graffiti permet
de sublimer et de supporter des situations qu'ils jugent intolérables :
c'est une manière d'agir contre cette contradiction dans laquelle ils
ont évolué. Nous n'irons pas jusqu'à affirmer que, dans le
cas présent, l'art est une thérapie, mais il permet de
réparer dans une certaine mesure certains malaises ressentis ou
définis par les graffeurs. Ceci agit d'ailleurs selon diverses
méthodes, qui vont de l'escapisme par l'art à la
confrontation politique sur les murs. Ce que les graffeurs disent, finalement,
ce sont les injustices qui façonnent et segmentarisent la population et
l'espace urbain de Beyrouth.
Cette critique propose deux versants, négatif et
positif. D'un côté, le graffiti offre un moyen d'expression et de
dénonciation privilégié contre un système politique
moribond et l'accroissement des inégalités économiques,
sociales, voire raciales. De l'autre, il agit positivement sur un espace urbain
qui reflète très directement les difficultés du Liban.
Leur activité recrée un espace public et le
déconfessionnalise dans une ville où les plans d'urbanisme ont
depuis longtemps été abandonnés et sa configuration
toujours sectaire, conséquence de la guerre civile et de l'action des
milices. Ils y remettent de la couleur dans l'espoir d'effacer, un jour ces
stigmates et cette violence symbolique forte.
Mais l'analyse de leurs discours nécessitait de
comprendre ce qui n'est pas dit, ce qui reste controversé : là se
trouve la complexité du graffiti à Beyrouth. Parce qu'il est
soumis à des contraintes institutionnelles et réputationnelles,
il peine à se définir comme un art engagé. Les
graffeurs le souhaitent-ils ? Peut-être, dans une certaine mesure.
Toutefois la confusion persistante entre « politique », «
communautarisme », « autorités » les tient
éloignés d'un discours cohérent qui viserait à
inscrire le graffiti dans une démarche profondément militante.
D'ailleurs, l'absence d'illégalité qui permet aux graffeurs de
peindre en plein jour se perçoit comme un cadeau empoisonné :
elle est une chance que les graffeurs européens et américain
n'ont pas eu mais, en même temps, elle place les graffeurs sous le joug
et la volonté de l'Etat. Leur conduite est alors conditionnée par
la conservation de cette opportunité et implique de ne pas « trop
» critiquer les tenants du pouvoir : si tel était le cas, ils
pourraient être réprimés et leurs noms seraient directement
connus des autorités publiques.
153
En définitive, le graffiti agit comme un moyen
d'expression pour des jeunes issus de catégories frustrées : ils
bénéficient des capacités cognitives nécessaires
à la dénonciation de ce qui pose problème selon eux, mais
sont dépossédés des circuits d'expression classiques,
comme le vote par exemple. Les élections municipales de mai 2016
montrent l'impossibilité de s'exprimer et de faire valoir ses
idées par les circuits institutionnels. La liste Beirut Madinati («
Beyrouth est ma ville »), qui se présentait comme laïque face
à la liste des Beyrouthins, coalition des milices confessionnelles
occupant les postes gouvernementaux, a présenté une forme
d'espoir. À tel point que certains graffeurs, comme Spaz et Zed,
souhaitaient peindre en faveur de la première liste, que d'autres comme
Eps ont appelé à voter et s'impliquer, de nouveau, dans la vie
politique de leur ville. Les résultats, encourageants selon eux puisque
Beirut Madinati a remporté presque 40% des voix, ont néanmoins
remis une fois de plus au premier plan les failles du système
institutionnel : achat de voix par les milices, difficultés
d'accès aux bureaux de votes susceptibles de voter en masse pour Beirut
Madinati, création de faux bulletins de vote afin de les rendre
impropres à la comptabilisation, etc. Les graffeurs sont alors
retournés sur les murs.
Cette étude reste, à notre avis, très
imparfaite. Nous sommes conscient de ses défauts, surtout du fait
qu'elle a suivi une démarche particulière, et que le sujet du
graffiti à Beyrouth aurait pu être traité autrement. Nous
avons cependant tenté d'en souligner les dynamiques et enjeux
principaux, en prenant autant de recul que possible face à un terrain
qui nous était familier.
Nous souhaitions, enfin, et tout en assumant notre
subjectivité à ce propos, conclure sur le potentiel qu'a ce
graffiti. Après de nombreuses réflexions et observations, nous
pensons effectivement que le graffiti, autant pour ses acteurs que par les
oeuvres qu'ils produisent, peut apparaître comme un instrument de
pacification sociale. Il offre une place dans la société à
ces jeunes et les éloigne de formes plus violentes d'intégration
sociale, à l'image de l'engagement dans les milices qui reste toujours
attractif pour une jeunesse qui peine à trouver sa place et avancer
sereinement dans un pays instable. Il efface, aussi, la violence et la vision
confessionnelle de l'espace urbain qui ont durablement divisé une
population qui ne l'était pas tant il y a seulement quarante ans.
Compris en ce sens, le graffiti peut recréer un dialogue entre Libanais,
mais aussi avec tous les résidents beyrouthins, qu'ils soient des
réfugiés, des étudiants, des travailleurs ou des touristes
étrangers ; il redonne envie de s'intéresser à un pays qui
a été longtemps stigmatisé et désigné par sa
violence et son immobilisme politique et institutionnel.
154
« Il reste le Liban, un Etat confessionnel certes,
miné par ses rivalités religieuses, gangrené par une
guerre civile de quinze années, ravagé par les interventions de
pays voisins, confisqué par une classe politique archaïque,
ruiné par une économie sauvagement libérale, vidé
de ses élites qui ont pris le chemin de l'exil, mais le Liban reste,
en dépit de tout cela, le seul pays arabe où la liberté
n'est pas un anachronisme. »
Mohamed Kacimi.
155
ANNEXES
156
ANNEXE I « PRÉSENTATION DES GRAFFEURS
»
Blase
SMOK Chad the
Mad Exist Eps Yazan Sup-C Barok (variable) Ashekman Ashekman Potato
Nose Phat2 Kabrit Moe M3allem Meuh Fish Taz Abe Wyte Zed Spaz Krem2
157
ANNEXE II « EXTRAITS D'ENTRETIENS »
Nous avons mené plusieurs entretiens non-directifs et
semi-directifs entre septembre 2015 et avril 2016. L'entretien était
mené de visu avec Kabrit, par WhatsApp, Facebook ou Skype dans les cas
de Zed, Spaz, Exist, Wyte, Krem, et Phat2. Nous avons également pu
récolter des propos de la part de Fish, Eps et Meuh, en particulier lors
de discussions informelles. Les entretiens étant longs, entre dix et
vingt pages pour chaque graffeur, seuls quelques extraits peuvent être
mis à disposition.
Phat2, entretien réalisé le 14 mars
2016
- Aha, so you'd say that retribution for your art is
one of its main goal ? I don't know if it may appear intrusive, but are you
currently living from it ?
Yes I am, full time freelance artist and designer, and yes of
course that's my main goal, getting better and better as an artist for 1) my
own satisfaction and fulfillment and 2) making money without being a slave or a
prostitute still by doing what I love doing.
- How can you save yourself from being a slave or a
prostitute in graffiti ?
I have no boss no god no strings... I can't be controlled !
Nobody can give me any orders, I'm free ! - Even those who are paying
you ?
Even those who are paying me yes... Well, I mean if I don't
like it, I can just cancel them. They think I'm an artist, not a worker, so
then people don't give me directions on how to work or what to paint. Maybe you
don't know, but that's not how it works... Ok, for example, the last project I
worked on was for a make-up and cosmetics thing, they told me «we like
your work, we want to pay you to paint something for us". Then they sent me a
few images about their brand and some keywords like "fun, feminine, dangerous"
(rires), I look at the stuff they sent and get inspired by their colors, their
style, their information etc. and then create a suitable artwork for them. And
actually if they don't like it, I'll ask them what they didn't like, and modify
it accordingly, or sometimes create a new artwork altogether... Catch my
drift?
- I do. So they let you do whatever you want or almost
because they consider you as an artist ? how did you meet them by the way
?
Yes obviously, they WANT me to do what I want, smart clients
will let you create freely without too many specifications, because they know
they'll get the best quality out of an artist when he has creative freedom.
Kabrit, entretien réalisé le 22 octobre
2015
- Et comment tu crois que tu pourrais réussir
à faire ça ?
Honnêtement c'est plutôt que, j'ai quitté,
alors que, que y a de la merde qui... alors y a des problèmes maintenant
tu vois qui, qui pourront pas être équilibrés maintenant.
En voyant y a eu l'histoire du pays, l'histoire de la mentalité des
gens, c'est un peu évident que ça va partir un peu dans la
direction de... And I
158
do not want invest energy and time in trying to make it, you
know, feel like going to a better direction and either as a support, you know.
And it's very difficult.
- De supporter, de supporter que ça parte en...
?
Nan supporter, je sais pas, une révolution. Je sais pas
pourquoi c'est que je sens que je fais partie un peu de la, de la, de
l'âge des gens qui ont pu faire un petit un mouvement, qu'ils ont pu tu
vois secouer le truc. (...) Alors que nous on est des gros hypocrites.
- Dans quel sens ?
Dans le sens qu'on a pris part dans, on critique tellement, tu
nous écoutes en train de parler à Batroun, ou bien qu'on va
changer le monde et on va supporter à fond et on va peindre le Liban, on
est une nouvelle génération au monde alors que, y a eu la merde,
et nous on était à Batroun on écoutait de la musique, on
s'en foutait (rires). On s'en foutait pas mais c'est juste comme si, comme si
on prétend qu'on veut en faire partie. I know in my case it's not worth
it because it wouldn't go anywhere... So it's better to try to make a change on
a local scale. Y avait tout le monde qui faisait le rebelle et la
rébellion dans la rue and... I don't know I think we had so much
revolutions that didn't get anywhere, maybe I'm too pessimistic but most
revolutions didn't go anywhere because people ruin it eventually. And... and I
think I'm afraid of disappointment. Of investing so much love and effort and
that, in the end, people turn against each other.
Exist, entretien réalisé le 3 février
2016
- And do you think you would like to reach a
point that you can live from graff?
Of course anyone would love to live from something he's
passionate about.. So do I because I feel it's the only thing were I'm mostly
comfortable.. But at that point it's were one starts facing the barriers and
accepting to break the barrier between commercial non-commercial... and, the
principles... And the main reason one is doing graffiti were its never about
the money, or at least in my opinion. It's all about the interaction and the
vibes I get from doing it, so basically I try to make money from it in a way
were I'm still sticking to the main reason I do it for and I'll see how far I
can go with that... I don't want to lose the feelings the vibes cause it's what
it means to me it's not the money.
- Ok so for instance, if someone was giving you
a really well paid job for painting but with a subject
you don't appreciate you would say no as it doesn't agree
with your way of conceiving graffiti ?
Mh.. that's very difficult for me honestly... and too hard to
explain there are a lot of barriers that I should cross or brake to do graffiti
jobs but no doubt I'm at a point in time were I need money at least to paint
more and experience more in what I do... So depending on the case and details
of the job, I take the decision. And, as long as I'm still doing it to interact
with people and, and painting for the public in the street and connecting with
everyone who sees my name and graffiti... Yes I think I'm taking a couple of
jobs from time to time just to fill in the financial lack !
159
ANNEXE III « DYNAMIQUES MIGRATOIRES ET EXPLOSION
URBAINE
À BEYROUTH »
Extrait de KHOURY Gérard D. et MEOUCHY Nadine (dir.),
États et sociétés de l'Orient arabe en
quête d'avenir (1945 - 2005), Tome I « Fondements et sources
», Collection « Collectif », Librairie orientaliste Paul
Geuthner, 2006, 304 p., p. 284 - 289.
Les manifestations de l'explosion urbaine
contemporaine
Ainsi seul le Liban comptait en 1965 une majorité de
citadins (59%). Cette urbanisation était, d'ailleurs, relativement
récente. En 1959, selon le rapport de la Mission IRFED-Liban
initiée par le Président Fouad Chéhab, les citadins
représentaient un peu moins de la moitié de la population
libanaise : 49,8% à côté de 50,2% de ruraux. Durant les
années 1960, en une dizaine d'années, l'urbanisation du Liban
s'est nettement affirmée. La population urbaine du Liban a exactement
doublé entre 1959 et 1970, alors qu'il a fallu une vingtaine
d'années pour que l'ensemble de la population libanaise progresse dans
la même proportion. Il semble même que ce soit la capitale
libanaise qui ait accaparé l'essentiel de ce gonflement de la population
citadine, puisque l'agglomération beyrouthine a plus que doublé
entre 1959 et 1970, passant de 450.000 à 1.100.000 habitants. Ainsi, en
1970 Beyrouth et ses banlieues juxtaposaient des quartiers très
différenciés socialement (lotissements de villas luxueuses,
immeubles pour classes moyennes ou modestes, double « ceinture de
misère » constituée de bidonvilles peuplés
principalement d'étrangers). L'agglomération beyrouthine en 1970,
regroupait exactement 2,4 fois plus de personnes qu'en 1959, ou encore 3,6 fois
plus qu'en 1950, époque où Beyrouth ne comptait que 300.000
habitants.
À partir de 1975, le Liban traverse quinze
années de guerre qui vont déchirer le pays.
L'agglomération de Beyrouth, qui sera le principal foyer des
affrontements armés, va connaître des flux et des reflux de
population selon l'alternance de périodes d'accalmie ou de reprise des
combats plus ou moins intenses. Mais, même pendant les années de
guerre (1975-1990), la croissance de Beyrouth continue de façon de plus
en plus anarchique, en s'étalant sur la plaine littorale au Nord et au
Sud de Beyrouth, et surtout en annexant de nombreux villages de la partie
centrale du Mont-Liban. Dans les années 1990 et au début du
XXIe siècle, l'explosion du Grand Beyrouth se poursuit, au
point qu'en 2005, l'agglomération a atteint deux millions d'habitants,
soit la moitié de la population libanaise (...).
Les causes de l'explosion urbaine contemporaine
À Beyrouth les facteurs géopolitiques ont
joué un grand rôle, d'autant plus que la capitale libanaise a
toujours été la caisse de résonance de tous les conflits
régionaux. En 1975, 45% de la population de l'agglomération de
Beyrouth étaient des étrangers. On a pu distinguer cinq vagues
d'immigration qui ont grandement contribué au rapide accroissement de
Beyrouth et de ses banlieues depuis 1920. Il y eut
160
d'abord l'immigration arménienne réalisée
dans des conditions dramatiques suite aux persécutions massives
organisées par les Turcs durant la première guerre mondiale. Ces
Arméniens ont obtenu la nationalité libanaise, à la
différence des Arméniens venus plus récemment de Syrie.
L'immigration kurde, à la différence de la vague
arménienne ou de la vague palestinienne de 1948, ne s'est pas
réalisée en catastrophe, mais par une infiltration lente et
continue. En 1975, les Kurdes étaient plus de 100.000 à Beyrouth,
soit beaucoup moins que les Palestiniens (400.000 au Liban, dont la
moitié dans l'agglomération beyrouthine). Après la vague
palestinienne de 1948, il y eut dans les années 1960 une
quatrième vague constituée par le retour au Liban des Libanais
d'Égypte, conséquence de la politique nationaliste de Nasser, et,
le retour des Libanais d'Afrique Noire, conséquence de
l'indépendance des pays africains en 1960. Enfin, la dernière
vague d'immigration est syrienne : en 1975, il y avait environ 500.000
travailleurs syriens au Liban, deux fois plus en 2005. Si la montagne libanaise
a toujours été au cours de l'Histoire une « montagne-refuge
», Beyrouth est devenue durant le XXe siècle une «
agglomération-refuge », en accueillant beaucoup d'étrangers,
mais aussi des Libanais venus des régions périphériques du
Liban, comme les chiites du Sud-Liban ou de la plaine intérieure de la
Beqaa. L'explosion urbaine contemporaine a donc eu de profondes
conséquences sur la composition des sociétés citadines.
Les conséquences de l'explosion urbaine
contemporaine
L'ancienne Beyrouth bi-confessionnelle (sunnite et grecque
orthodoxe), est devenue à la fin du XXe siècle le
miroir de toutes les communautés libanaises. Mais, parmi les Libanais
résidant dans la capitale libanaise, les plus nombreux sont depuis les
années 1960 les chiites et les maronites. Pour ces deux
communautés d'origine rurale il y a eu d'abord installation dans les
limites municipales de Beyrouth, puis dans les banlieues qui connaissent un
accroissement spectaculaire. La guerre de 1975-1990 a profondément
modifié la composition confessionnelle de la population de ces
banlieues. Avant 1975, régnait une certaine mixité
confessionnelle : dans la banlieue Sud à dominante chiite existaient des
quartiers chrétiens principalement maronites, tandis que dans la
banlieue Est à dominante chrétienne on trouvait des quartiers
chiites. Après 1975, la guerre avec son cortège
d'atrocités a provoqué une homogénéisation
confessionnelle des banlieues de Beyrouth et des principaux quartiers de la
capitale (...).
L'explosion urbaine contemporaine a accentué les
contrastes à l'intérieur du tissu urbain des villes du
Proche-Orient arabe. Si certains quartiers centraux des grandes
métropoles affichent avec ostentation un « urbanisme à
l'occidentale », cette modernité importée est en fait,
très limitée. Le reste de ces agglomérations est
caractérisé le plus souvent par un habitat assez médiocre,
qui se dégrade rapidement car il est mal entretenu. La taudification du
centre historique est un phénomène général que l'on
retrouve dans la plupart des villes arabes, du Maghreb au Mashrek.
161
ANNEXE IV « PLAN DE BEYROUTH »
162
Eps
Yazan Halwani
Spaz
Phat2
ANNEXE V « ÉVOLUTIONS TECHNIQUES ET STYLISTIQUES
DES GRAFFEURS »
ANNEXE VI « HISTOIRE DU CHAMP ET RÉFLEXIVITÉ
DE L'OEUVRE CHEZ BOURDIEU »
Extrait de BOURDIEU, Pierre, Les règles de l'art.
Genèse et structure du champ littéraire, Paris,
Éditions du Seuil, 1998 (1ère éd. 1992), 567
p., p. 398-399
L'évolution du champ de production culturelle vers une
plus grande autonomie s'accompagne ainsi d'un mouvement vers une plus grande
réflexivité, qui conduit chacun des « genres » à
une sorte de retournement critique sur soir, sur son propre principe, ses
propres présupposés : et il est de plus en plus fréquent
que l'oeuvre d'art, vanitas qui se dénonce comme telle, inclue une sorte
de dérision d'elle-même. En effet, à mesure que le champ se
ferme sur soi, la maîtrise pratique des acquis spécifiques de
toute l'histoire du genre qui sont objectivés dans les oeuvres
passées et enregistrés, codifiés, canonisés par
tout un corps de professionnels de la conservation et de la
célébration, historiens de l'art et de la littérature,
exégètes, analystes, fait partie des conditions d'entrée
dans le champ de production restreinte [dans le cas du graffiti, on se rapport
plutôt aux critiques des scènes extérieures, ainsi qu'aux
pairs et, dans une moindre mesure, journalistes]. L'histoire du champ est
réellement irréversible ; et les produits de cette histoire
relativement autonome présentent une forme de cumulativité.
Paradoxalement, la présence du passé
spécifique n'est jamais aussi visible que chez les producteurs
d'avant-garde qui sont déterminés par le passé jusque dans
leur intention de le dépasser, elle-même liée à un
état de l'histoire du champ : si le champ a une histoire orientée
et cumulative, c'est que l'intention même de dépassement qui
définit en propre l'avant-garde est elle-même l'aboutissement de
toute une histoire et qu'elle est inévitablement située par
rapport à ce qu'elle prétend dépasser, c'est-à-dire
par rapport à toutes les activités de dépassement qui sont
passées dans la structure même du champ et dans l'espace des
possibles qu'il impose aux nouveaux entrants. C'est dire que ce qui advient
dans le champ est de plus en plus lié à l'histoire
spécifique du champ, donc de plus en plus difficile à
déduire directement de l'état du monde social au moment
considéré. (...) Ainsi, toute l'histoire du champ est immanente
à chacun de ses états et pour être à la hauteur de
ses exigences objectives, en tant que producteur mais aussi en tant que
consommateur, il faut posséder une maîtrise pratique ou
théorique de cette histoire et de l'espace des possibles dans lequel
elle se survit. Le droit d'entrée que doit acquitter tout nouvel entrant
n'est autre que la maîtrise de l'ensemble des acquis qui fondent la
problématique en vigueur. Toute interrogation surgit d'une tradition,
d'une maîtrise pratique ou théorique de l'héritage qui est
inscrit dans la structure même du champ, comme un état de choses,
dissimulé par son évidence même, qui délimite le
pensable et l'impensable et qui ouvre l'espace des questions et des
réponses possibles.
164
ANNEXE VII « POCHOIRS »
De gauche à droite :
Pochoir d'Ali Rafei contre les violences policières
durant les manifestations de 2005.
Pochoir anonyme contre les actions de l'armée.
Pochoir d'Ali Rafei contre la corruption militaire («
J'aime la corruption »).
Pochoirs contre la crise des déchets :
À droite, pochoir d'Ashekman « Booming business
of street food »
Ci-dessus, pochoir sur les poubelles Sukleen,
entreprise impliquée dans la crise.
165
ANNEXE VIII « GRAFFITIS ET MESSAGES POLITIQUES
»
|
De haut en bas :
« Freedom never comes for free
», Mouallem.
« Beirut under stress », Fres, Fish
et Mouallem.
Ces deux pièces ont été
réalisées durant et suite à la guerre
israélo- libanaise de l'été 2006.
(c) Rami Mouallem
« 2012 and we still didn't get there ! »,
Eps.
(c) Elie Maalouf
|
166
De haut en bas :
Portrait « Bennesbeh labokra chou ? » de
Ziad Rahbani, Ashekman.
Il s'agit d'un portrait du compositeur et
militant communiste Ziad Rahbani, suivi d'une de ses citations en
libanais, « qu'en sera-t-il de demain ? ». Il est situé sur
une ancienne zone de conflit au coeur de Beyrouth.
« Vive Grandizer », Ashekman.
« A shitty ass piece for our shitty
qss... `government' ! », Krem2.
|
|
167
ANNEXE IX « GRAFFITIS ET RÉAPPROPRIATION DE
L'ESPACE »
« äÇæáÇ '.jÍ »
(« La guerre des couleurs »), Mouallem, Eps, Chad the Mad
|
Graffiti réalisé suite aux attentats de Beyrouth
et Paris, les 12 et 13 novembre 2015, Meuh, Exist
|
(c) Pierre de Rougé
(c) Lezem
Pièce de Kabrit
(c) Pierre de Rougé
« Maestro », Zed (c) Eli Zaarour
168
Graffiti « Phatian », Phat 2 (c) Antoun Fattal
Graffiti « Existos », Exist (c) Nour Ai
Graffitis d'Eps et Meuh (c) Pierre de Rougé
169
Portrait de la chanteuse Sabah, Ashekman (c) Ashekman
|
Portrait de la chanteuse Sabah sur la façade
du Horseshoe café, lieu « mythique » dans l'ancienne
Beyrouth
|
(c) Yazan Halwani
Portrait du poète Saïd Akl, Phat2 (c) Phat2
170
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES
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Flammarion, collection Art, Histoire, Société, 2010
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La Découverte, 2013, 368 p.
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Seuil, 1998 (1ère éd. 1992), 567 p.
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HEINICH, Nathalie, Du peintre à l'artiste. Artisans
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Éditions de Minuit, collection Paradoxe, 1993, 302 p.
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Enquête sur le passage à l'art, Paris, EHESS, collection Cas
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KHOURY Gérard D. et MEOUCHY Nadine (dir.),
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MAALOUF, Amin, Les identités
meurtrières, Paris, Editions Grasset et Fasquelle, 1998, 189 p.
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TABLE DES MATIÈRES
LEXIQUE 1
ÉLÉMENTS DE CONTEXTE : LE LIBAN DEPUIS 1975 2
INTRODUCTION 5
PREMIÈRE PARTIE. LES LOGIQUES DE L'ENGAGEMENT :
DES SOCIALISATIONS À L'ENTRÉE DANS LA PRATIQUE 14
I. DES TRAJECTOIRES FAMILIALES SIGNIFICATIVES MALGRÉ LEUR
DIVERSITÉ ? 15
A. IDENTITÉS PLURIELLES ET TRAJECTOIRES DE VIE DIVERSES
15
B. UN MILIEU SOCIAL D'ORIGINE NON POPULAIRE ET COMBINAISONS
VARIABLES DES CAPITAUX 21
C. UN PASSÉ COMMUNAUTAIRE OU MILITANT PEU
RENSEIGNÉ : ENTRE REJET ET TABOU 26
II. L'INFLUENCE MAJEURE DE LA SOCIALISATION SECONDAIRE ET DE LA
MULTIPLICATION DES RÉSEAUX DE SOCIABILITÉ 31
A. DES PARCOURS UNIVERSITAIRES ET DES CHOIX PROFESSIONNELS
SIMILAIRES ? 31
B. DES PAIRS AUX MENTORS, UN CHOIX ÉMINEMMENT COLLECTIF
34
C. ARRIVER À BEYROUTH : MULTIPLICATION DES RÉSEAUX
ET INSERTION DANS LA SCÈNE ARTISTIQUE UNDERGROUND
42
III. UNE PRATIQUE ALTERNATIVE COMME INSTRUMENT
D'INTÉGRATION SOCIALE ? 49
A. LE GRAFFITI : UNE PRATIQUE SOCIALE ET CULTURELLE COMME
MOYEN D'INTÉGRER LA SOCIÉTÉ ? 49
B. UNE PLACE DANS LA SOCIÉTÉ QUI SERAIT
DÉJÀ « ACQUISE » ET CONFIRMÉE PAR LE GRAFFITI ?
53
DEUXIÈME PARTIE. FAIRE DU GRAFFITI À
BEYROUTH : LA CONSTITUTION D'UN MONDE DE L'ART LOCAL ? 59
I. L'APPRENTISSAGE DES TECHNIQUES ET CONVENTIONS DU GRAFFITI
60
A. COMMENCER PAR LE COMMENCEMENT : LE CHOIX DU BLASE 60
B. APPRENDRE LES CONVENTIONS SUPPOSÉES COMMUNES
À L'ENSEMBLE DES SCÈNES GRAFFITI 67
II. CRÉER SES PROPRES CONVENTIONS ? ENTRE
DÉMARCATION PERSONNELLE ET PROCESSUS D'ARTIFICATION DE LA
SCÈNE BEYROUTHINE 74
A. LE PASSAGE À LA « MAÎTRISE » :
COMPLEXIFICATION DES OEUVRES ET DIVERSIFICATION DES SUPPORTS 74
B. UNE GLOCALISATION DE LA PRATIQUE DU GRAFFITI ? 79
C. LE GRAFFITI BEYROUTHIN PEUT-IL RÉELLEMENT
ÊTRE CONSIDÉRÉ COMME UN MONDE DE L'ART LOCAL ? 84
III. LA CONSTITUTION PROGRESSIVE DE LA
RÉPUTATION ET DE LA RECONNAISSANCE ARTISTIQUE : ENJEUX ET
DÉBATS
AUTOUR DES DIFFÉRENTES FORMES DE RECONNAISSANCE 89
A. DE LA RECONNAISSANCE DES PAIRS À CELLE DES CLIENTS
: UN PUBLIC ENCORE RELATIVEMENT RESTREINT 89
B. UNE DIVERSIFICATION DES MODES DE DIFFUSION ET DE
VISIBILITÉ MÉDIATIQUE 95
C. LA COMMERCIALISATION COMME INDICATEUR DE
PROFESSIONNALISATION ? 100
TROISIÈME PARTIE. QUAND L'ART PERMET DE SE
RACONTER : LES AMBIGUÏTÉS DE LA MISE EN DISCOURS FACE
AUX
ENJEUX SOCIOPOLITIQUES DE BEYROUTH 109
I. LA CRÉATION DE LA FIGURE DE L'ARTISTE : L'ART URBAIN
COMME SORTIE DE L'ASSIGNATION COMMUNAUTAIRE . 110
A. UNE RUPTURE DES BUTS DU GRAFFITI : UN BUT ARTISTIQUE BIEN
DIFFÉRENT DES ANCIENNES PRATIQUES DE
L'AFFICHAGE À BEYROUTH 110
B. LE GRAFFITI COMME CRÉATION D'UNE DISTINCTION ENTRE
IDENTITÉ PRIVÉE ET IDENTITÉ PUBLIQUE 115
C. UNE VOLONTÉ DE SORTIR DU PRISME COMMUNAUTAIRE
RÉAFFIRMÉE DANS LES DISCOURS ET LES PRATIQUES 117
II. ABSENCE DE CONSENSUS ET HÉSITATIONS FACE AU CADRE
INSTITUTIONNEL : LA DÉFINITION DU GRAFFITI COMME
« ART ENGAGÉ » ? 121
A. LES GRAFFEURS FACE À L'ÉTAT :
OPPORTUNITÉ OU OBSTACLE À L'IDÉAL SOCIAL DU GRAFFEUR ?
122
B. L'ART COMME MOYEN D'EXPRESSION CONTRE L'ÉTAT ET LES
GROUPES SOCIAUX DOMINANTS 127
C. LA CONSTRUCTION D'UN DISCOURS ENGAGÉ
HÉSITANT FACE AUX ENJEUX SOCIOPOLITIQUES DU LIBAN 132
III. LA CONSTRUCTION D'UNE CRITIQUE POSITIVE PAR LA
RÉAPPROPRIATION DE L'ESPACE URBAIN 138
A. UNE UTILISATION RENOUVELÉE DE L'ESPACE URBAIN
138
B. SE RÉAPPROPRIER LA VILLE ET EN FAIRE LE «
MUSÉE DU PEUPLE » 141
CONCLUSION 150
ANNEXES 156
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