L'expression du réel dans l'honneur perdu d'Amadou Ousmane.( Télécharger le fichier original )par Abdoulaye DOUMARI DOUBOU Université Abdou Moumouni de Niamey Niger - Maà®trise es-lettres 2010 |
V.2 Le scrutateur des moeursScruter veut dire examiner attentivement, observer et même évaluer. Quant au substantif scrutateur, il renvoie à l'examinateur, l'observateur. La création romanesque d'Amadou Ousmane le conduit à observer avec minutie les moeurs, les us et coutumes. Son observation concerne spécialement le cadre social, politique et culturel du fait de sa proximité et sa prépondérance. Le roman est, en effet un laboratoire de la société, un lieu où l'on expérimente les faits sociaux. C'est cette conception du roman que l'on retrouve chez Emile Zola dans le Roman expérimental127(*) pour aboutir à la formulation de théories générales de la société. On peut dire que « Zola assigne aux romanciers deux étapes dans leur démarche : `'l'observation'' des faits d'abord, et ensuite l'indispensable ''expérimentation, où ces faits sont soumis à l'épreuve de ce qu'il appelle'' les modifications des circonstances et des milieux.»128(*) Pour revenir à l'auteur de l'Honneur perdu, il est attentif aux mutations sociopolitiques qui ont secoué l'Afrique à travers le cas particulier du Bamoul, pays imaginaire qu'il évoque dans son roman. D'un point de vue politique, il parait qu'Amadou Ousmane fait l'éloge du Général Okala qui incarne selon lui le dévouement, l'esprit de sacrifice et le nationalisme. Dans son entendement, ces vertus traduisent l'idéal d un chef en ce qu'elles suscitent en lui la prise en compte des aspirations du peuple. Si le Général Okala à l'instar du peuple opte pour l'instauration d'un régime nouveau, la démocratie en l'occurrence, beaucoup de dignitaires, cependant s'y oppose car ils pensent que « L'heure du multipartisme n'avait pas encore sonné pour leur pays. »129(*) En effet, les uns plus intransigeants que les autres décident de se maintenir au pouvoir pour ne pas perdre l'honneur. Ainsi, le romancier critique les moeurs politiques néfastes, parce qu'elles excluent la majorité des citoyens. A l'opposé de la dictature, la démocratie est le pouvoir du peuple, car il choisit lui-même ses représentants légaux à travers le suffrage universel. Bien que le multipartisme soit l'expression de la volonté générale, il apparaît comme un régime nouveau, un changement plus ou moins brusque que certains contestent catégoriquement. Un tel état de fait permet à l'auteur de critiquer certains dirigeants qui refusent de se conformer à la légalité, au choix du peuple mais défendent des positions partisanes ou même l'intérêt individuel au détriment du bien être collectif. Notre romancier cherche à ironiser une telle classe politique. C'est pourquoi il critique la bassesse de ses moeurs en utilisant la voix des personnages. Ainsi on affirme que : « Nous sommes en pleine dérive. Les principes cardinaux qui constituaient notre idéal, et en vertu desquels nous nous sommes emparés du pouvoir pour le bien du pays, sont aujourd'hui scandaleusement bafoués (...) Nous sommes en train de piétiner l'honneur et la dignité de notre armée (...) Dites à nos officiers de quitter le pouvoir avant que l'Histoire ne les déshonore ! »130(*) Amadou Ousmane apparaît comme un observateur scrupuleux des moeurs. Sa méthode consiste à les saper, d'où il invite le lecteur à une réflexion personnelle en vue d'une prise de conscience individuelle et même collective. Par ailleurs, on peut dire que l'auteur de l'Honneur perdu oppose deux mondes, d'un côté, l'Afrique traditionnelle que représente certains personnages, notamment Andilo, un agent de sécurité et sa famille ; de l'autre côté, il peint la société moderne. Quant au cadre traditionnel, il se caractérise par la modestie de ceux qui y vivent, aussi ils sont profondément attachés à l'honneur. On peut l'illustrer à travers la réaction d'Andilo à l'endroit de Fadel, lorsque celui-ci lui annonce le décès de Doudou. Le Colonel Workou, par le biais de son chef de cabinet propose à Akaya et son mari un véhicule pour les acheminer à Magama où vont se dérouler les obsèques, mais la mère du défunt refuse. C'est ainsi que s'exprime le mari d'Akaya : « Ce n'est pas nécessaire de vous donner tant de mal, nous irons par nos propres moyens ! Coupa alors le brigadier Andilo, avant même que sa femme ne songe à dire quoique ce soit. »131(*) L'attitude d'Andilo dénote une satisfaction morale, une sorte de contentement de soi. Pour le romancier, le bonheur ne veut pas forcément dire l'opulence. Il est une disposition d'esprit qui conduit l'homme à se réjouir de ses biens propres, aussi minimes soient-ils. Le narrateur surenchérit en disant : «Il (Fadel) se retira ensuite sans bruit, après avoir laissé sur la table une enveloppe contenant quelques billets de banque. Ce qui ne fit qu'ajouter à la douleur de ce couple pétri de dignité et d'orgueil. »132(*) Il ressort que ces deux personnages incarnent la dignité, le respect de certaines valeurs morales malgré leur indigence, telle est la manière par laquelle Amadou Ousmane loue les moeurs qu'il juge appréciables. Toutefois, le Colonel Workou aussi bien que Fadel révèlent selon lui la dépravation des moeurs, car les deux se caractérisent par un comportement répréhensible. C'est ainsi qu'il déclare : « Que de fois n'avait-on pas vu, en effet, ce vénérable père de famille (Fadel), courant littéralement derrière de petites filles dont certaines n'ont même pas l'âge de ses enfants ! Les mauvaises langues n'hésitaient pas alors à dire que dans ses affaires- là, il ne travaillait pas seulement pour lui-même. Allusion sans nuance à certains `'appétits'' de son patron, le colonel Workou, qui lui- même est loin d'être un saint (...). »133(*) Partant de ce constat, l'on peut affirmer qu'Amadou Ousmane s'inscrit dans la droite ligne des nouveaux romanciers africains, parce qu'il ne cherche point à idéaliser l'Afrique ancestrale ou même contemporaine, encore moins les moeurs qui y prévalent. Il s'oppose à toute tentative tendant à incriminer l'homme sans en être coupable, il scrute les coutumes et pratiques sans aucune complaisance. Cependant, il les critique même de façon acerbe. Dans son oeuvre, il fait le procès des valeurs et l'un des cas illustrateurs est le statut de son personnage Doudou, un enfant illégitime marginalisé dans la société, alors qu'il ne subit que la conséquence de l'acte posé par ses parents. Une Sénégalaise du nom de Fatou Diome a abordé le même phénomène dans roman le Ventre de l'Atlantique134(*), puisque l'héroïne Salie est elle aussi une enfant illégitime et se trouve non seulement rejetée par sa mère, son milieu natal, Niordior semble défavorable. Son refuge, la France est également un lieu où prévalent le racisme et la xénophobie. Si les romanciers contemporains font la satire des moeurs, c'est parce qu'elles constituent un frein à la fois pour l'individu et la société. Des telles pratiques ne favorisent pas donc l'épanouissement socio culturel. En conséquence, Amadou Ousmane s'oppose à toute discrimination. Il n'admet pas non plus d'écart entre individu et société. Il prône l'intégration et l'insertion de l'homme dans son milieu, d'où sa vision du monde est humaniste, car l'homme est au centre de sa réflexion. Le roman, affirme Stendhal est « un miroir que l'on promène le long d'un chemin. »135(*) En fait, il reflète la réalité sociale. Ainsi tout ce qui est concret, en fait l'objet de représentation. Par delà, le roman stendhalien est une introspection, un examen de la conscience du personnage. Aussi, le fait de scruter les moeurs suppose une observation consciencieuse, leur exposition en vue d'amener l'autre à méditer, ce qui nous amène à dire que la finalité de la dénonciation chez l'auteur de l'Honneur perdu est la conscientisation. Il apparaît là une conception chère à la littérature africaine, à savoir la dimension utilitaire de l'art. Le romancier africain, parce qu'il appartient à une société où l'analphabétisme semble généralisé, n'a de cesse d'oeuvrer en défendant le peuple pour le conscientiser et le responsabiliser. Il ne s'intéresse pas exclusivement aux couches défavorisées, l'élite politique ou même l'intelligentsia représente aussi une cible privilégiée, car pour lui elle fait fi des problèmes réels qui assaillent le peuple. Il se veut donc pragmatique tout en préconisant l'efficience et l'efficacité. Les théories révolutionnaires peuvent avoir un impact tantôt manifeste, tantôt latent au sein d'une société, mais ce romancier pense autrement : « Il comprit alors combien étaient alors illusoires et chimériques ses discours prétendument révolutionnaires, au regard des problèmes réels qui assaillaient encore son peuple, et qui se trouvaient être : la faim, le paludisme, l'analphabétisme, le tribalisme, etc. L'Afrique, réalisa-t-il soudain, avait donc davantage besoin de Nivaquine que de slogans ? L'ayant compris bien qu'un peu tard, le Recteur Bombery avait donc fini par jeter ses illusions dans les poubelles de l'Histoire, pour épouser des thèses plus réalistes. »136(*) Le romancier semble dire que les moeurs à proprement parler, sont en harmonie avec les aspirations et les attentes d'une société. Dès lors, l'Honneur perdu transparaît telle une étude des moeurs à même de susciter un éveil d'esprit au niveau des individus. En scrutant les moeurs, il ne dresse pas uniquement un tableau sombre mais également sa position laisse voir une nouvelle société, métamorphosée avec des valeurs culturelles de plus en plus positives. Quoique quelques-uns soient réfractaires au changement, on peut noter que les analphabètes illustrent plus l'attachement aux moeurs séculaires à travers le comportement d'Akaya à l'égard de Doudou. « Elle osa à peine poser son regard sur le visage de son fils adoré. La pudeur que certaines mères observent encore à l'égard du premier enfant l'empêchait de se précipiter sur lui, de le serrer fort contre elle, comme les mères modernes n'auraient pas hésité à le faire en pareilles circonstances. Elle n'avait pas vu ce fils depuis plus d'un an, mais il était toujours présent au fin fond de son coeur. »137(*) En effet, dans la société nigérienne d'antan, l'aîné de la famille acquiert un statut à multiples connotations. D'abord il atteste de la fécondité de la femme ; ensuite ses parents observent généralement une certaine pudeur vis à vis de lui, notamment sa mère. Cette pratique se retrouve surtout chez les femmes au point où dans certaines cultures elles ne prononcent même pas peine le nom de l'aîné et Akaya semble intérioriser une telle tradition. Il faut dire que le respect de ces moeurs est capital, puisqu'il favorise la pérennisation du patrimoine culturel. Toutefois, l'examen des us peut à la fois conduire à les blâmer ou les louer. Cela semble évident dans l'Honneur perdu à travers l'exemple de Doudou en qui un personnage témoigne son esprit de discernement et de sagesse : « (...) et je sais que vous avez refusé tout ce qu'il (le colonel Workou) vous a proposé, y compris la promesse d'une bourse d'études au Canada. Je tiens à vous dire très franchement que votre désintéressement m'a plu. Il est tout de dignité (...) je vous félicite pour avoir su rester digne, en refusant de laisser acheter votre conscience de militant. » 138(*) Il s'agit là des révélations d'un agent de police de la part du secrétaire général des étudiants qui l'a suivi au cours de son voyage sur Gariko. A l'issue de dix jours, le policier parvient à comprendre que le jeune étudiant est un militant intègre et consciencieux. Il s'avère qu'Amadou Ousmane est un scrutateur réaliste des moeurs au point où, il prend soin de représenter les vertus et les vices qu'elles véhiculent. On peut énumérer des déviances comme le commérage, la calomnie, la diffamation, etc. qu'Amadou Ousmane considère comme des pratiques compromettant ainsi l'ordre social. En les exposant au grand jour, le romancier nous interpelle à les prohiber. Dans la Comédie humaine, le projet de Balzac est d' « explorer les différentes classes et les individus qui les composent, pour faire `'concurrence à l'état civil'' (...) les Etudes des moeurs sont de très loin les plus nombreuses. » 139(*)En fait, on retrouve la même conception chez le scrutateur qui suggère qu'au-delà de l'islamisation de la société nigérienne, les croyances traditionnelles tel que l'animisme et le syncrétisme religieux y persistent. C'est ainsi que dans l'Honneur perdu, le narrateur rapporte la prédiction d'une voyante aveugle : « Votre fils, lui avait-elle dit connaîtra bientôt une nouvelle vie. Et Tante Ayou, très versée dans cette science ancestrale, avait longtemps attendue, convaincue que `' la terre ne ment pas'' la concrétisation de la bonne aventure prédite par la vieille voyante. »140(*) En, effet, la rencontre de Doudou avec le colonel Workou est connue au préalable. Elle se trouve révélée par la prédicatrice. Quant à la nouvelle vie, elle est relative à la reconnaissance de sa paternité. En somme, le roman d'Amadou Ousmane est comme un traité de moeurs vu la peinture qu'il en fait. On découvre ainsi son rôle de scrutateur dans une perspective ambivalente lui permettant soit de les saper, soit de les magnifier. * 127 EMILE Zola, le Roman expérimental, 1880. * 128 Collection Henri Mitterrand, littérature française du XIXè s, p.463. * 129 L'Honneur perdu, op. Cit. p.20. * 130 Idem, p.111. * 131 L'Honneur perdu, op. Cit. p.77. * 132 Ibidem, p.177. * 133 Idem, p.121. * 134 DIOME Fatou, le Ventre de l'Atlantique, Paris, Anne Carrière, 2003. * 135 F:/ le Rouge et le noir -Wikipédia-org. * 136 L'Honneur perdu, op.cit., p.107. * 137 L'honneur perdu op. Cit, p.117 * 138 Idem, 157. * 139 http://fr. . Wikipédia.org/Wiki R0/0 C30/0( litt0/0 c3 rature). * 140 L'Honneur perdu, op, cit, p.144. |
|