3.2 Des relations presque quotidiennes avec le pays
d'origine
Le téléphone semble être pour l'instant le
palliatif qui permet de supporter l'absence de la famille et des proches. On
téléphone généralement pour prendre leurs
nouvelles, mais également pour participer à la vie de la famille
malgré la distance, par exemple en offrant son soutien et en
étant présent quand surviennent des évènements
heureux ou malheureux en son sein. Le téléphone affranchit et
libère des contraintes géographiques de l'espace et du temps. Il
permet, selon les migrants dont les familles sont restées au
Sénégal, de gérer à distance l'ensemble des charges
domestiques indispensables à la subsistance des familles restées
dans l'espace d'origine. On peut donc dire que le téléphone
contribue effectivement à augmenter la fréquence et la
durée des relations avec les proches demeurant dans le pays d'origine,
rendant ainsi plus vivaces les liens sociaux.
Par ailleurs, pour les migrants qui cherchent à
investir dans le pays d'origine, le téléphone est
fréquemment utilisé pour pouvoir se procurer des informations et
saisir quelques opportunités non seulement ici, mais aussi
là-bas. On en voudrait pour preuve le rôle central du
téléphone dans les démarches menées par I. D. afin
de réaliser son projet visant à mettre en place et
développer une petite activité économique entre le
Sénégal et la France. Titulaire d'un diplôme de
troisième cycle en droit et conscient des difficultés de plus en
plus accrues d'insertion professionnelle en France, I. D. commence ses
prospections au début de l'année 2009. Pour dénicher de
bonnes affaires en France, il passe une bonne partie de la journée
à son domicile à faire des recherches sur Internet, notamment sur
les sites de petites annonces des particuliers tels que le bon coin. A chaque
fois qu'il trouve une annonce intéressante, il prend son
téléphone pour appeler la personne qui a diffusé l'annonce
et essayer de conclure l'affaire. C'est principalement de cette façon
qu'il parvienne à acquérir les objets amenés par la suite
au Sénégal de même que les voitures lui permettant
d'effectuer le trajet par la route. Le téléphone et Internet ont
donc joué un rôle extrêmement important dans l'acquisition
du matériel en France.
Au moment des préparatifs pour le voyage, I. D. utilise
presque deux cartes téléphoniques à codes par semaine au
prix de 7,50 euros l'unité pour ses communications
téléphoniques vers le Sénégal. Il peut appeler sur
leurs téléphones mobiles des proches, des personnes-ressources,
notamment transitaire, commerçants, en somme de nombreuses personnes
susceptibles de lui donner les meilleures informations pour la réussite
de son projet. Avec le Sénégal, les relations peuvent être
établies facilement et rapidement grâce au téléphone
fixe, aux cartes téléphoniques et au téléphone
mobile. Il faut souligner que parallèlement à ses études,
I. D. a toujours fait du commerce pour financer ses études en France.
C'est quelqu'un qui est bien inséré dans le milieu du commerce
sénégalais en France. Il considère que le commerce
représente seulement une activité temporaire en attendant de
trouver mieux. I. D. peut compter sur un réseau familial dont les
membres sont relativement bien intégrés dans le commerce
sénégalais en France. Une partie de sa famille est
installée en France, une autre partie en Italie. En cas de
nécessité, il peut également solliciter ses amis en
France, en Italie et en Espagne.
133
Graphique 5. Le système de relations de
I.D.
134
Les appels du Sénégal vers la France sont
généralement peu fréquents. Les familles n'appellent le
plus souvent que pour demander d'être rappelées quand il y a
urgence. Le téléphone représente, aux yeux de la plupart
des migrants un moyen essentiel de réactiver les liens avec les proches
et les amis restés dans le pays d'origine.
3.2.1 Une gestion quotidienne à distance de l'espace
domestique
Un grand nombre de migrants considère de nos jours le
téléphone comme le moyen le plus simple, le plus rapide et le
moins coûteux afin d'établir ou de rétablir à tout
moment et en tous lieux des liens, notamment avec les membres de la famille
restés dans le pays d'origine. Pour les migrants, grâce au
téléphone mobile, ils sont désormais plus facilement et
plus rapidement accessibles par les proches et amis restés dans le pays
d'origine, et aussi ils sont plus vite au courant de ce qui leur arrive que
dans le passé.
« Depuis que j'ai le téléphone
portable, je suis davantage sollicité par mes deux femmes au
Sénégal. Parfois, elles m'appellent en plein travail pour me
demander de leur envoyer de l'argent pour la dépense quotidienne ou pour
aller à des cérémonies familiales (baptêmes,
mariages, décès, etc.). Dans ces cas-là, je confie mes
marchandises à un autre compatriote commerçant juste le temps de
me rendre au bureau de poste le plus proche pour leur envoyer de l'argent par
le biais de western union » (Ousseynou, migrant
sénégalais résidant à Nantes).
« La situation est pareille pour nous depuis que nous
avons acquis un téléphone portable et que nous avons transmis le
numéro à nos familles au Sénégal. Nous sommes sans
cesse sollicités pour leur entretien. Dès qu'il y a un
problème d'argent, on nous appelle chez nous, dans nos lieux de travail,
presque partout pour nous demander d'en envoyer » (Cheikh et sa
femme, Iso, Tapha, Jules et Bass résidant à Créteil).
C'est ce qui fait d'ailleurs dire à Abdou Salam Fall,
Cheikh Gueye et Serigne Mansour Tall que l'on assiste aujourd'hui dans de
nombreux foyers sénégalais, à une internationalisation de
plus en plus accrue de la gestion domestique du domicile familial par les
migrants depuis leurs pays d'installation. Pour ceux qui ont leurs femmes et
leurs enfants au pays, le téléphone mobile est en effet pratique
pour régler les cas d'urgence,
135
notamment en cas de maladie et pour la scolarité des
enfants. Cependant, certains migrants, pour échapper un peu à
cette forte pression sociale, à défaut de couper
complètement les ponts, ont acquis plusieurs téléphones
portables, mais un seul numéro est néanmoins transmis aux proches
résidents au pays d'origine. Toutefois, une bonne partie de la
communication vers le pays des migrants dont les familles sont restées
au Sénégal est encore strictement orientée vers la gestion
quotidienne de l'espace domestique familial. Les appels
téléphoniques réguliers des migrants vers le
Sénégal représentait, par ailleurs, une manne
financière considérable pour la Sonatel, à travers
notamment la taxe dite de répartition.
Selon James Dean de l'Institut Panos au Royaume Uni, la taxe
dite de répartition était « le résultat d'accords
bilatéraux qui déterminent le prix de l'interconnexion et le
montant (généralement 50% de ce prix) qu'une compagnie
téléphonique d'un pays X verse à son homologue d'un pays Y
pour qu'elle établisse la connexion ». Autrement dit, c'est le prix
d'une connexion téléphonique internationale que doit payer un
exploitant établi dans un pays émetteur d'un appel
téléphonique à un autre exploitant établi dans un
pays récepteur de cet appel, sous la supervision et le contrôle de
l'UIT (l'Union Internationale des Télécommunications). Serigne
Mansour Tall souligne que « selon le rapport de la Sonatel de 1997,
l'augmentation de 6,4 milliards de francs CFA du solde des balances de trafic
s'explique par la hausse du trafic "arrivée" en particulier de MCI et
AT&T (+ 33%), de France Télécom (+ 44%), de
Telefonica91 (+ 63%)».
Dans son étude sur Le rôle des NTIC dans les
mutations urbaines : le cas de Touba, Cheikh Gueye note que « le
trafic international arrivée est passée pour tout le
Sénégal de 94 millions de minutes en 1999, soit une croissance en
valeur relative de près de 19% contre 35% en 1998 et 6,4% en 1996 alors
qu'il avait stagné en 1995 ». Il ajoute que « si le trafic
international départ est de 36,5 millions de minutes en 1999 contre 31,7
millions de minutes en 1998, soit une hausse de 15%, le trafic arrivée
est de 111 millions de minutes contre 94 millions en 1998, soit une hausse de
19%. D'autre part, 60% environ des recettes de la Sonatel proviennent, en
effet, de ce trafic international balancé. Touba est, après
Dakar, le centre urbain où arrivent le plus d'appels ». Toujours
selon Cheikh Gueye, « ce développement des communications
téléphoniques internationales est aussi
91 Téléfonica est l'opérateur
historique en Espagne. Les migrants sénégalais utilisent beaucoup
les télécentres de Téléfonica et son concurrent,
l'opérateur privé Auna, pour leurs communications
téléphoniques.
136
favorisé par une amélioration du réseau
international par la Sonatel par un système de câbles sous-marins
à fibres optiques : ATLANTIS 2 et SAT3/WASC/SAFE92.
Cette taxe profitait donc aux pays pauvres qui
émettaient plus d'appels qu'ils n'en recevaient, en raison notamment de
la migration d'une importante frange de leurs populations. Pour les compagnies
téléphoniques de la plupart des pays pauvres, le trafic
téléphonique international représentait une source de
revenus non négligeables. Cependant les Etats-Unis arguant, comme
à chaque fois qu'ils ne tiraient pas profit du libéralisme, que
ce système entraînait de lourds déficits à leurs
entreprises et d'énormes flux de capitaux vers des pays
étrangers, l'ont tout simplement remis en cause. Ce qui a
provoqué un véritable tollé et un mécontentement
général des pays pauvres.
Le téléphone contribue plus
généralement au maintien et au renforcement des contacts avec les
membres de la famille restés dans le pays d'origine ainsi qu'avec les
autres compatriotes disséminés à travers le monde.
Grâce au téléphone, la distance et la séparation
géographique ne constituent plus réellement un obstacle pour les
migrants et leurs proches.
Son utilisation de manière communautaire dans les
milieux de la migration internationale sénégalaise montre que cet
outil s'intègre parfaitement aux us et coutumes de cette
communauté fortement imprégnée d'une culture de
l'oralité. Le téléphone est de ce fait devenu un
instrument courant de la vie quotidienne des migrants sénégalais
disséminés à travers le monde. L'importance
accordée au téléphone s'explique pour beaucoup par son
utilité, sa facilité pour joindre les parents ou les amis et
aussi pour informer et rassembler les membres de la communauté. Il joue
un rôle majeur et central non seulement en rendant le pays d'installation
moins répulsif, mais aussi en estompant peu à peu les
discontinuités dans les relations avec le pays d'origine. On comprend
dès lors pourquoi le téléphone est devenu l'instrument
principal pour maintenir les liens familiaux et amicaux en direction du pays
d'origine.
92 SAT 3/WASC/SAFE (South Africa
Telecommunications/West African Submarine Cable/South African and Far East) est
un câble sous-marin à fibres optiques d'une longueur de 28 000 km
qui a été mis en place grâce à une
coopération multilatérale. Doté d'une capacité de
120 Gbits/s, il relie l'Afrique, l'Asie et l'Europe. Son coût total
s'élève à 639 millions de dollars US.
Fruit également d'une coopération
multilatérale, ATLANTIS 2, est un système optique d'une
capacité de 20 Gigabits/ s et d'un coût de 244 milliards de Francs
CFA. Ce câble, mis en service en février 2000, relie le
Sénégal, le Cap-Vert, l'Espagne, le Portugal, le Brésil et
l'Argentine.
137
Quand on observe les données obtenues à travers
les réponses à la question suivante : quel opérateur
téléphonique utilisez-vous ?, on s'aperçoit que
près de la moitié de nos répondants en France utilisent
les services de SFR. On compte en effet 46% de clients SFR parmi les personnes
interrogées. Du fait de ses tarifs relativement attractifs, notamment
certains forfaits dédiés aux étudiants, Bouygues
Télécom se positionne comme le second opérateur de
téléphonie mobile auprès des migrants
sénégalais en France, avec 26% d'utilisateurs. Orange, la filiale
du groupe France Télécom, compte 23% d'utilisateurs et s'impose
comme le troisième opérateur de téléphonie mobile.
Seulement 5% d'entre eux disent recourir aux services des petits
opérateurs de téléphonie mobile comme Virgin Mobile,
Nextel, Maxitel, etc.
Graphique 6. Téléphonie mobile :
opérateurs utilisés
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