1
FACULTE DE PHILOSOPHIE
SAINT PIERRE CANISIUS
KIMWENZA
République Démocratique du
Congo
KIMWENZA, Juillet 2004
LE PROJET KANTIEN DE PAIX PERPETUELLE A L'ERE DE LA
MONDIALISATION
Par l'étudiant KIMPEYE MUNDIBI STANISLAS,
sj
MEMOIRE
Présenté pour l'obtention du Grade de Bachelier en
Philosophie
Directeur : Père MANWELO PAULIN, SJ
2
« Placé au-dessus des conflits entre les Etats,
nous embrassons tous les peuples avec la même charité et ne sommes
mû ni par des intentions de domination politique ni par aucun
désir des biens terrestres ; en parlant d'un sujet aussi important, nous
croyons pouvoir être jugé sereinement et écouté par
les hommes de toutes les nations ».
( JEAN XXIII, PACEM IN TERRIS, p.12)
3
DEDICACE
« HEUREUX CEUX QUI FONT OEUVRE DE PAIX : ILS SERONT
APPELES FILS DE
DIEU » Mat.5, 9
QUE CE TRAVAIL SOIT DEDIE A TOUS LES ARTISANTS DE LA
PAIX PERPETUELLE Où QU'ILS SE TROUVENT A TRAVERS LE MONDE.
A tous et à chacun, nous disons du fond de notre coeur un
grand MERCI.
4
REMERCIEMETNS
Nous voulons sincèrement remerciés tous ceux qui,
de loin ou de près, nous ont assistés pendant les trois
années de quête d'un monde plus juste et plus fraternel.
Notre gratitude va en premier lieu à l'endroit de tous nos
professeurs de Canisius grâce auxquels nous sommes devenus ce que nous
sommes aujourd'hui et spécialement le Père Manwelo Paulin, sj qui
a dirigé ce travail.
Nos vifs remerciements vont en second lieu à l'endroit de
tous les camarades étudiants de la faculté de philosophie avec
qui nous avons poursuivi un idéal commun, à savoir celui de
l'amour de la sagesse, mieux de la sagesse de l'amour.
En troisième lieu et enfin, nous remercions la famille
KIMPEYE et tous nos amis et connaissances de qui nous sont venus beaucoup
d'encouragement pour ne pas nous lasser dans la recherche de la
vérité et du sens de l'existence, caractéristique de notre
démarche non moins claudiquante pendant ce premier cycle de
philosophie.
5
0. INTRODUCTION GENERALE
0.1. PREAMBULE
Aborder philosophiquement (et non scientifiquement) la
problématique de la paix perpétuelle à l'ère de la
mondialisation renvoie incessamment à la considération du paysage
géopolitique du monde actuel. Ce paysage géopolitique du monde
d'aujourd'hui présente, sans nul doute, un tableau lugubre où se
dessinent de façon inquiétante les fléaux et les
conséquences des guerres.
Aussi est-il sans conteste que les horreurs de la violence,
les dévastations, les crimes des guerres, les pillages,
l'appauvrissement et l' asservissement des pays, la perte de la liberté,
la domination étrangère et le terrorisme sont des maux dont le
monde doit sortir en vue de l'établissement d'un monde essentiellement
et perpétuellement pacifique et pacificateur.
Dès lors, les philosophes dont la préoccupation
est centrée sur la paix perpétuelle s'arrogent le droit de
questionner la réalité géopolitique du monde où ils
vivent. Ainsi l'ermite de Königsberg s'est-il évertué,
à juste titre, à cette oeuvre de noblesse que constitue son
projet de paix perpétuelle, laquelle paix perpétuelle se profile
à l'horizon comme un idéal , c'est-à-dire ce vers quoi
doit tendre le genre humain.
Cependant, ce projet kantien de paix perpétuelle doit
étendre son champ d'application et son rayon d'extension jusqu'en dehors
des limites allemandes et/ou européennes. Il doit devenir la
préoccupation de tout homme et de tout l'homme, de tout Etat et de tout
l'Etat dans l'unique visée de la paix perpétuelle du genre
humain.
Si l'emploi d'une méthode de calcul en
mathématique exige la maîtrise de la procédure
méthodologique, il n'en est pas moins de la reprise ou l'actualisation
du projet kantien de paix perpétuelle à l'ère de la
mondialisation. Aussi les philosophes et/ou les politiciens moralistes se
voient-ils provoqués à se le réapproprier afin de
bâtir ce que Kant a appelé l'état cosmopolitique, condition
sine qua non de la paix perpétuelle.
6
Kant, visionnaire et prophète à la fois, part et
parle de la paix perpétuelle comme pilier sans lequel l'histoire de
l'humanité n'a plus de destinée significative. D'où force
nous est de reconsidérer à l'actif de notre problématique
ce beau projet de paix perpétuelle élaboré par Kant.
Puisse les esprits belliqueux se sentir interpellés par la
préoccupation de la quête de la paix perpétuelle ! De
même, que les esprits pacifistes et les artisans de paix
perpétuelle se voient encouragés dans leur noble et
béantifiante quête de la paix éternelle !
0.2. PROBLEMATIQUE
Devant les maintes constatations de l'absence de paix à
l'échelle à la fois nationale, internationale et globale, la
réflexion kantienne sur le projet de paix perpétuelle
mérite non seulement son droit de cité, mais aussi et surtout
d'être reconsidérée à l'âge actuel de
l'histoire de l'humanité, cet âge qui se veut celui de la
mondialisation.
En effet, la recherche de la paix, fût-elle
éphémère ou éternelle, est ce qui se situe à
l'horizon des efforts que les individus, les Etats et les
fédérations des Etats entreprennent en vue d'une bonne vie de
tous et de chacun dans la société. Cette visée semble
à première vue être camouflée, voire inconsciente
dans l'agir humain. Le philosophe de Königsberg a, à juste titre,
proposé le projet de paix perpétuelle pour souligner l'importance
et la nécessité d'une paix éternelle pour le genre humain.
A sa suite, dans la présente réflexion, nous nous proposons de
réfléchir sur les différentes articulations autour
desquelles gravite ce projet de paix perpétuelle élaboré
par Kant au XVIIIième siècle.
Le XXIième siècle se situant dans
cette ère de la mondialisation, le projet kantien de paix
perpétuelle devient le projet de mondialisation de la paix. Dès
lors, la problématique de la mondialisation de la paix est ce qui hante
notre esprit dans l'effort de se réapproprier le beau projet kantien de
paix perpétuelle. Notre réflexion se veut un apport des
lumières autour de la question brûlante de la paix
perpétuelle à l'échelle mondiale.
7
De ce qui précède, il appert que l'instauration
de la paix au niveau mondial doit nécessairement passer par la
pacification permanente des individus vivant à l'état de nature.
Elle est aussi tributaire de la coexistence pacifique entre les individus,
entre les Etats par le biais d'une fédération et/ou d'une
alliance des Etats. Elle est enfin fonction de l'institutionnalisation du droit
cosmopolitique. Ces trois piliers de l'instauration de la paix
perpétuelle se révèlent efficacement nécessaire
dans le développement de notre problématique sur le projet
kantien de paix perpétuelle à l'âge de la
mondialisation.
0.3. DIVISION DU TRAVAIL
La tripartition de notre travail est ce qui conduira le
déploiement de notre argument sur le projet kantien de paix
perpétuelle à l'âge de la mondialisation.
Le premier chapitre, abordant la question de l'état de
nature, articulera d'une part la définition, la nécessité
de l'état de nature et d'autre part, il esquissera la question de
l'état de guerre et celle de la sortie de l'état de nature,
état de minorité.
Le second chapitre, s'attelant sur la problématique de
l'état de droit, essayera dans un premier moment de mettre en
lumière la notion de l'état, du droit et de l'état de
droit, et dans son second moment, il s'évertuera à
considérer les enjeux juridiques de la constitution civile en allant
dans le sens de la politique extérieure et intérieure de l'Etat,
mieux, des Etats.
Le troisième chapitre, se voulant un discours
d'élaboration d'un état cosmopolitique, tachera en premier lieu
d'élucider les relations inter-étatiques, la
fédération des peuples et des Etats. En second lieu, il
s'adonnera à poser les conditions d'établissement ou
d'élaboration effective d'un état cosmopolitique, condition
nécessaire et suffisante de la paix perpétuelle.
Une brève conclusion bouclera notre réflexion en
jaugeant la valeur actuelle dudit projet kantien de paix perpétuelle
à l'ère de la globalisation, de la planétarisation afin
d'en tirer les implications conséquentes pour notre monde actuel
incessamment en mutation.
8
Chapitre I. : DE L'ETAT DE NATURE
I.0. Introduction
La question de l'état de nature s'articulera autour des
trois points essentiels, à savoir la définition et la
nécessité de l'état de nature, l'état de nature ou
l'état de guerre et la sortie de l'état de nature.
I.1. Définition et nécessité de
l'état de nature
Par état de nature, Kant entend un état de
déraison, un état d'anarchie et sans lois dans lequel les
individus ne vivent pas de façon isolée mais ne se sont pas
encore constitués en un Etat de droit. Autrement dit, l'état de
nature est un état de violence et de guerre. Les individus sont enclins
à la guerre et à la violence si pas ouvertes du moins
latentes.
Face à cette propension à la violence et
à la guerre, Kant tire explicitement le noyau de son argument sur la
question de l'état de nature en stipulant que « pour les
hommes, l'état de nature n'est pas un état de paix, mais de
guerre, sinon ouverte, au moins toujours prête à s'allumer
»1.
Cette forte affirmation de Kant nous permet de confirmer la
thèse définitionnelle de l'état de nature en termes
d'état de guerre. Ceci soulève sans nul doute la question du
rapport et de la relation entre les hommes à l'état de nature,
à l'état de guerre. Pour répondre à cette question,
nous affirmons avec force, à la suite de Kant, que la relation entre les
hommes est marquée par un attrait vers la violence et une propension
radicale à la guerre - violence et guerre étant les attributions
de l'état de nature dans lequel les hommes vivent -. Et d'après
le philosophe de Könisberg
L'homme ou le peuple, qui vit dans l'état de nature, me
prive la sûreté et m'attaque sans être agresseur, par cela
même qu'il se trouve à côté de moi dans un
état d'anarchie et sans lois; menacé sans cesse de sa part
d'hostilités contre lesquelles je n'ai point de garant, je suis en droit
de le contraindre, soit
1 E. Kant, Projet de paix perpétuelle,
p.340.
9
de s'associer avec moi sous l'empire de lois communes, soit
à quitter mon voisinage2.
Cette évocation kantienne sur la relation entre les
hommes à l'état de nature contient les prémisses de la
constitution civile et de l'Etat de droit. Nonobstant cette anticipation, il
convient de signaler que c'est la saisie de l'état en tant
qu'état de guerre, mieux, en tant qu'état de privation de la
sûreté personnelle qui captive notre attention à ce stade
de réflexion. Les hommes se sentent continuellement menacés,
leurs libertés étant en proie de ceux qui vivent à leurs
côtés à l'état de nature. Dès lors,
l'impérieuse nécessité de la sûreté
personnelle se fait sentir étant donné que l'état de
nature reste avant tout l'état de guerre.
I.2. Etat de nature ou état de guerre
C'est un truisme que Kant considère l'état de
nature comme un état anarchique. Autrement dit, l'état de nature
est un état où règnent la violence et la guerre entre les
hommes. C'est donc un état de guerre. Pour l'ermite de Konigsberg,
« la guerre n'est au fond qu'une triste ressource qu'il faut employer
dans l'état de nature pour défendre ses droits, la force tenant
lieu de tribunaux juridiques »3. Encore faut-il savoir que
« dans l'état de nature et sans une sorte d'état
juridique, qui unisse entre elles les diverses personnes physiques ou morales,
il ne peut y avoir qu'un droit particulier »4.
De ces deux citations kantiennes, il apparaît avec
clarté que la force est l'instance régulatrice des conflits
à l'état de nature. En d'autres termes, c'est l'issue de la
guerre qui décide du sort du bon droit. L'on pourrait alors conclure que
c'est au plus fort (le vainqueur) que revient le bon droit. C'est à
cette conclusion que Kant aboutit en stipulant
Qu'aucun des deux partis ne peut être accusé
d'injustice, puisqu'il faudrait pour cela une sentence de droit ; mais l'issue
du combat décide, comme autrefois dans les jugements de Dieu, de quel
côté est le bon droit ; puisque entre les Etats, il ne saurait y
avoir de guerre de punition, n'y ayant pas entre eux de
subordination5.
2 E. Kant, op.cit.,p.360. notes
3 Ibidem, p.337.
4 Ibidem, p.379.
5 E. Kant, op.cit., p.337.
6 Ibidem, p.338.
10
Aussi Kant étaie-t-il le noyau de sa thèse en
argumentant qu' « une guerre à outrance, pouvant
entraîner la destruction des deux partis à la fois, avec
l'anéantissement de tout droit, ne permettrait la conclusion de la paix
éternelle que dans le vaste cimetière de l'espèce humaine
»6.
Par le biais de cette forte conviction kantienne,
l'idée de la guerre à outrance se révèle inefficace
et incompatible avec le projet de paix perpétuelle. Car cette
idée de guerre à outrance dégénère,
désaltère et dénaturalise la pacification permanente des
individus à l'état de nature. Aussi la permanence des
hostilités ne saurait-elle en aucune manière conduire à la
paix perpétuelle. Car les hostilités déboussolent la
quête de la paix à l'échelle tant individuelle que
nationale ou étatique. C'est dire que les hostilités ont
définitivement élu domicile à l'état de nature
à telle enseigne que l'identification entre l'état de nature et
l'état de guerre devient caractéristique essentielle, voire la
substance favorite de la compréhension de ce que Kant entend par
état de nature.
C'est ainsi que l'état de nature doit
nécessairement être évité en tout et partout de
telle sorte que la dégénérescence de l'état
anarchique aboutisse à l'état de paix, lequel ne se
réalise qu'en sortant de l'état de nature. Autrement dit,
l'établissement d'un état de paix est fonction de la sortie de
l'état de nature.
I.3. Sortie de l'état de nature : accès
aux lumières
En considérant l'état de nature comme un
état de déraison et de guerre, la préoccupation de la
sortie de l'état de nature se pose avec une acuité accrue. Car la
quête de la paix constitue l'élément moteur qui incite les
individus à vouloir bâtir un état de paix. Chose qui est
possible par le dépassement de l'état de nature, état
anarchique. Il y a donc une double
11
nécessité qui se tient. D'une part, il s'agit de
la nécessité de sortir de l'état de nature et d'autre part
émerge la nécessité de construire un état de paix
pour tous.
L'auteur du Projet de paix perpétuelle formule
cette double nécessité en ces termes :
Qu'il faut donc que l'état de paix soit établi;
car, pour être à l'abri de tout acte d'hostilité, il ne
suffit pas qu'il ne s'en commette point ; il faut qu'un voisin garantisse
à l'autre sa sûreté personnelle ; ce qui ne saurait avoir
lieu que dans un état de législation ; sans quoi l'un est en
droit de traiter l'autre en ennemi, après lui avoir inutilement
demandé cette garantie7.
Cette évocation kantienne élucide ostensiblement
la notion de l'état de législation, la notion de l'Etat de droit
- objet du deuxième chapitre de notre travail -. Il est certes capital
de souligner l'exigence de la sortie rapide de l'état d'anarchie pour
entrer dans cet état de paix, de droit dûment établi.
Aussi est-il de bon droit de rappeler que les Etats peuvent
aussi vivre dans l'état de nature et se comporter de la même
façon que les individus vivant à l'état de nature. C'est
ce que Kant note dans le Projet de paix perpétuelle en
disant
Qu'il en est des peuples, en tant qu'Etats, comme des
individus, s'ils vivent dans l'état de nature et sans lois, leur
voisinage seul est un acte de lésion. L'un peut, pour garantir sa
sûreté, exiger de l'autre qu'il établisse avec lui une
constitution qui garantisse à tous leurs droits. Ce serait là une
fédération de peuples, sans que ces peuples formassent
néanmoins un seul et même Etat, l'idée de l'Etat supposant
le rapport d'un souverain au peuple, d'un supérieur à son
inférieur8.
Il est certainement de bon droit de souligner que le processus
de sortie de l'état de nature reste identique tant pour les individus
que pour les Etats. Habermas a pris le soin de l'expliciter en décrivant
la situation en ces termes : « de même il a été
mis fin à l'état de nature entre les individus autonomes, de
même il s'agit de mettre fin à l'état de nature entre Etats
belliqueux »9.
7 E. Kant, op.cit., p.340.
8 Ibidem, p.345.
9 J. Habermas, La paix perpétuelle. Le
bicentenaire d'une idée kantienne. Traduction de l'Allemand par
Rainer Rochlitz, Paris, Les Editions du Cerf, 1996, p. 17.
12
Mettre fin à l'état de nature à
l'échelle individuelle et/ou étatique renvient à
s'efforcer d'entrer dans un processus de paix où les libertés des
individus sont garanties par la loi. Ceci constitue la conviction
habermassienne qu'il explicite lui-même de la manière suivante :
« en constituant un Etat déterminé par le moyen d'un
contrat social, la sortie de l'état de nature permet en effet aux
citoyens de ce pays de mener leur vie dans des conditions de liberté
garanties par la loi »10.
A bien considérer cette conviction de Habermas, il
ressort que l'idée du contrat social est ce qui est à la base de
la sortie de l'état de nature et du rétablissement de
l'état de paix. Car, pour Habermas, c'est « le droit
sanctionné par l'Etat qui met fin définitivement à
l'état de nature »11.
La sortie de l'état de nature se conçoit en
effet comme le passage de l'état de nature à l'état civil
où seul le droit garantit les libertés des individus.
D'après Kant,
Le passage de l'état de nature à l'état
civil, cette possession putative, quoique illégale, peut
néanmoins être maintenue comme honnête, en vertu d'une
permission du droit naturel. Mais il ne faut pas que son
illégalité soit reconnue, car du moment où, dans
l'état de nature, une possession putative, et dans l'état civil,
une acquisition pareille, sont reconnues comme injustes, elles ne sauraient
plus avoir lieu, parce qu'elles deviennent alors une lésion des droits
12.
Aussi pouvons-nous considérer la sortie de
l'état de nature comme coïncidant à l'accès aux
lumières. Et Kant conçoit les lumières comme la sortie de
l'homme hors de l'état de minorité, où il se maintient par
sa propre faute. La minorité est, pour lui, l'incapacité de se
servir de son entendement sans être dirigé par un autre.
D'où la devise des lumières : Sapere Aude ! Aie le courage de te
servir de ton entendement !
10 Ibidem
11 Ibidem, p.16.
12 Kant, op.cit., p.339, notes.
13
Cette devise des lumières est à situer dans la
prise en considération par l'homme de son état de nature et dans
la recherche des voies et moyens pour en sortir. L'usage de l'entendement
devient dans la perspective de Kant le moyen privilégié ainsi que
le passage obligé dans le processus de la sortie de l'état de
nature, mieux, dans le passage de l'état de déraison à
l'état de raison.
En outre convient-il de souligner que, pour Kant,
Il est difficile pour l'individu de s'arracher tout seul
à la minorité, devenue pour lui presque un état naturel.
Il s'y est même attaché, et il est pour le moment
réellement incapable de se servir de son propre entendement parce qu'on
ne l'a jamais laissé s'y essayer.13
Or, pour répandre les lumières, Kant professe
« qu'il n'est rien requis d'autre que la liberté ; et à
vrai dire la plus inoffensive de toutes les manifestations qui peuvent porter
ce nom, à savoir celle de faire un usage public de sa raison dans tous
les domaines. »14
L'usage public de notre raison doit toujours être libre,
et lui seul peut répandre les lumières parmi les hommes ; mais
son usage privé peut souvent être étroitement
limité, sans pour autant empêcher sensiblement le progrès
des lumières. Cette affirmation rejoint la description que Charles
Larmore donne de l'homme, à savoir : « L'homme est visiblement
fait pour penser. C'est toute sa dignité, et tout son mérite est
de penser comme il faut. »15
Retenant en contrepartie que l'idée maîtresse de
la sortie de l'état de nature se résume de façon
précise dans le souci de la constitution civile, ce que nous avons
nommé, à la suite de Kant, état de législation,
mieux , Etat de droit, mieux encore Etats de droit.
I.4. Conclusion partielle
Eu égard à ce qui précède, il
appert que l'état de nature est un état de déraison, de
guerre, d'anarchie et sans lois. De ce seul fait, il doit être
dépassé et continuellement à dépasser par le
truchement de l'établissement d'un état de paix entre les hommes.
Kant
13 E. Kant, Réponse à la question
Qu'est-ce que les lumières, p. 312.
14 Ibidem
15 Larmore Charles, Modernité et
morale, p.
14
appelle cet état de paix à établir «
état de législation » dans lequel se diluent la propension
à la guerre et à la violence par l'institutionnalisation d'un
Etat de droit. Autrement dit, dans cet état de paix, l'homme a
déjà accès aux lumières et est capable de faire
usage à la fois public et privé de sa raison. L'homme sauvage a
donc été contraint de prendre à contrecoeur une
décision, à savoir : renoncer à sa liberté brutale
pour chercher le calme et la sécurité dans une constitution
conforme à la loi, mieux, dans un Etat de droit.
15
Chapitre II. : DE L'ETAT DE DROIT
II.0. Introduction
Etant donnée que la sortie de l'état de nature
conduit à la constitution d'un état civil, et ce par le biais
d'un contrat originel, l'état civil ainsi constitué se fonde donc
sur le droit qui contraint les libertés sauvages de l'état de
nature à telle enseigne que l'état civil dépende de ce
droit. Autrement dit, l'état civil se comprend mieux sous l'acception
d'un état de droit.
Tout au long de ce deuxième chapitre nous allons nous
atteler sur les considérations relatives à cet état de
droit en focalisant notre attention principalement sur une approche
définitionnelle de l'état de droit, sur la constitution civile,
sur la question de l'état de droit ou les états de droit et enfin
sur la société des Nations.
II.1. Approche définitionnelle
II.1.1. Qu'est-ce qu'un Etat ?
L'Etat est à concevoir comme une société
d'hommes dans laquelle est toujours
supposé le rapport d'un souverain au peuple, d'un
supérieur à son inférieur. L'idée de l'Etat n'est
pas compatible avec le fait de le considérer comme un patrimoine
à l'instar du sol où l'on se trouve. C'est dire que ni le
souverain ni le peuple ne peut considérer l'Etat comme sa
propriété privée de la simple bonne raison que
l'idée du contrat originel conditionne la constitution de l'Etat. Ainsi
que le remarque Kant en définissant le contrat originel comme suit :
Le contrat originel est une simple idée de la raison
qui possède néanmoins sa réalité(pratique)
indubitable : qui consiste à obliger toute personne qui
légifère à produire ses lois de telle façon
qu'elles puissent être nées de la volonté unie de tout un
peuple et à considérer tout sujet, dans la mesure où il
veut être citoyen comme ayant donné son suffrage à une
telle volonté.16
16 E. Kant, Sur le lieu commun : il se peut que ce
soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point.,
p.279.
16
Il découle de cette affirmation d'une part, que le
contrat est ce qui constitue le fondement suprême de l'institution d'une
constitution civile, et d'autre part que le contrat originel est conçu
comme la loi fondamentale qui ne peut naître que de la volonté
générale(unie) du peuple. Cela est le résultat du fait que
l'effet produit par l'état des sauvages dépourvu de
finalité entrave dans notre espèce toutes les dispositions
naturelles. C'est dire que, finalement, par les maux dans lesquels les hommes
sont plongés à l'état de nature, ils sont contraints
à sortir de cet état pour entrer dans une constitution civile au
sein de laquelle ils peuvent se constituer en Etat et abolir les dissensions
qui les ont caractérisées à l'état de nature.
II.1.2. Qu'est-ce que le droit ?
Dans son ouvrage intitulé Fondements de la
métaphysique des moeurs, Kant définit le droit comme
« le concept de l'ensemble des conditions auxquelles l'arbitre de l'un
peut être accordé avec l'arbitre de l'autre d'après une loi
universelle de la liberté »17. Et cette loi
universelle du droit se formule en ces termes : « Agis
extérieurement de telle sorte que le libre usage de ton arbitre puisse
coexister avec la liberté de chacun... »18.
Le droit19 est donc intrinsèquement
lié à l'habilité à contraindre, la contrainte
constituant un obstacle ou une résistance à la liberté.
Habermas, commentant Kant, souligne que
Le droit a pour fonction de protéger l'arbitre de
l'individu, conformément au principe selon lequel tout ce qui n'est pas
explicitement interdit par les lois générales qui garantissent
les libertés, est permis. Mais, si les droits subjectifs déduits
de ces lois sont supposés être légitimes, leur
généralité doit satisfaire au point de vue moral qui fonde
la justice.20
17 E. Kant, Les fondements de la
métaphysique des moeurs. I. Doctrine du droit, p.479.
18 Ibidem
19 Quant nous parlons du droit, il s'agit du droit au
sens strict (avec habilité à contraindre), car Kant parle aussi
du droit au sens large sous lequel se rangent l'équité et le
droit de nécessité.
20 J. Habermas, op.cit., p. 92.
17
Au sujet des droits subjectifs, Kant déclare que
Tous les droits particuliers de l'homme sont fondés sur
le droit originel unique selon lequel tous disposent de libertés
subjectives égales : la liberté (l'indépendance par
rapport à un autre arbitre contraignant), dans la mesure où elle
peut subsister avec la liberté de tout autre suivant une loi
universelle, est ce droit originaire unique qui appartient à tout homme
en vertu de son humanité.21
Le droit, mieux, une constitution civile parfaitement juste,
constitue la voie obligée pour l'exercice de la liberté humaine,
pour le développement de toutes les dispositions humaines. Autrement,
l'on verse dans une liberté sauvage.
II.1.3. Qu'est-ce que l'Etat de droit ?
L'Etat de droit se conçoit dans la perspective
kantienne comme un état dans lequel le droit est respecté et
administré. Sa constitution est le plus grand problème de
l'humanité. Kant l'a si bien montré en décrivant que
« le plus grand problème pour l'espèce humaine, celui
que la nature contraint l'homme à résoudre, est d'atteindre une
société civile administrant universellement le droit
»22.
D'après Habermas
L'idée de l'état de droit requiert que la
substance violente de l'Etat soit canalisée par le droit
légitime, aussi bien à l'égard de l'extérieur
qu'à l'égard de l'intérieur ; et la légitimation
démocratique du droit doit garantir que le droit reste en accord avec
les principes moraux reconnus23.
L'état de droit ou l'état juridique permet donc
aux individus de sortir de l'état de guerre qui les caractérisait
afin d'entrer dans une constitution civile, laquelle s'érige en garant
du droit entre les individus.
Aussi faut-il réaliser une société dans
laquelle la liberté sous des lois extérieures se trouvera
liée, au plus haut degré possible, à une puissance
irrésistible, c'est-à-dire une
21 E. Kant cité par Habermas, op.cit.,
p.487.
22 E. Kant, Idée d'une histoire universelle
au point de vue cosmopolitique., p.193.
23 J. Habermas, op.cit., pp 114-115.
18
constitution civile parfaitement juste, doit être pour
l'espèce humaine la tâche suprême de la nature. C'est la
détresse qui force l'homme, si épris par ailleurs de
liberté sans frein, à entrer dans cet état de contrainte ;
et, à vrai dire, c'est la plus grande des détresses, à
savoir celle que les hommes `infligent eux-mêmes les unes aux autres,
leurs inclinations ne leur permettant pas de subsister longtemps les uns
à côté des autres à l'état de liberté
sauvage.
II.2. La constitution civile
La constitution civile est un rapport d'hommes libres, mais
soumis à des lois de
contrainte. Il y a comme un besoin de se constituer en Etat
pour se conserver. Ainsi Kant l'exprime-t-il en ces termes :
Une multitude d'êtres raisonnables souhaitent tous pour
leur conservation des lois universelles, quoique chacun d'eux ait un penchant
secret à s'en excepter soi-même. Il s'agit de leur donner une
constitution qui enchaîne tellement leurs passions personnelles l'une par
l'autre, que, dans leur conduite extérieure, l'effet en soit aussi
insensible que s'ils n'avaient pas du tout ces dispositions
hostiles24
II.2.1. Redéfinition de l'homme
L'homme a été défini depuis
l'antiquité comme animal politique. Chez Kant, l'homme
est conçu comme un animal dont la
caractéristique majeure est l'insociable sociabilité. Cette
caractéristique est un antagonisme que l'homme vit au-dedans de lui.
C'est dire que l'homme abuse à coup sûr de sa liberté
à l'égard de ses semblables. D'où la
nécessité, mieux le besoin d'un maître qui extirpe ses
penchants à une insociabilité accrue et sans frein.
Aussi Kant perçoit-il que « l'homme est un
animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autres individus de son espèce, a
besoin d'un maître »25. C'est pourquoi, dit Kant,
Même s'il souhaite, en tant que créature
raisonnable, une loi qui mette des bornes à la liberté de tous,
son inclination animale et égoïste le conduit cependant à
s'en excepter lui-même lorsqu'il le peut. Il a donc besoin d'un
24 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.360.
25 E. Kant, op.cit., p. 195
19
maître qui brise sa volonté universellement
valable, afin que chacun puisse être libre26
Il est cependant évident que le maître dont il
s'agit est choisi dans l'espèce humaine. Autrement dit, le chef est
aussi soumis à l'insociable sociabilité et a, lui aussi, besoin
d'un maître. Car, dit Kant « chacune de personnes abusera
toujours de sa liberté si elle n'a personne au-dessus d'elle pour
exercer à son égard une puissance légale ». Il
s'avère donc difficile de choisir un maître du fait que le chef
suprême doit être juste par lui-même, et cependant être
un homme. La tâche du maître paraît donc la plus difficile de
toutes ; à vrai dire, sa solution parfaite est impossible. Mais la
nature, dit Kant, nous contraint à ne faire que nous approcher de cette
Idée.
En pratique, déclare Kant,
Pour maintes activités qui concernent
l'intérêt de la communauté, un certain mécanisme est
nécessaire, en vertu duquel quelques membres de la communauté
doivent se comporter de manière purement passive, afin d'être
dirigés par le gouvernement, aux termes d'une unanimité factice,
vers des fins publiques ou, du moins, afin d'être détournés
de la destruction de ces fins27
C'est dire que Kant reconnaît la place qui revient au
maître dans le gouvernement de la société. Car,
poursuit-il, « quand on a le pouvoir en main, (...), on ne se laissera
pas faire la loi par le peuple »28. Cela s'explique par la
loi de l'antagonisme dans la société. Et l'antagonisme se
définit comme la tendance à entrer dans la société,
mais cependant avec une constante résistance à entrer dans la
société, laquelle résistance menace sans cesse de scinder
cette société. Autrement dit, l'homme possède une
inclination à s'associer, car dans un tel état il se sent plus
homme, c'est-à-dire ressent le développent de ses dispositions
naturelles. Mais il a aussi une forte tendance à se singulariser
(s'isoler), car il rencontre en même temps en lui-même ce
caractère insociable qu'il a de vouloir tout diriger seulement selon son
point de vue ;
26 Ibidem
27 E. Kant, Réponse à la question
Qu'est-ce que les lumières?; p.313.
28 Ibidem, p.366.
20
par suite, il s'attend à des résistances de
toute part, de même qu'il se sait lui-même enclin de son
côté à résister aux autres.
Et l'Etat demande à ces citoyens des périlleux
services s`explicitant en ces termes :
L'homme (...) en tant qu'il est citoyen, lequel doit toujours
être considéré dans l'Etat comme membre législateur
(non seulement comme moyen mais en même temps aussi comme fin en
lui-même) et doit donc donner son libre consentement, par la
médiation de ses représentants, non seulement à la guerre
en général, mais encore à chaque déclaration de
guerre particulière. C'est à cette seule condition restrictive
que l'Etat peut disposer de lui en exigeant ce périlleux
service29.
Les citoyens sont donc conviés tous ensemble à
édifier leur constitution afin de garantir leurs libertés
réciproques au moyen des lois universelles.
II.2.2. Edification d'une constitution civile
Pour l'ermite de Königsberg, « le
problème de l'édification d'une constitution civile parfaite est
liée au problème de l'établissement d'une relation
extérieure légale entre les Etats, et ne peut être
résolu sans ce dernier ».30 Partant, il convient
avant d'étudier la relation extérieure légale entre les
Etats de poser les conditions d'édification de cette constitution
civile. Autrement dit, il s'agit de poser les principes qui président
à la constitution civile. Car un peuple ne doit se constituer en Etat
que d'après les idées du droit de liberté et
d'égalité ; et ce principe ne se fonde pas sur la prudence, mais
sur le devoir.
L'état civil considéré uniquement comme
état juridique est donc fondé sur les principes a priori
suivants31 :
i) La liberté de chaque membre de la société
en tant qu'homme. Voici la formule de ce principe de liberté :
29 E. Kant, Métaphysique des moeurs. I.
Doctrine du Droit, p.618.
30 Ibidem, p.196
31 E. Kant, Sur le lieu commun : il se peut que ce
soit juste en théorie mais, en pratique, cela ne vaut point., pp
270-271.
21
Personne ne peut me contraindre à être heureux
à sa manière (comme il se représente le bien-être
d'un autre homme), mais chacun a le droit de chercher son bonheur suivant le
chemin qui lui paraît personnellement être le bon, si seulement il
ne nuit pas à la liberté d'un autre à poursuivre une fin
semblable, alors que cette liberté peut coexister avec la liberté
de tous d'après une loi générale possible
(c'est-à-dire s'il ne nuit pas à ce droit
d'autrui.32
La liberté légale consiste donc à
n'obéir qu'à des lois auxquelles j'ai pu donner mon
assentiment.
ii) L'égalité de l'homme avec tout autre en tant
que sujet.
La formule du principe de l'égalité s'énonce
comme suit :
Chaque membre de la communauté a vis-à-vis de
chaque autre membre, des droits de contrainte dont seul le chef est exempt
(pour cette raison qu'il n'est pas un membre de cette communauté mais
celui qui l'a créée ou celui qui la maintient) ; lui seul a le
pouvoir de contraindre sans être lui-même soumis à une loi
de contrainte.33
Il est loisible de noter que, pour Kant, cette
égalité générale des hommes dans un Etat, en tant
que sujets de celui-ci, coexiste parfaitement avec la plus grande
inégalité dans l'importance et le degré de ce qu'ils
possèdent, qu'il s'agisse d'une supériorité corporelle ou
intellectuelle sur les autres ou de biens matériels en dehors d'eux et
de droit en général (...) que certains ont éventuellement
sur d'autres.
Aussi Kant renchérit-il cette affirmation en stipulant
que « selon le droit, ils sont pourtant tous égaux en tant que
sujets, parce que personne ne peut contraindre un autre autrement que par la
loi publique( et par celui qui la fait exécuter, le chef de
l'Etat)... »34
De cette idée de l'égalité des hommes
dans la communauté en tant que sujets, découle aussi cette
formule :
Tout membre de cette communauté doit pouvoir atteindre
tout niveau de situation auquel son talent, son activité et sa change
peuvent le conduire ; et il ne faut pas que ses co-sujets, grâce à
une prérogative héréditaire, lui barrent la
32 Ibidem
33 Ibidem, p.272.
34 Ibidem, p.273
22
route pour le maintenir éternellement, lui et ses
descendants, en dessous de cette situation35
Développant ce principe d'égalité, Kant
enseigne que
Aucun homme vivant dans l'état juridique d'une
communauté ne peut non plus déchoir de cette
égalité autrement que par son propre crime mais jamais par un
contrat ou par une violence de guerre (occupatio bellica) ; car il ne peut pas
cesser, par un acte juridique (ni par le sien, ni par celui d'un autre)
d'être propriétaire de sa propre personne, et entre dans la classe
des animaux domestiques que l'on utilise à tout ce que l'on veut et
qu'on conserve en outre dans cet état sans leur consentement aussi
longtemps qu'on le veut, même s'il existe cette restriction(...) qu'il ne
faut pas les mutiler ou les tuer36.
L'égalité légale dans un Etat est donc le
rapport des citoyens entre eux, suivant lequel l'un ne saurait obliger l'autre
juridiquement, sans que celui-ci ne se soumette aussi à la loi de
pouvoir être obligé à son tour de la même
manière.
iii) L'indépendance (sibisufficientia) de tout
membre d'une communauté en tant que
citoyen, c'est-à-dire en tant que co-législateur.
Ce principe s'énonce de la manière suivante :
Une loi publique, qui détermine pour tous ce qui doit
leur être juridiquement permis ou défendu, est l'acte d'une
volonté publique dont toute loi est issue et qui donc ne doit
elle-même pouvoir commettre d'injustice envers personne. Mais pour cela
il n'y a pas d'autre volonté possible que celle du peuple tout entier
(...).37
Signalons que ces trois principes rendent possibles
l'institution d'un Etat conformément aux purs principes de la raison du
droit humain externe en général.
A côté de ces trois principes, Kant ajoute le
principe de publicité et le principe transcendant du droit public.
Le principe de la publicité préside à la
constitution d'un Etat de droit. Car
35 Ibidem
36 Ibidem, pp. 274-275.
37 Ibidem, p.276.
23
Sans la forme de la publicité, dit Kant, il n'est point
de justice, puisqu'on ne saurait la concevoir que comme pouvant être
rendue publique ; sans elle, il n' y aurait donc pas non plus de droit,
puisqu'il ne se fonde que sur la justice38.
Pour Kant donc,
Chaque prétention juridique doit pouvoir être
rendue publique ; et comme il est très aisé de juger dans chaque
cas si les principes de celui qui agit supporteraient la publicité,
cette possibilité même peut servir commodément de
critérium purement intellectuel pour reconnaître, par la raison
seule, l'injustice d'une prétention juridique39
A ce principe de publicité s'adjoint le principe de
transcendance, mieux la forme transcendante du droit public dont la formulation
est la suivante : « toutes les actions relatives au droit d'autrui,
dont la maxime n'est pas susceptible de publicité, sont injustes
»40. Il est bon de remarquer que ce principe se rapporte
également au droit des hommes.
D'après ce principe transcendant du droit public, un
peuple se demande, avant l'institution du contrat social, s'il oserait bien
publier le dessein qu'il aurait de se révolter dans une occasion
donnée. On voit bien que si, en fondant une constitution, le peuple se
réservait la condition de pouvoir un jour employer la force contre son
chef, il s'arrogerait un pouvoir légitime sur lui. Mais alors le chef
cesserait de l'être ; ou si on voulait faire de cette condition une
clause de la constitution, celle-ci deviendrait impossible et le peuple
manquerait son but. L'injustice de la rébellion se manifeste donc, en ce
que la publicité rendrait impraticable la maxime qui le permet. Il
faudrait par conséquent la tenir secrète.
Pour Kant, le chef doit jouir d'un pouvoir irrésistible
et inviolable, puisqu'il n'aurait pas le droit de commander à chacun
s'il n'avait pas le pouvoir de protéger chacun contre les autres. Or, se
sentant revêtu de ce pouvoir, il n'a pas non plus à craindre
d'agir contre ses propres vues en publiant sa maxime.
38 Ibidem, p.377.
39 Ibidem
40 Ibidem
41 Ibidem, p.382.
42 Ibidem ,p.374.
24
Conséquence du principe de publicité : si le
peuple réussit dans sa révolte, le chef rentrant dans la classe
des sujets n'ose ni renouveler la rébellion pour remonter sur le
trône, ni être appelé à rendre compte de son
administration précédente.
Un autre principe transcendant et affirmatif du droit public a
pour formulation ce qui suit : « toutes les maximes qui pour avoir
leur effet ont besoin de publicité, s'accordent avec la morale et la
politique combinées. »41
Ce principe est transcendant puisque sa formule ne renferme
rien de naturel, rien qui se rapporte à la doctrine du bonheur, et qu'il
faille puiser dans l'expérience ; elle ne vise qu'à la forme
d'universalité qui donne force de loi aux maximes.
L'auteur des Fondements de la métaphysique des
moeurs illustre ces principes par l'exemple ci-dessous :
C'est par exemple un principe de la politique morale qu'un
peuple ne doit se constituer en Etat que d'après les idées du
droit de liberté et d'égalité ; et ce principe ne se fonde
pas sur la prudence, mais sur le devoir. Or, que les moralistes politiques s'y
opposent tant qu'ils voudront ; qu'ils s'épuisent à raisonner sur
l'inefficacité de ces principes contre les affections naturelles des
membres de la société ; qu'ils allèguent même, pour
appuyer leurs objections, l'exemple de constitutions anciennes et modernes,
toutes mal organisées(comme celui de démocrate sans
système représentatif) ; tous leurs arguments ne méritent
pas d'être écoutés ; surtout parce qu'ils occasionnent
peut-être eux-mêmes ce mal moral, dont ils supposent l'existence,
par cette théorie funeste, qui confond l'homme dans une même
classe avec les autres machines vivantes, et que, pour en faire le plus
malheureux de tous les êtres, n'a plus qu'à lui ôter la
conscience de sa liberté 42.
Partant de cette illustration, il convient de retenir,
à la suite de Kant, qu'il faut, dans toute communauté, une
obéissance au mécanisme de la constitution politique
d'après les lois de contrainte. Mais en même temps un esprit de
liberté est requis, étant donné que chacun exige, en ce
qui touche au devoir universel des hommes, d'être convaincu par la raison
que cette contrainte est conforme au droit, afin de ne pas se trouver en
contradiction avec soi-
25
même. Car « l'obéissance sans esprit de
liberté est la cause de la naissance de toutes les
sociétés secrètes »43.
II.3. Etat de droit ou Etats de droit ?
Nous nous proposons ici d'expliciter simplement le fait de la
diversité des peuples dans le monde. Car la constitution civile,
conduisant à l'état de droit, n'est pas singulière mais
plurielle. En d'autres mots, les peuples du monde se constituent non pas un
seul Etat de droit, mais en plusieurs Etats de droit qui ont entre eux des
relations réciproques. Et chaque Etat est appelé à
travailler pour la sortie de ses membres de l'état de nature, par le
biais d'une institution juridique. Il y a donc urgence et
nécessité d'étudier le rapport intra-étatique entre
les individus ainsi que le rapport inter-étatique. Pourquoi y-a-t-il des
guerres entre les Etats ? Quelle en est la cause ? Comment sortir dès
lors de cette situation turbulente et menaçante pour étendre la
paix perpétuelle à l'échelle étatique et globale
?
II.3.1. Indépendance des Etats
Il est clair que, pour Kant, chaque Etat est
indépendant. Autrement dit, chaque Etat est capable de se constituer
juridiquement et de choisir son dirigeant. Car, c'est par ce seul moyen que la
constitution civile garantit les libertés des individus, ceux-ci
prêtant une obéissance commune à leur souverain. C'est dire
que le besoin d'un maître reste le principe directeur et
fédérateur dans la constitution civile. Car, en y entrant,
« ils se garantissent réciproquement la sûreté
requise, par l'obéissance commune qu'ils prêtent au souverain.
»44
Aussi Kant souligne qu' « un Etat, parvenu une fois
à l'indépendance, ne se soumettra pas à la décision
d'autres Etats, sur la manière dont il doit soutenir ses droits, contre
eux. »45
43 E. Kant, Sur le lieu commun, p.286.
44 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.340
45 Ibidem, p.366.
46 ibidem
47 Ibidem, p.367
26
De cette situation, il convient de souligner le noyau de
l'argument kantien consistant à refuser à un Etat la
supériorité ni la puissance à l'égard d'autres
Etats. Car la position de domination et de puissance ne conduit que
difficilement à la paix perpétuelle.
C'est ce que Kant résume en ces termes :
Une partie même du monde, si elle se sent
supérieure à une autre, ne négligera pas d'agrandir sa
puissance, en se soumettant celle qui lui est inférieure en force. Et
ainsi s'évanouissent tous les beaux plans de droit civil, public et
cosmopolitique ; au lieu qu'une pratique, fondée sur des principes
déduits de la connaissance de la nature humaine et qui ne rougit pas
d'emprunter ses maximes de l'usage du monde, semble pouvoir seule
espérer de poser sur un fondement inébranlable l'édifice
de sa politique.46
D'après Kant l'évanouissent des beaux plans de
droit civil, public et cosmopolitique est nécessairement à
éviter. Car la domination d'un seul Etat peut entraîner de
perpétuels renversements de l'ordre de paix éternelle entre les
individus et entre les Etats. Cette situation peut émaner des
défauts venus de la constitution civile à telle enseigne que
S'il s'est glissé des défauts, soit dans la
constitution d'un Etat, soit dans les rapports des Etats entre eux, il est
principalement du devoir des chefs d'y faire aussitôt des amendements
conformes au droit naturel établi sur la raison ; dussent-ils même
sacrifier à ces changements leurs propres intérêts. 47
L'indépendance d'un Etat ne doit pas enfermer cet Etat
sur lui-même, car « l'état juridique
intra-étatique, affirme Habermas, doit déboucher sur un
état juridique global qui tout à la fois unit les peuples et
supprime la guerre ».
II.3.2. Le rapport entre Etats
L'existence de plusieurs Etats se place à l'actif de
l'étude du rapport entre les Etats.
Autrement dit, la nature du rapport que les Etats
entretiennent entre eux nécessite à être
éclairée dans la quête de la paix perpétuelle.
27
Il y a certes la guerre qui prévaut entre les Etats,
considérés comme vivants encore dans l'état de nature. Or,
la guerre, selon le mot d'un Grec, est un mal, en ce qu'elle fait plus de
méchant qu'elle n'en emporte. »48
Aussi Kant note-t-il que « quant à la guerre
même, elle n'a besoin d'aucun motif particulier ; elle semble
entrée dans la nature humaine, passant même pour un acte de
noblesse, auquel doit porter l'amour seul de la gloire, sans aucun ressort
d'intérêt. »49
Ceci pousse à souligner en outre le fait que la guerre
entre les Etats ne peut en aucune manière être une guerre
punitive, car, poursuit Kant,
Une guerre punitive contre des ennemis injustes demeure une
idée inconséquente, tant que nous ne prenons en compte que des
Etats dont la souveraineté est illimitée. En effet, ceux-ci ne
pourraient, sans diminuer leur souveraineté, reconnaître une
instance judiciaire qui trancherait impartialement des infractions aux
règles dans les relations entre les Etats. Seules la victoire et la
défaite décident de quel côté est le bon droit
50.
Préconisant la suppression de la guerre dans le rapport
inter-étatique, le deuxième article définitif pour la paix
perpétuelle déclare qu' « il faut que le droit public
soit fondé sur une fédération d'états libres
». Car, remarque Kant,
Tant que ce dernier pas(à savoir l'association des
Etats) n'est pas franchi(...), tant que des Etats consacreront toutes leurs
forces à leurs visées expansionnistes vaines et violentes, tant
qu'ils entraveront ainsi constamment le lent effort de formation interne du
mode de pensée de leurs citoyens, (...) on ne peut s'attendre à
aucun résultat de ce genre (à savoir qu'il n'y aura pas de paix
perpétuelle) . Pour y arriver, il faut un long travail intérieur
de chaque communauté en vue de former ses citoyens51.
Face à cette difficile paix perpétuelle qu'il
s'agit d'établir entre les Etats, il convient d'opter pour le
modèle de la Charte des Nations unies. Cette dernière interdit
les guerres d'agression et, en cas de menace ou de rupture de paix, ou encore
en cas d'agression, autorise le conseil de Sécurité à
prendre les mesures appropriées, qui peuvent être des actions
militaires. Autrement dit,
48 Ibidem, p. 358.
49 Ibidem, p.358.
50 J. Habermas, La paix perpétuelle,
p. 13.
51 E. Kant, H.U., p.199.
28
Le rapport externe des relations internationales entre Etats
qui constituent de simples environnements les uns pour les autres, relations
qui sont régulées par des contrats, est alors modifié par
un rapport cette fois fondé sur un règlement ou sur une
constitution. 52
En outre, Kant souligne que
Si l'on concentre son attention uniquement sur la constitution
civile et ses lois d'une part, et d'autre part sur les relations
internationales, (...) on découvrira, je crois, un fil conducteur qui ne
sera pas seulement utile à l'explication du jeu confus des affaires
humaines, ou à la prophétie politique des transformations
futures, (...) mais qui ouvrira (...) une perspective consolante sur l'avenir,
où l'espèce humaine est représentée dans une
ère très lointaine comme travaillant cependant à
s'élever enfin à un état où tous les germes que la
nature a placés en elle pourront être complètement
accomplie53.
Nonobstant ces germes que la nature place dans l'espèce
humaine pour son complet épanouissement, Kant affirme que « la
nature a placé à côté de chaque peuple, un autre
peuple voisin, qui le presse et l'oblige à e constituer en Etat, pour
formes une puissance capable de s'opposer à ses entreprises.
»54
Cette citation nous aide à mieux comprendre
l'indépendance des Etats que l'auteur du Projet de paix
perpétuelle ne cesse de fustiger.
Abordant le problème du droit après la guerre, Kant
stipule que
Le droit qui fait suite à la guerre,
c'est-à-dire au moment du traité de paix, et compte tenu des
séquelles de la guerre, consiste pour le vainqueur à poser les
conditions auxquelles il peut s'entendre avec le vaincu et négocier des
traités en vue de parvenir à la conclusion de paix, et ce non pas
au non d'un quelconque droit dont il se réclamerait et qui lui
reviendrait en raison de la prétendue lésion qui lui aurait faite
son adversaire, mais en s'autorisant de sa force tout en laissant cette
question en suspens.55
Aussi Kant constate-t-il que
Il ne conviendrait pas mal à un peuple, de
célébrer, après une guerre, à la suite des actions
de grâce pour la paix, un jeûne solennel, pour demander pardon
à Dieu du crime que l'Etat vient de commettre et que le genre humain se
permet encore toujours, de refuser de vivre avec les autres peuples dans un
ordre légal, auquel, jaloux d'une orgueilleuse indépendance, il
préfère le moyen
52 J. Habermas, op.cit., pp. 52-53.
53 E. Kant, H.U., p. 204.
54 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.359.
55 E. Kant, M.M, Doctrine du droit, p.621.
29
barbare de la guerre, sans qu'elle lui procure ce qu'il veut,
la jouissance assurée de ses droits. Les actions de grâces qui se
rendent durant la guerre, les hymnes qu'on chante, en vrais juifs, au Seigneur
des armées, ne contrastent pas moins avec l'idée morale du
père des hommes ; elles annoncent une coupable indifférence pour
les principes que les peuples devraient suivre dans la défense de leurs
droits et expriment une joie infernale d'avoir tué bien des hommes, ou
anéanti leur bonheur 56.
Avant de clore ce point, analysons les maximes57
des sophistes que suivent tacitement les moralistes politiques et à quoi
se réduit à peu près tout leur savoir-faire. Ces maximes
sont les suivants :
i) Fac et excusa. Saisis l'occasion favorable de t'emparer
d'un droit sur ton propre Etat, ou sur un Etat voisin. Il vaut mieux
commettre l'acte de violence et l'excuser ensuite que de
réfléchir péniblement à des raisons convaincantes
et de perdre du temps à écouter les objections.
ii) Si fecisti, nega. Nie tout ce que tu as commis. Si tu par
exemple porté ton peuple au désespoir et ainsi à la
révolte, n'avoue pas que ce soit ta faute. Mets tout sur le compte de
l'obstination des sujets. A-tu pris possession d'un Etat voisin, soutiens qu'il
faut s'en prendre à la nature de l'homme, qui, d'il n'est pas
prévenu, s'emparera certainement du bien d'autrui.
Personne, il est vrai, n'est plus le dupe de ces maximes,
trop universellement connues pour en imposer encore.
iii) Divide et impera. Divise-les entre eux, tâche de
les brouiller avec le peuple. Favorise le dernier et promets lui plus de
liberté ; ta volonté aura bientôt force de la loi
absolue.
Ces maximes sont des justificatifs du comportement belliqueux
que l'on observe dans le chef de ceux qui sont toujours prêts à
saisir une occasion pour faire la guerre. Cependant, nous constatons à
la suite de Kant que
56 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.350.
57 Ibidem, p. 370.
30
Tous ces détours où s'engage une politique
immorale pour conduire les hommes de l'état de guerre, qui est celui de
la nature, à une situation pacifique, prouvent du moins : que, ni dans
leurs relations personnelles, ni dans leurs rapports publics, les hommes se
sauraient e refuser à l'idée du droit ; qu'ils ne hasardent pas
de fonder la politique sur de simples artifices de prudence, ni par
conséquent de se soustraire à l'idée d'un droit universel
; qu'ils lui témoignent au contraire tous les égard possibles,
surtout dans le droit public, lors même qu'ils imaginent des
prétextes et de palliatifs à l'infini, pour y échapper
dans la pratique, et qu'au fond ils attribuent par une grossière erreur
l'origine et le maintien du droit à la force aidée par la ruse
58.
II.4. La société des nations
Pour Kant, l'avons-nous dit, « le problème de
l'édification d'une constitution civile
parfaite est lié au problème de
l'établissement d'une relation extérieure légale entre les
Etats, et ne peut être résolu sans ce dernier
»59. Cette relation légale entre les Etats permet
à toute communauté de jouir d'une liberté sans frein et
que, par suite, un Etat doit s'attendre à subir de la part d'un autre
exactement les mêmes maux qui pesaient sur les individus particuliers et
les contraignaient à entrer dans un état civil conforme à
la loi.
C'est ainsi que la nature se sert de ce caractère peu
accommodant des hommes, et même des grandes sociétés afin
de forger, au sein de leur antagonisme inévitable, un état de
calme et de sécurité. C'est-à-dire, explique l'ermite de
Konigsberg,
C'est par le truchement de guerres,(...), par la
détresse qui s'ensuit finalement à l'intérieur de chaque
Etat( même en temps de paix), que la nature pousse les Etats à
faire des tentatives au début imparfaites, puis, finalement,
après bien des désastres, bien des naufrages, après
même un épuisement intérieur exhaustif de leurs forces,
à faire ce que la raison aurait aussi bien pu leur dire sans qu'il leur
en coûtât d'aussi tristes expériences, c'est-à-dire
à sortir de l'absence de loi propre aux sauvages pour entrer dans une
Société des Nations dans laquelle chaque Etat, même le plus
petit, pourrait attendre sa sécurité et ses droits, non de sa
propre force ou de sa propre appréciation du droit, mais uniquement de
cette grande Société des Nations (Foedus ampphictyonum),
c'est-à-dire d'une force unie et de la décision légale de
la volonté unifiée. »60
58 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.371.
59 E. Kant, H.U., p.197.
60 E. Kant, idée d'une histoire universelle
d'un point de vue cosmopolitique, p. 197.
31
Kant est donc convaincu que la Société des
Nations constitue l'issue inévitable de la détresse en laquelle
les hommes se plongent eux-mêmes, et qui doit contraindre les Etats
à prendre précisément la même décision que
celle que l'homme sauvage avait été contraint de prendre tout
aussi à contrecoeur. Car, poursuit Kant,
Toutes les guerres sont autant de tentatives (...) pour mettre
en place de nouvelles relations entre les Etats, pour former par la destruction
des anciens, ou tout au moins par leur morcellement, de nouveaux corps qui
cependant ne peuvent à leur tour se maintenir, soit en eux-mêmes,
soit les uns à coté des autres (...) ; jusqu'à ce que,
finalement, (...), un état de choses s'instaure qui, semblable à
une constitution civile, pourra se maintenir de lui-même comme un
automate61.
Cette évocation révèle à
suffisance l'impérieuse nécessité de l'institution d'une
Société des Nations, laquelle assurera le calme et la
sécurité tant des individus que des Etats dans leur rapport
d'indépendance réciproque, et c'est de cette seule façon
que se dessine l'avènement de la paix perpétuelle dans le genre
humain.
II.5. Conclusion partielle
On a montré que le concept kantien d'une alliance des
peuples qui soit permanente tout en
respectant la souveraineté des Etats, n'est pas
consistant. Il faut que le droit cosmopolitique soit institutionnalisé
de telle manière qu'il engage les différents gouvernements.
61 Ibidem
32
Chapitre III. : DE L'ETAT COSMOPOLITIQUE
III.0. Introduction
Kant se propose d'apporter à la théorie du droit
une troisième dimension : au droit étatique et au droit des gens
sa s'ajouter le droit de citoyens du monde, le droit cosmopolitique. En
considérant la limite de la souveraineté étatique comme
insurmontable, Kant conçoit dès lors l'union cosmopolitique comme
une fédération d'Etats et non comme une fédération
de cosmopolites. C'est ainsi que nous nous proposons de nous appesantir au
travers de ce troisième chapitre sur quatre points essentiels, à
savoir : le droit à la paix, le droit des gens, le droit cosmopolitique
et la nature comme garant de la paix perpétuelle.
III.1. Le droit à la paix
Par droit à la paix, Kant entend le droit de
neutralité, le droit de garantie et le droit d'alliance
réciproque.
i) Le droit de neutralité est le droit d'être en
paix quand il y a guerre dans le voisinage.
ii) Le droit de garantie est le droit de se faire assurer que
la paix conclue durera.
iii) Le droit d'alliance
réciproque(confédération) entre plusieurs Etats, pour se
défendre en commun contre toutes les attaques extérieures ou
intérieures éventuelles ; ce n'est pas une coalition offensive ni
expansionniste.
Ce droit à la paix se doit de devenir droit à la
paix perpétuelle dans la mesure où la paix perpétuelle,
dit Habermas62, est pour Kant, un idéal par lequel on peut
rendre l'idée d'un état cosmopolitique à la fois
attractive et concrète. Cela signifie que la paix perpétuelle est
une caractéristique importante de l'état cosmopolitique.
62 J. Habermas, La paix perpétuelle,
p.7.
33
III.2. Du droit des gens
III.2.1. Définition et but du droit des gens.
Le droit des gens, ayant pour but la paix
perpétuelle63, est ce droit qui fait q'un Etat prenne en
charge d'une part le droit à la guerre, d'autre part le droit
d'être en guerre, puis le droit de contrainte réciproque en vue de
sortir de l'état de guerre, partant d'instaurer une constitution fondant
une paix durable, c'est-à-dire le droit des hommes pris isolément
ou des familles(dans leurs rapports réciproques), en l'état de
nature.
C'est dire que dans le droit des gens, ce qui compte n'est pas
seulement le rapport d'un Etat à un autre - pris chacun comme
totalité - mais encore le rapport des personnes isolées de l'un
à celles de l'autre, aussi bien qu'à l'autre Etat lui-même
dans sa totalité qui est pris en considération.
John Rawls définit le droit des gens comme «
une conception politique du droit et de la justice qui s'applique aux principes
et aux normes du droit international et à sa pratique
»64 .
III.2.2. Eléments du droit des gens
Les éléments du droit des gens sont les suivants
:
i) Les Etats, considérés dans leur rapport
extérieur réciproque, sont par nature dans un état non
juridique(comme des sauvages sans lois).
ii) Cet état est un état de guerre(où
règne le droit du plus fort)
iii) Suivant l'Idée d'un contrat social originaire,
est nécessaire une ligue des peuples par où ils n'engagent certes
à ne pas s'immiscer réciproquement dans leurs
63 Le contenu que Kant met dans la paix
perpétuelle est compris dans l'établissement d'un état de
paix, défini par la fin de la guerre. Il est pratiquement question d'une
alliance de paix qui est censée mettre fin à tout jamais à
toutes les guerres et écarter les fléaux de la guerre en tant que
tels. Cfr J. Habermas, La paix perpétuelle, p.12.
64 J. Rawls, Le droit des gens, p.40.
34
dissensions intestines respectives, mais à se
protéger toutefois mutuellement contre les attaques
extérieures.
iv) Cette alliance ne doit pourtant
comporter aucune puissance souveraine(comme c'est le cas dans une
constitution civile), mais seulement une association (fédérative)
; une confédération qui peut à tout moment être
dénoncée, et doit être renouvelée de temps à
autre, c'est un droit in subsidium d'un autre droit qui est originaire, celui
de se garder réciproquement de tomber en état de guerre
ouverte(foedus amphictyonum).
Le droit des gens suppose donc un état juridique ; car,
déclare Kant,
Etant un droit public, il renferme déjà dans sa
notion la déclaration des droits que la volonté
générale assigne à chacun. Cet état juridique doit
résulter d'un pacte antécédent, fondé non sur des
lois de contrainte, comme le pacte civil, mais, si on veut, sur une association
permanente et libre, telle que la fédération des Etats 65.
C'est dire que l'association fédérative des
Etats se présente comme un état juridique compatible avec la
liberté des Etats pour le seul maintien de la paix. La garantie de la
liberté des Etats est, pour Kant, ce qu'il y a de plus essentiel
relativement à la paix perpétuelle ; et ce d'après le
droit civil, public et cosmopolitique.
III.3. le droit cosmopolitique
Le jus cosmopoliticum se définit comme le
droit de tous les citoyens du monde. Autrement dit, c'est le droit qui porte
sur l'unification possible de tous les peuples, relative à certaines
lois universelles. Cette définition se comprend du fait que
Tous les peuples sont originairement en situation de
communauté du sol, non pas certes de communauté juridique de
possession(commerce), ni donc d'usage ou de propriété de ce sol,
mais en situation d'action réciproque physique possible(commercium),
c'est-à-dire le rapport généralisé entre chacun et
tous les autres consistant à se prêter à un commerce
réciproque, ils
65 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.379.
35
ont le droit de tenter d'instaurer ce commerce avec chacun,
sans que l'étranger soit pour autant justifié à traiter en
ennemi celui qui fait cette tentative66.
Cette citation tirée de la pratique du commerce entre
les peuples illustre à suffisance le caractère d'unification des
peuples, tel que la définition du jus cosmopoliticum le met
profondément en musique.
III.3.1. Le républicalisme ( la constitution
républicaine)
Le premier article définitif pour la paix
perpétuelle stipule que « La constitution civile de chaque
état doit être républicaine». Car, poursuit Kant,
« il n'y a donc que la constitution républicaine, qui,
relativement au droit, serve de base primitive à toutes les
constitutions civiles ; reste à savoir, si elle est aussi la seule qui
puisse amener une paix perpétuelle. »67
Reposons-nous donc la question de savoir de quelle
manière la constitution républicaine peut-elle nous faire
espérer une pacification permanente ? Pour y répondre Kant
souligne que
Suivant le mode de cette constitution, il faut que chaque
citoyen concoure, par son assentiment, à décider la question si
l'on fera la guerre, ou non. Or, décréter la guerre, n'est-ce
pas, pour des citoyens, décréter contre eux-mêmes toutes
les calamités de la guerre : leurs propres moyens aux frais de la guerre
; de réparer péniblement les dévastations qu'elle cause ;
et pour comble de maux, de se charger enfin de tout le poids d'une dette
nationale qui rendra la paix même amère et ne pourra jamais
être acquittée, puisqu'il y aura toujours de nouvelles
guerres68.
Il découle de cette affirmation que les citoyens,
reconnaissant les conséquences de la guerre, ne peuvent d'aucune
manière être enclins à souscrire pour la thèse de la
guerre ; mais ils rechercheront à tout prix la paix entre tous.
Cependant, pour empêcher qu'on ne confonde la
constitution républicaine avec la démocratique, il faut faire les
observations suivantes :
66 E. Kant, Métaphysique des moeurs. I.
Doctrine du droit, p. 626.
67 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.342.
68 Ibidem, p.343.
36
Les formes d'un Etat peuvent être divisées, soit
selon les personnes qui jouissent du souverain pouvoir, soit d'après le
mode d'administration dont use le chef quelconque du peuple.
La première forme s'appelle la forme du souverain(forma
imperii) et il ne peut y en avoir que trois : l'autocratie, quand un seul a le
pouvoir suprême ; l'aristocratie, quand plusieurs le partagent ; la
démocratie, quand tous les membres de la société
l'exercent.
L'autre forme est celle du gouvernement (forma regiminis) ;
C'est le mode constitutionnel suivant lequel la volonté
générale du peuple a décidé que s'exercerait son
pouvoir ; et sous ce rapport, elle est ou républicaine ou despotique.
Toutefois, dit Kant,
Un Etat peut avoir un gouvernement républicain, alors
même qu'il laisse encore subsister un pouvoir despotique, jusqu'à
ce que le peuple cède enfin à l'influence de l'autorité
seule de la loi, comme si elle avait une puissance physique, et qu'il soit
capable d'être son propre législateur, ainsi que son droit
primitif l'exige. 69
Il s'avère donc nécessaire dans la perspective
de la paix perpétuelle que les Etats optent pour le gouvernement de type
républicain de telle sorte que « les relations internationales
perdent leur caractère belliqueux dans la mesure où les Etats
adoptent des gouvernements de type républicain. »70
Aussi faut-il noter, à la suite de Kant, que «
dans une communauté républicaine, les principes de la
constitution offrent des critères qui doivent permettre d'évaluer
publiquement la politique menée »71. Ceci attribue
davantage la fiabilité à la constitution républicaine dans
la mesure où elle constitue l'essentiel du premier article
définitif pour la paix perpétuelle.
69 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.367.
70 J. Habermas, op.cit., p.28.
71 Ibidem, p.39.
37
III.3.2. De l'hospitalité universelle
Le troisième article définitif pour la paix
perpétuelle stipule que le droit cosmopolitique doit se borner aux
conditions d'une hospitalité universelle. Il s'agit du droit d'une
hospitalité universelle. En d'autres termes, l'hospitalité ici
signifie uniquement le droit qu'a chaque étranger de ne pas être
traité en ennemi dans le pays où il arrive. C'est-à-dire,
on peut refuser de le recevoir, mais on n'ose pas agir hostilement contre lui,
tant qu'il n'offense personne.
Notons cependant qu'il n'est pas question du droit
d'être reçu et admis dans la maison d'un particulier, mais
seulement du droit qu'ont tous les hommes de demander aux étrangers
d'entrer dans leur société. Ce droit est fondé sur celui
de la possession commune de la surface de la terre, dont la forme
sphérique oblige les hommes à se supporter les uns à
côté des autres, parce qu'ils ne sauraient s'y disperser à
l'infini et qu'originairement l'un n'a pas plus de droit que l'autre à
une contrée.
Aussi Kant est-il convaincu que c'est les droits de la nature
qui ordonnent cette hospitalité, car la nature se contente de fixer les
conditions sous lesquelles on peut essayer de former des liaisons avec les
indigènes d'un pays. C'est ce qu'il exprime en ces termes : «
De cette manière des régions éloignées les uns
des autres peuvent contracter des relations amicales, sanctionnées enfin
par des lois publiques, et le genre humain se rapprocher insensiblement d'une
constitution cosmopolitique »72.
L'idée d'une constitution cosmopolitique, mieux, d'un
droit cosmopolitique ne pourra plus passer pour une exagération
fantastique du droit ; elle est, dit Kant, le dernier degré de
perfection nécessaire au code tacite du droit civil et public ; car il
faut que ces systèmes conduisent enfin à un droit public des
hommes en général.
72 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p.351.
38
III.3.3. De la fédération des Etats libres
(ou alliance des peuples)
La fédération des peuples n'a pour objet que le
maintien de la paix entre les peuples. C'est pourquoi, d'après Kant, le
but de l'état légal qu'il s'agit d'établir entre les
peuples, se conçoit comme l'abolition de la guerre : « il ne
doit pas y avoir de guerre, il s'agit de mettre fin aux funestes menées
guerrières »73.
Afin d'expliquer pourquoi la formation d'une alliance des
peuples pourrait servir l'intérêt bien compris des Etats,
Kant74 évoque notamment trois tendances naturelles favorables
à la raison :
i) Le caractère pacifique des républiques
ii) La force socialisatrice du commerce international et
iii) La fonction de l'espace public politique. Parlant de
l'espace public civil, Habermas cite Kant en écrivant que
L'espace public civil détient en premier lieu une
fonction de contrôle ; il peut en effet empêcher par la critique
publique la mise en oeuvre de projets `ténébreux' incompatibles
avec des maximes publiquement défendables. D'après Kant, elle
doit cependant acquérir une fonction programmatique, dans la mesure
où les philosophes, en leur qualité de `maîtres de droit'
ou, comme nous dirions aujourd'hui, d'intellectuels, ont le droit de publier
librement les maximes générales qui concernent la guerre et la
paix, ce qui leur permet de convaincre le public des citoyens du bien
fondé de leurs principes 75.
Kant perçoit dans l'interdépendance croissante
des sociétés t dans l'extension du commerce une tendance
favorable à l'union pacifique des peuples. Pour Kant donc, cette
interdépendance est favorisée elle-même par
l'échange des informations, des personnes et des marchandises.
Développés au début de la
modernité, « les relations commerciales s'intensifient pour
constituer un marché mondial qui, selon la conception de Kant, se sert
de l'esprit d'intérêt de chaque peuple pour justifier
l'intérêt qu'il y a à garantir des conditions pacifiques.
»76
73 E. Kant cité par Habermas, op.
cit., p.11
74 Kant cité par Habermas, op.cit, p.27.
75 Ibidem, p.39.
76 J. Habermas, op.cit., p.32.
39
Signalons en passant que Kant avait conçu l'expansion
de l'association formée par des Etats libres comme la cristallisation
d'un nombre croissant d'Etats autour du noyau constitué par une
avant-garde de républiques pacifiques : « car si le bonheur
voulait qu'un peuple, aussi puissant qu'éclairé, pût se
constituer en république(...), il y aurait dès lors un centre
pour cette association fédérative ; d'autres Etats pourraient y
adhérer(...) et cette alliance pourrait s'étendre insensiblement
»77.
L'organisation mondiale réunit aujourd'hui tous les
Etats, indépendamment du fait de savoir s'ils ont déjà une
constitution républicaine et s'ils respectent les droits de l'homme.
L'unité politique du monde trouve son expression dans l'assemblée
générale des Nations unies où tous les gouvernements sont
également représentés.
On peut appeler une telle union de quelques Etats,
destinée à maintenir la paix, le congrès permanent des
Etats, auquel tous les Etats voisins sont libres de se joindre. Sous le terme
de congrès, écrit Habermas, on n'entend toutefois qu'un conseil
formé arbitrairement par différents Etats, à tout moment
révocable, non pas une confédération (telle celle des
Etats américains) fondée sur une constitution politique et donc
indissoluble - c'est seulement par un tel congrès que peut être
réalisée l'idée d'instaurer un droit public des gens qui
tranche leurs conflits de manière civile, comme par un procès, et
non pas de façon barbare (à la manière des sauvages),
c'est-à-dire par la guerre.
III.4. la nature comme garant de la paix
perpétuelle
Kant déclare dans son ouvrage intitulé
Projet de paix perpétuelle que « le garant de ce
traité n'est rien moins que l'ingénieuse et grande
ouvrière, la nature ( nature daedala
77 Kant cité par Habermas, p. 65.
40
rerum) »78 Il souligne en outre que
« le grand but de la nature est de faire naître parmi les
hommes, contre leur intention, l'harmonie du sein même de leurs discordes
»79.
Partant de ces affirmations et parlant de la nature, Kant stipule
que
L'ordonnance mesurée que nous observons dans le cours
des événements du monde, fait qu'on la nomme Providence, en tant
que nous voyons en elle la sagesse profonde d'une cause supérieure, qui
prédétermine la marche des destinées et les fait tendre au
but objectif du genre humain80.
Avant de déterminer la manière même dont
la Nature garantit la paix perpétuelle, il sera nécessaire
d'examiner la situation où elle place les personnages qui figurent sur
ce vaste théâtre et les mesures qu'elle a prises pour leur rendre
cette paix nécessaire. Voici ses arrangements
préparatoires81 :
i) Elle a mis les hommes en état de vivre dans tous les
climats.
ii) Elle les a dispersés au moyen de la guerre, afin
qu'ils peuplassent les régions les plus inhospitalières.
iii) Elle les a contraints par la même voie à
contracter des relations plus ou moins légales.
Aussi Kant reconnaît-il que
Si la Nature sépare sagement les peuples, que chaque
Etat voudrait combiner, soit par ruse soit de force, et cela d'après les
principes mêmes du droit des gens ; elle se sert, au contraire, de
l'esprit d'intérêt de chaque peuple pour opérer entre eux
une union, que l'idée seule du droit cosmopolitique n'aurait pas
suffisamment garantie de la violence et des guerres. Je parle de l'esprit de `
commerce qui s'empare tôt ou tard de chaque nation et qui est
incompatible avec la guerre' 82.
La nature est donc le garant de la paix perpétuelle,
car si la Nature veut qu'une chose arrive, elle en fait aux hommes un devoir.
C'est-à-dire, poursuit Kant, que « la raison
78 E. Kant, Projet de paix
perpétuelle, p. 353.
79 Ibidem
80 Ibidem
81 Ibid., p.356.
82 Ibid., p.362.
41
pratique qui puisse prescrire à des êtres
libres des lois sans les contraindre ; mais cela veut dire que la Nature le
fait elle-même, que nous le voulions ou non »83.
Il s'agit maintenant d'examiner ce qu'il y a de plus essentiel
relativement à la paix perpétuelle, à savoir ce que la
Nature fait à cet égard. Car, renchérit Kant, «
tout ce que l'homme serait tenu de faire librement d'après le droit
civil, public et cosmopolitique, s'il le néglige, il soit forcé
à le faire, par une contrainte de la Nature, sans préjudice de sa
liberté »84.
Disons grosso modo, à la suite de Kant, que
La nature garantit la paix perpétuelle par le moyen des
penchants humains ; et quoique l'assurance qu'elle nous en donne ne suffise pas
pour la prophétiser théoriquement, elle nous empêche du
moins de la regarder comme un but chimérique et nous fait par
lui-même un devoir d'y concourir85.
III.5. Conclusion partielle
Au terme de ce troisième et dernier chapitre de notre
réflexion, nous reconnaissons que l'exigence de l'institutionnalisation
du droit cosmopolitique reste absolument dominant dans le projet de paix
perpétuelle. C'est-à-dire que la reconnaissance tour à
tour du droit à la paix, du droit des gens et de l'état
cosmopolitique est le moyen par lequel cette institutionnalisation du droit
cosmopolitique trouve son expression la plus plausible.
Autrement dit, le droit cosmopolitique est un
élément nécessaire dans la quête de la paix
perpétuelle, laquelle paix est garantie par la nature, entendue sous
l'acception de la Providence.
83 Ibid., p.359.
84 Ibidem.
85 Ibid., p.362.
42
IV. CONCLUSION GENERALE
IV. 1. CRITIQUE
Pour ne pas perdre le contact avec un paysage
géopolitique du monde profondément transformé,
l'idée kantienne de l'état cosmopolitique demande à
être reformulée. Autrement dit, une conception du droit
cosmopolitique doit être reformulée en fonction des besoins de
notre époque, car une elle est parfaitement susceptible de rencontrer
une constellation favorable des forces en présence, si nous donnons de
conditions fort différentes auxquelles nous avons affaire à la
fois du XXè siècle une interprétation
appropriée.
Cette reformulation se doit toutefois de prendre en
considération l'ère actuelle du monde, c'est-à-dire elle
doit tenir compte des enjeux actuels de la mondialisation. C'est ce que
souligne Habermas en stipulant que
Aujourd'hui, les médias ramifiés à
travers le monde, les réseaux et systèmes en
général obligent à intensifier les relations symboliques
et sociales, ce qui entraîne l'influence réciproque des
événements locaux et des événements lointains. Du
fait de tels processus de globalisation, les sociétés complexes
à infrastructure technique fragile deviennent de plus en plus
vulnérables 86.
C'est donc à ce travail de reformulation et
d'actualisation que Habermas87 s'est adonné en
écrivant son livre intitulé La paix perpétuelle
avec comme sous titre Le bicentenaire d'une idée
kantienne.
Aussi l'effort habermassien de repenser le projet kantien
s'est-il déployé de manière significative à travers
les trois éléments suivants dont il faut intégrer dans le
projet de paix perpétuelle. Il s'agit de :
i) La création d'un Parlement mondial
ii) Le développement d'une justice mondiale
iii) L'urgence de réorganiser le conseil de
Sécurité.
86 Ibidem, p. 35.
87 D'aucuns qualifient Jurgen Habermas de Kant
d'aujourd'hui.
43
Il convient de souligner que Habermas situe sa contribution
dans la dynamique de la réformation des Nations unies en une
démocratie cosmopolitique comportant les trois éléments
susmentionnés.
C'est ainsi, dit Habermas, que
(...)Depuis l'initiative du président Wilson et la
fondation de la société des Nations à Genève, cette
idée a été sans cesse reprise et implémentée
par la politique. Après la fin de la seconde guerre mondiale,
l'idée de la paix perpétuelle a acquis une forme concrète
dans les institutions, les déclarations et les initiatives politiques de
Nations unies (et d'autres organisations supranationales)88.
D'après le constat de Habermas, « la
globalisation remet en question certaines conditions essentielles du droit
international classique, notamment la souveraineté des Etats et la
séparation rigoureuse entre politique intérieure et politique
extérieure »89.
Il illustre son argumentation en reconnaissant que
Les acteurs non étatiques, comme les multinationales et
les banques privées ayant une influence internationale, sapent la
souveraineté nationale formellement reconnue. Tel est le cas : de nos
jours, chacune de trente entreprises les plus importantes qui opèrent
à l'échelle du globe produit un chiffre d'affaire annuel plus
important que le produit national de chacun des quatre-vingt-dix pays
représentés dans l'ONU 90
Aussi Habermas renchérit-il que
A la suite de la dénationalisation de l'économie
et en particulier de la mondialisation du réseau des marchés
financiers et de la production industrielle elle-même, la politique
nationale perd cependant à la fois le contrôle des conditions de
production générales et, du même coup, le levier permettant
de maintenir le niveau de vie atteint 91.
Eu égard à ce qui précède, il
appert que le projet kantien de paix perpétuelle vaut encore son
présent d'or à notre ère de la mondialisation. Mais
seulement, comme l'a si bien explicité Habermas, il convient de
l'actualiser en fonction des besoins de notre temps. C'est dans ce
88 Ibidem, p.48.
89 Ibidem, p.35.
90 J. Habermas, op.cit., p.36.
91 Ibidem, p. 37.
92 Ibidem, p.101.
44
sens qu'il est important de restructurer l'ONU qui serait le
tremplin donateur d'élan à l'établissement mondial de la
paix.
Aujourd'hui, dans sa forme classique, souligne Habermas,
Le droit international a manifestement échoué
devant la réalité factuelle des guerres totales
déclenchées au cours du XX ième siècle.
Le débordement des limites -territoriales, techniques et
idéologiques- de la guerre repose sur de puissants moteurs. Or, il y a
plus de chance de les juguler par les sanctions et les interventions d'une
communauté organisée des peuples, que par l'appel, inefficace du
point de vue juridique, à la conscience éclairée des
gouvernements souverains 92
IV.2. REPRISE ET PROSPECTIVE
Voici les trois articles définitifs que Kant retient pour
l'avènement de la paix perpétuelle.
i) « la constitution civile de chaque état doit
être républicaine »
ii) « il faut que le droit public soit fondé sur une
fédération d'états libres » le droit cosmopolitique
doit se borner aux conditions d'une hospitalité universelle.
Article secret pour la paix perpétuelle : « les
maximes des philosophes sur les conditions qui rendent possible la paix
perpétuelle, doivent être consultées par les Etats
armés pour la guerre ». (Kant, ppp., p.363) L'Etat invitera
tacitement les philosophes à donner leur avis: c'est-à-dire que,
faisant mystère de l'intention qu'il a de les suivre, il leur permettra
de publier librement les maximes générales qui concernent la
guerre et la paix ; car ils ne manqueront point de parler, pourvu qu'on ne leur
impose pas silence.
«Si le devoir existe, si l'on peut même concevoir
l'espérance de réaliser, quoique par des progrès sans fin,
le règne du droit public, ; la paix perpétuelle qui
succédera aux trêves jusqu'ici nommées traités de
paix n'est donc pas une chimère, mais un problème dont le
45
temps, vraisemblablement abrégé par
l'uniformité des progrès de l'esprit humain, nous promet la
solution »93.
« l'humanité en tant que telle ne peut pas faire
la guerre(...), le concept d'humanité » exclut le
concept d'ennemi »94
S'il y a donc plusieurs races, il n'y a qu'une espèce
humaine.
Je pourrai donc admettre que, puisque le genre humain est
constamment en progrès en ce qui concerne la culture, en tant qu'elle
est sa fin naturelle, on le considère comme progressant également
vers le mieux en ce qui concerne la fin morale de cette existence, et que cette
progression soit sans doute interrompue parfois, mais jamais rompue
»95.
93 Ibidem, p. 383
94 Schmit cité par Habermas, p.113.
95 E. Kant, Sur le lieu commun, p.294.
11. KANT Emmanuel, Réflexion sur
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Philonenko, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1966, 160 p.
46
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11. , La philosophie du droit de Kant. Paris, Vrin,
1996, 292 p.
12. HABERMAS, J., Après l'Etat-nation. Une
nouvelle constellation politique. Traduit de l'Allemand par R. Rochlits,
Paris, Fayard, 2000, 151 p.
13. , La paix perpétuelle. Le
bicentenaire d'une idée kantienne. Traduction de l'Allemand par
Rainer Rochlitz, Paris, le Editions du Cerf, 1996, 123 p.
14. HART, H.L.A., le concept du droit. Traduit de
l'Anglais par Michel Van De Kerchove, Bruxelles, Facultés Universitaires
Saint-Louis(FUSL), 1986, 263 p.
15. KOFFI ANNAN, Pour un véritable partenariat
mondial. Rapport annuel sur l'activité de l'Organisation des Nations
Unies - 1998, Nex York, 1998, 86 p.
48
16. KUNG, H. et KUSCHEL., K.-J. , Manifeste pour une
éthique planétaire, La Déclaration du Parlement des
religions. Traduit de l'allemand par E. Bone (s.j.)., Paris, Ed. du Cerf,
1995, 127 p.
17. LACROIX, J., Kant et le kantisme. (Que sais-je
?). 2e édition revue. Paris, Presses Universitaires de
France, 1966, 124 p.
18. RAWLS, J., Le droit des gens. Avant-propos de
Bertrand Guillaume. Commentaire de Stanley Hoffmann, Paris, Esprit, 1996, 131
p.
19. RESZLER, A., Le pluralisme. Aspects historiques et
théoriques des sociétés pluralistes, Paris, Ed. de la
Table Ronde, 2001, 221 p.
20. TAVERNER, P. (Ed.), Nouvel ordre mondial et droits de
l'homme. La guerre du Golfe. Préface de M. Bettale, Rouen,
Publisud, 1993, 211 p.
21. TOSEL, A., Kant révolutionnaire. Droit et
politique, Paris, PUF, 1988, 122 p.
22. VILLEY, M., Philosophie du droit. I.
Définitions et fins du droit. Paris, Dalloz, 1975, 242 p.
23. ZIEGLER, J., Les nouveaux maîtres du monde et
ceux qui les résistent. Paris, Fayard, 2002, 364 p.
III. ARTICLES
1. FETSCHER, « Modèles d'ordre international.
Contribution au maintien de la paix mondiale », in Archives de
philosophie. 36. 1973, p.15-41.
2. GOYARD-FAVRE, S., « Y a-t-il crise de la
souveraineté ? », in Revue Internationale de philosophie.4. 1991,
p.458 -496.
3. HOUTART, F., « La mondialisation des
résistances et des luttes contre le néolibéralisme »,
in Mondialisation : comprendre pour agir. (Les livres du GRIP, 256257).
Bruxelles, GRIP, 2002, p. 176-183.
4. JOHN-MAMBO, M.J., « Jalons pour l'universalisme des
droits de l'homme », in Vingt-septième session d'Enseignement.
Institut International des droits de l'Homme, Strasbourg , Juillet, 1996,
p.279-287.
5. LEHNING, P.B., « Vers une société
civile multiculture : rôle du capital et de la citoyenneté
démocratique », in La société civile et le
développement international. Etudes du Centre de Développement.
Paris, 1988, p. 18-32.
49
TABLE DES MATIERES
0. INTRODUCTION GENERALE 1
0.1. PREAMBULE 5
0.2. PROBLEMATIQUE 6
0.3. DIVISION DU TRAVAIL 7
Chapitre I. : DE L'ETAT DE NATURE 8
I.0. Introduction 8
I.1. Définition et nécessité de
l'état de nature 8
I.2. Etat de nature ou état de guerre 9
I.3. Sortie de l'état de nature : accès aux
lumières 10
I.4. Conclusion partielle 13
Chapitre II. : DE L'ETAT DE DROIT 15
II.0. Introduction 15
II.1. Approche définitionnelle 15
II.1.1. Qu'est-ce qu'un Etat ? 15
II.1.2. Qu'est-ce que le droit ? 16
II.1.3. Qu'est-ce que l'Etat de droit ? 17
II.2. La constitution civile 18
II.2.1. Redéfinition de l'homme 18
II.2.2. Edification d'une constitution civile 20
II.3. Etat de droit ou Etats de droit ? 25
II.3.1. Indépendance des Etats 25
II.3.2. Le rapport entre Etats 26
II.4. La société des nations 30
II.5. Conclusion partielle 31
III.0. Introduction 32
III.1. Le droit à la paix 32
III.2. Du droit des gens 33
III.2.1. Définition et but du droit des gens. 33
III.2.2. Eléments du droit des gens 33
III.3. le droit cosmopolitique 34
III.3.1. Le républicalisme ( la constitution
républicaine) 35
III.3.2. De l'hospitalité universelle 37
III.3.3. De la fédération des Etats libres (ou
alliance des peuples) 38
III.4. la nature comme garant de la paix perpétuelle 39
III.5. Conclusion partielle 41
IV. CONCLUSION GENERALE 42
IV. 1. CRITIQUE 42
IV.2. REPRISE ET PROSPECTIVE 44
BIBLIOGRAPHIE 46
TABLE DES MATIERES 49
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