AVANT-PROPOS
L'étude que vous allez lire est un parti pris qui se
veut essentiellement socio-anthropologique. Cependant, les espaces urbains et
les ordures ménagères autour desquels la réflexion est
déployée ne sont pas admis par certaines personnes dans notre
entourage comme sujet de mémoire de maîtrise en
socio-anthropologie. Celles qui reçoivent toutefois favorablement cette
étude l'amputent de sa manche la plus importante mais qui, au demeurant,
est apparemment loin des objets d'études socio-anthropologiques à
savoir les espaces physiques urbains5. Plus d'une personne en effet
ne retiennent de notre thème que la gestion des ordures
ménagères, voire les ordures ménagères, ni plus ni
moins. Or, sur ce dernier aspect un de nos devanciers, Anne-Sidonie Zoa (1996,
7 et s.) fait état de plusieurs critiques aussi bien positives que
négatives qui lui ont été adressées pour avoir
choisi de fonder une réflexion sociologique sur les ordures à
Yaoundé.
En revanche, et mis à part la simplification à
l'extrême de notre thème, son choix n'a pas été
jugé d'impertinent et, avec autant de sévérité
comme ce fut le cas de l'étude de Anne-Sidonie Zoa. Au contraire il
s'avère qu'il est indiqué de réfléchir sur ces
ordures qui envahissent la ville de N'Djaména. En effet, l'ampleur de
l'insalubrité urbaine avec son corollaire d'épidémie de
maladies diarrhéiques telle que le choléra et autres pathologies
comme la fièvre typhoïde, les vers intestinaux... qui sont toujours
ponctuellement au rendezvous des saisons des pluies à N'Djaména,
justifient bien une réflexion sur cette banalité que constituent
les ordures ménagères.
Nous entrevoyons ici une relation de cause à effet
entre les représentations des espaces physiques urbains et des ordures
ménagères et la gestion des ordures dans l'environnement urbain.
Au-delà de cette problématique où nous proposons une
nouvelle compréhension des problèmes d'assainissement en milieu
urbain, beaucoup de questions sont soulevées. Ces questions sont autant
d'interrogations sur la société urbaine émergente. Nous
espérons ainsi ouvrir un débat sur le fait urbain en gestation au
Tchad - mais aussi en Afrique de façon générale - par le
truchement du cas de N'Djaména.
5 Voir infra, Introduction pour la construction de cet objet
d'étude et sa justification.
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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INTRODUCTION
I. CONTEXTE ET PERTINENCE D'UNE SOCIO-ANTHROPOLOGIE DES
ESPACES URBAINS ET DES ORDURES MENAGERES
Les sociétés des pays d'Afrique font
actuellement l'expérience d'une urbanisation amorcée pendant la
période coloniale mais qu'il faut véritablement situer au
début des années des indépendances6. Il est
vrai, en effet, que les cités comme Ifé, Tombouctou, Ibadan...
sont des villes qui existaient bien avant la colonisation occidentale
elle-même, mais « les modèles de développement, urbain
de l'époque actuelle se trouvent ailleurs dans les cités de
création plus récentes » (Jean-Marie Gibbal, 1974 : 10)
notamment pour des fins d'administration coloniale. Du point de vue
démographique, cela se traduit, à partir des années 1960
donc, par un accroissement très rapide de la population urbaine dû
aux effets conjugués de la croissance naturelle et migratoire de la
population. Pendant ce temps, les bourgades qui étaient des centres
administratifs coloniaux se sont développées - et se
développent encore plus qu'hier - pour évoluer vers ce qu'on
appelle aujourd'hui les villes du Tiers-Monde. Et une des
caractéristiques notables de ces villes est la coexistence des
éléments constitutifs de l'urbanité (type d'habitation,
infrastructures routières, sociales...) et ceux de la ruralité
(agriculture et élevage urbains, type d'habitation, système
d'occupation de l'espace, usages des espaces...). Il existe en effet un
continuum rural7 dans les moeurs, les comportements et les
attitudes des populations urbaines à l'égard de certaines
réalités de la ville. Ces citadins hybrides, en effet, sont
constitués de peuples venus de différents horizons culturels,
à différentes époques et qui essaient de constituer et/ou
de reconstituer des aires culturelles plus ou moins
homogènes8 à l'intérieur d'un territoire
à la fois autre que celui qu'ils ont quitté à la suite
d'une migration et habité par une population plutôt
hétérogène. Ainsi, du point de vue socio-anthropologique,
on est tenté de se demander si :
1. la ville africaine n'est pas une agglomération
hybride issue d'un rapport incestueux entre la campagne et
l'agglomération urbaine au sens occidental ;
2. la ville africaine n'est pas simplement une somme de
campagnes recomposées.
6 La plupart des pays d'Afrique ont obtenu leur
indépendance en 1960.
7 Nous empruntons l'expression à Raymond Ledrut
(1979).
8 Voir à ce propos les travaux de Jean Marc
Ela, notamment la Ville en Afrique noire, ceux de Jean Marie Gibbal,
Citadins et villageois dans la ville africaine, l'exemple d'Abidjan
(1974) ou ceux des auteurs de l'Ecole de Chicago, William Isaac Thomas et
Znanieki sur les paysans polonais immigrés à Chicago.
Connaissances conceptuelles et théoriques
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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En tout cas, ces agglomérations offrent un terrain,
à notre constat, très fécond pour une étude
socio-anthropologique des représentations et des comportements des
populations dites urbaines.
En questionnant les représentations sociales et
culturelles des individus aussi bien à propos des espaces urbains
qu'à propos des ordures ménagères nous entendons
comprendre leur comportement puisque nous pensons que les
représentations ancrées dans les consciences et, de façon
générale dans la culture des individus, instruisent leurs
pratiques ou, pour dire différemment les choses, rendent compte des
usages et des réalités qui sont ainsi
représentés.
Cette étude en l'occurrence Perceptions,
espaces urbains et gestion des ordures ménagères à
N'Djaména s'inscrit dans un double contexte.
1.1. Contexte
La présente étude s'inscrit dans un contexte
général d'une urbanisation très rapide de la ville de
N'Djaména. Mais l'urbanisation en tant que telle est un contexte peu
digne d'intérêt parce qu'elle est très
générale. Elle peut par exemple justifier toutes sortes
d'études urbaines, notamment politique, démographique,
urbanistique, sociale etc. C'est donc plutôt une certaine crise de la
gestion urbaine qu'elle a engendrée qui peut fournir une explication
à l'acuité de l'insalubrité du milieu urbain. Ce sont
finalement deux contextes dépendants à savoir l'urbanisation et
la crise urbaine qui ne peuvent être considérés ni
séparément, ni exclusivement.
Il convient d'abord de préciser ce que l'on entend par
urbanisation. Selon R. Ledrut (1968 :1) l'urbanisation est un
phénomène qui consiste « à la fois dans un
accroissement du pourcentage de la population habitant les villes, dans
l'augmentation du nombre des grandes villes et dans l'apparition de vastes
aires urbaines ». Il s'agit donc d' « un processus de
développement des villes par la croissance continue de leur population
et par leur extension géographique du fait d'un développement
concomitant des activités économiques et socioculturelles»
(BCR, 1995 :14). Dans le cadre de ce travail, une telle définition n'est
pas opérationnelle quoiqu'elle ait le mérite de décrire
l'aspect matériel du développement de la ville. Au contraire la
définition qui nous semble plus opérationnelle est celle qui
consiste pour Manuel Castells à voir également dans
l'urbanisation la manifestation et la diffusion d'une certaine culture urbaine.
Il écrit en effet que « le terme d'urbanisation se
réfère à la constitution de formes spatiales
spécifiques des sociétés humaines,
caractérisées par les concentrations significatives des
activités et des populations sur un espace restreint, ainsi
Connaissances conceptuelles et théoriques
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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qu'à l'existence et à la diffusion d'un
système culturel particulier, la culture urbaine » (Manuel
Castells, 1981 : 32). Cette culture urbaine, de l'avis de Yves Grafmeyer
n'abolit pas les cultures préexistantes. Et c'est bien à ce titre
qu'il réfute la notion de personnalité urbaine. Selon lui, «
il est bien vrai par exemple que vie urbaine n'abolit pas les relations «
primaires » qui peuvent au contraire s'affirmer avec une
particulière vitalité dans tel groupe, tel milieu ou tel quartier
des grandes agglomérations. (...) Il y a des manières bien
différentes de vivre en ville » (Yves Grafmeyer, 1994 :16).
Considérons à présent les
éléments de l'urbanisation de la ville de N'Djaména,
précédemment Fort Lamy et capitale du Tchad. N'Djaména,
comme les autres villes du Tiers-Monde, se caractérise par un
accroissement démographique très rapide et anarchique,
entraînant avec lui bien d'autres problèmes. Mais que
constate-t-on de spécifique à la ville de N'Djaména pour
mériter cette attention ? Il importe de préciser cette
spécificité, s'il y en a une, dans la mesure où, en tant
que ville du Tiers-Monde en pleine urbanisation, N'Djaména rencontre
presque les mêmes problèmes de gestion urbaine auxquels sont
confrontés toutes les autres villes de la même catégorie.
Il faut noter que cette similitude contextuelle permet à elle seule de
réaliser ce genre d'étude aussi bien à Yaoundé,
qu'à Abidjan, Cotonou, ou dans n'importe quelle autre ville africaine ou
du Tiers-Monde.
S'agissant de la croissance de la population de
N'Djaména, on peut constater qu'elle est passée de 100.000
habitants en 1964 à 530.965 habitants en 1993 (Cerpod, 2003). On
constatera qu'alors que la population totale du Tchad entre ces deux dates a
sensiblement doublé en passant de 3.254.000 habitants à 6.279.931
habitants, celle de N'Djaména a été multipliée par
six en 29 ans. Cette population devrait atteindre le chiffre de 1.012.456
habitants en 2005 selon les prévisions du Bureau Central des Etudes et
d'Equipement d'Outre-Mer (BCEOM), un cabinet d'étude français qui
a réalisé une série d'études sur
l'amélioration de la gestion des déchets solides urbains à
N'Djaména. Or N'Djaména est une ville extrêmement sous
équipée en infrastructures et services urbains. Il s'agit donc
d'une situation de déséquilibre entre cette augmentation de la
population urbaine et son encadrement du point de vue de la gestion urbaine. Ce
qui pose concrètement un problème de logement de la population
excédentaire, de son instruction, d'éclairage public et
d'aménagement des espaces publics, de transport bref de son
approvisionnement en biens et services divers, plongeant ce faisant, la ville
dans une certaine crise, la crise urbaine qui dérive d'une crise
générale d'ordre politique9.
9 Nous faisons ici allusion aux coups d'Etat
militaires de1975 et celui de 1990 qui encadrent la période
d'instabilité politique du Tchad. Le pays est toujours en quête
d'une stabilité politique qui n'est pas encore véritablement
acquise. Connaissances conceptuelles et théoriques
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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Quant à l'extension géographique - qui n'est pas
planifiée- elle se caractérise par une apparition de nouveaux
quartiers aux périphéries de la ville. C'est ce que Jean Marc Ela
(1982 : 66) appelle « le fléau des bidonvilles ». Tout ceci
pose de sérieux problèmes notamment lors des aménagements
des voies urbaines, d'adduction d'eau etc. Bref il n'est pas osé de dire
que les quartiers périphériques de N'Djaména sont les
parents pauvres de la gestion urbaine dans cette ville. C'est dans cette
situation qu'apparaissent de nouveaux acteurs privés prenant en charge,
à côté des services officiels de l'Etat,
l'éducation, la sécurité dans certains quartiers et
notamment la gestion des ordures ménagères.
La gestion des ordures n'est certainement pas le
problème le plus crucial de la gestion urbaine de N'Djaména dans
ce contexte de crise mais elle est de toute évidence, avec
l'éducation, le secteur qui reçoit le plus d'attention tant des
acteurs privés nationaux qu'internationaux. Il s'agit tout
particulièrement des comités d'assainissement (CA) qui sont des
initiatives supposées être impulsées par les populations
elles-mêmes, et sur lesquelles se grefferaient les interventions de
divers acteurs non gouvernementaux. Il y a en tout cas une certaine
structuration de l'action privée autour de ce secteur qui souffre des
déséquilibres entre les besoins importants d'assainissement des
quartiers et les ressources communales insuffisantes, comme dans la plupart des
villes africaines.
Catherine Farvacque-Vitkovic et Lucien Godin (1997 :17)
constatent en effet que dans la plupart des pays africains les ressources des
communes urbaines « progressent à un rythme moindre que la
croissance démographique. [Et qu'une] dynamique analogue
transparaît entre la dynamique des villes et la faiblesse
générale de l'encadrement technique municipal ». A
N'Djaména, l'action de la commune urbaine en matière de collecte
des ordures ménagères se limite essentiellement aux quartiers
administratifs, résidentiels et au marché central. D'où
cette idée s'agissant des quartiers périphériques et
mêmes les quartiers centraux populaires. Evidemment les enquêtes de
terrains que nous avons mené à N'Djaména et qui nous ont
permis de collecter les données sur lesquelles nous fondons nos
réflexions ici corroborent ce constat d'ordre général. En
sus de l'inexistence d'infrastructures de gestion des ordures
ménagères dans les quartiers périphériques, nous
apprenons des populations que la desserte du service officiel n'est pas
assurée. D'où d'ailleurs leurs plaintes : « On nous
oblige à payer des taxes... pourtant la mairie ne réalise aucune
action d'assainissement ici chez nous ».
Connaissances conceptuelles et théoriques
Perceptions, espaces urbains et gestion des ordures
ménagères à N'Djaména (Tchad)
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Ce qui est ainsi dépeint est une situation coloniale
qui résiste aux idéaux de la gestion urbaine. En effet, les
villes coloniales d'Afrique étaient divisées grosso modo
en deux grands quartiers : les quartiers habités par les colons
Européens et les quartiers indigènes. Et seuls les quartiers
européens bénéficiaient d'un service public
régulier. Et la plupart des villes africaines créées
à cette période ont hérité de cette situation
discriminatoire. Plus généralement, J-M Gibbal (1974 : 10)
écrit que dans les centres urbains d'Afrique, « le tissu urbain,
sur le plan architectural et sur le plan des fonctions remplies, ne
présente ni continuité ni homogénéité. Les
fonctions urbaines se concentrent dans quelques quartiers
privilégiés, en général dans les quartiers centraux
anciens [qui sont des anciens quartiers de résidence coloniale], et dans
ceux habités par les strates de population les plus fortunées.
» Aujourd'hui, après quarante quatre ans d'indépendance, on
n'est pas plus avancé en cette matière au Tchad
particulièrement pour ce qui concerne l'accès de certaines
couches sociales aux services officiels de l'Etat (notamment
l'enlèvement des ordures, l'alimentation des quartiers en eau et
électricité).
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