La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron( Télécharger le fichier original )par Théodore Temwa Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008 |
TROISIEME PARTIE : EVALUATION DE LA CONCEPTION ARONIENNE DU POLITIQUE
Il est question dans cette dernière partie de notre travail de confronter les solutions proposées par Raymond Aron pour la sauvegarde de la démocratie à son état actuel. Ainsi, solutions et raisons de choix seront discutées ici, si tant est que la démocratie semble n'avoir toujours pas guéri de ses maux. En clair, il faut répondre à la question suivante : en quoi le dispositif de la pensée politique aronienne peut-il être tenu aujourd'hui encore pour opératoire ? Cette pensée politique étant multidimensionnelle comme nous l'avons relevé dès l'entame, l'évaluation s'étendra jusqu'aux relations internationales où les mêmes systèmes politiques et économiques sont aux prises. Ce travail n'est pas une simple interprétation de la pensée de R. Aron mais une accommodation, mieux une illustration de notre propre pensée par la sienne. Ainsi, nous examinerons aussi ici un certain nombre d'idées que l'auteur a élaborées et développées de façon originale et féconde, afin de voir si elles peuvent servir l'Afrique, actuellement tiraillée entre deux systèmes politico-économiques étrangers. CHAPITRE IL'ECONOMIE POLITIQUE D'ARON FACE AUX REALITES ACTUELLESDémocratie et totalitarisme se termine par une conclusion consacrée au devenir du régime soviétique et par des schèmes historiques qui convergent vers l'unification du monde autour de la démocratie. En confrontant ces prévisions aux réalités actuelles, on peut remarquer qu'il y a un décalage, mais surtout que la démocratie n'a pas guéri de ses maux, en dépit des remèdes à lui prescrits par Aron. Aron aurait-il tort ou l'histoire serait-elle tout simplement en train de se faire après lui ? On peut donc s'interroger sur la validité des idées directrices de la triple dimension de la philosophie politique de Raymond Aron. 1- La promotion de la démocratie et ses impassesAprès que le caractère totalitaire et liberticide du socialisme soit avéré, faut-il alors épandre partout son contraire, le capitalisme, sous prétexte qu'il est de nature pacifique. En d'autres termes, le libéralisme en marche signifie-t-il le libéralisme exemplaire ? Nous avons déjà répondu à ces questions mais elles se reposent avec le processus de la mondialisation démocratique. En lisant les pires dates du XXe siècle, l'interrogation persiste : les deux guerres mondiales, celles d'Espagne, de Corée et de Vietnam, les grands trous noirs de l'esprit que sont Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge sont autant d'étapes et de revers pour parvenir à la paix actuelle. Mais une réussite à ce prix équivaut à un échec, s'assoit sur un monceau de ruines, de cadavres et de suppliciés. Si donc toutes nos tentatives d'établir le paradis sur terre se sont soldées par l'avènement réel de l'enfer, devons-nous encore persévérer dans cette voie ? Que faut-il enfin de compte appeler régime totalitaire ? C'est que le siècle dernier est plus un siècle totalitaire qu'un siècle démocratique. S'il a connu la victoire de la démocratie, c'est que celle-ci se proposait de sauver l'humanité des griffes du communisme et la bataille était alors inévitable. Les dégâts ne peuvent donc être attribués qu'en partie au modèle démocratique qui est selon Aron l'élève passable de la classe des régimes politiques. Aujourd'hui, avec le prétexte de la victoire, les promoteurs de la démocratie disent vouloir pacifier tout le globe terrestre. Mais cela semble ne pas toujours réussir. Quelles sont les raisons d'un tel échec et quelles peuvent être les dessous de la mondialisation démocratique ? La diplomatie des droits de l'homme dont Aron attribue la charge aux Etats libéraux ne connaît-elle pas un échec et respecte-t-elle vraiment les principes de la démocratie. Pour Serge Latouche, c'est le triomphe même du modèle occidental qui engendre des ferments de décomposition et suscite des alternatives possibles. Au terme d'une histoire multiséculaire complexe, l'Occident s'est transformé en une machine sociale non contrôlable, ayant la certitude d'être universelle parce qu'elle est reproductible. Croissance illimitée des marchandises, multiplication des réseaux de communication, urbanisation intensive, changements techniques continuels, émancipation des femmes, Etat-providence, scolarisation forcée, démocratie parlementaire : le modèle occidental est persuadé d'être le meilleur. Il joue de la fascination qu'il exerce sur les élites et les peuples pour s'exporter au Sud et à l'Est. Mais cette universalisation se heurte à des résistances et à des obstacles de toute nature. La mondialisation actuelle n'est que, suivant la formule d'Henry Kissinger, « le nouveau nom de la politique hégémonique américaine ». Ce qui laisse sous entendre que l'ancien nom était, comme le disait le Président Truman en 1949, le développement économique. Le vieux nom de l'occidentalisation du monde était tout simplement la colonisation et le vieil impérialisme. Mondialisation et américanisation sont des phénomènes intimement liés à un processus plus ancien et plus complexe : l'occidentalisation. Aujourd'hui, poursuit Latouche, l'Occident est une notion beaucoup plus idéologique que géographique : dans la géopolitique contemporaine, le monde occidental désigne un triangle enfermant l'hémisphère nord de la planète avec l'Europe de l'Ouest, le Japon et les Etats-Unis. La triade Europe, Japon, Amérique du nord, rassemblée parfois sous le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace défensif et offensif. Le G8, ce sommet périodique des représentants des huit pays les plus riches et les plus développés [...], tient lieu d'exécutif provisoire de cet ensemble.109(*) Ainsi, irréductible à un territoire, l'Occident n'est pas seulement une entité religieuse, éthique ou même économique. Géographiquement et idéologiquement, c'est un polygone à trois dimensions principales : il est judéo-hellénico-chrétien. Ses frontières se font de plus en plus idéologiques. Comme unité synthétique de ces différentes manifestations, il est une entité culturelle, un phénomène de civilisation. C'est précisément l'exportation et l'implantation de cette culture dans d'autres contrées du monde qui ne va pas sans problèmes. En effet, sous l'impulsion des Etats-Unis, la démocratie veut s'imposer à l'autre bout du monde sous le label de l'American way of life qu'Aron trouvait plus acceptable que d'autres modes de vie. La formule est connue : ce qui bon pour les Etats-Unis, est bon pour l'humanité. Le triomphe planétaire de l'économie de marché et de la pensée unique, loin de broyer les cultures nationales et régionales provoquerait une offre inégale de diversité. On assiste plutôt à une balkanisation des identités. On note en effet une montée de l'islamisme et de l'altermondialisme aux antipodes de l'uniformisation. Ce sont là trois modes de mondialisation qui s'opposent. L'altermondialisme comme l'autre de la mondialisation n'entend pas ne pas mondialiser sa lutte écologiste et ignore aussi bien le projet de mondialisation islamique. Le socialisme arabe ou fondamentalisme s'érige en un universalisme aussi fort et réactionnel par rapport à l'universalisme occidental qui, malgré tout, croit qu'il détient la mesure du juste, la mesure de la tolérance, le meilleur modèle pour l'avenir. Ce qui est requis pour le monde actuel, c'est le « pluriversalisme » et non l'universalisme culturel. La démocratie peut fonctionner partout, pourvu qu'elle se conforme aux normes culturelles de la région où elle s'exporte. Elle est une « utopie » à laquelle il faut donner corps, un prédéfini qu'il faut redéfinir selon ses exigences culturelles, un aliment qu'il faut cuisiner à sa façon. L'échec viendrait donc d'une volonté étrangère de déblayer le terrain, de réaliser les conditions de possibilité de toute démocratie. Certes l'introduction de la démocratie nécessite certaines conditions mais la culture n'est pas une condition de faisabilité. On peut dans l'abstrait voir mal comment l'islamisme s'accommoderait avec le libéralisme comme l'éthique protestante avec le capitalisme, mais cela n'est pas exclu dans les faits. L'anti-occidentalisme implique certes un rejet de la métaphysique matérialiste de l'Occident, mais il a besoin de garder la « base matérielle » et en particulier la machine. Ce mouvement s'accommode fort bien de la technique et, le plus souvent, de l'économie de marché. Il s'agit donc tout simplement de la modernisation sans le modernisme. L'économie islamique n'exclut même pas un libéralisme quasi-total. Le néolibéralisme, de son côté, s'accommode assez bien des communautarismes qui partagent la foi dans le libre-échange, la libre entreprise et la propriété privée. La loi du marché peut être déclinée, note Geneviève Azam, en fonction des différences culturelles absolutisées, instrumentalisées et marchandisées. Les revendications identitaires qui en découlent renforcent même le discours néolibéral : face à des fractures posées comme absolues, seules les règles objectives et neutres du libre-échange et de l'échange marchand peuvent assurer la paix.110(*) La menace d'une dérive totalitaire de ce mouvement démagogique n'est cependant pas négligeable, mais cela montre bien qu'on n'a pas forcément besoin d'agacer les cultures pour qu'advienne la démocratie. Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe d'ailleurs pas, mais de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la nôtre. Certes, il est illusoire, comme le découvre Latouche, de prétendre échapper à l'absolu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Ce qui est inquiétant c'est quand on l'ignore et qu'on le nie : la culture est un absolu toujours relatif. Qu'en est-il de l'Afrique qu'Aron qualifiait autrefois d' « empire colonial dispersé et peu rentable », et où aujourd'hui le rouleau compresseur s'étend avec la prétention de la développer par l'entremise d'une démocratie appliquée ? Est-elle prête à accueillir ce régime politique ? La démocratie n'y est pas introduite à coups de canon mais elle a encore plus de mal à y fonctionner. Et tandis qu'elle ménage ses efforts pour ancrer ce modèle, le nombre de maîtres se multiplie et chacun veut imposer sa vision des choses dans ce no man's land où tout est faisable. Mais peut-elle servir plusieurs maîtres à la fois, surtout quand ceux-ci sont intéressés et ennemis ? Quelle position doit-elle adopter face à la multiplication des puissances nucléaires, elle qui n'a ni unité de soi, ni plutonium ? Nous répondrons à cette question dans le dernier chapitre. Mais disons déjà par rapport au capitalisme que s'il sonne bien « un temps du monde » (Braudel) que d'autres modes d'échanges n'impliquent pas, s'il y a bien d'emblée vocation mondiale du capitalisme, il émerge pourtant d'un monde de diversité, de sociétés différentes, aux moeurs, aux cultures et aux systèmes de pouvoirs variés. Car aux mêmes problèmes, aux mêmes questions, aux mêmes situations, les hommes ont d'abord trouvé des réponses et des solutions diverses. * 109 Serge Latouche, L'occidentalisation du monde, Ed. La Découverte, Coll. « Agalma », Paris, 2005, Préface, p. 11. * 110 Geneviève Azam, « Libéralisme et communautarisme », Politis, 20 novembre 2003, cité par Serge Latouche, ibid., p. 19. |