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La problématique du politique dans " Démocratie et totalitarisme " de Raymond Aron

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par Théodore Temwa
Université de Yaoundé I - Diplôme d'études approfondies en philosophie 2008
  

Disponible en mode multipage

LA PROBLEMATIQUE DU POLITIQUE DANS DEMOCRATIE ET TOTALITARISME DE RAYMOND ARON

Par Théodore TEMWA, Doctorant, Département de philosophie, Université de Yaoundé I, Cameroun

INTRODUCTION GENERALE

Différentes conceptions ont jalonné l'histoire de la politique et de la philosophie politique, promouvant au passage différents types de régimes politiques, mais toujours obsédées par la question de la recherche du régime le meilleur. Actuellement, la démocratie est en passe de devenir la mode politique. Mais il ne s'ensuit pas moins un désenchantement dont les causes restent à identifier.

Le problème se situe donc au niveau de la pratique démocratique qui, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, a du mal à revêtir son costume grec, bousculée dans sa position confortable par des pratiques totalitaires dont les origines sont aussi bien externes qu'internes au régime. La question essentielle que nous nous posons et qui est aussi celle de Raymond Aron est de savoir si celle-ci est un moyen ou une fin. A supposer qu'elle soit un moyen, quelle est sa fin ? Cette question est d'autant plus pertinente que de l'avis d'Hubert Mono Ndjana, la démocratie est un luxe que peuvent se payer les pays développés et un contresens pour les pays en voie de développement.

En tout état de cause, une nouvelle conception du politique s'impose et Raymond Aron l'entreprend, en intégrant et en dépassant la conception courante. Il existe donc une raison susceptible d'expliquer l'importance de la problématique du politique chez Raymond Aron. Il s'agit tout d'abord de recenser, avec l'auteur, les problèmes internes et externes qui minent la démocratie. Pour lui, la question de la légitimité de la démocratie considérée comme le modèle le plus acceptable des sociétés industrielles, ne se pose plus. Conscient des maux qui la minent sur ses propres installations, il engage une réflexion sur les conditions de sa réhabilitation, en proposant les solutions relatives aux dérives totalitaires. Il nous importe ici de revisiter ces solutions, de les examiner quant à leur portée et de les confronter aux réalités politiques actuelles.

La deuxième raison décisive susceptible d'expliquer cette recherche est la nouveauté que notre auteur introduit dans la philosophie politique, à savoir la philosophie de l'économie et la philosophie des relations internationales. Désormais, la philosophie politique ne s'arrête plus à l'analyse interne des régimes politiques, mais s'étend aux types d'économie engendrés et aux types de relations que ceux-ci produisent et entretiennent sur le plan international. En effet, le siècle dernier qui a vu naître et se produire intellectuellement notre auteur, a connu une intensification des relations internationales avec la Guerre froide qui a suivi logiquement la fin provisoire du second conflit mondial. Ce sont précisément ces relations internationales qui ont servi de base à la réflexion politique de R. Aron et y ont d'ailleurs occupé une grande place aux côtés des questions économiques et des considérations sur les régimes politiques. Nous pouvons ainsi diviser la pensée de R. Aron en trois orientations complémentaires : une philosophie du gouvernement, suscitée par son admiration pour La Politique d'Aristote, son rejet de la tyrannie machiavélienne, sa critique de la théorie marxiste ; et une philosophie des relations internationales axée sur l'analyse critique et suggestive des politiques extérieures des différentes formes de gouvernement. Car, faut-il le rappeler, la politique extérieure d'un Etat dépend de la nature de son système politique qui dépend à son tour du principe de ce régime. Il y a donc chez R. Aron une philosophie politique interne qui s'intéresse à la typologie des régimes politiques, à leur fonctionnement, à leur historique et à leur appréciation par rapport au respect des libertés et droits de l'homme ; mais il y a aussi et surtout une philosophie politique externe qui s'occupe des relations inter-Etats ou inter-régimes. Les deux sont reliées par l'économie politique qui emprunte à la nature des deux. Et c'est là toute l'originalité de sa pensée politique : il n'est plus seulement question d'étudier la politique en tant qu'elle s'applique à la cité, mais en tant qu'elle prépare la cité à se rapporter à d'autres cités.

Avec les découvertes scientifiques et techniques réalisées depuis le XVIIIe siècle, le capitalisme, sous le couvert du libéralisme, s'impose de lui-même et il serait alors inutile, selon Aron, d'élaborer de nouvelles théories politico-économiques ; l'heure serait plutôt à la consolidation de la démocratie libérale avec son idéal de paix internationale. Ce combat pour la démocratie constituera la deuxième grande division de notre travail qui s'achèvera sur une évaluation critique de la pensée politique de R. Aron. Nous l'actualiserons en la rapportant à la géopolitique actuelle qui nous présente une nouvelle configuration mondiale dans laquelle les Etats-Unis ne seraient plus, comme au temps de R. Aron, les seuls maîtres du monde.

Pour y parvenir, nous analyserons d'abord la pensée d'Aron, telle qu'exposée dans Démocratie et totalitarisme, ouvrage dont l'oxymore du titre est assez interpellant. Nous la critiquerons ensuite dans la perspective de proposer des solutions aux problèmes qu'elle pose.

PREMIERE PARTIE :

LA TRIPLE DIMENSION DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE RAYMOND ARON

L'expression « philosophie politique » mérite d'être expliquée dans ce contexte où R. Aron déclare faire de la sociologie politique et non de la philosophie politique qu'il aurait dépassée et enterrée. Ce qu'il appelle sociologie politique tient lieu de méthode et non de discipline. C'est elle qui lui permet de classifier les régimes politiques non plus suivant la valeur. Une fois ceci compris, on peut facilement déterminer de façon objective les régimes politiques de notre temps. Et lorsque les régimes sont déterminés, il faut songer aux systèmes économiques qu'ils produisent et aux relations qu'ils entretiennent entre eux. Car, jusqu'ici on n'a pas toujours su que c'est le régime qui détermine de l'intérieur la politique extérieure, que c'est le même régime qui détermine le mode de fonctionnement de l'économie, et que la Guerre froide n'a été rien d'autre que la guerre du socialisme contre le libéralisme, les deux grands systèmes socio-politiques des temps contemporains.

CHAPITRE I

LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DU GOUVERNEMENT

Des théories politiques ont inspiré positivement et négativement R. Aron. Les théories positives comme celles d'Aristote et de Tocqueville lui ont servi de base pour penser la politique dans ses principes. Négativement, les théories comme celles de Machiavel et de Marx lui ont servi de sommet pour penser la politique dans sa pratique. Il s'agit donc d'une parfaite harmonie des contraires où l'un impulse l'action théorique et l'autre permet d'anticiper sur d'éventuels dérapages.

1- Les théories qui ont inspiré la pensée politique de Raymond Aron

A travers la pensée politique de R. Aron, transparaît une histoire critique de la philosophie politique depuis ses origines à nos jours : Aristote pour l'Antiquité, Machiavel pour la Renaissance, Marx pour la Modernité et Tocqueville pour les Temps contemporains. Quant au Moyen-âge dominé par le théocentrisme, il a connu une philosophie politique très censurée, la philosophie étant tout entièrement assujettie à la théologie, et le pouvoir étant théocratiquement orienté. Ces quatre auteurs ne donnent pas au terme « politique » le même contenu. Cependant, tous sont obsédés, à l'exception de Machiavel, par la question du meilleur régime.

D'Aristote, Aron tient ce qu'il appelle la sociologie politique. Il s'agit d'une étude basée sur les faits sociaux observables. C'est ce qui a permis à Aristote d'établir une classification célèbre des trois régimes fondamentaux : le régime monarchique où le pouvoir souverain appartient à un seul, le régime oligarchique où le pouvoir est détenu par une minorité de personnes à la fois, le régime démocratique où le pouvoir souverain appartient à tous les citoyens. A cette classification, il ajoutait l'antithèse des formes saines et corrompues, et enfin il étudiait les régimes mixtes.1(*)

Mais cette classification à caractère universel faite en fonction du nombre sera abandonnée au cours de l'histoire. Montesquieu introduira dans L'Esprit des lois une nouvelle variable. Il conserve l'idée d'Aristote que la nature d'un régime dépend de ceux qui détiennent le pouvoir souverain. Mais dans sa classification des régimes en république, monarchie et despotisme, il n'y a pas de différence en ce qui concerne le nombre de détenteurs du pouvoir souverain dans le monarchique et le despotique. La question classique était : qui commande ? Avec Montesquieu la question devient celle-ci: le pouvoir souverain est-il exercé conformément à des lois fixes ou bien sans règles et sans lois ? La réponse à cette question appelle un nouveau critère : la légalité. Bien plus, cette réponse indique que chacun de ces régimes caractérise un type social et démographique comme l'a aussi vu Rousseau. Ainsi, la république n'est réellement possible que dans de petites cités, la monarchie est le régime caractéristique des Etats de moyenne dimension. Avec des grands Etats, le despotisme est inévitable. Mais ce n'est pas pour autant dire que la Chine continentale a tort de se proclamer république ou que les Etats-Unis qui comptent cinquante Etats et se targuent d'être la vitrine de la démocratie ne sont qu'une exception.

Ce constat nous montre non seulement qu'il y a d'autres variables à introduire dans la classification des régimes politiques mais aussi qu'il faut s'écarter, dans l'optique de R. Aron, de la question morale qui consiste à rechercher le meilleur régime.

C'est surtout à Machiavel, dit Aron, qu'il faut attribuer la dissolution de la philosophie politique traditionnelle et classique, même si les philosophies de l'histoire y contribueront également. Ce qu'on appelle aujourd'hui philosophie machiavélienne, dit-il, rompt avec toute conception morale de la politique. Interprétant Machiavel, il dit à cet effet ceci :

 A l'intérieur d'une telle philosophie, il subsiste des idées et des justifications, mais elles sont au service de la volonté de puissance. Le mérite d'une formule politique ne tient pas à sa valeur ou à sa vérité, mais à son efficacité. Les idées ne sont que des armes, des moyens de combat employés par les hommes, par définition engagés dans la bataille ; or, dans une bataille, on ne peut avoir d'autre fin que de remporter la victoire.2(*)

Mais cette conception cynique de la politique, quoique objective, ne peut être tenue pour valable, car elle voit l'essence de la politique dans la seule lutte pour le pouvoir. Certes, il y a lutte pour le pouvoir, mais ce n'est pas une lutte acharnée, accrue. Et, celui qui ne voit pas l'aspect « lutte pour le pouvoir » est un naïf, celui qui ne voit rien que cet aspect est un faux réaliste. Ce qu'il faut rechercher, c'est la légitimité de l'autorité gouvernante.

En ce qui concerne les philosophies de l'histoire dont Marx est l'éminent représentant, elles subordonnent le problème politique au problème économico-social. Pour Marx, les questions fondamentales se ramènent à celles-ci : quelle est l'organisation de la production ? Quelles sont les relations entre les classes ? Quant au régime politique, l'analyse de la structure sociale l'expliquera du coup.

Cette autre conception affirme le primat de l'économie sur la politique. Or, comme nous le verrons plus tard, c'est plutôt le contraire. C'est du moins ce que pense Aron. Cette idée, il la tient de Tocqueville qui avait suivi les transformations de la société américaine au XIXe siècle.

De Tocqueville en effet, Aron tient son choix pour la démocratie, régime politique qui correspond, selon lui, le mieux aux exigences de la société industrielle. A l'intérieur d'un tel régime, la lutte des classes a une autre connotation, rien à voir avec la « lutte à mort » de Marx. Toutefois, Marx stimulera la pensée économique de R. Aron.

En résumé, s'il fallait répartir les thèmes de la pensée politique de R. Aron, on attribuerait, par anachronisme délibéré, l'origine de la classification des régimes politiques à Aristote, Montesquieu, Machiavel, la philosophie de l'économie ou corrélativement la lutte des classes à l'opposition entre Marx et Tocqueville. Quant aux relations internationales qui sont des relations inter-régimes, il les avait sous les yeux et pouvait d'ailleurs, à partir de là, compléter sa classification des régimes.

2- Etude comparée des régimes politiques

Le schéma habituel de la typologie des régimes politiques nous présente trois régimes : la monarchie, l'aristocratie (oligarchie)3(*) et la démocratie.

Mais un regard attentionné sur nos sociétés industrielles nous permet de réduire ce nombre. Tout d'abord parce que presque tous les régimes actuels se déclarent démocratiques, même le socialisme de type marxiste se réclame démocratique ; en plus parce qu'une classification des modèles politiques tient compte non plus de la fiction arithmétique4(*) mais désormais du rôle des partis politiques, variable principale de classification selon Aron, et élément essentiel de la légitimité d'un pouvoir. Le critère décisif serait donc celui de l'exercice constitutionnel de l'autorité. Et c'est pour cela qu'Aron affirme :

le principe de légitimité dont se réclament tous les régimes aujourd'hui est démocratique. On répète : c'est du peuple que vient le pouvoir, c'est dans le peuple que réside la souveraineté. Dès lors, ce qui importe avant tout, [...] c'est la modalité institutionnelle de la traduction du principe démocratique. Parti unique et partis multiples symbolisent deux modalités caractéristiques de la traduction institutionnelle de l'idée de la souveraineté populaire.5(*)

Avec la pluralité des partis ou l'unité du parti comme critère, nous avons d'un côté le régime de partis multiples et de l'autre, le régime de parti unique ou monopolistique. C'est à l'intérieur de ces deux types de régime que se rangent les espèces possibles et réelles. On distinguera donc diverses sortes de régimes de parti monopolistique qu'on classera selon la nature de leur doctrine, l'ambition de leurs projets, la violence de leurs moyens, bref, le degré de totalitarisme ; et diverses sortes de régimes de partis multiples qu'on classera selon la concurrence pacifique et organisée. L'étude comparée peut s'étendre jusqu'aux espèces mais notre intention n'est pas d'en faire une étude détaillée. Nous y reviendrons occasionnellement pour des besoins d'argumentation.

Le totalitarisme que nous évoquons ici n'est pas, à proprement parler un régime politique mais un vice qui gangrène tous les régimes politiques, aussi bien de partis multiples que de parti unique. Toutefois, il est un phénomène qui, nécessitant des conditions de production comme tout autre, sied bien au régime de parti monopolistique. Ce qui fait qu'on l'érige directement en un système ou régime opposé à la démocratie.

En effet, le régime de parti monopolistique dont le prototype était l'ex Union Soviétique, procède à une transformation totale de la société pour rendre celle-ci conforme à son idéologie. Suivant la description qu'en fait Aron, le parti unique nourrit des ambitions extrêmement vastes. La représentation de la société future comporte une confusion entre la société et l'Etat. La société idéale est une société sans classes. Il y a donc là une panoplie de phénomènes qui, ensemble, définissent le type totalitaire ; le monopole de la politique réservé à un parti, la volonté d'imprimer la marque de l'idéologie officielle sur l'ensemble de la collectivité et enfin l'effort pour renouveler radicalement la société, vers un aboutissement défini par l'unité de la société et de l'Etat. C'est dire que le régime totalitaire dont le noyau est le parti communiste est un régime essentiellement révolutionnaire. La révolution comme transformation de la société consistait, pour Marx, à renverser la bourgeoisie dominante par le prolétariat. Mais une fois cette dictature du prolétariat advenue, une nouvelle phase s'ouvrira. Les régimes socialistes sont pour ainsi dire des régimes provisoires. La déstalinisation de la Russie engagée par Khrouchtchev était une révolution interne à la grande Révolution lancée en octobre 1917, mais dont la fin n'était pas envisagée.

Pour Hannah Arendt qui a des vues presque identiques à celles d'Aron,

rien ne caractérise mieux les mouvements totalitaires en général, et la gloire de leurs chefs en particulier, que la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et la facilité surprenante avec laquelle on les remplace. 6(*)

La révolution est un virus spécifique du totalitarisme. Elle vise, selon H. Arendt, la transformation de la société en une société sans classes ou société de masses, la domination totale de l'ensemble de la société. Ses instruments sont : une idéologie et une police secrète chargée de maintenir la terreur, un arsenal de propagande chargé de voiler ou de justifier les atrocités des camps de concentration, mais aussi de donner l'illusion à l'individu « dompté » de s'identifier à tout ce qui se fait. Toute individualité est suspecte d'opposition à la cause sociale et est ainsi érigée en « ennemi objectif » ou, selon les termes de Staline en « ennemi du peuple » devant être traqué à mort. Aron ajoute à ces caractéristiques le contrôle de la totalité des moyens de communication et insiste sur l'absence d'une opposition légale, contrairement au régime pluraliste.

Dans une société soviétique, la lutte entre les groupes pour la maximisation du revenu est officiellement exclue. Ni les kolkhozes ni les ouvriers n'ont le droit de s'organiser et de revendiquer de meilleurs traitements, a fortiori, la revendication de l'augmentation du salaire et de lutte pour le changement du système social. Elle ne peut ni en théorie ni en pratique se produire tant en Union Soviétique, que dans l'Allemagne nazie dont Hitler, le Führer, est le guide suprême. Ce n'est pas non plus dans l'Italie fasciste où Mussolini invente justement le mot totalitarisme pour dire qu'il entend avoir la mainmise sur la totalité des secteurs d'activité de la société. Notons toutefois qu'il y a des différences entre ces trois types de régime totalitaire, surtout entre le prototype soviétique duquel se rapproche à quelques exceptions près le IIIe Reich, et le modèle italien qui est moins liberticide qu'eux.

Mais le parti communiste combine toujours soutien et opposition dans la mesure où il joue le jeu parlementaire tout en prétendant au monopole de l'action et de l'espérance révolutionnaires. Aron découvre qu'il s'agit là d'une tactique intelligible. Quand le parti participe au gouvernement, il n'en dénonce pas moins les ministres. Quand il n'y participe pas, son opposition ne dépasse pas certaines limites.

Les régimes totalitaires font un usage plus ou moins étendu de la terreur contre les opposants. Tous considèrent l'ennemi idéologique comme plus coupable que le criminel de droit commun. Relevant tantôt les similitudes négligeables et les différences fondamentales, tantôt les différences négligeables et les similitudes fondamentales entre nazisme, fascisme et bolchevisme, R. Aron trouve que dans ces sortes de régimes,

 l'exigence d'orthodoxie rend périlleux le désaccord avec les gouvernants. Certaines institutions, par exemple le rassemblement d'opposants, d'hérétiques et des criminels de droit commun dans des camps, ont été observés dans des régimes de parti monopolistique.7(*)

Les régimes totalitaires, explique-t-il davantage, se situent à l'extrême opposé des régimes démocratiques qu'il qualifie de « constitutionnels-pluralistes » parce qu'ils acceptent la lutte partisane pour l'exercice de l'autorité et que cette lutte est réglementée par une constitution. Un régime démocratique se distingue de prime abord par la rivalité entre des partis pour le recrutement du personnel politique, rivalité qui conduit nécessairement à l'organisation régulière d'élections libres et donc à l'alternance. Vient ensuite la séparation effective entre le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. Ces éléments réunis, il s'ensuit le respect des droits et libertés des citoyens. Rien donc à voir avec un régime totalitaire où tout individualisme est non seulement prohibé mais puni. Le régime démocratique accepte l'absence d'unanimité, les rivalités économiques entre les groupes, la mise en question des fondements de son existence. Or, l'essence du régime de parti monopolistique est d'offrir une façade d'unanimité.

L'opposition entre la démocratie et le communisme implique aussi l'opposition entre le socialisme et le capitalisme. Et suivant leurs promoteurs, il s'agit de l'opposition entre Marx et Tocqueville qui défendent respectivement la théorie communiste et la théorie libérale.

3- La lutte des classes : Aron face à l'antithèse Tocqueville - Marx

Tocqueville et Marx cherchent tous les deux le principe dominant des sociétés modernes (industrielles). La société industrielle étant établie, il existe forcément des entrepreneurs et des ouvriers, des détenteurs des moyens de production et des travailleurs, des capitalistes et des prolétaires. Ils sont donc d'accord sur le fait que le développement des sociétés industrielles crée des conflits à l'intérieur du monde du travail.

Mais Marx tient cela pour essentiel. Tandis que pour Tocqueville le fait initial, le fait social majeur est l'effacement des inégalités sociales, l'égalité devant la loi, il tient pour fait majeur le développement de l'industrie lui-même, qui crée un conflit nouveau et fondamental : le conflit des prolétaires et des capitalistes.

Sans doute l'organisation du travail recrée une nouvelle inégalité entre les entrepreneurs et les ouvriers mais cela est aux yeux de Tocqueville un phénomène parmi tant d'autres, à l'intérieur des sociétés démocratiques animées par l'esprit d'entreprise. De l'avis de R. Aron, «Tocqueville reconnaît dans l'esprit d'industrie, l'esprit de négoce et d'argent, l'esprit de notre société. Marx aurait accordé que les sociétés modernes sont obsédées par le souci de faire de l'argent.8(*) »

En effet, dans la théorie marxienne de la politique, théorie que Marx appelle lui-même matérialisme historique par opposition à la dialectique idéale de Hegel, toute société jusqu'à présent n'a été caractérisée que par la lutte des classes ; dans toutes les sociétés, il y a une classe dominante et une classe dominée, une classe qui exploitait et une classe qui était exploitée. Dans le Manifeste du parti communiste, il affirme avec Engels que

la société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.9(*)

Dans toutes les sociétés, poursuivent-ils, l'Etat est l'instrument à l'aide duquel la classe dominante maintient l'exploitation de la classe dominée ; l'Etat n'est donc rien de plus que l'organe d'exploitation d'une classe par une autre. Il faut donc le faire disparaître par la dictature du prolétariat et assurer ainsi aux masses une vie meilleure.

Or, pour Aron et Tocqueville, la responsabilité des inégalités sociales n'est pas forcément imputable à la bourgeoisie qui n'a pas toujours détenu l'autorité. Tel que le découvre Hannah Arendt à leur suite, la bourgeoisie est la seule classe, jusque-là dans l'histoire à avoir obtenu la domination économique sans briguer l'autorité politique :

La bourgeoisie s'était établie dans et même temps que l'Etat-nation, lequel régnait pour ainsi dire par définition sur et par-dessus une société de classes. Même quand la bourgeoisie se fut d'ores et déjà instituée en classe dirigeante, elle laissa à l'Etat toutes les décisions d'ordre politique. [...] les tentatives de la bourgeoisie de se servir de l'Etat et de ses instruments de violence à ses propres fins économiques ne réussirent jamais qu'à demi.10(*)

En analysant la lutte historique au travers de l'histoire de l'humanité, on voit que le monde a toujours été partagé en deux : les maîtres contre les esclaves, les serfs contre les seigneurs, la noblesse et le clergé (les privilégiés) contre le tiers-état, les monarchistes contre les républicains, puis, la division que Marx a lui-même opérée entre le socialisme et le capitalisme. La dernière division en date, celle qui oppose les régimes pluralistes aux régimes totalitaires, procède toujours de cette conception marxienne. Cette situation est-elle explicable par la dialectique du maître et de l'esclave de Hegel ou par la mauvaise foi de la bourgeoisie ? Il est difficile de trancher si on explique l'origine de la société elle-même tantôt par une fiction méthodologique comme le font les contractualistes, tantôt par la nécessité.

Pour Tocqueville, les crises économiques ne sont pas dues au mouvement historique. Il n'a donc pas, dit Aron, le « sens apocalyptique » comme Marx. Les crises lui semblent liées à l'extraordinaire agitation des citoyens, à leur désir de créer, d'entreprendre, de s'enrichir, au mouvement perpétuel des hommes et des affaires. Ces crises industrielles, ajoute-t-il, semblent faire partie intégrante de notre société, et il y a peu de chances de les faire disparaître. Selon l'interprétation de R. Aron,

Marx pensait que les sociétés capitalistes étaient affectées de contradictions fondamentales, que, par conséquent, elles iraient vers une explosion révolutionnaire et qu'au de-là de l'explosion révolutionnaire surviendrait un régime socialiste en une société homogène, une société sans classes.11(*)

L'origine des inégalités peut être diversement expliquée mais la réalisation d'une société sans classes est plus facile à dire qu'à faire. Il est donc évident que la suppression des inégalités sociales serait la suppression de la société elle-même. Et c'est ce que soutient Tocqueville en estimant que la tendance la plus forte est non pas celle à l'égalisation des fortunes, mais celle à la réduction des inégalités extrêmes, avec une masse croissante attachée à l'ordre social, comme c'est le cas de la société américaine.12(*)

Selon Aron, Tocqueville, à partir d'une analyse politico-sociale, a eu, sur certains points décisifs une vue plus juste de ce que serait la société de l'avenir que Marx. La situation démocratique dans laquelle nous vivons maintenant donne raison au premier qui avait conçu la dualité possible des sociétés démocratiques, les unes libérales, les autres despotiques. Le second avait proclamé lui la lutte fatale entre le prolétariat et la bourgeoisie. En effet, Tocqueville constatait un mouvement presque irrésistible vers la démocratie, c'est-à-dire vers l'effacement progressif des différences de statuts, la tendance au nivellement des conditions de vie. Marx avait, selon Aron, une perspective à la fois voisine et toute différente. « Il observait, au début du XIXe siècle, le développement des forces productives, mais il croyait que cette croissance, dans le cadre du capitalisme, entraînerait une lutte de classes d'une intensité accrue »13(*). Ce qui est démenti par la réalité socio-politique actuelle. Non pas qu'il n'existe pas de lutte de classes, mais que cette lutte n'est pas aussi inéluctable qu'il l'a pensée.

Selon l'arbitrage aronien, le nivellement démocratique de Tocqueville l'emporte sur la lutte des classes de Marx. Aujourd'hui, nous constatons que les distinctions d'état ou d'ordre, au sens de l'Ancien Régime, ont effectivement disparu. Toutes les sociétés sont, en un certain sens, populaires, égalitaires, du moins dans leur idéologie. Aux Etats-Unis, dit-il, on se réclame du comon man, en Russie soviétique du prolétariat, en France du peuple. Chacun admet verbalement que l'origine de tout pouvoir, c'est l'homme de la rue même si ce dernier a l'impression de ne pas exercer d'influence sur le cours des destinées nationales. Tout le monde vote même si cela ne sert à rien. Nous sommes tous des citoyens, des travailleurs, des prolétaires ou des comon men, ce qui n'empêche pas que des différences subsistent entre les hommes, qu'il s'agisse des revenus, des manières de vivre, des manières de penser, de prestige, de participation au pouvoir.

La lutte des classes est donc, selon Aron, une collaboration des classes et non une lutte à mort.

Entre les employés et les employeurs se développe, plus ou moins vive, une opposition qui, en réalité, porte sur la répartition des revenus (ou de la plus-value) de l'entreprise. Plus généralement, une lutte ouverte ou masquée pour la distribution du produit national agite les sociétés industrielles de type occidental. La lutte entre les salariés et les employeurs (éventuellement l'Etat) se manifeste de la manière la plus visible et ressemble, au premier abord, à la lutte de classes conçue par Marx. En fait, il en va autrement.14(*)

Il ne faut pas oublier, rappelle-t-il aux marxistes, qu'il y a une rivalité légitime et inévitable, pour la répartition des ressources collectives, et des controverses ou des conflits dont l'enjeu est l'organisation la meilleure de la société. Les contestations appartiennent au train de vie normal des sociétés industrielles où l'harmonie des contraires trouve son application. Mais il ne s'ensuit pas qu'on doive admettre la version messianique selon laquelle la lutte des classes est non seulement légitime et nécessaire mais providentielle, qu'elle a la vertu miraculeuse de mettre définitivement fin à un moment donné de l'histoire, à l'exploitation et à l'injustice.

Ce messianisme est d'autant plus réfutable que plus nous constatons que la rivalité des groupes sociaux est légitime et nécessaire, moins nous avons des motifs de penser qu'à un certain moment cette rivalité sera sans objet. Pourquoi les citoyens cesseraient-ils un jour de discuter de la répartition la plus équitable ou la plus favorable des ressources collectives ? Les antagonismes ont toute leur raison d'être comme les partis d'opposition ont leur raison d'exister à l'intérieur d'un système politique. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce travail.

En outre, Marx a démontré, comme il le dit lui-même, premièrement que l'existence des classes ne se rattache qu'à certaines phases historiques du développement de la production ; deuxièmement que la lutte des classes mène nécessairement à la dictature du prolétariat ; troisièmement que cette dictature n'est elle-même que la transition à la suppression de toutes les classes et à la réalisation de la société sans classes. C'est précisément ces trois propositions qui sont fausses, pensent Aron et aussi Karl Popper. Ce dernier parle de misère de l'historicisme dans son ouvrage ainsi intitulé.

S'interrogeant à nouveaux frais dans La quêté inachevée, Popper remarque que c'est toute la théorie marxiste qui est « scientifiquement fausse ». Le communisme promet l'avènement d'un monde meilleur. Il affirme être fondé sur la connaissance : celle des lois du devenir historique et de la violence révolutionnaire. Le marxisme est ainsi une « croyance dangereuse », « dogmatique », une « incroyable arrogance intellectuelle ».

Dès que j'y portai un regard critique, les vides, les lacunes, et les incohérences de la théorie marxiste devinrent évidents. Considérez la thèse centrale sur la question de la violence, celle de la dictature du prolétariat : qui était le prolétariat ? Lénine, Trotski, et d'autres dirigeants ? Jamais les communistes n'avaient une majorité. Ils n'étaient pas majoritaires, même parmi les ouvriers d'usine. (...) L'argumentation marxiste consiste en une prophétie historique, combinée avec un appel implicite à la loi morale suivante : Appuyez l'inévitable !15(*)

Ce rejet du marxisme ne relève pas de la philosophie des sciences ou de l'épistémologie contemporaine qui stipulent que toute vérité est historique, provisoire et jamais définitive, c'est-à-dire culturellement, socialement et temporellement déterminée. Il ne s'inscrit pas non plus dans la mouvance de ceux pour qui la pensée est affaire de circonstances. Il ne se fonde même pas sur les nombreuses contradictions de la théorie marxiste dans le cadre desquelles la vengeance du prolétariat ne supprime pas l'oppression. Il est plutôt justifié par l'essor actuel des sociétés capitalistes. Peut-être que le temps indiqué pour l'autodestruction n'est pas encore arrivé, auquel cas les marxistes doivent s'armer de patience. Mais qu'ils aient à l'esprit, selon Aron, que Marx lui-même disait savoir une seule chose, c'est qu'il n'est pas marxiste, comme pour dire qu'il ne croyait pas lui-même à ses spéculations intellectuelles.

Toutefois, convenons avec Vittorio Hösle qu' « en dépit de ses défauts particuliers, la philosophie de Marx peut revendiquer le rang de première esquisse de philosophie de l'économie. »16(*)

Mais cette philosophie de l'économie n'est pas moins critiquée par R. Aron.

CHAPITRE II

LA PHILOSOPHIE DE L'ECONOMIE

Entre la philosophie du gouvernement et la philosophie des relations internationales, il y a, chez Raymond Aron, une philosophie de l'économie qui permet de comprendre non seulement la structure des régimes politiques, mais aussi la nature des relations extérieures des Etats. Marx est passé par là mais a, selon Aron, mal apprécié le rôle de l'économie.

1- La prééminence du politique sur l'économique

Il ne faut pas céder à la tentation de faire du système économique un critère de classification des régimes politiques, comme l'a fait Marx. Certes, le système économique détermine un type social. Mais il ne dit rien du régime politique de cette société. Aujourd'hui, le communisme de type marxiste n'existe nulle part. Même la Chine communiste se veut effectivement capitaliste.

Marx cherchait dans les transformations de l'économie l'explication des transformations sociales et politiques. Ce qui conduit à une affirmation de la primauté de l'économie sur la politique. Nous précisions au début de cette recherche qu'une classification moderne et contemporaine des régimes politiques repose sur le caractère industriel des sociétés actuelles, mais il s'agissait, pour Aron, plus d'un ordre méthodologique que d'un ordre doctrinal. Du moins, l'expérience montre selon lui, que l'hypothèse marxiste de la détermination unilatérale de la politique par l'économie est fausse. A l'origine de la société industrielle de type soviétique par exemple, on trouve d'abord et avant tout un événement, une révolution, celle de 1917.

Manifestement, affirme Aron, « les caractéristiques majeures de l'économie soviétique dérivent, partiellement au moins du parti et de son idéologie ».17(*) On ne peut donc comprendre l'économie d'un pays séparément de son régime politique.

Enfin, conclut-il,

la planification de l'économie soviétique est le résultat direct de décisions prises par les dirigeants du parti, de décisions prises par le système social particulier qu'on appelle politique. L'économie soviétique est au suprême degré dépendante à la fois du régime politique de l'Union soviétique et des programmes d'action des dirigeants du Parti à chaque instant.18(*)

Cette politisation de l'économie montre que le système économique n'est pas moins influencé par le système politique et qu'inversement celui-ci par celui-là. D'après Aron, Marx avait alors tort de renverser unilatéralement la pyramide hégélienne en estimant que le mode de production de la vie matérielle détermine le processus social, intellectuel et politique. En effet, le matérialisme historique affirme que le mode de production est le fait historique de base, son évolution conditionne le déroulement de l'histoire. Les modes de production de la vie matérielle constituent l'infrastructure ; les superstructures conditionnées par celles-ci sont les constructions juridiques, intellectuelles, morales, artistiques, etc.

Ce qui est directement perceptible, c'est que les deux possibilités sont présentes : l'idéologie dont se réclame le régime communiste pose le primat de l'économie, tandis que l'idéologie dont se réclame le régime démocratique pose le primat de la politique. Si l'économie communiste est l'effet d'une certaine politique, l'économie démocratique est l'effet d'un système politique qui accepte sa propre limitation. Dans un régime de séparation de pouvoirs en effet, les décisions économiques sont diversement prises par les économistes et les groupes de pression. De là, Aron décèle aussi l'origine politique des classes qui, dans un régime libéral, s'organisent et s'hiérarchisent elles-mêmes ; alors que dans un régime autre, elles sont interdites de toute activité.

Ainsi,

de même que nous avons trouvé la volonté politique à l'origine du système économique, nous trouvons un mode d'exercice de l'autorité, un régime politique à l'origine des classes sociales, du degré de conscience de classes, du degré de perméabilité des groupes sociaux à la société globale.19(*)

Mais il ne faut pas non plus céder, prévient Aron, à la tentation de substituer à la doctrine d'une détermination unilatérale de la société par les phénomènes économiques une doctrine qui serait tout aussi arbitraire que la détermination de la société par les phénomènes politiques. L'une et l'autre, estime-t-il, ne sont pas absolument vraies. Il n'est pas vrai qu'une certaine économie étant donnée, il s'ensuit un régime politique déterminé et un seul. Idéologiquement, nous l'avons dit, le capitalisme correspond à la démocratie, et le socialisme au communisme ; mais, pratiquement, les conséquences économiques des systèmes politiques et les conséquences politiques des systèmes économiques ne sont pas forcément logiques. Soit un certain état de développement des forces productives, différentes modalités de l'organisation des pouvoirs publics sont possibles ; de même, si on se donne par la pensée un certain type de régime, le régime parlementaire par exemple, on ne peut pas prévoir ce que sera le système ou le fonctionnement de l'économie.

Dès lors, il nous faut redéfinir le primat de la politique par rapport à l'économie. Déjà, il ne s'agit pas d'un primat causal de type politique et économique.

Aron recentre alors le débat sur la notion de la liberté, essence de tout homme, dessein de toute communauté politique. A ce niveau, on s'aperçoit tout de suite que la réduction du chômage ou le taux de croissance ne disent rien de la liberté humaine qui est plutôt fonction du type de régime politique. Samory Touré n'avait-il pas raison de préférer la liberté dans la pauvreté à la richesse dans la servitude ? Montesquieu tranchait en disant que l'économie est richesse dans la pauvreté, sagesse dans la médiocrité. Dans tous les cas, les régimes communistes, fondés sur la planification de l'économie, ont été jusque-là liberticides. De l'ex URSS à la Chine maoïste en passant par la Corée du nord ou Cuba, la liberté y a « laissé des plumes ».

Par rapport donc à l'homme, le politique est plus important que l'économique. De l'avis de R. Aron,

les philosophes ont toujours pensé que la vie humaine est pour ainsi dire constituée par les relations entre les personnes. Vivre humainement c'est vivre avec d'autres hommes. Les relations des hommes entre eux sont le phénomène fondamental de toute collectivité. Or, l'organisation engage plus directement la façon de vivre que tout autre aspect de la société.20(*)

Ainsi, la vie essentiellement humaine est la vie politique, il n'y a pas de vie sociale sans une autorité organisée et le style de l'autorité est lui-même caractéristique de l'humanité des relations sociales. Lorsque Rousseau développait la théorie du contrat social, il découvrait à la fois, selon Aron, la genèse théorique de la collectivité et l'origine légitime du pouvoir. Ce n'est donc pas le facteur économique qui détermine le type de régime politique.

Pour Aron, l'économie n'est pas un critère décisif de classification des régimes politiques et les rapports entre l'économie et la politique se soldent par la prééminence de la seconde sur la première. Demander par exemple quelle est la politique économique d'un Etat revient directement à s'interroger sur le type d'économie que les dirigeants politiques de cet Etat ont mis sur pied.

Ce problème de primat réglé, intéressons-nous maintenant à l'importance des systèmes économiques qui étaient implicitement en compétition dans la relation économie - politique.

2- Economie planifiée et économie de marché

Economie dirigée, économie centralisée et économie planifiée sont autant des synonymes de l'économie de plan comme le sont l'économie privée et l'économie libérale à l'économie de marché. L'expression « économie planifiée » pourrait prêter à équivoque. Clarifions-la en disant qu'il ne s'agit pas de la programmation en plans quinquennaux ou triennaux comme c'est le cas dans les systèmes économiques, mais de la centralisation par l'Etat de toutes les activités productives comme le veut le système socio-économico-politique socialiste.

Pour R. Aron dont l'économie politique vise à promouvoir le capitalisme, il n'y a pas de doute que l'économie socialiste qui s'acharne contre la propriété privée soit vouée à l'échec. Entre l'économie de plan que prône le système socialiste, et l'économie de marché que prône le système capitaliste, la seconde est, selon lui, celle qui convient le mieux aux sociétés industrielles.

On sait que c'est le pessimisme de Marx qui l'avait rapproché de David Ricardo, et conduit à l'adoption du système socialiste. Il était question pour lui d'en découdre avec le capitalisme, et le socialisme lui offrait les meilleurs moyens de lutte. Mais les pays qui ont essayé ce système économique se sont désagrégés progressivement, et ceux qui continuent de le pratiquer sont confrontés à des graves pénuries. La défaite de l'Allemagne nazie était directement liée à sa politique économique qui créait la famine à l'intérieur du pays en vidant et en canalisant les ressources totalisées vers les nombreux fronts de guerre. C'est non moins pour la même raison que l'Union Soviétique se désagrégera.

Intéressons-nous de près aux caractéristiques essentielles de l'économie planifiée que sont le collectivisme des masses et la collectivisation des terres. Ainsi que le décrit Aron,

 toute économie planifiée du centre est potentiellement une économie de guerre - ou, si l'on veut, tout organisme de planification, maître de l'ensemble des ressources nationales, choisit les emplois finaux qu'il juge prioritaires. [Dans un régime communiste], l'armement jouit de cette priorité, les investissements viennent ensuite, la consommation civile à la fin, quand elle n'est pas tout simplement ignorée (soulignée par nous)21(*).

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les échecs sociaux, médicaux et économiques de l'URSS contrastaient avec ses succès militaires, spatiaux et scientifiques. « Anémié mais formidable, dit Pascal Bruckner, il alimentait d'un même geste l'effroi et le mépris »22(*). On sait que les économies qui avaient tragiquement échoué étaient celles de la Russie de Staline et de Brejnev ou celle de la Chine du Grand Bond en avant. Parmi les pays en voie de développement, ceux qui sont mal en point sont bien ceux qui ont copié les recettes soviétiques ou maoïstes. Se voulant aussi libéral comme Aron, Jean-François Revel déclare que :

Jamais aucune expérience n'avait abouti en un aussi bref délai à un échec aussi absolu, et aussi autonome, conséquences de ses seuls vices internes, à l'exclusion de tout facteur externe, cataclysme naturel, épidémie ou défaite militaire.23(*)

Mais les communistes, ajoute-t-il, n'ont jamais reconnu leurs propres échecs ; ils excellent au contraire dans l'art de trouver des causes externes. Suivant la règle selon laquelle il faut toujours s'en prendre à quelque chose, ils accusent généralement les phénomènes naturels ou à défaut, l'émiettement démocratique. Pour eux, dit Revel, le communisme n'est pas de ce monde et son échec est imputable au monde, non pas au concept communiste. Partout où s'est réalisée la collectivisation des terres, a suivi une famine délibérément orchestrée par l'incompétence agronomique. Il s'agit là d'une « famine politique » selon l'expression de Jean-Louis Margolin qui qualifiait ainsi la grande famine orchestrée par Mao par sa politique du Grand Bond entre 1959 et 1961.

En ce qui concerne l'Union Soviétique, la situation que décrit Aron n'est guère reluisante :

Bien loin que la réussite économique puisse compenser la perte des libertés, cette perte même s'avère contre-productive. [...]. L'aberration du soviétisme tient à l'extension de l'autoritarisme, partiellement nécessaire dans la production, à l'économie tout entière au point de l'ériger en principe du régime, alors qu'il ne constitue qu'un aspect du système institutionnel.24(*)

Aron affirme ainsi « la supériorité des économies mixtes sur le soviétisme » car, relève-t-il,

Plus généralement, tous les témoignages directs, toutes les observations sur place révèlent l'inefficacité ou, pour parler le langage de Maurice Duverger, l'irrationalité du socialisme à la mode soviétique. Double irrationalité : la planification centralisée et autoritaire avec un régime de prix arbitraire aboutit au gaspillage du capital, à la simultanéité des projets, multiples et grandioses [...] Irrationalité aussi dans l'entreprise, soit que l'indicateur provoque une répartition non conforme aux besoins, des diverses sortes de produits, soit que les travailleurs répondent par la « paresse » à leurs conditions de vie et une organisation autoritaire.25(*)

De fait, Revel se veut catégorique : l'économie de marché, fondée sur la liberté d'entreprendre et le capitalisme démocratique, un capitalisme privé, dissocié du pouvoir politique mais associé à l'Etat de droit, cette économie-là seule peut se réclamer du libéralisme. Et c'est elle qui est en train de se mettre en place dans le monde, souvent à l'insu même des hommes qui la consolident et l'élargissent chaque jour. Non pas qu'elle soit la meilleure, ni la pire. C'est qu'il n'y en pas d'autre, sinon dans l'imagination. C'est selon lui ce que disait Francis Fukuyama dans sa Fin de l'Histoire en 1989. Il décrivait le « point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale du gouvernement humain. » Cela se justifie selon Revel par le fait que le libéralisme ne propose pas, comme le communisme, la réalisation d'une société parfaite et définitive.

Le capitalisme, ajoute-t-il, n'apporte certes pas l'égalité, mais le communisme encore moins, et, lui, sur fond de pauvreté générale. Mais très souvent, le débat est truqué quand on juge le communisme sur ce qu'il est censé apporter et le capitalisme sur ce qu'il apporte effectivement. Aron relevait que la condamnation fortuite du régime libéral provenait du fait qu'on le compare, en tant que régime possible et réel, avec un régime utopique. Il énonce ce constat ainsi qu'il suit :

Le régime communiste ne veut pas être compris par ce qu'il est mais parce qu'il sera ; le communisme se définit moins par sa pratique actuelle que, au moins à ses propres yeux, par l'idée qu'il se fait de lui-même et par les objectifs qu'il prétend atteindre. Aussi ne peut-on étudier le communisme abstraction faite de ce qu'il veut accomplir. [...] [Au contraire], les régimes pluralistes tels qu'ils fonctionnent constituent la réalité sans trahir l'idée qui les inspire.26(*)

Aron comme Tocqueville sont d'accord avec ce rôle égalisateur de l'économie libérale. L'étatisme ou le totalitarisme économique attribué à tort ou à raison à Marx n'engendre quant à lui que misère, injustice et massacres, non par de contingentes trahisons ou malchances mais par la logique même de sa vérité profonde.

Pour Vittorio Hösle,  le marxisme n'a pas seulement proposé une solution impropre, la solution socialiste s'est révélée essentiellement plus ineffective que celle de l'Etat social ; Marx reste lui-même captif de l'économisme du XIXe siècle, car au fond, lui aussi admet que la résolution des problèmes économiques résout automatiquement les questions politiques. Le marxisme poursuit-il, ne voit pas par exemple que l'aliénation de l'homme ne dépend pas uniquement, ni même en premier lieu d'une forme déterminée de l'économie, alors qu'il est manifeste que le caractère de marchandise de toutes les valeurs n'est pas éliminé par la transformation en société et par l'étatisation. Un changement de conscience est ici nécessaire, et ne pourra pas à vrai dire intervenir sur une base matérialiste.27(*)

Actuellement, notons-le, il existe un vocabulaire de réprobation du système capitaliste. Intellectuels, hommes politiques, hommes d'Eglise dénoncent les méfaits chaotiques du capitalisme dans les pays qui avaient connu les structures rassurantes et stables du socialisme réel et qui avaient entrepris, avec l'effondrement du communisme, de démanteler leurs économies administrées. Mais la question demeure : comment peut-on ranger le capitalisme dans le postcommunisme ?

Tout compte fait, on s'aperçoit que le socialisme comme régime de justice et d'égalité n'a pas les moyens de réaliser ses rêves. En dehors de la comparaison de la perfection de ce qui n'existe pas (l'utopie communiste) avec les imperfections de ce qui existe (le capitalisme), il reste et demeure, selon Aron, un mythe.

3- Le mythe du socialisme

Qu'il s'agisse du marxisme-léninisme, du marxisme-nazisme ou du marxisme-maoïsme, aucun n'a réussi à réaliser l'utopie socialiste.

Quiconque a des vues justes peut se rendre compte qu'aucune des justifications avancées depuis 1917 en faveur du communisme réel n'a résisté à l'expérience ; aucun des objectifs qu'il se targuait d'atteindre n'a été atteint : ni la liberté, ni la prospérité, ni l'égalité, ni la paix. Si bien qu'il a disparu sous le poids de ses propres vices plus que sous le coup de ses adversaires.

Pour Raymond Aron, le socialisme repose sur un triple mythe qui, en attendant sa marche vers la démocratisation réelle, le condamne à la propagande et à l'illusion de l'espoir. Il s'agit du mythe de la révolution, du mythe de la gauche, et du mythe du prolétariat. L'unité de ces trois mythes constitue la nature du régime soviétique et partant, de l'Internationale socialiste.

La gauche, s'oppose en tant que telle à la droite. On pourrait faussement croire que la gauche représente l'opposition à un pouvoir, mais même étant au pouvoir, la gauche reste la gauche. En effet, remarque Aron,

La gauche se donne pour anticapitaliste et combine, en une synthèse confuse, la propriété publique des instruments de production, l'hostilité aux concentrations du pouvoir économique baptisés trusts, la méfiance à l'égard des mécanismes du marché. Serrer à gauche - keep left - sur la voie unique, c'est aller vers les nationalisations et les contrôles vers l'égalité des revenus.28(*)

Ces caractéristiques se résument, poursuit Aron, en la « dissociation des valeurs », « la dialectique des régimes » et l'idéalisme. Empreinte de marxisme, mais d'un marxisme peu doctrinaire, la gauche souscrit spontanément à la philosophie de Jaurès, qui combine des éléments marxistes avec une métaphysique idéaliste et une préférence pour les réformes. Ainsi, la gauche est formée dans l'opposition, définie par les idées. Elle dénonce un ordre social imparfait comme toute réalité humaine. Mais une fois victorieuse, responsable à son tour de l'ordre social, la droite devenue opposition ou contre-révolution, elle parvient à montrer sans peine qu'elle représente non la liberté contre le Pouvoir ou le peuple contre les privilégiés, mais un pouvoir contre un autre, une classe privilégiée contre une autre. Et c'est ainsi qu'elle se ramène, selon Aron, dialectiquement à une oppression pire que celle contre laquelle elle s'était dressée.

C'est cette révolution introuvable qui représente, selon Aron, le deuxième caractère mythique de la gauche. Il parle d'ailleurs de « Révolution et révolutions » car, comme nous l'avons dit plus haut, il y a, après la grande Révolution initiale, une suite interminable de révolutions internes au point où, les régimes socialistes et constitutifs de la gauche, ne savent plus ce qu'ils cherchent et où ils vont. D'ailleurs, il définit la révolution comme « la substitution soudaine, par la violence, d'un pouvoir à un autre. »29(*)

Mais cette Révolution ne peut être réalisée que par le prolétariat, selon le voeu de Marx. Le mythe du prolétariat apparaît ainsi comme le troisième élément du mythe socialiste. Le prolétariat dit Aron est un concept difficile à définir. Selon la formule marxiste, « le prolétariat sera révolutionnaire ou ne sera pas. » Pour Francis Jeanson, « c'est en se refusant à son aliénation que le prolétaire se fait prolétaire 30(*)». De l'avis de Jean-Paul Sartre qui se veut plus explicite, « l'unité du prolétariat, c'est son rapport avec les autres classes de la société, bref c'est sa lutte 31(*)».

Pour R. Aron, aucune de ces définitions ne dit avec précision ce qu'est réellement le prolétariat ; si celle de Sartre s'en approche, elle ne le dit pas toujours. Non pas que ces définitions soient mal construites mais que le prolétariat, qu'on peut dire synonyme de classe englobe aussi bien les fonctionnaires mal payés, les ouvriers d'usine, les ouvriers manuels et les pauvres sans emplois. Ces trois types d'hommes n'ont ni la même conscience, ni les mêmes objectifs. Plus on se rapproche de la hiérarchie, plus on dédaigne la révolution. Mais là n'est pas le problème. Le véritable problème c'est que le prolétariat est victime d'une propagande sur sa libération. Les régimes socialistes et communistes entretiennent une confusion entre la « libération idéelle et la libération réelle », selon l'expression consacrée par Aron. La propagande marxiste, explique-t-il, tend à répandre la conscience d'une injustice fondamentale et à la confirmer par la théorie de l'exploitation. Ainsi qu'il le constate, le niveau de vie n'a pas subitement changé dans les démocraties populaires de l'Europe de l'Est soviétisée ; il a au contraire diminué, puisque les nouvelles classes dirigeantes ne consomment pas moins une moindre part du produit national que les anciennes. En clair,

Là où existaient des syndicats libres, n'existent plus que des organismes soumis à l'Etat, dont la fonction est d'inciter à l'effort, non de revendiquer. Le risque de chômage a disparu, mais ont aussi disparu le libre choix du métier ou du lieu de travail, l'élection des dirigeants syndicaux, des gouvernants. Le prolétariat n'est plus aliéné, parce qu'il possède, selon l'idéologie, les instruments de production et même l'Etat. Mais il n'est libéré ni des risques de déportation, ni du livret du travail, ni de l'autorité des managers.32(*)

En somme, la cumulation de ces trois mythes politiques que sont le mythe de la gauche, le mythe de la révolution et le mythe du prolétariat, forme la nature du régime soviétique, qui est, pour ainsi dire, totalitaire. Aron trouve donc qu'en plus d'être une utopie comme le sont tous les régimes politiques, le communisme est un mythe. Il est purement imaginaire, idéel et ses tentatives d'application sont exactement le contraire de ce qu'il prétend être. En 1977, soit soixante ans après le début de l'expérience totalitaire soviétique, il s'interrogeait sur la situation présente en ces termes :

Que reste-t-il de deux mythes pseudo-scientifiques, l'un du marxisme - la destruction du capitalisme par ses contradictions internes -, l'autre du marxisme -léninisme, la transfiguration de la société ou même de la condition humaine par la suppression de la propriété privée des instruments de production ?33(*)

Contre ce qu'il qualifie de sophismes et fausses subtilités, il donne raison à Soljenitsyne qui, dans sa Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique,

établit le constat de la faillite du marxisme (ou du marxisme-léninisme), doctrine « caduque » qui a « irrémédiablement vieilli » et qui, même dans les quelques décennies où elle était à son apogée, s'est trompée dans toutes ses prévisions et qui « n'a jamais été une science ».34(*)

On remarquera que ce que critique Aron, ce n'est pas tant le marxisme dont certaines thèses sont vraies et réelles, mais les marxismes imaginaires, la « vulgate marxiste ».

Les marxismes imaginaires sont de deux tendances : une tendance intellectuelle et une tendance proprement politique. La tendance intellectuelle se subdivise elle-même en deux orientations tantôt parentes, tantôt différentes. Il s'agit de l'école phénoménologico-existentialiste cautionnée par Sartre (Critique de la raison dialectique) et Merleau-Ponty (Humanisme et Terreur), et de l'école dite structuraliste d'Althusser (Pour Marx, Lire le Capital). Ces deux versions intellectuelles du marxisme qu'Aron qualifie de « saintes familles » ? en référence à l'opuscule de Marx intitulé La sainte Famille - voient en Marx un penseur inégalé et inégalable. Certes les économistes n'auraient pas pensé comme ils le pensent aujourd'hui, si Marx n'avait pas existé ; mais les existentialistes et les structuralistes sont-ils des économistes ? Il s'agit, dit Aron, de deux générations de marxistes vulgaires, opposés les uns aux autres par leur langage et leurs références théoriques, proches les uns des autres par leur gauchisme de principe, leur révolutionnarisme verbal, leur indifférence à la recherche humble et nécessaire des faits.35(*)

Ces deux saintes Familles, poursuit Aron, ont pour principal mobile la passion politique. L'une et l'autre s'intéressent plus aux a priori philosophiques qu'à la réalité historique. Ni Althusser, ni Sartre qui, selon Aron, n'a d'ailleurs pas lu Marx, n'ont la moindre connaissance de l'économie politique et ne s'intéressent pas à la planification ou aux mécanismes de marché. Sartre voulait fonder le marxisme en tant que compréhension de la totalité historique. Althusser veut quant à lui dégager du Capital la théorie (ou pratique théorique) qui, à l'en croire, y serait incluse ; en d'autres termes, il veut montrer la scientificité du Capital. C'est ce qui fait dire à Aron que,

Les deux projets, différents, se ressemblent par leur gratuité, sinon par leur contradiction interne. Comment une philosophie qui a pour point de départ le caractère translucide et totalisant (dialectique) du pour-soi (ou de chaque expérience vécue) pourrait-elle fonder la compréhension rétrospective d'une totalité historique inachevée ? Comment un philosophe, ignorant de la science économique, pourrait-il mettre au jour, par ratiocination intellectuelle, la scientificité du Capital, également méconnue par les fidèles et les adversaires de Marx ?36(*)

Ce n'est pas pour autant exempter Marx de tout reproche, mais c'est que les interprétations et les applications politiques n'ont souvent rien à voir avec ce que lui-même a dit.

Concernant justement la tendance politique, ses subdivisions sont aussi nombreuses que le sont les pays qui l'imaginent et l'appliquent et les circonstances dans lesquelles ils l'imaginent et l'appliquent. Disons un mot du stalinisme, du maoïsme  et du léninisme qu'Aron tient pour l'interprétation la plus fausse du marxisme; mais laissons de côté le castrisme dont l'actualité pourrait, comme nous le craignons, soulever des passions. On peut cependant rassembler toutes ces espèces en deux groupes : les optimistes et les pessimistes. Le marxisme optimiste est celui des dirigeants soviétiques qui rattachent l'orthodoxie idéologique, le terrorisme, les procès, les excès du parti à la nécessité de l'édification industrielle ; tandis que la version pessimiste est, selon Aron, celui qui reprend le mode de production asiatique, explique le régime soviétique par la bureaucratisation totale de l'existence et affirme que les phénomènes déplorables sont inséparables d'un absolutisme bureaucratique, de parti unique et d'orthodoxie idéologique. Puisque nous nous intéressons avant tout aux gouvernements qui disent mettre en application la doctrine marxiste, relevons l'écart qu'il pourrait y avoir entre la pratique et la théorie classique du marxisme.

De l'avis d'Aron, par fausse interprétation de Marx et au point de vue économique,

Les bolchéviks avaient seulement quelques idées directrices : la propriété publique des instruments de production et la planification. En fait ils ont immédiatement établi la propriété publique des instruments de production, ils ont essayé de planifier l'économie, et ils ont par tâtonnements, par erreurs et par succès, organisé un régime de direction économique qui peut se justifier par référence à Marx puisque celui-ci n'a jamais dit comment on devrait organiser l'économie.37(*)

Au point de vue politique, la situation était complexe encore. De l'affirmation marxiste selon laquelle l'Etat est l'instrument de domination et d'exploitation utilisé par une classe aux dépens d'une autre, les différents marxistes sont parvenus à réaliser le contraire, en renforçant davantage le pouvoir de l'Etat et en sacrifiant ainsi les masses prolétariennes qu'ils devaient originellement défendre.

Il y a donc là un ensemble de mystifications faussement attribuées à Marx, mais aussi un ensemble de mythes politiques dus à Marx lui-même.

Pour Jean-François Revel qui abonde dans le même sens du mythe socialiste, mais qui n'a d'indulgence ni pour Marx, ni pour les marxistes, on retrouve dans les sociétés communistes de premier rayon ? celles qui ont servi de prototypes aux copies plus petites et des métropoles aux filiales satellites ? une convergence de composantes dont les résultats cumulés tendent tous à l'anéantissement des populations. Suivant son analyse,

La première composante est constituée par les purges périodiques, les exécutions massives, ce que l'on pourrait appeler la destruction directe. La deuxième est une destruction indirecte ou différée, par déportation des populations, [privations, mauvais traitements ou internement dans des camps de rééducation ou de travail...] La troisième composante est l'étrange génie que déploient tous les régimes communistes pour se lancer avec une implacable détermination dans les transformations économiques, en particulier agricoles, d'une stupidité qu'on ne peut la croire entièrement involontaire. [...] La quatrième composante est l'acharnement à détruire toute culture et à prévenir toute création s'écartant des dogmes marxistes-léninistes.38(*)

Le socialisme, tire-t-il la leçon, régime de propagande, de mensonge et d'illusions est de nature intrinsèquement totalitaire et criminogène. Il reste et demeure l'opium des peuples et particulièrement l'opium des intellectuels comme l'a été le lyssenkisme39(*) en Union Soviétique. Le créationnisme américain barre la voie à l'évolutionnisme mais Aron et Revel pensent que le système anglo-saxon n'est pas pour autant idéocratique. Voici ce qu'en dit Aron :

Intellectuels et militants reprennent le prophétisme de Marx et tel ou tel de ses arguments avec bonne conscience, en se démarquant de l'expérience soviétique. Jurant leurs grands dieux que leur marxisme n'a rien de commun avec celui que méprise Soljenitsyne, ils continuent de « marxiser » les universités, les sciences sociales, les revues politiques ou littéraires - naïvement convaincus que leur révolution n'aboutirait pas au même despotisme, trop acharnés à détruire la société capitaliste-libérale pour s'interroger sur la société qu'ils édifieraient sur les ruines.40(*)

Que les Etats capitalistes aient commis des crimes, on ne peut le nier. Tous les Etats en commettent. Outre que les démocraties capitalistes ont commis des crimes qui n'ont pas le caractère massif et constant des crimes nazis ou communistes, la différence fondamentale est ailleurs. Elle est qualitative selon Revel : les démocraties capitalistes n'ont pas besoin de commettre des crimes pour se maintenir, alors que les systèmes totalitaires, quels qu'ils soient, ne peuvent pas survivre sans en commettre. Suivant l'analyse arendtienne,

le régime totalitaire ne peut tenir que dans la mesure où il est capable de mobiliser la propre volonté de l'homme pour le forcer à entrer dans ce gigantesque mouvement de l'Histoire ou de la Nature auquel le genre humain est censé servir de matériel et qui ne connaît ni naissance ni mort.41(*)

Suivant cette argumentation, le socialisme entend rendre l'homme libre alors qu'il dit ouvertement s'acharner contre les idées libérales de 1789. Belle contradiction qui s'illustre dans les faits par la chosification de l'homme. Les Etats totalitaires, fils aînés du socialisme, s'efforcent sans cesse - même s'ils n'y réussissent pas toujours complètement - de démontrer que l'homme est superflu. C'est bien à cette fin qu'ils pratiquent la sélection arbitraire des groupes à envoyer dans les camps, qu'ils procèdent régulièrement à des purges dans la bureaucratie ou le politburo et à des liquidations massives. Le trait de génie du communisme a été d'autoriser la destruction de la liberté au nom de la liberté. Il permettait aux ennemis de la liberté d'anéantir celle-ci, ou de justifier ceux qui l'anéantissent, au nom d'un argument progressiste. Il y a là le meurtre de la personne morale, l'anéantissement de la personne juridique et la destruction de toute individualité.

Selon Arendt, l'ennui avec les régimes totalitaires, n'est pas seulement le fait qu'ils manipulent impitoyablement le pouvoir politique mais l'application de leur prétendue Realpolitik où on constate un suprême dédain des conséquences immédiates plutôt qu'inflexibilité, négligence des intérêts nationaux plutôt que nationalisme, mépris des considérations d'ordre utilitaire plutôt que poursuite inconsidérée de l'intérêt personnel. Le caractère total du socialisme, son ignorance délibérée des intérêts matériels, son affranchissement à l'égard du mobile du profit, ses comportements non-utilitaires en général relèvent donc tout simplement, dit Arendt, de son essence ironique, hypocrite et démagogique.

Suivant ces descriptions, le dessein socialiste est un mythe ; son « scientisme » continue à présupposer qu'il a pour objet le bien-être de l'humanité, concept profondément étranger au totalitarisme qu'il réalise.

Faute de s'appuyer sur des faits, reprend Revel, ses propres preuves le condamnent, le socialisme se réduit à cette croyance superstitieuse qu'on trouve dans quelque ciel lointain une société parfaite, prospère, juste et heureuse, aussi sublime que le monde suprasensible de Platon et aussi inconnaissable que la « chose en soi » de Kant. De ce qui a été vu et su jusqu'ici, l'essence du socialisme se traduit, selon lui, dans les mauvais résultats et les atrocités du communisme. Continuer d'avoir foi en tel système reviendrait à argumenter que l'erreur des conséquences prouve l'excellence du principe.

Et Aron de conclure :

Si, selon le mot de Marx, il convient de distinguer ce que les hommes sont et ce qu'ils croient être, cette distinction vaut tout spécialement pour des régimes qui se réclament d'une idéologie. Ces régimes s'efforcent de sauver l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes, même lorsqu'elle a perdu toute relation avec le réel.42(*)

Ce ton apaisant voudrait signifier que la condamnation du communisme n'implique pas nécessairement l'exaltation du pluralisme. Ce dernier n'est pas moins exempt de reproches. Parce qu'ils sont d'ailleurs deux solutions opposées à un problème identique - le bien-être social - Aron se propose d'étudier davantage leurs objectifs et leurs méthodes, à travers les relations qu'ils entretiennent entre eux, lorsqu'ils sont incarnés dans des Etats.

CHAPITRE III

LA PHILOSOPHIE DES RELATIONS INTERNATIONALES

Dans le précédent chapitre, nous avons déterminé deux types de régime politique : les régimes constitutionnels-pluralistes et les régimes de parti monopolistique, à l'intérieur desquels se rangent les nombreuses espèces. Ces régimes nous sont apparus diamétralement opposés quant à leur politique interne.  Il nous faut à présent examiner la nature de leur politique extérieure et montrer qu'il y a des relations complexes entre la politique, l'économie et les relations extérieures. En effet, comme nous l'annoncions dans l'introduction, la politique extérieure d'un Etat n'est rien d'autre que l'expression de la nature du régime politique instauré à l'intérieur de cet Etat. De même, le système économique est tributaire du système politique et non l'inverse comme s'est trompé à le dire Marx. On établit finalement que la guerre entre les types de société industrielle n'est que la guerre des systèmes politiques et, corrélativement, la guerre des systèmes économiques : le totalitarisme contre la démocratie, le socialisme et le communisme contre le capitalisme ou le libéralisme.

1- La complexité des relations internationales

Ici encore le problème du primat se pose. Les relations internationales comprennent les relations transnationales, les relations supranationales, le marché mondial et les relations interétatiques. Qu'est-ce qui est primordial parmi ces éléments ? Comme d'habitude, les marxistes, mettent en avant les phénomènes économiques. Mais il en va autrement pour R. Aron qui s'étonne qu'

à l'heure actuelle, la représentation du système économique mondial tient la place du système interétatique dans les instituts qui se vouent à la peace research et qui préfèrent ce terme à celui des relations internationales ou de système interétatique.43(*) 

Cela est d'autant plus contestable que si on veut comprendre la problématique de la paix, il faut directement s'intéresser aux relations politiques qui sont généralement conflictuelles, avant d'en venir aux relations économiques qui relèvent en deuxième ressort des systèmes politiques.

Jean-Jacques Rousseau nous permet d'y voir plus clair, même s'il ne saisit pas, selon Aron, la complexité des relations internationales. Pour Rousseau, explique-t-il, il y a avant tout entre les Etats un état de nature ou de guerre potentielle et cet état diffère en essence de l'état civil à l'intérieur de ces Etats. C'est donc le système interétatique qui est premier : système dans lequel s'intègrent les Etats, chacun d'eux surveillant l'autre afin d'assurer sa sécurité, étatique puisque la guerre constitue non pas un rapport entre individus mais un rapport entre Etats. Il le cite à cet effet :

 La guerre n'est point une relation d'homme à homme, mais une relation d'Etat à Etat dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs.44(*)

Ainsi, ni les assassinats, ni le terrorisme, ni la compétition économique ne constituent une guerre. Et la guerre est première parce que si, l'homme est liberté aussi bien dans la solitude que dans la collectivité, il doit tout d'abord chercher à se préserver. Mais ce n'est pas pour autant dire comme les marxistes que l'histoire de l'humanité jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de la lutte des classes. La liberté n'est donc pas prioritairement économique. L'homme cherche tout d'abord à s'affranchir de l'asservissement de l'autre avant de viser le positionnement économique.

Il n'est pas besoin d'être économiste pour voir comme Samir Amin que le système économique se divise entre centre et périphérie. Le centre, constitué des pays industrialisés « exploite » la périphérie, constituée de l'ensemble des pays sous-développés ou en voie de développement. Cette dualité est aussi perceptible à l'intérieur même des Etats où un centre des privilégiés et des bourgeois « exploite » les masses défavorisées de la périphérie.

Mais cette représentation marxiste ne démontre pas une fois de plus, aux yeux d'Aron, la primauté du système économique quant à la détermination des relations belliqueuses entre les Etats ; elle dit tout au plus et avec raison que toute fortune se crée et se nourrit de la plus-value. Les guerres présentes, pense-t-il, ne sont pas, au premier plan, le fait du capitalisme, elles n'ont jamais été dans les sociétés anciennes le fait des relations commerciales. Ainsi,

la priorité du système économique, fondé sur l'inégalité du centre et de la périphérie, ne se justifierait que par la prédominance causale des rapports sociaux sur les rapports interétatiques. Mais il n'en est pas ainsi.45(*)

Ainsi pour R. Aron, système interétatique et système intraétatique se rattachent certes, mais ne se déterminent pas mutuellement. L'Union Soviétique, République impériale, n'appartenait ni au centre, ni à la périphérie. Les grands événements de l'après-guerre, notamment la division de l'Europe en deux zones, décolonisation, sont peut-être une expression du système économique en évolution ; mais ils lui apparaissent aux premiers abords comme des péripéties des luttes entre les Etats organisés et des Etats et des populations soumises à un pouvoir étranger. De ce point de vue, Lénine, dit Aron, avait tort de titrer son ouvrage : L'impérialisme, stade suprême du capitalisme. C'est L'impérialisme de H. Arendt qui décrit mieux la situation où l'impérialisme est naturel au régime soviétique, comme volonté d'expansion, alors qu'il se justifie en pays capitaliste par les besoins économiques. C'est peut-être bien la raison pour laquelle les concessions faites à l' « Empire moscovite » - détente, transferts de technologie -, loin de calmer son appétit impérialiste, encourageaient son agressivité puisque le soviétisme est tout une machine à conquérir le monde. « Une politique mondiale est à la nation ce que la mégalomanie est à l'individu », disait Eugène Richter, leader du parti progressiste allemand sous Bismarck. C'est là une idée qui corrobore celle d'Aron.

Même si les guerres ordinaires ont été aussi nombreuses que les guerres interétatiques à travers l'histoire, la distinction entre conflits à l'intérieur de l'unité politique et conflits entre des unités est manifeste. Mais ce type idéal rousseauiste de relations internationales ne reflète pas, selon Aron, la réalité actuelle. Aujourd'hui, dit-il, il faut compter avec les phénomènes transnationaux, supranationaux aux côtés des phénomènes internationaux.

Les réalités transnationales concernent surtout les multinationales et leurs filiales. Elles constituent un réseau international contrôlé par la société mère. Les dirigeants de celle-ci influencent souvent directement les décisions économiques et politiques des gouvernants des pays affiliés. On se rappelle encore le rôle politique de la société pétrolière Elf en Afrique.

Pour Aron, les phénomènes transnationaux comprennent aussi les idéologies, les croyances, la science. Le catholicisme par exemple, explique-t-il, est une organisation hiérarchique supranationale qui ne doit rien au système économique mais essaye sans trop de réussite de conquérir idéologiquement le monde46(*). L'Internationale socialiste aussi se veut à la fois interétatique et transnationale. Le mouvement marxiste-léniniste tient à la fois d'une religion transnationale soumise à un pouvoir central, d'une idéologie supranationale diffusée à travers le monde, incarnée en chaque pays par un parti national, d'une société internationale, créée et entretenue par les rapports entre les individus ou des groupes, appartenant à différents pays.

Quant aux phénomènes supranationaux, ils englobent les Cours et Tribunaux internationaux, ainsi que l'ONU, sauf qu'à une différence près, il existe dans cette dernière un droit de veto pour les membres permanents du Conseil de sécurité.

Tous ces phénomènes constituent ce qu'on peut appeler, faute de moyen terme, société internationale. Cela soulève l'épineux problème de la citoyenneté mondiale mais nous n'en traitons pas ici. Nous nous bornons à constater avec Aron que les relations internationales constituent un système. Les Etats entretiennent, les uns avec les autres, des rapports plus ou moins réguliers. L'instinct de conservation les amène, malgré eux, à s'insérer à l'intérieur d'un système. Tous les Etats d'aujourd'hui appartiennent de quelque manière au système interétatique, ne serait-ce que par leur appartenance à l'ONU, et par la présence à l'échelle mondiale des superpuissances qui les enrôlent.

Suivant cette logique aronienne, le système interétatique du XVIIIe siècle est dépassé, mais le système économique ne l'emporte pas. Dans l'alternative actuelle de paix et guerre, une étude des relations internationales se doit de mettre au premier rang le système interétatique car il y a aussi des guerres entre les Etats capitalistes et ces guerres ne sont pas des guerres systémiques. La distinction de deux économies mondiales, l'une capitaliste, l'autre socialiste, centrées l'une sur les Etats-Unis, l'autre sur la Russie n'a pas moins alimenté la Guerre froide que ces deux « Grands » ont dirigée. « Mais, conclut Aron, jusqu'à présent, l'hostilité de bloc à bloc, de régime à régime l'emporte sur les rivalités économiques ».47(*)

2- De la guerre des systèmes politiques à la guerre des systèmes économiques : les racines de la Guerre froide

D'une manière générale, les historiens situent l'origine de la Guerre froide dans l'échec de l'application des accords de paix de la Conférence de Yalta, tenue le 3 février 1945 entre Roosevelt, le président des USA, Churchill, le Chancelier d'Angleterre et Staline, le président de l'URSS. Ce qui n'est peut-être pas faux mais la raison décisive est à chercher ailleurs.

Considérons la thèse historienne. En plus d'être factuelle, elle correspond à l'affirmation kantienne selon laquelle « aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si on l'a conclu en se réservant tacitement matière future. »48(*)

Dans ce cas en effet, ce serait un simple armistice, et une suspension d'armes, mais non une paix marquant la fin de toutes les hostilités. L'armistice est une simple convention par laquelle des belligérants suspendent les hostilités sans mettre fin à l'état de guerre. Aussi, la fin de la Deuxième Guerre mondiale n'était-elle qu'un armistice et non une capitulation effective et une reddition de la part des adversaires vaincus ? La Guerre froide tire ses origines de la fin mal négociée du second conflit mondial. Les causes existantes d'une guerre future, nous enseigne Kant, bien que souvent ignorées par les parties contractantes, doivent être anéanties par le traité. Or, dans le cas de la guerre de 1939, on s'est contenté de discuter du partage du butin de guerre sans projeter qu'un éventuel partage inégal pourrait créer une tension que la présence massive d'armes raviverait et appellerait à l'exhibitionnisme. C'est dire donc qu'il y avait plus à faire.

Essayons à présent de percer le mystère d'une guerre non classique, une guerre larvée, latente, une guerre non déclarée mais dont les dimensions dépassent une guerre ouverte.

En fait, avec la défaite ou le déclin de la plupart des Etats européens, le vieux système international s'effondrait, le pouvoir appartenait désormais à deux puissances, les Etats-Unis et l'Union Soviétique. Mais les vainqueurs de la guerre ne trouveront jamais le lien susceptible de maintenir leur unité. La Grande Alliance accouchera d'un antagonisme global entre deux coalitions hostiles dirigées l'une par les Etats-Unis, l'autre par l'Union Soviétique, deux pays que tout opposait : leur structure d'Etats-nations, leur idéologie, leur système économique et politique. L'après-guerre connaîtra donc une mobilisation générale de part et d'autre, qui ne débouchera pas sur une troisième guerre mondiale, mais sur un nouveau conflit, la Guerre froide, une trêve armée, précaire et dangereuse qui, jusqu'à sa fin en 1989, va reconfigurer le monde.

Il s'est donc agi d'une guerre des systèmes politico-économiques : soviétisation ou « totalitarisation » à l'Est, américanisation ou démocratisation à l'Ouest de l'Europe. Les Américains étaient convaincus que l'URSS, Etat totalitaire à l'intérieur, ne peut mener qu'une politique étrangère totalitaire, et présente donc une menace militaire immédiate pour le monde occidental et, a fortiori, pour les USA qui s'en veulent les gardiens. Le continent européen se trouva ainsi divisé, division directement perceptible en Allemagne avec le Mur de Berlin. Avec l'idéologie américaine de l'internationalisme libéral d'un côté et l'idéologie soviétique à forte coloration totalitaire et donc expansionniste de l'autre, le choc s'annonçait explosif, d'où la nécessité de procéder par pays interposés, à l'exception des pays africains, asiatiques et sud-américains qui avaient décidé de ne pas s'aligner et de constituer ainsi une troisième voie appelée Tiers-monde. Pour les Américains, il s'agissait de constituer un contrepoids contre le projet idéologique totalitaire soviétique. Du coup, on s'interroge sur le contenu de la diplomatie d'après-guerre. Cette question nous permet d'évaluer les objectifs soviétiques et la nouvelle doctrine de sécurité internationale.

Pour Daniel Yergin, « L'origine de la guerre froide, il faut la chercher dans les intérêts et la position des Etats-nations, ces unités de base de politique internationale. »49(*)

R. Aron est de cet avis mais son analyse a un parti pris pour la politique américaine dont l'intérêt est selon lui un désintérêt qui vise à libérer l'Europe de sa soviétisation croissante.

En effet, au moment où il engage sa réflexion en matière de relations internationales, il existe une menace globale, à la fois intérieure et extérieure, provenant d'un système idéologique mondial, le communisme soviétique. Pour lui, l'opposition Est - Ouest, même si elle pouvait connaître des accalmies et des périodes de négociations qu'il va d'ailleurs recommander, était permanente. Dans un article paru dans Le Figaro du 15 septembre 1948 et intitulé « Le grand dessein de Staline », Raymond Aron présentait une vision d'ensemble de la politique stalinienne : « soviétisation accrue de l'Europe orientale pouvant conduire à terme à une véritable fusion avec l'URSS, effort d'expansion révolutionnaire en Asie »50(*). Consolidation du glacis, progression en Asie par la guerre civile, affaiblissement de l'intérieur des démocraties occidentales, tels étaient, selon lui, les objectifs soviétiques. Cela est d'autant plus redoutable que le stalinisme qui est au pouvoir est à la fois une idéologie, un mode d'action et un système. Sorti du marxisme-léninisme, le stalinisme est aussi la marque d'une volonté farouche de domination et d'un esprit capable d'une suspicion sans borne. Il se maintient grâce à une police secrète et aux camps de concentration. Il exerce un pouvoir arbitraire et capricieux. D'après lui, une telle pratique n'est vraiment pas la bienvenue en Europe.

D'un autre côté, les Américains ont toujours pensé qu'une communauté juridique internationale, fonctionnant selon les règles justes et attachée à des valeurs communes, pourrait remplacer un système international marqué par une anarchie souvent brutale et par l'équilibre des puissances. Les USA n'accepteraient d'entrer dans ce vieux système que pour le réformer. La réforme consiste en une ligue des nations, la fin des empires établis, la non reconnaissance des révolutions, les libertés démocratiques et les droits de l'homme, la réduction des armements, la foi dans une « opinion publique éclairée », et, en matière économique, une politique de la porte ouverte étendue au monde entier. L'objectif économique constitue un élément du tableau, un élément seulement. En plus, les Etats-Unis se considèrent eux-mêmes comme une puissance désintéressée, innocente, dont les désirs et les buts sont censés exprimer les souhaits de tous les peuples, et qui ne pourrait échapper à ses responsabilités. Le projet de la démocratie américaine, c'est l'Amérique elle-même, son rayonnement, sa grandeur et sa vitalité. Terre d'exception autant que d'élection, elle se croit investie d'une mission universelle : propager la liberté.

Voilà qui les opposait point par point à l'Union Soviétique dont l'influence s'étendait de plus en plus en Europe et menaçait la sécurité de celle-ci, surtout en sa partie occidentale.

En outre, une Europe dévastée par la guerre et en pleine reconstruction avait besoin dune aide plutôt que d'un communisme à caractère dominant. C'est ainsi que R. Aron défendra le Plan Marshall contre ceux qui prétendaient qu'il réduirait l'indépendance des pays européens : l'Amérique au contraire ne poussait-elle pas ceux-ci à s'unir pour recevoir son aide ? Ne serait-ce pas la meilleure garantie de leur indépendance ?

Mais, le vrai problème était celui de la sécurité. La Guerre froide, laissant présager une guerre terrible et fatale, il fallait, par prévention, créer une Alliance Atlantique susceptible de répondre violemment au Pacte de Varsovie et assurer ainsi la sécurité de l'Europe qui se retrouvera malheureusement prise entre deux fers et deux feux. De l'avis de Pascal Bruckner,

l'existence aux frontières de l'Europe d'une puissance militaire gigantesque [...], la supériorité en armes des troupes du pacte de Varsovie donnait aux défenseurs de la liberté l'ambition et l'énergie d'un grand dessein ; il s'agissait à la fois de contrer le péril rouge et de souligner par contrecoup les beautés de la noblesse de la démocratie.51(*)

Pris dans cette tourmente, les acteurs de cette guerre par procuration vont s'engager à la recherche de solution faite d'un mélange de menaces et de négociations. Dans ce duopole, personne ne veut frapper en premier, mais personne ne veut non plus abandonner le premier, pour faire place à l'hégémonie de l'autre. C'est ainsi que vont se multiplier en même temps les doctrines de pacification et les technologies de fabrication de fusées encore plus redoutables.

3- De la course à la maîtrise des armements : les vertus de la dissuasion

Examinons ici les deux composantes d'une guerre que sont la violence et la détente ou négociation. Lorsqu'une guerre éclate, on emploie la violence pour anéantir l'ennemi et lorsque celui-ci est anéanti, il signe la reddition pour se tirer d'affaire. Mais la guerre froide est différente des guerres classiques dans lesquelles des armées se heurtant, la destruction de l'armée ennemie signifie la victoire de l'autre. La Guerre froide est complexe et demande des solutions complexes.

Une première tentative de solution de la Guerre froide a été le réarmement, proposée par le diplomate américain Henry Kissinger. Pour ce gestionnaire des crises de l'histoire américaine du XXe siècle, les Soviétiques ayant la force militaire terrestre, les Américains devaient intensifier leur armement nucléaire afin de constituer une force dissuasive. Mais cette solution paraît impropre à R. Aron qui se demande si la course aux armements n'est pas plutôt une cause qu'une simple conséquence de la guerre froide. En effet, vingt ans après le début du conflit, les crises persistent. L'échec américain au Vietnam, le dialogue stratégique soviéto-américain, le rôle nouveau de la Chine, l'évolution du Moyen-Orient depuis la guerre du Kippour, la fin des accords de Bretton-Woods et la crise du système monétaire international, la crise de l'énergie, l'effort militaire gigantesque de l'URSS sur fond de crise du système communiste aux plans intérieur et extérieur, les attentats perpétrés en Afrique, toutes ces crises vont commander la « nouvelle Guerre froide » mais en même temps mener petit à petit vers un « monde multipolaire »52(*).

On pouvait constater une accalmie apparente, mais cela relevait plus de la stratégie même de la Guerre froide que de la paix. Il n'y avait pas d'attaque frontale, mais par petits pays interposés ou pays tiers.

En effet, remarque Aron, l'équilibre américano-soviétique reposait sur le fait qu'aucun de deux partenaires ne s'en prenait directement aux intérêts vitaux de l'autre, ce qui valait en particulier pour les positions respectives de chacun d'eux dans les deux Europes.53(*)

En outre, dans sa coalition communiste contre la démocratie, Moscou utilisait une tactique très prudente : « progresser le plus avant possible sans commettre aucun acte susceptible d'apparaître, vu de Washington comme un casus belli. »54(*)

S'agissant de la bombe atomique que les Américains avaient utilisée dans les villes japonaises d'Hiroshima et de Nagasaki, elle n'avait vraiment pas de vertu diplomatique comme ils l'avaient prétendu. Certes, ils ne la brandissaient pas mais voulaient utiliser ce qu'il convient d'appeler une « présence latente » pour peser sur les Russes. Mais plutôt que d'accepter ce sous-entendu, ces derniers vont entretenir la rumeur d'en posséder eux aussi ; ce qui rend le climat des négociations encore plus tendu. Le jeu dissuasif est lancé : chacun de deux dit avoir le potentiel militaire capable de détruire en une frappe, les armes et les villes de l'autre. Mais cette menace de représailles massives est-elle crédible et à même d'arrêter les hostilités ?

L'équilibre des forces, l'histoire de tous les siècles est là pour en témoigner, n'a jamais empêché les guerres. Il désigne la capacité de chacun d'infliger à l'autre, en cas d'agression, des destructions « intolérables ». Mais il est malaisé de savoir à l'avance quelle est la valeur exacte d'une armée. Dans cette optique, Aron affirme que

L'équilibre de la terreur apparaît à certains comme la garantie de paix, cependant que d'autres esprits craignent le suicide de l'humanité. Cet équilibre, fondé sur la capacité des adversaires de s'infliger les uns aux autres des destructions intolérables, n'est pas définitivement assuré. L'invulnérabilité des forces de représailles n'est jamais complète.55(*)

En effet, la crainte de l'apocalypse thermonucléaire n'établit ni une paix stable, ni une paix universelle. La doctrine des représailles massives est donc loin d'être une solution à la Guerre froide. Si la dissuasion peut souvent aider à prévenir des conflits, elle n'est en soi ni une solution préventive, ni une solution curative de la guerre. Certes les armes nucléaires inspirent aux Etats une prudence salutaire, puisque tous craignent « l'ascension aux extrêmes », expression que Raymond emprunte à Clausewitz. Mais l'expérience vietnamienne a prouvé et l'expérience palestinienne prouve encore aujourd'hui les limites de la dissuasion. Nul ne doute aujourd'hui de la puissance militaire israélienne comme nul ne doutait dans les années 60 qu'il était dangereux de déclencher la machine militaire américaine, mais les Nord-vietnamiens et les Palestiniens ont montré, par leur obstination, les limites de la force des armes. Disons tout simplement que la toute-puissance militaire n'existe pas. Le cinglant revers des Talibans en Afghanistan en administrait la preuve : une troupe d'indigènes, mal armés au début, divisés de surcroît en tribus hostiles, infligeait au corps expéditionnaire soviétique sa première défaite et l'obligeait à plier bagage. Et le scénario n'est pas loin de se reproduire aujourd'hui avec la coalition des forces atlantiques, engagées dans des guerres de « subversion » qu'il faut bien opposer aux guerres entre armées régulières dont l'issue peut être pronostiquée.

Ainsi, la menace nucléaire, comme tout arsenal militaire ne suffit pas à prévenir toutes les agressions. La M.A.D (Mutual Assured Destruction) n'était donc pas la solution indiquée pour arrêter la Guerre froide.

Les doctrines se succèdent. En cas d'attaque, il faut répondre proportionnellement et graduellement. Cette politique de la Flexible Response doit faire suite à l'attaque ; mais qui prendra la responsabilité de frapper le premier ? Les Américains maintenaient la théorie du No first Use et on voyait mal les Russes mettre leur « fausse » menace à exécution. On appliquait finalement la politique du Containment c'est-à-dire de l'endiguement.

Mais Kissinger n'a pas moins proposé la détente. L'idée que les deux « Grands » devaient s'entendre afin d'éviter le risque d'une guerre nucléaire tout en soumettant leur rivalité, dans les zones contestées de la planète, à une règle de modération, constituait une partie intégrante de la sagesse conventionnelle. Bien plus, ce diplomate plutôt averti n'acceptait qu'avec réserves les conceptions et les pratiques des hommes politiques. Il mettait en garde contre l'illusion de traiter avec une puissance révolutionnaire comme avec un Etat ordinaire. Cependant, il réussira moins, dit Aron, dans son va-et-vient entre la détente et le machiavélisme - si du moins on mesure la réussite au rapport entre ce que l'on prétend vouloir et les résultats que l'on a atteint. D'ailleurs, la détente qu'il proposait n'était que le fait d'une nécessité : le bourbier vietnamien était évident et l'opinion américaine réclamait la fin d'une guerre immorale et coûteuse.

Dans le décryptage que R. Aron fait de la détente de Kissinger, la coexistence pacifique s'impose si la guerre nucléaire constitue l'autre terme de l'alternative. Or, pour que la partie demeure égale, il faut que les partenaires rivaux lui donnent le même sens. La vague communiste, ainsi que l'écrivait Marx à propos de la vague slave, s'arrête quand elle rencontre un barrage mais elle cherche une fissure ou une faille. Le dogme des conquêtes irréversibles du socialisme, la boulimie expansionniste du communisme même agonisant laissent planer un doute. Et R. Aron de faire la remarque :

Des traits spécifiques d'une diplomatie communiste, retenons-en deux qui marquent le train des affaires mondiales : la permanence du conflit, l'illimitation des objectifs. L'Union soviétique agit sans trêve comme si elle était en guerre, elle ne tient jamais un statut territorial pour définitif. Toute avance du communisme est une base de départ en vue d'une avance ultérieure. Toute retraite vise à un regroupement en vue d'une future offensive.56(*)

Les dirigeants russes ne veulent évidemment pas la guerre ; même les sommes énormes qu'ils consacrent à leurs forces aériennes, navales et terrestres ne prouvent nullement qu'ils veulent envahir l'Europe occidentale. Mais des armes accumulées ne sont pas non plus destinées à la pêche à la ligne. Comme l'a si bien dit le Chancelier allemand Otto Von Bismarck, l'essentiel, ce n'est pas l'intention mais le potentiel. Cette attitude que la Russie reproche aujourd'hui à l'Amérique pour son renforcement militaire de l'Alliance Atlantique était la sienne il y a une quarantaine d'années. En réalité, l'accumulation des armes visait à lui assurer en Europe une supériorité militaire qui peu à peu se transformerait en prédominance politique et, en cas de retrait américain, en quasi-empire. Mais le retrait n'était pas envisageable puisque c'est la présence américaine qui assurait la sécurité de l'Europe, prise entre deux armes nucléaires.

Si donc la course aux armements ne porte pas les résultats escomptés, il faut trouver une autre solution. Logiquement, il faut maîtriser les armements. La maîtrise des armements ou arms control peut être interprétée comme une modalité de désarmement ou comme un substitut de l'impossible désarmement. La théorie se fonde, selon Aron, sur une prémisse logique : a fortiori, les Etats ou les peuples doivent avoir le même intérêt et éviter une guerre à mort qui, à l'époque nucléaire, signifierait littéralement la mort de tous. Les doctrinaires avancent une autre prémisse quelque peu contradictoire à savoir : le désarmement général et total n'est ni possible ni souhaitable. Pas possible parce qu'aucune des deux superpuissances ne renoncerait à l'arme monstrueuse, ne serait-ce que par crainte que l'autre ne la conserve en secret. Non souhaitable parce que les armes nucléaires, par l'horreur qu'elles suscitent, contribuent à prévenir ou à limiter les guerres. Dans l'opinion, l'arms control devenait un moyen de réduire le risque de cette folie meurtrière que les peuples qualifiaient tour à tour de menaçante et d'impossible.

Faute de confiance entre les deux belligérants, faute de la capacité des satellites à contrôler tous les missiles, les armes classiques, alors permises, étaient travaillées de la manière la plus sophistiquée et la situation était toujours loin de s'apaiser.

Dans cette « détente turbulente » où les Soviétiques ne relâchent ni leurs efforts ni la compétition idéologique, il ne faut y voir, selon Aron, « autre chose qu'une modalité historique entre les deux systèmes sociaux ».

Cette situation contradictoire de la détente avec Moscou et la permanence des conflits entre les deux Grands ou les deux systèmes sociaux vient du fait que la détente pour le Secrétaire d'Etat, Kissinger, répond tantôt à l'humeur du Congrès et de l'opinion, tantôt à l'intérêt national où elle devient politique « dure ».

Dans tous les cas, la dissuasion était non acquise. La question centrale était de savoir qui frapperait le premier. Et subsidiairement, on continuait à se demander si une seule frappe suffirait réellement à détruire l'arsenal militaire de l'autre. Tout au plus, les deux doctrines de course et de maîtrise des armements conduisaient à la situation que R. Aron désignait par « Paix impossible, guerre improbable ». Car,

si deux Etats possèdent l'un et l'autre quelques bombes atomiques, chacun d'eux se croyant capable de désarmer l'autre, l'histoire répéterait la conjoncture bien connue : chacun des deux duellistes redouterait la frappe par « anticipation » de l'autre. Même si le schéma des gangsters ou des cow-boys ne reflètent pas le rapport de deux Etats, obsédés par le risque d'être désarmé si l'autre frappe le premier, même si les deux forces passent pour invulnérables, je doute qu'entre des ennemis inexpiables l'armement soit pacificateur.57(*)

Face à cette situation angoissante, convaincu comme Kant que rien dans un affrontement ne peut rendre la paix et la concorde futures impossibles, Aron proposait alors un certain nombre de mesures politiques, militaires et économiques susceptibles de ramener la paix.

Mieux que la course aux armements, il proposait une combinaison de réarmement et de négociation, combinaison qui permettrait de prolonger une paix incertaine et belliqueuse. Le téléphone rouge était toujours ouvert entre la Maison Blanche et le Kremlin mais Aron estime que les négociations n'étaient pas franches. Il remarquait en effet que le développement des fusés à têtes multiples permettait aux soviétiques de réaliser le programme qu'ils s'étaient fixé et obligeait en même les Américains à un effort plus grand pour maintenir l'équilibre ; ce qui contribuait paradoxalement à un maintien de tension. C'est dire que si l'armement nucléaire pouvait endiguer les ambitions russes, il fallait, faute de résultats escomptés, le combiner avec les vertus démocratiques qui ne jouent pas moins un rôle de contrepoids face à la menace totalitaire. Dans un article du Figaro daté du 12 juin 1975, intitulé « La troisième guerre mondiale n'a pas eu lieu », il proposait qu'il faille continuer à refuser à la fois la guerre et la capitulation face la menace soviétique.

En plus de la combinaison politico-militaire, il fallait songer à la reconstruction des pays européens à qui l'Union Soviétique proposait le communisme et mettait en garde contre l'aide économique américaine qu'elle qualifiait d' « impériale ». R. Aron trouvait au contraire dans le Plan Marshall une solution économique sans pareille. Il était alors d'accord avec le Général Marshall qui, lors de son discours du 5 juin 1947, dit ceci : « le relèvement de l'Europe serait la meilleure barrière contre l'impérialisme soviétique, la mine de l'Europe offrirait l'occasion souhaitée de la conquête de l'intérieur »58(*).

On peut remarquer que dans la quête des solutions relatives au problème de la paix pendant la Guerre froide, les Américains qui avaient la supériorité technique multipliaient les doctrines alors que les Russes, puissants seulement en nombre, se contentaient d'en accepter ou d'en refuser l'esprit. Eternels ambitieux, ils misaient sur des armements dont rien ne laissait présager l'utilisation. Ils n'ont utilisé leur armée que pour maintenir leur zone impériale et pour intimider l'Ouest. Plus la destruction mutuelle était assurée, moins les chances de passer à l'acte s'amoindrissaient. L'idée même d'une frappe « chirurgicale locale éliminant les installations de l'O.T.A.N. demeurait une science-fiction. » Aux yeux de Moscou, il était déraisonnable de prendre le risque d'une grande guerre, voire nucléaire, alors que l'objectif pourrait être atteint, grâce au poids des choses, alourdi par les méthodes ordinaires de propagande et de terrorisme. Pour les dirigeants de Washington, conciliants, le dialogue suffisait, tant qu'il constituait le contraire de la guerre. Bien plus, l'emploi strictement défensif ou dissuasif de l'arme atomique répondait à une certaine logique. On disait, avec raison, que la démesure même de ces armes en rendait malaisée l'utilisation effective. On évoluera avec ce « tabou atomique » jusqu'à la fin de la Guerre froide avec la chute du Mur de Berlin en 1989.

On aura retenu que la bombe atomique contribue à faire des conflits un événement abstrait, à déposséder les soldats de l'issue dernière, à transformer les armées en servantes pétrifiées de la dissuasion. Avec elle, l'affrontement final est une fiction aussi abominable qu'irréelle. La guerre froide a brouillé les repères entre la non-violence et la confrontation armée : en instaurant un état où la mobilisation devient inutile et la démobilisation dangereuse, elle a peut-être rendu la paix belliqueuse mais surtout la guerre peu vraisemblable. Mais en sera-t-il toujours ainsi avec la ruée des petits pays vers l'arme atomique ? Nous y reviendrons à la fin de ce travail. Pour l'instant, examinons de façon détaillée avec Aron les caractéristiques des ces régimes opposés.

DEUXIEME PARTIE :

RAYMOND ARON ET LA QUESTION DU POLITIQUE

Le politique désigne à la fois le domaine et la connaissance que nous avons de la politique, c'est-à-dire le fait politique, la pratique politique ou le fonctionnement direct des régimes et la conception que chacun peut avoir concernant ce fonctionnement, mais surtout les idées normatives pour une meilleure organisation de la chose politique. Toutefois, conception ne signifie pas chez Aron doctrine ou théorie car sa prudence l'empêche d'en proposer. Il préfère analyser les situations présentes et les rares prédictions qu'il fait tiennent soit de l'optimisme soit du pessimisme que lui inspirent les faits. Il n'y a pas, suivant sa conception, de philosophie politique qui ne soit bâtie sur l'observation des faits : l'étude de la société industrielle sert d'introduction à l'étude des relations entre les classes qui, à son tour, conduit à celles des régimes politiques. Dans la partie précédente, nous faisions état de cette démarcation par rapport à la philosophie politique classique et à la philosophie politique moderne, obsédées qu'elles sont, à son avis, par la recherche de la meilleure forme de gouvernement. Toujours dans cet esprit de démarcation, il clarifie ici sa position tout en cernant le phénomène totalitaire, pour trouver par là même des remèdes aux multiples maux de la démocratie.

CHAPITRE I

CLASSIFICATION DES REGIMES POLITIQUES DES SOCIETES MODERNES

De l'avis de Raymond Aron, le monde actuel est gouverné par deux types d'homme : ceux qui ont réussi dans la paix et ceux qui ont réussi dans la guerre. Ces deux types d'homme fabriquent à leur guise deux types de gouvernement : un gouvernement constitutionnel-pluraliste pour l'homme de paix et un gouvernement de parti monopolistique pour l'homme de guerre. La quasi-totalité de nos gouvernements actuels répondent à ces deux types ou, à défaut, sont mixtes ou non classés. C'est à base de ce constat, estime-t-il, qu'il faut classer les régimes politiques et non selon le mérite. Il en donne ici la raison avant de procéder à la caractérisation des deux régimes politiques qui correspondent aux types de société industrielle.

1- Raymond Aron et la question du meilleur régime

Tout régime politique se définit par la manière dont il combine les diversités sociales avec une politique. Et comme tel, la question du bien et du mal reste toujours ouverte. Tous les régimes politiques sont jugés au moins sur la question de la liberté, directement rattachée à celle du bien. Si les Anciens à l'instar de Platon et Aristote, et les Modernes comme Montesquieu, ne cachent pas leur souci de classer les régimes par ordre de mérite, Raymond Aron ne cherche pas à savoir quel régime est le meilleur. Tel que nous l'évoquions dans le Premier chapitre de la Première Partie, il ajoutait au critère numérique voulu par Aristote, le mode d'exercice de l'autorité introduit par Montesquieu. Mais il y a encore plus. C'est que le mode de gouvernement ne peut pas être considéré abstraction faite des organisations économiques et sociales.

Aron entreprend toute cette dialectique pour dire pourquoi il n'est pas besoin de rechercher le régime le meilleur. Il se pose la question de savoir si une classification qu'on tenterait d'établir serait valable seulement par rapport à une organisation économique et sociale ou pour toutes les époques.

En fait, je suivrai, dit-il, la méthode prudente. Je me bornerai à esquisser une classification des régimes politiques dont je restreindrai la validité aux sociétés industrielles. [...] En termes plus généraux, à partir du moment où le régime politique est lié à l'organisation sociale, la diversité d'organisations sociales, possibles et réelles, semble décourager à l'avance la recherche du meilleur régime dans l'abstrait.59(*)

Montesquieu ne se demande pas, au moins explicitement, quel est le régime le meilleur, à la manière d'Aristote. D'après Aristote, dit encore Aron, la recherche du régime le meilleur était légitime, parce qu'il existe une finalité de la nature humaine. Le mot nature ne désigne pas simplement la manière dont les hommes se conduisent individuellement ou collectivement, mais aussi ce à quoi les hommes sont destinés. La recherche du meilleur régime est essentiellement philosophique puisqu'elle équivaut à l'avance à l'argumentation selon laquelle les régimes seraient différents. Raymond Aron se réclame sociologue et décline cette responsabilité. Dans les Dimensions de la conscience historique, parues quatre ans avant Démocratie et totalitarisme, il s'interrogeait en ces termes :

Quelles sont les idées auxquelles accède le philosophe et qui lui donne les critères de la vérité ? Le régime conçu dans la République, le régime le meilleur, n'est-il pas, en dernière analyse, la transfiguration des nostalgies réactionnaires, le rêve des vieilles familles patriciennes ? Régime totalitaire surenchérit le critique du XXème siècle. La prétention du philosophe à détenir, avec la vérité absolue, le secret du régime le meilleur, le rêve de confier à des « savants » une autorité inconditionnelle, est la racine même de la tyrannie totalitaire.60(*)

Bien plus, avec la Modernité, la reconnaissance de la multiplicité des régimes sociaux et des principes semble écarter la recherche du régime le meilleur, du simple fait qu'elle rejette la conception finaliste de la nature humaine. En effet, les philosophies du contrat social et les philosophies de l'histoire ont construit une conception mécaniste de la nature humaine. Selon qu'on se situe par exemple chez Hobbes ou chez Spinoza, on envisage un régime politique susceptible de garantir la paix et la sécurité sociales, corrélativement aux comportements des individus. Pour Hobbes qu'Aron qualifie de grand auteur de la tradition politique, l'homme est défini par le désir, la volonté de sauver sa vie et de jouir des plaisirs ; sa conduite est ainsi guidée par l'intérêt. D'où la question centrale : quel doit être le régime politique pour assurer la paix entre les hommes. Aron se rend alors à l'évidence qu'

à l'intérieur d'une telle philosophie, on s'interroge sur l'extension de la souveraineté : que faut-il accorder au pouvoir pour empêcher la guerre civile ? Dans la conception finaliste, on se demandait ce que doit être le souverain pour que les hommes vivent vertueusement.61(*)

Quant à Spinoza qu'Aron évoque aussi, les hommes lui paraissent entraînés par leurs passions, abandonnés à eux-mêmes et ennemis les uns des autres parce que n'étant pas raisonnables. D'où cette autre problématique : quel type de pouvoir peut imposer la paix entre les citoyens en édictant les lois ? On voit bien qu'autant Hobbes veut la paix par l'application d'une souveraineté absolue et illimitée, autant Spinoza veut limiter le souverain pour que la paix soit celle des hommes libres.

En ce qui concerne le matérialisme de Marx dont nous avons déjà longuement parlé sous la plume d'Aron, c'est l'infrastructure sociale qui détermine la structure politique.

Ce qu'il faut retenir de ces remarques historiques et conceptuelles, c'est que la question du meilleur régime n'a plus sa raison d'être. Conscient du fait qu'on ne peut pas arriver à une conclusion univoque quant à la comparaison des régimes politiques, Aron se déclare pour sa particularité : son étude n'est ni liée à la conception finaliste de la nature humaine, ni à la philosophie machiavélienne62(*), encore moins à l'historicisme ou historisme. D'ailleurs la question du régime le meilleur lui semble insensée. C'est pourquoi il se propose tout simplement d'établir un régime légitime dont l'organisation serait efficace et ceci uniquement à travers les sociétés industrielles dans lesquelles nous vivons.

2- Les régimes constitutionnels-pluralistes

« Régime constitutionnel-pluraliste » est une autre appellation du régime démocratique, employée par Aron pour faire miroiter les éléments distinctifs de la démocratie. On trouve dans cette expression les termes « constitution » et « pluralité ». Ces deux éléments ne caractérisent pas seulement la démocratie mais en spécifient les espèces.

De la distinction entre constitution de type présidentiel et constitution de type parlementaire, nous décelons deux espèces de régimes constitutionnels-pluralistes. Ces deux types renvoient respectivement au système américain et au système anglais. Si les deux sont opposés dans la pratique, ils fonctionnent tous deux avec des partis politiques. S'agissant justement des partis politiques, ils prouvent, selon Aron, l'insuffisance de la différence constitutionnelle à classer définitivement les espèces de régime démocratique. Si on prenait en compte seulement la constitution, on mettrait dans le même registre le gouvernement parlementaire français et le gouvernement parlementaire britannique puisque leurs deux constitutions se rapprochent. Mais déjà le système français comporte plusieurs partis et non pas deux. Le président est désigné à l'issue d'un scrutin à deux tours maintenant, mais il n'y a pas de convention comme aux Etats-Unis, pas de Chambre des communes comme en Grande Bretagne. C'est dire donc que les partis politiques complètent la classification des espèces de régime et en constituent ainsi la deuxième variable. Et selon qu'on se situe dans un système bipartite ou dans un système de partis multiples, on spécifie davantage un régime pluraliste.

Aron définit les partis politiques comme

des groupements volontaires plus ou moins organisés dont l'activité est plus ou moins permanente, qui prétendent, au nom d'une certaine conception de l'intérêt commun de la société, assumer seuls ou en coalition, les fonctions de gouvernement.63(*)

Cette définition écarte les syndicats professionnels, les lobbies qui, dans les démocraties pluralistes veulent influencer ou influencent même les citoyens ou les gouvernants, mais ne constituent pas des partis politiques puisqu'ils n'ont pas l'intention de remplir les fonctions de gouvernement.

On peut aussi classifier les partis politiques, notamment en parti de masse organisé et en groupe parlementaire comme l'a fait Max Weber. Les partis de masse sont ceux qu'on observe de nos jours avec un grand nombre de militants, de sympathisants et d'électeurs organisés de façon permanente et répartis en sections et fédérations. Le parti de masse vit selon une constitution et se donne une bureaucratie permanente, comparable à celle des grandes entreprises. Quant au groupe parlementaire, il s'agit d'une réunion de quelques députés ayant en commun des idées et des ambitions, et cherchant ainsi à avoir des représentants dans les commissions parlementaires, ou des candidats dans le cas d'un scrutin par liste.

Aron trouve la classification wébérienne idéale et reconnaît qu'elle n'est pas exclusive, car il y a des partis peu organisés tout comme il y a des partis bien organisés qui ne sont pas de style bureaucratique. Mais le système des partis, bien qu'importante pour comprendre le fonctionnement d'un régime politique, n'est pas encore une variable d'une efficacité suffisante pour fournir la clé d'une classification des espèces de régimes pluralistes. La troisième variable, à l'intérieur du système politique, est, selon Aron, le mode de fonctionnement du régime, qui se subdivise à son tour en trois secteurs à savoir : la loi électorale et les élections, le mode de travail du parlement, les relations entre les assemblées et le gouvernement. C'est ce facteur qui nous permet de classifier les régimes subsidiaires qui résultent d'un mélange des éléments distinctifs des deux espèces typiques suscitées.

En résumé, la démocratie est adaptée en régime parlementaire ou en régime présidentiel. Dans le premier, le gouvernement est responsable devant l'assemblée législative qui peut être dissoute alors que le chef de l'Etat est le représentant de l'unité de la nation. Le régime présidentiel indique l'impuissance du président à dissoudre l'assemblée alors que celle-ci ne peut renverser le gouvernement. L'exécutif et le législatif sont élus par le peuple, ce qui permet un équilibre de pouvoir.

On observe ainsi une échelle de classification. De la classification des régimes politiques des temps modernes, on passe à la classification des espèces de chaque type ; les espèces sont elles-mêmes encore subdivisées en plusieurs pratiques particulières. Et à chaque échelle de classification, des nouvelles variables apparaissent. C'est la remarque générale que fait Aron concernant le régime pluraliste :

Au niveau du régime politique, on peut trouver des multiples distinctions qui s'appliquent à des aspects particuliers : distinction entre les gouvernements parlementaires et les gouvernements présidentiels, entre les systèmes de deux partis et ceux de partis multiples, entre les pays de partis disciplinés et ceux de partis non disciplinés, entre les pays où les partis acceptent la règle du jeu et ceux où certains partis sont révolutionnaires, c'est-à dire refusent d'accepter la règle du jeu.64(*)

Tous ces facteurs déterminent différentes espèces des régimes constitutionnels-pluralistes, mais qu'en est-il des régimes où il n'y a qu'un seul parti ?

3- les régimes de parti monopolistique

Les sociétés industrielles modernes sont construites autour de deux systèmes politiques principaux autour desquels gravitent des dérivées. Nous avons d'un côté les régimes constitutionnels-pluralistes et de l'autre, ceux qu'il convient d'appeler régimes de parti monopolistique pour les raisons qu'Aron donne ici :

Par opposition au régime constitutionnel-pluraliste, on distingue trois types de régime. Le premier serait opposé au pluralisme des partis plutôt qu'à la constitutionnalité. Le deuxième type serait hostile au pluralisme des partis mais favorable à un parti révolutionnaire, confondu avec l'Etat [...]. Enfin, un troisième type serait, comme le précédent, hostile au pluralisme des partis et favorable à un parti révolutionnaire, mais l'objectif de ce parti révolutionnaire-monopoliste serait, en théorie, l'unification de la société en une classe unique.65(*)

Cette remarque nous offre du coup une typologie de régimes de parti monopolistique dont les principales variables sont le refus du pluralisme, le refus du libéralisme et la conscience de classe.

Le premier type tend à créer une représentation différente de la représentation parlementaire ; il n'accepte pas une constitution de type parlementaire mis s'efforce de limiter les pouvoirs de l'Etat. Il exclut la rivalité des partis, mais affirme que les gouvernants n'ont pas et ne doivent pas avoir la toute-puissance, qu'ils sont subordonnés aux lois, à la morale, à la religion. Il prétend éliminer l'agitation des partis et du parlement, mais sans aboutir à une confusion de la société et de l'Etat. De l'avis de Raymond Aron, c'est un régime qui voudrait être libéral sans être démocratique, mais qui ne parvient pas à être libéral.

Il peut aussi arriver qu'un régime de parti unique rejette les idées démocratiques et les pratiques parlementaires mais que, loin de « dépolitiser » les hommes comme le précédent, il les « politise » ou les « fanatise » au contraire, par la promotion d'un parti d'Etat. Ce deuxième type de régime monopolistique correspond au mussolinisme, à l'hitlérisme et dans une commune mesure au franquisme ; puisque tous ont en commun la condamnation des idées démocratiques et libérales de 1789. Selon Aron, le modèle le plus pur et le plus adéquat de ce type de régime est le régime national-socialiste qui était manifestement antilibéral et antidémocratique. Il était aussi purement révolutionnaire puisqu'il s'employait à détruire les structures sociales et idéologiques de la république de Weimar. En effet, le principe d'unité du nazisme n'était pas l'Etat, comme dans le fascisme italien, mais la nation ou plus encore la race.

Il peut encore arriver qu'un régime supprime la pluralité des partis mais ne dise pas ouvertement s'acharner contre la démocratie. C'est le cas du régime communiste qui présente ainsi une première différence fondamentale du deuxième type. Pour Aron,

Bien loin de renier les idées démocratiques-libérales, il prétend les accomplir, en éliminant la compétition des partis. Il justifie ces affirmations par une analyse des régimes pluralistes, il affirme que les régimes constitutionnels-pluralistes ne sont que le camouflage d'une oligarchie capitaliste, donc qu'il faut supprimer l'oligarchie capitaliste et établir une société unitaire sans classes pour que l'on réalise la vraie liberté et la vraie démocratie.66(*)

Il s'ensuit que dans l'objectif poursuivi par le régime communiste, le monopole du parti ne lui paraisse pas contraire à la liberté et à la démocratie. Le pouvoir absolu d'un parti n'est que l'expression de la classe prolétarienne et constitue ainsi un moyen indispensable pour la réalisation d'une société sans classes.

Cette classification générale faite, on peut procéder à une classification secondaire suivant les affinités ou les différences.

S'il faut les classifier suivant l'idéologie, on aura deux systèmes révolutionnaires, les types 2 et 3, opposés au premier système qui, lui, est conservateur et restaurateur de la société traditionnelle. Mais s'il fallait les classifier par rapport aux idées libérales, nous aurions les types 1 et 2 opposés au type 3. Car, comme le découvre Aron, les régimes autoritaires-conservateurs ou révolutionnaires-fascistes sont « anti-1789 », « anti-rationalistes ». Ils se réclament d'une doctrine autoritaire tandis que le régime communiste dit vouloir incarner les idées libérales dont se réclament les régimes constitutionnels-pluralistes. On pourrait donc résumer en disant que le régime 1 est la négation non dialectique du régime constitutionnel-pluraliste, alors que le régime 3 se veut la négation dialectique, c'est-à dire une manière de nier et de conserver à la fois. Quant au régime 2, il conserve à vrai dire une particularité sans précédent ; et si on insistait justement sur les particularités, on obtiendrait une autre classification. Les régimes de parti monopolistique ne se grouperaient pas par 2 contre 1 mais constitueraient chacun un type particulier, opposé comme tel au régime constitutionnel-pluraliste.

Aron prend la peine de préciser que cette classification des trois types n'est pas exhaustive ; car, il ne saurait manquer, comme c'était le cas pour les régimes pluralistes, des régimes mixtes, composites ou même équivoques.

Toujours en rapport avec les régimes constitutionnels-pluralistes qui, on peut le constater, ont du mal à être appliqués, il se développe des régimes qui sont définis par le fait qu'un groupe impose sa volonté aux autres. Un tel groupe n'est pas évident à catégoriser. Cette équivoque est assez bien adaptée au monde actuel où l'idéal démocratique est diversement mal appliqué. C'est, dit Aron, les pays arabes et les ceux de l'Amérique du Sud qui fonctionnent sous un modèle qui n'appartient nettement à aucune des trois catégories idéologiques et institutionnelles sus-présentées. En Amérique latine, explique-t-il, nombre de régimes ne sont ni fascistes ni conservateurs, ils représentent simplement des prises de pouvoir par un groupe d'hommes armés à la faveur des circonstances. Ces régimes sont généralement dirigés par des chefs militaires, acclamés et tyranniques.

Cette militarisation du pouvoir politique s'étend aux pays arabes. Selon Aron, l'Egypte des années 60 offrait l'exemple d'un tel régime. Plutôt révolutionnaire que conservateur, le régime se réclamait d'une grande tâche à accomplir, l'unité arabe. Le chef était acclamé et « charismatique » selon l'expression wébérienne. Officier, il ne se veut pas militaire ; civil, il se donnerait un grade militaire, comme Staline ; ancien officier, il est chef d'Etat.

On peut donc remarquer avec Aron que malgré la multiplicité des régimes antidémocratiques, la caractéristique principale et commune est le parti unique ou le parti monopolistique. C'est d'ailleurs autour de ce monopole que se greffent les autres caractéristiques du régime monopolistique que nous avons évoquées au tout premier chapitre de ce travail lorsque nous esquissions l'étude comparée des régimes politiques. Nous en donnerons davantage de caractéristiques lorsque nous étudierons dans le chapitre suivant, le système totalitaire et, tel que nous le verrons, ces caractéristiques sont toujours en rapport avec le monopole du parti. Autant rappeler que le concept de ``parti'' joue un rôle important aussi bien dans les régimes de partis multiples que dans les régimes de parti monopolistique.

Une autre remarque non moins importante, c'est qu'Aron parle d' « un régime de parti monopolistique » et non pas des régimes de parti monopolistique. Ce choix du singulier, apparemment délibéré, implique une exigence méthodologique. D'abord, il lui permet de centrer son étude sur une société industrielle qui a une relation directe avec le régime politique, et en plus, la nature du régime soviétique dont il est question se veut  simultanément démocratique et totalitaire. Aron donne lui-même la raison de ce choix :

Je m'intéresse avant tout aux régimes politiques qui constituent la superstructure de la civilisation industrielle. De plus, je m'attache aux régimes qui se déclarent démocratiques ; les régimes fascistes avec une franchise ou une brutalité de moins en moins pratiquée, affirmaient qu'ils n'étaient pas démocratiques, qu'ils ne voulaient pas l'être. Le mouvement historique, le mouvement de pensée était tout autre que ce que nous voulons analyser.67(*)

Ainsi, nous pouvons par l'analyse de la nature du régime soviétique analyser les rapports existant entre la démocratie et le totalitarisme et saisir par là même leur filiation paradoxale. Mais nous n'allons pas en faire une étude détaillée ici, nous regrouperons simplement les multiples caractéristiques données dans les chapitres précédents, en une entité opposable au modèle démocratique.

CHAPITRE II

DEMOCRATIE ET TOTALITARISME : TRAITS COMMUNS ET DIFFERENCES

L'opposition entre régimes pluralistes et régimes de parti monopolistique, comme nous allons le découvrir, n'est pas seulement un conflit entre capitalisme et socialisme ou communisme, entre capitalisme d'Etat et libre entreprise, société de classes et société sans classes. C'est, selon Aron, un conflit entre un gouvernement fondé sur les libertés et un gouvernement fondé sur les camps de concentration. Mais la grande découverte que nous allons faire ici ne sera pas cette opposition systématique, mais la filiation paradoxale entre ces deux régimes. Le titre de l'ouvrage de Raymond Aron - Démocratie et totalitarisme - est si interpellant par cette oxymore qu'il est intéressant d'y rentrer pour comprendre les différences et les points de convergence entre la démocratie occidentale libérale et la « démocratie » soviétique populaire qu'il faut bien qualifier de totalitaire.

1- Une différence de nature

De par leurs caractéristiques majeures retenues jusqu'ici, démocratie ou régime pluraliste et totalitarisme ou régime de parti monopolistique sont deux notions contraires et deux systèmes contradictoires. L'un est le contraire direct de l'autre et les deux ne peuvent logiquement aller ensemble.

De l'avis d'Aron, les régimes totalitaires s'opposent directement et premièrement aux démocraties : opposition des systèmes politiques et économiques, opposition des idéologies : communauté contre individualisme, valeurs héroïques contre valeurs bourgeoises, caractère contre intelligence, discipline contre liberté, foi contre raison. Non seulement les valeurs politiques périssables du XXe siècle, mais aussi les valeurs suprêmes de l'humanité - respect de la personne, de l'esprit - sont consciemment rejetées par les régimes totalitaires.

Dans sa critique du livre d'Elie Halévy68(*) dont il avait discuté et présenté les travaux, Aron avait défendu la thèse d'une affinité substantielle entre fascisme italien, nazisme allemand et communisme soviétique dans leur commune négation des libertés modernes, et était parvenu à la conclusion suivante :

Liberté intellectuelle, liberté de presse, de parole, liberté scientifique, toutes ces libertés ont disparu. Si dans la pratique démocratique anglaise, l'opposition, selon un mot admirable remplit un service public, dans les Etats totalitaires l'opposition devient crime.69(*)

En effet, le totalitarisme est si révolutionnaire qu'il est un déracinement total des principes démocratiques. Aron tente de le saisir à travers cinq éléments principaux :

1- Le phénomène totalitaire intervient dans un régime qui accorde à un parti le monopole de l'activité politique.

2- Le parti monopolistique est armé ou animé d'une idéologie à laquelle il confère une autorité absolue et qui, par suite, devient la vérité officielle de l'Etat.

3- Pour répandre cette vérité officielle, l'Etat se réserve à son tour un double monopole, le monopole des moyens de force et celui des moyens de persuasion. L'ensemble des moyens de communication, radio, télévision, presse, est dirigé, commandé, par l'Etat et ceux qui le représentent.

4- La plupart des activités économiques et professionnelles sont soumises à l'Etat et deviennent, d'une certaine façon, partie de l'Etat lui-même.

5- Tout étant désormais activité d'Etat et toute activité étant soumise à l'idéologie, une faute commise dans une activité économique ou professionnelle est simultanément une faute idéologique. D'où au point d'arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique de toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur à la fois policière et idéologique.70(*)

Ainsi, conclut-il,

Il va de soi que l'on peut considérer comme essentiel, dans la définition du totalitarisme, ou bien le monopole du parti, ou bien l'étatisation de la vie économique, ou bien la terreur idéologique. Le phénomène est parfait lorsque tous ces éléments sont réunis et pleinement accomplis.71(*)

Cette définition est fondamentalement opposée à toute définition sommaire et banale de la démocratie. Qu'est-ce qui fait en effet la spécificité du régime démocratique ? La démocratie contemporaine est l'autogouvernement du peuple, le gouvernement par délégation interposée. Pour Aron, elle est « la traduction institutionnelle de l'autogouvernement, du gouvernement par discussion et consentement.72(*) » Il y a donc là l'idée de liberté du peuple et de liberté individuelle, l'idée de concurrence, de compétition pour le recrutement du personnel politique, mais surtout l'idée de compromis, de consensus concernant l'organisation de la société. Aron relevait que selon Georges Sorel qui a instruit Mussolini, il ne sert à rien de discuter des choses qu'on peut obtenir par la force.

Il va donc sans dire que le totalitarisme comme volonté révolutionnaire est l'antithèse du régime démocratique. Ce terme dont la paternité est attribuée à Benito Mussolini, désigne des formes de pouvoir issues de l'Histoire du XXe siècle et qui ne répondait à aucune catégorie déjà existante. Hannah Arendt considère dans son ouvrage intitulé précisément Le système totalitaire, que celui-ci est une nouvelle forme de pouvoir fondé sur l'idéologie et la terreur. C'est la volonté de créer un homme nouveau, de le forger à son idéologie. On retrouve cette volonté dans l'Allemagne nazie, ainsi que dans le Stalinisme. C'est méconnaitre la nouveauté du totalitarisme, dit-elle, que de la rapporter aux modèles traditionnels du despotisme ou de la tyrannie, et de confondre sous son enseigne dictature belliqueuse ou régimes autoritaires. Car, ce type inédit ne représente pas seulement une surenchère sur les formes classiques du « démonisme » politique due, par exemple à la conjoncture de la technique d'hommes malfaisants et d'une situation historique. Si Aristote ou Montesquieu ne sont ici d'aucun secours, c'est que le totalitarisme, loin d'être un régime sans lois, en appelle plutôt à des lois « supérieures »73(*). Visant à l'éradication de toute spontanéité, de toute capacité d'action, le projet est celui d'une maîtrise totale de la société qu'on se propose de réduire à l'état de masse en mouvement au nom de l'histoire à laquelle l'idéologie prétend avoir arraché son secret.

Allant presque à rebours poils, Karl Jaspers n'accepte pas voir le totalitarisme mutilé aux particularités hitlérienne, mussolinienne ou même lénino-stalinienne. Pour lui en effet, le totalitarisme n'est ni le communisme, ni le fascisme, ni le national-socialisme ; ces régimes ne sont que des formes qu'il a déjà prises. Plus universel que chacun d'eux, il est la menace que la « civilisation » de masse fait peser sur l'humanité. C'est un phénomène propre à notre époque et sans rapport avec la politique proprement dite, qui repose sur les principes d'une existence nationale fondée sur le droit et sur l'histoire. Le totalitarisme, conclut-il, n'est lié à aucune idéologie, car il les utilise toutes ; il les confond toutes et les embrigade dans l'appareil de son pouvoir.74(*)

Cette autre conception, apparemment différente, confirme au contraire l'utilisation paradoxale par le régime totalitaire de l'idéologie libérale. En outre, Jaspers, Arendt et Aron sont d'accord pour souligner le caractère nouveau du totalitarisme. Pour Claude Lefort qui ne dit pas autre chose, le totalitarisme n'aurait pas été possible sans la création d'un parti de type nouveau. Ce parti, créé par Lénine et consolidé par Staline, se veut « au-dessus de tout et de tous » et il est structuré en vue de la monopolisation du pouvoir. Il constitue le « moule de l'entreprise totalitaire » ou encore sa « matrice », porteur de ses principales représentations et préfigurant le processus d'homogénéisation de la société tout entière. C'est à travers lui et par son action que la logique totalitaire peut se déployer pleinement dans la société75(*).

Cette idée vient effectivement corroborer celle d'Aron pour qui, le phénomène essentiel, la cause originelle du système totalitaire est le parti révolutionnaire lui-même. Il déclare alors que :

Les régimes ne sont pas devenus totalitaires par une sorte d'entraînement progressif, mais à partir d'une intention originelle, la volonté de transformer fondamentalement l'ordre existant en fonction d'une idéologie.76(*)

Si tous les auteurs s'accordent à dire que l'élément central sur lequel s'appuient les autres caractéristiques du totalitarisme est le parti unique ou monopolistique, nous pouvons dès lors le définir, de manière générale, ainsi qu'il suit :

La notion de totalitarisme désigne une prétention doctrinale, philosophique, politique ou idéologique à englober la totalité de la vie nationale (religieuse, politique, économique, artistique, syndicale, etc.) dans un monisme du pouvoir et de la vision du monde, en usant le cas échéant de l'arme de la terreur.77(*)

Cette antithèse entre la démocratie et le totalitarisme avérée, voyons maintenant comment une synthèse peut se produire entre ces deux entités antithétiques que sont la démocratie et le totalitarisme.

2- La filiation paradoxale entre la démocratie et le totalitarisme

S'il fallait faire du totalitarisme un système politique précis, on l'appellerait, faute de meilleur terme, « idéocratie ». Car si la démocratie se fonde sur le démos ou peuple, le totalitarisme trouve quant à lui son fondement dans l'idéologie, dans la dictature de l'idée. Mais il n'y a pas, selon Aron, entre Etats démocratiques et Etats totalitaires que des rapports conflictuels. En poussant plus loin la comparaison, on peut observer dans les démocraties des faits qui, soit annoncent les régimes totalitaires, soit manifeste leur décomposition, soit encore constituent des emprunts légitimes aux régimes totalitaires.

En effet, la décomposition croissante des démocraties ne se manifeste pas seulement dans l'ordre matériel, elle se manifeste en ceci que, dans une large mesure, les peuples mêmes qui vivent en démocratie ne croient plus trop à la valeur du régime sous lequel ils vivent. Une large part de l'opinion de ces pays souhaite un autre régime, ou plus exactement regrette les vieilles républiques. Aron prend à témoin cette formule ironique répandue durant la IIIe République : « Que la république était belle sous l'Empire »78(*). On constate également cette amertume de nos jours dans bon nombre de pays africains où les populations disent regretter les systèmes de parti unique et les nationalismes qui ont prévalu au lendemain des indépendances. On le comprend, les raisons sont tout d'abord d'ordre matériel.

Et justement dans un essai présenté à la Société française de philosophie le 17 juin 1939, Aron relevait que les succès techniques des régimes totalitaires dans l'ordre économique, politique, militaire sont indiscutables, de même sont indiscutables les vertus passives de leurs fidèles. Les démocraties ne peuvent se justifier en se bornant à invoquer des valeurs que leurs adversaires méprisent, elles doivent se montrer capables des vertus dont les régimes totalitaires revendiquent le monopole. Malheureusement, les mouvements antitotalitaires jusqu'à présent, ont aggravé les défauts, politiques et moraux, des démocraties, défauts qui fournissent les meilleurs arguments en faveur des tyrannies.

Deux phénomènes lui paraissent dominer les démocraties, deux phénomènes antithétiques et qui se nourrissent l'un l'autre : la démagogie sans limites des uns et les sympathies fascistes des autres, la démagogie des uns servant de justification au fascisme des autres et inversement. Si, d'une part, les partis au pouvoir se montrent incapables de gouverner, si, de l'autre les partis de l'opposition se mettent à désirer une révolution violente, incontestablement on est acculé progressivement à la pseudo-issue que représentent les régimes totalitaires.

Vu ces considérations, Aron estime qu'il ne faudrait pas considérer les régimes totalitaires comme le mal absolu, ni parler de fascisme chaque fois que quelqu'un se propose de restaurer une certaine autorité ou d'emprunter certaines méthodes aux régimes que nous combattons.

Dans l'ordre technique, écrit-il, un certain nombre de mesures prises par les régimes totalitaires sont excellentes, et nous aurions avantage à les imiter : par exemple en faveur de la natalité ou dans certains aspects de la vie sociale.79(*)

Les régimes totalitaires du XXe siècle ont démontré que, s'il y a une idée fausse, c'est celle que l'administration des choses remplace le gouvernement des personnes. Ce qui est apparu en pleine clarté, c'est que, lorsqu'on veut administrer toutes les choses, on est obligé d'administrer toutes les personnes. Le tout est maintenant de ne pas imiter purement et simplement les méthodes totalitaires, mais d'analyser de plus près quels procédés des totalitaires pourraient être empruntés par les démocraties. Beaucoup de voix s'élèvent d'ailleurs aujourd'hui pour dire que le capitalisme d'Etat pratiqué par la Chine est un exemple à suivre ; mais beaucoup considèrent aussi ce pays comme le plus grand échafaud des droits de l'homme.

Abondant dans le même sens qu'Aron, Claude Lefort soutient que le totalitarisme ne surgit pas ex nihilo dans l'histoire, il n'est pas une sorte de monstruosité nouvelle qui ne serait en rien rattachée à la société démocratique, il « procède d'une mutation politique : il s'institue par un renversement du modèle démocratique ; mais il en prolonge fantasmatiquement certains traits.80(*) »

Nous avons déjà relevé plus haut avec Aron, que l'idéocratie soviétique ne se réclame pas moins des idées libérales-démocratiques. Et Lefort le rappelle ici en disant que le phénomène totalitaire procède d'une intention comparable à celle de la démocratie, à part le régime hitlérien qui est né d'une volonté terroriste plutôt que d'une volonté communiste. Une telle approche rompt avec les interprétations courantes du totalitarisme qui en font un phénomène aberrant et radicalement étranger à la société dans laquelle nous vivons.

Se voulant plus explicite, Franz Neumann distingue plusieurs types de dictature, et dans son appréciation du rapport entre la démocratie et la dictature qu'il choisit librement de ne pas distinguer de la tyrannie ou du despotisme, il donne à la dictature une fonction sociale :

- les dictatures peuvent être un moyen de réaliser la démocratie. Mais cela concerne l'essor des dictatures dont les fonctions sont comparables à celles de la dictature romaine classique, que nous préférons caractériser comme une sorte de magistrature ;

- les dictatures peuvent préparer l'avènement de la démocratie. Nous pouvons parler dans ce cas de la dictature éducative.81(*)

La domination de Pisistrate dans la Grèce antique est sans doute un exemple de dictature éducative. Sans cette oeuvre, les régimes démocratiques de Clisthène et de Périclès seraient difficilement concevables.

Aron parle dans cette optique de « sauveur légal » ou « dictateur romain » à qui on fait appel en cas de tension sociale, mais il relève qu'il devra inévitablement décevoir puisque des représentations de tous les camps feront appel à lui. Et on sait combien les régimes de cet ordre refusent le compromis. Ainsi justifie-t-il ce fait par le retour au pouvoir du général de Gaulle en juin 1958. Celui-ci a, par les réformes accomplies « dans les six mois de dictature romaine », mis fin au désordre de la IVe République où l'Assemblée était tantôt ingouvernable faute de majorité, tantôt trop facile à manier, faute d'opposition. Mais il va par la suite se donner une constitution par lui et pour lui, pour sa toute-puissance et devenir ainsi paradoxalement le « fossoyeur et fondateur de deux républiques ».82(*)

Il n'est pas inutile de rappeler que, selon la conception marxiste-léniniste, la dictature du prolétariat devait précisément préparer la démocratie. La concentration du pouvoir aux mains du prolétariat était nécessaire pour supprimer la domination de classe et annoncer ainsi une ère nouvelle de liberté dans une société sans classes. L'important ici n'est pas déjà d'analyser, comme nous allons le faire dans le prochain sous-chapitre, pourquoi ce n'est pas cet espoir mais plutôt son antithèse qui s'est réalisée, mais d'abord et surtout d'évoquer les raisons essentielles qui expliquent la tendance de toute dictature à détruire la démocratie, tout en se réclamant de cette dernière.

En effet, toutes les dictatures modernes dérivent des conditions démocratiques. Elles s'y forment et s'y maintiennent. Cette filiation paradoxale de la démocratie et du totalitarisme peut être mieux saisie par l'examen de ce que Lefort nomme « la formation de l'idéologie » ou qu'Aron désigne par « dissociation des valeurs ». Nous n'y revenons pas, puisque nous en avons déjà parlé dans la foulée. Mais examinons rapidement cette définition d'Aron :

Le mot « totalitaire », tel que je l'entends, tel aussi que la plupart des commentateurs le définissent, désignent deux traits du « socialisme » marxiste-léniniste : une conception du monde (ou doctrine ou théorie) est professée officiellement, érigée par l'Etat en vérité soustraite à la discussion ; la société civile est absorbée par l'Etat.83(*)

Suivant cette définition qu'il qualifie lui-même de banale, on ne trouve nulle part de nos jours un tel régime. Le type idéal s'est effondré et avec lui les filiales ou les satellites. Toutefois, il n'a pas pour autant disparu. Aussi multiforme que le sophiste de Platon, il se dissimule dans tous les régimes, dans ceux qui s'efforcent de respecter les principes démocratiques comme dans ceux qui choisissent de les violer délibérément.

Considérons cette autre définition, peut-être plus complète de Claude Lefort :

 Le totalitarisme n'est pas le régime dictatorial, comme on le laisse entendre chaque fois lorsqu'on désigne sommairement sous ce nom un type de domination absolue dans lequel la séparation des pouvoirs est abolie. Plus précisément, il n'est pas un régime politique : il est une forme de société - cette forme au sein de laquelle toutes les activités sont immédiatement reliées les unes aux autres, délibérément présentées comme modalités d'un univers unique, dans laquelle un système de valeurs prédomine absolument, en sorte que toutes les entreprises individuelles ou collectives doivent de toute nécessité y trouver un coefficient de réalité, dans laquelle enfin le modèle dominant exerce une contrainte totale à la fois physique et spirituelle sur les conduites des particuliers.84(*)

Par cette description, les Etats africains se croiraient exempts par leur choix volontaire de dictature camouflée ou de « démocratie dictatoriale ». Mais il n'en est rien. Ce que dit Lefort c'est que le totalitarisme n'est pas premièrement le fait d'une dictature ; « il s'annonce en revanche aux Etats-Unis, bien que les institutions démocratiques n'aient cessé d'y régner. » Vrai ou faux, un constat se dresse : l'absence d'un ennemi déclaré s'avère plutôt mélancolique que savoureux. Voilà pourquoi tout en proposant de voir en le totalitarisme un système de domination totale, il débouche sur une réévaluation de la démocratie.

Réévaluer et affranchir la démocratie des maux qui l'accablent, tel est le but de toute l'entreprise aronienne. Mais avant de prescrire de remède contre un mal, il faut d'abord dépister ce dernier, le diagnostiquer et trouver par là même des médicaments appropriés.

Ce qu'il faut retenir en somme, c'est que cette filiation naît de l'imperfection des régimes ou précisément de leur incapacité à réaliser leur idéal politique. Le régime démocratique annonce la concurrence politique, la séparation des pouvoirs et la participation de tous les citoyens à l'exercice de l'autorité mais ces principes ne sont pas toujours respectés dans les faits. Et c'est par cette corruption du régime constitutionnel-pluraliste qu'on glisse vers le totalitarisme ou que celui-ci se glisse plutôt subrepticement dans la démocratie. Il y a donc là un ensemble de fictions constitutionnelles qui ne cadrent pas avec les réalités politiques. Ce qui amène Aron à s'interroger sur les causes de cette situation, la conséquence principale étant la filiation paradoxale qu'il vient de circonscrire.

3 - Fictions constitutionnelles et réalité politique : de l'imperfection des régimes

Selon le constat que fait Aron, la plupart des régimes de notre siècle (« le régime hitlérien étant, bien entendu, exclu ») se réclament des mêmes valeurs : développement des forces productives en vue d'assurer à tous les hommes les conditions d'une existence honorable, refus des inégalités de naissance, consécration de l'égalité juridique et morale des citoyens. Croissance économique et citoyenneté universelle caractérisent également les régimes dits de démocratie populaire - allusion faite aux régimes totalitaires - et les régimes dits de démocratie occidentale - allusion faite aux régimes pluralistes. Mais le constat supplémentaire est fâcheux :

Aucun de ces deux régimes n'est intégralement fidèle à ses propres principes. Aucun n'a éliminé l'inégalité des revenus, aucun n'a supprimé la hiérarchie des fonctions et des prestiges, aucun n'a effacé les distinctions entre les groupes sociaux.85(*)

Pour Aron, ce sont les manquements du régime constitutionnel-pluraliste qui attirent sur lui des critiques. Il suffit d'un peu d'observation pour voir que les différentes caractéristiques de ce régime ne sont pas toujours réunies. Il existe des régimes de partis multiples avec intermèdes autoritaires, des régimes de partis multiples où la concurrence électorale est faussée par diverses pressions gouvernementales. Dans certains régimes, apparemment de partis multiples, la pluralité est une fiction. En termes abstraits, écrit-il, on pourrait distinguer trois espèces d'imperfections par rapport au type idéal du régime de partis multiples.

D'abord, la non-application régulière de la légitimité électorale, soit par exclusion d'une fraction des citoyens, soit par manipulation des élections. Ensuite, la non-application régulière des règles de concurrence pacifique, soit entre les partis, soit au Parlement. Enfin, le caractère non représentatif ; ceux-ci ne représentant qu'une faible minorité du pays, la communication est rompue entre les groupes sociaux et les partis qui prétendent les représenter.86(*)

Intéressons-nous donc de près aux imperfections du régime démocratique car, selon Aron, c'est lui qui peut encore être récupéré. Quant au régime monopolistique, son imperfection est d'essence. Les problèmes fondamentaux d'un régime démocratique sont en gros son caractère oligarchique et la corruption du principe même.

En effet, quiconque vivant sous un régime constitutionnel-pluraliste peut, plus qu'un observateur éloigné, se poser la triple question aronienne : est-il vrai qu'un régime de partis multiples soit une traduction fidèle de la souveraineté populaire ? Est-il vrai que la pratique donne la réalité du pouvoir aux citoyens comme le veut la doctrine ? Qui possède effectivement le pouvoir dans un régime constitutionnel-pluraliste ?

La réponse est évidemment négative, si on tient compte du principe du tiers-exclu, mais les thèses machiavéliennes et marxistes sont sans réserve concernant ces questions.

Du jugement d'Aron, les machiavéliens défendent l'idée selon laquelle tout régime politique est oligarchique. Toutes les sociétés sont gouvernées par un petit nombre d'hommes et les régimes varient selon le caractère de la minorité qui gouverne. Cette oligarchie va jusque dans les partis politiques. Les régimes démocratiques expliquent-ils davantage, sont des oligarchies d'un type particulier, des oligarchies ploutocratiques. La minorité qui détient le pouvoir est composé de riches, de financiers, d''industriels, d'entrepreneurs. Ces hommes n'aiment guère les moyens de force et préfèrent les moyens de ruse. Et ce sont eux qui prennent les décisions les plus importantes. On objectera peut-être que l'essence même de la politique est que les décisions soient prises pour, et non par, la collectivité mais il reste vrai que les détenteurs des moyens de production, les riches, les financiers exercent directement ou indirectement une influence sur ceux qui dirigent les affaires publiques. Tel est, selon Aron, en substance, le point de vue de Machiavel et de ses partisans.87(*)

La critique marxiste, elle, stipule que les régimes constitutionnels-pluralistes sont des démocraties bourgeoises. Les marxistes ont remarqué, et avec raison pour une part, que les partis et les assemblées démocratiques camouflent le règne du capitalisme, que la classe économiquement dirigeante détient la réalité du pouvoir. Dans ces régimes, arguent-ils, les partis ne sont qu'une apparence, et le pouvoir réel appartient au petit nombre qui possède, contrôle et gère les instruments de production. Dire donc que le pouvoir est exercé par le peuple dans un tel régime est une proposition manifestement dépourvue de sens. Le pouvoir n'est jamais exercé par les masses populaires.

Aron reconnaît que le pouvoir n'est jamais exercé par les masses populaires, il est évidemment exercé par une minorité d'hommes en chair et en os, qui sont des membres du parti dominant. Il est possible que des dirigeants du parti gouvernent dans l'intérêt de la masse prolétarienne et paysanne, mais le régime n'est pas celui où le peuple lui-même est au pouvoir, si non, en un sens mythologique comparable au pouvoir du représentant de Dieu sur terre. Le pessimisme rousseauiste n'affirme-t-il pas d'ailleurs que la représentation démocratique ne convient qu'aux dieux ?

De l'appréciation d'Aron, la critique machiavélienne est pessimiste, tandis que la critique marxiste est réaliste et acceptable en partie. Mais que proposent-ils de mieux ? On sait que les solutions machiavéliennes se résument en la tyrannie et celle de Marx en la dictature, mais quelle dictature ? Selon Aron toujours, un observateur averti peut se rendre à l'évidence que le socialisme tel qu'il a fonctionné jusqu'ici est la « dictature du parti sur le prolétariat et non dictature du prolétariat. »88(*)

Nous disions que le deuxième aspect de l'imperfection du régime constitutionnel-pluraliste est la corruption du principe, mais en quoi consiste-t-il ?

De l'avis de R. Aron, en tant qu'un régime qui tolère le conflit permanent des idées, des groupes et des personnes, le régime démocratique ne peut pas ne pas décevoir. Nous pouvons relever à juste titre que l'opinion publique des pays dits démocratiques n'a pas souvent tort de parler de « démocratie à parti unique ». Tous les pays ont normalement chevauché entre deux systèmes : le monopartisme et le multipartisme. Lequel de ces deux systèmes a mieux géré le pays ? Nous n'allons pas nous-mêmes donner de réponse pour ne pas soulever des passions. Il n'est donc pas illogique de dire que la démocratie est une utopie, telle que définie par ses principes, et une fiction, vu sa forme caricaturale que nous vivons.

Pour Aron, on peut rêver de créer une nation polie, mais pas en disant aux hommes : allez et disputez-vous. Il est loisible de rêver d'un régime constitutionnel dont les imperfections auraient disparu, mais on ne peut réellement croire à l'existence d'un régime où les hommes politiques seraient tous conscients, en même temps que des intérêts particuliers qu'ils représentent, de l'intérêt collectif qu'ils doivent servir. Un régime où les conflits se déchaîneraient à plein mais où la presse serait objective, où les citoyens garderaient le sens de la solidarité en dépit des querelles qui les opposent les uns aux autres, n'est vraiment pas concevable. Mais puisque nous avons sous les yeux des régimes qui se disent démocratiques, il convient tout simplement de distinguer des régimes démocratiques sains et des régimes démocratiques corrompus.

Des régimes démocratiques sains, nous n'en connaissons pas, dit Aron, pas même celle de la Grèce antique ; non pas tant parce que la perfection n'est pas de ce monde mais beaucoup plus parce qu'un esprit particulier ne peut pas gérer la chose publique en oubliant qu'il est particulier. La corruption ne vient-elle pas du primat accordé à l'intérêt particulier, pour reprendre Aristote ? Aron nous donne plusieurs espèces de corruption réparties en trois classifications.

La première classification comprend la corruption des institutions politiques, la corruption de l'esprit public et la corruption de l'infrastructure sociale.

La corruption des institutions apparaît lorsque le système des partis ne correspond plus aux différents groupes d'intérêts, ou bien lorsque le fonctionnement du système des partis est tel qu'aucune autorité stable ne sort de la rivalité des partis.

La corruption de l'esprit public est, selon Montesquieu qu'Aron cite, la corruption du principe même. En effet, il peut arriver que l'esprit partisan efface la conscience du bien commun ou que l'esprit du compromis, nécessaire au fonctionnement du régime, finisse par empêcher toute décision claire et toute politique résolue. La plupart de nos régimes souffrent soit d'un excès d'esprit partisan, soit au contraire d'un excès d'esprit de compromis. Le juste milieu convenable est presque impossible, surtout qu'il est difficile aux citoyens de respecter leurs trois qualités que sont :

- Le respect des lois et partant, la règle constitutionnelle qui est la charte de leurs conflits et de leur unité ;

- La formulation des revendications, des opinions propres, des passions partisanes pour animer le régime et empêcher le sommeil de l'uniformité ;

- Le contrôle des passions partisanes ou le sens du compromis.

Tout manquement à ces trois qualités serait fatal à l'unité nationale.

La corruption du régime démocratique peut aussi avoir pour origine l'infrastructure sociale, surtout lorsque la société industrielle ne parvient plus à fonctionner et lorsque les rivalités sociales atteignent une telle intensité que le pouvoir politique, issu des partis, ne peut plus les maîtriser. Aussi longtemps que les démocraties ne parviendront pas à distribuer de la nourriture en quantité suffisante à toutes les masses, aussi longtemps elles seront contestées.

La deuxième catégorie de corruption repose selon Aron sur la distinction entre oligarchie et démagogie. Les régimes constitutionnels-pluralistes peuvent se corrompre par excès d'oligarchie ou par excès de démagogie.

Enfin, la dernière classification se situe, selon l'expression aronienne, entre le « pas encore » et le « déjà plus » :

Il y a des régimes démocratiques qui sont corrompus parce qu'ils n'ont pas encore jeté les racines profondes dans une société et il y a d'autres qui sont corrompus par le temps, par l'usure, par l'habitude et qui ne fonctionnent déjà plus.89(*)

Après ce diagnostic des imperfections réelles et des risques de décomposition du régime pluraliste, il faut naturellement songer aux moyens de sa stabilité et de son efficacité. S'il est imparfait, c'est parce que tous les régimes politiques le sont, et il l'est encore moins que les autres ; s'il est oligarchique, c'est encore pour les mêmes raisons. Le tout est, selon Aron, de l'adopter et d'en trouver des solutions appropriées.

CHAPITRE III : PLAIDOYERS POUR UNE DEMOCRATIE DECADENTE

Maintenant qu'il est question de plaider la cause démocratique, une double interrogation surgit : pourquoi et comment sauver la démocratie ? Aron explique ici les raisons pour lesquelles il estime qu'un régime constitutionnel-pluraliste est préférable à un régime de parti monopolistique. Mais il ne va pas vite en besogne. Conscient et soucieux des problèmes que connaît le modèle démocratique, il veut d'abord s'assurer qu'il dispose d'un arsenal capable de lutter efficacement contre ces maux.

1- Comment sauver la démocratie ?

Les régimes constitutionnels-pluralistes sont oligarchiques comme le sont tous les régimes politiques, mais ils le sont moins que la plupart des régimes connus. Il est vrai que, dans ces régimes, à notre époque, les minorités économiquement dominantes sont toujours liées aux milieux politiquement dirigeants, mais le fait le plus caractéristique, c'est la dissociation de la puissance sociale ou économique d'une part, du pouvoir politique de l'autre. Ceux qui exercent les fonctions politiquement les plus importantes ne sont pas eux-mêmes des hommes qui détiennent socialement les positions les plus importantes.90(*)

Par ces mots de rachat, Aron voudrait s'attaquer en premier lieu à l'oligarchie qu'il juge être le mal nécessaire de la démocratie. Ce mal a pour corollaire la dispersion du pouvoir et l'impuissance des gouvernants. Ensemble, ils entraînent l'instabilité et l'inefficacité du régime. Mais que faut-il faire ? Nul ne peut répondre à cette question avec certitude, assure-t-il. Car les possibilités dépendent largement de ce que croient les gouvernants eux-mêmes. L'impossibilité est créée par le manque de confiance des gouvernants en eux-mêmes.

Faute de solutions toutes faites, Aron propose, pour corriger ces défauts majeurs, deux conditions qui lui semblent fondamentales : d'abord l'accord entre les règles constitutionnelles et le système des partis, en second lieu l'accord entre l'ensemble de la constitution et des partis d'une part et l'infrastructure sociale ou les préférences de la collectivité d'autre part.

Sur le plan pratique, dit-il, il s'agit de copier les exemples américain et britannique où, respectivement, « l'exécutif est stable par essence » et ne peut être déchu, et le gouvernement est l'expression d'une majorité parlementaire et dure aussi longtemps que cette majorité dure. Précision toutefois que ces deux systèmes constitutionnels ne peuvent assurer stabilité et autorité que s'ils sont en accord avec la structure des partis. Il s'agit de la discipline pour la Grande Bretagne et du désordre pour les Etats-Unis. Mais ici et là, on observe l'une des conditions nécessaires au fonctionnement des régimes constitutionnels-pluralistes : la discipline des ambitions.

Même ainsi, ces solutions ne sont pas sans faiblesse. Etant donné que les régimes démocratiques sont définis par la lutte constante entre des intérêts privés ou des intérêts privés-collectifs, on ne peut pas dire que le bonheur des citoyens se mesure par l'intensité des troubles politiques, ressentis par la cité, ni que la qualité d'un régime politique se mesure à la paix apparente. Ce qu'il y a lieu de faire, c'est de cultiver la saine émulation et de créer des instances soustraites à la rivalité des partis. Dans l'abstrait, écrit Aron,

il faut assurer l'impartialité ou la dépolitisation de l'administration, souhaiter une presse aussi libre que possible, non seulement par rapport aux gouvernements mais par rapport aux partis et aux groupes d'intérêts, une presse ou ceux qui écrivent ont le droit de dire ce qu'ils jugent utile à la collectivité tout entière.91(*)

Il faudra aussi créer et multiplier ce qu'on appelle vulgairement les comités de sages, car, si les conseils ne dispensent pas les hommes politiques de choisir, ils exercent une pression morale sur leur choix.

La deuxième catégorie de solutions aux problèmes fondamentaux de la démocratie est l'enracinement du régime. Il répond à la corruption au sens du « pas encore ». Pour Aron, les difficultés de l'enracinement sont nombreuses.

La première est le non-respect de la règle constitutionnelle. Le régime pluraliste étant fondé sur la compétition des individus, toute violation de la règle par la force est un manquement à l'essence même de ce régime. La deuxième c'est la manipulation des pratiques constitutionnelles par une oligarchie ; la troisième, liée à la deuxième, constitue les querelles entre les différents groupes appartenant à la minorité dirigeante. La quatrième difficulté de l'enracinement démocratique est de limiter les revendications populaires durant les premières années de démocratisation.

A toutes ces difficultés, une exigence principale répond : il faut, dit Aron,

que ces régimes aient une efficacité suffisante, et l'efficacité se mesure par rapport à deux objectifs : le premier est la sauvegarde de l'unité de la collectivité en dépit de la multiplicité des conflits, et le deuxième est la modernisation de l'économie, en dépit de la tendance conservatrice des groupes d'intérêts.92(*)

Notre étude nous a montré jusqu'ici que les principes démocratiques sont nombreux, mais nul n'est besoin de les satisfaire séparément lorsqu'ils courent les risques de décomposition qu'Aron a situé à trois niveaux : au niveau des institutions politiques, au niveau du principe de l'esprit public et par rapport à l'infrastructure sociale ou plus généralement par rapport aux tâches que ces régimes doivent accomplir.

Régime de partis, on peut voir que le respect du pluralisme entraîne, peut-être pas nécessairement mais assurément, le respect des autres principes. En effet, on voit mal comment une saine compétition pour le poste suprême ne réduirait pas l'oligarchie, n'impliquerait pas la liberté de l'autre. Lorsque tout est discuté, le bien commun est aussi respecté puisqu'il est alors compromissoire ou, pour reprendre Rousseau, émane de la volonté générale. Mais comment assurer une discussion saine et féconde ? Ceci pose en filigrane le problème de la légalité de l'opposition.

S'il est admis que l'essentiel en politique c'est les partis politiques, ceux-ci doivent jouer normalement leur rôle pour la bonne marche de la communauté politique. La démocratie est par nature un régime de partis, partis multiples. Qui dit multipartisme dit opposition puisque toutes les formations politiques ne peuvent pas être au gouvernement en même temps ; mais en attendant leur tour, elles contribuent, par la compétition pacifique, à l'organisation de la vie sociale. Il n'y a pas de doute, comme le pense Aron, que

 les partis sont l'élément actif de la politique, c'est entre les partis ou à l'intérieur des partis que se joue le jeu politique, que se livrent les conflits. Une des caractéristiques majeures des systèmes modernes, c'est que le conflit y est considéré comme normal. Les régimes constitutionnels-pluralistes acceptent la concurrence entre les individus et les groupes, pour le choix des gouvernants et même pour l'organisation de la collectivité.93(*)

Or, on remarque souvent que l'opposition joue de moins en moins le rôle qui lui est dévolu ; et ceci pour deux raisons principales : soit elle joue le jeu du pouvoir et cesse d'être un « contre-pouvoir » comme le veut Cohen-Tanugi, soit elle est, selon Aron, « mise hors la loi » par le pouvoir qui refuse ainsi la concurrence.

Prenons le premier cas. Il peut, comme il arrive souvent, que pouvoir et opposition cessent d'être réellement différents par le confort d'une division réglée à l'avance ou un désaccord artificiel. Cette concomitance jette le discrédit sur le consensus démocratique : au lieu d'apparaître comme la meilleure expression de l'esprit démocratique, il devient synonyme d'entente préalable, de quasi-complicité, de désintérêt pour les sujets débattus. Qu'est-ce qui reste alors à la démocratie si toutes les parties en présence disent la même chose ? Où est l'équilibre des forces chère à Montesquieu, si toutes les forces tirent dans le même sens en bradant leur idéologie dans la stupidité de « grande coalition » ? Puisqu'aucune voix ne s'élève pour proposer une autre vision du bien commun, l'unanimité, faute de confrontation, s'apparente à de l'inertie, avec cette conséquence perverse que la politique se fait et se décide au niveau de l'exécutif et de l'administration, non plus au Parlement. Ce qui est requis ce n'est ni une lutte partisane absolue, ni la simple approbation parlementaire, mais un compromis qui est, comme son nom l'indique, le résultat d'une rivalité idéelle. Ainsi que le propose Aron, il ne faut pas que ceux qui participent à la lutte partisane poussent trop loin la défense de leurs causes particulières et gardent le sens de l'intérêt collectif en même temps que de l'intérêt du jeu politico-économique lui-même.

C'est le schéma d'une opposition inopérante qui conduit à l'abstention, très vécue de nos jours. Quand les électeurs ne s'abstiennent pas massivement, ils votent plus par réflexe que par réflexion, par fidélité à une vulgate à laquelle ils continuent d'adhérer même s'ils n'y croient plus; les débats, on le sait, influent à peine sur les décisions. Pourquoi l'électeur se soucierait-il du vote si toutes les factions disent la même chose, si, au cours des campagnes, la publicité et le clip l'emportent sur la discussion, la démagogie sur la réflexion, le spectaculaire sur le profond ?

Mais il faut éduquer les masses en les demandant de quitter de l'abstention pour le vote-sanction. Le vote est en même temps un droit et un devoir civiques qu'elles doivent observer. Il reste donc qu'elles sanctionnent le personnel politique défectif. Car la capacité de gagner les élections n'est pas la capacité de gouverner.

Mais un autre obstacle se dresse devant les masses. C'est qu'il n'est pas toujours aisé de réaliser le vote-sanction tant les dirigeants mettent sur pied un arsenal de tricherie pour être hors de portée de la sanction. Il s'agit généralement de tripatouillages électoraux, des coups d'Etat constitutionnels ou tout simplement de muselation ou même de persécution de l'opposition. Et nous voici sur la deuxième raison que nous évoquions concernant l'échec du rôle de l'opposition.

En effet, les démocraties de façade, quand elles ne réussissent pas à créer une opposition de façade, criblent celle-ci de fausses accusations, d'actes illégaux. Cette mise hors la loi vise à entraver l'alternance (si chère à la démocratie), en emprisonnant ou en déportant les opposants susceptibles de troubler l'appétit du prince. Pour R. Aron, tout gouvernement a le droit légitime de se défendre contre ceux qui veulent l'abattre ; mais il ne doit pas oublier qu'il existe aussi une légalité et une légitimité des partis d'opposition qui ne peuvent pas simultanément être au pouvoir. D'ailleurs, ajoute-t-il, le rôle premier d'un parti politique c'est de participer à l'exercice du pouvoir et non forcément d'exercer le pouvoir.

Ce problème du statut de l'opposition a été étudié dans l'Antiquité grecque par Aristote, à travers le concept d' « ostracisme » qui, au départ était institué pour le besoin d'égalisation du peuple démocratique mais qui, par la suite, était devenu un procédé éliminatoire. Aristote dans la Constitution d'Athènes le définit comme la procédure par laquelle, à la suite d'un double vote secret de l'assemblée, on condamnait à un exil de dix ans un citoyen qu'on soupçonnait d'aspirer à la tyrannie. Le condamné ne perdait pas sa qualité de citoyen et ses biens. Ce système fut utilisé au Ve siècle pour écarter du pouvoir les hommes politiques les plus en vue.94(*)

Le problème de l'ostracisme poursuit-il dans la Politique, se pose, d'une façon générale dans toutes les constitutions, celles correctes comme celles perverties. Si les constitutions perverties pratiquent cette politique dans le but d'un intérêt particulier, il n'en demeure pas moins que l'intérêt commun l'exige aussi car, la législation ne concerne que ceux qui sont égaux, par naissance et par capacité. Mais l'ostracisme sera mis au service des factions qui, une fois au pouvoir, en font un moyen de longévité95(*).

Aujourd'hui encore plus que par le passé, le problème d'asile politique se pose avec une certaine acuité. On peut penser qu'il s'agit de la volonté des opposants qui demandent ainsi l'asile parce qu'ils ne s'accordent pas avec la politique menée mais les causes réelles sont involontaires. En effet, on les y contraint indirectement par des menaces de toutes sortes et à ce niveau, on peut dire qu'exil et asile sont politiquement deux mesures identiques. Si le premier est décrété par autrui et le second, entrepris par soi-même, ils ont pour dénominateur commun la contrainte. Et les démocrates trouvent cela légitime, surtout quand ils sont animés par un esprit machiavélique qui leur enseigne qu'il faut dans un premier temps constituer un Etat de façon à n'avoir pas recours à une telle médication et que si jamais cette éventualité se présente, il faut essayer de redresser la constitution par quelque moyen rectificatif de ce genre. C'est là un moyen de ruse. On modifie la constitution à sa guise, on la fait voter par une majorité acquise à sa cause, on personnalise ainsi le pouvoir mais on se plaît à arguer que la limitation des mandats en un régime démocratique est un acte antidémocratique comme si la non-alternance ainsi sous-tendue était un acte démocratique. C'est cela même qu'il convient d'appeler, si l'expression peut avoir un sens, coup d'Etat constitutionnel ; puisqu'on s'impose en s'appuyant sur la manipulation de la règle constitutionnelle. Aron en donne pour exemples la prise du pouvoir par Hitler en 1933 et le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958. Mais c'est surtout ce que révèle honteusement l'expérience africaine où les ambitions démesurées semblent avoir besoin d'un régime autre que parlementaire.

Pour R. Aron, la démocratie ne peut s'affranchir de ses multiples défauts pratiques qu'en réalisant simultanément l'accord entre les règles constitutionnelles et le système des partis, et l'accord entre l'ensemble de la constitution et des partis d'une part et l'infrastructure sociale ou les préférences de la collectivité d'autre part. Ce sont là les signes indicatifs de la stabilité et de l'efficacité démocratique. « Le jeu politique, dit-il, est démocratique lorsqu'il est pacifique et comporte une légitimité permanente de l'opposition, la limitation des pouvoirs exercés par les gouvernants. »96(*)

Peut-on aussi envisager la corruption possible du régime de parti monopolistique sans faire preuve de pléonasme ? On peut évidemment l'envisager et selon Aron, « la corruption d'un tel régime serait la désoviétisation de ce régime. La corruption, en un sens objectif, signifie l'abandon de certaines pratiques, caractéristiques du régime. 97(*)» Il s'agirait donc de la corruption d'une corruption. En clair, la corruption du régime pluraliste consiste en la dégénérescence en régime de parti monopolistique et la corruption de ce dernier consiste en la régénérescence en régime pluraliste. Cette dernière possibilité est souhaitable mais détestable pour les dirigeants soviétiques qui, à en croire Aron, « ne veulent pas d'une victoire au point ; manichéens, ils sont et ils restent, ils ne s'accommodent pas du non-manichéisme. » 98(*) Si rien ne permet pour l'instant de dire qu'ils aient le désir de mettre en compétition leur trophée, il y a lieu de dire que le régime de parti monopolistique ne représente pas une issue et qu'il faut désormais compter avec le régime démocratique, qui est curable.

Nantis des moyens qui peuvent nous assurer la sauvegarde des principes démocratiques, nous pouvons enfin adopter ce régime, tout en sachant qu'en cas de manquement ou de décomposition, nous aurons la solution. Les raisons de ce choix sont nombreuses, telles que R. Aron nous les livre ici.

2- Pourquoi sauver la démocratie ?

Aron s'est toujours donné pour défenseur de la cause démocratique. Ce régime comporte selon lui nombre d'avantages qu'on ne peut retrouver dans un régime de parti monopolistique. D'après lui,

Le régime constitutionnel-pluraliste est celui qui donne le maximum de liberté aux gouvernés. Non qu'il exclue persécutions et injustices ... [Mais] tout compte fait, il suffit d'avoir vécu dans diverses sortes de régimes pour savoir qu'il y a une différence de nature entre les garanties accordées aux citoyens par un régime constitutionnel-pluraliste et les garanties accordées aux sujets dans les régimes non constitutionnels.99(*)

En effet, s'il fallait nous résumer jusqu'ici, on dirait toujours avec Aron que l'antithèse du régime constitutionnel-pluraliste et du régime monopolistique peut être exprimée de quatre manières différentes : antithèse de la concurrence et monopole, de la constitution et de la révolution, du pluralisme des groupes sociaux et de l'absolutisme bureaucratique, enfin de l'Etat des partis et de l'Etat partisan. Cette dernière antithèse peut être traduite, dans le vocabulaire d'Aron, par « Etat laïc - Etat idéologique ».

Il serait déraisonnable, poursuit-il, d'affirmer qu'un de ces régimes est bon et l'autre mauvais, que l'un représente le bien et l'autre le mal, « aucune réflexion morale n'autorise à attribuer à l'un tous les mérites et à l'autre tous les démérites 100(*)».

Les deux régimes sont en tant que tels imparfaits. Mais l'imperfection n'en est pas de même nature. Les régimes constitutionnels-pluralistes comportent des imperfections de fait, l'imperfection du régime de parti monopolistique est essentielle.101(*)

C'est dire en réalité que l'imperfection du régime de parti monopolistique est autre et elle est fondamentale. Et la conclusion provisoire qu'on peut tirer est que l'imperfection de deux régimes est différente en nature. C'est là un argument fort qui milite en faveur du choix de la démocratie. Cet argument est multiplié par le nombre des principes démocratiques dont nous avons déjà longuement parlés. Tout d'abord est essentielle l'organisation de la compétition. En second lieu est essentielle la participation potentielle de tous les citoyens à la vie politique. Est essentielle encore, dans les régimes de partis multiples, la légitimité de la discussion sur ce qu'il convient de faire sur la meilleure constitution de la cité.

Ces nobles principes, s'ils ne sont pas toujours satisfaits, constituent tout de même un symbole qui, selon Aron, peut devenir réalité.

Il faudra surtout compter avec le sentiment de liberté. La « liberté réelle » des régimes démocratiques s'oppose à la « liberté formelle » des régimes monopolistiques et elle est plus vivable. « Y a-t-il une conception philosophique de la liberté qui justifierait le choix d'un régime, en particulier du régime de parti monopolistique », s'interroge Aron ? « Je ne le pense pas »102(*), répond-il. Ainsi, on peut faire la discrimination entre les imperfections évidentes des régimes constitutionnels-pluralistes et l'imperfection essentielle des régimes de parti monopolistique.

Sur ce point, Aron trouve que les philosophes n'ont pas tort de rappeler que le régime de paix est, en tant que tel, préférable au régime de violence. Les sociétés modernes, estime-t-il, sont rationalisées et pacifiées. La doctrine de l'homme violent de Spengler, à l'époque des bombes thermonucléaires est une objection de fait, mais remarque-t-il, cette philosophie prétendument réaliste, est réfutée par la réalité historique et étrangement inadaptée à la nature des sociétés industrielles, définies par le travail en commun qui exige d'ailleurs une égalisation des chances pour les individus ou, tout au moins, un minimum d'instruction de tous.

Voilà les raisons pour lesquelles R. Aron estime qu'il faut maintenir la démocratie et essayer de la remettre sur les rails. Car, ainsi qu'il le découvre, à moins que l'on ne préfère la violence à la discussion et la guerre à la paix, un régime constitutionnel est, en tant que tel, préférable à un régime de parti monopolistique. Et jusqu'à présent, aucun pays industriellement développé ne s'est donné volontairement un régime monopolistique de type communiste. Mais il est imprudent d'en tirer des conclusions pour l'avenir.103(*) En effet,

alors que, de toutes parts, les communautés locales, les personnes aspirent à la libéralisation, les socialistes par ignorance, et les communistes, par calcul, veulent rendre le pouvoir « plus étendu encore et plus détaillé » que celui qu'exerça aucune de nos républiques. Quel prix faudra-t-il payer pour dissuader les Français de partir à la recherche d'un socialisme introuvable ?104(*)

Maintenant que nous avons sous la main les moyens de lutte pour l'efficacité démocratique et les raisons pour son adoption dans nos sociétés actuelles, il nous faut étudier, pour terminer cette partie du travail, les relations entre les le pouvoir démocratique, la richesse et l'intelligentsia. Tout semble nous ramener encore à l'oligarchie, péché mignon du régime pluraliste. C'est qu'en tant que mal nécessaire, difficile, pour ne pas dire impossible à éradiquer, il faut apprendre à vivre avec elle et harmoniser par là les rapports du pouvoir démocratique avec les autres structures de la société.

3- Démocratie, richesse, pouvoir et savoir

La réunion de ces quatre termes suggère l'oligarchie, le mal nécessaire du régime démocratique dont nous avons déjà présenté les traits marquants. La démocratie est le régime politique qui les contient tous, comme phénomènes de société ; richesse et savoir sont deux moyens de conquête de pouvoir dans un tel régime. Nous avons donc affaire à un jeu qu'arbitre le pouvoir, entre la démocratie d'une part et, le savoir et la richesse de l'autre. Avec le goût de la liberté, personne ne veut remettre en question les principes démocratiques mais tout le monde veut discuter des principes du libéralisme ou plus exactement du capitalisme.

Toute la question est pour Aron de savoir jusqu'à quel point les minorités dirigeantes sont-elles ouvertes ou fermées. Ces minorités, affirme-t-il, sont en ce siècle du libéralisme plus ouvertes qu'elles ne l'étaient au début du XXe siècle bureaucratique et prétendument communiste. Mais les machiavéliens continuent à penser que ceux qui réussissent dans les régimes parlementaires sont essentiellement ceux qui savent parler. Certes les régimes de discussion facilitent le succès aux hommes de loi, aux professeurs, aux intellectuels en général mais cela n'est pas toujours démontré.

De nos jours, et particulièrement en Afrique, la politique est devenue le domaine où les illettrés et les feymen s'expriment. On n'a vu dans nos assemblées des élus qui chantent à peine l'hymne national, parlent peu ou pas les langues officielles et dont le niveau d'études déduit à partir de là est tout simplement ridicule. C'est contre cela qu'il faut lutter, contre une Assemblée d'enregistrement et d'approbation et non contre les intellectuels qui se sentent à raison responsables de la situation politique de leur pays. On parle couramment et de façon péjorative de la politisation des intellectuels. Ce n'est point cette politisation qui fait problème mais le fait pour ces derniers de verser dans le « politiquement correct » et de taire la vérité.

L'apport des médias à la consolidation de la démocratie est indéniable. Il n'est même pas exclu qu'un journaliste fasse carrière dans la politique ; ce qui est déplorable c'est qu'il confonde, comme on le relève souvent, la politique ou la démocratie au parti politique de son choix. Il faudrait donc que les médias qui constituent un contre-pouvoir, ne soient pas, qu'ils soient publics ou privés, au service d'une idéologie particulière. Les médias nationaux surtout ne doivent pas être naturellement des relais des gouvernements.

Dans l'optique d'Aron, ce qu'il faut surtout dépolitiser d'urgence c'est l'administration. Celle-ci doit être neutre pour jouer pleinement son rôle de passerelle entre gouvernants et gouvernés, deux entités dont elle doit servir les intérêts. Or, telles que nos démocraties fonctionnent actuellement, il y a confusion entre administration et gouvernement ou du moins, tendance à la politisation de l'administration. Cela est d'autant plus inquiétant que pour lui, plus le fonctionnaire s'élève dans la hiérarchie, plus sa neutralité est compromise.

En ce qui concerne le rapport entre la démocratie et les intellectuels, Hubert Mono Ndjana pense que ces derniers peuvent et doivent même participer activement à l'édification de leur propre société, soit par un soutien délibéré à l'action gouvernementale, soit par une critique raisonnée de cette action. Toutefois, précise-t-il,

L'adhésion ou la défiance d'un intellectuel doivent être dialectiques et non pas massives et charnelles. [...] Se figer dans une idée fixe, indépendamment des conditions qui occasionnent le mouvement même des idées, c'est cesser d'être intellectuel. C'est proprement se faire dogmatique et peut-être fanatique, deux attitudes que le politique attend généralement de l'homme de pensée et auxquelles ce dernier ne saurait moralement souscrire sans se renier.105(*)

Or, constate Aron,

Quand on observe les attitudes des intellectuels en politique, la première impression est qu'elle ressemble à celle des non-intellectuels. Le mélange de demi-savoir, de préjugés traditionnels, de préférences plus esthétiques que raisonnées se manifeste et dans les opinions des professeurs ou des écrivains et dans celle des commerçants ou des industriels.106(*)

Ainsi, les intellectuels doivent analyser concrètement les milieux nationaux afin de préciser en quelle mesure un régime politique est préférable à un autre, plutôt que d'entrechoquer les idéologies à prétention universelle : propriété privée contre propriété publique, mécanismes de marché contre plans. Il n'est d'ailleurs pas exclu qu'ils s'investissent directement dans la pratique politique. Dans l'introduction à l'opuscule de Max Weber intitulé Le savant et le politique, Raymond Aron reconnaissait d'abord qu' « on ne peut pas être en même temps homme d'action et homme d'études sans porter atteinte à la dignité de l'un et de l'autre métier, sans manquer à la vocation de l'un et de l'autre. »107(*) Mais, finira-t-il par convenir avec Weber, qu'une possibilité de conciliation existe et qu'une nécessité de réconciliation s'impose, pour aller au-delà des divergences et faire de la science et de la politique deux entités complémentaires : la science donnant à la politique ses moyens et la politique à la science ses conditions d'exercice.

Analysons à présent les relations entre la démocratie et la richesse.

Pour les marxistes, surtout les marxistes vulgaires chargés d'abattre le capitalisme sous prétexte que c'est lui qui fait actuellement leur malheur, les régimes constitutionnels-pluralistes représentent des démocraties bourgeoises, dans lesquelles partis et assemblées camouflent le règne du capitalisme. Considérons avec Aron la thèse proprement politique du marxisme : la classe économiquement dirigeante détiendrait la réalité du pouvoir. Est-il vrai que dans nos régimes actuels les partis ne sont qu'une apparence et que le pouvoir réel appartient au petit nombre qui possède, contrôle ou gère les instruments de production ? Dans quelle mesure les classes économiquement dominantes se confondent-elles avec la minorité politiquement dirigeante.

L'hypothèse marxiste n'est pas de prime abord absurde. Elle conserve une part de vérité mais n'est pas vérifiable partout et en tout temps. En fait, la coïncidence de la minorité économiquement privilégiée et de la minorité politiquement dirigeante a plus de chance de se réaliser dans une phase préliminaire du développement de la société industrielle. Suivant l'acception aronienne, lorsque la masse de la population vit à la campagne comme c'est le cas dans les jeunes démocraties, l'introduction du suffrage universel favorise l'élection de représentants de la classe économiquement privilégiée, celle qui possède le sol et qui constitue l'encadrement naturel des masses paysannes.

On objectera peut-être que dans les types idéaux des démocraties, les entreprises jouent un très grand rôle dans l'issue des élections. Cela est perceptible, dit Aron, mais cette réalité est proche non pas de la version marxiste des « monopolistes » mais de la coïncidence que nous venons d'évoquer. S'il fut un temps où ce qui était bon pour General Motors était bon pour les Etats-Unis, cela ne l'est plus aujourd'hui ; pas plus que dans les pays africains où on voit les masses désavouer électoralement les élites locales supposées ou réellement riches. On ne peut douter que les chefs d'entreprise influent sur certaines décisions prises par les pouvoirs publics, mais ils ne sont pas aussi assez tout-puissants pour dicter unilatéralement la politique générale du régime. Les minorités économiquement privilégiées n'ont jamais pu empêcher les réformes sociales, l'extension de la législation, les nationalisations d'entreprises auxquelles elles sont pourtant hostiles. D'où la nécessité d'une étude prochaine sur les causes exactes de la vague de privatisations actuelles.

Les marxistes pourraient répondre que ces minorités ont tout de même empêché que le capitalisme fut détruit. Mais la vraie question n'est pas au niveau de cette obstination. Il faut plutôt s'interroger sur le rôle du capitalisme dans un régime pluraliste. Le travaillisme anglais a toujours vu ses réformes passivement acceptées par la classe dite capitaliste ; tout comme l'introduction du capitalisme par Margaret Thatcher dans les années 80 a convaincu les socialistes modérés. Bien plus, les minorités économiquement dirigeantes n'ont pas toujours de conceptions politiques sur les grandes questions internationales, pas plus qu'ils ne sont toujours d'accord sur ces questions. Les décrire donc comme des despotes qui manipulent les pantins politiques, c'est selon Aron sacrifier à la mythologie. C'est encore un excès d'honneur que de leur prêter une intelligence supérieure et de les croire capables de manipuler la presse, les partis et le Parlement. Tout compte fait, leur reconnaitre une telle puissance n'est qu'une aberration qu'explique d'après Aron, la haine vouée à un système économique.

En effet, les marxistes actuels, accusent les libéraux de prendre la défense du capitalisme par ignorance de la coïncidence de la réalité ambiante avec la réalité décrite par Marx. Ils s'attaquent maintenant à la situation internationale où les pays riches semblent dicter délibérément leurs lois pour creuser davantage le fossé qui les sépare des pays pauvres. La discussion est, sur ce point, malaisée. Ils sont sûrs à l'avance que telle est bien la vérité. Aron dit ne pouvoir ébranler leur conviction puisque leur système d'interprétation comporte l'explication de ses erreurs.

En somme, conclut Aron, « on a rarement bâti un Etat en se pliant aux normes de la démocratie libérale »108(*) Mais peut-on se demander, pourquoi s'obstine-t-il alors à la défendre ? Serait-ce par simple idéologie ou par réelle conviction ? Il a prescrit des solutions que Tocqueville avait déjà prescrites au XIXe siècle mais on ne peut pas dire au jour d'aujourd'hui que la démocratie et le capitalisme ont fait d'avancée considérable. Ce qui nous amène donc à discuter l'ensemble de ses travaux consacrés à l'apologie du libéralisme.

TROISIEME PARTIE : EVALUATION DE LA CONCEPTION ARONIENNE DU POLITIQUE

Il est question dans cette dernière partie de notre travail de confronter les solutions proposées par Raymond Aron pour la sauvegarde de la démocratie à son état actuel. Ainsi, solutions et raisons de choix seront discutées ici, si tant est que la démocratie semble n'avoir toujours pas guéri de ses maux. En clair, il faut répondre à la question suivante : en quoi le dispositif de la pensée politique aronienne peut-il être tenu aujourd'hui encore pour opératoire ? Cette pensée politique étant multidimensionnelle comme nous l'avons relevé dès l'entame, l'évaluation s'étendra jusqu'aux relations internationales où les mêmes systèmes politiques et économiques sont aux prises. Ce travail n'est pas une simple interprétation de la pensée de R. Aron mais une accommodation, mieux une illustration de notre propre pensée par la sienne. Ainsi, nous examinerons aussi ici un certain nombre d'idées que l'auteur a élaborées et développées de façon originale et féconde, afin de voir si elles peuvent servir l'Afrique, actuellement tiraillée entre deux systèmes politico-économiques étrangers.

CHAPITRE I

L'ECONOMIE POLITIQUE D'ARON FACE AUX REALITES ACTUELLES

Démocratie et totalitarisme se termine par une conclusion consacrée au devenir du régime soviétique et par des schèmes historiques qui convergent vers l'unification du monde autour de la démocratie. En confrontant ces prévisions aux réalités actuelles, on peut remarquer qu'il y a un décalage, mais surtout que la démocratie n'a pas guéri de ses maux, en dépit des remèdes à lui prescrits par Aron. Aron aurait-il tort ou l'histoire serait-elle tout simplement en train de se faire après lui ? On peut donc s'interroger sur la validité des idées directrices de la triple dimension de la philosophie politique de Raymond Aron.

1- La promotion de la démocratie et ses impasses

Après que le caractère totalitaire et liberticide du socialisme soit avéré, faut-il alors épandre partout son contraire, le capitalisme, sous prétexte qu'il est de nature pacifique. En d'autres termes, le libéralisme en marche signifie-t-il le libéralisme exemplaire ? Nous avons déjà répondu à ces questions mais elles se reposent avec le processus de la mondialisation démocratique. En lisant les pires dates du XXe siècle, l'interrogation persiste : les deux guerres mondiales, celles d'Espagne, de Corée et de Vietnam, les grands trous noirs de l'esprit que sont Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge sont autant d'étapes et de revers pour parvenir à la paix actuelle. Mais une réussite à ce prix équivaut à un échec, s'assoit sur un monceau de ruines, de cadavres et de suppliciés.

Si donc toutes nos tentatives d'établir le paradis sur terre se sont soldées par l'avènement réel de l'enfer, devons-nous encore persévérer dans cette voie ? Que faut-il enfin de compte appeler régime totalitaire ?

C'est que le siècle dernier est plus un siècle totalitaire qu'un siècle démocratique. S'il a connu la victoire de la démocratie, c'est que celle-ci se proposait de sauver l'humanité des griffes du communisme et la bataille était alors inévitable. Les dégâts ne peuvent donc être attribués qu'en partie au modèle démocratique qui est selon Aron l'élève passable de la classe des régimes politiques.

Aujourd'hui, avec le prétexte de la victoire, les promoteurs de la démocratie disent vouloir pacifier tout le globe terrestre. Mais cela semble ne pas toujours réussir. Quelles sont les raisons d'un tel échec et quelles peuvent être les dessous de la mondialisation démocratique ? La diplomatie des droits de l'homme dont Aron attribue la charge aux Etats libéraux ne connaît-elle pas un échec et respecte-t-elle vraiment les principes de la démocratie.

Pour Serge Latouche, c'est le triomphe même du modèle occidental qui engendre des ferments de décomposition et suscite des alternatives possibles. Au terme d'une histoire multiséculaire complexe, l'Occident s'est transformé en une machine sociale non contrôlable, ayant la certitude d'être universelle parce qu'elle est reproductible. Croissance illimitée des marchandises, multiplication des réseaux de communication, urbanisation intensive, changements techniques continuels, émancipation des femmes, Etat-providence, scolarisation forcée, démocratie parlementaire : le modèle occidental est persuadé d'être le meilleur. Il joue de la fascination qu'il exerce sur les élites et les peuples pour s'exporter au Sud et à l'Est. Mais cette universalisation se heurte à des résistances et à des obstacles de toute nature.

La mondialisation actuelle n'est que, suivant la formule d'Henry Kissinger, « le nouveau nom de la politique hégémonique américaine ». Ce qui laisse sous entendre que l'ancien nom était, comme le disait le Président Truman en 1949, le développement économique. Le vieux nom de l'occidentalisation du monde était tout simplement la colonisation et le vieil impérialisme. Mondialisation et américanisation sont des phénomènes intimement liés à un processus plus ancien et plus complexe : l'occidentalisation. Aujourd'hui, poursuit Latouche, l'Occident est une notion beaucoup plus idéologique que géographique :

dans la géopolitique contemporaine, le monde occidental désigne un triangle enfermant l'hémisphère nord de la planète avec l'Europe de l'Ouest, le Japon et les Etats-Unis. La triade Europe, Japon, Amérique du nord, rassemblée parfois sous le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace défensif et offensif. Le G8, ce sommet périodique des représentants des huit pays les plus riches et les plus développés [...], tient lieu d'exécutif provisoire de cet ensemble.109(*) 

Ainsi, irréductible à un territoire, l'Occident n'est pas seulement une entité religieuse, éthique ou même économique. Géographiquement et idéologiquement, c'est un polygone à trois dimensions principales : il est judéo-hellénico-chrétien. Ses frontières se font de plus en plus idéologiques. Comme unité synthétique de ces différentes manifestations, il est une entité culturelle, un phénomène de civilisation. C'est précisément l'exportation et l'implantation de cette culture dans d'autres contrées du monde qui ne va pas sans problèmes.

En effet, sous l'impulsion des Etats-Unis, la démocratie veut s'imposer à l'autre bout du monde sous le label de l'American way of life qu'Aron trouvait plus acceptable que d'autres modes de vie. La formule est connue : ce qui bon pour les Etats-Unis, est bon pour l'humanité. Le triomphe planétaire de l'économie de marché et de la pensée unique, loin de broyer les cultures nationales et régionales provoquerait une offre inégale de diversité. On assiste plutôt à une balkanisation des identités. On note en effet une montée de l'islamisme et de l'altermondialisme aux antipodes de l'uniformisation. Ce sont là trois modes de mondialisation qui s'opposent. L'altermondialisme comme l'autre de la mondialisation n'entend pas ne pas mondialiser sa lutte écologiste et ignore aussi bien le projet de mondialisation islamique. Le socialisme arabe ou fondamentalisme s'érige en un universalisme aussi fort et réactionnel par rapport à l'universalisme occidental qui, malgré tout, croit qu'il détient la mesure du juste, la mesure de la tolérance, le meilleur modèle pour l'avenir.

Ce qui est requis pour le monde actuel, c'est le « pluriversalisme » et non l'universalisme culturel. La démocratie peut fonctionner partout, pourvu qu'elle se conforme aux normes culturelles de la région où elle s'exporte. Elle est une « utopie » à laquelle il faut donner corps, un prédéfini qu'il faut redéfinir selon ses exigences culturelles, un aliment qu'il faut cuisiner à sa façon. L'échec viendrait donc d'une volonté étrangère de déblayer le terrain, de réaliser les conditions de possibilité de toute démocratie. Certes l'introduction de la démocratie nécessite certaines conditions mais la culture n'est pas une condition de faisabilité.

On peut dans l'abstrait voir mal comment l'islamisme s'accommoderait avec le libéralisme comme l'éthique protestante avec le capitalisme, mais cela n'est pas exclu dans les faits. L'anti-occidentalisme implique certes un rejet de la métaphysique matérialiste de l'Occident, mais il a besoin de garder la « base matérielle » et en particulier la machine. Ce mouvement s'accommode fort bien de la technique et, le plus souvent, de l'économie de marché. Il s'agit donc tout simplement de la modernisation sans le modernisme. L'économie islamique n'exclut même pas un libéralisme quasi-total. Le néolibéralisme, de son côté, s'accommode assez bien des communautarismes qui partagent la foi dans le libre-échange, la libre entreprise et la propriété privée.

La loi du marché peut être déclinée, note Geneviève Azam, en fonction des différences culturelles absolutisées, instrumentalisées et marchandisées. Les revendications identitaires qui en découlent renforcent même le discours néolibéral : face à des fractures posées comme absolues, seules les règles objectives et neutres du libre-échange et de l'échange marchand peuvent assurer la paix.110(*) 

La menace d'une dérive totalitaire de ce mouvement démagogique n'est cependant pas négligeable, mais cela montre bien qu'on n'a pas forcément besoin d'agacer les cultures pour qu'advienne la démocratie. Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture de l'universel, qui n'existe d'ailleurs pas, mais de conserver suffisamment de distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la nôtre. Certes, il est illusoire, comme le découvre Latouche, de prétendre échapper à l'absolu de sa culture et donc à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux partagée. Ce qui est inquiétant c'est quand on l'ignore et qu'on le nie : la culture est un absolu toujours relatif.

Qu'en est-il de l'Afrique qu'Aron qualifiait autrefois d' « empire colonial dispersé et peu rentable », et où aujourd'hui le rouleau compresseur s'étend avec la prétention de la développer par l'entremise d'une démocratie appliquée ? Est-elle prête à accueillir ce régime politique ? La démocratie n'y est pas introduite à coups de canon mais elle a encore plus de mal à y fonctionner. Et tandis qu'elle ménage ses efforts pour ancrer ce modèle, le nombre de maîtres se multiplie et chacun veut imposer sa vision des choses dans ce no man's land où tout est faisable. Mais peut-elle servir plusieurs maîtres à la fois, surtout quand ceux-ci sont intéressés et ennemis ? Quelle position doit-elle adopter face à la multiplication des puissances nucléaires, elle qui n'a ni unité de soi, ni plutonium ? Nous répondrons à cette question dans le dernier chapitre. Mais disons déjà par rapport au capitalisme que s'il sonne bien « un temps du monde » (Braudel) que d'autres modes d'échanges n'impliquent pas, s'il y a bien d'emblée vocation mondiale du capitalisme, il émerge pourtant d'un monde de diversité, de sociétés différentes, aux moeurs, aux cultures et aux systèmes de pouvoirs variés. Car aux mêmes problèmes, aux mêmes questions, aux mêmes situations, les hommes ont d'abord trouvé des réponses et des solutions diverses.

2- La comparaison des régimes totalitaires

Dans son étude des régimes totalitaires, Aron était parvenu à la conclusion qu'on ne peut comparer les deux types idéaux de régime totalitaire que sont le nazisme et le communisme. Après avoir décrit les caractéristiques similaires de deux totalitarismes (idéologie, terreur, parti unique), il se demandait s'il fallait voir en eux deux espèces d'un même genre. Selon lui, deux argumentations contradictoires ont été développées, l'une qui nie, l'autre qui affirme la parenté de deux régimes. L'une et l'autre me paraissent, dit-il, insatisfaisantes, ou tout moins non convaincantes. Il adressait particulièrement la critique à Hannah Arendt en ces termes :

L'ouvrage qui a fondé le plus solidement la parenté des deux totalitarismes est intitulé Origins of totalitarism, Mme Anna Harendt, qui compare essentiellement la Russie soviétique entre 1934 et 1937 et l'Allemagne hitlérienne entre 1941 et 1945. Mais il serait injuste de confondre la comparaison de ces deux périodes, de ces deux terreurs avec une comparaison de l'ensemble des régimes.111(*)(Sic).

Non pas qu'Aron ait tort sur ce point mais s'il le disait dans le seul cadre de l'étude, il semble interdit, depuis la chute fatale du communisme, chute qu'il n'a d'ailleurs connue, que c'est une provocation que de mettre sur le même banc des accusés les deux systèmes tortionnaires et concentrationnaires. Qu'est-ce que qui justifie qu'aujourd'hui, se demande Revel, des gens prennent la défense d'un système politique et idéologique qui n'a plus d'avenir, pas même de présent et dont le passé est à ce point grotesque, stérile et sanglant ?

Les réponses à ces questions amènent Revel à entreprendre une enquête sur les raisons d'une occultation de la nature criminogène du communisme et sur la posture actuelle de la gauche internationale. Ce qui l'amène non seulement à constater l'identité événementielle, structurelle et criminelle du nazisme et du communisme, mais surtout à découvrir la nature intrinsèquement criminogène du communisme. Il n'est pas tendre, comme nous le verrons, envers Marx et Engels, qu'il tient pour « origines intellectuelles et morales du socialisme ». Pour lui en effet, il n'y a pas de différence entre le marxisme de Marx et ses différentes traductions institutionnelles. Il se propose donc de transgresser le tabou de la comparaison, malgré les légères différences et les menaces postcommunistes.

C'est bien du postcommunisme qu'il faut parler pour d'abord comprendre le sens de ce tabou. En effet, près de vingt ans après l'effondrement du régime soviétique, non pas, comme c'avait été le cas pour le régime hitlérien, sous les coups guerriers de l'adversaire, mais sous l'effet de sa propre putréfaction interne. Il aurait peut-être suffi de lire Montesquieu pour savoir qu'une tyrannie périt toujours par son vice intérieur, au contraire des autres régimes, détruits par les circonstances extérieures. Beaucoup pensèrent tout naturellement que le plus spectaculaire échec d'un système politique dans l'histoire humaine allait susciter au sein de la gauche internationale une réflexion critique sur la validité du socialisme. Loin de là. On assiste plutôt à un impressionnant arsenal de justifications rétrospectives et il en ressort cette conclusion comique : ce que réfute véritablement l'histoire du vingtième siècle, ce serait, paraît-il, non pas le totalitarisme communiste mais le libéralisme. Par conséquent, toute comparaison entre les deux totalitarismes majeurs reste un tabou : interdit de constater l'identité de leurs méthodes, de leurs crimes et de leur idée fixe antilibérale.

Les postcommunistes vont jusqu'à faire la distinction entre ce qu'ils appellent totalitarisme « de gauche » et totalitarisme « de droite ». Il s'agit d'utiliser le nazisme pour empêcher qu'on étale au grand jour l'histoire vraie du communisme. Pour Revel, pour se convaincre de vaincre ce tabou, il faut se reporter aux origines intellectuelles et morales du socialisme. Car c'est bien dans les origines les plus authentiques de la pensée socialiste que se trouvent les justifications du génocide, de la purification ethnique et de l'Etat totalitaire, brandis comme des armes légitimes, indispensables au succès de la révolution et à la préservation de ses résultats. Ainsi,

 si le nazisme et le communisme ont commis l'un et l'autre des génocides comparables par leur étendue sinon par leurs prétextes idéologiques, ce n'est donc point à cause d'une quelconque convergence contre nature ou coïncidence fortuite dues à des comportements aberrants. C'est au contraire à partir des principes identiques, profondément ancrés dans leurs convictions respectives et dans leur mode de fonctionnement.112(*)

Ces principes, estime Revel, sont directement dus à Marx et Engels et le socialisme n'est pas plus ou pas moins de « gauche » que le nazisme. Ses véritables principes n'ont pas été violés par Hitler, Lénine, Staline ou par Mao dans leurs pratiques génocidaires. Hitler s'est toujours considéré comme un socialiste. En bon connaisseur, il sut, le premier, à saisir les affinités du communisme et du national socialisme. Il déclare à Hermann Raushning, qui le rapporte dans Hitler m'a dit :

Je ne suis pas seulement le vainqueur du marxisme... j'en suis le réalisateur.

 J'ai beaucoup appris du marxisme, et je ne songe pas à m'en cacher... Ce qui m'a intéressé et instruit chez les marxistes, ce sont leurs méthodes. [...] Tout le national-socialisme est contenu là-dedans. Tous ces nouveaux moyens de lutte politique ont été presque entièrement inventés par les marxistes. Je n'ai eu qu'à m'en emparer et à les développer et je me suis ainsi procuré l'instrument dont nous avions besoin...113(*).

L'ennui avec les politiciens de Weimar, déclarait-il à Otto Wagener, « c'est qu'ils n'ont pas lu Marx ». Et Revel de relever que sur la question juive, l'Union soviétique n'a pas été moins antisémitique que le régime hitlérien. Aussi, le national-socialisme allemand se voyait et se pensait, à l'instar du bolchevisme, comme une révolution, et une révolution antibourgeoise. « Nazi » est l'abréviation de « Parti national socialiste des travailleurs allemands ».

A partir du moment où les racines socialistes du nazisme sont découvertes, déjà par Friedrich Hayek dans sa Route de la servitude en 1944, on peut petit à petit aller vers la transgression du tabou. Hayek notait que les nazis ne s'opposaient pas aux éléments socialistes du marxisme, mais à ses éléments libéraux, à l'internationalisme et à la démocratie. Par une juste intuition, les nazis avaient saisi qu'il n'est pas de socialisme sans totalitarisme politique. Le sacrilège suprême est commis en 1974 par Louis Dupeux lorsque celui-ci soutient une thèse d'Etat intitulée Le National-Bolchevisme sous la République de Weimar. Cette thèse sera complétée en 1998 par un article au titre éloquent : « Lecture du totalitarisme russe via le national-bolchevisme allemand (1919 - 1933) ».

Avec ces combinaisons des éléments constitutifs de l'un et l'autre régime, on peut aujourd'hui oser affirmer ou, plutôt, constater la nature intrinsèquement criminogène du communisme et subsidiairement mettre en lumière les similitudes entre communisme et nazisme. Des intellectuels allemands qu'il faut bien appeler nationaux-bolchevistes tels Ernst Jünger, Friedrich Lenz, Ernst Niekish ont contribué à nourrir l'idéologie hitlérienne proprement dite tout en s'appuyant sur le modèle léniniste. Comme le communisme, l' « Etat total » entend s'appuyer sur la liquidation du capitalisme privé. Ainsi, c'est à point nommé que Revel affirme que « le nazisme et le communisme... se ressemblent non seulement par leurs conséquences criminelles mais par leurs origines idéologiques. Ce sont des cousins germains. »114(*)

Car, poursuit-il, tous les régimes totalitaires ont en commun d'être des idéocraties, des dictatures de l'idée. Le communisme repose sur le marxisme-léninisme et la « pensée Mao ». Le national-socialisme repose sur le critère de la race, la race aryenne. De fait, la distinction possible entre le totalitarisme direct qui, annonce d'emblée en clair ce qu'il veut accomplir, tel le nazisme, et le totalitarisme médiatisé par l'utopie, qui annonce le contraire de ce qu'il va faire, tel le communisme, devient donc secondaire, puisque le résultat, pour ceux qui les subissent, est le même dans les deux cas.

Malgré cette parenté évidente, les postcommunistes avancent des arguments pour montrer l'angélisme du communisme et le diabolisme du nazisme. Mais comment comprendre cette défense posthume du communisme ?

Décidément, c'est la parution du Livre noir du communisme en 1997 sous la direction de l'historien Stéphane Courtois, qui déborda le vase. Cette somme de huit pages sur les crimes du communisme existant, de tous les communismes existant ou ayant existé sur la planète, s'attira la fureur immédiate et durable de la gauche pensante et journalistique. Tous les artifices, stratagèmes, fourberies et fraudes tirés du vieil arsenal stalinien furent déployés pour discréditer le livre sans le discuter et avant même sa mise en vente. Cette campagne consista en ce que Revel appelle La grande parade. Il s'agissait pour la gauche communiste et non communiste de parer les coups durs ainsi reçus. Cette parade consiste en trois choses principales : la canalisation des crimes commis vers le nazisme comme nous venons de le voir, la défense rétrospective du communisme par la condamnation prospective du libéralisme, l'effacement pur et simple d'une page de l'histoire.

En clair, l'objectif est le blanchiment du communisme par le noircissement du capitalisme. Il faut se venger en écrivant aussi un livre noir du libéralisme. C'est ainsi qu'on enregistra la publication des ouvrages tels La Dictature libérale (Jean-Christian Rufin), L'Après libéralisme (Immanuel Wallerstein), Comment sortir du libéralisme (Alain Touraine) ; des expressions telles « dictature du libéralisme », « capitalisme totalitaire » (Philippe Séguin).

Aron lui-même relevait que

Si une telle fraction de l'intelligentsia française, par masochisme, ignorance ou simple légèreté ne s'était pas obstinée aussi longtemps à fermer les yeux et à se boucher les oreilles, nul n'éprouverait le besoin d'écrire un plaidoyer pour l'Europe de la liberté, toute proche de l'empire militaire et conquérant de notre continent - cet empire qu'un Jean-Paul Sartre traitait avec une indulgence que stigmatisait Soljenitsyne.115(*)

En fait, selon l'analyse que Revel fait de cette riposte,

La défense posthume du communisme a pour volet complémentaire la mise en accusation du libéralisme. Réhabiliter le communisme en tant que tel était une tâche difficile, voire impossible. On s'avisa donc de plaider sa cause indirectement, en montrant que son contraire, le libéralisme était encore pire que lui.116(*)

L'argumentation est contradictoire : outre la noblesse des intentions socialisantes qui l'inspiraient, le communisme avait donc eu le mérite de faire barrage à la domination exclusive du libéralisme et d'en limiter les dégâts. Maintenant que la digue communiste a été emportée, le mal libéral est libre de se répandre partout. Avec son corollaire la mondialisation, il plonge l'humanité dans la misère ou, tout au moins, dans l'injustice que le communisme a tant combattue. Même si ceci est vrai en partie, il a plus de chance d'être une observation téléguidée. Dans L'horreur économique (Fayard, 1996), livre dont l'immense succès auprès du public montre à quel point il correspond à leurs préjugés, Viviane Forrester soutient que la mondialisation et la libéralisation détruisent des emplois. Mais n'en créent-elles pas au contraire ?

Il n'y a pas, selon Revel, que les naïfs et les ignorants qui croient à cette occultation de la vérité communiste. Les intellectuels qui en sont les auteurs se couvrent d'une voile d'ignorance volontaire pour falsifier l'histoire. Le « grand » Sartre lui-même voyait en le marxisme, dit Aron, « la philosophie « indépassable » » de notre temps. La pire des cécités, reprend Revel, est la cécité volontaire. Non seulement on refuse de prendre acte de certaines réussites du libéralisme quand il réussit parfois, on lui impute des malheurs de l'humanité. Cela est d'autant plus saisissable que l'utopie n'est astreinte à aucun résultat ; sa seule fonction c'est de condamner ce qui existe au nom de ce qui n'existe pas.

Ainsi, vingt-huit ans après le ralliement de la Chine au marché, dix-huit ans après la chute du Mur de Berlin, seize ans après l'effondrement de l'U.R.S.S, l'enseignement majeur à tirer de l'histoire du XXe siècle est, selon les postcommunistes ou les communistes « light », la condamnation non pas du collectivisme, mais du libéralisme, le vrai coupable.

Il s'agit là d'invoquer les sempiternels faux-fuyants, si usés soient-ils, pour secourir la thèse selon laquelle les crimes et les abus du totalitarisme ne sont pas du « vrai » communisme et que la catastrophe économique ne remet pas en cause le marxisme. Les marxistes refusent en effet qu'on fasse le deuil du marxisme alors qu'il y a près de vingt ans, on a fait le deuil du communisme. Pour Revel, à y voir de près, le communisme n'a pas pris fin avec le démantèlement de l'URSS en 1991 mais avec la construction du Mur de Berlin en 1961 où il était question d'embrigader les populations communistes, désormais conscientes du danger du régime, et les empêcher ainsi de s'enfuir.

On peut donc se demander de quel droit les théoriciens du marxisme disent que les praticiens en sont les mauvais interprètes. Ces derniers ne se félicitent-ils pas d'avoir bien compris et appliqué le marxisme, et ne félicitent-ils pas Marx d'avoir découvert le vrai secret de la vie politique ?

Quand la gauche internationale ne nie pas tout simplement les crimes communistes, elle nie que le régime qui les a commis ait été vraiment communiste. Ainsi par exemple, le régime de Pol Pot et ses complices Kmers rouges n'était pas, selon elle, guidé par l'idéologie communiste, mais était un « fascisme tropical ». Fascisme justement et fascisme italien parce que dans un système de défense où on est presque seul, il faut tirer sur tout ce qui bouge. La gauche par un raisonnement justement gauchiste met sur le même pied d'égalité d'un côté le fascisme, le nazisme et le franquisme ; et de l'autre, le soviétisme, le castrisme et le régime de Pinochet. L'Italie mussolinienne qui n'a jamais été plus qu'une tyrannie, l'Allemagne hitlérienne, l'Espagne franquiste constituent, pour avoir respectivement inventé le terme totalitarisme, massacré les Juifs, planifié la guerre civile, l'axe du mal tandis que la Russie représente l'exemple de la démocratie, aux devants des Etats « faussement » réputés démocratiques. Elle argue, par cet amalgame volontaire, que le communisme prépare l'accomplissement d'une promesse démocratique par l'émancipation des travailleurs exploités.

Revel parvient ainsi à la conclusion que, que les postcommunistes reconnaissent ou non la nature criminogène de ce régime, peu importe : le démenti ne trompe que ceux qui, par conviction ou par nécessité, ferment les yeux ou refusent les évidences.

Suivant la définition du totalitarisme donnée par Aron à la page 78, une différence apparaît directement entre le marxisme-léninisme et le national-socialisme où il n'exista pas de catéchisme hitlérien au sens soviétique du terme. Mais cette différence idéologique et géographique n'enlève rien à la ressemblance essentielle qui relève de leur nature intrinsèque. L'erreur qu'il ne faut pas commettre c'est celle d'aligner systématiquement toutes les tyrannies sur le nazisme et le stalinisme, car c'est là les banaliser et ignorer qu'il y a des degrés dans l'oppression. Mais tracer une ligne de démarcation entre les deux c'est s'interdire de ne comprendre rien à rien.

3- Une théorie contestable de l'impérialisme.

L'opinion internationale et bon nombre de penseurs situent l'origine de l'inégalité des nations, les multiples guerres dans l'impérialisme. Mais pour R. Aron, ni l'impérialisme n'explique ces faits, ni l'impérialisme ne revêt le sens qu'on lui donne couramment.

Plus généralement dit-il, trois sortes de questions se posent, au sujet de l' « inégalité des nations », questions auxquelles les théories de l'impérialisme, dérivées de celle de Lénine ne permettent pas de donner réponse. La première concerne le passé : le développement des uns a-t-il eu pour condition ou pour cause le sous-développement des autres ? Les pays européens ont-ils dû à leurs possessions coloniales les moyens de leur décollage, puis de leur développement rapide ? La deuxième catégorie de questions porte sur la réalité présente : le développement des pays industrialisés paralyse-t-il celui des pays désireux de suivre la même voie ? Ou encore l'ordre économique mondial, établi et dominé par les Américains et les Européens freine-t-il la progression des sous-développés ? En troisième lieu, on peut se demander si cet ordre peut être baptisé en tant que tel « impérialiste » ? Ou bien, plus précisément, quel sens revêt une telle qualification à partir du moment où toutes les nations ont retrouvé ou conquis leur indépendance ? La relation entre le centre et la périphérie peut-elle être dite impérialiste ?

Posées aux pays du Tiers-monde, ces questions recevraient tout de suite une réponse affirmative. Mais Aron pense justement le contraire. Selon lui, c'est dans les dix dernières années du XIXe siècle que se répandent les diverses idées dont Lénine accomplit la synthèse dans son pamphlet intitulé L'impérialisme, stade suprême du capitalisme :

L'explication des conquêtes coloniales et des conflits européens par l'exigence du capitalisme, l'explication de la « richesse » européenne par « l'exploitation » des autres continents, le glissement du concept d'impérialisme de la signification ordinaire - conquête et domination - vers une signification vaste et vague, à savoir le système économique mondial lui-même dans lequel les pays industrialisés intègrent les autres pays et les soumettent à leur domination.117(*)

Cette lecture pseudo-marxiste des faits paraît à Aron aussi pauvre scientifiquement qu'efficace sur le plan de la propagande dont le régime soviétique a toujours fait preuve. Ainsi, poursuit-il, on en vient à la conjoncture actuelle : le Tiers-monde met les Occidentaux en accusation tout en leur demandant de l'aide. Mais quels qu'aient été leurs « crimes » dans le passé, les Occidentaux ne doivent pas leur niveau de vie aux bas prix des matières premières ; la productivité du travail, qui s'exprime dans le PNB par tête, ne ressemble pas à l'or ou aux diamants que les envahisseurs emportaient en signe et profit de la victoire.

Cette responsabilité historique que personne ne peut nier n'équivaut pas à la culpabilité que les avocats des pays sous-développés imputent à l'Occident. En quel sens développement et sous-développement se rattachent-ils l'un à l'autre, comme le droit et l'envers, la cause et l'effet, le maître et l'esclave, le riche et le pauvre, s'interroge Aron ? Les deux concepts se rattachent en un premier sens purement verbal : le sous-développement n'existe que par le développement. Les deux mots, les réalités qu'ils désignent résultent d'une comparaison. En un deuxième sens, historiquement et plus significatif. Le même processus historique, la formation du marché mondial, aboutit à l'inégalité des nations, au contraste entre les pays riches et les pays pauvres. Dire donc que c'est le colonialisme qui empêcha, ou tout au moins ralentit le développement et, par conséquent, détermina le sous-développement est selon lui une fausse accusation. Car,

Il suffit d'observer des pays comparables pour se convaincre que le sous-développement accompagnait nécessairement le développement parce que certains Etats s'étaient engagés dans la voie de l'économisme et de l'industrie et que d'autres Etats ou peuples avaient pris du retard.118(*)

Le développement spectaculaire du Japon prouve au moins que la dialectique du développement et du sous-développement, dépendit, pour une part, de la réponse des non-Occidentaux au défi de l'Occident. « Cette méditation uchronique, sur une histoire qui n'a pas eu lieu, conclut-il, me paraît, en dernière analyse, vaine »119(*).

Lénine reprend, selon Aron, tous les thèmes de ses prédécesseurs libéraux ou socialistes : exportations des capitaux, conquêtes coloniales, découpage de zones d'influence, capital financier, cartellisation industrielle et il aboutit à un schème de l'histoire. D'abord la décomposition du capitalisme concurrentiel en capitalisme des monopoles ; ensuite l'expansion nécessaire vers le dehors de ce capitalisme en putréfaction, peu importe que ce débordement prenne la forme de conquête proprement dite ou d'exploitation économique ; enfin la guerre européenne surgie des Balkans par hasard mais dont le partage du monde entre les principaux pays constitue l'enjeu. C'est la structure du capitalisme monopolistique qui implique l'expansion vers les territoires extérieurs, baptisés colonies hier, Tiers-monde aujourd'hui. C'est cette même structure, combiné avec la loi de l'inégal développement, qui exclut l'accord amiable entre les intérêts nationaux, c'est l'incompatibilité entre ces intérêts économiques qui détermine enfin la guerre à mort - guerre impérialiste de toutes parts puisque la guerre, continuant la politique intérieure des Etats, garde la même qualification que cette politique. Les Etats ont une politique impérialiste avant 1914, ils continuent à la mener pendant les hostilités.

De l'avis d'Aron, cette lecture marxiste-léniniste transfigure les faits en les présentant comme la preuve du passage de la phase concurrentielle à la phase monopolistique et du passage du capitalisme des monopoles à l'impérialisme. Les territoires d'Afrique que les pays européens ont aisément eu à conquérir ne représentaient à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, qu'une fraction dérisoire du commerce extérieur, ils n'absorbaient qu'un faible pourcentage des capitaux que le vieux continent, banquier du monde, plaçait au dehors : comment donc retenir, dans ces conditions, l'interprétation selon laquelle la conquête coloniale ne serait que la forme extrême, l'expression nécessaire d'une expansion, elle-même inséparable des économies capitalistes ?

La deuxième proposition sur le caractère belliqueux des sociétés capitalistes paraît aussi « arbitraire » à Aron. Les économies européennes, en raison même de leur développement industriel, sont pour les unes et les autres les meilleures clientes. Concernant les causes de guerres et précisément de la Guerre de 1914,

J'attends encore, dit-il, que quelqu'un me démontre pourquoi une guerre dont l'occasion fut la rivalité germano-slave dans les Balkans, dont le théâtre principal fut l'Europe, dont l'enjeu dans la conscience des acteurs, du jour ou le canon tonna, fut le rapport des forces à l'intérieur du système diplomatique européen, aurait en réalité une autre origine ou une autre portée. Par quelle subtilité parviendra-t-on à démontrer que l'Afrique ou l'Asie [en] étaient la cause [...] ? En quoi les terres lointaines constituaient-elles un enjeu plus authentique que le statut de l'Europe centrale et orientale ?120(*)

En vérité, poursuit-il, pour qui interroge le passé sans opinion préconçue, tous les faits orientent l'esprit dans la même direction, tous suggèrent la même interprétation. La guerre de 1914 a surgi à la façon d'une guerre ordinaire au siècle de l'industrie. C'est dans son déroulement et ses conséquences qu'elle porte la marque du siècle auquel elle appartient et dont elle est une expression tragique. Entre 1914 et 1945, la technique de production et de destruction avait franchi plusieurs étapes. Suivant cette logique argumentative, les guerres n'ont pas été mondiales seulement parce que les répercutions en ont été perçues jusqu'aux extrémités de la planète. C'est qu'elles ont été livrées avec des instruments, au nom des valeurs (ou des mots) de la civilisation européenne. Plus qu'à aucune autre époque, les armées, par leur structure comme par leur équipement, sont aujourd'hui le reflet des sociétés.

Cette guerre était donc selon Aron une « guerre d'hégémonie » ou une « guerre d'équilibre » dans le système des relations entre Etats souverains.

Déclenchée à propos d'un conflit diplomatique secondaire, généralisée par le système des alliances, rendue hyperbolique par la transcription et les ressources industrielles, la Guerre de 1914-18 fut à l'origine de la deuxième Guerre mondiale parce que la victoire revint aux adversaires de la solution hégémonique et que les vainqueurs furent incapables d'établir un équilibre réel.121(*)

Ainsi pour Aron, ni les relations commerciales asymétriques, ni l'implantation des filiales des multinationales ne constituent de l'impérialisme. « Le plus souvent, affirme-t-il, [les multinationales] contribuent à la croissance économique du pays d'accueil plus qu'elles n'en compromettent l'indépendance diplomatique. »122(*)

Ceci permet de voir, selon Aron, que les sociétés capitalistes ne sont pas des empires. Les Etats-Unis et l'Ouest ne sont pas des empires, ou alors font « de l'impérialisme sans empire ».

Non que je veuille nier « la loi de l'inégal développement ». Mais cette inégalité ne date pas du capitalisme et ne présente pas un caractère spécifiquement économique. Ce qui détermine, en effet, historiquement l'instabilité des relations interétatiques, c'est, en effet, l'augmentation inégale des puissances respectives des Etats, la soudaine décadence d'une institution militaire, la montée d'une entité politique auparavant inconnue ou méconnue.123(*)

Seule l'Union Soviétique représente à ses yeux ce qu'il convient d'appeler Etat impérial. L'impérialisme américain est un gigantisme alors qu'on peut à bon escient parler d' « impérium soviétique ». Qui créait, qui innovait, dans l'industrie, au théâtre, dans l'art d'améliorer les relations humaines, demande-t-il ?

Que signifie donc le nouvel ordre économique mondial, slogan qui fait fortune depuis 1973 et la hausse du prix des hydrocarbures, s'interroge Aron ? Disons le brutalement : il ne signifie rien, répond-il. Ni le régime monétaire de fluctuation généralisée, ni les prix des marchés pour les échanges internationaux, ni les rapports de prix entre produits primaires et produits manufacturés ne vont être transformés du jour au lendemain par la communauté des Etats. Ni les règles du jeu monétaire ni celles du jeu commercial ne semblent, pour l'instant négociables. Ces règles n'empêchent nullement les pays de la périphérie, estime-t-il, de protéger leurs industries naissantes ou de nationaliser les filiales des sociétés dites multinationales ni de poser leurs conditions aux investissements directs. A l'intérieur du système international, politique ou économique, la dépendance réciproque des Etats comporte une asymétrie, en faveur des forts et des riches. Mais si l'on appelle impérialisme le fait même de la dépendance des exportateurs de matières premières par rapport à la conjoncture des pays industrialisés, on finira, dit-il, par confondre, sous le même vocable, cette dépendance inévitable et l'envoi des chars soviétiques à Prague, ou, si l'on préfère, des marines à Saint Domingue. Cette « propagande » use sciemment de cette confusion afin que l'empire moscovite cesse d'apparaitre impérialiste et que les pays européens - Suisse incluse- continuent de l'être, en dépit de la décolonisation.

Au milieu de ce tumulte, relève Aron, on finit par oublier que le sort du Tiers-monde reste lié à l'ensemble atlantique et non au bloc soviétique. C'est en Europe, au Japon, en Amérique du Nord que les pays sous-développés vendent leurs biens primaires, achètent leurs biens de production ; des pays industrialisés capitalistes, ils reçoivent la quasi-totalité de l'aide qu'ils demandent à grands cris. Qu'empruntent-ils à l'Union soviétique, sinon l'idéologie de l'impérialisme, réquisitoire contre ceux auxquels ils demandent tout et justification de ceux dont ils n'obtiennent rien ?124(*)

Face à cette lecture des relations internationales, une triple question se pose : que vaut-elle par rapport à la situation présente ? Peut-on, vu l'inflation vertigineuse et vu l'échec des négociations sur le Cycle de Doha, disculper aussi facilement les Pays du Nord ? Cette description ne coïnciderait-elle pas avec la polémique récente sur le rôle positif de la colonisation ?

Ce qui est sûr, c'est que bon nombre de penseurs avertis, à l'instar de Samir Amin ne légitimerait jamais une telle explication. Pour ce dernier, le centre a toujours exploité la périphérie, faisant d'elle à la fois un réservoir de ressources primaires et un comptoir de produits industriels. Mais cela n'enlève rien à la pertinence et à la rigueur d'analyse dont a fait preuve Aron, pour nous fournir aujourd'hui les clés de l'actualité politico-économique.

CHAPITRE II

LE LEGS ARONIEN

Entre les analyses aroniennes et celles d'aujourd'hui, faut-il souligner la similitude (ou la continuité), ou, tout au contraire le renouvellement ? Nous penchons pour le premier terme de l'alternative et notre position se justifie par la conjoncture actuelle qui, en dépit des vieux problèmes politiques et des nouveaux défis économiques, démontre l'effort du libéralisme. Ce qui frappe en effet lorsqu'on aborde Aron après les détracteurs du capitalisme et ses adversaires directs, c'est l'extrême densité d'une pensée politique qui fouille les arguments dans les quatre coins du monde, rassemble les avis pour et contre, soulève les objections soi-même et y répond.

1- La victoire du libéralisme

Au milieu de la turbulence démocratique et l'invasion communiste, R. Aron a cru jusqu'au bout de la nécessité de la consolidation du libéralisme et on peut dire qu'il est aujourd'hui récompensé. Le libéralisme n'a pas succombé à ses propres faiblesses comme l'ont faussement pressenti Marx et ses disciples inconséquents ; et par le temps qu'il fait, il n'offre aucun signe précurseur d'une telle prédiction, ni en son aspect économique, ni en son aspect politique.

L'époque est donc fatale aux prophètes, mis en déroute par la fécondité de l'imprévu. Les marxistes sont aujourd'hui frappés dans leurs habitudes mentales, contraints de repenser l'épreuve des événements. L'Histoire excède notre capacité à réfléchir sur elle et nous force à nous prosterner devant les faits avant de pouvoir les juger. Les hommes font leur histoire sans savoir l'histoire qu'ils font, notait Aron à propos des folles décisions des dirigeants. La plupart des scénarios ont capoté, et à l'encontre d'une des thèses les plus répandues sur le libéralisme, le capitalisme n'a pas disparu tandis que les échecs sociaux, médicaux et économiques du communisme se sont étalés au grand jour. Aussi la méthode prudente de R. Aron lui a-t-il permis de mener une analyse impérissable comme le reconnaît Pascal Bruckner en ces termes :

La position d'Aron sur la nature soviétique tranche par sa prudence et son respect de la complexité. Dans Démocratie et totalitarisme (1965), il envisage la possible « stabilisation bourgeoise » de l'URSS et « l'introduction de partis multiples et d'institutions libérales comme en Occident », prédiction qu'il désavouera dans ses Mémoires en 1983. En 1977, dans son Plaidoyer pour l'Europe décadente (Laffont), il reconnaissait deux genres de libéralisation possible en Russie : une timide décentralisation et l'influence de l'Occident corrupteur capable, avec le rock, la peinture abstraite, la pornographie et la liberté sexuelle, d'ébranler l'idéologie officielle. Aron admettait en même temps que l'idéocratie soviétique pouvait, comme tout autre régime, être soumise à l'usure du temps. Autant d'interrogations, de précautions qui peuvent aujourd'hui être mises à son crédit.125(*)

Quant à l'économie planifiée par une bureaucratie centralisée, elle était condamnée dès sa conception. L'agriculture collective, en dépit des tracteurs et des machines agricoles, en dépit des gros investissements ne pouvait réussir à cause des scrupules ou des convictions idéologiques. D'après Aron, la petite propriété paysanne, le commerce équivalaient, pour Lénine, à la restauration du capitalisme. Les lopins de terre exploités par les paysans individuels, qui viennent vendre leurs produits sur les marchés libres des villes, peuvent passer pour une concession de la doctrine aux « héritages du capitalisme » ou aux restes de la « bourgeoisie ». La remise en question des sovkhozes et des kolkhozes est hors de question. Cette conception que Revel qualifie d' « idiotie économique » fait dire à Aron que « [Lénine] n'a jamais compris le problème économique, à savoir celui de la répartition des ressources collectives entre les divers secteurs, entre les divers besoins des individus et de l'Etat. »126(*)

Les faits ne s'accordant pas avec les dogmes, le socialisme ne peut tenir. Le capitalisme tient sa pérennité du fait qu'il refuse d'être une idéologie. En effet, il ne s'érige pas en baguette magique capable de corriger toutes les inégalités sociales mais se propose de les résoudre dans le meilleur des possibles. Du coup, il devient même un faux débat que de comparer capitalisme et socialisme, deux systèmes de nature différente, l'un réel, l'autre utopique, le premier existant, le second disparu. En 1977, Aron faisait déjà le constat que

Les sociétés qui se disent socialistes prétendaient apporter un régime socio-économique, digne de succéder aux régimes mixtes de l'Occident, destiné à prendre la relève. Tous les esprits subtils qui vont glosant sur la baisse du rendement du capital de l'Ouest, ne se sont pas avisés qu'il fallut la croissance quantitative par accumulation de l'économie soviétique pour illustrer un schéma du Capital et rendre possible une baisse accélérée du rendement du capital. Une telle baisse suppose une accumulation qui s'entretient elle-même et n'a pas besoin, pour se maintenir, du gonflement du pouvoir d'achat des masses.127(*)

L'Etat ne tire pas son origine du souci d'étouffer le génie créateur des individus, du souci d'établir une société monotone au-dessus de laquelle il se tiendrait pour larguer des vivres, mais du souci d'organiser, de normaliser les rivalités entre les individus et assurer ainsi la paix. Ainsi, il ajoute :

Il fallait une étrange méconnaissance de l'histoire pour imaginer que les régimes que nous appelons démocratiques, fondés sur la concurrence entre les partis, le statut légal de l'opposition et la mise en cause permanente de la minorité de pouvoir, représentent ou bien l'aboutissement nécessaire ou bien le mode normal de gouvernement. Tout au contraire : c'est en tant qu'oeuvre rare, précieuse, exceptionnelle de l'art politique que ces régimes méritent d'être sauvés, fût-ce contre la force des choses, par la volonté des hommes.128(*)

L'individualisme démocratique ne pose donc pas problème. L'effort individuel est premier et nécessaire. Et c'est à juste titre que Rousseau avait défini le contrat social comme une forme d'association où chacun donnant et se donnant, reçoit en retour ce dont il a besoin et reste aussi libre qu'auparavant. Mais il en va autrement pour le contrat socialiste. La « prophétie marxiste », exigeant foi et soumission, veut que l'individu soit politiquement et économiquement absorbé par la société ; ce qui est inquiétant en théorie et déplorable en une pratique pour le moins contradictoire.

Plutôt que le nivellement des classes ou la suppression pure et simple des classes, le socialisme crée une société hautement hiérarchisée où la bureaucratie tient les reines du pouvoir au détriment des masses. Le libéralisme offre une hiérarchie dont l'accès est ouvert à tous et cette hiérarchie est moins gênante que celle de la société que Marx avait rêvée ou prophétisée. Décrivant le régime communiste, Arendt insiste sur la prolifération des bureaucraties qui se superposent, se combattent, se paralysent plutôt qu'elles ne se complètent.

En effet, les marxistes actuels, accusent les libéraux de prendre la défense du capitalisme par ignorance de la coïncidence de la réalité ambiante avec la réalité décrite par Marx. Ils s'attaquent maintenant à la situation internationale où les pays riches semblent dicter délibérément leurs lois pour creuser davantage le fossé qui les sépare des pays pauvres. La discussion est, sur point, malaisée. Ils sont sûrs à l'avance que telle est bien la vérité.

Ce qui est cependant curieux c'est qu'ils conservent la démocratie à l'intérieur, sans doute parce qu'ils ont goûté aux délices de la liberté, mais condamnent le libéralisme international. C'est une attitude comparable à celle de cet égoïste qui ferme la porte quand il mange, crie au partage dès qu'il sort. Pourquoi admettre le libéralisme à l'intérieur et réclamer le socialisme au plan international ? Pourquoi imputer la responsabilité de ses faiblesses aux plus forts ? Sans doute pour profiter de ce que les autres ont travaillé. Dans le Tiers-Monde qui pense que quand Marx parle de prolétariat c'est de lui qu'il parle, on continue d'accuser tantôt la colonisation tantôt l'impérialisme, comme si l'expérience des Nouveaux Pays Industrialisés - autrefois colonisés - ne montrait pas assez que ce refuge est un signe de paresse. L'argument est faux à partir des faits vrais. On ne peut en aucun cas accuser son voisin d'être responsable de la mauvaise gestion de son foyer. Même s'il cherchait à déstabiliser le foyer par quelques mauvais conseils que ce soient, la faute serait toujours à soi de n'avoir pas pu veiller sur sa propre famille. Quiconque parlerait donc d'une oligarchie au plan international est un lâche. Comme le chante si bien Ismaelo de l'Afrique de l'Ouest, ne réclame pas avec des larmes ce que tu n'as pas conquis avec des armes.

On accuse les régimes capitalistes actuels de s'intéresser plus à l'armement et de sacrifier le social mais cela n'est pas totalement vrai. On pourrait nous objecter qu'on note justement une élévation vertigineuse des impôts. Mais laissons de côté cette objection à laquelle il est facile de répliquer : en économie libérale, le financement des armements se fait par l'intermédiaire des impôts ; on peut doubler ou tripler le budget de défense sans toucher à la législation sociale, sans accabler les contribuables, tant que les services traditionnels de l'Etat fonctionnent normalement. L'économie de guerre même en temps de paix finit, un jour ou l'autre par rencontrer ses limites, puisqu'elle est de nature budgétivore.

La démocratie ne se réduit plus aujourd'hui au seul suffrage universel. S'offrant des finalités toujours nouvelles, elle oeuvre sans relâche à une meilleure organisation sociale où se côtoient les plus hautes valeurs de la civilisation. Elle forme un compromis patiemment élaboré entre le libéralisme politique et l'égalité socialiste des chances ; la redistribution des revenus y tempère le fossé entre les classes, le code du travail y freine la liberté du capital, le droit y complète ou corrige la loi, la protection des individus et des minorités y équilibre la volonté majoritaire. Mais surtout elle condense l'ensemble des aspirations mises autrefois dans diverses idéologies qu'elle a dépassées en les intégrant. Riche de sens multiples, elle superpose des exigences contraires qui s'attirent, se confrontent pour finir par se compléter. Elle est donc devenue, pour employer le vocabulaire de Bruckner, « l'étendard de tous les rêves de l'homme » (mais non pas le rêve socialiste qui permet de perpétrer les rêves), « l'Evangile du nanti comme du déshérité ».

En France, le conflit entre partisans et adversaires de la démocratie parlementaire s'est résumé à tort ou à raison dans le trentenaire de l'opposition entre Sartre et Aron. D'un côté un esprit libre supérieurement intelligent, un polygraphe de génie, un véritable enchanteur qui entraîna derrière lui plusieurs générations, une figure écrasante remplacée mais aussi un intellectuel égaré, trop souvent complice des barbaries stalinienne, cubaine ou chinoise.

De l'autre, témoigne encore Bruckner, un esprit droit, pondéré, rebelle aux séductions oratoires, préférant l'analyse aux slogans, une écriture modeste jusqu'à la grisaille, moins soucieuse de séduire que d'enseigner, le refus de l'écran verbal, du feu d'artifice rhétorique qui atténuerait la transparence du débat, la démocratie dans la phrase pour ainsi dire, l'écoute patiente des arguments contraires. Bref, une existence tout entière placée sous le signe de la justesse, sinon de la justice.

Curieusement, Aron, longtemps mis au ban de l'intelligentsia à cause de ses positions, souffre aujourd'hui d'avoir eu raison avant les autres. On aurait tort cependant d'en conclure à sa victoire par KO. Ce serait oublier que jusqu'à la fin, il laissa la porte ouverte au dialogue avec son « petit camarade ». Ce serait oublier cet autodafé de Berlin où les étudiants brulèrent par milliers Démocratie et totalitarisme. Ce serait surtout oublier la véritable fascination que tous les ennemis du régime constitutionnel-pluraliste exercèrent sur lui : n'avouait-il pas « prendre plus d'intérêt aux mystères du Capital qu'à la prose limpide de De la démocratie en Amérique 129(*)» ? Ce serait donc oublier ce geste fondamental : la cruauté du savant avec ses propres convictions ; comme s'il avait pressenti que la sagesse à elle seule ne suffit pas, que l'optimisme est illusoire, que la démocratie pourrit sur pied quand elle se croit accomplie.

Selon Jean-François Sirinelli, après leur mort, les deux intellectuels ne bénéficient pas de la même reconnaissance. Sartre, pour avoir été le leader intellectuel de la gauche, est accusé d'avoir été un incitateur à la dérive. Quant à Aron à qui l'histoire a donné raison, on ne cesse de lui présenter à titre posthume ses excuses130(*).

En effet, de 1947 à 1977, par ses articles, R. Aron informa et fit réfléchir les lecteurs du Figaro. Il le fit à propos de la politique intérieure mais aussi et surtout à propos des questions internationales comprises au sens large, comme il les entendait lui-même. C'est-à-dire la politique étrangère des pays, les rapports de force entre l'Est et l'Ouest, le mouvement communiste, la reconstruction et l'unification de l'Europe, le rôle de l'Amérique et de l'O.T.A.N. dans l'équilibre mondial, l'évolution de l'économie et des échanges. Il publia plus 1400 articles sur ces sujets, complétés par des nombreux ouvrages brillants. L'ensemble offre le tableau le plus complet, le plus lucide et le plus profond du monde de l'après-guerre, tel qu'il s'achève en 1990.

On ne le dira jamais assez, l'exemple à suivre dans la démarche intellectuelle d'Aron c'est sa prudence qu'il opposait lui-même au « prophétisme de Marx ». Il a toujours su éviter les conclusions prématurées alors mêmes que les faits étaient évidents. Etant l'un des premiers à avoir diagnostiqué l'entrée dans une société industrielle, il y voyait l'occasion d'une réduction du poids des idéologies et leur fin à moyen terme, mais il s'est toujours réservé de déclarer unilatéralement que le socialisme périrait et que le libéralisme progresserait, que l'URSS se désagrégerait et que les Etats-Unis triompheraient et qu'ensuite on s'acheminerait vers un monde multipolaire. C'est donc à juste titre que Joël Roman lui fait cette reconnaissance :

On le voit, la prophétie aronienne ne s'accompagne pas pour autant d'une confiance béate dans l'histoire et dans le progrès : une chose est de prendre acte de l'unification économique du monde et des progrès technologiques et industriels, une autre, d'en déduire la marche de l'humanité vers la paix et la prospérité. Sur ce point, Aron se montre plus prudent que les prophètes des révolutions technologiques.131(*)

Ce qui n'était encore pour Aron qu'une hypothèse deviendra rapidement une certitude pour des nombreux auteurs. Daniel Bell conçoit à sa suite le monde occidental comme un monde reposant sur un consensus qui le met à l'abri des emportements idéologiques. Pour Pierre Birnbaum qui va dans le même sens, la fin des idéologies signifie la fin du marxisme, considéré à la fois comme une idéologie exprimant les intérêts d'une classe particulière et en fait comme une utopie non adaptée à la réalité des sociétés industrielles.132(*)

Contrairement donc à Marx et ses disciples qui continuent de rêver d'une Internationale socialiste susceptible de dominer le monde, Aron a saisi, sans en faire une saisie définitive, les errements du libéralisme. C'est en effet le libéralisme qui se manifeste à travers les trois composantes de la politique. Qu'il s'agisse de la politique, de l'économie politique ou de la géopolitique, c'est le système libéral qui y agit de l'intérieur. Voilà pourquoi leur connexion donne une cohérence qui va, du pater familias à la « société internationale » en passant par les communautés politiques. Le marxiste-léniniste, écrit-il,

affirme ou, pour mieux dire, décrète une vérité universelle, refusant de distinguer entre ce qu'il sait et ce qu'il veut ; le libéral ou le penseur critique , conscient des pièges que lui tendent ses passions, conscient de l'équivoque de la réalité elle-même, remet perpétuellement ses hypothèses et ses jugements en question. Scepticisme ? Nullement. Le libéral cherche, il ne bougera jamais de ses convictions ultimes, à savoir de ses maximes morales autant qu'intellectuelles.133(*)

En somme, la méthode prudente de notre auteur, son apologie réservée du libéralisme lui ont permis de maintenir avec la plus grande rigueur la distinction capitale que nous trouvons entre la tache et l'oeuvre, la communauté politique et le régime politique. Un tel dispositif barre la voie à toute action politique qui ignorerait le nouvel ordre politique mondial sous-tendu par les libertés et les droits de l'homme.

On peut encore admettre jusqu'aujourd'hui que toutes les théories gardent une validité partielle : il y aura toujours assez d'injustice pour légitimer une lecture socialisante ou marxiste du monde ; toujours assez de preuves de l'extraordinaire vitalité du marché ; mais ce n'est pas autant dire qu'aucune ne peut plus prétendre apporter la solution aux problèmes des hommes. Socialisme et capitalisme apparaissent comme deux solutions opposées à des problèmes identiques, mais la solution socialiste s'est avérée calamiteuse, désastreuse et suicidaire. Le libéralisme ne prétend pas, il essaye réellement. Tout ce qui est requis c'est donc un renouveau libéral. Mais le néo-libéralisme ce n'est pas de l'économie mixte c'est-à-dire une combinaison d'initiative privée et d'intervention publique, une réconciliation entre étatistes et abolitionnistes de l'Etat. L'idée sociale n'est pas étrangère au libéralisme au point où le socialisme la lui prêterait. Lorsqu'Hubert Mono Ndjana écrit L'idée sociale chez Paul Biya, il ne pense certainement pas à une importation de cette idée. C'est même plutôt le libéralisme qui a la meilleure conception du social. On peut dès lors comprendre pourquoi Mohammad Yunus, Prix Nobel de la paix 2006, ex-professeur d'économie et actuellement PDG de la banque villageoise Grameen Bank, insiste dans son récent ouvrage Vers un nouveau capitalisme, sur la revalorisation du volet social du capitalisme et non sur la double introduction de ce volet qui y existe déjà. C'est précisément cette revalorisation réelle par des prêts massifs aux pauvres agriculteurs bangladais, qu'il appelle « social business », qui lui valut le Prix Nobel.

Le scénario de Montesquieu selon lequel la religion catholique détruira la religion protestante et ensuite les catholiques deviendront protestants, ne nous semble donc pas caractéristique du système économique actuel où tout manquement du capitalisme est porté à l'actif du socialisme et où toute réforme interne est dite venant du socialisme. D'où cet autre hommage rendu à Aron, pour sa défense raisonnée du capitalisme. Pour Jérôme Maucourant,

Contre les économistes traditionnels, [Aron] tente de montrer que les institutions affectent les préférences individuelles et que « l'histoire enregistre de plus fréquents et de plus spectaculaires exemples du triomphe des institutions imbéciles ». Sa conscience du clivage irrémédiable de la classe dominée et sa démonstration que les hiérarchies modernes n'ont jamais cessé font de lui un penseur à la lucidité étonnante.134(*)

2- La condamnation du totalitarisme et la promotion des droits de l'homme

Le défenseur de la démocratie qu'est Aron est aussi le défenseur des droits de l'homme et des libertés. Il n'y a pas de démocratie sans droits de l'homme et libertés tout comme on peut retrouver ces attributs humains dans un régime antidémocratique. Presque tous les régimes actuels, rappelons-le, se disent démocratiques. C'est vrai le terme fait honneur mais le sont-ils réellement ? Certes la démocratie actuelle a plusieurs formes, allant de la représentative (parlementaire) à la populaire en passant par les nombreuses espèces intermédiaires, mais les droits humains restent et demeurent les mêmes partout ou l'homme vit. Il ne faut donc plus se fier aux dires des uns et des autres mais tester le niveau de pluralité d'un modèle politique. Le degré de démocratie sera correspondant au degré de libertés et droits accordés aux citoyens. Et Aron a eu le mérite de trouver cet instrument de vérification. Il ne s'est pas seulement contenté de les défendre mais aussi de les promouvoir et de les sauvegarder sous sa plume. L'écrivain engagé qu'il est, ou le « spectateur engagé » comme il le dit lui-même, doit, après avoir saisi l'essence de la politique, militer en faveur des droits de l'homme et rejeter par la même occasion le totalitarisme qui a déshumanisé l'homme.

En effet, l'Homo sovieticus tel que le décrit Soljenitsyne n'a ni liberté, ni droit mais seulement un devoir de conformisme. Le régime communiste répond à la description de la « société close » que Bergson fait dans Les deux sources de la morale et de la religion. La logique paradoxale du milieu qui veut qu'on renonce à soi pour être est commune à toutes les sociétés, mais la société communiste, par son caractère « amorphe », semble n'offrir la moindre liberté conditionnelle. Ainsi, l'opposition entre communisme et libéralisme représente l'opposition entre la « société ouverte » et la « société close ». Cette opposition est matérialisée par ce que Popper appelle « la société ouverte et ses ennemis » dans son ouvrage ainsi intitulé. L'ennemi ici c'est le totalitarisme communiste qui, par sa nature expansionniste comme l'entendent Aron et Arendt, va à l'assaut des sociétés libérales qui, selon lui, accroissent les inégalités plus qu'elles ne les diminuent.

Toutefois, les régimes démocratiques ne se contentent pas de défendre leur idéal. Moins expansionnistes comme ils le prétendent, ils ne sont pas moins animés par ce qu'Arendt appelle l'esprit impérial. L'esprit impérial suscité par les besoins économiques se différencie de ce qu'Aron qualifie de « société impériale » qui l'est par nature ou qu'Arendt à nouveau nomme « impérialisme continental » par opposition à l'« impérialisme colonial ».135(*) Essayons ici de comprendre la problématique de la promotion de droits de l'homme puisqu'il peut aussi arriver comme il en arrive d'ailleurs souvent qu'on les « dicte » là où ils ne sont pas reconnus.

S'il peut arriver aux libéraux d' « imposer » leur idéal, c'est par le biais d'une diplomatie et non par annexion comme chez les totalitaires. Pangermanisme et panslavisme ne lésinaient pas sur les moyens pour réaliser leurs rêves d'empires continentaux. Mais la diplomatie observée chez les libéraux peut aussi se transformer en agression, surtout quand elle est menée par un Etat fort qui s'est de toute façon fixé le pari des droits de l'homme. Ce pari, Aron se l'était fixé dans ses écrits ; il espérait que les Américains le réaliseraient mais le bilan lui avait paru mitigé comme il nous paraît encore aujourd'hui.

De prime abord, le bilan de la diplomatie des droits de l'homme n'apparaît pas purement négatif. En Amérique latine et au Moyen-Orient tout comme en Afrique, les « dictateurs de droite » ne sont peut-être pas transformés spontanément en démocrates ; mais ils ne se sentent plus assurés du soutien des Etats-Unis à la seule condition de professer l'anticommunisme. L'intérêt manifesté par Washington - principal cheval de bataille dans ce domaine - au sort des opposants, aux conditions des prisonniers, a sauvé et continue de sauver des vies, attenue des souffrances. Les droits de l'homme par l'intermédiaire d'Amnesty International et d'organisations de cette sorte intéressent de plus en plus l'opinion à travers le monde. On peut émettre des réserves que ces organisations accomplissent honnêtement leur mission, il y a beaucoup de raisons d'en douter mais là n'est pas notre propos. Limitons-nous à comprendre avec Aron que le fait que la diplomatie des droits de l'homme cautionne la révolte contre les abus de pouvoir et s'efforce de persuader les gouvernements, amis ou alliés, de se reformer est un grand pas vers l'essence du politique. Toutefois, on ne peut nier l'évidence du risque : en invoquant les droits de l'homme, les Etats-Unis déstabilisent leurs alliés plutôt que leurs ennemis. Certes les mots traversent les frontières mais les réussites partielles ne dissimulent pas l'échec du fond.

La contradiction éventuelle entre la diplomatie des droits de l'homme et la politique réaliste des « intérêts nationaux » des Etats-Unis a éclaté à propos de l'Irak. Faute de libéraliser pacifiquement le régime, les défenseurs des droits humains ont engagé une guerre de libéralisation ou plutôt de libération, pourrait-on dire. Présence d'armes à destructions massives et violations des droits de l'homme ont justifié une guerre dite « préventive ». Nous connaissons la suite de l'histoire, une histoire « présente » qui se fabrique chaque jour et qui trahit par là-même le noble pari. L'attitude actuelle des grandes puissances d'encourager les dissidents et d'ébaucher des alliances entre leur Etat et les peuples opprimés n'est pas toujours fortuite ou du moins ne vise pas seulement - peut-être pas premièrement - à promouvoir les droits de l'homme. Et dès qu'il y a mélange avec l'intérêt, l'échec est assuré. Avec les « Pétrodollars », le programme « Pétrole contre nourriture » ou prêts contre bonne gouvernance, la promotion des droits de l'homme est mal suivie. La France, berceau des Droits de l'homme, ont, avec d'autres membres de l'Union Européenne rejoint l'Amérique dans ce combat où ils hésitent sur l'option forte mais les résultats escomptés sont loin d'être atteints. C'est dire que la question des moyens de promotion des droits de l'homme reste toujours ouverte : faut-il les imposer ou faut-il les enseigner aux régimes homicides ? Et comment ?

Pour R. Aron, les intellectuels et les organisations internationales remplissent au moins une de leurs missions, à savoir la dénonciation de toutes les violations des droits de l'homme, où qu'elles se produisent, quels que soient les régimes et leur affiliation. Comme telle, leur action se situe en marge de la politique qui, par nature, comporte la dualité de l'ami et de l'ennemi. Le moraliste ne fait pas de différence entre la torture commise par la police d'un pays ami et l'emprisonnement d'un dissident dans un asile psychiatrique, il dénonce ceci ou cela avec la même rigueur. Un pays ne peut pas le faire. Il peut tout au plus influer sur les pays alliés dans le sens souhaitable ; il ne peut pas aller jusqu'au bout de la logique du moraliste. Il est, selon Aron, condamné à une sorte d'hypocrisie. La différenciation inévitable entre les crimes selon l'alignement diplomatique du pays coupable interdit au pays promoteur de demeurer fidèle à sa propre morale. Ce scénario est actuellement observé avec la Chine qui, visiblement, multiplie les violations des droits de l'homme mais dont la position dans l'économie mondiale fait tergiverser les pays autoproclamés défenseurs inconditionnés de ces droits.

Que faut-il alors conclure de ces remarques dispersées sur la politique des droits de l'homme et la moralité, l'immoralité ou l'amoralité de la diplomatie ? En réalité, des Etats responsables des sous-systèmes interétatiques (si on considère que le monde est multipolaire) en même tant que de leurs intérêts nationaux, ne peuvent refuser des alliés compromettants. S'ils exercent sur eux une pression excessive, ils risquent de déstabiliser leur régime et d'amener au pouvoir des partis tout aussi indifférents aux valeurs démocratiques, mais désormais ennemis et non plus alliés. Les Etats-Unis qui se croient toujours maîtres du monde peuvent intervenir où bon leur semble mais c'est affaire d'opportunité, c'est-à-dire de prudence et non de principe, que de se mêler ou non des affaires d'un autre pays, de soutenir ou non la moitié d'un pays contre l'autre ou un régime établi contre un mouvement révolutionnaire. Aron découvre alors que « la comparaison des mérites moraux respectifs des pouvoirs établis et des révolutionnaires ne commande pas souverainement la décision ; elle apporte des éléments indispensables à une délibération révolutionnaire. »136(*)

En effet, les Occidentaux ne se trompent ni sur leur intérêt ni sur la justice quand ils s'efforcent d'exclure certaines violations des droits des gens, par exemple le recours à la force, la création d'un Etat ou l'élargissement d'un territoire à grands coups d'épée. C'est qu'ils agissent en fonction des positions géostratégiques.

Cette façon de faire des grandes puissances est perceptible en Afrique, continent où tout le monde peut venir donner la leçon de démocratie, pourvu qu'il ait quelque argent en main. Le mariage forcé est célébré par le démocrate dictateur et la puissance étrangère, en l'absence du peuple concerné. Et tant que les intérêts de l'étranger sont assurés, le mariage durera, et les violations des droits de l'homme aussi, sans qu'on en parle avec sérénité. Cette situation contredit quelque peu ce que nous avons dit plus haut, à savoir qu'il ne suffit plus d'invoquer la théorie démocratique pour être soutenu par les grandes puissances. Il y a contradiction justement parce que les promoteurs des droits humains se contredisent eux-mêmes en fondant en dernier ressort leur intervention sur l'intérêt. S'il faut admettre que « pas d'intérêt, pas d'action », c'est qu'on n'est pas convaincu soi-même de ce qu'on dit être sa vocation. Toutefois, on peut dire que les Etats-Unis font preuve d'un « égoïsme éclairé » ; ce qui est déjà un grand pas vers l'idéal. L'erreur à ne pas commettre serait de s'abandonner au pessimisme.

L'an 1789 fut une date décisive dans l'histoire de la politique pour ne pas dire tout simplement dans l'histoire de l'humanité. Elle vît naître le libéralisme. Les Restaurations tenteront de le renverser mais sans succès durable, jusqu'à ce que le socialisme dise ouvertement lutter contre le libéralisme qui venait enfin de trouver une forme de reconnaissance et de protection des droits humains. Les mouvements totalitaires affirment clairement par l'entremise de l'antisémitisme et la « dénationalisation » d'après-guerre des minorités que l'idée des droits inaliénables de l'homme n'était que pure fantaisie, et que les protestations des démocrates, par des Traités sur les Minorités, n'étaient qu'alibi, hypocrisie et lâcheté face à la cruelle majesté d'un monde nouveau. « Les mots mêmes de « droits de l'homme » devinrent aux yeux de tous les intéressés - victimes, persécuteurs et observateurs aussi bien - le signe manifeste d'un idéalisme sans espoir ou d'une hypocrisie hasardeuse et débile. »137(*)

Les régimes socialistes et communistes disent lutter contre l'individualisme qui est en soi un frein à l'égalisation. Mais comment concevoir l'égalité ? Selon Arendt, nous savons depuis les Grecs qu'une vie politique réellement développée conduit à une remise en question du domaine de la vie privée, à un profond ressentiment vis-à-vis du miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été fait ce qu'il est - singulier, unique et immuable. Toute cette sphère du strictement donné, reléguée au rang de sa vie privée dans la société civilisée, constitue une menace permanente pour la sphère publique, parce que cette dernière se fonde sur la même loi d'égalité avec la même logique que la sphère privée repose sur la loi de la différence universelle et sur la différenciation.

L'égalité, à la différence de tout ce qui est impliqué dans l'existence pure et simple n'est pas quelque chose qui nous est donné, mais l'aboutissement de l'organisation humaine dans la mesure où elle est organisée par le principe de justice. Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en tant que membres d'un groupe en vertu de notre décision de nous garantir mutuellement des droits égaux.138(*)

On peut comprendre que la Déclaration universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948 sous l'impulsion anachronique de John Locke au XVIIe siècle, s'ouvre par cette suprême et insurpassable affirmation selon laquelle « tous les hommes naissent égaux en droits et en nature » ; cela est même un attrait sur l'urgence de l'égalisation. Mais l'égalité n'est pas une donnée naturelle tout en étant innée dans notre esprit. Il reste donc à l'extérioriser, à la pratiquer.

Notre vie repose, poursuit Arendt, sur la présomption que nous sommes capables d'engendrer l'égalité en nous organisant, parce que l'homme peut agir dans un monde commun, qu'il peut changer et construire ce monde de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux. L'arrière-plan obscur du strictement donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et unique, surgit sur la scène politique comme l'intrus qui, dans son impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de l'égalité humaine. La raison pour laquelle les communautés politiques vraiment développées, telles les cités-Etats ou les Etats-nations, se montrent attentives au problème de l'homogénéité ethnique, c'est qu'elles espèrent éliminer ainsi, aussi complètement que possible, ces différences et ces différenciations naturelles et omniprésentes qui, en elles-mêmes, déclenchent la haine, la méfiance et la discrimination, parce qu'elles indiquent clairement les domaines où les hommes ne peuvent pas agir et transformer à leur guise, c'est-à-dire les limites de l'invention humaine. Car faut-il le rappeler, l'homme n'est que le maître et non le créateur du monde.

Ainsi, l'égalité requise pour une humanité sans racisme, sans colonisation, sans tribalisme, mais avec droits humains est cette égalité soucieuse de la différence. Avoir l'esprit d'égalité c'est reconnaître la même liberté que nous nous accordons dans nos actions. Or les régimes totalitaires choisissent délibérément mais aussi involontairement de confisquer les libertés humaines. Volontairement parce que leur ambition avouée est d'éradiquer tout individualisme ; involontairement parce qu'ils se croient, dans l'ignorance, qu'ils sont des créateurs des égalités, des égalités pures qui n'existeront jamais. L'égalité n'est pas un fait, mais une acceptation.

En même temps que le socialisme parle de l'Etat comme instrument suprême de domination, il insiste sur le terme « individualisme » comme système de libertinage et finalement du capitalisme comme de l'anarchisme. Comment parler de l'individualisme comme tel sous l'Etat ? Ou l'Etat n'a plus de règles et l'individualisme prévaut et on parle alors de l'anarchisme ; ou l'Etat est responsable et l'individualisme est contenu. Cette confusion du capitalisme d'avec l'anarchisme est inévitable dès lors qu'on vise le conformisme social. Tout ce qui est non-conforme n'est-il pas logiquement anarchique ? Mais comment pourrait-on confondre l'étatisme à l'anarchisme ?

Le capitalisme n'est pas, comme il le conçoit, un faiseur d'inégalités mais bien un égalisateur ; sauf qu'il est un égalisateur à base des différences et c'est là où le socialisme voit le problème. On peut bien de façon puérile se demander comment peut-on égaliser des entités tout en maintenant leurs différences. Cela dépasse bien évidemment l'entendement socialiste mais en milieu libéral, cela ne pose aucun problème. Entre libéraux élevés à ce niveau de compréhension, ça marche et ça promet de marcher encore. Mais entre socialistes spirituellement habitués aux sentences et accrochés aux principes utopiques, la moindre contradiction est une atteinte à la pureté même du système et doit être considérée et traitée comme telle.

La démocratie, on le sait, place la vérité où les autres régimes mettent l'erreur : dans la discorde, limitée et codifiée par des règles constitutionnelles. Sa grandeur est de conspirer contre soi, son pari de désarmer les intentions agressives en leur donnant une place. Elle entend donc faire du consensus avec la division, de la paix avec des intérêts divergents, de la citoyenneté avec des égoïsmes individuels. Fondée sur le dialogue entre composantes rivales, elle ne peut se passer d'un gouvernement et d'une opposition, celle-ci étant, comme l'ont compris les Anglais, un public service. L'individualisme démocratique signifie exactement autonomie et non indépendance. C'est la confusion entre ces deux termes qui amènent les sociétés holistes à condamner de suite l'individualisme.

Ces considérations apparaissent comme des solutions diverses à des problèmes divers que connaît la démocratie. Lorsqu'on prendrait des mesures pour corriger une situation, d'autres complications casseraient la digue d'un autre côté. Il faut pour cela trouver une unité de solutions et le scepticisme s'impose comme l'esprit représentant cette unité.

3- Optimisme, pessimisme et scepticisme politiques.

« Le désenchantement du monde » avancé par Max Weber exprime l'ambivalence d'un progrès qui, s'il gagne en rationalité, perd en séduction et en capacité de mobilisation. Aujourd'hui en effet, on croit peu ou pas à la capacité du libéralisme à distribuer les biens, à endiguer le chômage, stabiliser les prix de produits de première nécessité, à donner à chacun ce dont il a besoin pour sa survie. Du coup, le système libéral dominant est indexé et c'est le pessimisme qui prévaut.

Autrefois, l'optimisme caractérisait la gauche, nourrie par le « prophétisme de Marx ». Mais les mythes politiques du socialisme ont tôt fait de laisser émerger le libéralisme. Celui-ci à son tour s'empara de l'optimisme, nourri cette fois par Francis Fukuyama dans sa Fin de l'Histoire. Et aujourd'hui on peut longuement spéculer sur une victoire continuelle du libéralisme, sur une prétendue fin de l'Histoire.

Pour R. Aron, il ne faut faire preuve ni d'un optimisme gratuit, ni d'un pessimisme conséquent, mais d'un scepticisme actif.

Il peut paraître contradictoire de parler de scepticisme chez un défenseur d'une « idéologie » ou d'un système qui en principe devrait exiger foi et passion. Comment en effet promouvoir, avec toutes ses forces intellectuelles, une idée et émettre en même temps des réserves quant à sa réalisation effective ? En matière de promotion de la démocratie, cela semble plutôt requis.

La démocratie est un véritable mot à double fond, présentant simultanément une thèse et une antithèse aussi bien argumentées l'une que l'autre, qu'une synthèse semble difficile à trouver. Les reproches faits au modèle sont aussi bien vérifiés que sont mérités les compliments à lui accordés. Nous avons dit dès l'entame de cette réflexion qu'il n'est plus important de se prononcer sur son bien fondé mais l'essentiel n'est pas déjà fait par sa seule présence incontestable qui s'avère paradoxalement être une certitude négative. Le scepticisme aronien s'annonce ainsi qu'il suit :

Certains pensent que le régime que j'ai décrit n'est pas la vraie démocratie. Nombre de critiques me répondraient en invoquant l'idée de ce que devrait être la démocratie, par exemple l'unité des citoyens en dépit de la division des partis, mais ces idées de la démocratie que l'on peut opposer à la pratique demeurent provisoirement abstraites, théoriques. Tout le monde connaît la réalité, c'est-à-dire le jeu des partis dans ce qu'il a je ne dis pas de sordide, mais de nécessairement médiocre. Dès lors il convenait de montrer que les régimes de partis tels qu'ils fonctionnent constituent la réalité sans trahir l'idée qui les inspire.139(*)

Le scepticisme, surtout un scepticisme actif ou militant se présente comme le sommet des solutions au malaise démocratique. Il est une invite au défi, au pari perpétuel, à la quête permanente. Car comme le découvre Bruckner à la suite d'Aron,

la première condition de la démocratie est d'être inachevée par essence ; comme le Messie, son règne est toujours à venir et c'est la trahir que de vouloir l'identifier à un régime défini ; en posant trois buts aussi contradictoires et irréalisables que la liberté, l'égalité et la fraternité, elle entretient au sein des communautés humaines un foyer de conflit pour l'éternité. Elle nous interdit donc le confort du travail accompli, le mol oreiller du contentement de soi.140(*)

C'est dire que la force de la démocratie réside dans son indétermination même, elle nous engage sur la voie du souci indéfini, de l'incertitude créatrice. Et il n'est finalement pire ennemi de la démocratie que le démocrate lui-même, toujours enclin à l'incarcérer dans un modèle précis de société, toujours à en tuer l'esprit, à en oublier les commandements, à confondre ce qu'elle est avec ce qu'elle devrait être. La démocratie faut-il le rappeler, et le libéralisme tout entier ne constituent pas une idéologie qui demanderait à être entretenue par une propagande. Toute tentative de cette sorte est fatale à tout ce qui n'est pas doctrine. Un désir comblé est un désir douché et qu'y a-t-il de plus angoissant que le manque lorsqu'il vient à manquer, demanderait Guillaume Bwelé ? On ne saurait, parce que la démocratie ferait l'unanimité, la présenter comme un système achevé de bonheur. Ce qui conduirait ipso facto à la monotonie et donc à sa mort, contrairement à l'idéologie qui ne tient que par son dogmatisme. Elle est un idéal et la séduction d'un idéal c'est d'être inachevé, d'être toujours un objectif à atteindre sans jamais être atteint. Voilà pourquoi Aron nous recommande l'empirisme, tel qu'il est perçu à travers cette attitude pragmatique qui a tant marqué la tradition politique américaine.

Nous pouvons ici récuser l'idée de la fin de l'Histoire magistralement déclarée par Hegel et majestueusement justifiée par Fukuyama à l'aide du triomphalisme démocratique. L'évidente séduction de cette thèse suscitée par l'hégémonie mondiale du système démocratique est suspecte de deux confusions graves : d'abord elle confond la réalisation d'un but particulier avec la fin de l'Histoire, ensuite, l'effondrement du communisme soviétique avec l'apothéose de la Raison. Si le fait est apparent et donc réel, l'attitude confine à l'inertie, à un optimisme excessif qui prend l'espoir pour un moyen rassurant. Mais l'espoir, se demande Aron, n'est-il pas qu'une forme de l'illusion ?

Ainsi, pour la démocratie, il n'est requis rien d'autre que le scepticisme. Le scepticisme ne s'oppose pas à l'optimisme ; il le détermine tout au contraire mais en tant qu'optimisme engagé et non en tant qu'optimisme béat. Une des grandes tâches des démocraties modernes consiste à réparer, endiguer les dégâts causés par une interprétation excessive de l'idée démocratique. Elles ont tellement cru en elles-mêmes au point de s'oublier et de se laisser prendre à revers par un adversaire physiquement absent mais toujours présent. Reconnaissance de la division des hommes et de ce qui les unit, la démocratie ne va jamais de soi. Elle a besoin et d'institutions fortes et d'opinions publiques actives et ne saurait manquer de l'une ou de l'autre sans être gravement affectée. A cet égard, la politique n'est pas un carcan qui enserre les activités humaines comme dans les régimes totalitaires, mais un ajustement des fins et des moyens en vue de satisfaire les besoins.

Il ne faut donc pas à la manière d'un Lipovetsky rester dans le cadre de la perspective marxiste qu'on se contenterait de retourner comme un gant, approuvant ce qu'elle réprouve, se réjouissant où elle déplore. La démocratie, nous ne cesserons de le répéter, n'est pas une nouvelle idéologie ; il n'y a pas de fétichisme démocratique qui aurait remplacé le fétichisme de la révolution. Nous ne portons pas la démocratie tel un virus, elle n'est pas « une seconde nature, un environnement, une ambiance » quasi instinctive (Gilles Lipovetsky). Cet optimisme démesuré, ce sophisme qui veut que les valeurs pluralistes n'aient pas besoin d'être traduites dans le réel puisqu'elles habitent des « âmes » est ce qui convient le moins à la nature du régime démocratique. Croire en la démocratie n'est ni requis, ni valable quand la pratique ne suit pas. Pour R. Aron, croire à une idée vraie sans l'appliquer suffit parfois à la rendre fausse ou inopérante : avec ce risque de développer une démocratie platonique, invertébrée où les meilleures dispositions ne passent jamais dans les faits, comme si savoir qu'ils sont libres dispensait les citoyens d'exercer leur liberté.

En effet, maintenant que la hantise totalitaire a visiblement disparu, maintenant que l'ennemi s'est retiré, les démocraties sont loin de se réaliser. Pour Pascal Bruckner, « la menace soviétique rendait les démocraties fragiles ; mais la disparition de cette menace pourrait les rendre plus vulnérables encore »141(*)

L'auteur se pose en fait la question de savoir « comment vivre sans ennemis ». Et cette question vient à point nommé, à l'heure où une certaine désillusion accompagne partout dans le monde l'effondrement de l'ordre totalitaire et le progrès des libertés. Le sentiment d'avoir perdu ses repères avec la disparition de l'adversaire soviétique, de se retrouver sans ennemis déclarés et donc face à soi-même, d'avoir remporté une victoire paradoxale qui laisse derrière elle autant de problèmes qu'elle en résout, tels sont selon Bruckner quelques-unes des causes de ce désenchantement et de cette morosité post-totalitaires qui se traduit chez nous par un renforcement de l'apathie civique et de la résignation. La démocratie post-totalitaire - du titre de l'ouvrage de Jean-Pierre Legoff, et telle qu'elle a suscité et orienté notre recherche - est loin d'être ce qui peut être envisagé sous ce nom.

Le véritable problème actuel, cause de tous les autres problèmes est l'optimisme. L'optimisme, quand il est excessif comme il l'est à présent, est à la démocratie ce que l'oisiveté est aux vices. Il consiste à croire en une sorte de finalité naturelle de l'Histoire, en une contagion démocratique spontanée s'étendant sans effort à l'ensemble de la planète, il érige nos sociétés en modèles absolus, fait de l'individualisme libéral le mot d'ordre ultime de l'aventure humaine et découvre dans le moindre phénomène social la supériorité éclatante du système démocratique. En ce sens, l'optimisme s'identifie à la forme euphorique de la résignation, et ses adeptes qui se recrutent parmi les démagogues et les ignorants se conduisent en chiens de garde du réel comme si l'état présent était la somme de toutes les merveilles possibles. Certes la planète est parvenue à un stade sans précédent de son aventure ; l'unification du globe, déjà réalisée sur le plan technique et matériel, est sur le point de l'être politiquement, l'idée même d'une paix universelle est en train de quitter les songes des utopistes pour s'installer dans les faits ; mais il faut se garder de conclure hâtivement que les jeux sont presque faits, que nous sommes tout près du but ou que l'âge d'or est à nos portes.

L'anticommunisme comme l'antifascisme forment bien les conditions élémentaires de la conscience démocratique et ils furent indispensables pour abattre les régimes de dictature. Aujourd'hui, ils ne suffisent plus à eux seuls à comprendre cette situation où la démocratie, faute de concurrent identifiable ou même d'ennemi objectif, est victime de sa propre victoire et se met à fêter tout en se laissant dégénérer. Or la disparition de la menace totalitaire ne signifie pas directement bonheur et probité : un péril écarté n'est pas un progrès assuré, pas plus qu'n progrès statique est un échec. D'autant que pour notre génération tout fut acquis, rien ne fut conquis. Et la démocratie s'écroule, si elle se pense comme une simple soustraction aux despotismes.

Ce qui est désormais recommandé face au chaos mondial ce ne sont les plus simples allures du conformisme démocratique mais l'esprit de finesse et peut-être même une révolution de mentalités. Il s'agit aujourd'hui de se montrer critique vis-à-vis du triomphe de nos propres idées. Cette solution paraît efficace à R. Aron, et à P. Bruckner pour qui la démocratie est un pari perpétuel. Ce qu'ils appellent scepticisme excessif est la solution idoine pour réveiller la démocratie qui est en train d'entrer dans l'ordre de la commémoration. Elle est embaumée, momifiée et étouffe littéralement tous les éloges. Fascinante tant qu'elle restait une possibilité, elle est devenue actuellement une forme d'organisation dogmatique, du seul fait de sa victoire. Mais ne faut-il voir en l'apogée, à la manière de Bruckner, un état proche du déclin, en l'apothéose la dernière étape vers la chute ?

Pour Bruckner en effet, c'est le fait même que la démocratie soit installée, confortée, gagnant partout du terrain (mais perdant en intensité ce qu'elle acquiert en extension) qui lui fait prendre peu à peu tous les traits du conservatisme. Cessant d'être une possibilité, une belle forme menacée, elle se confond avec le réel, c'est-à-dire avec l'insupportable. La démocratie serait d'abord son implantation, belle quand elle est perdue, décevante dès qu'elle borne partout l'horizon. Pour éviter ce dessèchement, il convient, selon l'auteur, d'en revenir aux principes (la haine de la servitude, l'émancipation de l'humanité entière, la solidarité avec les plus démunis), et d'y confronter le cours des choses.

De rejeter, propose-t-il, en d'autres termes, le cynisme ou l'amertume au profit d'un scepticisme actif qui sache reconnaître humblement nos limites sans abandonner une volonté de réformes. En l'absence d'un ennemi clair, d'un contre-modèle pour nous définir, il s'agit de nous arracher à notre inertie en l'opposant aux valeurs qui nous animent.142(*)

En bref, si elle veut s'étendre et se renouveler, la démocratie est condamnée à se faire militante et conquérante. Il faut la voir comme un pari : il n'est pas du tout prouvé que la liberté, le pluralisme et la délibération soient le plus fort désir des hommes et qu'ils aillent de soi ; il faut le postuler.

Car la démocratie en elle-même est haïssable : elle contredit les penchants les plus spontanés de l'homme à écraser, dominer ou asservir son prochain. Ennemie de nos démons intimes elle souffre de deux défauts : pour le réactionnaire en prônant l'égalité, elle élève l'inférieur et rabaisse le supérieur, met l'opinion du citoyen éclairé à parité avec celle du malheureux et donne à ce dernier l'occasion de changer sa place dans l'ordre de la cité et de faussement s'égaler aux meilleurs, ce qui attire les critiques sans complaisance de Platon et d'Aristote ; pour le révolutionnaire, elle est dangereuse, car elle prive les hommes d'en finir une fois pour toutes avec l'injustice ; en leur demandant de respecter la légalité et le verdict des urnes, elle promet beaucoup et ne cesse de retarder l'accomplissement de ces promesses.

Telle est l'ambivalence de son message : elle prêche à la fois la modération et la révolte. Révolte contre les abus, l'indignité, mais modération dans la nécessité de corriger ces abus par étapes, en utilisant le dialogue plutôt que la force et sans jamais remettre en cause la survie de la collectivité. Trop remuante pour certains, trop timide pour d'autres, elle satisfait à la fois l'inquiétude du conservateur et la générosité du progressiste. Elle alimente l'espoir et le frein à l'espoir, elle attise le besoin de stabilité et l'envie de changement, elle est à la fois contestatrice et régulatrice.

La démocratie doit donc faire face à deux réactions contraires, nées d'elle-même. Pour la première, le vent démocratique, en entretenant des divisions artificielles par le jeu des partis, la liberté de la presse et des opinions, décompose la société en individus privés, à la fois tous vulnérables et déracinés ; pour la seconde, en dupant les exploités par des fictions constitutionnelles ( la séparation des pouvoirs, la représentation), elle conforte au contraire l'assise des classes dominantes et n'est au fond que la manière la plus subtile pour un peuple de se choisir des maîtres, des oligarques qui vont le tromper et le pressurer. L'une dénoncera dans la souveraineté populaire le triomphe du troupeau, la barbarie du nombre, des « zéros additionnés » (Nietzsche) dont on peut facilement imaginer le résultat. L'autre accusera cette même souveraineté de n'être que formelle, de réduire chaque voix à une « pomme de terre dans un sac de pommes de terre » (Marx)143(*), de consacrer la séparation des hommes et de différer l'émancipation du genre humain.

On voit donc que le modèle démocratique est dénigré et conçu tantôt comme un régime médiocre et pernicieux qui, en appelant d'un même geste à la libération et à l'obéissance, se met en position de rater l'une et l'autre ; tantôt comme un facteur d'homogénéisation.

Mais la démocratie n'est pas moins haïssable au démocrate lui-même qui cherche continûment à la limiter, à en tourner les principes. Et c'est là où ce régime, conçu comme le plus humanisant et le plus hominisant possible, devient pire qu'un modèle opposé. Lorsqu'on confond alternance et non alternance, élections libres et plébiscite, séparation de pouvoirs et régime présidentiel, multipartisme et démocratie à parti unique, on confond tout simplement démocratie et totalitarisme, deux systèmes politiques diamétralement opposés. En recourant ainsi aux pratiques totalitaires, le phénomène totalitaire ne saurait disparaître du seul fait que ses promoteurs déclarés ont disparus ; surtout que c'est un phénomène protéiforme (Lefort) et non un régime avec une constitution indiquée.

Ainsi, tout ce dont on a besoin pour la sauvegarde de la démocratie c'est le scepticisme, un scepticisme actif qui, dans les situations d'espoir, ne crie pas victoire, et dans les situations de désespoir, n'abandonne pas la lutte. En procédant ainsi avec la démocratie, on peut lui assurer une survie et nous assurer à nous-mêmes une vie de plus en plus meilleure dans ce monde qui semble de plus en plus préoccupé par la violence, le terrorisme et la course à l'arme atomique.

CHAPITRE III

LA TRANSGRESSION DU « TABOU ATOMIQUE » ET LE NOUVEL ORDRE ECONOMICO-POLITIQUE MONDIAL

La plupart des ouvrages de R. Aron se terminent par des tableaux de diplomatie mondiale ou des schèmes historiques. A partir de 1977, Aron prévoyait la prolifération de la bombe atomique dans vingt ans ; en 1983, il envisageait la redéfinition des relations internationales à partir de cette transgression du « tabou atomique ». En effet, l'effondrement du communisme à l'Est après 1989 a signifié la fin du système bipolaire et de l'ordre mondial qui résultait de « l'équilibre de la terreur ». Celui-ci se définissait par la tutelle qu'exerçaient les deux Grands, Etats-Unis et URSS, sur leurs zones d'influences respectives, ce qui se traduisait par des conflits limités, aux frontières de chacune d'elles, et par une paix maintenue par la stratégie de la dissuasion nucléaire et la crainte d'une confrontation généralisée. La fin de ce système sur fond de mondialisation économique a fait naître l'espoir d'un progrès généralisé vers le droit et la démocratie, d'un rôle mieux défini des Nations unies, de l'avènement d'un nouvel ordre international où malheureusement la paix armée prend de l'ampleur.

1- Les relations internationales : bataille autour du monopole de violence

Qui veut la paix prépare la guerre, a-t-on toujours clamé. Mais l'inverse n'est pas toujours vrai. D'abord on peut remarquer que de nos jours, c'est tout le monde qui veut la guerre. La paix en tant que telle n'a plus de signification, la bataille se focalise sur le monopole de la violence. Le diable machiavélien s'est réveillé et on lui accorde qu'il est beaucoup plus sûr de se faire craindre que de se faire aimer. Ce qui relevait du domaine de la politique interne est maintenant transposé et contesté sur le plan international. La problématique de la violence s'extériorise dans les relations interétatiques et on conteste que la violence soit le monopole d'une seule instance directrice. C'est la politique de maîtrise des armements signée entre les deux Grands durant la Guerre froide qui est directement remise en cause.

En plus de la recherche d'une solution à la guerre, l'arms control stipulait qu'il est bon que l'atmosphère ne soit plus polluée par des explosions nucléaires, mais cette interdiction embarrasse les Etats qui veulent acquérir une force nucléaire plus que ceux qui la possèdent déjà et qui ont fait des centaines d'expériences. Déjà les négociations relatives à la maîtrise des armements étaient chargées d'arrière-pensées et d'implications politiques. A l'instigation des Etats-Unis, les Deux s'instauraient les protecteurs d'un bien commun à l'humanité, à savoir l'atmosphère, alors qu'ils avaient eux-mêmes, plus que tous les autres, pollué ce fragile trésor. Peut-être expiaient-ils en interdisant aux autres de suivre leur « mauvais » exemple et de répéter leur faute. De toute façon, la mutation du pécheur en confesseur ne va pas sans zeste d'ironie. Et c'est ainsi que certains mettront en doute la pureté des intentions des ex-pécheurs. « Est-il conforme à l'intérêt de l'humanité entière en même temps qu'à l'intérêt des Deux que le club atomique soit désormais fermé ? » Cette question qui était celle de R. Aron est depuis une vingtaine d'années celle de tous les Etats qui récusent le conseil trompeur selon lequel « faites ce que je vous dis mais ne faites pas ce que je fais ». On peut longuement spéculer sur la nature d'un conseil qui veut du bien aux autres mais pas à soi-même, un peu à la manière d'un charlatan qui dit détenir le secret de toute la richesse du monde, mais sans jamais s'offrir le nécessaire, ou d'un pasteur qui promet le paradis aux fidèles respectueux du Décalogue mais sans lui-même s'assurer par son comportement une place sur la « dixième planète ».

L'Amérique a redoublé d'ardeur, passant de la simple maîtrise des armements à la non prolifération des armes à destructions massives. Plusieurs questions se posent de ce fait. Faut-il sans réserve condamner la prolifération, qu'elles qu'en soient les circonstances ? Ou bien mettre des distinctions ? L'accession d'un Etat de plus au club atomique augmente-t-elle en tant que telle le risque d'une guerre ? Les superpuissances détentrices des armées nucléaires se sont abstenues de les employer ; pourquoi les autres, une fois en possession, ne feraient pas de même ? L'éducation à la Raison qu'évoquait Kant ne s'appliquerait-elle pas aussi à cette arme monstrueuse ? D'aucuns n'iraient pas si loin. Pourquoi d'abord s'en doter avant de chercher la leçon de moralité ?

Premièrement parce que d'autres en ont déjà et en deuxième lieu, parce que le système interétatique, selon la tradition, laisse à chaque membre la responsabilité de lui-même. L'expression anglaise self-help ou self-service voudrait que chacun doive compter sur lui-même, et la théorie militaire du more may be better de Kenneth N. Waltz voudrait que chaque pays ait un dispositif nucléaire à même d'assurer sa sécurité.

Mais il y a d'autres raisons plus décisives à la dissémination nucléaire. Le moins que l'on puisse dire, c'est que les Etats industrialisés qui possèdent les moyens financiers et l'expertise ne manifestent pas moins leur impatience et leur intérêt à entrer dans ce qu'Aron appelle « le club le plus fermé du monde ». C'est tout de même un honneur que de posséder l'arme suprême et faire ainsi son entrée dans la cour des Grands. Des pays comme l'Italie, le Brésil et bien d'autres, rentrent dans ce cas de figure puisqu'ils ne se trouvent pas dans une situation géopolitique qui appelle l'utilité, moins encore l'urgence d'armes nucléaires.

Cependant, le processus d'acquisition en cours par les pays arabo-musulmans semble aller dans le sens contraire. On ne saurait dire que des pays comme l'Iran, la Syrie, le Pakistan soient exclusivement animés par des soucis de défense ou d'honneur. La confusion qu'ils entretiennent entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire dénote d'une intention peu cordiale. Parce qu'ils savent que la césure entre l'atome civil et l'atome militaire n'est pas nette et qu'il y a qu'un pas à franchir entre une centrale atomique pacifique et une centrale atomique militaire, ils n'hésitent pas à avouer leur volonté criminelle de détruire les « infidèles » avant même qu'ils n'en aient les moyens. On comprend aisément qu'une éventuelle possession de cette arme génocidaire constituerait un véritable danger pour l'humanité et reconfigurerait définitivement le monde comme la possession non confirmée est déjà en train de le faire.

L'introduction des armes nucléaires dans une zone ne serait donc pas une contribution à la paix comme le veut la théorie waltzienne du more may be better, mais elle conduit au multilatéralisme des forces au plan international. Et c'est ce qui nous intéresse ici. Les foyers de violence s'étant multipliés, chacun se méfie de chacun et chacun peut se dire indépendant et dire quelque chose dans le mouvement du monde.

Une question surgit : le multilatéralisme des forces est-il souhaitable ? Dans l'abstrait, on répondrait par la positive puisqu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que chacun aie son mot à dire dans la direction d'un monde commun. Mais qu'en serait-il si un Etat représentait une menace aussi bien pour l'extérieur que pour ses propres populations ? Sans doute, il faudra lui donner une leçon de démocratie. Cette leçon démocratique a toujours été donnée par les Etats-Unis et c'est justement cela qui fâche. Cet enseignement à la méthode violente des frappes préventives ou chirurgicales est perçu par les élèves comme le moyen d'une hégémonie planétaire. Il faut donc le contrecarrer et il n'y a pas meilleur moyen que l'érection de soi-même en une force rivale.

Le jadis danger fictif de la bombe atomique doit aujourd'hui être pris au sérieux dans toute réflexion sur la signification de cette arme monstrueuse. D'autant plus que la situation présente, avec la prolifération nucléaire ambiante, qui accomplit une des craintes exprimées par Raymond Aron, rend cette possibilité un peu moins théorique.

Chargé d'un rapport sur cette question en 1995, Jacques Attali résume ainsi la situation de la bombe atomique : la probabilité grandit de voir de nouveaux pays ou même des entités non étatiques - sectes, groupes terroristes, cartels mafieux - se doter des moyens de fabrication et de lancement d'une telle arme, en même temps que se multiplient les pulsions de violence créant les conditions géopolitiques de son usage. L'usage de telles armes, poursuit-il, est devenu plus probable que jamais : la croissance démographique relativise le coût humain de leur emploi ; ça et là des fanatiques ne craignent pas de mourir pour leur cause, des cartels de drogue n'ont pas de territoire à défendre. Contre ceux-ci et ceux-là, les principes classiques de la dissuasion nucléaire, supposant la peur des représailles ne tiennent plus144(*).

Reportons-nous donc au conseil de Karl Jaspers suivant lequel il faut détruire toute fausse confiance. Il ne faut pas se laisser distraire par des facteurs secondaires ou par une tranquillité trompeuse comme celle des années qui précédèrent 1914 et 1933. Il faut se débarrasser de la bombe atomique, fût-ce sans contrôle, car elle n'est plus une arme de guerre, mais un moyen de destruction de l'humanité. Et Attali de conclure : pour la première fois dans l'histoire de cette planète, une espèce vivante a produit les moyens de se suicider.

La crainte de Jaspers en 58 se justifiait par l'ambiance de la Guerre froide, la confiance d'Aron en la dissuasion jusque vers la fin des années 80 se justifiait par le nombre restreint de détenteurs de la bombe et le dénouement de la guerre. De nos jours, toutes ces données ont changé. La persistance d'un ordre fragile, fondé à la fois sur une doctrine stratégique, progressivement et presque spontanément élaborée par les acteurs de l'histoire pour qui la formule est désormais « j'extermine, donc je suis » nous donne une bonne raison de nous inquiéter. Sans même être alarmiste, il faut voir en la possession de la bombe la possibilité de son usage. La bombe apparaît, moralement parlant comme un acte. Il ne faut donc plus se contenter des assurances de la dissuasion et des garanties de la riposte. Il faut agir. Et ainsi que le dit Jaspers,

 La raison nous apprend qu'il n'est pas courageux de prononcer des jugements sur la fin et la ruine inévitable. Ce qui est courageux, c'est dans le savoir et le non-savoir, de faire son possible, et de ne perdre l'espoir tant qu'on reste en vie. [...] Une philosophie qui vous fait assister, impassible, à l'effondrement de ce qu'elle prétend avoir annoncé, jusqu'à ce qu'il vous ensevelisse sous les décombres, n'est pas une philosophie courageuse, mais une philosophie figée.145(*)

On voit donc bien qu'aujourd'hui, l'arme atomique n'a plus seulement de vertu dissuasive ; les chances d'un éventuel passage à l'acte étant devenues plus grandes que pendant la Guerre froide.

2- La suprématie controversée des Etats-Unis

Dans les médias comme dans les discussions, on parle désormais d'un monde multipolaire. Constat clair mais rejeté par le complexe de supériorité américain qui estime que nous sommes partis d'un monde bipolaire à la fin du second conflit mondial pour arriver à un monde unipolaire à la fin de la guerre froide. Les Etats-Unis ont régné en Maîtres sur la planète mais aujourd'hui, le monde multipolaire que R. Aron avait vu se dessiner semble se réaliser. La Russie se relève de ses décombres et entend se réaffirmer sur la scène internationale, des nouveaux « élèves » s'inscrivent dans la « classe des majors », l'Afrique prend petit à petit conscience d'elle-même et estime qu'elle a aussi son mot à dire. Toutes ces nouvelles donnes reconfigurent le monde.

Le jadis gendarme du monde est concurrencé dans ce rôle, subissant les coups de gueule de la Corée du Nord et de l'Iran, appuyés eux-mêmes par la Russie. On assiste en effet à la fin de la récréation russe, suivie d'une nouvelle coalition communiste.

Malgré la disette des années 90, la Corée a pu trouver de l'argent nécessaire au développement d'une industrie nucléaire de guerre, alléguant qu'il s'agissait en réalité d'une industrie nucléaire de paix, indispensable à la production d'énergie. Conformément aux habitudes démocratiques devant des telles menaces, les Etats-Unis proposèrent aussitôt à la Corée du Nord, au lieu d'exploiter sa position de faiblesse, de lui fournir, outre une aide alimentaire, des réacteurs nucléaires civils et du pétrole gratuit, le tout en échange de l'abandon par elle de toute industrie nucléaire militaire. Non moins conformément aux habitudes communistes, la Corée empocha les dons qui, classiquement, allèrent au confort des dirigeants et non aux besoins du peuple et travaillèrent de plus belle à leur bombe atomique, en secret, dans des lieux souterrains. Ils refusèrent les inspections à moins qu'on ne les payât pour les effectuer. De surcroît, ils menacent les Etats-Unis de les détruire et d'effacer une fois pour toutes l'Amérique de la carte du monde. Ce faux courage, relayé par l'Iran qui entretient sur fond de richesse économique le même scénario, semble payer au moment où les Etats-Unis sont pris dans le bourbier iraquien et l'enlisement afghan, et à l'heure où la politique guerrière de la frappe préventive ne fait plus l'unanimité au sein du Conseil de sécurité de l'ONU. A partir du moment où le monopole de la violence n'est plus détenu par une seule entité, les inquiétudes augmentent et deviennent réelles.

La faiblesse actuelle des Etats-Unis vient précisément de leur incapacité de s'imposer au sein de l'Organisation des Nations Unies, le droit de veto étant partagé entre libéraux et communistes ; et le communisme n'est actuellement rien d'autre que de l'antiaméricanisme. Les révolutionnaires ne sont pas tous prosoviétiques, mais les révolutionnaires sont antiaméricains puisque le régime qu'ils ont abattu s'était de toute façon compromis avec l' « impérialisme ». Et c'est ainsi que la Russie se range de leur côté et est prête à les financer, à leur accorder son véto, pourvue qu'ils s'opposent aux Américains. L'ennemi d'un ennemi est un ami et dès qu'il est repéré, il faut lui prêter main forte et pouvoir ainsi se venger ne serait-ce qu'indirectement.

Le seul recours restant l'OTAN, les Américains s'y investissent maintenant grandement pour se repositionner, puisque l'Alliance Atlantique en tant puissance militaire est assujettie aux Etats-Unis qui la financent et la dirigent.

Ce nouveau paysage est celui d'une multiplication des occasions de conflits entre le Nord et le Sud, qui accompagne ce qu'il était convenu d'appeler le Tiers-Monde. Au-delà, c'est l'impact de la mondialisation sur les équilibres régionaux qui est mis en lumière. De fait, le conflit en ex-Yougoslavie, les tragédies du Rwanda et du Burundi, l'intervention en Somalie, l'intensification des conflits au Proche et Moyen-Orient, ont montré que la fin du système de Yalta était lourde de conséquences : explosion des nationalismes, multiplication des conflits, tensions Nord-Sud. A quoi s'ajoutent la prolifération nucléaire, et les tendances à substituer au conflit de systèmes idéologiques des conflits de civilisations. Ce sont là autant d'éléments qui, d'un côté, rendent précaire le nouvel ordre orchestré, et de l'autre le rendent plus nécessaire que jamais. Fallait-il laisser le monopole de la violence à l'« Etat » américain ou a-t-on bien fait de le partager pour violenter des minorités sous son regard impuissant ?

Aujourd'hui, les Etats-Unis sont loin d'être, comme beaucoup le pensent, l'unique superpuissance mondiale. Leur hégémonique politique, militaire, culturelle, financière et économique est contestable. Les principales firmes transnationales sont peut-être nord-américaines mais le monde est désormais une vaste manufacture où le made in USA n'est plus la seule mode. La jadis conservation de la haute main sur les nouvelles technologies est jugée de concurrence déloyale et passible de lourde amende. Le tout est couronné par une baisse vertigineuse de la monnaie (le dollar).

3- Le réveil africain

Le réveil est plus à faire qu'un acquis. Pour le moment, l'Afrique est dirigée par cinquante trois dictateurs mais la somme de toutes ces dictatures a du mal à s'imposer sur le plan international où des pays s'affirment de façon singulière. A n'en pas douter, ces dictatures sont soutenues par les mêmes promoteurs de la démocratie et tant que l'impasse démocratique perdure, la division poursuit son chemin pour le grand bien des autres.

En effet, voyant les pays développés pratiquer la démocratie et persuadés par les Bailleurs des fonds occidentaux qu'il y a de développement que de démocratie, les Etats africains se sont lancés dans un processus de démocratisation anomique mais cette « démocratie à tout prix » ne va pas sans conséquences néfastes. Deux décennies après la vague de démocratisation des années 90, le bilan est mitigé pour ne pas dire désastreux : corruption généralisée, impunité, baisse des salaires, hausses des prix etc. Du coup, certains ont conclu que l'Afrique n'avait pas rempli les conditions préalables à toute implantation démocratique. Mais quelles seraient alors ces conditions ?

De l'avis de Mono Ndjana, démocratiser l'Afrique en ces moments est une adaptation anachronique. Chaque chose en son temps soutient-il et l'Afrique n'est pas encore à l'heure de la démocratie. Ce régime de divertissement coïncide avec la recréation et non avec la construction dont nous avons besoin. Les pays occidentaux n'ont adopté ce régime de plaisanterie que lorsqu'ils eurent achevé les constructions nationales. Si par exemple Louis XIV ou Louis XVI s'étaient livrés à ce genre de jeu, la France ne serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Si donc les pays africains veulent se développer en suivant l'exemple occidental - puisqu'ils excellent dans l'art de copier - il faut qu'ils respectent les étapes du développement. Ce qui les ramènerait pratiquement au XVIIe siècle européen. D'ailleurs Aron ne reconnaît-il pas qu'il y a une forme de dictature acceptable, comme celle de l'Empire romain qui était en fait une préparation de l'avènement de la démocratie future. En réalité, las pays africains parcourent l'Histoire dans le sens contraire, ils commencent, comme le Lysias du Phèdre de Platon, par la fin pour finir par le commencement.

La problématique actuelle étant celle du développement, faut-il alors promouvoir la dictature et sacrifier les droits de l'homme? Toute réponse générale serait ignorante de la complexité de la situation. Il est ridicule de parler de droits de l'homme à un peuple affamé mais il est encore plus dangereux de confisquer délibérément les libertés humaines sous le fallacieux prétexte que la servitude produit l'abondance. Pour le moment, ces Etats qu'Aron qualifie si bien de régimes mixtes font l'amalgame entre le libéralisme et le communisme. Il s'agit en fait d'un mélange de posologies différentes dont la fusion impossible constitue non pas un remède original contre le sous-développement mais une solution encore pire que le mal.

En réalité, faut-il opter pour sortir de cette situation le libéralisme avec son élan de privatisation à outrance ou suivre le communisme avec sa nationalisation à outrance ? Le premier réussit en Occident, le second est en passe de réussir en Amérique latine, mais faut-il à nouveau copier ?

A en croire l'économiste égyptien Samir Amin, la solution résiderait dans ce qu'il appelle la « déconnection » d'avec le centre exploiteur ou le « développement planifié autocentré ». Il voudrait que la périphérie tiers-mondiste développe non plus une industrie de ravitaillement de la manufacture occidentale, mais une industrie autosuffisante. Actuellement dit-il, et avec raison, les industries africaines sont des industries légères et des filiales des industries lourdes occidentales. Ces industries, propriétaires des matières premières que regorge leur pays d'origine, les transforment seulement en produits semi-finis afin de les envoyer aux industries manufacturières du « centre » qui les transforment en produits finis et les renvoient par la suite pour être revendus plus chers. Au cas contraire, ils exigent la licence de fabrication. Voilà sans contredit la situation actuelle de l'Afrique, mais comment opérer sans secours le passage de l'industrie légère à l'industrie lourde ? Comment accéder au savoir nécessaire si déjà on n'encourage pas la recherche au plan local, quand on méprise les savants locaux en général et quand de surcroît on demande de rompre tout lien avec l'extérieur ?

A l'heure présente nous ne savons pas si cette recette à déjà été expérimentée par certains pays africains mais dans l'abstrait, cela est loin d'obtenir les résultats escomptés dans le contexte actuel de la mondialisation. A voir la récurrence chez cet auteur du préfixe « auto », on pourrait lui coller l'étiquette de promoteur de l'autarcie. Or nous savons que l'exemple chinois qu'on cite beaucoup ne tire pas ses facteurs de l'autarcie mais bien au contraire du « Break off of China ». Les vicissitudes de notre recherche nous ont amené à demander plus d'éclaircis auprès d'un certain nombre d'intellectuels, pour la plupart des universitaires. Mais à la place de l'éclaircissement, nous n'avons reçu que noircissement, noircissement du capitalisme ambiant. En effet, séduits par le socialisme de type marxiste et obsédés par l'antiaméricanisme, ils croient, sans retenir la leçon du mythe de Gygès, que le contraire direct du capitalisme actuel est la solution infaillible. Ils citent paradoxalement l'exemple de la Chine comme si la Chine actuelle était encore celle de l'ère Mao.

Si l'aide extérieure n'a jamais développé un pays, la connaissance extérieure a développé beaucoup de pays. Nous songeons ici au transfert des technologies et elle ne peut se faire dans la déconnection. A moins d'en être contre, il faut jouer le jeu et à partir de là, trouver son propre chemin.

Du constat d'Aron,

Politiquement, les socialismes du tiers monde refusent, moins par principe que par nécessité, le pluralisme institutionnel. A quelques rares exceptions près, aucun n'a réussi à la compétition entre les partis. [...] Un peu partout en Afrique, en Amérique latine et en Asie, un parti composé tantôt de civils et tantôt de militaires, qui s'appuie tantôt sur certains privilégiés et tantôt sur une classe montante, monopolise, à un degré ou à un autre, l'Etat et ses bénéfices.146(*)

De l'avis d'André-Marie Yinda Yinda, après le constat selon lequel le caractère critique du monde moderne et la dimension multicentrée du monde « postmoderne » se traduisent par des stratégies de localisation forte qui mettent en difficulté la dynamique de la globalisation, l'Afrique est désormais en présence d'une opportunité politique inédite, d'une chance historique unique à saisir. Elle n'en a pas encore tout à fait conscience certainement à cause de son background de l'esprit de colonisé. Tout compte fait, l'Afrique concentre aujourd'hui entre ses mains l'essentiel de son devenir, le pouvoir de s'ordonner par rapport à soi, de s'assumer comme tel dans une relation nécessaire avec le monde, cet universel éclaté. Ainsi, une construction cosmopolitique à partir de l'Afrique prend acte des transformations actuelles du monde et envisage de s'articuler non pas autour de l'unité citoyenne universelle mais de la subsidiarité politique universelle. Il s'agit ici d'opérationnaliser le potentiel politique africain, aussi infime soit-il, pour en tirer la plus grande efficacité et le mieux-être dans la postcolonie et dans le monde147(*).

Mais quel régime adopter à cet effet ? Yinda Yinda nous laisse sur notre faim et, dans la perspective postmoderne qui est la sienne, il relativise aussi bien la démocratie au point de la trouver peu convaincante. Pour nous, ce serait faire fausse route que de vouloir inventer pour les besoins actuels un régime autre que démocratique. Pas qu'il n'en existe pas dans l'abstrait mais parce qu'en vue d'une politique et d'une économie de bien-être, un régime constitutionnel-pluraliste est préférable à un régime de parti monopolistique.

Examinons à présent cette autre solution qui semble résumer celles qui viennent d'être exposées. Elle est de Sahan Farah qui nous demande de pénétrer le centre et de nous y affirmer. Selon ce dernier, nous vivons actuellement le crépuscule d'une ère ; l'état du monde et son avenir ne suscitent ni les mêmes inquiétudes, ni les mêmes interrogations selon l'hémisphère dans lequel on se trouve. Pour tous « les damnés de la terre » conseille -t-il, ceux qui ont subi toutes les dominations et humiliations, ceux qui n'ont pas goûté aux fruits des siècles glorieux et des décennies de prospérité, pour ceux-là, « la panne de l'idéologie du progrès » ne change rien à leur condition. Dans ces grands chamboulements en cours, les laissés-pour-compte du développement n'ont rien d'autre à perdre que leurs chaînes. Et c'est pourquoi cette période de grande incertitude est une aubaine pour eux. Une trêve pendant laquelle ils peuvent mettre à profit les doutes des maîtres de la planète pour élaborer les stratégies de leur émancipation. Car, c'est quand les chats sont occupés à se gratter les poils que les souris peuvent échapper à leurs griffes. Pour l'Afrique poursuit-il, marginalisée et aujourd'hui rejetée comme une vieille rondelle de citron, cette profonde crise des valeurs dominantes est une grande chance. C'est un encouragement à engager une remise en question radicale des habitudes de pensée qui ont enfermé le discours sur l'Afrique dans un « misérabilisme démotivant ». Une occasion inespérée de soumettre à un véritable interrogatoire tous les lieux communs du paternalisme ambiant et de reformuler autrement la question fondamentale de son avenir.

Comment, s'interroge-t-il, au lieu de s'essouffler à courir derrière un modèle de développement et de société qui a montré ses propres limites dans les pays d'origine, l'Afrique pourrait-elle gagner du temps et trouver d'autres alternatives endogènes ? Comment, au lieu de supplier ceux-là mêmes, qui sont responsables en partie de sa déchéance, le continent noir peut-il mettre à profit la marginalisation économique dont il est victime pour éveiller justement l'instinct de survie et le génie créateur de ses peuples enfin libérés des passions et des convoitises extérieures ? N'est-il pas temps pour l'Afrique de suivre la démarche courageuse de Gandhi en Inde et transformer son exclusion en autarcie de régénération, sa marginalité économique en cure de désintoxication pour se sevrer des besoins et réflexes acquis sous les « régimes du sous-développement » ? Si à quelque chose malheur est parfois bon, il faut que la crise du progrès à l'occidentale puisse au moins nous servir à reconquérir l'initiation de nouvelles utopies et raisons de combattre. Car nous, Africains, devons répondre non seulement aux défis de notre survie, mais aussi à ce « besoin d'Afrique » qu'expriment certains hommes lucides, d'autres peuples qui voient plus loin que le « brouillard matérialiste ». Face à la déshumanisation qui menace l'homme moderne pris au piège de son arrogance, conclut-il, l'Afrique, avec ses traditions d'humanisme, sa philosophie consensuelle de la vie et sa spiritualité restées encore vivaces, peut contribuer à cette réconciliation tant recherchée de l'homme avec lui-même et avec la nature. Car, loin d'être un vestige, un continent du passé, l'Afrique peut incarner les espérances de demain, l' « Avenir de l'après-modernité », le retour de l'homme à sa juste place d'être humain148(*).

Voilà une solution savamment développée mais qui, à cause de son inspiration somme toute marxiste, ne voit pas au-delà de l'ennemi occidental. Mais ce qui est important ici c'est l'idée d'éveil ou de réveil que nous voulons mettre en lumière.

Pour le reste, il ne nous semble pas impossible qu'on puisse se développer sans abattre ceux qui sont déjà développés. S'il paraît logique qu'on ne peut émerger qu'en enfonçant les autres, qu'on ne peut être riche que par rapport au pauvre, il n'est pas moins logique que des richesses puissent se superposer et cohabiter. Pourquoi penser que la puissance de l'Afrique ne s'affirmerait que par la faiblesse de l'Occident ?

Pour nous, le réveil africain passe par l'exemple plutôt que par une « guerre » stupide. Aujourd'hui on parle de G8, demain, on pourrait parler de G10 ou plus sans que les pays les plus riches ne soient au préalable rendus pauvres. S'il y a une guerre à mener c'est celle contre l'afropessimisme. On peut sans réfléchir dire qu'il est requis pour cela l'afrooptimisme mais comment le concevoir si les Africains sont divisés aussi bien à l'intérieur des pays qu'à l'échelle du continent ? A ce titre l'oeuvre libératrice d'Amilcar Cabral est un exemple à suivre mais en cette période postcoloniale, elle réussira mieux si on y ajoute des idées libérales à ce nationalisme.

Actuellement, la majorité des élites politiques est, à cause de son acculturation, procapitaliste ; la majorité des élites intellectuelles est, à cause de leur recherche de l'idéal, prosocialistes ; quand aux populations, préoccupées par leur existence réelle, leur choix vacille entre deux modèles imparfaits. Comment réussir dans ce cas ?

Nous pouvons donc à juste titre adopter la proposition aronienne qui suit :

En Afrique noire, c'est, de toute évidence, l'amélioration de l'agriculture qui s'impose en tant qu'étape initiale de tout développement, susceptible d'englober l'ensemble des économies ou des pays. Faute de quoi, on observe, tout au plus, le surgissement d'îlots modernes, de quelques industries dans des villes cancéreuses, d'une classe intellectuelle, issue d'universités occidentales ou imitées de l'Occident, incapable de retourner dans la brousse pour y travailler.149(*)

Marcien Towa et Nkolo Foé accepteraient volontiers cette solution, ainsi que ce vocabulaire. Pour le second qui situe la vague des « émeutes de la faim » de l'année 2008 dans l'abandon des politiques d'exploitation agricole massive, « on a eu tort de mettre fin à la subvention. »150(*)

Terminons par une remarque générale sur les révolutions, si fréquentes en Afrique où elles semblent susciter l'espoir des populations. Ce qu'il faut retenir c'est que les chefs de révolutions ne se résignent pas à perdre le pouvoir qu'ils ont conquis. Pour ce faire, ils ne peuvent pas instaurer une démocratie pluraliste et organiser des élections libres qu'ils ne gagneront jamais. Pour le moment, ils gagnent toujours au contraire, puisque le pluralisme n'existe que de nom. Les révolutionnaires disent toujours nettoyer la place, libérer le peuple mais une fois le palais nettoyé, il offre une enceinte convenable pour soi-même. Ainsi, les révolutions des palais ne sont pas des révolutions démocratiques, à l'exception de quelques-unes récentes qui ont renversé des régimes dictatoriaux et organisé des élections transparentes dont les auteurs ne furent pas candidats.

CONCLUSION GENERALE

Au sortir de ce travail portant sur la problématique du politique chez Raymond Aron, les leçons tirées sont nombreuses. D'abord, cette recherche nous a permis de découvrir la triple dimension de la philosophie politique et de saisir les rapports complexes entre ces différentes dimensions que sont la philosophie politique du gouvernement, la philosophie de l'économie et la philosophie des relations internationales. L'unité de ces trois orientations s'exprime à travers l'apologie aronienne du capitalisme. R. Aron a eu le mérite de saisir, comme on ne l'avait jamais fait auparavant, les relations complexes qu'il y a entre la politique, l'économie politique et les relations internationales. Cette saisie rationnelle s'est traduite dans une philosophie politique multidimensionnelle qui, analysant un de ces éléments, examine du même coup les autres. On gagnerait aujourd'hui, à l'heure de la pluridisciplinarité, à s'engager dans cette voie. L'économie ne doit plus être analysée pour elle-même et par les seuls économistes. Il en va de même pour la politique intérieure et les relations extérieures où les diplomates et les hommes politiques n'ont pas toujours le meilleur jugement. Désormais, l'étude politique s'étend à ses autres composantes où les philosophes ont beaucoup à dire pour l'organisation la meilleure de la société en général.

Cette nouveauté introduite par Aron par la simple étude de la démocratie nous a amené à nous demander si celle-ci est un moyen ou une fin. Présentement, loin des considérations marxistes, nous pouvons affirmer qu'elle est un moyen en vue de la réalisation d'une fin, celle de la liberté et du bien-être de l'homme. Mais Marx en pensait justement le contraire. Critiquant à outrance le capitalisme, noyau du régime démocratique, il voyait dans le communisme, aboutissement du socialisme, le régime économico-politique à même de réaliser le bonheur de l'humanité. Mais la solution s'est révélée pire que le mal, ainsi que nous les ont montré les tentatives d'application manquées ou réussies de la doctrine marxiste.

Nous sommes partis du caractère industriel de nos sociétés pour convenir avec Aron qu'un régime constitutionnel-pluraliste est préférable, tant il garantit l'initiative privée et donc la liberté, tant il permet aux gouvernés de discuter des affaires de la cité et donc de considérer la lutte de classes comme une donnée normale (Tocqueville). Or, dans les régimes anti-1789 comme il convient de les appeler, les libertés fondamentales et les droits de l'homme sont sacrifiés au profit d'une idéologie (Arendt). Le régime de parti monopolistique ou totalitaire constitue en effet l'antithèse du régime démocratique mais, à travers cette recherche, nous avons découvert que sa disparition apparente ne garantissait pas la réussite démocratique. C'est ce qui nous a conduit à adopter comme solution aux imperfections du modèle libéral le scepticisme politique (Aron), car la démocratie n'est pas un acquis comme le penseraient Gilles Lipovetsky ou Francis Fukuyama, mais un pari perpétuel, une quête inachevée comme, diraient Aron et Bruckner. Ce n'est que par pratique permanente de la démocratie qu'on peut espérer éradiquer le totalitarisme qui glisse subrepticement dans ses principes les plus chers. En reprenant la formule de Descartes, nous pouvons dire que le tout n'est pas d'avoir l'esprit démocratique, mais l'essentiel c'est de l'appliquer bien.

Malgré les accusations d'imperfection qui pèsent sur la démocratie, Aron nous invite à la maintenir et à la considérer comme une chance de vie en société. Car, au bout du compte, si elle est imparfaite, c'est parce que tous les régimes politiques sont imparfaits et elle est de surcroît le moins imparfait. Si elle est oligarchique, c'est parce que tous les régimes les sont et elle est le moins oligarchique de tous. On ne saurait donc faire preuve de pessimisme machiavélien ou marxiste pour la condamner. Il faut au contraire la sauver. Mais comment ?

Tout d'abord, il faut éviter de comparer un régime réel avec un régime de rêve. La démocratie est une utopie réalisable, mais sa réalisation n'est pas complète ou parfaite. Dire que les démocraties contemporaines ne peuvent pas fonctionner est démenti par le fait qu'elles fonctionnent ; dire qu'à un certain moment elles ne le pourront plus est une prédiction qui ne s'appuie sur rien. R. Aron y a cru et nous à légué une panoplie de solutions qui nous aideront à bâtir solidement notre démocratie. Démocratie et totalitarisme qui nous a servi de guide dans ce travail n'est évidemment pas un ouvrage complet, parce que des solutions ne sont jamais complètes et définitives mais grosso modo, ce livre est une réalisation dans laquelle l'auteur se livre, avec un recul impressionnant, vu l'ancienneté de l'ouvrage, à une analyse comparative et objective de la démocratie libérale et du communisme soviétique. Système partisan, corruption, oligarchie, constitution, idéologie, terreur, toutes ces questions sont abordées avec une grande richesse d'analyse.

La disparition apparente du totalitarisme provenait de la disparation même de son idéal, à savoir le soviétisme et dans une commune mesure le nazisme. Ces régimes tortionnaires sous couverts du marxisme se sont désagrégés l'un pendant la Deuxième guerre mondiale et l'autre pendant la Guerre froide qui s'en est suivie. La philosophie aronienne des relations internationales nous a permis de comprendre que cette guerre de dissuasion mettait aux prises deux Géants aux systèmes économique et politique opposés. Cette opposition se transformait en guerre et se transposait dans des territoires tiers tant chaque superpuissance tenait à agrandir sa zone d'influence. La dissuasion par l'arme atomique a porté ses fruits, l'ascension aux extrêmes n'a pas eu lieu. Mais la fin de cette guerre a donné naissance à un nouvel ordre politique mondial où les Etats-Unis ne sont plus assurés d'être les plus forts. Le club atomique s'est élargi et continue encore de s'élargir ; on ne raisonne plus qu'en termes de violence. Reprenons la prière de R. Aron et espérons qu'elle sera exaucée :

Fasse le ciel qu'il ne se trouve jamais d'Etat pour imaginer que les armes nucléaires peuvent être non pas seulement des armes de dissuasion, c'est-à-dire des instruments utilisables en un dialogue humain, mais aussi des armes d'extermination !151(*)

Ce qui est frappant dans la conception politique de R. Aron c'est surtout sa méthode prudente, celle qui lui a permis d'avoir une vue plus juste que les autres sur l'histoire contemporaine. Cette histoire n'a pas connu l'autodestruction du capitalisme comme l'a pensé Marx et comme continuent à le penser ses disciples qui tentent de sauver la théorie contre la vérité douloureuse. Cette histoire n'est pas non plus celle de Hegel, ou partant, celle de Fukuyama car l'optimisme seul ne suffit plus. Nous avons vu à travers des exemples précis l'illusion du passé communiste (Furet), la nature criminogène d'un régime (Revel) qui entend par la propagande résoudre le problème des inégalités humaines. On nous objectera peut-être que nous avons pris des exemples favorables à notre thèse mais l'Histoire n'est pas un exemple, elle est une leçon.

Et l'Afrique dans tout ça, nous nous sommes demandés ? Préoccupée par l'épineux problème de développement, elle ne sait quelle recette appliquer. On peut redouter la standardisation de l'imaginaire démocratique mais peut-on trouver un équivalent qui vaille ? Non pas qu'il n'en existe pas dans l'abstrait - il y a plus de choses sous le ciel que dans notre philosophie - mais qu'il y en a pas encore alors qu'il faut choisir entre un système qu'on dit insouciant des valeurs humaines et un système voué à l'échec. Une troisième voie s'impose peut-être mais laquelle, quand on n'a pas de summa potestas industriel. Le raccourci technologique est un leurre pour certains mais la technophobie n'est pas une attitude cohérente dans une logique de développement, avant même d'être une solution impropre. A ce titre, nous convenons avec Maurice Kamto que la solution consisterait à démanteler les mentalités de résignation qui font obstacle à la démocratie et donc au développement. Ce qui désespère décidément c'est l'inconsistance de nos convictions démocratiques, la légèreté de notre engagement pour la cause démocratique.152(*) Il est donc temps de militer pour l'enracinement démocratique qu'Aron a tant souhaité.

Aron nous a légué des solutions pour l'enracinement démocratique. Elles consistent en le respect des lois, de la règle constitutionnelle qui est la charte des conflits et de l'unité des citoyens ; la formulation des revendications, des opinions propres, des passions partisanes pour animer le régime et empêcher le sommeil de l'uniformité ; et le contrôle des passions partisanes ou le sens du compromis. Un bon respect de ces trois qualités permettra, à notre sens, aux pays africains en particulier, de faire le deuil des coups d'Etats et goûter ainsi aux délices d'une démocratie réellement appliquée.

Puisque l'heure est à une refondation du modèle libéral, nous estimons que l'Afrique peut s'en créer un, plutôt que de voir le « diable » capitaliste partout, plutôt que de voir la « main invisible » du capitalisme marchand dans toutes ses souffrances. Ce n'est donc pas du capitalisme qu'il faut sortir mais de l'économisme. D'ailleurs Aron nous prévient, les libertés démocratiques paraissent méprisables à ceux qui en jouissent et qui supportent impatiemment la domination totalitaire. Ces libertés reprennent leur valeur dans un système de jouissance collective où elles auraient disparu. Dialectique éternelle : l'homme ne découvre la valeur des biens qu'il possède que le jour où il les a perdus.

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

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TABLE DES MATIERES

Dédicaces i

Remerciements ii

Sommaire iii

Abstract iv

Résumé v

INTRODUCTION GENERALE 6

PREMIERE PARTIE : LA TRIPLE DIMENSION DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE RAYMOND ARON 10

CHAPITRE I : LA PHILOSPHIE POLITIQUE DU GOUVERNEMENT 12

1- Les théories qui ont inspiré la pensée politique de Raymond Aron 12

2- Etude comparée des régimes politiques 15

3- La lutte des classes : Aron face à l'antithèse Tocqueville - Marx 19

CHAPITRE II : LA PHILOSOPHIE DE L'ECONOMIE 25

1- La prééminence du politique sur l'économique 25

2- Economie planifiée et économie de marché 29

3- Le mythe du socialisme 33

CHAPITRE III : LA PHILOSOPHIE DES RELATIONS INTERNATIONALES 42

1- La complexité des relations internationales 42

2- De la guerre des régimes politiques à la guerre des régimes économiques :

les racines de la Guerre froide 46

3- De la course à la maîtrise des armements, les vertus de la dissuasion 50

DEUXIEME PARTIE : RAYMOND ARON ET LA QUESTION DU POLITIQUE 58

CHAPITRE I : CLASSIFICATION DES REGIMES POLITIQUES DES SOCIETES MODERNES 60

1- Raymond Aron et la question du meilleur régime 60

2- Les régimes constitutionnels pluralistes 63

3- Les régimes de parti monopolistique 65

CHAPITRE II : DEMOCRATIE ET TOTALITARISME : TRAITS COMMUNS ET DIFFERENCES 70

1- Une différence de nature 70

2- La filiation paradoxale entre la démocratie et le totalitarisme 74

3- Fictions constitutionnelles et réalité politique : de l'imperfection des régimes 80

CHAPITRE III : PLAIDOYERS POUR UNE DEMOCRATIE DECADENTE 85

1- Comment sauver la démocratie ? 85

2- Pourquoi sauver la démocratie ? 92

3- Démocratie, richesse, pouvoir et savoir 94

TROISIEME PARTIE : EVALUATION DE LA PENSEE POLITIQUE DE RAYMOND ARON 99

CHAPITRE I : L'ECONOMIE POLITIQUE DE RAYMOND ARON FACE AUX REALITES ACTUELLES 101

1- La promotion de la démocratie et ses impasses 101

2- La comparaison des régimes totalitaires 105

3- Une théorie contestable de l'impérialisme 113

CHAPITRE II : LE LEGS ARONIEN 119

1- La victoire du libéralisme 119

2- La condamnation du totalitarisme et la promotion des droits de l'homme 127

3- Optimisme, pessimisme et scepticisme politiques 135

CHAPITRE III : LA TRANSGRESSION DU « TABOU ATOMIQUE » ET LE NOUVEL ORDRE ECONOMICO-POLITIQUE MONDIAL 143

1- Les relations internationales : bataille autour du monopole de violence 143

2- La suprématie controversée des Etats-Unis 148

3- Le réveil africain 150

CONCLUSION GENERALE 157

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE 163

TABLE DES MATIERES 170

* 1 Raymond Aron, Démocratie et totalitarisme, Ed. Gallimard, Coll. « Folio Essais », Paris, 1965, p. 40.

* 2 Ibid., p. 51.

* 3 L'aristocratie comme le gouvernement des meilleurs est aussi, comme l'oligarchie, le gouvernement de quelques-uns.

* 4 Le régime anglais est monarchique puisqu'il y a une reine, aristocratique puisqu'un grand nombre des gouvernants se recrutent dans une classe limitée, et démocratique puisque tout le monde vote.

* 5 Ibid., p. 97.

* 6 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, IIe Partie, Le système totalitaire, Seuil, Paris, 1972, p. 27.

* 7 R. Aron, op.cit, p. 237.

* 8 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Gallimard, Paris, 1962, p.45.

* 9 Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, Bordas, Paris, 1986, p. 16.

* 10 H. Arendt, Les origines du totalitarisme, IIIe Partie : L'impérialisme, Trad. Martine Leiris, Ed. Arthème Fayard, 1982, p.12.

* 11 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 28 - 29.

* 12 R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, p. 41.

* 13 R. Aron, La lutte de classes. Nouvelles leçons sur la société industrielle, Gallimard, Paris, 1964, p. 11.

* 14 R. Aron, Mémoires, Julliard, Paris, 1983, p. 397.

* 15 Karl Popper, La quête inachevée, Ed. Presses Pocket, Coll. « Agora », Paris, 1986, p. 44.

* 16 Vittorio Hösle, La crise du temps présent et la responsabilité de la philosophie, trad. Marc Géraud, Ed. Théétète, Coll. « Essais », Nîmes, 2004, p. 58.

* 17 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p. 30.

* 18 Idem.

* 19 Ibid., p. 32.

* 20 Ibid., p. 35.

* 21 R. Aron, Les dernières années du siècle, Julliard, Paris, 1984, p. 141.

* 22 Pascal Bruckner, La mélancolie démocratique. Comment vivre sans ennemis ?, Seuil, Paris, 1992, p. 27.

* 23 Jean-François Revel, La grande parade. Essai sur la survie de l'utopie socialiste, Plon, Paris, 2000, p. 42.

* 24 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, Ed. Robert Laffont, Coll. « Libertés 2000 », Paris, 1977, p. 220.

* 25 Ibid., p. 218.

* 26 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 238 - 239.

* 27 Vittorio Hösle, op.cit, p. 63.

* 28 R. Aron, L'opium des intellectuels, Calmann-Lévy, Paris, 1955, p. 22.

* 29 Ibid., p. 47

* 30 In « Esprit » juillet-août 1951, cite par R. Aron, ibid., p.80.

* 31 Jean-Paul Sartre, « Les communistes et la paix », in les « Temps modernes », octobre-novembre 1952, n°s 84-85, p.750, cité par R. Aron, ibid., p.80-81.

* 32 R. Aron, ibid., p.88.

* 33 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 62.

* 34 Idem.

* 35 R. Aron, D'une sainte famille à l'autre, Essai sur les marxismes imaginaires, Ed. Gallimard, Coll. « Essais », Paris, 1969, p. 9.

* 36 Ibid., p.76.

* 37 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p. 247.

* 38 J. F Revel, op.cit, p. 140.

* 39 Du nom de Lyssenko, Président de l'Académie des sciences de l'URSS qui congédia la science moderne de Mendel à Morgan, l'accusant de « déviation fasciste de la génétique ». Il proscrivit les engrais, les hybridations et fit exclure les biologistes authentiques quand il ne les fit pas fusiller ou déporter. À ses yeux, la science contemporaine commettait le péché de contredire le matérialisme dialectique.

* 40 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p.70.

* 41 Hannah Arendt, Le système totalitaire, p. 224.

* 42 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p.239.

* 43 R. Aron, Les dernières années du siècle, Julliard, Paris, 1984, p. 19. 

* 44 Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, Gallimard, Paris, 1970, p. 357.

* 45 R. Aron, op.cit, p. 21.

* 46 Ibid., p. 24.

* 47 Ibid, p. 27.

* 48 Emmanuel Kant, Traité de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin, 2e éd. Librairie J. Vrin, Paris, 1970, p. 4.

* 49 Daniel Yergin, La paix saccagée. Les origines de la guerre froide et la division de l'Europe, Ed. Complexe,

Bruxelles, 1990, p. 9.

* 50 R Aron, Les Articles du Figaro, t. 1 : La guerre froide, Ed. De Fallois, Paris, 1990, p. 20.

* 51 Pascal Bruckner, op.cit, p. 29.

* 52 R. Aron, Les articles du Figaro, t. 3 : Les crises, Ed. De Fallois, Paris, 1997.

* 53 R. Aron, op.cit., p. 658.

* 54 Ibid., p.23.

* 55 R. Aron, Les articles du Figaro, t. 3 : Les crises, p. 229.

* 56 R. Aron, La société industrielle et la guerre, Plon, Paris, 1959, p. 107.

* 57 R. Aron, Les dernières années du siècle, p. 99.

* 58 R. Aron, Les articles du Figaro, t. 1 : La guerre froide, p. 21.

* 59 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 44-45

* 60 R. Aron, Dimensions de la conscience historique, 2e éd. Plon, Paris, 1964, pp. 257-258.

* 61 R. Aron, op.cit, p. 46.

* 62 Dans un essai paru à Londres en 1940 dans « La France libre », Aron définissait le machiavélisme moderne comme « le fond de toutes les prétendues philosophies totalitaires » dont il résumait ainsi les traits essentiels : pessimisme antihumaniste, rationalisme instrumental et amoral mis au service d'une volonté de puissance, exaltation de l'activisme et du volontarisme.

* 63 Ibid., p. 115.

* 64 Ibid., pp.126 - 127.

* 65 Ibid., p.230.

* 66 Ibid., p. 232.

* 67 Ibid., pp.235 - 236.

* 68 Elie Halévy, L'ère des tyrannies. Etudes sur le socialisme et la guerre, Préface de C. Bouglé, Postface de R. Aron, Gallimard, Paris, 1938.

* 69 R. Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, Ed. De Fallois, Paris, 1993, p.344.

* 70 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 284 - 285.

* 71 Ibid., p. 285.

* 72 Ibid., p. 239.

* 73 Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme, Ière Partie : Le système totalitaire, p. 134.

* 74 Karl Jaspers, cité par Enzo Traverso, Le totalitarisme. Le XXe siècle en débat, Seuil, Paris, 2001. P. 645.

* 75 Claude Lefort, L'invention démocratique, Fayard, Paris, 1981, cité par Jean-Pierre Le Goff, La démocratie post-totalitaire, La Découverte, paris, 2002, pp. 68 - 69.

* 76 R. Aron, op.cit, p. 287.

* 77 http://www.letotalitarisme.htm.

* 78 R. Aron, op.cit, p. 167.

* 79 R. Aron, Machiavel et les tyrannies modernes, p. 176.

* 80 C. Lefort, op.cit, cité par J.-P Le Goff, op.cit, p.74.

* 81 Franz Neumann, Notes sur la théorie de la dictature, Trad. Enzo Traverso, Préface d'Herbert Marcuse, Ed. Free Press, New-York, 1957, p. 234, cité par Enzo Traverso, ibid., p. 533.

* 82 R. Aron, Immuable et changeante, De la IVe à la Ve République. Calmann-Lévy, Paris, 1959, pp. 14, 16, 170.

* 83 R. Aron, Les dernières années du siècle, p. 113.

* 84 Claude Lefort, Eléments d'une critique de la bureaucratie, Librairie Droz, Genève, 1971, p. 156, cité par Joël Roman, Chroniques des idées contemporaines, Ed. Bréal, Rosny, 1995, p.68.

* 85 R. Aron, Dimensions de la conscience historique, p. 264.

* 86 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p. 95.

* 87 Ibid., p. 133 - 134.

* 88 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 74.

* 89 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p.169.

* 90 Ibid., p. 148.

* 91 Ibid., p. 155.

* 92 Ibid., p. 175.

* 93 Ibid., p. 99.

* 94 Aristote, Constitution d'Athènes, p. 40.

* 95 Aristote, La Politique, Trad. J. Tricot, Ed. J. Vrin, Paris, 1970, III, 1284 a. 17-22, b. 15-22.

* 96 R. Aron, Immuable et changeante, p. 38.

* 97 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p. 319.

* 98 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 103.

* 99 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp.134 - 135.

* 100 R. Aron, Dimensions de la conscience historique, p. 265.

* 101 R. Aron, op.cit, p. 342.

* 102 Ibid., p. 352.

* 103 Ibid., pp. 355 à 359.

* 104 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 483.

* 105 Hubert Mono Ndjana, L'idée sociale chez Paul Biya, H.M.N, Université de Yaoundé, 1985, p. 15.

* 106 R. Aron, L'opium des intellectuels, p. 223.

* 107 Max Weber, Le savant et le politique, Plon, Paris, 1959, Introduction de R. Aron, p. 9.

* 108 R. Aron, L'opium des intellectuels, p. 270.

* 109 Serge Latouche, L'occidentalisation du monde, Ed. La Découverte, Coll. « Agalma », Paris, 2005, Préface, p. 11.

* 110 Geneviève Azam, « Libéralisme et communautarisme », Politis, 20 novembre 2003, cité par Serge Latouche, ibid., p. 19.

* 111 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, pp. 290 - 291.

* 112 Revel, La grande parade. Essai sur la survie de l'utopie socialiste, p. 112.

* 113 Cité par J.-F. Revel, ibid., pp. 116-117.

* 114 Ibid., pp. 115-116.

* 115 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 300.

* 116 Revel, op.cit, p. 41.

* 117 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 255.

* 118 Ibid., p. 277.

* 119 Idem.

* 120 R. Aron, Dimensions de la conscience historique, p. 238

* 121 R. Aron, La société industrielle et la guerre, Plon, Paris, 1959, p. 21.

* 122 R. Aron, op.cit. p. 291.

* 123 Ibid., p. 264.

* 124 Ibid., p. 296.

* 125 P. Bruckner, La mélancolie démocratique, pp. 29 - 30

* 126 R. Aron, Les dernières années du siècle, p. 118.

* 127 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, pp. 300 - 301.

* 128 Ibid., p. 301.

* 129 R. Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, p. 21.

* 130 Jean-François Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron, Arthème Fayard, Paris, 1995, Quatrième de couverture.

* 131 Joël Roman, Chronique des idées contemporaines, p. 42.

* 132 Pierre Birnbaum, La fin du politique, Seuil, Paris, 1975, cité par Joël Roman, idem.

* 133 R. Aron, Mémoires, Julliard, Paris, 1983, p. 606.

* 134 Jérôme Maucourant, « Le Capital comme volonté et comme représentation » in « Rue Descartes », n° 49 : « Dernières nouvelles du Capital », PUF, Paris, Juin 2005, p. 25.

* 135 H. Arendt, L'impérialisme, p. 213.

* 136 R. Aron, Les dernières années du siècle, p. 205.

* 137H. Arendt, op.cit, p. 243.

* 138 Ibid., p. 290.

* 139 R. Aron, Démocratie et totalitarisme, p.239.

* 140 Pascal Bruckner, op.cit, p. 16.

* 141 Ibid., p. 26.

* 142 Ibid., Préface, VIII.

* 143 Cité par P. Bruckner, ibid., p. 15.

* 144 Jacques Attali, Economie de l'apocalypse, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1995, pp. 9-10 et 11-14. Cité par Joël Roman, op.cit, pp. 772 - 774.

* 145 Karl Jaspers, La bombe atomique et l'avenir de l'homme, Trad. Ré Soupault, Ed. Plon, Paris, 1958, p. 62, cité par Joël Roman, op.cit, pp. 769 - 770.

* 146 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, pp. 246 - 247.

* 147 André-Marie Yinda Yinda, « Penser les relations internationales africaines : des problèmes aux philosophèmes politiques aujourd'hui », Université de Yaoundé I/GRAPS.

* 148 Sahan farah, « De la marge vers le centre », « Africa International », n° 274 de juillet-août 1994.

* 149 R. Aron, Plaidoyer pour l'Europe décadente, p. 284.

* 150 www.lejourquotidien.info/index.php

* 151 Raymond Aron, Les désillusions du progrès, Calmann-Lévy, Press Pocket, Paris, 1969, p. 260.

* 152 Maurice Kamto, L'urgence de la pensée. Réflexions sur une précondition du développement en Afrique, Ed. Mandara, Yaoundé, 1997, p. 148.







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