LA PROBLEMATIQUE DU POLITIQUE DANS DEMOCRATIE ET
TOTALITARISME DE RAYMOND ARON
Par Théodore TEMWA, Doctorant,
Département de philosophie, Université de Yaoundé I,
Cameroun
INTRODUCTION GENERALE
Différentes conceptions ont jalonné l'histoire
de la politique et de la philosophie politique, promouvant au passage
différents types de régimes politiques, mais toujours
obsédées par la question de la recherche du régime le
meilleur. Actuellement, la démocratie est en passe de devenir la mode
politique. Mais il ne s'ensuit pas moins un désenchantement dont les
causes restent à identifier.
Le problème se situe donc au niveau de la pratique
démocratique qui, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, a
du mal à revêtir son costume grec, bousculée dans sa
position confortable par des pratiques totalitaires dont les origines sont
aussi bien externes qu'internes au régime. La question essentielle que
nous nous posons et qui est aussi celle de Raymond Aron est de savoir si
celle-ci est un moyen ou une fin. A supposer qu'elle soit un moyen, quelle est
sa fin ? Cette question est d'autant plus pertinente que de l'avis
d'Hubert Mono Ndjana, la démocratie est un luxe que peuvent se payer les
pays développés et un contresens pour les pays en voie de
développement.
En tout état de cause, une nouvelle conception du
politique s'impose et Raymond Aron l'entreprend, en intégrant et en
dépassant la conception courante. Il existe donc une raison susceptible
d'expliquer l'importance de la problématique du politique chez Raymond
Aron. Il s'agit tout d'abord de recenser, avec l'auteur, les problèmes
internes et externes qui minent la démocratie. Pour lui, la question de
la légitimité de la démocratie considérée
comme le modèle le plus acceptable des sociétés
industrielles, ne se pose plus. Conscient des maux qui la minent sur ses
propres installations, il engage une réflexion sur les conditions de sa
réhabilitation, en proposant les solutions relatives aux dérives
totalitaires. Il nous importe ici de revisiter ces solutions, de les examiner
quant à leur portée et de les confronter aux
réalités politiques actuelles.
La deuxième raison décisive susceptible
d'expliquer cette recherche est la nouveauté que notre auteur introduit
dans la philosophie politique, à savoir la philosophie de
l'économie et la philosophie des relations internationales.
Désormais, la philosophie politique ne s'arrête plus à
l'analyse interne des régimes politiques, mais s'étend aux types
d'économie engendrés et aux types de relations que ceux-ci
produisent et entretiennent sur le plan international. En effet, le
siècle dernier qui a vu naître et se produire intellectuellement
notre auteur, a connu une intensification des relations internationales avec la
Guerre froide qui a suivi logiquement la fin provisoire du second conflit
mondial. Ce sont précisément ces relations internationales qui
ont servi de base à la réflexion politique de R. Aron et y ont
d'ailleurs occupé une grande place aux côtés des questions
économiques et des considérations sur les régimes
politiques. Nous pouvons ainsi diviser la pensée de R. Aron en trois
orientations complémentaires : une philosophie du gouvernement,
suscitée par son admiration pour La Politique d'Aristote, son
rejet de la tyrannie machiavélienne, sa critique de la théorie
marxiste ; et une philosophie des relations internationales axée
sur l'analyse critique et suggestive des politiques extérieures des
différentes formes de gouvernement. Car, faut-il le rappeler, la
politique extérieure d'un Etat dépend de la nature de son
système politique qui dépend à son tour du principe de ce
régime. Il y a donc chez R. Aron une philosophie politique interne qui
s'intéresse à la typologie des régimes politiques,
à leur fonctionnement, à leur historique et à leur
appréciation par rapport au respect des libertés et droits de
l'homme ; mais il y a aussi et surtout une philosophie politique externe
qui s'occupe des relations inter-Etats ou inter-régimes. Les deux sont
reliées par l'économie politique qui emprunte à la nature
des deux. Et c'est là toute l'originalité de sa pensée
politique : il n'est plus seulement question d'étudier la politique
en tant qu'elle s'applique à la cité, mais en tant qu'elle
prépare la cité à se rapporter à d'autres
cités.
Avec les découvertes scientifiques et techniques
réalisées depuis le XVIIIe siècle, le
capitalisme, sous le couvert du libéralisme, s'impose de lui-même
et il serait alors inutile, selon Aron, d'élaborer de nouvelles
théories politico-économiques ; l'heure serait plutôt
à la consolidation de la démocratie libérale avec son
idéal de paix internationale. Ce combat pour la démocratie
constituera la deuxième grande division de notre travail qui
s'achèvera sur une évaluation critique de la pensée
politique de R. Aron. Nous l'actualiserons en la rapportant à la
géopolitique actuelle qui nous présente une nouvelle
configuration mondiale dans laquelle les Etats-Unis ne seraient plus, comme au
temps de R. Aron, les seuls maîtres du monde.
Pour y parvenir, nous analyserons d'abord la pensée
d'Aron, telle qu'exposée dans Démocratie et
totalitarisme, ouvrage dont l'oxymore du titre est assez interpellant.
Nous la critiquerons ensuite dans la perspective de proposer des solutions aux
problèmes qu'elle pose.
PREMIERE PARTIE :
LA TRIPLE DIMENSION DE LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE
RAYMOND ARON
L'expression « philosophie politique »
mérite d'être expliquée dans ce contexte où R. Aron
déclare faire de la sociologie politique et non de la philosophie
politique qu'il aurait dépassée et enterrée. Ce qu'il
appelle sociologie politique tient lieu de méthode et non de discipline.
C'est elle qui lui permet de classifier les régimes politiques non plus
suivant la valeur. Une fois ceci compris, on peut facilement déterminer
de façon objective les régimes politiques de notre temps. Et
lorsque les régimes sont déterminés, il faut songer aux
systèmes économiques qu'ils produisent et aux relations qu'ils
entretiennent entre eux. Car, jusqu'ici on n'a pas toujours su que c'est le
régime qui détermine de l'intérieur la politique
extérieure, que c'est le même régime qui détermine
le mode de fonctionnement de l'économie, et que la Guerre froide n'a
été rien d'autre que la guerre du socialisme contre le
libéralisme, les deux grands systèmes socio-politiques des temps
contemporains.
CHAPITRE I
LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DU GOUVERNEMENT
Des théories politiques ont inspiré
positivement et négativement R. Aron. Les théories positives
comme celles d'Aristote et de Tocqueville lui ont servi de base pour penser la
politique dans ses principes. Négativement, les théories comme
celles de Machiavel et de Marx lui ont servi de sommet pour penser la politique
dans sa pratique. Il s'agit donc d'une parfaite harmonie des contraires
où l'un impulse l'action théorique et l'autre permet d'anticiper
sur d'éventuels dérapages.
1- Les théories qui ont inspiré la
pensée politique de Raymond Aron
A travers la pensée politique de R. Aron,
transparaît une histoire critique de la philosophie politique depuis ses
origines à nos jours : Aristote pour l'Antiquité, Machiavel
pour la Renaissance, Marx pour la Modernité et Tocqueville pour les
Temps contemporains. Quant au Moyen-âge dominé par le
théocentrisme, il a connu une philosophie politique très
censurée, la philosophie étant tout entièrement assujettie
à la théologie, et le pouvoir étant
théocratiquement orienté. Ces quatre auteurs ne donnent pas au
terme « politique » le même contenu. Cependant, tous
sont obsédés, à l'exception de Machiavel, par la question
du meilleur régime.
D'Aristote, Aron tient ce qu'il appelle la sociologie
politique. Il s'agit d'une étude basée sur les faits sociaux
observables. C'est ce qui a permis à Aristote d'établir une
classification célèbre des trois régimes
fondamentaux : le régime monarchique où le pouvoir souverain
appartient à un seul, le régime oligarchique où le pouvoir
est détenu par une minorité de personnes à la fois, le
régime démocratique où le pouvoir souverain appartient
à tous les citoyens. A cette classification, il ajoutait
l'antithèse des formes saines et corrompues, et enfin il étudiait
les régimes mixtes.1(*)
Mais cette classification à caractère universel
faite en fonction du nombre sera abandonnée au cours de l'histoire.
Montesquieu introduira dans L'Esprit des lois une nouvelle variable.
Il conserve l'idée d'Aristote que la nature d'un régime
dépend de ceux qui détiennent le pouvoir souverain. Mais dans sa
classification des régimes en république, monarchie et
despotisme, il n'y a pas de différence en ce qui concerne le nombre de
détenteurs du pouvoir souverain dans le monarchique et le despotique. La
question classique était : qui commande ? Avec Montesquieu la
question devient celle-ci: le pouvoir souverain est-il exercé
conformément à des lois fixes ou bien sans règles et sans
lois ? La réponse à cette question appelle un nouveau
critère : la légalité. Bien plus, cette
réponse indique que chacun de ces régimes caractérise un
type social et démographique comme l'a aussi vu Rousseau. Ainsi, la
république n'est réellement possible que dans de petites
cités, la monarchie est le régime caractéristique des
Etats de moyenne dimension. Avec des grands Etats, le despotisme est
inévitable. Mais ce n'est pas pour autant dire que la Chine continentale
a tort de se proclamer république ou que les Etats-Unis qui comptent
cinquante Etats et se targuent d'être la vitrine de la démocratie
ne sont qu'une exception.
Ce constat nous montre non seulement qu'il y a d'autres
variables à introduire dans la classification des régimes
politiques mais aussi qu'il faut s'écarter, dans l'optique de R. Aron,
de la question morale qui consiste à rechercher le meilleur
régime.
C'est surtout à Machiavel, dit Aron, qu'il faut
attribuer la dissolution de la philosophie politique traditionnelle et
classique, même si les philosophies de l'histoire y contribueront
également. Ce qu'on appelle aujourd'hui philosophie
machiavélienne, dit-il, rompt avec toute conception morale de la
politique. Interprétant Machiavel, il dit à cet effet ceci
:
A l'intérieur d'une telle philosophie, il
subsiste des idées et des justifications, mais elles sont au service de
la volonté de puissance. Le mérite d'une formule politique ne
tient pas à sa valeur ou à sa vérité, mais à
son efficacité. Les idées ne sont que des armes, des moyens de
combat employés par les hommes, par définition engagés
dans la bataille ; or, dans une bataille, on ne peut avoir d'autre fin que
de remporter la victoire.2(*)
Mais cette conception cynique de la politique, quoique
objective, ne peut être tenue pour valable, car elle voit l'essence de la
politique dans la seule lutte pour le pouvoir. Certes, il y a lutte pour le
pouvoir, mais ce n'est pas une lutte acharnée, accrue. Et, celui qui ne
voit pas l'aspect « lutte pour le pouvoir » est un
naïf, celui qui ne voit rien que cet aspect est un faux réaliste.
Ce qu'il faut rechercher, c'est la légitimité de
l'autorité gouvernante.
En ce qui concerne les philosophies de l'histoire dont Marx
est l'éminent représentant, elles subordonnent le problème
politique au problème économico-social. Pour Marx, les questions
fondamentales se ramènent à celles-ci : quelle est
l'organisation de la production ? Quelles sont les relations entre les
classes ? Quant au régime politique, l'analyse de la structure
sociale l'expliquera du coup.
Cette autre conception affirme le primat de l'économie
sur la politique. Or, comme nous le verrons plus tard, c'est plutôt le
contraire. C'est du moins ce que pense Aron. Cette idée, il la tient de
Tocqueville qui avait suivi les transformations de la société
américaine au XIXe siècle.
De Tocqueville en effet, Aron tient son choix pour la
démocratie, régime politique qui correspond, selon lui, le mieux
aux exigences de la société industrielle. A l'intérieur
d'un tel régime, la lutte des classes a une autre connotation, rien
à voir avec la « lutte à mort » de Marx.
Toutefois, Marx stimulera la pensée économique de R. Aron.
En résumé, s'il fallait répartir les
thèmes de la pensée politique de R. Aron, on attribuerait, par
anachronisme délibéré, l'origine de la classification des
régimes politiques à Aristote, Montesquieu, Machiavel, la
philosophie de l'économie ou corrélativement la lutte des classes
à l'opposition entre Marx et Tocqueville. Quant aux relations
internationales qui sont des relations inter-régimes, il les avait sous
les yeux et pouvait d'ailleurs, à partir de là, compléter
sa classification des régimes.
2- Etude comparée des régimes
politiques
Le schéma habituel de la typologie des régimes
politiques nous présente trois régimes : la monarchie,
l'aristocratie (oligarchie)3(*) et la démocratie.
Mais un regard attentionné sur nos
sociétés industrielles nous permet de réduire ce nombre.
Tout d'abord parce que presque tous les régimes actuels se
déclarent démocratiques, même le socialisme de type
marxiste se réclame démocratique ; en plus parce qu'une
classification des modèles politiques tient compte non plus de la
fiction arithmétique4(*) mais désormais du rôle des partis
politiques, variable principale de classification selon Aron, et
élément essentiel de la légitimité d'un pouvoir. Le
critère décisif serait donc celui de l'exercice constitutionnel
de l'autorité. Et c'est pour cela qu'Aron affirme :
le principe de légitimité dont se
réclament tous les régimes aujourd'hui est démocratique.
On répète : c'est du peuple que vient le pouvoir, c'est dans
le peuple que réside la souveraineté. Dès lors, ce qui
importe avant tout, [...] c'est la modalité institutionnelle de la
traduction du principe démocratique. Parti unique et partis multiples
symbolisent deux modalités caractéristiques de la traduction
institutionnelle de l'idée de la souveraineté
populaire.5(*)
Avec la pluralité des partis ou l'unité du
parti comme critère, nous avons d'un côté le régime
de partis multiples et de l'autre, le régime de parti unique ou
monopolistique. C'est à l'intérieur de ces deux types de
régime que se rangent les espèces possibles et réelles. On
distinguera donc diverses sortes de régimes de parti monopolistique
qu'on classera selon la nature de leur doctrine, l'ambition de leurs projets,
la violence de leurs moyens, bref, le degré de totalitarisme ; et
diverses sortes de régimes de partis multiples qu'on classera selon la
concurrence pacifique et organisée. L'étude comparée peut
s'étendre jusqu'aux espèces mais notre intention n'est pas d'en
faire une étude détaillée. Nous y reviendrons
occasionnellement pour des besoins d'argumentation.
Le totalitarisme que nous évoquons ici n'est pas,
à proprement parler un régime politique mais un vice qui
gangrène tous les régimes politiques, aussi bien de partis
multiples que de parti unique. Toutefois, il est un phénomène
qui, nécessitant des conditions de production comme tout autre, sied
bien au régime de parti monopolistique. Ce qui fait qu'on l'érige
directement en un système ou régime opposé à la
démocratie.
En effet, le régime de parti monopolistique dont le
prototype était l'ex Union Soviétique, procède à
une transformation totale de la société pour rendre celle-ci
conforme à son idéologie. Suivant la description qu'en fait Aron,
le parti unique nourrit des ambitions extrêmement vastes. La
représentation de la société future comporte une confusion
entre la société et l'Etat. La société
idéale est une société sans classes. Il y a donc là
une panoplie de phénomènes qui, ensemble, définissent le
type totalitaire ; le monopole de la politique réservé
à un parti, la volonté d'imprimer la marque de l'idéologie
officielle sur l'ensemble de la collectivité et enfin l'effort pour
renouveler radicalement la société, vers un aboutissement
défini par l'unité de la société et de l'Etat.
C'est dire que le régime totalitaire dont le noyau est le parti
communiste est un régime essentiellement révolutionnaire. La
révolution comme transformation de la société consistait,
pour Marx, à renverser la bourgeoisie dominante par le
prolétariat. Mais une fois cette dictature du prolétariat
advenue, une nouvelle phase s'ouvrira. Les régimes socialistes sont pour
ainsi dire des régimes provisoires. La déstalinisation de la
Russie engagée par Khrouchtchev était une révolution
interne à la grande Révolution lancée en octobre 1917,
mais dont la fin n'était pas envisagée.
Pour Hannah Arendt qui a des vues presque identiques à
celles d'Aron,
rien ne caractérise mieux les mouvements
totalitaires en général, et la gloire de leurs chefs en
particulier, que la rapidité surprenante avec laquelle on les oublie et
la facilité surprenante avec laquelle on les remplace. 6(*)
La révolution est un virus spécifique du
totalitarisme. Elle vise, selon H. Arendt, la transformation de la
société en une société sans classes ou
société de masses, la domination totale de l'ensemble de la
société. Ses instruments sont : une idéologie et une
police secrète chargée de maintenir la terreur, un arsenal de
propagande chargé de voiler ou de justifier les atrocités des
camps de concentration, mais aussi de donner l'illusion à l'individu
« dompté » de s'identifier à tout ce qui se
fait. Toute individualité est suspecte d'opposition à la cause
sociale et est ainsi érigée en « ennemi
objectif » ou, selon les termes de Staline en « ennemi du
peuple » devant être traqué à mort. Aron ajoute
à ces caractéristiques le contrôle de la totalité
des moyens de communication et insiste sur l'absence d'une opposition
légale, contrairement au régime pluraliste.
Dans une société soviétique, la lutte
entre les groupes pour la maximisation du revenu est officiellement exclue. Ni
les kolkhozes ni les ouvriers n'ont le droit de s'organiser et de revendiquer
de meilleurs traitements, a fortiori, la revendication de
l'augmentation du salaire et de lutte pour le changement du système
social. Elle ne peut ni en théorie ni en pratique se produire tant en
Union Soviétique, que dans l'Allemagne nazie dont Hitler, le
Führer, est le guide suprême. Ce n'est pas non plus dans l'Italie
fasciste où Mussolini invente justement le mot totalitarisme pour dire
qu'il entend avoir la mainmise sur la totalité des secteurs
d'activité de la société. Notons toutefois qu'il y a des
différences entre ces trois types de régime totalitaire, surtout
entre le prototype soviétique duquel se rapproche à quelques
exceptions près le IIIe Reich, et le modèle italien
qui est moins liberticide qu'eux.
Mais le parti communiste combine toujours soutien et
opposition dans la mesure où il joue le jeu parlementaire tout en
prétendant au monopole de l'action et de l'espérance
révolutionnaires. Aron découvre qu'il s'agit là d'une
tactique intelligible. Quand le parti participe au gouvernement, il n'en
dénonce pas moins les ministres. Quand il n'y participe pas, son
opposition ne dépasse pas certaines limites.
Les régimes totalitaires font un usage plus ou moins
étendu de la terreur contre les opposants. Tous considèrent
l'ennemi idéologique comme plus coupable que le criminel de droit
commun. Relevant tantôt les similitudes négligeables et les
différences fondamentales, tantôt les différences
négligeables et les similitudes fondamentales entre nazisme, fascisme et
bolchevisme, R. Aron trouve que dans ces sortes de régimes,
l'exigence d'orthodoxie rend périlleux le
désaccord avec les gouvernants. Certaines institutions, par exemple le
rassemblement d'opposants, d'hérétiques et des criminels de droit
commun dans des camps, ont été observés dans des
régimes de parti monopolistique.7(*)
Les régimes totalitaires, explique-t-il davantage, se
situent à l'extrême opposé des régimes
démocratiques qu'il qualifie de
« constitutionnels-pluralistes » parce qu'ils acceptent la
lutte partisane pour l'exercice de l'autorité et que cette lutte est
réglementée par une constitution. Un régime
démocratique se distingue de prime abord par la rivalité entre
des partis pour le recrutement du personnel politique, rivalité qui
conduit nécessairement à l'organisation régulière
d'élections libres et donc à l'alternance. Vient ensuite la
séparation effective entre le pouvoir exécutif, le pouvoir
législatif et le pouvoir judiciaire. Ces éléments
réunis, il s'ensuit le respect des droits et libertés des
citoyens. Rien donc à voir avec un régime totalitaire où
tout individualisme est non seulement prohibé mais puni. Le
régime démocratique accepte l'absence d'unanimité, les
rivalités économiques entre les groupes, la mise en question des
fondements de son existence. Or, l'essence du régime de parti
monopolistique est d'offrir une façade d'unanimité.
L'opposition entre la démocratie et le communisme
implique aussi l'opposition entre le socialisme et le capitalisme. Et suivant
leurs promoteurs, il s'agit de l'opposition entre Marx et Tocqueville qui
défendent respectivement la théorie communiste et la
théorie libérale.
3- La lutte des classes : Aron face à
l'antithèse Tocqueville - Marx
Tocqueville et Marx cherchent tous les deux le principe
dominant des sociétés modernes (industrielles). La
société industrielle étant établie, il existe
forcément des entrepreneurs et des ouvriers, des détenteurs des
moyens de production et des travailleurs, des capitalistes et des
prolétaires. Ils sont donc d'accord sur le fait que le
développement des sociétés industrielles crée des
conflits à l'intérieur du monde du travail.
Mais Marx tient cela pour essentiel. Tandis que pour
Tocqueville le fait initial, le fait social majeur est l'effacement des
inégalités sociales, l'égalité devant la loi, il
tient pour fait majeur le développement de l'industrie lui-même,
qui crée un conflit nouveau et fondamental : le conflit des
prolétaires et des capitalistes.
Sans doute l'organisation du travail recrée une
nouvelle inégalité entre les entrepreneurs et les ouvriers mais
cela est aux yeux de Tocqueville un phénomène parmi tant
d'autres, à l'intérieur des sociétés
démocratiques animées par l'esprit d'entreprise. De l'avis de R.
Aron, «Tocqueville reconnaît dans l'esprit d'industrie, l'esprit de
négoce et d'argent, l'esprit de notre société. Marx aurait
accordé que les sociétés modernes sont
obsédées par le souci de faire de l'argent.8(*) »
En effet, dans la théorie marxienne de la politique,
théorie que Marx appelle lui-même matérialisme historique
par opposition à la dialectique idéale de Hegel, toute
société jusqu'à présent n'a été
caractérisée que par la lutte des classes ; dans toutes les
sociétés, il y a une classe dominante et une classe
dominée, une classe qui exploitait et une classe qui était
exploitée. Dans le Manifeste du parti communiste, il affirme
avec Engels que
la société bourgeoise moderne,
élevée sur les ruines de la société féodale,
n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de
nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de
lutte à celles d'autrefois.9(*)
Dans toutes les sociétés, poursuivent-ils,
l'Etat est l'instrument à l'aide duquel la classe dominante maintient
l'exploitation de la classe dominée ; l'Etat n'est donc rien de
plus que l'organe d'exploitation d'une classe par une autre. Il faut donc le
faire disparaître par la dictature du prolétariat et assurer ainsi
aux masses une vie meilleure.
Or, pour Aron et Tocqueville, la responsabilité des
inégalités sociales n'est pas forcément imputable à
la bourgeoisie qui n'a pas toujours détenu l'autorité. Tel que le
découvre Hannah Arendt à leur suite, la bourgeoisie est la seule
classe, jusque-là dans l'histoire à avoir obtenu la domination
économique sans briguer l'autorité politique :
La bourgeoisie s'était établie dans et
même temps que l'Etat-nation, lequel régnait pour ainsi dire par
définition sur et par-dessus une société de classes.
Même quand la bourgeoisie se fut d'ores et déjà
instituée en classe dirigeante, elle laissa à l'Etat toutes les
décisions d'ordre politique. [...] les tentatives de la bourgeoisie de
se servir de l'Etat et de ses instruments de violence à ses propres fins
économiques ne réussirent jamais qu'à demi.10(*)
En analysant la lutte historique au travers de l'histoire de
l'humanité, on voit que le monde a toujours été
partagé en deux : les maîtres contre les esclaves, les serfs
contre les seigneurs, la noblesse et le clergé (les
privilégiés) contre le tiers-état, les monarchistes contre
les républicains, puis, la division que Marx a lui-même
opérée entre le socialisme et le capitalisme. La dernière
division en date, celle qui oppose les régimes pluralistes aux
régimes totalitaires, procède toujours de cette conception
marxienne. Cette situation est-elle explicable par la dialectique du
maître et de l'esclave de Hegel ou par la mauvaise foi de la bourgeoisie
? Il est difficile de trancher si on explique l'origine de la
société elle-même tantôt par une fiction
méthodologique comme le font les contractualistes, tantôt par la
nécessité.
Pour Tocqueville, les crises économiques ne sont pas
dues au mouvement historique. Il n'a donc pas, dit Aron, le « sens
apocalyptique » comme Marx. Les crises lui semblent liées
à l'extraordinaire agitation des citoyens, à leur désir de
créer, d'entreprendre, de s'enrichir, au mouvement perpétuel des
hommes et des affaires. Ces crises industrielles, ajoute-t-il, semblent faire
partie intégrante de notre société, et il y a peu de
chances de les faire disparaître. Selon l'interprétation de R.
Aron,
Marx pensait que les sociétés capitalistes
étaient affectées de contradictions fondamentales, que, par
conséquent, elles iraient vers une explosion révolutionnaire et
qu'au de-là de l'explosion révolutionnaire surviendrait un
régime socialiste en une société homogène, une
société sans classes.11(*)
L'origine des inégalités peut être
diversement expliquée mais la réalisation d'une
société sans classes est plus facile à dire qu'à
faire. Il est donc évident que la suppression des
inégalités sociales serait la suppression de la
société elle-même. Et c'est ce que soutient Tocqueville en
estimant que la tendance la plus forte est non pas celle à
l'égalisation des fortunes, mais celle à la réduction des
inégalités extrêmes, avec une masse croissante
attachée à l'ordre social, comme c'est le cas de la
société américaine.12(*)
Selon Aron, Tocqueville, à partir d'une analyse
politico-sociale, a eu, sur certains points décisifs une vue plus juste
de ce que serait la société de l'avenir que Marx. La situation
démocratique dans laquelle nous vivons maintenant donne raison au
premier qui avait conçu la dualité possible des
sociétés démocratiques, les unes libérales, les
autres despotiques. Le second avait proclamé lui la lutte fatale entre
le prolétariat et la bourgeoisie. En effet, Tocqueville constatait un
mouvement presque irrésistible vers la démocratie,
c'est-à-dire vers l'effacement progressif des différences de
statuts, la tendance au nivellement des conditions de vie. Marx avait, selon
Aron, une perspective à la fois voisine et toute différente.
« Il observait, au début du XIXe siècle, le
développement des forces productives, mais il croyait que cette
croissance, dans le cadre du capitalisme, entraînerait une lutte de
classes d'une intensité accrue »13(*). Ce qui est démenti par
la réalité socio-politique actuelle. Non pas qu'il n'existe pas
de lutte de classes, mais que cette lutte n'est pas aussi inéluctable
qu'il l'a pensée.
Selon l'arbitrage aronien, le nivellement démocratique
de Tocqueville l'emporte sur la lutte des classes de Marx. Aujourd'hui, nous
constatons que les distinctions d'état ou d'ordre, au sens de
l'Ancien Régime, ont effectivement disparu. Toutes les
sociétés sont, en un certain sens, populaires,
égalitaires, du moins dans leur idéologie. Aux Etats-Unis,
dit-il, on se réclame du comon man, en Russie
soviétique du prolétariat, en France du peuple. Chacun admet
verbalement que l'origine de tout pouvoir, c'est l'homme de la rue même
si ce dernier a l'impression de ne pas exercer d'influence sur le cours des
destinées nationales. Tout le monde vote même si cela ne sert
à rien. Nous sommes tous des citoyens, des travailleurs, des
prolétaires ou des comon men, ce qui n'empêche pas que
des différences subsistent entre les hommes, qu'il s'agisse des revenus,
des manières de vivre, des manières de penser, de prestige, de
participation au pouvoir.
La lutte des classes est donc, selon Aron, une collaboration
des classes et non une lutte à mort.
Entre les employés et les employeurs se
développe, plus ou moins vive, une opposition qui, en
réalité, porte sur la répartition des revenus (ou de la
plus-value) de l'entreprise. Plus généralement, une lutte ouverte
ou masquée pour la distribution du produit national agite les
sociétés industrielles de type occidental. La lutte entre les
salariés et les employeurs (éventuellement l'Etat) se manifeste
de la manière la plus visible et ressemble, au premier abord, à
la lutte de classes conçue par Marx. En fait, il en va
autrement.14(*)
Il ne faut pas oublier, rappelle-t-il aux marxistes, qu'il y
a une rivalité légitime et inévitable, pour la
répartition des ressources collectives, et des controverses ou des
conflits dont l'enjeu est l'organisation la meilleure de la
société. Les contestations appartiennent au train de vie normal
des sociétés industrielles où l'harmonie des contraires
trouve son application. Mais il ne s'ensuit pas qu'on doive admettre la version
messianique selon laquelle la lutte des classes est non seulement
légitime et nécessaire mais providentielle, qu'elle a la vertu
miraculeuse de mettre définitivement fin à un moment donné
de l'histoire, à l'exploitation et à l'injustice.
Ce messianisme est d'autant plus réfutable que plus
nous constatons que la rivalité des groupes sociaux est légitime
et nécessaire, moins nous avons des motifs de penser qu'à un
certain moment cette rivalité sera sans objet. Pourquoi les citoyens
cesseraient-ils un jour de discuter de la répartition la plus
équitable ou la plus favorable des ressources collectives ? Les
antagonismes ont toute leur raison d'être comme les partis d'opposition
ont leur raison d'exister à l'intérieur d'un système
politique. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de ce travail.
En outre, Marx a démontré, comme il le dit
lui-même, premièrement que l'existence des classes ne se rattache
qu'à certaines phases historiques du développement de la
production ; deuxièmement que la lutte des classes mène
nécessairement à la dictature du prolétariat ;
troisièmement que cette dictature n'est elle-même que la
transition à la suppression de toutes les classes et à la
réalisation de la société sans classes. C'est
précisément ces trois propositions qui sont fausses, pensent Aron
et aussi Karl Popper. Ce dernier parle de misère de l'historicisme dans
son ouvrage ainsi intitulé.
S'interrogeant à nouveaux frais dans La
quêté inachevée, Popper remarque que c'est toute la
théorie marxiste qui est « scientifiquement
fausse ». Le communisme promet l'avènement d'un monde
meilleur. Il affirme être fondé sur la connaissance : celle
des lois du devenir historique et de la violence révolutionnaire. Le
marxisme est ainsi une « croyance dangereuse »,
« dogmatique », une « incroyable arrogance
intellectuelle ».
Dès que j'y portai un regard critique, les vides,
les lacunes, et les incohérences de la théorie marxiste devinrent
évidents. Considérez la thèse centrale sur la question de
la violence, celle de la dictature du prolétariat : qui
était le prolétariat ? Lénine, Trotski, et d'autres
dirigeants ? Jamais les communistes n'avaient une majorité. Ils
n'étaient pas majoritaires, même parmi les ouvriers d'usine.
(...) L'argumentation marxiste consiste en une prophétie
historique, combinée avec un appel implicite à la loi morale
suivante : Appuyez l'inévitable !15(*)
Ce rejet du marxisme ne relève pas de la philosophie
des sciences ou de l'épistémologie contemporaine qui stipulent
que toute vérité est historique, provisoire et jamais
définitive, c'est-à-dire culturellement, socialement et
temporellement déterminée. Il ne s'inscrit pas non plus dans la
mouvance de ceux pour qui la pensée est affaire de circonstances. Il ne
se fonde même pas sur les nombreuses contradictions de la théorie
marxiste dans le cadre desquelles la vengeance du prolétariat ne
supprime pas l'oppression. Il est plutôt justifié par l'essor
actuel des sociétés capitalistes. Peut-être que le temps
indiqué pour l'autodestruction n'est pas encore arrivé, auquel
cas les marxistes doivent s'armer de patience. Mais qu'ils aient à
l'esprit, selon Aron, que Marx lui-même disait savoir une seule chose,
c'est qu'il n'est pas marxiste, comme pour dire qu'il ne croyait pas
lui-même à ses spéculations intellectuelles.
Toutefois, convenons avec Vittorio Hösle
qu' « en dépit de ses défauts
particuliers, la philosophie de Marx peut revendiquer le rang de
première esquisse de philosophie de
l'économie. »16(*)
Mais cette philosophie de l'économie n'est pas moins
critiquée par R. Aron.
CHAPITRE II
LA PHILOSOPHIE DE L'ECONOMIE
Entre la philosophie du gouvernement et la philosophie des
relations internationales, il y a, chez Raymond Aron, une philosophie de
l'économie qui permet de comprendre non seulement la structure des
régimes politiques, mais aussi la nature des relations
extérieures des Etats. Marx est passé par là mais a, selon
Aron, mal apprécié le rôle de l'économie.
1- La prééminence du politique sur
l'économique
Il ne faut pas céder à la tentation de faire du
système économique un critère de classification des
régimes politiques, comme l'a fait Marx. Certes, le système
économique détermine un type social. Mais il ne dit rien du
régime politique de cette société. Aujourd'hui, le
communisme de type marxiste n'existe nulle part. Même la Chine communiste
se veut effectivement capitaliste.
Marx cherchait dans les transformations de l'économie
l'explication des transformations sociales et politiques. Ce qui conduit
à une affirmation de la primauté de l'économie sur la
politique. Nous précisions au début de cette recherche qu'une
classification moderne et contemporaine des régimes politiques repose
sur le caractère industriel des sociétés actuelles, mais
il s'agissait, pour Aron, plus d'un ordre méthodologique que d'un ordre
doctrinal. Du moins, l'expérience montre selon lui, que
l'hypothèse marxiste de la détermination unilatérale de la
politique par l'économie est fausse. A l'origine de la
société industrielle de type soviétique par exemple, on
trouve d'abord et avant tout un événement, une révolution,
celle de 1917.
Manifestement, affirme Aron, « les
caractéristiques majeures de l'économie soviétique
dérivent, partiellement au moins du parti et de son
idéologie ».17(*) On ne peut donc comprendre l'économie d'un
pays séparément de son régime politique.
Enfin, conclut-il,
la planification de l'économie soviétique
est le résultat direct de décisions prises par les dirigeants du
parti, de décisions prises par le système social particulier
qu'on appelle politique. L'économie soviétique est au
suprême degré dépendante à la fois du régime
politique de l'Union soviétique et des programmes d'action des
dirigeants du Parti à chaque instant.18(*)
Cette politisation de l'économie montre que le
système économique n'est pas moins influencé par le
système politique et qu'inversement celui-ci par celui-là.
D'après Aron, Marx avait alors tort de renverser unilatéralement
la pyramide hégélienne en estimant que le mode de production de
la vie matérielle détermine le processus social, intellectuel et
politique. En effet, le matérialisme historique affirme que le mode de
production est le fait historique de base, son évolution conditionne le
déroulement de l'histoire. Les modes de production de la vie
matérielle constituent l'infrastructure ; les superstructures
conditionnées par celles-ci sont les constructions juridiques,
intellectuelles, morales, artistiques, etc.
Ce qui est directement perceptible, c'est que les deux
possibilités sont présentes : l'idéologie dont se
réclame le régime communiste pose le primat de l'économie,
tandis que l'idéologie dont se réclame le régime
démocratique pose le primat de la politique. Si l'économie
communiste est l'effet d'une certaine politique, l'économie
démocratique est l'effet d'un système politique qui accepte sa
propre limitation. Dans un régime de séparation de pouvoirs en
effet, les décisions économiques sont diversement prises par les
économistes et les groupes de pression. De là, Aron
décèle aussi l'origine politique des classes qui, dans un
régime libéral, s'organisent et s'hiérarchisent
elles-mêmes ; alors que dans un régime autre, elles sont
interdites de toute activité.
Ainsi,
de même que nous avons trouvé la
volonté politique à l'origine du système
économique, nous trouvons un mode d'exercice de l'autorité, un
régime politique à l'origine des classes sociales, du
degré de conscience de classes, du degré de
perméabilité des groupes sociaux à la
société globale.19(*)
Mais il ne faut pas non plus céder, prévient
Aron, à la tentation de substituer à la doctrine d'une
détermination unilatérale de la société par les
phénomènes économiques une doctrine qui serait tout aussi
arbitraire que la détermination de la société par les
phénomènes politiques. L'une et l'autre, estime-t-il, ne sont
pas absolument vraies. Il n'est pas vrai qu'une certaine économie
étant donnée, il s'ensuit un régime politique
déterminé et un seul. Idéologiquement, nous l'avons dit,
le capitalisme correspond à la démocratie, et le socialisme au
communisme ; mais, pratiquement, les conséquences
économiques des systèmes politiques et les conséquences
politiques des systèmes économiques ne sont pas forcément
logiques. Soit un certain état de développement des forces
productives, différentes modalités de l'organisation des pouvoirs
publics sont possibles ; de même, si on se donne par la
pensée un certain type de régime, le régime parlementaire
par exemple, on ne peut pas prévoir ce que sera le système ou le
fonctionnement de l'économie.
Dès lors, il nous faut redéfinir le primat de la
politique par rapport à l'économie. Déjà, il ne
s'agit pas d'un primat causal de type politique et économique.
Aron recentre alors le débat sur la notion de la
liberté, essence de tout homme, dessein de toute communauté
politique. A ce niveau, on s'aperçoit tout de suite que la
réduction du chômage ou le taux de croissance ne disent rien de la
liberté humaine qui est plutôt fonction du type de régime
politique. Samory Touré n'avait-il pas raison de préférer
la liberté dans la pauvreté à la richesse dans la
servitude ? Montesquieu tranchait en disant que l'économie est
richesse dans la pauvreté, sagesse dans la médiocrité.
Dans tous les cas, les régimes communistes, fondés sur la
planification de l'économie, ont été jusque-là
liberticides. De l'ex URSS à la Chine maoïste en passant par la
Corée du nord ou Cuba, la liberté y a « laissé
des plumes ».
Par rapport donc à l'homme, le politique est plus
important que l'économique. De l'avis de R. Aron,
les philosophes ont toujours pensé que la vie
humaine est pour ainsi dire constituée par les relations entre les
personnes. Vivre humainement c'est vivre avec d'autres hommes. Les relations
des hommes entre eux sont le phénomène fondamental de toute
collectivité. Or, l'organisation engage plus directement la façon
de vivre que tout autre aspect de la société.20(*)
Ainsi, la vie essentiellement humaine est la vie politique, il
n'y a pas de vie sociale sans une autorité organisée et le style
de l'autorité est lui-même caractéristique de
l'humanité des relations sociales. Lorsque Rousseau développait
la théorie du contrat social, il découvrait à la fois,
selon Aron, la genèse théorique de la collectivité et
l'origine légitime du pouvoir. Ce n'est donc pas le facteur
économique qui détermine le type de régime politique.
Pour Aron, l'économie n'est pas un critère
décisif de classification des régimes politiques et les rapports
entre l'économie et la politique se soldent par la
prééminence de la seconde sur la première. Demander par
exemple quelle est la politique économique d'un Etat revient directement
à s'interroger sur le type d'économie que les dirigeants
politiques de cet Etat ont mis sur pied.
Ce problème de primat réglé,
intéressons-nous maintenant à l'importance des systèmes
économiques qui étaient implicitement en compétition dans
la relation économie - politique.
2- Economie planifiée et économie de
marché
Economie dirigée, économie centralisée et
économie planifiée sont autant des synonymes de l'économie
de plan comme le sont l'économie privée et l'économie
libérale à l'économie de marché. L'expression
« économie planifiée » pourrait prêter
à équivoque. Clarifions-la en disant qu'il ne s'agit pas de la
programmation en plans quinquennaux ou triennaux comme c'est le cas dans les
systèmes économiques, mais de la centralisation par l'Etat de
toutes les activités productives comme le veut le système
socio-économico-politique socialiste.
Pour R. Aron dont l'économie politique vise à
promouvoir le capitalisme, il n'y a pas de doute que l'économie
socialiste qui s'acharne contre la propriété privée soit
vouée à l'échec. Entre l'économie de plan que
prône le système socialiste, et l'économie de marché
que prône le système capitaliste, la seconde est, selon lui, celle
qui convient le mieux aux sociétés industrielles.
On sait que c'est le pessimisme de Marx qui l'avait
rapproché de David Ricardo, et conduit à l'adoption du
système socialiste. Il était question pour lui d'en
découdre avec le capitalisme, et le socialisme lui offrait les meilleurs
moyens de lutte. Mais les pays qui ont essayé ce système
économique se sont désagrégés progressivement, et
ceux qui continuent de le pratiquer sont confrontés à des graves
pénuries. La défaite de l'Allemagne nazie était
directement liée à sa politique économique qui
créait la famine à l'intérieur du pays en vidant et en
canalisant les ressources totalisées vers les nombreux fronts de guerre.
C'est non moins pour la même raison que l'Union Soviétique se
désagrégera.
Intéressons-nous de près aux
caractéristiques essentielles de l'économie planifiée que
sont le collectivisme des masses et la collectivisation des terres. Ainsi que
le décrit Aron,
toute économie planifiée du centre est
potentiellement une économie de guerre - ou, si l'on veut, tout
organisme de planification, maître de l'ensemble des ressources
nationales, choisit les emplois finaux qu'il juge prioritaires. [Dans un
régime communiste], l'armement jouit de cette priorité, les
investissements viennent ensuite, la consommation civile à la fin, quand
elle n'est pas tout simplement ignorée (soulignée par
nous)21(*).
C'est d'ailleurs la raison pour laquelle les échecs
sociaux, médicaux et économiques de l'URSS contrastaient avec ses
succès militaires, spatiaux et scientifiques.
« Anémié mais formidable, dit Pascal Bruckner, il
alimentait d'un même geste l'effroi et le
mépris »22(*). On sait que les économies qui avaient
tragiquement échoué étaient celles de la Russie de Staline
et de Brejnev ou celle de la Chine du Grand Bond en avant. Parmi les pays en
voie de développement, ceux qui sont mal en point sont bien ceux qui ont
copié les recettes soviétiques ou maoïstes. Se voulant aussi
libéral comme Aron, Jean-François Revel déclare
que :
Jamais aucune expérience n'avait abouti en un aussi
bref délai à un échec aussi absolu, et aussi autonome,
conséquences de ses seuls vices internes, à l'exclusion de tout
facteur externe, cataclysme naturel, épidémie ou défaite
militaire.23(*)
Mais les communistes, ajoute-t-il, n'ont jamais reconnu leurs
propres échecs ; ils excellent au contraire dans l'art de
trouver des causes externes. Suivant la règle selon laquelle il faut
toujours s'en prendre à quelque chose, ils accusent
généralement les phénomènes naturels ou à
défaut, l'émiettement démocratique. Pour eux, dit Revel,
le communisme n'est pas de ce monde et son échec est imputable au monde,
non pas au concept communiste. Partout où s'est réalisée
la collectivisation des terres, a suivi une
famine délibérément orchestrée par
l'incompétence agronomique. Il s'agit là d'une « famine
politique » selon l'expression de Jean-Louis Margolin qui qualifiait
ainsi la grande famine orchestrée par Mao par sa politique du Grand Bond
entre 1959 et 1961.
En ce qui concerne l'Union Soviétique, la situation que
décrit Aron n'est guère reluisante :
Bien loin que la réussite économique puisse
compenser la perte des libertés, cette perte même s'avère
contre-productive. [...]. L'aberration du soviétisme tient à
l'extension de l'autoritarisme, partiellement nécessaire dans la
production, à l'économie tout entière au point de
l'ériger en principe du régime, alors qu'il ne constitue qu'un
aspect du système institutionnel.24(*)
Aron affirme ainsi « la supériorité
des économies mixtes sur le soviétisme » car,
relève-t-il,
Plus généralement, tous les
témoignages directs, toutes les observations sur place
révèlent l'inefficacité ou, pour parler le langage de
Maurice Duverger, l'irrationalité du socialisme à la mode
soviétique. Double irrationalité : la planification
centralisée et autoritaire avec un régime de prix arbitraire
aboutit au gaspillage du capital, à la simultanéité des
projets, multiples et grandioses [...] Irrationalité aussi dans
l'entreprise, soit que l'indicateur provoque une répartition non
conforme aux besoins, des diverses sortes de produits, soit que les
travailleurs répondent par la « paresse » à
leurs conditions de vie et une organisation autoritaire.25(*)
De fait, Revel se veut catégorique :
l'économie de marché, fondée sur la liberté
d'entreprendre et le capitalisme démocratique, un capitalisme
privé, dissocié du pouvoir politique mais associé à
l'Etat de droit, cette économie-là seule peut se réclamer
du libéralisme. Et c'est elle qui est en train de se mettre en place
dans le monde, souvent à l'insu même des hommes qui la consolident
et l'élargissent chaque jour. Non pas qu'elle soit la meilleure, ni la
pire. C'est qu'il n'y en pas d'autre, sinon dans l'imagination. C'est selon lui
ce que disait Francis Fukuyama dans sa Fin de l'Histoire en 1989. Il
décrivait le « point final de l'évolution
idéologique de l'humanité et l'universalisation de la
démocratie libérale occidentale comme forme finale du
gouvernement humain. » Cela se justifie selon Revel par le fait que
le libéralisme ne propose pas, comme le communisme, la
réalisation d'une société parfaite et
définitive.
Le capitalisme, ajoute-t-il, n'apporte certes pas
l'égalité, mais le communisme encore moins, et, lui, sur fond de
pauvreté générale. Mais très souvent, le
débat est truqué quand on juge le communisme sur ce qu'il est
censé apporter et le capitalisme sur ce qu'il apporte effectivement.
Aron relevait que la condamnation fortuite du régime libéral
provenait du fait qu'on le compare, en tant que régime possible et
réel, avec un régime utopique. Il énonce ce constat ainsi
qu'il suit :
Le régime communiste ne veut pas être compris
par ce qu'il est mais parce qu'il sera ; le communisme se définit
moins par sa pratique actuelle que, au moins à ses propres yeux, par
l'idée qu'il se fait de lui-même et par les objectifs qu'il
prétend atteindre. Aussi ne peut-on étudier le communisme
abstraction faite de ce qu'il veut accomplir. [...] [Au contraire], les
régimes pluralistes tels qu'ils fonctionnent constituent la
réalité sans trahir l'idée qui les inspire.26(*)
Aron comme Tocqueville sont d'accord avec ce rôle
égalisateur de l'économie libérale. L'étatisme ou
le totalitarisme économique attribué à tort ou à
raison à Marx n'engendre quant à lui que misère, injustice
et massacres, non par de contingentes trahisons ou malchances mais par la
logique même de sa vérité profonde.
Pour Vittorio Hösle, le marxisme n'a pas seulement
proposé une solution impropre, la solution socialiste s'est
révélée essentiellement plus ineffective que celle de
l'Etat social ; Marx reste lui-même captif de l'économisme du
XIXe siècle, car au fond, lui aussi admet que la
résolution des problèmes économiques résout
automatiquement les questions politiques. Le marxisme poursuit-il, ne voit pas
par exemple que l'aliénation de l'homme ne dépend pas uniquement,
ni même en premier lieu d'une forme déterminée de
l'économie, alors qu'il est manifeste que le caractère de
marchandise de toutes les valeurs n'est pas éliminé par la
transformation en société et par l'étatisation. Un
changement de conscience est ici nécessaire, et ne pourra pas à
vrai dire intervenir sur une base matérialiste.27(*)
Actuellement, notons-le, il existe un vocabulaire de
réprobation du système capitaliste. Intellectuels, hommes
politiques, hommes d'Eglise dénoncent les méfaits chaotiques du
capitalisme dans les pays qui avaient connu les structures rassurantes et
stables du socialisme réel et qui avaient entrepris, avec l'effondrement
du communisme, de démanteler leurs économies administrées.
Mais la question demeure : comment peut-on ranger le capitalisme dans le
postcommunisme ?
Tout compte fait, on s'aperçoit que le socialisme comme
régime de justice et d'égalité n'a pas les moyens de
réaliser ses rêves. En dehors de la comparaison de la perfection
de ce qui n'existe pas (l'utopie communiste) avec les imperfections de ce qui
existe (le capitalisme), il reste et demeure, selon Aron, un mythe.
3- Le mythe du socialisme
Qu'il s'agisse du marxisme-léninisme, du
marxisme-nazisme ou du marxisme-maoïsme, aucun n'a réussi à
réaliser l'utopie socialiste.
Quiconque a des vues justes peut se rendre compte qu'aucune
des justifications avancées depuis 1917 en faveur du communisme
réel n'a résisté à l'expérience ; aucun
des objectifs qu'il se targuait d'atteindre n'a été
atteint : ni la liberté, ni la prospérité, ni
l'égalité, ni la paix. Si bien qu'il a disparu sous le poids de
ses propres vices plus que sous le coup de ses adversaires.
Pour Raymond Aron, le socialisme repose sur un triple mythe
qui, en attendant sa marche vers la démocratisation réelle, le
condamne à la propagande et à l'illusion de l'espoir. Il s'agit
du mythe de la révolution, du mythe de la gauche, et du mythe du
prolétariat. L'unité de ces trois mythes constitue la nature du
régime soviétique et partant, de l'Internationale socialiste.
La gauche, s'oppose en tant que telle à la droite. On
pourrait faussement croire que la gauche représente l'opposition
à un pouvoir, mais même étant au pouvoir, la gauche reste
la gauche. En effet, remarque Aron,
La gauche se donne pour anticapitaliste et combine, en une
synthèse confuse, la propriété publique des instruments de
production, l'hostilité aux concentrations du pouvoir économique
baptisés trusts, la méfiance à l'égard des
mécanismes du marché. Serrer à gauche - keep left
- sur la voie unique, c'est aller vers les nationalisations et les
contrôles vers l'égalité des revenus.28(*)
Ces caractéristiques se résument, poursuit Aron,
en la « dissociation des valeurs », « la
dialectique des régimes » et l'idéalisme. Empreinte de
marxisme, mais d'un marxisme peu doctrinaire, la gauche souscrit
spontanément à la philosophie de Jaurès, qui combine des
éléments marxistes avec une métaphysique idéaliste
et une préférence pour les réformes. Ainsi, la gauche est
formée dans l'opposition, définie par les idées. Elle
dénonce un ordre social imparfait comme toute réalité
humaine. Mais une fois victorieuse, responsable à son tour de l'ordre
social, la droite devenue opposition ou contre-révolution, elle parvient
à montrer sans peine qu'elle représente non la liberté
contre le Pouvoir ou le peuple contre les privilégiés, mais un
pouvoir contre un autre, une classe privilégiée contre une autre.
Et c'est ainsi qu'elle se ramène, selon Aron, dialectiquement à
une oppression pire que celle contre laquelle elle s'était
dressée.
C'est cette révolution introuvable qui
représente, selon Aron, le deuxième caractère mythique de
la gauche. Il parle d'ailleurs de « Révolution et
révolutions » car, comme nous l'avons dit plus haut, il y a,
après la grande Révolution initiale, une suite interminable de
révolutions internes au point où, les régimes socialistes
et constitutifs de la gauche, ne savent plus ce qu'ils cherchent et où
ils vont. D'ailleurs, il définit la révolution comme
« la substitution soudaine, par la violence, d'un pouvoir à un
autre. »29(*)
Mais cette Révolution ne peut être
réalisée que par le prolétariat, selon le voeu de Marx. Le
mythe du prolétariat apparaît ainsi comme le troisième
élément du mythe socialiste. Le prolétariat dit Aron est
un concept difficile à définir. Selon la formule marxiste,
« le prolétariat sera révolutionnaire ou ne sera
pas. » Pour Francis Jeanson, « c'est en se refusant
à son aliénation que le prolétaire se fait
prolétaire 30(*)». De l'avis de Jean-Paul Sartre qui se veut plus
explicite, « l'unité du prolétariat, c'est son rapport
avec les autres classes de la société, bref c'est sa
lutte 31(*)».
Pour R. Aron, aucune de ces définitions ne dit avec
précision ce qu'est réellement le prolétariat ; si
celle de Sartre s'en approche, elle ne le dit pas toujours. Non pas que ces
définitions soient mal construites mais que le prolétariat, qu'on
peut dire synonyme de classe englobe aussi bien les fonctionnaires mal
payés, les ouvriers d'usine, les ouvriers manuels et les pauvres sans
emplois. Ces trois types d'hommes n'ont ni la même conscience, ni les
mêmes objectifs. Plus on se rapproche de la hiérarchie, plus on
dédaigne la révolution. Mais là n'est pas le
problème. Le véritable problème c'est que le
prolétariat est victime d'une propagande sur sa libération. Les
régimes socialistes et communistes entretiennent une confusion entre la
« libération idéelle et la libération
réelle », selon l'expression consacrée par Aron. La
propagande marxiste, explique-t-il, tend à répandre la conscience
d'une injustice fondamentale et à la confirmer par la théorie de
l'exploitation. Ainsi qu'il le constate, le niveau de vie n'a pas subitement
changé dans les démocraties populaires de l'Europe de l'Est
soviétisée ; il a au contraire diminué, puisque les
nouvelles classes dirigeantes ne consomment pas moins une moindre part du
produit national que les anciennes. En clair,
Là où existaient des syndicats libres,
n'existent plus que des organismes soumis à l'Etat, dont la fonction est
d'inciter à l'effort, non de revendiquer. Le risque de chômage a
disparu, mais ont aussi disparu le libre choix du métier ou du lieu de
travail, l'élection des dirigeants syndicaux, des gouvernants. Le
prolétariat n'est plus aliéné, parce qu'il possède,
selon l'idéologie, les instruments de production et même l'Etat.
Mais il n'est libéré ni des risques de déportation, ni du
livret du travail, ni de l'autorité des managers.32(*)
En somme, la cumulation de ces trois mythes politiques que
sont le mythe de la gauche, le mythe de la révolution et le mythe du
prolétariat, forme la nature du régime soviétique, qui
est, pour ainsi dire, totalitaire. Aron trouve donc qu'en plus d'être une
utopie comme le sont tous les régimes politiques, le communisme est un
mythe. Il est purement imaginaire, idéel et ses tentatives d'application
sont exactement le contraire de ce qu'il prétend être. En 1977,
soit soixante ans après le début de l'expérience
totalitaire soviétique, il s'interrogeait sur la situation
présente en ces termes :
Que reste-t-il de deux mythes pseudo-scientifiques, l'un
du marxisme - la destruction du capitalisme par ses contradictions internes -,
l'autre du marxisme -léninisme, la transfiguration de la
société ou même de la condition humaine par la suppression
de la propriété privée des instruments de
production ?33(*)
Contre ce qu'il qualifie de sophismes et fausses
subtilités, il donne raison à Soljenitsyne qui, dans sa
Lettre aux dirigeants de l'Union soviétique,
établit le constat de la faillite du marxisme (ou
du marxisme-léninisme), doctrine « caduque » qui a
« irrémédiablement vieilli » et qui,
même dans les quelques décennies où elle était
à son apogée, s'est trompée dans toutes ses
prévisions et qui « n'a jamais été une
science ».34(*)
On remarquera que ce que critique Aron, ce n'est pas tant le
marxisme dont certaines thèses sont vraies et réelles, mais les
marxismes imaginaires, la « vulgate marxiste ».
Les marxismes imaginaires sont de deux tendances : une
tendance intellectuelle et une tendance proprement politique. La tendance
intellectuelle se subdivise elle-même en deux orientations tantôt
parentes, tantôt différentes. Il s'agit de l'école
phénoménologico-existentialiste cautionnée par Sartre
(Critique de la raison dialectique) et Merleau-Ponty (Humanisme et
Terreur), et de l'école dite structuraliste d'Althusser (Pour
Marx, Lire le Capital). Ces deux versions intellectuelles du marxisme
qu'Aron qualifie de « saintes familles » ? en
référence à l'opuscule de Marx intitulé La
sainte Famille - voient en Marx un penseur inégalé et
inégalable. Certes les économistes n'auraient pas pensé
comme ils le pensent aujourd'hui, si Marx n'avait pas existé ; mais
les existentialistes et les structuralistes sont-ils des
économistes ? Il s'agit, dit Aron, de deux
générations de marxistes vulgaires, opposés les uns aux
autres par leur langage et leurs références théoriques,
proches les uns des autres par leur gauchisme de principe, leur
révolutionnarisme verbal, leur indifférence à la recherche
humble et nécessaire des faits.35(*)
Ces deux saintes Familles, poursuit Aron, ont pour principal
mobile la passion politique. L'une et l'autre s'intéressent plus aux
a priori philosophiques qu'à la réalité
historique. Ni Althusser, ni Sartre qui, selon Aron, n'a d'ailleurs pas lu
Marx, n'ont la moindre connaissance de l'économie politique et ne
s'intéressent pas à la planification ou aux mécanismes de
marché. Sartre voulait fonder le marxisme en tant que
compréhension de la totalité historique. Althusser veut quant
à lui dégager du Capital la théorie (ou pratique
théorique) qui, à l'en croire, y serait incluse ; en
d'autres termes, il veut montrer la scientificité du Capital.
C'est ce qui fait dire à Aron que,
Les deux projets, différents, se ressemblent par
leur gratuité, sinon par leur contradiction interne. Comment une
philosophie qui a pour point de départ le caractère translucide
et totalisant (dialectique) du pour-soi (ou de chaque expérience
vécue) pourrait-elle fonder la compréhension rétrospective
d'une totalité historique inachevée ? Comment un philosophe,
ignorant de la science économique, pourrait-il mettre au jour, par
ratiocination intellectuelle, la scientificité du Capital,
également méconnue par les fidèles et les adversaires de
Marx ?36(*)
Ce n'est pas pour autant exempter Marx de tout reproche, mais
c'est que les interprétations et les applications politiques n'ont
souvent rien à voir avec ce que lui-même a dit.
Concernant justement la tendance politique, ses subdivisions
sont aussi nombreuses que le sont les pays qui l'imaginent et l'appliquent et
les circonstances dans lesquelles ils l'imaginent et l'appliquent. Disons un
mot du stalinisme, du maoïsme et du léninisme qu'Aron tient
pour l'interprétation la plus fausse du marxisme; mais laissons de
côté le castrisme dont l'actualité pourrait, comme nous le
craignons, soulever des passions. On peut cependant rassembler toutes ces
espèces en deux groupes : les optimistes et les pessimistes. Le
marxisme optimiste est celui des dirigeants soviétiques qui rattachent
l'orthodoxie idéologique, le terrorisme, les procès, les
excès du parti à la nécessité de
l'édification industrielle ; tandis que la version pessimiste est,
selon Aron, celui qui reprend le mode de production asiatique, explique le
régime soviétique par la bureaucratisation totale de l'existence
et affirme que les phénomènes déplorables sont
inséparables d'un absolutisme bureaucratique, de parti unique et
d'orthodoxie idéologique. Puisque nous nous intéressons avant
tout aux gouvernements qui disent mettre en application la doctrine marxiste,
relevons l'écart qu'il pourrait y avoir entre la pratique et la
théorie classique du marxisme.
De l'avis d'Aron, par fausse interprétation de Marx et
au point de vue économique,
Les bolchéviks avaient seulement quelques
idées directrices : la propriété publique des
instruments de production et la planification. En fait ils ont
immédiatement établi la propriété publique des
instruments de production, ils ont essayé de planifier
l'économie, et ils ont par tâtonnements, par erreurs et par
succès, organisé un régime de direction économique
qui peut se justifier par référence à Marx puisque
celui-ci n'a jamais dit comment on devrait organiser
l'économie.37(*)
Au point de vue politique, la situation était complexe
encore. De l'affirmation marxiste selon laquelle l'Etat est l'instrument de
domination et d'exploitation utilisé par une classe aux dépens
d'une autre, les différents marxistes sont parvenus à
réaliser le contraire, en renforçant davantage le pouvoir de
l'Etat et en sacrifiant ainsi les masses prolétariennes qu'ils devaient
originellement défendre.
Il y a donc là un ensemble de mystifications
faussement attribuées à Marx, mais aussi un ensemble de mythes
politiques dus à Marx lui-même.
Pour Jean-François Revel qui abonde dans le même
sens du mythe socialiste, mais qui n'a d'indulgence ni pour Marx, ni pour les
marxistes, on retrouve dans les sociétés communistes de premier
rayon ? celles qui ont servi de prototypes aux copies plus petites et des
métropoles aux filiales satellites ? une convergence de composantes dont
les résultats cumulés tendent tous à
l'anéantissement des populations. Suivant son analyse,
La première composante est constituée par
les purges périodiques, les exécutions massives, ce que l'on
pourrait appeler la destruction directe. La deuxième est une destruction
indirecte ou différée, par déportation des populations,
[privations, mauvais traitements ou internement dans des camps de
rééducation ou de travail...] La troisième composante est
l'étrange génie que déploient tous les régimes
communistes pour se lancer avec une implacable détermination dans les
transformations économiques, en particulier agricoles, d'une
stupidité qu'on ne peut la croire entièrement involontaire. [...]
La quatrième composante est l'acharnement à détruire toute
culture et à prévenir toute création s'écartant des
dogmes marxistes-léninistes.38(*)
Le socialisme, tire-t-il la leçon, régime de
propagande, de mensonge et d'illusions est de nature intrinsèquement
totalitaire et criminogène. Il reste et demeure l'opium des peuples et
particulièrement l'opium des intellectuels comme l'a été
le lyssenkisme39(*) en
Union Soviétique. Le créationnisme américain barre la voie
à l'évolutionnisme mais Aron et Revel pensent que le
système anglo-saxon n'est pas pour autant idéocratique. Voici ce
qu'en dit Aron :
Intellectuels et militants reprennent le
prophétisme de Marx et tel ou tel de ses arguments avec bonne
conscience, en se démarquant de l'expérience soviétique.
Jurant leurs grands dieux que leur marxisme n'a rien de commun avec celui que
méprise Soljenitsyne, ils continuent de « marxiser »
les universités, les sciences sociales, les revues politiques ou
littéraires - naïvement convaincus que leur
révolution n'aboutirait pas au même despotisme, trop
acharnés à détruire la société
capitaliste-libérale pour s'interroger sur la société
qu'ils édifieraient sur les ruines.40(*)
Que les Etats capitalistes aient commis des crimes, on ne
peut le nier. Tous les Etats en commettent. Outre que les démocraties
capitalistes ont commis des crimes qui n'ont pas le caractère massif et
constant des crimes nazis ou communistes, la différence fondamentale est
ailleurs. Elle est qualitative selon Revel : les démocraties
capitalistes n'ont pas besoin de commettre des crimes pour se maintenir, alors
que les systèmes totalitaires, quels qu'ils soient, ne peuvent pas
survivre sans en commettre. Suivant l'analyse arendtienne,
le régime totalitaire ne peut tenir que dans la
mesure où il est capable de mobiliser la propre volonté de
l'homme pour le forcer à entrer dans ce gigantesque mouvement de
l'Histoire ou de la Nature auquel le genre humain est censé servir de
matériel et qui ne connaît ni naissance ni mort.41(*)
Suivant cette argumentation, le socialisme entend rendre
l'homme libre alors qu'il dit ouvertement s'acharner contre les idées
libérales de 1789. Belle contradiction qui s'illustre dans les faits par
la chosification de l'homme. Les Etats totalitaires, fils aînés du
socialisme, s'efforcent sans cesse - même s'ils n'y réussissent
pas toujours complètement - de démontrer que l'homme est
superflu. C'est bien à cette fin qu'ils pratiquent la sélection
arbitraire des groupes à envoyer dans les camps, qu'ils procèdent
régulièrement à des purges dans la bureaucratie ou le
politburo et à des liquidations massives. Le trait de génie du
communisme a été d'autoriser la destruction de la liberté
au nom de la liberté. Il permettait aux ennemis de la liberté
d'anéantir celle-ci, ou de justifier ceux qui l'anéantissent, au
nom d'un argument progressiste. Il y a là le meurtre de la personne
morale, l'anéantissement de la personne juridique et la destruction de
toute individualité.
Selon Arendt, l'ennui avec les régimes totalitaires,
n'est pas seulement le fait qu'ils manipulent impitoyablement le pouvoir
politique mais l'application de leur prétendue Realpolitik où on
constate un suprême dédain des conséquences
immédiates plutôt qu'inflexibilité, négligence des
intérêts nationaux plutôt que nationalisme, mépris
des considérations d'ordre utilitaire plutôt que poursuite
inconsidérée de l'intérêt personnel. Le
caractère total du socialisme, son ignorance
délibérée des intérêts matériels, son
affranchissement à l'égard du mobile du profit, ses comportements
non-utilitaires en général relèvent donc tout simplement,
dit Arendt, de son essence ironique, hypocrite et démagogique.
Suivant ces descriptions, le dessein socialiste est un
mythe ; son « scientisme » continue à
présupposer qu'il a pour objet le bien-être de l'humanité,
concept profondément étranger au totalitarisme qu'il
réalise.
Faute de s'appuyer sur des faits, reprend Revel, ses propres
preuves le condamnent, le socialisme se réduit à cette croyance
superstitieuse qu'on trouve dans quelque ciel lointain une
société parfaite, prospère, juste et heureuse, aussi
sublime que le monde suprasensible de Platon et aussi inconnaissable que la
« chose en soi » de Kant. De ce qui a été vu
et su jusqu'ici, l'essence du socialisme se traduit, selon lui, dans les
mauvais résultats et les atrocités du communisme. Continuer
d'avoir foi en tel système reviendrait à argumenter que l'erreur
des conséquences prouve l'excellence du principe.
Et Aron de conclure :
Si, selon le mot de Marx, il convient de distinguer ce que
les hommes sont et ce qu'ils croient être, cette distinction vaut tout
spécialement pour des régimes qui se réclament d'une
idéologie. Ces régimes s'efforcent de sauver l'idée qu'ils
se font d'eux-mêmes, même lorsqu'elle a perdu toute relation avec
le réel.42(*)
Ce ton apaisant voudrait signifier que la condamnation du
communisme n'implique pas nécessairement l'exaltation du pluralisme. Ce
dernier n'est pas moins exempt de reproches. Parce qu'ils sont d'ailleurs
deux solutions opposées à un problème identique - le
bien-être social - Aron se propose d'étudier davantage leurs
objectifs et leurs méthodes, à travers les relations qu'ils
entretiennent entre eux, lorsqu'ils sont incarnés dans des Etats.
CHAPITRE III
LA PHILOSOPHIE DES RELATIONS INTERNATIONALES
Dans le précédent chapitre, nous avons
déterminé deux types de régime politique : les
régimes constitutionnels-pluralistes et les régimes de parti
monopolistique, à l'intérieur desquels se rangent les nombreuses
espèces. Ces régimes nous sont apparus diamétralement
opposés quant à leur politique interne. Il nous faut
à présent examiner la nature de leur politique extérieure
et montrer qu'il y a des relations complexes entre la politique,
l'économie et les relations extérieures. En effet, comme nous
l'annoncions dans l'introduction, la politique extérieure d'un Etat
n'est rien d'autre que l'expression de la nature du régime politique
instauré à l'intérieur de cet Etat. De même, le
système économique est tributaire du système politique et
non l'inverse comme s'est trompé à le dire Marx. On
établit finalement que la guerre entre les types de
société industrielle n'est que la guerre des systèmes
politiques et, corrélativement, la guerre des systèmes
économiques : le totalitarisme contre la démocratie, le
socialisme et le communisme contre le capitalisme ou le libéralisme.
1- La complexité des relations
internationales
Ici encore le problème du primat se pose. Les relations
internationales comprennent les relations transnationales, les relations
supranationales, le marché mondial et les relations
interétatiques. Qu'est-ce qui est primordial parmi ces
éléments ? Comme d'habitude, les marxistes, mettent en avant
les phénomènes économiques. Mais il en va autrement pour
R. Aron qui s'étonne qu'
à l'heure actuelle, la représentation du
système économique mondial tient la place du système
interétatique dans les instituts qui se vouent à la peace
research et qui préfèrent ce terme à celui des
relations internationales ou de système interétatique.43(*)
Cela est d'autant plus contestable que si on veut comprendre
la problématique de la paix, il faut directement s'intéresser aux
relations politiques qui sont généralement conflictuelles, avant
d'en venir aux relations économiques qui relèvent en
deuxième ressort des systèmes politiques.
Jean-Jacques Rousseau nous permet d'y voir plus clair,
même s'il ne saisit pas, selon Aron, la complexité des relations
internationales. Pour Rousseau, explique-t-il, il y a avant tout entre les
Etats un état de nature ou de guerre potentielle et cet état
diffère en essence de l'état civil à l'intérieur de
ces Etats. C'est donc le système interétatique qui est
premier : système dans lequel s'intègrent les Etats, chacun
d'eux surveillant l'autre afin d'assurer sa sécurité,
étatique puisque la guerre constitue non pas un rapport entre individus
mais un rapport entre Etats. Il le cite à cet effet :
La guerre n'est point une relation d'homme à
homme, mais une relation d'Etat à Etat dans laquelle les particuliers ne
sont ennemis qu'accidentellement non point comme hommes ni même comme
citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais
comme ses défenseurs.44(*)
Ainsi, ni les assassinats, ni le terrorisme, ni la
compétition économique ne constituent une guerre. Et la guerre
est première parce que si, l'homme est liberté aussi bien dans la
solitude que dans la collectivité, il doit tout d'abord chercher
à se préserver. Mais ce n'est pas pour autant dire comme les
marxistes que l'histoire de l'humanité jusqu'à nos jours n'a
été que l'histoire de la lutte des classes. La liberté
n'est donc pas prioritairement économique. L'homme cherche tout d'abord
à s'affranchir de l'asservissement de l'autre avant de viser le
positionnement économique.
Il n'est pas besoin d'être économiste pour voir
comme Samir Amin que le système économique se divise entre centre
et périphérie. Le centre, constitué des pays
industrialisés « exploite » la
périphérie, constituée de l'ensemble des pays
sous-développés ou en voie de développement. Cette
dualité est aussi perceptible à l'intérieur même des
Etats où un centre des privilégiés et des bourgeois
« exploite » les masses défavorisées de la
périphérie.
Mais cette représentation marxiste ne démontre
pas une fois de plus, aux yeux d'Aron, la primauté du système
économique quant à la détermination des relations
belliqueuses entre les Etats ; elle dit tout au plus et avec raison que
toute fortune se crée et se nourrit de la plus-value. Les guerres
présentes, pense-t-il, ne sont pas, au premier plan, le fait du
capitalisme, elles n'ont jamais été dans les
sociétés anciennes le fait des relations commerciales. Ainsi,
la priorité du système économique,
fondé sur l'inégalité du centre et de la
périphérie, ne se justifierait que par la prédominance
causale des rapports sociaux sur les rapports interétatiques. Mais il
n'en est pas ainsi.45(*)
Ainsi pour R. Aron, système interétatique et
système intraétatique se rattachent certes, mais ne se
déterminent pas mutuellement. L'Union Soviétique,
République impériale, n'appartenait ni au centre, ni à la
périphérie. Les grands événements de
l'après-guerre, notamment la division de l'Europe en deux zones,
décolonisation, sont peut-être une expression du système
économique en évolution ; mais ils lui apparaissent aux
premiers abords comme des péripéties des luttes entre les Etats
organisés et des Etats et des populations soumises à un pouvoir
étranger. De ce point de vue, Lénine, dit Aron, avait tort de
titrer son ouvrage : L'impérialisme, stade suprême du
capitalisme. C'est L'impérialisme de H. Arendt qui
décrit mieux la situation où l'impérialisme est naturel au
régime soviétique, comme volonté d'expansion, alors qu'il
se justifie en pays capitaliste par les besoins économiques. C'est
peut-être bien la raison pour laquelle les concessions faites à
l' « Empire moscovite » - détente, transferts
de technologie -, loin de calmer son appétit impérialiste,
encourageaient son agressivité puisque le soviétisme est tout une
machine à conquérir le monde. « Une politique mondiale
est à la nation ce que la mégalomanie est à
l'individu », disait Eugène Richter, leader du parti
progressiste allemand sous Bismarck. C'est là une idée qui
corrobore celle d'Aron.
Même si les guerres ordinaires ont été
aussi nombreuses que les guerres interétatiques à travers
l'histoire, la distinction entre conflits à l'intérieur de
l'unité politique et conflits entre des unités est manifeste.
Mais ce type idéal rousseauiste de relations internationales ne
reflète pas, selon Aron, la réalité actuelle. Aujourd'hui,
dit-il, il faut compter avec les phénomènes transnationaux,
supranationaux aux côtés des phénomènes
internationaux.
Les réalités transnationales concernent surtout
les multinationales et leurs filiales. Elles constituent un réseau
international contrôlé par la société mère.
Les dirigeants de celle-ci influencent souvent directement les décisions
économiques et politiques des gouvernants des pays affiliés. On
se rappelle encore le rôle politique de la société
pétrolière Elf en Afrique.
Pour Aron, les phénomènes transnationaux
comprennent aussi les idéologies, les croyances, la science. Le
catholicisme par exemple, explique-t-il, est une organisation
hiérarchique supranationale qui ne doit rien au système
économique mais essaye sans trop de réussite de conquérir
idéologiquement le monde46(*). L'Internationale socialiste aussi se veut à
la fois interétatique et transnationale. Le mouvement
marxiste-léniniste tient à la fois d'une religion transnationale
soumise à un pouvoir central, d'une idéologie supranationale
diffusée à travers le monde, incarnée en chaque pays par
un parti national, d'une société internationale,
créée et entretenue par les rapports entre les individus ou des
groupes, appartenant à différents pays.
Quant aux phénomènes supranationaux, ils
englobent les Cours et Tribunaux internationaux, ainsi que l'ONU, sauf
qu'à une différence près, il existe dans cette
dernière un droit de veto pour les membres permanents du Conseil de
sécurité.
Tous ces phénomènes constituent ce qu'on peut
appeler, faute de moyen terme, société internationale. Cela
soulève l'épineux problème de la citoyenneté
mondiale mais nous n'en traitons pas ici. Nous nous bornons à constater
avec Aron que les relations internationales constituent un système. Les
Etats entretiennent, les uns avec les autres, des rapports plus ou moins
réguliers. L'instinct de conservation les amène, malgré
eux, à s'insérer à l'intérieur d'un système.
Tous les Etats d'aujourd'hui appartiennent de quelque manière au
système interétatique, ne serait-ce que par leur appartenance
à l'ONU, et par la présence à l'échelle mondiale
des superpuissances qui les enrôlent.
Suivant cette logique aronienne, le système
interétatique du XVIIIe siècle est
dépassé, mais le système économique ne l'emporte
pas. Dans l'alternative actuelle de paix et guerre, une étude des
relations internationales se doit de mettre au premier rang le système
interétatique car il y a aussi des guerres entre les Etats capitalistes
et ces guerres ne sont pas des guerres systémiques. La distinction de
deux économies mondiales, l'une capitaliste, l'autre socialiste,
centrées l'une sur les Etats-Unis, l'autre sur la Russie n'a pas moins
alimenté la Guerre froide que ces deux « Grands »
ont dirigée. « Mais, conclut Aron, jusqu'à
présent, l'hostilité de bloc à bloc, de régime
à régime l'emporte sur les rivalités
économiques ».47(*)
2- De la guerre des systèmes politiques à
la guerre des systèmes économiques : les racines de la
Guerre froide
D'une manière générale, les historiens
situent l'origine de la Guerre froide dans l'échec de l'application des
accords de paix de la Conférence de Yalta, tenue le 3 février
1945 entre Roosevelt, le président des USA, Churchill, le Chancelier
d'Angleterre et Staline, le président de l'URSS. Ce qui n'est
peut-être pas faux mais la raison décisive est à chercher
ailleurs.
Considérons la thèse historienne. En plus
d'être factuelle, elle correspond à l'affirmation kantienne selon
laquelle « aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si
on l'a conclu en se réservant tacitement matière
future. »48(*)
Dans ce cas en effet, ce serait un simple armistice, et une
suspension d'armes, mais non une paix marquant la fin de toutes les
hostilités. L'armistice est une simple convention par laquelle des
belligérants suspendent les hostilités sans mettre fin à
l'état de guerre. Aussi, la fin de la Deuxième Guerre mondiale
n'était-elle qu'un armistice et non une capitulation effective et une
reddition de la part des adversaires vaincus ? La Guerre froide tire ses
origines de la fin mal négociée du second conflit mondial. Les
causes existantes d'une guerre future, nous enseigne Kant, bien que souvent
ignorées par les parties contractantes, doivent être
anéanties par le traité. Or, dans le cas de la guerre de 1939, on
s'est contenté de discuter du partage du butin de guerre sans projeter
qu'un éventuel partage inégal pourrait créer une tension
que la présence massive d'armes raviverait et appellerait à
l'exhibitionnisme. C'est dire donc qu'il y avait plus à faire.
Essayons à présent de percer le mystère
d'une guerre non classique, une guerre larvée, latente, une guerre non
déclarée mais dont les dimensions dépassent une guerre
ouverte.
En fait, avec la défaite ou le déclin de la
plupart des Etats européens, le vieux système international
s'effondrait, le pouvoir appartenait désormais à deux puissances,
les Etats-Unis et l'Union Soviétique. Mais les vainqueurs de la guerre
ne trouveront jamais le lien susceptible de maintenir leur unité. La
Grande Alliance accouchera d'un antagonisme global entre deux coalitions
hostiles dirigées l'une par les Etats-Unis, l'autre par l'Union
Soviétique, deux pays que tout opposait : leur structure
d'Etats-nations, leur idéologie, leur système économique
et politique. L'après-guerre connaîtra donc une mobilisation
générale de part et d'autre, qui ne débouchera pas sur une
troisième guerre mondiale, mais sur un nouveau conflit, la Guerre
froide, une trêve armée, précaire et dangereuse qui,
jusqu'à sa fin en 1989, va reconfigurer le monde.
Il s'est donc agi d'une guerre des systèmes
politico-économiques : soviétisation ou
« totalitarisation » à l'Est, américanisation
ou démocratisation à l'Ouest de l'Europe. Les Américains
étaient convaincus que l'URSS, Etat totalitaire à
l'intérieur, ne peut mener qu'une politique étrangère
totalitaire, et présente donc une menace militaire immédiate pour
le monde occidental et, a fortiori, pour les USA qui s'en veulent les
gardiens. Le continent européen se trouva ainsi divisé, division
directement perceptible en Allemagne avec le Mur de Berlin. Avec
l'idéologie américaine de l'internationalisme libéral d'un
côté et l'idéologie soviétique à forte
coloration totalitaire et donc expansionniste de l'autre, le choc
s'annonçait explosif, d'où la nécessité de
procéder par pays interposés, à l'exception des pays
africains, asiatiques et sud-américains qui avaient décidé
de ne pas s'aligner et de constituer ainsi une troisième voie
appelée Tiers-monde. Pour les Américains, il s'agissait de
constituer un contrepoids contre le projet idéologique totalitaire
soviétique. Du coup, on s'interroge sur le contenu de la diplomatie
d'après-guerre. Cette question nous permet d'évaluer les
objectifs soviétiques et la nouvelle doctrine de sécurité
internationale.
Pour Daniel Yergin, « L'origine de la guerre froide,
il faut la chercher dans les intérêts et la position des
Etats-nations, ces unités de base de politique
internationale. »49(*)
R. Aron est de cet avis mais son analyse a un parti pris pour
la politique américaine dont l'intérêt est selon lui un
désintérêt qui vise à libérer l'Europe de sa
soviétisation croissante.
En effet, au moment où il engage sa réflexion en
matière de relations internationales, il existe une menace globale,
à la fois intérieure et extérieure, provenant d'un
système idéologique mondial, le communisme soviétique.
Pour lui, l'opposition Est - Ouest, même si elle pouvait connaître
des accalmies et des périodes de négociations qu'il va d'ailleurs
recommander, était permanente. Dans un article paru dans Le
Figaro du 15 septembre 1948 et intitulé « Le grand
dessein de Staline », Raymond Aron présentait une vision
d'ensemble de la politique stalinienne : « soviétisation
accrue de l'Europe orientale pouvant conduire à terme à une
véritable fusion avec l'URSS, effort d'expansion révolutionnaire
en Asie »50(*).
Consolidation du glacis, progression en Asie par la guerre civile,
affaiblissement de l'intérieur des démocraties occidentales, tels
étaient, selon lui, les objectifs soviétiques. Cela est d'autant
plus redoutable que le stalinisme qui est au pouvoir est à la fois une
idéologie, un mode d'action et un système. Sorti du
marxisme-léninisme, le stalinisme est aussi la marque d'une
volonté farouche de domination et d'un esprit capable d'une suspicion
sans borne. Il se maintient grâce à une police secrète et
aux camps de concentration. Il exerce un pouvoir arbitraire et capricieux.
D'après lui, une telle pratique n'est vraiment pas la bienvenue en
Europe.
D'un autre côté, les Américains ont
toujours pensé qu'une communauté juridique internationale,
fonctionnant selon les règles justes et attachée à des
valeurs communes, pourrait remplacer un système international
marqué par une anarchie souvent brutale et par l'équilibre des
puissances. Les USA n'accepteraient d'entrer dans ce vieux système que
pour le réformer. La réforme consiste en une ligue des nations,
la fin des empires établis, la non reconnaissance des
révolutions, les libertés démocratiques et les droits de
l'homme, la réduction des armements, la foi dans une « opinion
publique éclairée », et, en matière
économique, une politique de la porte ouverte étendue au monde
entier. L'objectif économique constitue un élément du
tableau, un élément seulement. En plus, les Etats-Unis se
considèrent eux-mêmes comme une puissance
désintéressée, innocente, dont les désirs et les
buts sont censés exprimer les souhaits de tous les peuples, et qui ne
pourrait échapper à ses responsabilités. Le projet de la
démocratie américaine, c'est l'Amérique elle-même,
son rayonnement, sa grandeur et sa vitalité. Terre d'exception autant
que d'élection, elle se croit investie d'une mission universelle :
propager la liberté.
Voilà qui les opposait point par point à l'Union
Soviétique dont l'influence s'étendait de plus en plus en Europe
et menaçait la sécurité de celle-ci, surtout en sa partie
occidentale.
En outre, une Europe dévastée par la guerre et
en pleine reconstruction avait besoin dune aide plutôt que d'un
communisme à caractère dominant. C'est ainsi que R. Aron
défendra le Plan Marshall contre ceux qui prétendaient qu'il
réduirait l'indépendance des pays européens :
l'Amérique au contraire ne poussait-elle pas ceux-ci à s'unir
pour recevoir son aide ? Ne serait-ce pas la meilleure garantie de leur
indépendance ?
Mais, le vrai problème était celui de la
sécurité. La Guerre froide, laissant présager une guerre
terrible et fatale, il fallait, par prévention, créer une
Alliance Atlantique susceptible de répondre violemment au Pacte de
Varsovie et assurer ainsi la sécurité de l'Europe qui se
retrouvera malheureusement prise entre deux fers et deux feux. De l'avis de
Pascal Bruckner,
l'existence aux frontières de l'Europe d'une
puissance militaire gigantesque [...], la supériorité en armes
des troupes du pacte de Varsovie donnait aux défenseurs de la
liberté l'ambition et l'énergie d'un grand dessein ; il
s'agissait à la fois de contrer le péril rouge et de souligner
par contrecoup les beautés de la noblesse de la
démocratie.51(*)
Pris dans cette tourmente, les acteurs de cette guerre par
procuration vont s'engager à la recherche de solution faite d'un
mélange de menaces et de négociations. Dans ce duopole, personne
ne veut frapper en premier, mais personne ne veut non plus abandonner le
premier, pour faire place à l'hégémonie de l'autre. C'est
ainsi que vont se multiplier en même temps les doctrines de pacification
et les technologies de fabrication de fusées encore plus redoutables.
3- De la course à la maîtrise des
armements : les vertus de la dissuasion
Examinons ici les deux composantes d'une guerre que sont la
violence et la détente ou négociation. Lorsqu'une guerre
éclate, on emploie la violence pour anéantir l'ennemi et lorsque
celui-ci est anéanti, il signe la reddition pour se tirer d'affaire.
Mais la guerre froide est différente des guerres classiques dans
lesquelles des armées se heurtant, la destruction de l'armée
ennemie signifie la victoire de l'autre. La Guerre froide est complexe et
demande des solutions complexes.
Une première tentative de solution de la Guerre froide
a été le réarmement, proposée par le diplomate
américain Henry Kissinger. Pour ce gestionnaire des crises de l'histoire
américaine du XXe siècle, les Soviétiques ayant
la force militaire terrestre, les Américains devaient intensifier leur
armement nucléaire afin de constituer une force dissuasive. Mais cette
solution paraît impropre à R. Aron qui se demande si la course aux
armements n'est pas plutôt une cause qu'une simple conséquence de
la guerre froide. En effet, vingt ans après le début du conflit,
les crises persistent. L'échec américain au Vietnam, le dialogue
stratégique soviéto-américain, le rôle nouveau de la
Chine, l'évolution du Moyen-Orient depuis la guerre du Kippour, la fin
des accords de Bretton-Woods et la crise du système monétaire
international, la crise de l'énergie, l'effort militaire gigantesque de
l'URSS sur fond de crise du système communiste aux plans
intérieur et extérieur, les attentats perpétrés en
Afrique, toutes ces crises vont commander la « nouvelle Guerre
froide » mais en même temps mener petit à petit vers un
« monde multipolaire »52(*).
On pouvait constater une accalmie apparente, mais cela
relevait plus de la stratégie même de la Guerre froide que de la
paix. Il n'y avait pas d'attaque frontale, mais par petits pays
interposés ou pays tiers.
En effet, remarque Aron, l'équilibre
américano-soviétique reposait sur le fait qu'aucun de deux
partenaires ne s'en prenait directement aux intérêts vitaux de
l'autre, ce qui valait en particulier pour les positions respectives de chacun
d'eux dans les deux Europes.53(*)
En outre, dans sa coalition communiste contre la
démocratie, Moscou utilisait une tactique très prudente :
« progresser le plus avant possible sans commettre aucun acte
susceptible d'apparaître, vu de Washington comme un casus
belli. »54(*)
S'agissant de la bombe atomique que les Américains
avaient utilisée dans les villes japonaises d'Hiroshima et de Nagasaki,
elle n'avait vraiment pas de vertu diplomatique comme ils l'avaient
prétendu. Certes, ils ne la brandissaient pas mais voulaient utiliser ce
qu'il convient d'appeler une « présence latente »
pour peser sur les Russes. Mais plutôt que d'accepter ce sous-entendu,
ces derniers vont entretenir la rumeur d'en posséder eux aussi ; ce
qui rend le climat des négociations encore plus tendu. Le jeu dissuasif
est lancé : chacun de deux dit avoir le potentiel militaire capable
de détruire en une frappe, les armes et les villes de l'autre. Mais
cette menace de représailles massives est-elle crédible et
à même d'arrêter les hostilités ?
L'équilibre des forces, l'histoire de tous les
siècles est là pour en témoigner, n'a jamais
empêché les guerres. Il désigne la capacité de
chacun d'infliger à l'autre, en cas d'agression, des destructions
« intolérables ». Mais il est malaisé de
savoir à l'avance quelle est la valeur exacte d'une armée. Dans
cette optique, Aron affirme que
L'équilibre de la terreur apparaît à
certains comme la garantie de paix, cependant que d'autres esprits craignent le
suicide de l'humanité. Cet équilibre, fondé sur la
capacité des adversaires de s'infliger les uns aux autres des
destructions intolérables, n'est pas définitivement
assuré. L'invulnérabilité des forces de
représailles n'est jamais complète.55(*)
En effet, la crainte de l'apocalypse thermonucléaire
n'établit ni une paix stable, ni une paix universelle. La doctrine des
représailles massives est donc loin d'être une solution à
la Guerre froide. Si la dissuasion peut souvent aider à prévenir
des conflits, elle n'est en soi ni une solution préventive, ni une
solution curative de la guerre. Certes les armes nucléaires inspirent
aux Etats une prudence salutaire, puisque tous craignent
« l'ascension aux extrêmes », expression que Raymond
emprunte à Clausewitz. Mais l'expérience vietnamienne a
prouvé et l'expérience palestinienne prouve encore aujourd'hui
les limites de la dissuasion. Nul ne doute aujourd'hui de la puissance
militaire israélienne comme nul ne doutait dans les années 60
qu'il était dangereux de déclencher la machine militaire
américaine, mais les Nord-vietnamiens et les Palestiniens ont
montré, par leur obstination, les limites de la force des armes. Disons
tout simplement que la toute-puissance militaire n'existe pas. Le cinglant
revers des Talibans en Afghanistan en administrait la preuve : une troupe
d'indigènes, mal armés au début, divisés de
surcroît en tribus hostiles, infligeait au corps expéditionnaire
soviétique sa première défaite et l'obligeait à
plier bagage. Et le scénario n'est pas loin de se reproduire aujourd'hui
avec la coalition des forces atlantiques, engagées dans des guerres de
« subversion » qu'il faut bien opposer aux guerres entre
armées régulières dont l'issue peut être
pronostiquée.
Ainsi, la menace nucléaire, comme tout arsenal
militaire ne suffit pas à prévenir toutes les agressions. La
M.A.D (Mutual Assured Destruction) n'était donc pas la solution
indiquée pour arrêter la Guerre froide.
Les doctrines se succèdent. En cas d'attaque,
il faut répondre proportionnellement et graduellement. Cette
politique de la Flexible Response doit faire suite à
l'attaque ; mais qui prendra la responsabilité de frapper le
premier ? Les Américains maintenaient la théorie du No
first Use et on voyait mal les Russes mettre leur
« fausse » menace à exécution. On appliquait
finalement la politique du Containment c'est-à-dire de
l'endiguement.
Mais Kissinger n'a pas moins proposé la détente.
L'idée que les deux « Grands » devaient s'entendre
afin d'éviter le risque d'une guerre nucléaire tout en soumettant
leur rivalité, dans les zones contestées de la planète,
à une règle de modération, constituait une partie
intégrante de la sagesse conventionnelle. Bien plus, ce diplomate
plutôt averti n'acceptait qu'avec réserves les conceptions et les
pratiques des hommes politiques. Il mettait en garde contre l'illusion de
traiter avec une puissance révolutionnaire comme avec un Etat ordinaire.
Cependant, il réussira moins, dit Aron, dans son va-et-vient entre la
détente et le machiavélisme - si du moins on mesure la
réussite au rapport entre ce que l'on prétend vouloir et les
résultats que l'on a atteint. D'ailleurs, la détente qu'il
proposait n'était que le fait d'une nécessité : le
bourbier vietnamien était évident et l'opinion américaine
réclamait la fin d'une guerre immorale et coûteuse.
Dans le décryptage que R. Aron fait de la
détente de Kissinger, la coexistence pacifique s'impose si la guerre
nucléaire constitue l'autre terme de l'alternative. Or, pour que la
partie demeure égale, il faut que les partenaires rivaux lui donnent le
même sens. La vague communiste, ainsi que l'écrivait Marx à
propos de la vague slave, s'arrête quand elle rencontre un barrage mais
elle cherche une fissure ou une faille. Le dogme des conquêtes
irréversibles du socialisme, la boulimie expansionniste du communisme
même agonisant laissent planer un doute. Et R. Aron de faire la
remarque :
Des traits spécifiques d'une diplomatie communiste,
retenons-en deux qui marquent le train des affaires mondiales : la
permanence du conflit, l'illimitation des objectifs. L'Union soviétique
agit sans trêve comme si elle était en guerre, elle ne tient
jamais un statut territorial pour définitif. Toute avance du communisme
est une base de départ en vue d'une avance ultérieure. Toute
retraite vise à un regroupement en vue d'une future
offensive.56(*)
Les dirigeants russes ne veulent évidemment pas la
guerre ; même les sommes énormes qu'ils consacrent à
leurs forces aériennes, navales et terrestres ne prouvent nullement
qu'ils veulent envahir l'Europe occidentale. Mais des armes accumulées
ne sont pas non plus destinées à la pêche à la
ligne. Comme l'a si bien dit le Chancelier allemand Otto Von Bismarck,
l'essentiel, ce n'est pas l'intention mais le potentiel. Cette attitude que la
Russie reproche aujourd'hui à l'Amérique pour son renforcement
militaire de l'Alliance Atlantique était la sienne il y a une
quarantaine d'années. En réalité, l'accumulation des armes
visait à lui assurer en Europe une supériorité militaire
qui peu à peu se transformerait en prédominance politique et, en
cas de retrait américain, en quasi-empire. Mais le retrait
n'était pas envisageable puisque c'est la présence
américaine qui assurait la sécurité de l'Europe, prise
entre deux armes nucléaires.
Si donc la course aux armements ne porte pas les
résultats escomptés, il faut trouver une autre solution.
Logiquement, il faut maîtriser les armements. La maîtrise des
armements ou arms control peut être interprétée
comme une modalité de désarmement ou comme un substitut de
l'impossible désarmement. La théorie se fonde, selon Aron, sur
une prémisse logique : a fortiori, les Etats ou les
peuples doivent avoir le même intérêt et éviter une
guerre à mort qui, à l'époque nucléaire,
signifierait littéralement la mort de tous. Les doctrinaires avancent
une autre prémisse quelque peu contradictoire à savoir : le
désarmement général et total n'est ni possible ni
souhaitable. Pas possible parce qu'aucune des deux superpuissances ne
renoncerait à l'arme monstrueuse, ne serait-ce que par crainte que
l'autre ne la conserve en secret. Non souhaitable parce que les armes
nucléaires, par l'horreur qu'elles suscitent, contribuent à
prévenir ou à limiter les guerres. Dans l'opinion, l'arms
control devenait un moyen de réduire le risque de cette folie
meurtrière que les peuples qualifiaient tour à tour de
menaçante et d'impossible.
Faute de confiance entre les deux
belligérants, faute de la capacité des satellites à
contrôler tous les missiles, les armes classiques, alors permises,
étaient travaillées de la manière la plus
sophistiquée et la situation était toujours loin de s'apaiser.
Dans cette « détente turbulente »
où les Soviétiques ne relâchent ni leurs efforts ni la
compétition idéologique, il ne faut y voir, selon Aron,
« autre chose qu'une modalité historique entre les deux
systèmes sociaux ».
Cette situation contradictoire de la détente avec
Moscou et la permanence des conflits entre les deux Grands ou les deux
systèmes sociaux vient du fait que la détente pour le
Secrétaire d'Etat, Kissinger, répond tantôt à
l'humeur du Congrès et de l'opinion, tantôt à
l'intérêt national où elle devient politique
« dure ».
Dans tous les cas, la dissuasion était non acquise. La
question centrale était de savoir qui frapperait le premier. Et
subsidiairement, on continuait à se demander si une seule frappe
suffirait réellement à détruire l'arsenal militaire de
l'autre. Tout au plus, les deux doctrines de course et de maîtrise des
armements conduisaient à la situation que R. Aron désignait par
« Paix impossible, guerre improbable ». Car,
si deux Etats possèdent l'un et l'autre quelques
bombes atomiques, chacun d'eux se croyant capable de désarmer l'autre,
l'histoire répéterait la conjoncture bien connue : chacun
des deux duellistes redouterait la frappe par
« anticipation » de l'autre. Même si le schéma
des gangsters ou des cow-boys ne reflètent pas le rapport de deux Etats,
obsédés par le risque d'être désarmé si
l'autre frappe le premier, même si les deux forces passent pour
invulnérables, je doute qu'entre des ennemis inexpiables l'armement soit
pacificateur.57(*)
Face à cette situation angoissante, convaincu comme
Kant que rien dans un affrontement ne peut rendre la paix et la concorde
futures impossibles, Aron proposait alors un certain nombre de mesures
politiques, militaires et économiques susceptibles de ramener la
paix.
Mieux que la course aux armements, il proposait une
combinaison de réarmement et de négociation, combinaison qui
permettrait de prolonger une paix incertaine et belliqueuse. Le
téléphone rouge était toujours ouvert entre la Maison
Blanche et le Kremlin mais Aron estime que les négociations
n'étaient pas franches. Il remarquait en effet que le
développement des fusés à têtes multiples permettait
aux soviétiques de réaliser le programme qu'ils s'étaient
fixé et obligeait en même les Américains à un effort
plus grand pour maintenir l'équilibre ; ce qui contribuait
paradoxalement à un maintien de tension. C'est dire que si l'armement
nucléaire pouvait endiguer les ambitions russes, il fallait, faute de
résultats escomptés, le combiner avec les vertus
démocratiques qui ne jouent pas moins un rôle de contrepoids face
à la menace totalitaire. Dans un article du Figaro daté
du 12 juin 1975, intitulé « La troisième guerre
mondiale n'a pas eu lieu », il proposait qu'il faille continuer
à refuser à la fois la guerre et la capitulation face la menace
soviétique.
En plus de la combinaison politico-militaire, il fallait
songer à la reconstruction des pays européens à qui
l'Union Soviétique proposait le communisme et mettait en garde contre
l'aide économique américaine qu'elle qualifiait
d' « impériale ». R. Aron trouvait au contraire
dans le Plan Marshall une solution économique sans pareille. Il
était alors d'accord avec le Général Marshall qui, lors de
son discours du 5 juin 1947, dit ceci : « le relèvement
de l'Europe serait la meilleure barrière contre l'impérialisme
soviétique, la mine de l'Europe offrirait l'occasion souhaitée de
la conquête de l'intérieur »58(*).
On peut remarquer que dans la quête des solutions
relatives au problème de la paix pendant la Guerre froide, les
Américains qui avaient la supériorité technique
multipliaient les doctrines alors que les Russes, puissants seulement en
nombre, se contentaient d'en accepter ou d'en refuser l'esprit. Eternels
ambitieux, ils misaient sur des armements dont rien ne laissait présager
l'utilisation. Ils n'ont utilisé leur armée que pour maintenir
leur zone impériale et pour intimider l'Ouest. Plus la destruction
mutuelle était assurée, moins les chances de passer à
l'acte s'amoindrissaient. L'idée même d'une frappe
« chirurgicale locale éliminant les installations de
l'O.T.A.N. demeurait une science-fiction. » Aux yeux de Moscou, il
était déraisonnable de prendre le risque d'une grande guerre,
voire nucléaire, alors que l'objectif pourrait être atteint,
grâce au poids des choses, alourdi par les méthodes ordinaires de
propagande et de terrorisme. Pour les dirigeants de Washington, conciliants, le
dialogue suffisait, tant qu'il constituait le contraire de la guerre. Bien
plus, l'emploi strictement défensif ou dissuasif de l'arme atomique
répondait à une certaine logique. On disait, avec raison, que la
démesure même de ces armes en rendait malaisée
l'utilisation effective. On évoluera avec ce « tabou
atomique » jusqu'à la fin de la Guerre froide avec la chute du
Mur de Berlin en 1989.
On aura retenu que la bombe atomique contribue à faire
des conflits un événement abstrait, à
déposséder les soldats de l'issue dernière, à
transformer les armées en servantes pétrifiées de la
dissuasion. Avec elle, l'affrontement final est une fiction aussi abominable
qu'irréelle. La guerre froide a brouillé les repères entre
la non-violence et la confrontation armée : en instaurant un
état où la mobilisation devient inutile et la
démobilisation dangereuse, elle a peut-être rendu la paix
belliqueuse mais surtout la guerre peu vraisemblable. Mais en sera-t-il
toujours ainsi avec la ruée des petits pays vers l'arme atomique ?
Nous y reviendrons à la fin de ce travail. Pour l'instant, examinons de
façon détaillée avec Aron les caractéristiques des
ces régimes opposés.
DEUXIEME PARTIE :
RAYMOND ARON ET LA QUESTION DU POLITIQUE
Le politique désigne à la fois le domaine et la
connaissance que nous avons de la politique, c'est-à-dire le fait
politique, la pratique politique ou le fonctionnement direct des régimes
et la conception que chacun peut avoir concernant ce fonctionnement, mais
surtout les idées normatives pour une meilleure organisation de la chose
politique. Toutefois, conception ne signifie pas chez Aron doctrine ou
théorie car sa prudence l'empêche d'en proposer. Il
préfère analyser les situations présentes et les rares
prédictions qu'il fait tiennent soit de l'optimisme soit du pessimisme
que lui inspirent les faits. Il n'y a pas, suivant sa conception, de
philosophie politique qui ne soit bâtie sur l'observation des
faits : l'étude de la société industrielle sert
d'introduction à l'étude des relations entre les classes qui,
à son tour, conduit à celles des régimes politiques. Dans
la partie précédente, nous faisions état de cette
démarcation par rapport à la philosophie politique classique et
à la philosophie politique moderne, obsédées qu'elles
sont, à son avis, par la recherche de la meilleure forme de
gouvernement. Toujours dans cet esprit de démarcation, il clarifie ici
sa position tout en cernant le phénomène totalitaire, pour
trouver par là même des remèdes aux multiples maux de la
démocratie.
CHAPITRE I
CLASSIFICATION DES REGIMES POLITIQUES DES SOCIETES
MODERNES
De l'avis de Raymond Aron, le monde actuel est gouverné
par deux types d'homme : ceux qui ont réussi dans la paix et ceux
qui ont réussi dans la guerre. Ces deux types d'homme fabriquent
à leur guise deux types de gouvernement : un gouvernement
constitutionnel-pluraliste pour l'homme de paix et un gouvernement de parti
monopolistique pour l'homme de guerre. La quasi-totalité de nos
gouvernements actuels répondent à ces deux types ou, à
défaut, sont mixtes ou non classés. C'est à base de ce
constat, estime-t-il, qu'il faut classer les régimes politiques et non
selon le mérite. Il en donne ici la raison avant de procéder
à la caractérisation des deux régimes politiques qui
correspondent aux types de société industrielle.
1- Raymond Aron et la question du meilleur
régime
Tout régime politique se définit par la
manière dont il combine les diversités sociales avec une
politique. Et comme tel, la question du bien et du mal reste toujours ouverte.
Tous les régimes politiques sont jugés au moins sur la question
de la liberté, directement rattachée à celle du bien. Si
les Anciens à l'instar de Platon et Aristote, et les Modernes comme
Montesquieu, ne cachent pas leur souci de classer les régimes par ordre
de mérite, Raymond Aron ne cherche pas à savoir quel
régime est le meilleur. Tel que nous l'évoquions dans le Premier
chapitre de la Première Partie, il ajoutait au critère
numérique voulu par Aristote, le mode d'exercice de l'autorité
introduit par Montesquieu. Mais il y a encore plus. C'est que le mode de
gouvernement ne peut pas être considéré abstraction faite
des organisations économiques et sociales.
Aron entreprend toute cette dialectique pour dire pourquoi il
n'est pas besoin de rechercher le régime le meilleur. Il se pose la
question de savoir si une classification qu'on tenterait d'établir
serait valable seulement par rapport à une organisation
économique et sociale ou pour toutes les époques.
En fait, je suivrai, dit-il, la méthode
prudente. Je me bornerai à esquisser une classification des
régimes politiques dont je restreindrai la validité aux
sociétés industrielles. [...] En termes plus
généraux, à partir du moment où le régime
politique est lié à l'organisation sociale, la diversité
d'organisations sociales, possibles et réelles, semble décourager
à l'avance la recherche du meilleur régime dans
l'abstrait.59(*)
Montesquieu ne se demande pas, au moins explicitement, quel
est le régime le meilleur, à la manière d'Aristote.
D'après Aristote, dit encore Aron, la recherche du régime le
meilleur était légitime, parce qu'il existe une finalité
de la nature humaine. Le mot nature ne désigne pas simplement
la manière dont les hommes se conduisent individuellement ou
collectivement, mais aussi ce à quoi les hommes sont destinés. La
recherche du meilleur régime est essentiellement philosophique
puisqu'elle équivaut à l'avance à l'argumentation selon
laquelle les régimes seraient différents. Raymond Aron se
réclame sociologue et décline cette responsabilité. Dans
les Dimensions de la conscience historique, parues quatre ans avant
Démocratie et totalitarisme, il s'interrogeait en ces
termes :
Quelles sont les idées auxquelles
accède le philosophe et qui lui donne les critères de la
vérité ? Le régime conçu dans la
République, le régime le meilleur, n'est-il pas, en
dernière analyse, la transfiguration des nostalgies
réactionnaires, le rêve des vieilles familles patriciennes ?
Régime totalitaire surenchérit le critique du
XXème siècle. La prétention du philosophe
à détenir, avec la vérité absolue, le secret du
régime le meilleur, le rêve de confier à des
« savants » une autorité inconditionnelle, est la
racine même de la tyrannie totalitaire.60(*)
Bien plus, avec la Modernité, la reconnaissance de la
multiplicité des régimes sociaux et des principes semble
écarter la recherche du régime le meilleur, du simple fait
qu'elle rejette la conception finaliste de la nature humaine. En effet, les
philosophies du contrat social et les philosophies de l'histoire ont construit
une conception mécaniste de la nature humaine. Selon qu'on se situe par
exemple chez Hobbes ou chez Spinoza, on envisage un régime politique
susceptible de garantir la paix et la sécurité sociales,
corrélativement aux comportements des individus. Pour Hobbes qu'Aron
qualifie de grand auteur de la tradition politique, l'homme est défini
par le désir, la volonté de sauver sa vie et de jouir des
plaisirs ; sa conduite est ainsi guidée par l'intérêt.
D'où la question centrale : quel doit être le régime
politique pour assurer la paix entre les hommes. Aron se rend alors à
l'évidence qu'
à l'intérieur d'une telle philosophie, on
s'interroge sur l'extension de la souveraineté : que faut-il
accorder au pouvoir pour empêcher la guerre civile ? Dans la
conception finaliste, on se demandait ce que doit être le souverain pour
que les hommes vivent vertueusement.61(*)
Quant à Spinoza qu'Aron évoque aussi, les hommes
lui paraissent entraînés par leurs passions, abandonnés
à eux-mêmes et ennemis les uns des autres parce que n'étant
pas raisonnables. D'où cette autre problématique : quel type
de pouvoir peut imposer la paix entre les citoyens en édictant les
lois ? On voit bien qu'autant Hobbes veut la paix par l'application d'une
souveraineté absolue et illimitée, autant Spinoza veut limiter le
souverain pour que la paix soit celle des hommes libres.
En ce qui concerne le matérialisme de Marx dont nous
avons déjà longuement parlé sous la plume d'Aron, c'est
l'infrastructure sociale qui détermine la structure politique.
Ce qu'il faut retenir de ces remarques historiques et
conceptuelles, c'est que la question du meilleur régime n'a plus sa
raison d'être. Conscient du fait qu'on ne peut pas arriver à une
conclusion univoque quant à la comparaison des régimes
politiques, Aron se déclare pour sa particularité : son
étude n'est ni liée à la conception finaliste de la nature
humaine, ni à la philosophie machiavélienne62(*), encore moins à
l'historicisme ou historisme. D'ailleurs la question du régime le
meilleur lui semble insensée. C'est pourquoi il se propose tout
simplement d'établir un régime légitime dont
l'organisation serait efficace et ceci uniquement à travers les
sociétés industrielles dans lesquelles nous vivons.
2- Les régimes constitutionnels-pluralistes
« Régime
constitutionnel-pluraliste » est une autre appellation du
régime démocratique, employée par Aron pour faire miroiter
les éléments distinctifs de la démocratie. On trouve dans
cette expression les termes « constitution » et
« pluralité ». Ces deux éléments ne
caractérisent pas seulement la démocratie mais en
spécifient les espèces.
De la distinction entre constitution de type
présidentiel et constitution de type parlementaire, nous décelons
deux espèces de régimes constitutionnels-pluralistes. Ces deux
types renvoient respectivement au système américain et au
système anglais. Si les deux sont opposés dans la pratique, ils
fonctionnent tous deux avec des partis politiques. S'agissant
justement des partis politiques, ils prouvent, selon Aron, l'insuffisance de la
différence constitutionnelle à classer définitivement les
espèces de régime démocratique. Si on prenait en compte
seulement la constitution, on mettrait dans le même registre le
gouvernement parlementaire français et le gouvernement parlementaire
britannique puisque leurs deux constitutions se rapprochent. Mais
déjà le système français comporte plusieurs partis
et non pas deux. Le président est désigné à l'issue
d'un scrutin à deux tours maintenant, mais il n'y a pas de convention
comme aux Etats-Unis, pas de Chambre des communes comme en Grande Bretagne.
C'est dire donc que les partis politiques complètent la classification
des espèces de régime et en constituent ainsi la deuxième
variable. Et selon qu'on se situe dans un système bipartite ou dans un
système de partis multiples, on spécifie davantage un
régime pluraliste.
Aron définit les partis politiques comme
des groupements volontaires plus ou moins organisés
dont l'activité est plus ou moins permanente, qui prétendent, au
nom d'une certaine conception de l'intérêt commun de la
société, assumer seuls ou en coalition, les fonctions de
gouvernement.63(*)
Cette définition écarte les syndicats
professionnels, les lobbies qui, dans les démocraties pluralistes
veulent influencer ou influencent même les citoyens ou les gouvernants,
mais ne constituent pas des partis politiques puisqu'ils n'ont pas l'intention
de remplir les fonctions de gouvernement.
On peut aussi classifier les partis politiques, notamment en
parti de masse organisé et en groupe parlementaire comme l'a fait Max
Weber. Les partis de masse sont ceux qu'on observe de nos jours avec un grand
nombre de militants, de sympathisants et d'électeurs organisés de
façon permanente et répartis en sections et
fédérations. Le parti de masse vit selon une constitution et se
donne une bureaucratie permanente, comparable à celle des grandes
entreprises. Quant au groupe parlementaire, il s'agit d'une réunion de
quelques députés ayant en commun des idées et des
ambitions, et cherchant ainsi à avoir des représentants dans les
commissions parlementaires, ou des candidats dans le cas d'un scrutin par
liste.
Aron trouve la classification wébérienne
idéale et reconnaît qu'elle n'est pas exclusive, car il y a des
partis peu organisés tout comme il y a des partis bien organisés
qui ne sont pas de style bureaucratique. Mais le système des partis,
bien qu'importante pour comprendre le fonctionnement d'un régime
politique, n'est pas encore une variable d'une efficacité suffisante
pour fournir la clé d'une classification des espèces de
régimes pluralistes. La troisième variable, à
l'intérieur du système politique, est, selon Aron, le mode de
fonctionnement du régime, qui se subdivise à son tour en trois
secteurs à savoir : la loi électorale et les
élections, le mode de travail du parlement, les relations entre les
assemblées et le gouvernement. C'est ce facteur qui nous permet de
classifier les régimes subsidiaires qui résultent d'un
mélange des éléments distinctifs des deux espèces
typiques suscitées.
En résumé, la démocratie est
adaptée en régime parlementaire ou en régime
présidentiel. Dans le premier, le gouvernement est responsable devant
l'assemblée législative qui peut être dissoute alors que le
chef de l'Etat est le représentant de l'unité de la nation. Le
régime présidentiel indique l'impuissance du président
à dissoudre l'assemblée alors que celle-ci ne peut renverser le
gouvernement. L'exécutif et le législatif sont élus par le
peuple, ce qui permet un équilibre de pouvoir.
On observe ainsi une échelle de classification. De la
classification des régimes politiques des temps modernes, on passe
à la classification des espèces de chaque type ; les
espèces sont elles-mêmes encore subdivisées en plusieurs
pratiques particulières. Et à chaque échelle de
classification, des nouvelles variables apparaissent. C'est la remarque
générale que fait Aron concernant le régime
pluraliste :
Au niveau du régime politique, on peut trouver des
multiples distinctions qui s'appliquent à des aspects
particuliers : distinction entre les gouvernements parlementaires et les
gouvernements présidentiels, entre les systèmes de deux partis et
ceux de partis multiples, entre les pays de partis disciplinés et ceux
de partis non disciplinés, entre les pays où les partis acceptent
la règle du jeu et ceux où certains partis sont
révolutionnaires, c'est-à dire refusent d'accepter la
règle du jeu.64(*)
Tous ces facteurs déterminent différentes
espèces des régimes constitutionnels-pluralistes, mais qu'en
est-il des régimes où il n'y a qu'un seul parti ?
3- les régimes de parti monopolistique
Les sociétés industrielles modernes sont
construites autour de deux systèmes politiques principaux autour
desquels gravitent des dérivées. Nous avons d'un
côté les régimes constitutionnels-pluralistes et de
l'autre, ceux qu'il convient d'appeler régimes de parti monopolistique
pour les raisons qu'Aron donne ici :
Par opposition au régime
constitutionnel-pluraliste, on distingue trois types de régime. Le
premier serait opposé au pluralisme des partis plutôt
qu'à la constitutionnalité. Le deuxième type serait
hostile au pluralisme des partis mais favorable à un parti
révolutionnaire, confondu avec l'Etat [...]. Enfin, un
troisième type serait, comme le précédent, hostile au
pluralisme des partis et favorable à un parti révolutionnaire,
mais l'objectif de ce parti révolutionnaire-monopoliste serait, en
théorie, l'unification de la société en une classe
unique.65(*)
Cette remarque nous offre du coup une typologie de
régimes de parti monopolistique dont les principales variables sont le
refus du pluralisme, le refus du libéralisme et la conscience de
classe.
Le premier type tend à créer une
représentation différente de la représentation
parlementaire ; il n'accepte pas une constitution de type parlementaire
mis s'efforce de limiter les pouvoirs de l'Etat. Il exclut la rivalité
des partis, mais affirme que les gouvernants n'ont pas et ne doivent pas avoir
la toute-puissance, qu'ils sont subordonnés aux lois, à la
morale, à la religion. Il prétend éliminer l'agitation des
partis et du parlement, mais sans aboutir à une confusion de la
société et de l'Etat. De l'avis de Raymond Aron, c'est un
régime qui voudrait être libéral sans être
démocratique, mais qui ne parvient pas à être
libéral.
Il peut aussi arriver qu'un régime de parti unique
rejette les idées démocratiques et les pratiques parlementaires
mais que, loin de « dépolitiser » les hommes comme
le précédent, il les « politise » ou les
« fanatise » au contraire, par la promotion d'un parti
d'Etat. Ce deuxième type de régime monopolistique correspond au
mussolinisme, à l'hitlérisme et dans une commune mesure au
franquisme ; puisque tous ont en commun la condamnation des idées
démocratiques et libérales de 1789. Selon Aron, le modèle
le plus pur et le plus adéquat de ce type de régime est le
régime national-socialiste qui était manifestement
antilibéral et antidémocratique. Il était aussi purement
révolutionnaire puisqu'il s'employait à détruire les
structures sociales et idéologiques de la république de Weimar.
En effet, le principe d'unité du nazisme n'était pas l'Etat,
comme dans le fascisme italien, mais la nation ou plus encore la race.
Il peut encore arriver qu'un régime supprime la
pluralité des partis mais ne dise pas ouvertement s'acharner contre la
démocratie. C'est le cas du régime communiste qui présente
ainsi une première différence fondamentale du deuxième
type. Pour Aron,
Bien loin de renier les idées
démocratiques-libérales, il prétend les accomplir, en
éliminant la compétition des partis. Il justifie ces affirmations
par une analyse des régimes pluralistes, il affirme que les
régimes constitutionnels-pluralistes ne sont que le camouflage d'une
oligarchie capitaliste, donc qu'il faut supprimer l'oligarchie capitaliste et
établir une société unitaire sans classes pour que l'on
réalise la vraie liberté et la vraie
démocratie.66(*)
Il s'ensuit que dans l'objectif poursuivi par le régime
communiste, le monopole du parti ne lui paraisse pas contraire à la
liberté et à la démocratie. Le pouvoir absolu d'un parti
n'est que l'expression de la classe prolétarienne et constitue ainsi un
moyen indispensable pour la réalisation d'une société sans
classes.
Cette classification générale faite, on peut
procéder à une classification secondaire suivant les
affinités ou les différences.
S'il faut les classifier suivant l'idéologie, on aura
deux systèmes révolutionnaires, les types 2 et 3, opposés
au premier système qui, lui, est conservateur et restaurateur de la
société traditionnelle. Mais s'il fallait les classifier par
rapport aux idées libérales, nous aurions les types 1 et 2
opposés au type 3. Car, comme le découvre Aron, les
régimes autoritaires-conservateurs ou révolutionnaires-fascistes
sont « anti-1789 »,
« anti-rationalistes ». Ils se réclament d'une
doctrine autoritaire tandis que le régime communiste dit vouloir
incarner les idées libérales dont se réclament les
régimes constitutionnels-pluralistes. On pourrait donc résumer en
disant que le régime 1 est la négation non dialectique du
régime constitutionnel-pluraliste, alors que le régime 3 se veut
la négation dialectique, c'est-à dire une manière de nier
et de conserver à la fois. Quant au régime 2, il conserve
à vrai dire une particularité sans précédent ;
et si on insistait justement sur les particularités, on obtiendrait une
autre classification. Les régimes de parti monopolistique ne se
grouperaient pas par 2 contre 1 mais constitueraient chacun un type
particulier, opposé comme tel au régime
constitutionnel-pluraliste.
Aron prend la peine de préciser que cette
classification des trois types n'est pas exhaustive ; car, il ne saurait
manquer, comme c'était le cas pour les régimes pluralistes, des
régimes mixtes, composites ou même équivoques.
Toujours en rapport avec les régimes
constitutionnels-pluralistes qui, on peut le constater, ont du mal à
être appliqués, il se développe des régimes qui sont
définis par le fait qu'un groupe impose sa volonté aux autres. Un
tel groupe n'est pas évident à catégoriser. Cette
équivoque est assez bien adaptée au monde actuel où
l'idéal démocratique est diversement mal appliqué. C'est,
dit Aron, les pays arabes et les ceux de l'Amérique du Sud qui
fonctionnent sous un modèle qui n'appartient nettement à aucune
des trois catégories idéologiques et institutionnelles
sus-présentées. En Amérique latine, explique-t-il, nombre
de régimes ne sont ni fascistes ni conservateurs, ils
représentent simplement des prises de pouvoir par un groupe d'hommes
armés à la faveur des circonstances. Ces régimes sont
généralement dirigés par des chefs militaires,
acclamés et tyranniques.
Cette militarisation du pouvoir politique s'étend aux
pays arabes. Selon Aron, l'Egypte des années 60 offrait l'exemple d'un
tel régime. Plutôt révolutionnaire que conservateur, le
régime se réclamait d'une grande tâche à accomplir,
l'unité arabe. Le chef était acclamé et
« charismatique » selon l'expression
wébérienne. Officier, il ne se veut pas militaire ; civil,
il se donnerait un grade militaire, comme Staline ; ancien officier, il
est chef d'Etat.
On peut donc remarquer avec Aron que malgré la
multiplicité des régimes antidémocratiques, la
caractéristique principale et commune est le parti unique ou le parti
monopolistique. C'est d'ailleurs autour de ce monopole que se greffent les
autres caractéristiques du régime monopolistique que nous avons
évoquées au tout premier chapitre de ce travail lorsque nous
esquissions l'étude comparée des régimes politiques. Nous
en donnerons davantage de caractéristiques lorsque nous
étudierons dans le chapitre suivant, le système totalitaire et,
tel que nous le verrons, ces caractéristiques sont toujours en rapport
avec le monopole du parti. Autant rappeler que le concept de ``parti'' joue un
rôle important aussi bien dans les régimes de partis multiples que
dans les régimes de parti monopolistique.
Une autre remarque non moins importante, c'est qu'Aron parle
d' « un régime de parti monopolistique » et non
pas des régimes de parti monopolistique. Ce choix du singulier,
apparemment délibéré, implique une exigence
méthodologique. D'abord, il lui permet de centrer son étude sur
une société industrielle qui a une relation directe avec le
régime politique, et en plus, la nature du régime
soviétique dont il est question se veut simultanément
démocratique et totalitaire. Aron donne lui-même la raison de ce
choix :
Je m'intéresse avant tout aux régimes
politiques qui constituent la superstructure de la civilisation industrielle.
De plus, je m'attache aux régimes qui se déclarent
démocratiques ; les régimes fascistes avec une franchise ou
une brutalité de moins en moins pratiquée, affirmaient qu'ils
n'étaient pas démocratiques, qu'ils ne voulaient pas
l'être. Le mouvement historique, le mouvement de pensée
était tout autre que ce que nous voulons analyser.67(*)
Ainsi, nous pouvons par l'analyse de la nature du
régime soviétique analyser les rapports existant entre la
démocratie et le totalitarisme et saisir par là même leur
filiation paradoxale. Mais nous n'allons pas en faire une étude
détaillée ici, nous regrouperons simplement les multiples
caractéristiques données dans les chapitres
précédents, en une entité opposable au modèle
démocratique.
CHAPITRE II
DEMOCRATIE ET TOTALITARISME : TRAITS COMMUNS ET
DIFFERENCES
L'opposition entre régimes pluralistes et
régimes de parti monopolistique, comme nous allons le découvrir,
n'est pas seulement un conflit entre capitalisme et socialisme ou communisme,
entre capitalisme d'Etat et libre entreprise, société de classes
et société sans classes. C'est, selon Aron, un conflit entre un
gouvernement fondé sur les libertés et un gouvernement
fondé sur les camps de concentration. Mais la grande découverte
que nous allons faire ici ne sera pas cette opposition systématique,
mais la filiation paradoxale entre ces deux régimes. Le titre de
l'ouvrage de Raymond Aron - Démocratie et totalitarisme - est
si interpellant par cette oxymore qu'il est intéressant d'y rentrer pour
comprendre les différences et les points de convergence entre la
démocratie occidentale libérale et la
« démocratie » soviétique populaire qu'il
faut bien qualifier de totalitaire.
1- Une différence de nature
De par leurs caractéristiques majeures retenues
jusqu'ici, démocratie ou régime pluraliste et totalitarisme ou
régime de parti monopolistique sont deux notions contraires et deux
systèmes contradictoires. L'un est le contraire direct de l'autre et les
deux ne peuvent logiquement aller ensemble.
De l'avis d'Aron, les régimes totalitaires s'opposent
directement et premièrement aux démocraties : opposition des
systèmes politiques et économiques, opposition des
idéologies : communauté contre individualisme, valeurs
héroïques contre valeurs bourgeoises, caractère contre
intelligence, discipline contre liberté, foi contre raison. Non
seulement les valeurs politiques périssables du XXe
siècle, mais aussi les valeurs suprêmes de l'humanité -
respect de la personne, de l'esprit - sont consciemment rejetées par les
régimes totalitaires.
Dans sa critique du livre d'Elie Halévy68(*) dont il avait discuté
et présenté les travaux, Aron avait défendu la
thèse d'une affinité substantielle entre fascisme italien,
nazisme allemand et communisme soviétique dans leur commune
négation des libertés modernes, et était parvenu à
la conclusion suivante :
Liberté intellectuelle, liberté de presse,
de parole, liberté scientifique, toutes ces libertés ont disparu.
Si dans la pratique démocratique anglaise, l'opposition, selon un mot
admirable remplit un service public, dans les Etats totalitaires l'opposition
devient crime.69(*)
En effet, le totalitarisme est si révolutionnaire qu'il
est un déracinement total des principes démocratiques. Aron tente
de le saisir à travers cinq éléments principaux :
1- Le phénomène totalitaire intervient dans un
régime qui accorde à un parti le monopole de l'activité
politique.
2- Le parti monopolistique est armé ou animé
d'une idéologie à laquelle il confère une autorité
absolue et qui, par suite, devient la vérité officielle de
l'Etat.
3- Pour répandre cette vérité officielle,
l'Etat se réserve à son tour un double monopole, le monopole des
moyens de force et celui des moyens de persuasion. L'ensemble des moyens de
communication, radio, télévision, presse, est dirigé,
commandé, par l'Etat et ceux qui le représentent.
4- La plupart des activités économiques et
professionnelles sont soumises à l'Etat et deviennent, d'une certaine
façon, partie de l'Etat lui-même.
5- Tout étant désormais activité d'Etat
et toute activité étant soumise à l'idéologie, une
faute commise dans une activité économique ou professionnelle est
simultanément une faute idéologique. D'où au point
d'arrivée, une politisation, une transfiguration idéologique de
toutes les fautes possibles des individus et, en conclusion, une terreur
à la fois policière et idéologique.70(*)
Ainsi, conclut-il,
Il va de soi que l'on peut considérer comme
essentiel, dans la définition du totalitarisme, ou bien le monopole du
parti, ou bien l'étatisation de la vie économique, ou bien la
terreur idéologique. Le phénomène est parfait lorsque tous
ces éléments sont réunis et pleinement
accomplis.71(*)
Cette définition est fondamentalement opposée
à toute définition sommaire et banale de la démocratie.
Qu'est-ce qui fait en effet la spécificité du régime
démocratique ? La démocratie contemporaine est
l'autogouvernement du peuple, le gouvernement par délégation
interposée. Pour Aron, elle est « la traduction
institutionnelle de l'autogouvernement, du gouvernement par discussion et
consentement.72(*) » Il y a donc là l'idée de
liberté du peuple et de liberté individuelle, l'idée de
concurrence, de compétition pour le recrutement du personnel politique,
mais surtout l'idée de compromis, de consensus concernant l'organisation
de la société. Aron relevait que selon Georges Sorel qui a
instruit Mussolini, il ne sert à rien de discuter des choses qu'on peut
obtenir par la force.
Il va donc sans dire que le totalitarisme comme volonté
révolutionnaire est l'antithèse du régime
démocratique. Ce terme dont la paternité est attribuée
à Benito Mussolini, désigne des formes de pouvoir issues de
l'Histoire du XXe siècle et qui ne répondait à
aucune catégorie déjà existante. Hannah Arendt
considère dans son ouvrage intitulé précisément
Le système totalitaire, que celui-ci est une nouvelle forme de
pouvoir fondé sur l'idéologie et la terreur. C'est la
volonté de créer un homme nouveau, de le forger à son
idéologie. On retrouve cette volonté dans l'Allemagne nazie,
ainsi que dans le Stalinisme. C'est méconnaitre la nouveauté du
totalitarisme, dit-elle, que de la rapporter aux modèles traditionnels
du despotisme ou de la tyrannie, et de confondre sous son enseigne dictature
belliqueuse ou régimes autoritaires. Car, ce type inédit ne
représente pas seulement une surenchère sur les formes classiques
du « démonisme » politique due, par exemple à
la conjoncture de la technique d'hommes malfaisants et d'une situation
historique. Si Aristote ou Montesquieu ne sont ici d'aucun secours, c'est que
le totalitarisme, loin d'être un régime sans lois, en appelle
plutôt à des lois
« supérieures »73(*). Visant à l'éradication de toute
spontanéité, de toute capacité d'action, le projet est
celui d'une maîtrise totale de la société qu'on se propose
de réduire à l'état de masse en mouvement au nom de
l'histoire à laquelle l'idéologie prétend avoir
arraché son secret.
Allant presque à rebours poils, Karl Jaspers n'accepte
pas voir le totalitarisme mutilé aux particularités
hitlérienne, mussolinienne ou même lénino-stalinienne. Pour
lui en effet, le totalitarisme n'est ni le communisme, ni le fascisme, ni le
national-socialisme ; ces régimes ne sont que des formes qu'il a
déjà prises. Plus universel que chacun d'eux, il est la menace
que la « civilisation » de masse fait peser sur
l'humanité. C'est un phénomène propre à notre
époque et sans rapport avec la politique proprement dite, qui repose sur
les principes d'une existence nationale fondée sur le droit et sur
l'histoire. Le totalitarisme, conclut-il, n'est lié à aucune
idéologie, car il les utilise toutes ; il les confond toutes et les
embrigade dans l'appareil de son pouvoir.74(*)
Cette autre conception, apparemment différente,
confirme au contraire l'utilisation paradoxale par le régime totalitaire
de l'idéologie libérale. En outre, Jaspers, Arendt et Aron sont
d'accord pour souligner le caractère nouveau du totalitarisme. Pour
Claude Lefort qui ne dit pas autre chose, le totalitarisme n'aurait pas
été possible sans la création d'un parti de type nouveau.
Ce parti, créé par Lénine et consolidé par Staline,
se veut « au-dessus de tout et de tous » et il est
structuré en vue de la monopolisation du pouvoir. Il constitue le
« moule de l'entreprise totalitaire » ou encore sa
« matrice », porteur de ses principales
représentations et préfigurant le processus
d'homogénéisation de la société tout
entière. C'est à travers lui et par son action que la logique
totalitaire peut se déployer pleinement dans la
société75(*).
Cette idée vient effectivement corroborer celle d'Aron
pour qui, le phénomène essentiel, la cause originelle du
système totalitaire est le parti révolutionnaire lui-même.
Il déclare alors que :
Les régimes ne sont pas devenus totalitaires par
une sorte d'entraînement progressif, mais à partir d'une intention
originelle, la volonté de transformer fondamentalement l'ordre existant
en fonction d'une idéologie.76(*)
Si tous les auteurs s'accordent à dire que
l'élément central sur lequel s'appuient les autres
caractéristiques du totalitarisme est le parti unique ou monopolistique,
nous pouvons dès lors le définir, de manière
générale, ainsi qu'il suit :
La notion de totalitarisme désigne une
prétention doctrinale, philosophique, politique ou idéologique
à englober la totalité de la vie nationale (religieuse,
politique, économique, artistique, syndicale, etc.) dans un monisme du
pouvoir et de la vision du monde, en usant le cas échéant de
l'arme de la terreur.77(*)
Cette antithèse entre la démocratie et le
totalitarisme avérée, voyons maintenant comment une
synthèse peut se produire entre ces deux entités
antithétiques que sont la démocratie et le totalitarisme.
2- La filiation paradoxale entre la démocratie
et le totalitarisme
S'il fallait faire du totalitarisme un système
politique précis, on l'appellerait, faute de meilleur terme,
« idéocratie ». Car si la démocratie se fonde
sur le démos ou peuple, le totalitarisme trouve quant à
lui son fondement dans l'idéologie, dans la dictature de l'idée.
Mais il n'y a pas, selon Aron, entre Etats démocratiques et Etats
totalitaires que des rapports conflictuels. En poussant plus loin la
comparaison, on peut observer dans les démocraties des faits qui, soit
annoncent les régimes totalitaires, soit manifeste leur
décomposition, soit encore constituent des emprunts légitimes aux
régimes totalitaires.
En effet, la décomposition croissante des
démocraties ne se manifeste pas seulement dans l'ordre matériel,
elle se manifeste en ceci que, dans une large mesure, les peuples mêmes
qui vivent en démocratie ne croient plus trop à la valeur du
régime sous lequel ils vivent. Une large part de l'opinion de ces pays
souhaite un autre régime, ou plus exactement regrette les vieilles
républiques. Aron prend à témoin cette formule ironique
répandue durant la IIIe République :
« Que la république était belle sous
l'Empire »78(*).
On constate également cette amertume de nos jours dans bon nombre de
pays africains où les populations disent regretter les systèmes
de parti unique et les nationalismes qui ont prévalu au lendemain des
indépendances. On le comprend, les raisons sont tout d'abord d'ordre
matériel.
Et justement dans un essai présenté à la
Société française de philosophie le 17 juin 1939, Aron
relevait que les succès techniques des régimes totalitaires dans
l'ordre économique, politique, militaire sont indiscutables, de
même sont indiscutables les vertus passives de leurs fidèles. Les
démocraties ne peuvent se justifier en se bornant à invoquer des
valeurs que leurs adversaires méprisent, elles doivent se montrer
capables des vertus dont les régimes totalitaires revendiquent le
monopole. Malheureusement, les mouvements antitotalitaires jusqu'à
présent, ont aggravé les défauts, politiques et moraux,
des démocraties, défauts qui fournissent les meilleurs arguments
en faveur des tyrannies.
Deux phénomènes lui paraissent dominer les
démocraties, deux phénomènes antithétiques et qui
se nourrissent l'un l'autre : la démagogie sans limites des uns et
les sympathies fascistes des autres, la démagogie des uns servant de
justification au fascisme des autres et inversement. Si, d'une part, les partis
au pouvoir se montrent incapables de gouverner, si, de l'autre les partis de
l'opposition se mettent à désirer une révolution violente,
incontestablement on est acculé progressivement à la pseudo-issue
que représentent les régimes totalitaires.
Vu ces considérations, Aron estime qu'il ne faudrait
pas considérer les régimes totalitaires comme le mal absolu, ni
parler de fascisme chaque fois que quelqu'un se propose de restaurer une
certaine autorité ou d'emprunter certaines méthodes aux
régimes que nous combattons.
Dans l'ordre technique, écrit-il, un
certain nombre de mesures prises par les régimes totalitaires sont
excellentes, et nous aurions avantage à les imiter : par exemple en
faveur de la natalité ou dans certains aspects de la vie
sociale.79(*)
Les régimes totalitaires du XXe
siècle ont démontré que, s'il y a une idée fausse,
c'est celle que l'administration des choses remplace le gouvernement des
personnes. Ce qui est apparu en pleine clarté, c'est que, lorsqu'on veut
administrer toutes les choses, on est obligé d'administrer toutes les
personnes. Le tout est maintenant de ne pas imiter purement et simplement les
méthodes totalitaires, mais d'analyser de plus près quels
procédés des totalitaires pourraient être empruntés
par les démocraties. Beaucoup de voix s'élèvent d'ailleurs
aujourd'hui pour dire que le capitalisme d'Etat pratiqué par la Chine
est un exemple à suivre ; mais beaucoup considèrent aussi ce
pays comme le plus grand échafaud des droits de l'homme.
Abondant dans le même sens qu'Aron, Claude Lefort
soutient que le totalitarisme ne surgit pas ex nihilo dans l'histoire,
il n'est pas une sorte de monstruosité nouvelle qui ne serait en rien
rattachée à la société démocratique, il
« procède d'une mutation politique : il s'institue par un
renversement du modèle démocratique ; mais il en prolonge
fantasmatiquement certains traits.80(*) »
Nous avons déjà relevé plus haut avec
Aron, que l'idéocratie soviétique ne se réclame pas moins
des idées libérales-démocratiques. Et Lefort le rappelle
ici en disant que le phénomène totalitaire procède d'une
intention comparable à celle de la démocratie, à part le
régime hitlérien qui est né d'une volonté
terroriste plutôt que d'une volonté communiste. Une telle approche
rompt avec les interprétations courantes du totalitarisme qui en font un
phénomène aberrant et radicalement étranger à la
société dans laquelle nous vivons.
Se voulant plus explicite, Franz Neumann distingue plusieurs
types de dictature, et dans son appréciation du rapport entre la
démocratie et la dictature qu'il choisit librement de ne pas distinguer
de la tyrannie ou du despotisme, il donne à la dictature une fonction
sociale :
- les dictatures peuvent être un moyen de
réaliser la démocratie. Mais cela concerne l'essor des dictatures
dont les fonctions sont comparables à celles de la dictature romaine
classique, que nous préférons caractériser comme une sorte
de magistrature ;
- les dictatures peuvent préparer
l'avènement de la démocratie. Nous pouvons parler dans ce cas de
la dictature éducative.81(*)
La domination de Pisistrate dans la Grèce antique est
sans doute un exemple de dictature éducative. Sans cette oeuvre, les
régimes démocratiques de Clisthène et de
Périclès seraient difficilement concevables.
Aron parle dans cette optique de
« sauveur légal » ou « dictateur
romain » à qui on fait appel en cas de tension sociale, mais
il relève qu'il devra inévitablement décevoir puisque des
représentations de tous les camps feront appel à lui. Et on sait
combien les régimes de cet ordre refusent le compromis. Ainsi
justifie-t-il ce fait par le retour au pouvoir du général de
Gaulle en juin 1958. Celui-ci a, par les réformes accomplies
« dans les six mois de dictature romaine », mis fin au
désordre de la IVe République où
l'Assemblée était tantôt ingouvernable faute de
majorité, tantôt trop facile à manier, faute d'opposition.
Mais il va par la suite se donner une constitution par lui et pour lui, pour sa
toute-puissance et devenir ainsi paradoxalement le « fossoyeur et
fondateur de deux républiques ».82(*)
Il n'est pas inutile de rappeler que, selon la conception
marxiste-léniniste, la dictature du prolétariat devait
précisément préparer la démocratie. La
concentration du pouvoir aux mains du prolétariat était
nécessaire pour supprimer la domination de classe et annoncer ainsi une
ère nouvelle de liberté dans une société sans
classes. L'important ici n'est pas déjà d'analyser, comme nous
allons le faire dans le prochain sous-chapitre, pourquoi ce n'est pas cet
espoir mais plutôt son antithèse qui s'est réalisée,
mais d'abord et surtout d'évoquer les raisons essentielles qui
expliquent la tendance de toute dictature à détruire la
démocratie, tout en se réclamant de cette dernière.
En effet, toutes les dictatures modernes dérivent des
conditions démocratiques. Elles s'y forment et s'y maintiennent. Cette
filiation paradoxale de la démocratie et du totalitarisme peut
être mieux saisie par l'examen de ce que Lefort nomme « la
formation de l'idéologie » ou qu'Aron désigne par
« dissociation des valeurs ». Nous n'y revenons pas,
puisque nous en avons déjà parlé dans la foulée.
Mais examinons rapidement cette définition d'Aron :
Le mot « totalitaire », tel que je
l'entends, tel aussi que la plupart des commentateurs le définissent,
désignent deux traits du « socialisme »
marxiste-léniniste : une conception du monde (ou doctrine ou
théorie) est professée officiellement, érigée par
l'Etat en vérité soustraite à la discussion ; la
société civile est absorbée par l'Etat.83(*)
Suivant cette définition qu'il qualifie lui-même
de banale, on ne trouve nulle part de nos jours un tel régime. Le type
idéal s'est effondré et avec lui les filiales ou les satellites.
Toutefois, il n'a pas pour autant disparu. Aussi multiforme que le sophiste de
Platon, il se dissimule dans tous les régimes, dans ceux qui s'efforcent
de respecter les principes démocratiques comme dans ceux qui choisissent
de les violer délibérément.
Considérons cette autre définition,
peut-être plus complète de Claude Lefort :
Le totalitarisme n'est pas le régime
dictatorial, comme on le laisse entendre chaque fois lorsqu'on désigne
sommairement sous ce nom un type de domination absolue dans lequel la
séparation des pouvoirs est abolie. Plus précisément, il
n'est pas un régime politique : il est une forme de
société - cette forme au sein de laquelle toutes les
activités sont immédiatement reliées les unes aux autres,
délibérément présentées comme
modalités d'un univers unique, dans laquelle un système de
valeurs prédomine absolument, en sorte que toutes les entreprises
individuelles ou collectives doivent de toute nécessité y trouver
un coefficient de réalité, dans laquelle enfin le modèle
dominant exerce une contrainte totale à la fois physique et spirituelle
sur les conduites des particuliers.84(*)
Par cette description, les Etats africains se croiraient
exempts par leur choix volontaire de dictature camouflée ou de
« démocratie dictatoriale ». Mais il n'en est rien.
Ce que dit Lefort c'est que le totalitarisme n'est pas premièrement le
fait d'une dictature ; « il s'annonce en revanche aux
Etats-Unis, bien que les institutions démocratiques n'aient cessé
d'y régner. » Vrai ou faux, un constat se dresse :
l'absence d'un ennemi déclaré s'avère plutôt
mélancolique que savoureux. Voilà pourquoi tout en proposant de
voir en le totalitarisme un système de domination totale, il
débouche sur une réévaluation de la démocratie.
Réévaluer et affranchir la démocratie des
maux qui l'accablent, tel est le but de toute l'entreprise aronienne. Mais
avant de prescrire de remède contre un mal, il faut d'abord
dépister ce dernier, le diagnostiquer et trouver par là
même des médicaments appropriés.
Ce qu'il faut retenir en somme, c'est que cette filiation
naît de l'imperfection des régimes ou précisément de
leur incapacité à réaliser leur idéal politique. Le
régime démocratique annonce la concurrence politique, la
séparation des pouvoirs et la participation de tous les citoyens
à l'exercice de l'autorité mais ces principes ne sont pas
toujours respectés dans les faits. Et c'est par cette corruption du
régime constitutionnel-pluraliste qu'on glisse vers le totalitarisme ou
que celui-ci se glisse plutôt subrepticement dans la démocratie.
Il y a donc là un ensemble de fictions constitutionnelles qui ne cadrent
pas avec les réalités politiques. Ce qui amène Aron
à s'interroger sur les causes de cette situation, la conséquence
principale étant la filiation paradoxale qu'il vient de circonscrire.
3 - Fictions constitutionnelles et
réalité politique : de l'imperfection des régimes
Selon le constat que fait Aron, la plupart des régimes
de notre siècle (« le régime hitlérien
étant, bien entendu, exclu ») se réclament des
mêmes valeurs : développement des forces productives en vue
d'assurer à tous les hommes les conditions d'une existence honorable,
refus des inégalités de naissance, consécration de
l'égalité juridique et morale des citoyens. Croissance
économique et citoyenneté universelle caractérisent
également les régimes dits de démocratie populaire -
allusion faite aux régimes totalitaires - et les régimes dits de
démocratie occidentale - allusion faite aux régimes pluralistes.
Mais le constat supplémentaire est fâcheux :
Aucun de ces deux régimes n'est
intégralement fidèle à ses propres principes. Aucun n'a
éliminé l'inégalité des revenus, aucun n'a
supprimé la hiérarchie des fonctions et des prestiges, aucun n'a
effacé les distinctions entre les groupes sociaux.85(*)
Pour Aron, ce sont les manquements du régime
constitutionnel-pluraliste qui attirent sur lui des critiques. Il suffit d'un
peu d'observation pour voir que les différentes caractéristiques
de ce régime ne sont pas toujours réunies. Il existe des
régimes de partis multiples avec intermèdes autoritaires, des
régimes de partis multiples où la concurrence électorale
est faussée par diverses pressions gouvernementales. Dans certains
régimes, apparemment de partis multiples, la pluralité est une
fiction. En termes abstraits, écrit-il, on pourrait distinguer trois
espèces d'imperfections par rapport au type idéal du
régime de partis multiples.
D'abord, la non-application régulière de la
légitimité électorale, soit par exclusion d'une fraction
des citoyens, soit par manipulation des élections. Ensuite, la
non-application régulière des règles de concurrence
pacifique, soit entre les partis, soit au Parlement. Enfin, le caractère
non représentatif ; ceux-ci ne représentant qu'une faible
minorité du pays, la communication est rompue entre les groupes sociaux
et les partis qui prétendent les représenter.86(*)
Intéressons-nous donc de près aux imperfections
du régime démocratique car, selon Aron, c'est lui qui peut encore
être récupéré. Quant au régime
monopolistique, son imperfection est d'essence. Les problèmes
fondamentaux d'un régime démocratique sont en gros son
caractère oligarchique et la corruption du principe même.
En effet, quiconque vivant sous un régime
constitutionnel-pluraliste peut, plus qu'un observateur éloigné,
se poser la triple question aronienne : est-il vrai qu'un régime de
partis multiples soit une traduction fidèle de la souveraineté
populaire ? Est-il vrai que la pratique donne la réalité du
pouvoir aux citoyens comme le veut la doctrine ? Qui possède
effectivement le pouvoir dans un régime
constitutionnel-pluraliste ?
La réponse est évidemment négative, si on
tient compte du principe du tiers-exclu, mais les thèses
machiavéliennes et marxistes sont sans réserve concernant ces
questions.
Du jugement d'Aron, les machiavéliens défendent
l'idée selon laquelle tout régime politique est oligarchique.
Toutes les sociétés sont gouvernées par un petit nombre
d'hommes et les régimes varient selon le caractère de la
minorité qui gouverne. Cette oligarchie va jusque dans les partis
politiques. Les régimes démocratiques expliquent-ils davantage,
sont des oligarchies d'un type particulier, des oligarchies ploutocratiques. La
minorité qui détient le pouvoir est composé de riches, de
financiers, d''industriels, d'entrepreneurs. Ces hommes n'aiment guère
les moyens de force et préfèrent les moyens de ruse. Et ce sont
eux qui prennent les décisions les plus importantes. On objectera
peut-être que l'essence même de la politique est que les
décisions soient prises pour, et non par, la
collectivité mais il reste vrai que les détenteurs des moyens de
production, les riches, les financiers exercent directement ou indirectement
une influence sur ceux qui dirigent les affaires publiques. Tel est, selon
Aron, en substance, le point de vue de Machiavel et de ses partisans.87(*)
La critique marxiste, elle, stipule que les régimes
constitutionnels-pluralistes sont des démocraties bourgeoises. Les
marxistes ont remarqué, et avec raison pour une part, que les partis et
les assemblées démocratiques camouflent le règne du
capitalisme, que la classe économiquement dirigeante détient la
réalité du pouvoir. Dans ces régimes, arguent-ils, les
partis ne sont qu'une apparence, et le pouvoir réel appartient au petit
nombre qui possède, contrôle et gère les instruments de
production. Dire donc que le pouvoir est exercé par le peuple dans un
tel régime est une proposition manifestement dépourvue de sens.
Le pouvoir n'est jamais exercé par les masses populaires.
Aron reconnaît que le pouvoir n'est jamais exercé
par les masses populaires, il est évidemment exercé par une
minorité d'hommes en chair et en os, qui sont des membres du parti
dominant. Il est possible que des dirigeants du parti gouvernent dans
l'intérêt de la masse prolétarienne et paysanne, mais le
régime n'est pas celui où le peuple lui-même est au
pouvoir, si non, en un sens mythologique comparable au pouvoir du
représentant de Dieu sur terre. Le pessimisme rousseauiste
n'affirme-t-il pas d'ailleurs que la représentation démocratique
ne convient qu'aux dieux ?
De l'appréciation d'Aron, la critique
machiavélienne est pessimiste, tandis que la critique marxiste est
réaliste et acceptable en partie. Mais que proposent-ils de mieux ?
On sait que les solutions machiavéliennes se résument en la
tyrannie et celle de Marx en la dictature, mais quelle dictature ? Selon
Aron toujours, un observateur averti peut se rendre à l'évidence
que le socialisme tel qu'il a fonctionné jusqu'ici est la
« dictature du parti sur le prolétariat et non
dictature du prolétariat. »88(*)
Nous disions que le deuxième aspect de l'imperfection
du régime constitutionnel-pluraliste est la corruption du principe, mais
en quoi consiste-t-il ?
De l'avis de R. Aron, en tant qu'un régime qui
tolère le conflit permanent des idées, des groupes et des
personnes, le régime démocratique ne peut pas ne pas
décevoir. Nous pouvons relever à juste titre que l'opinion
publique des pays dits démocratiques n'a pas souvent tort de parler de
« démocratie à parti unique ». Tous les pays
ont normalement chevauché entre deux systèmes : le
monopartisme et le multipartisme. Lequel de ces deux systèmes a mieux
géré le pays ? Nous n'allons pas nous-mêmes donner de
réponse pour ne pas soulever des passions. Il n'est donc pas illogique
de dire que la démocratie est une utopie, telle que définie par
ses principes, et une fiction, vu sa forme caricaturale que nous vivons.
Pour Aron, on peut rêver de créer une nation
polie, mais pas en disant aux hommes : allez et disputez-vous. Il est
loisible de rêver d'un régime constitutionnel dont les
imperfections auraient disparu, mais on ne peut réellement croire
à l'existence d'un régime où les hommes politiques
seraient tous conscients, en même temps que des intérêts
particuliers qu'ils représentent, de l'intérêt collectif
qu'ils doivent servir. Un régime où les conflits se
déchaîneraient à plein mais où la presse serait
objective, où les citoyens garderaient le sens de la solidarité
en dépit des querelles qui les opposent les uns aux autres, n'est
vraiment pas concevable. Mais puisque nous avons sous les yeux des
régimes qui se disent démocratiques, il convient tout simplement
de distinguer des régimes démocratiques sains et des
régimes démocratiques corrompus.
Des régimes démocratiques sains, nous n'en
connaissons pas, dit Aron, pas même celle de la Grèce
antique ; non pas tant parce que la perfection n'est pas de ce monde mais
beaucoup plus parce qu'un esprit particulier ne peut pas gérer la chose
publique en oubliant qu'il est particulier. La corruption ne vient-elle pas du
primat accordé à l'intérêt particulier, pour
reprendre Aristote ? Aron nous donne plusieurs espèces de
corruption réparties en trois classifications.
La première classification comprend la corruption des
institutions politiques, la corruption de l'esprit public et la corruption de
l'infrastructure sociale.
La corruption des institutions apparaît lorsque le
système des partis ne correspond plus aux différents groupes
d'intérêts, ou bien lorsque le fonctionnement du système
des partis est tel qu'aucune autorité stable ne sort de la
rivalité des partis.
La corruption de l'esprit public est, selon Montesquieu
qu'Aron cite, la corruption du principe même. En effet, il peut arriver
que l'esprit partisan efface la conscience du bien commun ou que l'esprit du
compromis, nécessaire au fonctionnement du régime, finisse par
empêcher toute décision claire et toute politique résolue.
La plupart de nos régimes souffrent soit d'un excès d'esprit
partisan, soit au contraire d'un excès d'esprit de compromis. Le juste
milieu convenable est presque impossible, surtout qu'il est difficile aux
citoyens de respecter leurs trois qualités que sont :
- Le respect des lois et partant, la règle
constitutionnelle qui est la charte de leurs conflits et de leur
unité ;
- La formulation des revendications, des opinions propres, des
passions partisanes pour animer le régime et empêcher le sommeil
de l'uniformité ;
- Le contrôle des passions partisanes ou le sens du
compromis.
Tout manquement à ces trois qualités serait
fatal à l'unité nationale.
La corruption du régime démocratique peut aussi
avoir pour origine l'infrastructure sociale, surtout lorsque la
société industrielle ne parvient plus à fonctionner et
lorsque les rivalités sociales atteignent une telle intensité que
le pouvoir politique, issu des partis, ne peut plus les maîtriser. Aussi
longtemps que les démocraties ne parviendront pas à distribuer de
la nourriture en quantité suffisante à toutes les masses, aussi
longtemps elles seront contestées.
La deuxième catégorie de corruption repose selon
Aron sur la distinction entre oligarchie et démagogie. Les
régimes constitutionnels-pluralistes peuvent se corrompre par
excès d'oligarchie ou par excès de démagogie.
Enfin, la dernière classification se situe, selon
l'expression aronienne, entre le « pas encore » et le
« déjà plus » :
Il y a des régimes démocratiques qui sont
corrompus parce qu'ils n'ont pas encore jeté les racines profondes dans
une société et il y a d'autres qui sont corrompus par le temps,
par l'usure, par l'habitude et qui ne fonctionnent déjà
plus.89(*)
Après ce diagnostic des imperfections réelles et
des risques de décomposition du régime pluraliste, il faut
naturellement songer aux moyens de sa stabilité et de son
efficacité. S'il est imparfait, c'est parce que tous les régimes
politiques le sont, et il l'est encore moins que les autres ; s'il est
oligarchique, c'est encore pour les mêmes raisons. Le tout est, selon
Aron, de l'adopter et d'en trouver des solutions appropriées.
CHAPITRE III : PLAIDOYERS POUR UNE DEMOCRATIE
DECADENTE
Maintenant qu'il est question de plaider la cause
démocratique, une double interrogation surgit : pourquoi et comment
sauver la démocratie ? Aron explique ici les raisons pour
lesquelles il estime qu'un régime constitutionnel-pluraliste est
préférable à un régime de parti monopolistique.
Mais il ne va pas vite en besogne. Conscient et soucieux des problèmes
que connaît le modèle démocratique, il veut d'abord
s'assurer qu'il dispose d'un arsenal capable de lutter efficacement contre ces
maux.
1- Comment sauver la démocratie ?
Les régimes constitutionnels-pluralistes sont
oligarchiques comme le sont tous les régimes politiques, mais ils le
sont moins que la plupart des régimes connus. Il est vrai que, dans ces
régimes, à notre époque, les minorités
économiquement dominantes sont toujours liées aux milieux
politiquement dirigeants, mais le fait le plus caractéristique, c'est la
dissociation de la puissance sociale ou économique d'une part, du
pouvoir politique de l'autre. Ceux qui exercent les fonctions politiquement les
plus importantes ne sont pas eux-mêmes des hommes qui détiennent
socialement les positions les plus importantes.90(*)
Par ces mots de rachat, Aron voudrait s'attaquer en premier
lieu à l'oligarchie qu'il juge être le mal nécessaire de la
démocratie. Ce mal a pour corollaire la dispersion du pouvoir et
l'impuissance des gouvernants. Ensemble, ils entraînent
l'instabilité et l'inefficacité du régime. Mais que
faut-il faire ? Nul ne peut répondre à cette question avec
certitude, assure-t-il. Car les possibilités dépendent largement
de ce que croient les gouvernants eux-mêmes. L'impossibilité est
créée par le manque de confiance des gouvernants en
eux-mêmes.
Faute de solutions toutes faites, Aron propose, pour corriger
ces défauts majeurs, deux conditions qui lui semblent
fondamentales : d'abord l'accord entre les règles
constitutionnelles et le système des partis, en second lieu l'accord
entre l'ensemble de la constitution et des partis d'une part et
l'infrastructure sociale ou les préférences de la
collectivité d'autre part.
Sur le plan pratique, dit-il, il s'agit de copier les exemples
américain et britannique où, respectivement,
« l'exécutif est stable par essence » et ne peut
être déchu, et le gouvernement est l'expression d'une
majorité parlementaire et dure aussi longtemps que cette majorité
dure. Précision toutefois que ces deux systèmes constitutionnels
ne peuvent assurer stabilité et autorité que s'ils sont en accord
avec la structure des partis. Il s'agit de la discipline pour la Grande
Bretagne et du désordre pour les Etats-Unis. Mais ici et là, on
observe l'une des conditions nécessaires au fonctionnement des
régimes constitutionnels-pluralistes : la discipline des
ambitions.
Même ainsi, ces solutions ne sont pas sans faiblesse.
Etant donné que les régimes démocratiques sont
définis par la lutte constante entre des intérêts
privés ou des intérêts privés-collectifs, on ne peut
pas dire que le bonheur des citoyens se mesure par l'intensité des
troubles politiques, ressentis par la cité, ni que la qualité
d'un régime politique se mesure à la paix apparente. Ce qu'il y a
lieu de faire, c'est de cultiver la saine émulation et de créer
des instances soustraites à la rivalité des partis. Dans
l'abstrait, écrit Aron,
il faut assurer l'impartialité ou la
dépolitisation de l'administration, souhaiter une presse aussi libre que
possible, non seulement par rapport aux gouvernements mais par rapport aux
partis et aux groupes d'intérêts, une presse ou ceux qui
écrivent ont le droit de dire ce qu'ils jugent utile à la
collectivité tout entière.91(*)
Il faudra aussi créer et multiplier ce qu'on appelle
vulgairement les comités de sages, car, si les conseils ne dispensent
pas les hommes politiques de choisir, ils exercent une pression morale sur leur
choix.
La deuxième catégorie de solutions aux
problèmes fondamentaux de la démocratie est l'enracinement du
régime. Il répond à la corruption au sens du
« pas encore ». Pour Aron, les difficultés de
l'enracinement sont nombreuses.
La première est le non-respect de la règle
constitutionnelle. Le régime pluraliste étant fondé sur la
compétition des individus, toute violation de la règle par la
force est un manquement à l'essence même de ce régime. La
deuxième c'est la manipulation des pratiques constitutionnelles par une
oligarchie ; la troisième, liée à la deuxième,
constitue les querelles entre les différents groupes appartenant
à la minorité dirigeante. La quatrième difficulté
de l'enracinement démocratique est de limiter les revendications
populaires durant les premières années de
démocratisation.
A toutes ces difficultés, une exigence principale
répond : il faut, dit Aron,
que ces régimes aient une efficacité
suffisante, et l'efficacité se mesure par rapport à deux
objectifs : le premier est la sauvegarde de l'unité de la
collectivité en dépit de la multiplicité des conflits, et
le deuxième est la modernisation de l'économie, en dépit
de la tendance conservatrice des groupes d'intérêts.92(*)
Notre étude nous a montré jusqu'ici que les
principes démocratiques sont nombreux, mais nul n'est besoin de les
satisfaire séparément lorsqu'ils courent les risques de
décomposition qu'Aron a situé à trois niveaux : au
niveau des institutions politiques, au niveau du principe de l'esprit public et
par rapport à l'infrastructure sociale ou plus
généralement par rapport aux tâches que ces régimes
doivent accomplir.
Régime de partis, on peut voir que le respect du
pluralisme entraîne, peut-être pas nécessairement mais
assurément, le respect des autres principes. En effet, on voit mal
comment une saine compétition pour le poste suprême ne
réduirait pas l'oligarchie, n'impliquerait pas la liberté de
l'autre. Lorsque tout est discuté, le bien commun est aussi
respecté puisqu'il est alors compromissoire ou, pour reprendre Rousseau,
émane de la volonté générale. Mais comment assurer
une discussion saine et féconde ? Ceci pose en filigrane le
problème de la légalité de l'opposition.
S'il est admis que l'essentiel en politique c'est les partis
politiques, ceux-ci doivent jouer normalement leur rôle pour la bonne
marche de la communauté politique. La démocratie est par nature
un régime de partis, partis multiples. Qui dit multipartisme dit
opposition puisque toutes les formations politiques ne peuvent pas être
au gouvernement en même temps ; mais en attendant leur tour, elles
contribuent, par la compétition pacifique, à l'organisation de la
vie sociale. Il n'y a pas de doute, comme le pense Aron, que
les partis sont l'élément actif de la
politique, c'est entre les partis ou à l'intérieur des partis que
se joue le jeu politique, que se livrent les conflits. Une des
caractéristiques majeures des systèmes modernes, c'est que le
conflit y est considéré comme normal. Les régimes
constitutionnels-pluralistes acceptent la concurrence entre les individus et
les groupes, pour le choix des gouvernants et même pour l'organisation de
la collectivité.93(*)
Or, on remarque souvent que l'opposition joue de moins en
moins le rôle qui lui est dévolu ; et ceci pour deux raisons
principales : soit elle joue le jeu du pouvoir et cesse d'être un
« contre-pouvoir » comme le veut Cohen-Tanugi, soit elle
est, selon Aron, « mise hors la loi » par le pouvoir qui
refuse ainsi la concurrence.
Prenons le premier cas. Il peut, comme il arrive souvent, que
pouvoir et opposition cessent d'être réellement différents
par le confort d'une division réglée à l'avance ou un
désaccord artificiel. Cette concomitance jette le discrédit sur
le consensus démocratique : au lieu d'apparaître comme la
meilleure expression de l'esprit démocratique, il devient synonyme
d'entente préalable, de quasi-complicité, de
désintérêt pour les sujets débattus. Qu'est-ce qui
reste alors à la démocratie si toutes les parties en
présence disent la même chose ? Où est
l'équilibre des forces chère à Montesquieu, si toutes les
forces tirent dans le même sens en bradant leur idéologie dans la
stupidité de « grande coalition » ?
Puisqu'aucune voix ne s'élève pour proposer une autre vision du
bien commun, l'unanimité, faute de confrontation, s'apparente à
de l'inertie, avec cette conséquence perverse que la politique se fait
et se décide au niveau de l'exécutif et de l'administration, non
plus au Parlement. Ce qui est requis ce n'est ni une lutte partisane absolue,
ni la simple approbation parlementaire, mais un compromis qui est, comme son
nom l'indique, le résultat d'une rivalité idéelle. Ainsi
que le propose Aron, il ne faut pas que ceux qui participent à la lutte
partisane poussent trop loin la défense de leurs causes
particulières et gardent le sens de l'intérêt collectif en
même temps que de l'intérêt du jeu
politico-économique lui-même.
C'est le schéma d'une opposition inopérante qui
conduit à l'abstention, très vécue de nos jours. Quand les
électeurs ne s'abstiennent pas massivement, ils votent plus par
réflexe que par réflexion, par fidélité à
une vulgate à laquelle ils continuent d'adhérer même s'ils
n'y croient plus; les débats, on le sait, influent à peine
sur les décisions. Pourquoi l'électeur se soucierait-il du vote
si toutes les factions disent la même chose, si, au cours des campagnes,
la publicité et le clip l'emportent sur la discussion, la
démagogie sur la réflexion, le spectaculaire sur le
profond ?
Mais il faut éduquer les masses en les demandant de
quitter de l'abstention pour le vote-sanction. Le vote est en même temps
un droit et un devoir civiques qu'elles doivent observer. Il reste donc
qu'elles sanctionnent le personnel politique défectif. Car la
capacité de gagner les élections n'est pas la capacité de
gouverner.
Mais un autre obstacle se dresse devant les masses. C'est
qu'il n'est pas toujours aisé de réaliser le vote-sanction tant
les dirigeants mettent sur pied un arsenal de tricherie pour être hors de
portée de la sanction. Il s'agit généralement de
tripatouillages électoraux, des coups d'Etat constitutionnels ou tout
simplement de muselation ou même de persécution de l'opposition.
Et nous voici sur la deuxième raison que nous évoquions
concernant l'échec du rôle de l'opposition.
En effet, les démocraties de façade, quand elles
ne réussissent pas à créer une opposition de
façade, criblent celle-ci de fausses accusations, d'actes
illégaux. Cette mise hors la loi vise à entraver l'alternance (si
chère à la démocratie), en emprisonnant ou en
déportant les opposants susceptibles de troubler l'appétit du
prince. Pour R. Aron, tout gouvernement a le droit légitime de se
défendre contre ceux qui veulent l'abattre ; mais il ne doit pas
oublier qu'il existe aussi une légalité et une
légitimité des partis d'opposition qui ne peuvent pas
simultanément être au pouvoir. D'ailleurs, ajoute-t-il, le
rôle premier d'un parti politique c'est de participer à l'exercice
du pouvoir et non forcément d'exercer le pouvoir.
Ce problème du statut de l'opposition a
été étudié dans l'Antiquité grecque par
Aristote, à travers le concept d' « ostracisme »
qui, au départ était institué pour le besoin
d'égalisation du peuple démocratique mais qui, par la suite,
était devenu un procédé éliminatoire. Aristote dans
la Constitution d'Athènes le définit comme la
procédure par laquelle, à la suite d'un double vote secret de
l'assemblée, on condamnait à un exil de dix ans un citoyen qu'on
soupçonnait d'aspirer à la tyrannie. Le condamné ne
perdait pas sa qualité de citoyen et ses biens. Ce système fut
utilisé au Ve siècle pour écarter du pouvoir
les hommes politiques les plus en vue.94(*)
Le problème de l'ostracisme poursuit-il dans la
Politique, se pose, d'une façon générale dans
toutes les constitutions, celles correctes comme celles perverties. Si les
constitutions perverties pratiquent cette politique dans le but d'un
intérêt particulier, il n'en demeure pas moins que
l'intérêt commun l'exige aussi car, la législation ne
concerne que ceux qui sont égaux, par naissance et par capacité.
Mais l'ostracisme sera mis au service des factions qui, une fois au pouvoir, en
font un moyen de longévité95(*).
Aujourd'hui encore plus que par le passé, le
problème d'asile politique se pose avec une certaine acuité. On
peut penser qu'il s'agit de la volonté des opposants qui demandent ainsi
l'asile parce qu'ils ne s'accordent pas avec la politique menée mais les
causes réelles sont involontaires. En effet, on les y contraint
indirectement par des menaces de toutes sortes et à ce niveau, on peut
dire qu'exil et asile sont politiquement deux mesures identiques. Si le premier
est décrété par autrui et le second, entrepris par
soi-même, ils ont pour dénominateur commun la contrainte. Et les
démocrates trouvent cela légitime, surtout quand ils sont
animés par un esprit machiavélique qui leur enseigne qu'il faut
dans un premier temps constituer un Etat de façon à n'avoir pas
recours à une telle médication et que si jamais cette
éventualité se présente, il faut essayer de redresser la
constitution par quelque moyen rectificatif de ce genre. C'est là un
moyen de ruse. On modifie la constitution à sa guise, on la fait voter
par une majorité acquise à sa cause, on personnalise ainsi le
pouvoir mais on se plaît à arguer que la limitation des mandats en
un régime démocratique est un acte antidémocratique comme
si la non-alternance ainsi sous-tendue était un acte
démocratique. C'est cela même qu'il convient d'appeler, si
l'expression peut avoir un sens, coup d'Etat constitutionnel ; puisqu'on
s'impose en s'appuyant sur la manipulation de la règle
constitutionnelle. Aron en donne pour exemples la prise du pouvoir par Hitler
en 1933 et le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958.
Mais c'est surtout ce que révèle honteusement l'expérience
africaine où les ambitions démesurées semblent avoir
besoin d'un régime autre que parlementaire.
Pour R. Aron, la démocratie ne peut s'affranchir de ses
multiples défauts pratiques qu'en réalisant simultanément
l'accord entre les règles constitutionnelles et le système des
partis, et l'accord entre l'ensemble de la constitution et des partis d'une
part et l'infrastructure sociale ou les préférences de la
collectivité d'autre part. Ce sont là les signes indicatifs de la
stabilité et de l'efficacité démocratique. « Le
jeu politique, dit-il, est démocratique lorsqu'il est pacifique et
comporte une légitimité permanente de l'opposition, la limitation
des pouvoirs exercés par les gouvernants. »96(*)
Peut-on aussi envisager la corruption possible du
régime de parti monopolistique sans faire preuve de
pléonasme ? On peut évidemment l'envisager et selon Aron,
« la corruption d'un tel régime serait la
désoviétisation de ce régime. La corruption, en
un sens objectif, signifie l'abandon de certaines pratiques,
caractéristiques du régime. 97(*)» Il s'agirait donc de la corruption d'une
corruption. En clair, la corruption du régime pluraliste consiste en la
dégénérescence en régime de parti monopolistique et
la corruption de ce dernier consiste en la régénérescence
en régime pluraliste. Cette dernière possibilité est
souhaitable mais détestable pour les dirigeants soviétiques qui,
à en croire Aron, « ne veulent pas d'une victoire au
point ; manichéens, ils sont et ils restent, ils ne s'accommodent
pas du non-manichéisme. » 98(*) Si rien ne permet pour
l'instant de dire qu'ils aient le désir de mettre en compétition
leur trophée, il y a lieu de dire que le régime de parti
monopolistique ne représente pas une issue et qu'il faut
désormais compter avec le régime démocratique, qui est
curable.
Nantis des moyens qui peuvent nous assurer la sauvegarde des
principes démocratiques, nous pouvons enfin adopter ce régime,
tout en sachant qu'en cas de manquement ou de décomposition, nous aurons
la solution. Les raisons de ce choix sont nombreuses, telles que R. Aron nous
les livre ici.
2- Pourquoi sauver la démocratie ?
Aron s'est toujours donné pour défenseur de la
cause démocratique. Ce régime comporte selon lui nombre
d'avantages qu'on ne peut retrouver dans un régime de parti
monopolistique. D'après lui,
Le régime constitutionnel-pluraliste est celui qui
donne le maximum de liberté aux gouvernés. Non qu'il exclue
persécutions et injustices ... [Mais] tout compte fait, il suffit
d'avoir vécu dans diverses sortes de régimes pour savoir qu'il y
a une différence de nature entre les garanties accordées aux
citoyens par un régime constitutionnel-pluraliste et les garanties
accordées aux sujets dans les régimes non
constitutionnels.99(*)
En effet, s'il fallait nous résumer jusqu'ici, on
dirait toujours avec Aron que l'antithèse du régime
constitutionnel-pluraliste et du régime monopolistique peut être
exprimée de quatre manières différentes :
antithèse de la concurrence et monopole, de la constitution et de la
révolution, du pluralisme des groupes sociaux et de l'absolutisme
bureaucratique, enfin de l'Etat des partis et de l'Etat partisan. Cette
dernière antithèse peut être traduite, dans le vocabulaire
d'Aron, par « Etat laïc - Etat
idéologique ».
Il serait déraisonnable, poursuit-il, d'affirmer qu'un
de ces régimes est bon et l'autre mauvais, que l'un représente le
bien et l'autre le mal, « aucune réflexion morale n'autorise
à attribuer à l'un tous les mérites et à l'autre
tous les démérites 100(*)».
Les deux régimes sont en tant que tels imparfaits.
Mais l'imperfection n'en est pas de même nature. Les régimes
constitutionnels-pluralistes comportent des imperfections de fait,
l'imperfection du régime de parti monopolistique est
essentielle.101(*)
C'est dire en réalité que l'imperfection du
régime de parti monopolistique est autre et elle est fondamentale. Et la
conclusion provisoire qu'on peut tirer est que l'imperfection de deux
régimes est différente en nature. C'est là un argument
fort qui milite en faveur du choix de la démocratie. Cet argument est
multiplié par le nombre des principes démocratiques dont nous
avons déjà longuement parlés. Tout d'abord est essentielle
l'organisation de la compétition. En second lieu est essentielle la
participation potentielle de tous les citoyens à la vie politique. Est
essentielle encore, dans les régimes de partis multiples, la
légitimité de la discussion sur ce qu'il convient de faire sur la
meilleure constitution de la cité.
Ces nobles principes, s'ils ne sont pas toujours satisfaits,
constituent tout de même un symbole qui, selon Aron, peut devenir
réalité.
Il faudra surtout compter avec le sentiment de liberté.
La « liberté réelle » des régimes
démocratiques s'oppose à la « liberté
formelle » des régimes monopolistiques et elle est plus
vivable. « Y a-t-il une conception philosophique de la liberté
qui justifierait le choix d'un régime, en particulier du régime
de parti monopolistique », s'interroge Aron ? « Je ne
le pense pas »102(*), répond-il. Ainsi, on peut faire la
discrimination entre les imperfections évidentes des
régimes constitutionnels-pluralistes et l'imperfection
essentielle des régimes de parti monopolistique.
Sur ce point, Aron trouve que les philosophes n'ont pas tort
de rappeler que le régime de paix est, en tant que tel,
préférable au régime de violence. Les
sociétés modernes, estime-t-il, sont rationalisées et
pacifiées. La doctrine de l'homme violent de Spengler, à
l'époque des bombes thermonucléaires est une objection de fait,
mais remarque-t-il, cette philosophie prétendument réaliste, est
réfutée par la réalité historique et
étrangement inadaptée à la nature des
sociétés industrielles, définies par le travail en commun
qui exige d'ailleurs une égalisation des chances pour les individus ou,
tout au moins, un minimum d'instruction de tous.
Voilà les raisons pour lesquelles R. Aron estime qu'il
faut maintenir la démocratie et essayer de la remettre sur les rails.
Car, ainsi qu'il le découvre, à moins que l'on ne
préfère la violence à la discussion et la guerre à
la paix, un régime constitutionnel est, en tant que tel,
préférable à un régime de parti monopolistique. Et
jusqu'à présent, aucun pays industriellement
développé ne s'est donné volontairement un régime
monopolistique de type communiste. Mais il est imprudent d'en tirer des
conclusions pour l'avenir.103(*) En effet,
alors que, de toutes parts, les communautés
locales, les personnes aspirent à la libéralisation, les
socialistes par ignorance, et les communistes, par calcul, veulent rendre le
pouvoir « plus étendu encore et plus
détaillé » que celui qu'exerça aucune de nos
républiques. Quel prix faudra-t-il payer pour dissuader les
Français de partir à la recherche d'un socialisme
introuvable ?104(*)
Maintenant que nous avons sous la main les moyens de lutte
pour l'efficacité démocratique et les raisons pour son adoption
dans nos sociétés actuelles, il nous faut étudier, pour
terminer cette partie du travail, les relations entre les le pouvoir
démocratique, la richesse et l'intelligentsia. Tout semble nous
ramener encore à l'oligarchie, péché mignon du
régime pluraliste. C'est qu'en tant que mal nécessaire,
difficile, pour ne pas dire impossible à éradiquer, il faut
apprendre à vivre avec elle et harmoniser par là les rapports du
pouvoir démocratique avec les autres structures de la
société.
3- Démocratie, richesse, pouvoir et savoir
La réunion de ces quatre termes suggère
l'oligarchie, le mal nécessaire du régime démocratique
dont nous avons déjà présenté les traits marquants.
La démocratie est le régime politique qui les contient tous,
comme phénomènes de société ; richesse et
savoir sont deux moyens de conquête de pouvoir dans un tel régime.
Nous avons donc affaire à un jeu qu'arbitre le pouvoir, entre la
démocratie d'une part et, le savoir et la richesse de l'autre. Avec le
goût de la liberté, personne ne veut remettre en question les
principes démocratiques mais tout le monde veut discuter des principes
du libéralisme ou plus exactement du capitalisme.
Toute la question est pour Aron de savoir jusqu'à quel
point les minorités dirigeantes sont-elles ouvertes ou fermées.
Ces minorités, affirme-t-il, sont en ce siècle du
libéralisme plus ouvertes qu'elles ne l'étaient au début
du XXe siècle bureaucratique et prétendument
communiste. Mais les machiavéliens continuent à penser que ceux
qui réussissent dans les régimes parlementaires sont
essentiellement ceux qui savent parler. Certes les régimes de discussion
facilitent le succès aux hommes de loi, aux professeurs, aux
intellectuels en général mais cela n'est pas toujours
démontré.
De nos jours, et particulièrement en Afrique, la
politique est devenue le domaine où les illettrés et les
feymen s'expriment. On n'a vu dans nos assemblées des
élus qui chantent à peine l'hymne national, parlent peu ou pas
les langues officielles et dont le niveau d'études déduit
à partir de là est tout simplement ridicule. C'est contre cela
qu'il faut lutter, contre une Assemblée d'enregistrement et
d'approbation et non contre les intellectuels qui se sentent à raison
responsables de la situation politique de leur pays. On parle couramment et de
façon péjorative de la politisation des intellectuels. Ce n'est
point cette politisation qui fait problème mais le fait pour ces
derniers de verser dans le « politiquement correct » et de
taire la vérité.
L'apport des médias à la consolidation de la
démocratie est indéniable. Il n'est même pas exclu qu'un
journaliste fasse carrière dans la politique ; ce qui est
déplorable c'est qu'il confonde, comme on le relève souvent, la
politique ou la démocratie au parti politique de son choix. Il faudrait
donc que les médias qui constituent un contre-pouvoir, ne soient pas,
qu'ils soient publics ou privés, au service d'une idéologie
particulière. Les médias nationaux surtout ne doivent pas
être naturellement des relais des gouvernements.
Dans l'optique d'Aron, ce qu'il faut surtout
dépolitiser d'urgence c'est l'administration. Celle-ci doit être
neutre pour jouer pleinement son rôle de passerelle entre gouvernants et
gouvernés, deux entités dont elle doit servir les
intérêts. Or, telles que nos démocraties fonctionnent
actuellement, il y a confusion entre administration et gouvernement ou du
moins, tendance à la politisation de l'administration. Cela est d'autant
plus inquiétant que pour lui, plus le fonctionnaire
s'élève dans la hiérarchie, plus sa neutralité est
compromise.
En ce qui concerne le rapport entre la démocratie et
les intellectuels, Hubert Mono Ndjana pense que ces derniers peuvent et doivent
même participer activement à l'édification de leur propre
société, soit par un soutien délibéré
à l'action gouvernementale, soit par une critique raisonnée de
cette action. Toutefois, précise-t-il,
L'adhésion ou la défiance d'un intellectuel
doivent être dialectiques et non pas massives et charnelles. [...] Se
figer dans une idée fixe, indépendamment des conditions qui
occasionnent le mouvement même des idées, c'est cesser
d'être intellectuel. C'est proprement se faire dogmatique et
peut-être fanatique, deux attitudes que le politique attend
généralement de l'homme de pensée et auxquelles ce dernier
ne saurait moralement souscrire sans se renier.105(*)
Or, constate Aron,
Quand on observe les attitudes des intellectuels en
politique, la première impression est qu'elle ressemble à celle
des non-intellectuels. Le mélange de demi-savoir, de
préjugés traditionnels, de préférences plus
esthétiques que raisonnées se manifeste et dans les opinions des
professeurs ou des écrivains et dans celle des commerçants ou des
industriels.106(*)
Ainsi, les intellectuels doivent analyser concrètement
les milieux nationaux afin de préciser en quelle mesure un régime
politique est préférable à un autre, plutôt que
d'entrechoquer les idéologies à prétention
universelle : propriété privée contre
propriété publique, mécanismes de marché contre
plans. Il n'est d'ailleurs pas exclu qu'ils s'investissent directement dans la
pratique politique. Dans l'introduction à l'opuscule de Max Weber
intitulé Le savant et le politique, Raymond Aron reconnaissait
d'abord qu' « on ne peut pas être en même temps
homme d'action et homme d'études sans porter atteinte à la
dignité de l'un et de l'autre métier, sans manquer à la
vocation de l'un et de l'autre. »107(*) Mais, finira-t-il par convenir avec Weber, qu'une
possibilité de conciliation existe et qu'une nécessité de
réconciliation s'impose, pour aller au-delà des divergences et
faire de la science et de la politique deux entités
complémentaires : la science donnant à la politique ses
moyens et la politique à la science ses conditions d'exercice.
Analysons à présent les relations entre la
démocratie et la richesse.
Pour les marxistes, surtout les marxistes vulgaires
chargés d'abattre le capitalisme sous prétexte que c'est lui qui
fait actuellement leur malheur, les régimes constitutionnels-pluralistes
représentent des démocraties bourgeoises, dans lesquelles partis
et assemblées camouflent le règne du capitalisme.
Considérons avec Aron la thèse proprement politique du
marxisme : la classe économiquement dirigeante détiendrait
la réalité du pouvoir. Est-il vrai que dans nos régimes
actuels les partis ne sont qu'une apparence et que le pouvoir réel
appartient au petit nombre qui possède, contrôle ou gère
les instruments de production ? Dans quelle mesure les classes
économiquement dominantes se confondent-elles avec la minorité
politiquement dirigeante.
L'hypothèse marxiste n'est pas de prime abord absurde.
Elle conserve une part de vérité mais n'est pas vérifiable
partout et en tout temps. En fait, la coïncidence de la minorité
économiquement privilégiée et de la minorité
politiquement dirigeante a plus de chance de se réaliser dans une phase
préliminaire du développement de la société
industrielle. Suivant l'acception aronienne, lorsque la masse de la population
vit à la campagne comme c'est le cas dans les jeunes démocraties,
l'introduction du suffrage universel favorise l'élection de
représentants de la classe économiquement
privilégiée, celle qui possède le sol et qui constitue
l'encadrement naturel des masses paysannes.
On objectera peut-être que dans les types idéaux
des démocraties, les entreprises jouent un très grand rôle
dans l'issue des élections. Cela est perceptible, dit Aron, mais cette
réalité est proche non pas de la version marxiste des
« monopolistes » mais de la coïncidence que nous
venons d'évoquer. S'il fut un temps où ce qui était bon
pour General Motors était bon pour les Etats-Unis, cela ne l'est plus
aujourd'hui ; pas plus que dans les pays africains où on voit les
masses désavouer électoralement les élites locales
supposées ou réellement riches. On ne peut douter que les chefs
d'entreprise influent sur certaines décisions prises par les pouvoirs
publics, mais ils ne sont pas aussi assez tout-puissants pour dicter
unilatéralement la politique générale du régime.
Les minorités économiquement privilégiées n'ont
jamais pu empêcher les réformes sociales, l'extension de la
législation, les nationalisations d'entreprises auxquelles elles sont
pourtant hostiles. D'où la nécessité d'une étude
prochaine sur les causes exactes de la vague de privatisations actuelles.
Les marxistes pourraient répondre que ces
minorités ont tout de même empêché que le capitalisme
fut détruit. Mais la vraie question n'est pas au niveau de cette
obstination. Il faut plutôt s'interroger sur le rôle du capitalisme
dans un régime pluraliste. Le travaillisme anglais a toujours vu ses
réformes passivement acceptées par la classe dite
capitaliste ; tout comme l'introduction du capitalisme par Margaret
Thatcher dans les années 80 a convaincu les socialistes
modérés. Bien plus, les minorités économiquement
dirigeantes n'ont pas toujours de conceptions politiques sur les grandes
questions internationales, pas plus qu'ils ne sont toujours d'accord sur ces
questions. Les décrire donc comme des despotes qui manipulent les
pantins politiques, c'est selon Aron sacrifier à la mythologie. C'est
encore un excès d'honneur que de leur prêter une intelligence
supérieure et de les croire capables de manipuler la presse, les partis
et le Parlement. Tout compte fait, leur reconnaitre une telle puissance n'est
qu'une aberration qu'explique d'après Aron, la haine vouée
à un système économique.
En effet, les marxistes actuels, accusent les libéraux
de prendre la défense du capitalisme par ignorance de la
coïncidence de la réalité ambiante avec la
réalité décrite par Marx. Ils s'attaquent maintenant
à la situation internationale où les pays riches semblent dicter
délibérément leurs lois pour creuser davantage le
fossé qui les sépare des pays pauvres. La discussion est, sur ce
point, malaisée. Ils sont sûrs à l'avance que telle est
bien la vérité. Aron dit ne pouvoir ébranler leur
conviction puisque leur système d'interprétation comporte
l'explication de ses erreurs.
En somme, conclut Aron, « on a rarement bâti
un Etat en se pliant aux normes de la démocratie
libérale »108(*) Mais peut-on se demander, pourquoi s'obstine-t-il
alors à la défendre ? Serait-ce par simple idéologie
ou par réelle conviction ? Il a prescrit des solutions que
Tocqueville avait déjà prescrites au XIXe
siècle mais on ne peut pas dire au jour d'aujourd'hui que la
démocratie et le capitalisme ont fait d'avancée
considérable. Ce qui nous amène donc à discuter l'ensemble
de ses travaux consacrés à l'apologie du libéralisme.
TROISIEME PARTIE : EVALUATION DE LA CONCEPTION
ARONIENNE DU POLITIQUE
Il est question dans cette dernière partie de notre
travail de confronter les solutions proposées par Raymond Aron pour la
sauvegarde de la démocratie à son état actuel. Ainsi,
solutions et raisons de choix seront discutées ici, si tant est que la
démocratie semble n'avoir toujours pas guéri de ses maux. En
clair, il faut répondre à la question suivante : en quoi le
dispositif de la pensée politique aronienne peut-il être tenu
aujourd'hui encore pour opératoire ? Cette pensée politique
étant multidimensionnelle comme nous l'avons relevé dès
l'entame, l'évaluation s'étendra jusqu'aux relations
internationales où les mêmes systèmes politiques et
économiques sont aux prises. Ce travail n'est pas une simple
interprétation de la pensée de R. Aron mais une accommodation,
mieux une illustration de notre propre pensée par la sienne. Ainsi, nous
examinerons aussi ici un certain nombre d'idées que l'auteur a
élaborées et développées de façon originale
et féconde, afin de voir si elles peuvent servir l'Afrique, actuellement
tiraillée entre deux systèmes politico-économiques
étrangers.
CHAPITRE I
L'ECONOMIE POLITIQUE D'ARON FACE AUX REALITES
ACTUELLES
Démocratie et totalitarisme se termine par une
conclusion consacrée au devenir du régime soviétique et
par des schèmes historiques qui convergent vers l'unification du monde
autour de la démocratie. En confrontant ces prévisions aux
réalités actuelles, on peut remarquer qu'il y a un
décalage, mais surtout que la démocratie n'a pas guéri de
ses maux, en dépit des remèdes à lui prescrits par Aron.
Aron aurait-il tort ou l'histoire serait-elle tout simplement en train de se
faire après lui ? On peut donc s'interroger sur la validité
des idées directrices de la triple dimension de la philosophie politique
de Raymond Aron.
1- La promotion de la démocratie et ses
impasses
Après que le caractère totalitaire et
liberticide du socialisme soit avéré, faut-il alors
épandre partout son contraire, le capitalisme, sous prétexte
qu'il est de nature pacifique. En d'autres termes, le libéralisme en
marche signifie-t-il le libéralisme exemplaire ? Nous avons
déjà répondu à ces questions mais elles se reposent
avec le processus de la mondialisation démocratique. En lisant les pires
dates du XXe siècle, l'interrogation persiste : les deux
guerres mondiales, celles d'Espagne, de Corée et de Vietnam, les grands
trous noirs de l'esprit que sont Auschwitz, Hiroshima, le Cambodge sont autant
d'étapes et de revers pour parvenir à la paix actuelle. Mais une
réussite à ce prix équivaut à un échec,
s'assoit sur un monceau de ruines, de cadavres et de suppliciés.
Si donc toutes nos tentatives d'établir le paradis sur
terre se sont soldées par l'avènement réel de
l'enfer, devons-nous encore persévérer dans cette voie ? Que
faut-il enfin de compte appeler régime totalitaire ?
C'est que le siècle dernier est plus un siècle
totalitaire qu'un siècle démocratique. S'il a connu la victoire
de la démocratie, c'est que celle-ci se proposait de sauver
l'humanité des griffes du communisme et la bataille était alors
inévitable. Les dégâts ne peuvent donc être
attribués qu'en partie au modèle démocratique qui est
selon Aron l'élève passable de la classe des régimes
politiques.
Aujourd'hui, avec le prétexte de la victoire, les
promoteurs de la démocratie disent vouloir pacifier tout le globe
terrestre. Mais cela semble ne pas toujours réussir. Quelles sont les
raisons d'un tel échec et quelles peuvent être les dessous de la
mondialisation démocratique ? La diplomatie des droits de l'homme
dont Aron attribue la charge aux Etats libéraux ne connaît-elle
pas un échec et respecte-t-elle vraiment les principes de la
démocratie.
Pour Serge Latouche, c'est le triomphe même du
modèle occidental qui engendre des ferments de décomposition et
suscite des alternatives possibles. Au terme d'une histoire
multiséculaire complexe, l'Occident s'est transformé en une
machine sociale non contrôlable, ayant la certitude d'être
universelle parce qu'elle est reproductible. Croissance illimitée des
marchandises, multiplication des réseaux de communication, urbanisation
intensive, changements techniques continuels, émancipation des femmes,
Etat-providence, scolarisation forcée, démocratie
parlementaire : le modèle occidental est persuadé
d'être le meilleur. Il joue de la fascination qu'il exerce sur les
élites et les peuples pour s'exporter au Sud et à l'Est. Mais
cette universalisation se heurte à des résistances et à
des obstacles de toute nature.
La mondialisation actuelle n'est que, suivant la formule
d'Henry Kissinger, « le nouveau nom de la politique
hégémonique américaine ». Ce qui laisse sous
entendre que l'ancien nom était, comme le disait le Président
Truman en 1949, le développement économique. Le vieux nom de
l'occidentalisation du monde était tout simplement la colonisation et le
vieil impérialisme. Mondialisation et américanisation sont des
phénomènes intimement liés à un processus plus
ancien et plus complexe : l'occidentalisation. Aujourd'hui, poursuit
Latouche, l'Occident est une notion beaucoup plus idéologique que
géographique :
dans la géopolitique contemporaine, le monde
occidental désigne un triangle enfermant l'hémisphère nord
de la planète avec l'Europe de l'Ouest, le Japon et les Etats-Unis. La
triade Europe, Japon, Amérique du nord, rassemblée parfois sous
le nom de Trilatérale, symbolise bien cet espace défensif et
offensif. Le G8, ce sommet périodique des représentants des huit
pays les plus riches et les plus développés [...], tient
lieu d'exécutif provisoire de cet ensemble.109(*)
Ainsi, irréductible à un territoire, l'Occident
n'est pas seulement une entité religieuse, éthique ou même
économique. Géographiquement et idéologiquement, c'est un
polygone à trois dimensions principales : il est
judéo-hellénico-chrétien. Ses frontières se font de
plus en plus idéologiques. Comme unité synthétique de ces
différentes manifestations, il est une entité culturelle, un
phénomène de civilisation. C'est précisément
l'exportation et l'implantation de cette culture dans d'autres contrées
du monde qui ne va pas sans problèmes.
En effet, sous l'impulsion des Etats-Unis, la
démocratie veut s'imposer à l'autre bout du monde sous le label
de l'American way of life qu'Aron trouvait plus acceptable que
d'autres modes de vie. La formule est connue : ce qui bon pour les
Etats-Unis, est bon pour l'humanité. Le triomphe planétaire de
l'économie de marché et de la pensée unique, loin de
broyer les cultures nationales et régionales provoquerait une offre
inégale de diversité. On assiste plutôt à une
balkanisation des identités. On note en effet une montée de
l'islamisme et de l'altermondialisme aux antipodes de l'uniformisation. Ce sont
là trois modes de mondialisation qui s'opposent. L'altermondialisme
comme l'autre de la mondialisation n'entend pas ne pas mondialiser sa lutte
écologiste et ignore aussi bien le projet de mondialisation islamique.
Le socialisme arabe ou fondamentalisme s'érige en un universalisme aussi
fort et réactionnel par rapport à l'universalisme occidental qui,
malgré tout, croit qu'il détient la mesure du juste, la mesure de
la tolérance, le meilleur modèle pour l'avenir.
Ce qui est requis pour le monde actuel, c'est le
« pluriversalisme » et non l'universalisme culturel. La
démocratie peut fonctionner partout, pourvu qu'elle se conforme aux
normes culturelles de la région où elle s'exporte. Elle est une
« utopie » à laquelle il faut donner corps, un
prédéfini qu'il faut redéfinir selon ses exigences
culturelles, un aliment qu'il faut cuisiner à sa façon.
L'échec viendrait donc d'une volonté étrangère de
déblayer le terrain, de réaliser les conditions de
possibilité de toute démocratie. Certes l'introduction de la
démocratie nécessite certaines conditions mais la culture n'est
pas une condition de faisabilité.
On peut dans l'abstrait voir mal comment l'islamisme
s'accommoderait avec le libéralisme comme l'éthique protestante
avec le capitalisme, mais cela n'est pas exclu dans les faits.
L'anti-occidentalisme implique certes un rejet de la métaphysique
matérialiste de l'Occident, mais il a besoin de garder la
« base matérielle » et en particulier la machine. Ce
mouvement s'accommode fort bien de la technique et, le plus souvent, de
l'économie de marché. Il s'agit donc tout simplement de la
modernisation sans le modernisme. L'économie islamique n'exclut
même pas un libéralisme quasi-total. Le
néolibéralisme, de son côté, s'accommode assez bien
des communautarismes qui partagent la foi dans le libre-échange, la
libre entreprise et la propriété privée.
La loi du marché peut être
déclinée, note Geneviève Azam, en fonction des
différences culturelles absolutisées, instrumentalisées et
marchandisées. Les revendications identitaires qui en découlent
renforcent même le discours néolibéral : face à
des fractures posées comme absolues, seules les règles objectives
et neutres du libre-échange et de l'échange marchand peuvent
assurer la paix.110(*)
La menace d'une dérive totalitaire de ce mouvement
démagogique n'est cependant pas négligeable, mais cela montre
bien qu'on n'a pas forcément besoin d'agacer les cultures pour
qu'advienne la démocratie. Il ne s'agit donc pas d'imaginer une culture
de l'universel, qui n'existe d'ailleurs pas, mais de conserver suffisamment de
distance critique pour que la culture de l'autre donne du sens à la
nôtre. Certes, il est illusoire, comme le découvre Latouche, de
prétendre échapper à l'absolu de sa culture et donc
à un certain ethnocentrisme. Celui-ci est la chose du monde la mieux
partagée. Ce qui est inquiétant c'est quand on l'ignore et qu'on
le nie : la culture est un absolu toujours relatif.
Qu'en est-il de l'Afrique qu'Aron qualifiait autrefois
d' « empire colonial dispersé et peu
rentable », et où aujourd'hui le rouleau compresseur
s'étend avec la prétention de la développer par
l'entremise d'une démocratie appliquée ? Est-elle
prête à accueillir ce régime politique ? La
démocratie n'y est pas introduite à coups de canon mais elle a
encore plus de mal à y fonctionner. Et tandis qu'elle ménage ses
efforts pour ancrer ce modèle, le nombre de maîtres se multiplie
et chacun veut imposer sa vision des choses dans ce no man's land
où tout est faisable. Mais peut-elle servir plusieurs maîtres
à la fois, surtout quand ceux-ci sont intéressés et
ennemis ? Quelle position doit-elle adopter face à la
multiplication des puissances nucléaires, elle qui n'a ni unité
de soi, ni plutonium ? Nous répondrons à cette question dans
le dernier chapitre. Mais disons déjà par rapport au capitalisme
que s'il sonne bien « un temps du monde » (Braudel) que
d'autres modes d'échanges n'impliquent pas, s'il y a bien
d'emblée vocation mondiale du capitalisme, il émerge pourtant
d'un monde de diversité, de sociétés différentes,
aux moeurs, aux cultures et aux systèmes de pouvoirs variés. Car
aux mêmes problèmes, aux mêmes questions, aux mêmes
situations, les hommes ont d'abord trouvé des réponses et des
solutions diverses.
2- La comparaison des régimes totalitaires
Dans son étude des régimes totalitaires, Aron
était parvenu à la conclusion qu'on ne peut comparer les deux
types idéaux de régime totalitaire que sont le nazisme et le
communisme. Après avoir décrit les caractéristiques
similaires de deux totalitarismes (idéologie, terreur, parti unique), il
se demandait s'il fallait voir en eux deux espèces d'un même
genre. Selon lui, deux argumentations contradictoires ont été
développées, l'une qui nie, l'autre qui affirme la parenté
de deux régimes. L'une et l'autre me paraissent, dit-il,
insatisfaisantes, ou tout moins non convaincantes. Il adressait
particulièrement la critique à Hannah Arendt en ces
termes :
L'ouvrage qui a fondé le plus solidement la
parenté des deux totalitarismes est intitulé Origins of
totalitarism, Mme Anna Harendt, qui compare essentiellement la
Russie soviétique entre 1934 et 1937 et l'Allemagne hitlérienne
entre 1941 et 1945. Mais il serait injuste de confondre la comparaison de ces
deux périodes, de ces deux terreurs avec une comparaison de l'ensemble
des régimes.111(*)(Sic).
Non pas qu'Aron ait tort sur ce point mais s'il le disait dans
le seul cadre de l'étude, il semble interdit, depuis la chute fatale du
communisme, chute qu'il n'a d'ailleurs connue, que c'est une provocation que de
mettre sur le même banc des accusés les deux systèmes
tortionnaires et concentrationnaires. Qu'est-ce que qui justifie
qu'aujourd'hui, se demande Revel, des gens prennent la défense d'un
système politique et idéologique qui n'a plus d'avenir, pas
même de présent et dont le passé est à ce point
grotesque, stérile et sanglant ?
Les réponses à ces questions amènent
Revel à entreprendre une enquête sur les raisons d'une occultation
de la nature criminogène du communisme et sur la posture actuelle de la
gauche internationale. Ce qui l'amène non seulement à constater
l'identité événementielle, structurelle et criminelle du
nazisme et du communisme, mais surtout à découvrir la nature
intrinsèquement criminogène du communisme. Il n'est pas tendre,
comme nous le verrons, envers Marx et Engels, qu'il tient pour
« origines intellectuelles et morales du socialisme ». Pour
lui en effet, il n'y a pas de différence entre le marxisme de Marx et
ses différentes traductions institutionnelles. Il se propose donc de
transgresser le tabou de la comparaison, malgré les
légères différences et les menaces postcommunistes.
C'est bien du postcommunisme qu'il faut parler pour d'abord
comprendre le sens de ce tabou. En effet, près de vingt ans après
l'effondrement du régime soviétique, non pas, comme c'avait
été le cas pour le régime hitlérien, sous les coups
guerriers de l'adversaire, mais sous l'effet de sa propre putréfaction
interne. Il aurait peut-être suffi de lire Montesquieu pour savoir qu'une
tyrannie périt toujours par son vice intérieur, au contraire des
autres régimes, détruits par les circonstances
extérieures. Beaucoup pensèrent tout naturellement que le plus
spectaculaire échec d'un système politique dans l'histoire
humaine allait susciter au sein de la gauche internationale une
réflexion critique sur la validité du socialisme. Loin de
là. On assiste plutôt à un impressionnant arsenal de
justifications rétrospectives et il en ressort cette conclusion
comique : ce que réfute véritablement l'histoire du
vingtième siècle, ce serait, paraît-il, non pas le
totalitarisme communiste mais le libéralisme. Par conséquent,
toute comparaison entre les deux totalitarismes majeurs reste un tabou :
interdit de constater l'identité de leurs méthodes, de leurs
crimes et de leur idée fixe antilibérale.
Les postcommunistes vont jusqu'à faire la distinction
entre ce qu'ils appellent totalitarisme « de gauche » et
totalitarisme « de droite ». Il s'agit d'utiliser le
nazisme pour empêcher qu'on étale au grand jour l'histoire vraie
du communisme. Pour Revel, pour se convaincre de vaincre ce tabou, il faut se
reporter aux origines intellectuelles et morales du socialisme. Car c'est
bien dans les origines les plus authentiques de la pensée socialiste que
se trouvent les justifications du génocide, de la purification ethnique
et de l'Etat totalitaire, brandis comme des armes légitimes,
indispensables au succès de la révolution et à la
préservation de ses résultats. Ainsi,
si le nazisme et le communisme ont commis l'un et
l'autre des génocides comparables par leur étendue sinon par
leurs prétextes idéologiques, ce n'est donc point à cause
d'une quelconque convergence contre nature ou coïncidence fortuite dues
à des comportements aberrants. C'est au contraire à partir des
principes identiques, profondément ancrés dans leurs convictions
respectives et dans leur mode de fonctionnement.112(*)
Ces principes, estime Revel, sont directement dus à
Marx et Engels et le socialisme n'est pas plus ou pas moins de
« gauche » que le nazisme. Ses véritables principes
n'ont pas été violés par Hitler, Lénine, Staline ou
par Mao dans leurs pratiques génocidaires. Hitler s'est toujours
considéré comme un socialiste. En bon connaisseur, il sut, le
premier, à saisir les affinités du communisme et du national
socialisme. Il déclare à Hermann Raushning, qui le rapporte dans
Hitler m'a dit :
Je ne suis pas seulement le vainqueur du marxisme... j'en
suis le réalisateur.
J'ai beaucoup appris du marxisme, et je ne songe pas
à m'en cacher... Ce qui m'a intéressé et instruit chez les
marxistes, ce sont leurs méthodes. [...] Tout le national-socialisme est
contenu là-dedans. Tous ces nouveaux moyens de lutte politique ont
été presque entièrement inventés par les marxistes.
Je n'ai eu qu'à m'en emparer et à les développer et je me
suis ainsi procuré l'instrument dont nous avions
besoin...113(*).
L'ennui avec les politiciens de Weimar, déclarait-il
à Otto Wagener, « c'est qu'ils n'ont pas lu Marx ».
Et Revel de relever que sur la question juive, l'Union soviétique n'a
pas été moins antisémitique que le régime
hitlérien. Aussi, le national-socialisme allemand se voyait et se
pensait, à l'instar du bolchevisme, comme une révolution, et une
révolution antibourgeoise. « Nazi » est
l'abréviation de « Parti national socialiste des
travailleurs allemands ».
A partir du moment où les racines socialistes du
nazisme sont découvertes, déjà par Friedrich Hayek dans sa
Route de la servitude en 1944, on peut petit à petit aller vers
la transgression du tabou. Hayek notait que les nazis ne s'opposaient pas aux
éléments socialistes du marxisme, mais à ses
éléments libéraux, à l'internationalisme et
à la démocratie. Par une juste intuition, les nazis avaient saisi
qu'il n'est pas de socialisme sans totalitarisme politique. Le sacrilège
suprême est commis en 1974 par Louis Dupeux lorsque celui-ci soutient une
thèse d'Etat intitulée Le National-Bolchevisme sous la
République de Weimar. Cette thèse sera
complétée en 1998 par un article au titre éloquent :
« Lecture du totalitarisme russe via le national-bolchevisme allemand
(1919 - 1933) ».
Avec ces combinaisons des éléments constitutifs
de l'un et l'autre régime, on peut aujourd'hui oser affirmer ou,
plutôt, constater la nature intrinsèquement criminogène du
communisme et subsidiairement mettre en lumière les similitudes entre
communisme et nazisme. Des intellectuels allemands qu'il faut bien appeler
nationaux-bolchevistes tels Ernst Jünger, Friedrich Lenz, Ernst Niekish
ont contribué à nourrir l'idéologie hitlérienne
proprement dite tout en s'appuyant sur le modèle léniniste. Comme
le communisme, l' « Etat total » entend s'appuyer sur
la liquidation du capitalisme privé. Ainsi, c'est à point
nommé que Revel affirme que « le nazisme et le communisme...
se ressemblent non seulement par leurs conséquences criminelles mais par
leurs origines idéologiques. Ce sont des cousins
germains. »114(*)
Car, poursuit-il, tous les régimes totalitaires ont en
commun d'être des idéocraties, des dictatures de l'idée. Le
communisme repose sur le marxisme-léninisme et la
« pensée Mao ». Le national-socialisme repose sur le
critère de la race, la race aryenne. De fait, la distinction possible
entre le totalitarisme direct qui, annonce d'emblée en clair ce qu'il
veut accomplir, tel le nazisme, et le totalitarisme médiatisé par
l'utopie, qui annonce le contraire de ce qu'il va faire, tel le communisme,
devient donc secondaire, puisque le résultat, pour ceux qui les
subissent, est le même dans les deux cas.
Malgré cette parenté évidente, les
postcommunistes avancent des arguments pour montrer l'angélisme du
communisme et le diabolisme du nazisme. Mais comment comprendre cette
défense posthume du communisme ?
Décidément, c'est la parution du Livre noir
du communisme en 1997 sous la direction de l'historien Stéphane
Courtois, qui déborda le vase. Cette somme de huit pages sur les crimes
du communisme existant, de tous les communismes existant ou ayant existé
sur la planète, s'attira la fureur immédiate et durable de la
gauche pensante et journalistique. Tous les artifices, stratagèmes,
fourberies et fraudes tirés du vieil arsenal stalinien furent
déployés pour discréditer le livre sans le discuter et
avant même sa mise en vente. Cette campagne consista en ce que Revel
appelle La grande parade. Il s'agissait pour la gauche communiste et
non communiste de parer les coups durs ainsi reçus. Cette parade
consiste en trois choses principales : la canalisation des crimes commis
vers le nazisme comme nous venons de le voir, la défense
rétrospective du communisme par la condamnation prospective du
libéralisme, l'effacement pur et simple d'une page de l'histoire.
En clair, l'objectif est le blanchiment du communisme par le
noircissement du capitalisme. Il faut se venger en écrivant aussi un
livre noir du libéralisme. C'est ainsi qu'on enregistra la publication
des ouvrages tels La Dictature libérale (Jean-Christian Rufin),
L'Après libéralisme (Immanuel Wallerstein), Comment
sortir du libéralisme (Alain Touraine) ; des expressions
telles « dictature du libéralisme »,
« capitalisme totalitaire » (Philippe Séguin).
Aron lui-même relevait que
Si une telle fraction de l'intelligentsia
française, par masochisme, ignorance ou simple
légèreté ne s'était pas obstinée aussi
longtemps à fermer les yeux et à se boucher les oreilles, nul
n'éprouverait le besoin d'écrire un plaidoyer pour l'Europe de la
liberté, toute proche de l'empire militaire et conquérant de
notre continent - cet empire qu'un Jean-Paul Sartre traitait avec une
indulgence que stigmatisait Soljenitsyne.115(*)
En fait, selon l'analyse que Revel fait de cette riposte,
La défense posthume du communisme a pour volet
complémentaire la mise en accusation du libéralisme.
Réhabiliter le communisme en tant que tel était une tâche
difficile, voire impossible. On s'avisa donc de plaider sa cause indirectement,
en montrant que son contraire, le libéralisme était encore pire
que lui.116(*)
L'argumentation est contradictoire : outre la noblesse
des intentions socialisantes qui l'inspiraient, le communisme avait donc eu le
mérite de faire barrage à la domination exclusive du
libéralisme et d'en limiter les dégâts. Maintenant que la
digue communiste a été emportée, le mal libéral est
libre de se répandre partout. Avec son corollaire la mondialisation, il
plonge l'humanité dans la misère ou, tout au moins, dans
l'injustice que le communisme a tant combattue. Même si ceci est vrai en
partie, il a plus de chance d'être une observation
téléguidée. Dans L'horreur économique
(Fayard, 1996), livre dont l'immense succès auprès du public
montre à quel point il correspond à leurs préjugés,
Viviane Forrester soutient que la mondialisation et la libéralisation
détruisent des emplois. Mais n'en créent-elles pas au
contraire ?
Il n'y a pas, selon Revel, que les naïfs et les ignorants
qui croient à cette occultation de la vérité communiste.
Les intellectuels qui en sont les auteurs se couvrent d'une voile d'ignorance
volontaire pour falsifier l'histoire. Le « grand » Sartre
lui-même voyait en le marxisme, dit Aron, « la philosophie
« indépassable » » de notre temps. La pire
des cécités, reprend Revel, est la cécité
volontaire. Non seulement on refuse de prendre acte de certaines
réussites du libéralisme quand il réussit parfois, on lui
impute des malheurs de l'humanité. Cela est d'autant plus saisissable
que l'utopie n'est astreinte à aucun résultat ; sa seule
fonction c'est de condamner ce qui existe au nom de ce qui n'existe pas.
Ainsi, vingt-huit ans après le ralliement de la Chine
au marché, dix-huit ans après la chute du Mur de Berlin, seize
ans après l'effondrement de l'U.R.S.S, l'enseignement majeur à
tirer de l'histoire du XXe siècle est, selon les
postcommunistes ou les communistes « light », la
condamnation non pas du collectivisme, mais du libéralisme, le vrai
coupable.
Il s'agit là d'invoquer les sempiternels faux-fuyants,
si usés soient-ils, pour secourir la thèse selon laquelle les
crimes et les abus du totalitarisme ne sont pas du « vrai »
communisme et que la catastrophe économique ne remet pas en cause le
marxisme. Les marxistes refusent en effet qu'on fasse le deuil du marxisme
alors qu'il y a près de vingt ans, on a fait le deuil du communisme.
Pour Revel, à y voir de près, le communisme n'a pas pris fin avec
le démantèlement de l'URSS en 1991 mais avec la construction du
Mur de Berlin en 1961 où il était question d'embrigader les
populations communistes, désormais conscientes du danger du
régime, et les empêcher ainsi de s'enfuir.
On peut donc se demander de quel droit les théoriciens
du marxisme disent que les praticiens en sont les mauvais interprètes.
Ces derniers ne se félicitent-ils pas d'avoir bien compris et
appliqué le marxisme, et ne félicitent-ils pas Marx d'avoir
découvert le vrai secret de la vie politique ?
Quand la gauche internationale ne nie pas tout simplement les
crimes communistes, elle nie que le régime qui les a commis ait
été vraiment communiste. Ainsi par exemple, le régime de
Pol Pot et ses complices Kmers rouges n'était pas, selon elle,
guidé par l'idéologie communiste, mais était un
« fascisme tropical ». Fascisme justement et fascisme
italien parce que dans un système de défense où on est
presque seul, il faut tirer sur tout ce qui bouge. La gauche par un
raisonnement justement gauchiste met sur le même pied
d'égalité d'un côté le fascisme, le nazisme et le
franquisme ; et de l'autre, le soviétisme, le castrisme et le
régime de Pinochet. L'Italie mussolinienne qui n'a jamais
été plus qu'une tyrannie, l'Allemagne hitlérienne,
l'Espagne franquiste constituent, pour avoir respectivement inventé le
terme totalitarisme, massacré les Juifs, planifié la guerre
civile, l'axe du mal tandis que la Russie représente l'exemple de la
démocratie, aux devants des Etats « faussement »
réputés démocratiques. Elle argue, par cet amalgame
volontaire, que le communisme prépare l'accomplissement d'une promesse
démocratique par l'émancipation des travailleurs
exploités.
Revel parvient ainsi à la conclusion que, que les
postcommunistes reconnaissent ou non la nature criminogène de ce
régime, peu importe : le démenti ne trompe que ceux qui, par
conviction ou par nécessité, ferment les yeux ou refusent les
évidences.
Suivant la définition du totalitarisme donnée
par Aron à la page 78, une différence apparaît directement
entre le marxisme-léninisme et le national-socialisme où il
n'exista pas de catéchisme hitlérien au sens soviétique du
terme. Mais cette différence idéologique et géographique
n'enlève rien à la ressemblance essentielle qui relève de
leur nature intrinsèque. L'erreur qu'il ne faut pas commettre c'est
celle d'aligner systématiquement toutes les tyrannies sur le nazisme et
le stalinisme, car c'est là les banaliser et ignorer qu'il y a des
degrés dans l'oppression. Mais tracer une ligne de démarcation
entre les deux c'est s'interdire de ne comprendre rien à rien.
3- Une théorie contestable de
l'impérialisme.
L'opinion internationale et bon nombre de penseurs situent
l'origine de l'inégalité des nations, les multiples guerres dans
l'impérialisme. Mais pour R. Aron, ni l'impérialisme n'explique
ces faits, ni l'impérialisme ne revêt le sens qu'on lui donne
couramment.
Plus généralement dit-il, trois sortes de
questions se posent, au sujet de l' « inégalité
des nations », questions auxquelles les théories de
l'impérialisme, dérivées de celle de Lénine ne
permettent pas de donner réponse. La première concerne le
passé : le développement des uns a-t-il eu pour condition ou
pour cause le sous-développement des autres ? Les pays
européens ont-ils dû à leurs possessions coloniales les
moyens de leur décollage, puis de leur développement
rapide ? La deuxième catégorie de questions porte sur la
réalité présente : le développement des pays
industrialisés paralyse-t-il celui des pays désireux de suivre la
même voie ? Ou encore l'ordre économique mondial,
établi et dominé par les Américains et les
Européens freine-t-il la progression des
sous-développés ? En troisième lieu, on peut se
demander si cet ordre peut être baptisé en tant que tel
« impérialiste » ? Ou bien, plus
précisément, quel sens revêt une telle qualification
à partir du moment où toutes les nations ont retrouvé ou
conquis leur indépendance ? La relation entre le centre et la
périphérie peut-elle être dite
impérialiste ?
Posées aux pays du Tiers-monde, ces questions
recevraient tout de suite une réponse affirmative. Mais Aron pense
justement le contraire. Selon lui, c'est dans les dix dernières
années du XIXe siècle que se répandent les
diverses idées dont Lénine accomplit la synthèse dans son
pamphlet intitulé L'impérialisme, stade suprême du
capitalisme :
L'explication des conquêtes coloniales et des
conflits européens par l'exigence du capitalisme, l'explication de la
« richesse » européenne par
« l'exploitation » des autres continents, le glissement du
concept d'impérialisme de la signification ordinaire - conquête et
domination - vers une signification vaste et vague, à savoir le
système économique mondial lui-même dans lequel les pays
industrialisés intègrent les autres pays et les soumettent
à leur domination.117(*)
Cette lecture pseudo-marxiste des faits paraît à
Aron aussi pauvre scientifiquement qu'efficace sur le plan de la propagande
dont le régime soviétique a toujours fait preuve. Ainsi,
poursuit-il, on en vient à la conjoncture actuelle : le Tiers-monde
met les Occidentaux en accusation tout en leur demandant de l'aide. Mais quels
qu'aient été leurs « crimes » dans le
passé, les Occidentaux ne doivent pas leur niveau de vie aux bas prix
des matières premières ; la productivité du travail,
qui s'exprime dans le PNB par tête, ne ressemble pas à l'or ou aux
diamants que les envahisseurs emportaient en signe et profit de la victoire.
Cette responsabilité historique que personne
ne peut nier n'équivaut pas à la culpabilité que
les avocats des pays sous-développés imputent à
l'Occident. En quel sens développement et sous-développement se
rattachent-ils l'un à l'autre, comme le droit et l'envers, la cause et
l'effet, le maître et l'esclave, le riche et le pauvre, s'interroge
Aron ? Les deux concepts se rattachent en un premier sens purement
verbal : le sous-développement n'existe que par le
développement. Les deux mots, les réalités qu'ils
désignent résultent d'une comparaison. En un deuxième
sens, historiquement et plus significatif. Le même processus historique,
la formation du marché mondial, aboutit à
l'inégalité des nations, au contraste entre les pays riches et
les pays pauvres. Dire donc que c'est le colonialisme qui empêcha, ou
tout au moins ralentit le développement et, par conséquent,
détermina le sous-développement est selon lui une fausse
accusation. Car,
Il suffit d'observer des pays comparables pour se
convaincre que le sous-développement accompagnait nécessairement
le développement parce que certains Etats s'étaient
engagés dans la voie de l'économisme et de l'industrie et que
d'autres Etats ou peuples avaient pris du retard.118(*)
Le développement spectaculaire du Japon prouve au moins
que la dialectique du développement et du sous-développement,
dépendit, pour une part, de la réponse des non-Occidentaux au
défi de l'Occident. « Cette méditation
uchronique, sur une histoire qui n'a pas eu lieu, conclut-il, me
paraît, en dernière analyse, vaine »119(*).
Lénine reprend, selon Aron, tous les thèmes de
ses prédécesseurs libéraux ou socialistes :
exportations des capitaux, conquêtes coloniales, découpage de
zones d'influence, capital financier, cartellisation industrielle et il aboutit
à un schème de l'histoire. D'abord la décomposition du
capitalisme concurrentiel en capitalisme des monopoles ; ensuite
l'expansion nécessaire vers le dehors de ce capitalisme en
putréfaction, peu importe que ce débordement prenne la forme de
conquête proprement dite ou d'exploitation économique ; enfin
la guerre européenne surgie des Balkans par hasard mais dont le partage
du monde entre les principaux pays constitue l'enjeu. C'est la structure du
capitalisme monopolistique qui implique l'expansion vers les territoires
extérieurs, baptisés colonies hier, Tiers-monde aujourd'hui.
C'est cette même structure, combiné avec la loi de l'inégal
développement, qui exclut l'accord amiable entre les
intérêts nationaux, c'est l'incompatibilité entre ces
intérêts économiques qui détermine enfin la guerre
à mort - guerre impérialiste de toutes parts puisque la guerre,
continuant la politique intérieure des Etats, garde la même
qualification que cette politique. Les Etats ont une politique
impérialiste avant 1914, ils continuent à la mener pendant les
hostilités.
De l'avis d'Aron, cette lecture marxiste-léniniste
transfigure les faits en les présentant comme la preuve du passage de la
phase concurrentielle à la phase monopolistique et du passage du
capitalisme des monopoles à l'impérialisme. Les territoires
d'Afrique que les pays européens ont aisément eu à
conquérir ne représentaient à la fin du XIXe
siècle et au début du XXe siècle, qu'une
fraction dérisoire du commerce extérieur, ils n'absorbaient qu'un
faible pourcentage des capitaux que le vieux continent, banquier du monde,
plaçait au dehors : comment donc retenir, dans ces conditions,
l'interprétation selon laquelle la conquête coloniale ne serait
que la forme extrême, l'expression nécessaire d'une expansion,
elle-même inséparable des économies capitalistes ?
La deuxième proposition sur le caractère
belliqueux des sociétés capitalistes paraît aussi
« arbitraire » à Aron. Les économies
européennes, en raison même de leur développement
industriel, sont pour les unes et les autres les meilleures clientes.
Concernant les causes de guerres et précisément de la Guerre de
1914,
J'attends encore, dit-il, que quelqu'un me
démontre pourquoi une guerre dont l'occasion fut la rivalité
germano-slave dans les Balkans, dont le théâtre principal fut
l'Europe, dont l'enjeu dans la conscience des acteurs, du jour ou le canon
tonna, fut le rapport des forces à l'intérieur du système
diplomatique européen, aurait en réalité une autre origine
ou une autre portée. Par quelle subtilité parviendra-t-on
à démontrer que l'Afrique ou l'Asie [en] étaient la cause
[...] ? En quoi les terres lointaines constituaient-elles un enjeu plus
authentique que le statut de l'Europe centrale et orientale ?120(*)
En vérité, poursuit-il, pour qui interroge le
passé sans opinion préconçue, tous les faits orientent
l'esprit dans la même direction, tous suggèrent la même
interprétation. La guerre de 1914 a surgi à la façon d'une
guerre ordinaire au siècle de l'industrie. C'est dans son
déroulement et ses conséquences qu'elle porte la marque du
siècle auquel elle appartient et dont elle est une expression tragique.
Entre 1914 et 1945, la technique de production et de destruction avait franchi
plusieurs étapes. Suivant cette logique argumentative, les guerres n'ont
pas été mondiales seulement parce que les répercutions en
ont été perçues jusqu'aux extrémités de la
planète. C'est qu'elles ont été livrées avec des
instruments, au nom des valeurs (ou des mots) de la civilisation
européenne. Plus qu'à aucune autre époque, les
armées, par leur structure comme par leur équipement, sont
aujourd'hui le reflet des sociétés.
Cette guerre était donc selon Aron une
« guerre d'hégémonie » ou une
« guerre d'équilibre » dans le système des
relations entre Etats souverains.
Déclenchée à propos d'un conflit
diplomatique secondaire, généralisée par le système
des alliances, rendue hyperbolique par la transcription et les ressources
industrielles, la Guerre de 1914-18 fut à l'origine de la
deuxième Guerre mondiale parce que la victoire revint aux adversaires de
la solution hégémonique et que les vainqueurs furent incapables
d'établir un équilibre réel.121(*)
Ainsi pour Aron, ni les relations commerciales
asymétriques, ni l'implantation des filiales des multinationales ne
constituent de l'impérialisme. « Le plus souvent,
affirme-t-il, [les multinationales] contribuent à la croissance
économique du pays d'accueil plus qu'elles n'en compromettent
l'indépendance diplomatique. »122(*)
Ceci permet de voir, selon Aron, que les
sociétés capitalistes ne sont pas des empires. Les Etats-Unis et
l'Ouest ne sont pas des empires, ou alors font « de
l'impérialisme sans empire ».
Non que je veuille nier « la loi de
l'inégal développement ». Mais cette
inégalité ne date pas du capitalisme et ne présente pas un
caractère spécifiquement économique. Ce qui
détermine, en effet, historiquement l'instabilité des relations
interétatiques, c'est, en effet, l'augmentation inégale des
puissances respectives des Etats, la soudaine décadence d'une
institution militaire, la montée d'une entité politique
auparavant inconnue ou méconnue.123(*)
Seule l'Union Soviétique représente à ses
yeux ce qu'il convient d'appeler Etat impérial. L'impérialisme
américain est un gigantisme alors qu'on peut à bon escient parler
d' « impérium soviétique ». Qui
créait, qui innovait, dans l'industrie, au théâtre, dans
l'art d'améliorer les relations humaines, demande-t-il ?
Que signifie donc le nouvel ordre économique mondial,
slogan qui fait fortune depuis 1973 et la hausse du prix des hydrocarbures,
s'interroge Aron ? Disons le brutalement : il ne signifie rien,
répond-il. Ni le régime monétaire de fluctuation
généralisée, ni les prix des marchés pour les
échanges internationaux, ni les rapports de prix entre produits
primaires et produits manufacturés ne vont être transformés
du jour au lendemain par la communauté des Etats. Ni les règles
du jeu monétaire ni celles du jeu commercial ne semblent, pour l'instant
négociables. Ces règles n'empêchent nullement les pays de
la périphérie, estime-t-il, de protéger leurs industries
naissantes ou de nationaliser les filiales des sociétés dites
multinationales ni de poser leurs conditions aux investissements directs. A
l'intérieur du système international, politique ou
économique, la dépendance réciproque des Etats comporte
une asymétrie, en faveur des forts et des riches. Mais si l'on appelle
impérialisme le fait même de la dépendance des exportateurs
de matières premières par rapport à la conjoncture des
pays industrialisés, on finira, dit-il, par confondre, sous le
même vocable, cette dépendance inévitable et l'envoi des
chars soviétiques à Prague, ou, si l'on préfère,
des marines à Saint Domingue. Cette
« propagande » use sciemment de cette confusion afin que
l'empire moscovite cesse d'apparaitre impérialiste et que les pays
européens - Suisse incluse- continuent de l'être, en dépit
de la décolonisation.
Au milieu de ce tumulte, relève Aron, on finit par
oublier que le sort du Tiers-monde reste lié à l'ensemble
atlantique et non au bloc soviétique. C'est en Europe, au Japon, en
Amérique du Nord que les pays sous-développés vendent
leurs biens primaires, achètent leurs biens de production ; des
pays industrialisés capitalistes, ils reçoivent la
quasi-totalité de l'aide qu'ils demandent à grands cris.
Qu'empruntent-ils à l'Union soviétique, sinon l'idéologie
de l'impérialisme, réquisitoire contre ceux auxquels ils
demandent tout et justification de ceux dont ils n'obtiennent
rien ?124(*)
Face à cette lecture des relations internationales, une
triple question se pose : que vaut-elle par rapport à la situation
présente ? Peut-on, vu l'inflation vertigineuse et vu
l'échec des négociations sur le Cycle de Doha, disculper aussi
facilement les Pays du Nord ? Cette description ne coïnciderait-elle
pas avec la polémique récente sur le rôle positif de la
colonisation ?
Ce qui est sûr, c'est que bon nombre de penseurs
avertis, à l'instar de Samir Amin ne légitimerait jamais une
telle explication. Pour ce dernier, le centre a toujours exploité la
périphérie, faisant d'elle à la fois un réservoir
de ressources primaires et un comptoir de produits industriels. Mais cela
n'enlève rien à la pertinence et à la rigueur d'analyse
dont a fait preuve Aron, pour nous fournir aujourd'hui les clés de
l'actualité politico-économique.
CHAPITRE II
LE LEGS ARONIEN
Entre les analyses aroniennes et celles d'aujourd'hui, faut-il
souligner la similitude (ou la continuité), ou, tout au contraire le
renouvellement ? Nous penchons pour le premier terme de
l'alternative et notre position se justifie par la conjoncture actuelle qui, en
dépit des vieux problèmes politiques et des nouveaux défis
économiques, démontre l'effort du libéralisme. Ce qui
frappe en effet lorsqu'on aborde Aron après les détracteurs du
capitalisme et ses adversaires directs, c'est l'extrême densité
d'une pensée politique qui fouille les arguments dans les quatre coins
du monde, rassemble les avis pour et contre, soulève les objections
soi-même et y répond.
1- La victoire du libéralisme
Au milieu de la turbulence démocratique et l'invasion
communiste, R. Aron a cru jusqu'au bout de la nécessité de la
consolidation du libéralisme et on peut dire qu'il est aujourd'hui
récompensé. Le libéralisme n'a pas succombé
à ses propres faiblesses comme l'ont faussement pressenti Marx et ses
disciples inconséquents ; et par le temps qu'il fait, il n'offre
aucun signe précurseur d'une telle prédiction, ni en son aspect
économique, ni en son aspect politique.
L'époque est donc fatale aux prophètes, mis en
déroute par la fécondité de l'imprévu. Les
marxistes sont aujourd'hui frappés dans leurs habitudes mentales,
contraints de repenser l'épreuve des événements.
L'Histoire excède notre capacité à réfléchir
sur elle et nous force à nous prosterner devant les faits avant de
pouvoir les juger. Les hommes font leur histoire sans savoir l'histoire qu'ils
font, notait Aron à propos des folles décisions des dirigeants.
La plupart des scénarios ont capoté, et à l'encontre d'une
des thèses les plus répandues sur le libéralisme, le
capitalisme n'a pas disparu tandis que les échecs sociaux,
médicaux et économiques du communisme se sont
étalés au grand jour. Aussi la méthode prudente de R. Aron
lui a-t-il permis de mener une analyse impérissable comme le
reconnaît Pascal Bruckner en ces termes :
La position d'Aron sur la nature soviétique tranche
par sa prudence et son respect de la complexité. Dans
Démocratie et totalitarisme (1965), il envisage la possible
« stabilisation bourgeoise » de l'URSS et
« l'introduction de partis multiples et d'institutions
libérales comme en Occident », prédiction qu'il
désavouera dans ses Mémoires en 1983. En 1977, dans
son Plaidoyer pour l'Europe décadente (Laffont), il
reconnaissait deux genres de libéralisation possible en Russie :
une timide décentralisation et l'influence de l'Occident corrupteur
capable, avec le rock, la peinture abstraite, la pornographie et la
liberté sexuelle, d'ébranler l'idéologie officielle. Aron
admettait en même temps que l'idéocratie soviétique
pouvait, comme tout autre régime, être soumise à l'usure du
temps. Autant d'interrogations, de précautions qui peuvent aujourd'hui
être mises à son crédit.125(*)
Quant à l'économie planifiée par une
bureaucratie centralisée, elle était condamnée dès
sa conception. L'agriculture collective, en dépit des tracteurs et des
machines agricoles, en dépit des gros investissements ne pouvait
réussir à cause des scrupules ou des convictions
idéologiques. D'après Aron, la petite propriété
paysanne, le commerce équivalaient, pour Lénine, à la
restauration du capitalisme. Les lopins de terre exploités par les
paysans individuels, qui viennent vendre leurs produits sur les marchés
libres des villes, peuvent passer pour une concession de la doctrine aux
« héritages du capitalisme » ou aux restes de la
« bourgeoisie ». La remise en question des sovkhozes et des
kolkhozes est hors de question. Cette conception que Revel qualifie
d' « idiotie économique » fait dire à
Aron que « [Lénine] n'a jamais compris le problème
économique, à savoir celui de la répartition des
ressources collectives entre les divers secteurs, entre les divers besoins des
individus et de l'Etat. »126(*)
Les faits ne s'accordant pas avec les dogmes, le socialisme ne
peut tenir. Le capitalisme tient sa pérennité du fait qu'il
refuse d'être une idéologie. En effet, il ne s'érige pas en
baguette magique capable de corriger toutes les inégalités
sociales mais se propose de les résoudre dans le meilleur des possibles.
Du coup, il devient même un faux débat que de comparer capitalisme
et socialisme, deux systèmes de nature différente, l'un
réel, l'autre utopique, le premier existant, le second disparu. En 1977,
Aron faisait déjà le constat que
Les sociétés qui se disent socialistes
prétendaient apporter un régime socio-économique, digne de
succéder aux régimes mixtes de l'Occident, destiné
à prendre la relève. Tous les esprits subtils qui vont glosant
sur la baisse du rendement du capital de l'Ouest, ne se sont pas avisés
qu'il fallut la croissance quantitative par accumulation de l'économie
soviétique pour illustrer un schéma du Capital et rendre possible
une baisse accélérée du rendement du capital. Une telle
baisse suppose une accumulation qui s'entretient elle-même et n'a pas
besoin, pour se maintenir, du gonflement du pouvoir d'achat des
masses.127(*)
L'Etat ne tire pas son origine du souci d'étouffer le
génie créateur des individus, du souci d'établir une
société monotone au-dessus de laquelle il se tiendrait pour
larguer des vivres, mais du souci d'organiser, de normaliser les
rivalités entre les individus et assurer ainsi la paix. Ainsi, il
ajoute :
Il fallait une étrange méconnaissance de
l'histoire pour imaginer que les régimes que nous appelons
démocratiques, fondés sur la concurrence entre les partis, le
statut légal de l'opposition et la mise en cause permanente de la
minorité de pouvoir, représentent ou bien l'aboutissement
nécessaire ou bien le mode normal de gouvernement. Tout au
contraire : c'est en tant qu'oeuvre rare, précieuse, exceptionnelle
de l'art politique que ces régimes méritent d'être
sauvés, fût-ce contre la force des choses, par la volonté
des hommes.128(*)
L'individualisme démocratique ne pose donc pas
problème. L'effort individuel est premier et nécessaire. Et
c'est à juste titre que Rousseau avait défini le contrat social
comme une forme d'association où chacun donnant et se donnant,
reçoit en retour ce dont il a besoin et reste aussi libre qu'auparavant.
Mais il en va autrement pour le contrat socialiste. La
« prophétie marxiste », exigeant foi et soumission,
veut que l'individu soit politiquement et économiquement absorbé
par la société ; ce qui est inquiétant en
théorie et déplorable en une pratique pour le moins
contradictoire.
Plutôt que le nivellement des classes ou la suppression
pure et simple des classes, le socialisme crée une société
hautement hiérarchisée où la bureaucratie tient les reines
du pouvoir au détriment des masses. Le libéralisme offre une
hiérarchie dont l'accès est ouvert à tous et cette
hiérarchie est moins gênante que celle de la société
que Marx avait rêvée ou prophétisée.
Décrivant le régime communiste, Arendt insiste sur la
prolifération des bureaucraties qui se superposent, se combattent, se
paralysent plutôt qu'elles ne se complètent.
En effet, les marxistes actuels, accusent les libéraux
de prendre la défense du capitalisme par ignorance de la
coïncidence de la réalité ambiante avec la
réalité décrite par Marx. Ils s'attaquent maintenant
à la situation internationale où les pays riches semblent dicter
délibérément leurs lois pour creuser davantage le
fossé qui les sépare des pays pauvres. La discussion est, sur
point, malaisée. Ils sont sûrs à l'avance que telle est
bien la vérité.
Ce qui est cependant curieux c'est qu'ils conservent la
démocratie à l'intérieur, sans doute parce qu'ils ont
goûté aux délices de la liberté, mais condamnent le
libéralisme international. C'est une attitude comparable à celle
de cet égoïste qui ferme la porte quand il mange, crie au partage
dès qu'il sort. Pourquoi admettre le libéralisme à
l'intérieur et réclamer le socialisme au plan
international ? Pourquoi imputer la responsabilité de ses
faiblesses aux plus forts ? Sans doute pour profiter de ce que les autres
ont travaillé. Dans le Tiers-Monde qui pense que quand Marx parle de
prolétariat c'est de lui qu'il parle, on continue d'accuser tantôt
la colonisation tantôt l'impérialisme, comme si
l'expérience des Nouveaux Pays Industrialisés - autrefois
colonisés - ne montrait pas assez que ce refuge est un signe de paresse.
L'argument est faux à partir des faits vrais. On ne peut en aucun cas
accuser son voisin d'être responsable de la mauvaise gestion de son
foyer. Même s'il cherchait à déstabiliser le foyer par
quelques mauvais conseils que ce soient, la faute serait toujours à soi
de n'avoir pas pu veiller sur sa propre famille. Quiconque parlerait donc d'une
oligarchie au plan international est un lâche. Comme le chante si bien
Ismaelo de l'Afrique de l'Ouest, ne réclame pas avec des larmes ce que
tu n'as pas conquis avec des armes.
On accuse les régimes capitalistes actuels de
s'intéresser plus à l'armement et de sacrifier le social mais
cela n'est pas totalement vrai. On pourrait nous objecter qu'on note justement
une élévation vertigineuse des impôts. Mais laissons de
côté cette objection à laquelle il est facile de
répliquer : en économie libérale, le financement des
armements se fait par l'intermédiaire des impôts ; on peut
doubler ou tripler le budget de défense sans toucher à la
législation sociale, sans accabler les contribuables, tant que les
services traditionnels de l'Etat fonctionnent normalement. L'économie de
guerre même en temps de paix finit, un jour ou l'autre par rencontrer ses
limites, puisqu'elle est de nature budgétivore.
La démocratie ne se réduit plus aujourd'hui au
seul suffrage universel. S'offrant des finalités toujours nouvelles,
elle oeuvre sans relâche à une meilleure organisation sociale
où se côtoient les plus hautes valeurs de la civilisation. Elle
forme un compromis patiemment élaboré entre le libéralisme
politique et l'égalité socialiste des chances ; la
redistribution des revenus y tempère le fossé entre les classes,
le code du travail y freine la liberté du capital, le droit y
complète ou corrige la loi, la protection des individus et des
minorités y équilibre la volonté majoritaire. Mais surtout
elle condense l'ensemble des aspirations mises autrefois dans diverses
idéologies qu'elle a dépassées en les intégrant.
Riche de sens multiples, elle superpose des exigences contraires qui
s'attirent, se confrontent pour finir par se compléter. Elle est donc
devenue, pour employer le vocabulaire de Bruckner,
« l'étendard de tous les rêves de l'homme »
(mais non pas le rêve socialiste qui permet de perpétrer les
rêves), « l'Evangile du nanti comme du
déshérité ».
En France, le conflit entre partisans et adversaires de la
démocratie parlementaire s'est résumé à tort ou
à raison dans le trentenaire de l'opposition entre Sartre et Aron. D'un
côté un esprit libre supérieurement intelligent, un
polygraphe de génie, un véritable enchanteur qui entraîna
derrière lui plusieurs générations, une figure
écrasante remplacée mais aussi un intellectuel
égaré, trop souvent complice des barbaries stalinienne, cubaine
ou chinoise.
De l'autre, témoigne encore Bruckner, un esprit droit,
pondéré, rebelle aux séductions oratoires,
préférant l'analyse aux slogans, une écriture modeste
jusqu'à la grisaille, moins soucieuse de séduire que d'enseigner,
le refus de l'écran verbal, du feu d'artifice rhétorique qui
atténuerait la transparence du débat, la démocratie dans
la phrase pour ainsi dire, l'écoute patiente des arguments contraires.
Bref, une existence tout entière placée sous le signe de la
justesse, sinon de la justice.
Curieusement, Aron, longtemps mis au ban de
l'intelligentsia à cause de ses positions, souffre aujourd'hui
d'avoir eu raison avant les autres. On aurait tort cependant d'en conclure
à sa victoire par KO. Ce serait oublier que jusqu'à la fin, il
laissa la porte ouverte au dialogue avec son « petit
camarade ». Ce serait oublier cet autodafé de Berlin où
les étudiants brulèrent par milliers Démocratie et
totalitarisme. Ce serait surtout oublier la véritable fascination
que tous les ennemis du régime constitutionnel-pluraliste
exercèrent sur lui : n'avouait-il pas « prendre plus
d'intérêt aux mystères du Capital qu'à la
prose limpide de De la démocratie en
Amérique 129(*)» ? Ce serait donc oublier ce geste
fondamental : la cruauté du savant avec ses propres
convictions ; comme s'il avait pressenti que la sagesse à elle
seule ne suffit pas, que l'optimisme est illusoire, que la démocratie
pourrit sur pied quand elle se croit accomplie.
Selon Jean-François Sirinelli, après leur mort,
les deux intellectuels ne bénéficient pas de la même
reconnaissance. Sartre, pour avoir été le leader intellectuel de
la gauche, est accusé d'avoir été un incitateur à
la dérive. Quant à Aron à qui l'histoire a donné
raison, on ne cesse de lui présenter à titre posthume ses
excuses130(*).
En effet, de 1947 à 1977, par ses articles, R. Aron
informa et fit réfléchir les lecteurs du Figaro. Il le fit
à propos de la politique intérieure mais aussi et surtout
à propos des questions internationales comprises au sens large, comme il
les entendait lui-même. C'est-à-dire la politique
étrangère des pays, les rapports de force entre l'Est et l'Ouest,
le mouvement communiste, la reconstruction et l'unification de l'Europe, le
rôle de l'Amérique et de l'O.T.A.N. dans l'équilibre
mondial, l'évolution de l'économie et des échanges. Il
publia plus 1400 articles sur ces sujets, complétés par des
nombreux ouvrages brillants. L'ensemble offre le tableau le plus complet, le
plus lucide et le plus profond du monde de l'après-guerre, tel qu'il
s'achève en 1990.
On ne le dira jamais assez, l'exemple à suivre dans la
démarche intellectuelle d'Aron c'est sa prudence qu'il opposait
lui-même au « prophétisme de Marx ». Il a
toujours su éviter les conclusions prématurées alors
mêmes que les faits étaient évidents. Etant l'un des
premiers à avoir diagnostiqué l'entrée dans une
société industrielle, il y voyait l'occasion d'une
réduction du poids des idéologies et leur fin à moyen
terme, mais il s'est toujours réservé de déclarer
unilatéralement que le socialisme périrait et que le
libéralisme progresserait, que l'URSS se désagrégerait et
que les Etats-Unis triompheraient et qu'ensuite on s'acheminerait vers un monde
multipolaire. C'est donc à juste titre que Joël Roman lui fait
cette reconnaissance :
On le voit, la prophétie aronienne ne s'accompagne
pas pour autant d'une confiance béate dans l'histoire et dans le
progrès : une chose est de prendre acte de l'unification
économique du monde et des progrès technologiques et industriels,
une autre, d'en déduire la marche de l'humanité vers la paix et
la prospérité. Sur ce point, Aron se montre plus prudent que les
prophètes des révolutions technologiques.131(*)
Ce qui n'était encore pour Aron qu'une
hypothèse deviendra rapidement une certitude pour des nombreux auteurs.
Daniel Bell conçoit à sa suite le monde occidental comme un monde
reposant sur un consensus qui le met à l'abri des emportements
idéologiques. Pour Pierre Birnbaum qui va dans le même sens, la
fin des idéologies signifie la fin du marxisme, considéré
à la fois comme une idéologie exprimant les intérêts
d'une classe particulière et en fait comme une utopie non adaptée
à la réalité des sociétés
industrielles.132(*)
Contrairement donc à Marx et ses disciples qui
continuent de rêver d'une Internationale socialiste susceptible de
dominer le monde, Aron a saisi, sans en faire une saisie définitive, les
errements du libéralisme. C'est en effet le libéralisme qui se
manifeste à travers les trois composantes de la politique. Qu'il
s'agisse de la politique, de l'économie politique ou de la
géopolitique, c'est le système libéral qui y agit de
l'intérieur. Voilà pourquoi leur connexion donne une
cohérence qui va, du pater familias à la
« société internationale » en passant par les
communautés politiques. Le marxiste-léniniste, écrit-il,
affirme ou, pour mieux dire, décrète une
vérité universelle, refusant de distinguer entre ce qu'il sait et
ce qu'il veut ; le libéral ou le penseur critique , conscient des
pièges que lui tendent ses passions, conscient de l'équivoque de
la réalité elle-même, remet perpétuellement ses
hypothèses et ses jugements en question. Scepticisme ? Nullement.
Le libéral cherche, il ne bougera jamais de ses convictions ultimes,
à savoir de ses maximes morales autant
qu'intellectuelles.133(*)
En somme, la méthode prudente de notre auteur, son
apologie réservée du libéralisme lui ont permis de
maintenir avec la plus grande rigueur la distinction capitale que nous trouvons
entre la tache et l'oeuvre, la communauté politique et le régime
politique. Un tel dispositif barre la voie à toute action politique qui
ignorerait le nouvel ordre politique mondial sous-tendu par les libertés
et les droits de l'homme.
On peut encore admettre jusqu'aujourd'hui que toutes les
théories gardent une validité partielle : il y aura toujours
assez d'injustice pour légitimer une lecture socialisante ou marxiste du
monde ; toujours assez de preuves de l'extraordinaire vitalité du
marché ; mais ce n'est pas autant dire qu'aucune ne peut plus
prétendre apporter la solution aux problèmes des hommes.
Socialisme et capitalisme apparaissent comme deux solutions opposées
à des problèmes identiques, mais la solution socialiste s'est
avérée calamiteuse, désastreuse et suicidaire. Le
libéralisme ne prétend pas, il essaye réellement.
Tout ce qui est requis c'est donc un renouveau libéral. Mais le
néo-libéralisme ce n'est pas de l'économie mixte
c'est-à-dire une combinaison d'initiative privée et
d'intervention publique, une réconciliation entre étatistes et
abolitionnistes de l'Etat. L'idée sociale n'est pas
étrangère au libéralisme au point où le socialisme
la lui prêterait. Lorsqu'Hubert Mono Ndjana écrit
L'idée sociale chez Paul Biya, il ne pense certainement pas
à une importation de cette idée. C'est même plutôt le
libéralisme qui a la meilleure conception du social. On peut dès
lors comprendre pourquoi Mohammad Yunus, Prix Nobel de la paix 2006,
ex-professeur d'économie et actuellement PDG de la banque villageoise
Grameen Bank, insiste dans son récent ouvrage Vers un nouveau
capitalisme, sur la revalorisation du volet social du capitalisme et non
sur la double introduction de ce volet qui y existe déjà. C'est
précisément cette revalorisation réelle par des
prêts massifs aux pauvres agriculteurs bangladais, qu'il appelle
« social business », qui lui valut le Prix Nobel.
Le scénario de Montesquieu selon lequel la
religion catholique détruira la religion protestante et ensuite les
catholiques deviendront protestants, ne nous semble donc pas
caractéristique du système économique actuel où
tout manquement du capitalisme est porté à l'actif du socialisme
et où toute réforme interne est dite venant du socialisme.
D'où cet autre hommage rendu à Aron, pour sa défense
raisonnée du capitalisme. Pour Jérôme Maucourant,
Contre les économistes traditionnels, [Aron] tente
de montrer que les institutions affectent les préférences
individuelles et que « l'histoire enregistre de plus fréquents
et de plus spectaculaires exemples du triomphe des institutions
imbéciles ». Sa conscience du clivage
irrémédiable de la classe dominée et sa
démonstration que les hiérarchies modernes n'ont jamais
cessé font de lui un penseur à la lucidité
étonnante.134(*)
2- La condamnation du totalitarisme et la promotion des
droits de l'homme
Le défenseur de la démocratie qu'est Aron est
aussi le défenseur des droits de l'homme et des libertés. Il n'y
a pas de démocratie sans droits de l'homme et libertés tout comme
on peut retrouver ces attributs humains dans un régime
antidémocratique. Presque tous les régimes actuels, rappelons-le,
se disent démocratiques. C'est vrai le terme fait honneur mais le
sont-ils réellement ? Certes la démocratie actuelle a
plusieurs formes, allant de la représentative (parlementaire) à
la populaire en passant par les nombreuses espèces
intermédiaires, mais les droits humains restent et demeurent les
mêmes partout ou l'homme vit. Il ne faut donc plus se fier aux dires des
uns et des autres mais tester le niveau de pluralité d'un modèle
politique. Le degré de démocratie sera correspondant au
degré de libertés et droits accordés aux citoyens. Et Aron
a eu le mérite de trouver cet instrument de vérification. Il ne
s'est pas seulement contenté de les défendre mais aussi de les
promouvoir et de les sauvegarder sous sa plume. L'écrivain engagé
qu'il est, ou le « spectateur engagé » comme il le
dit lui-même, doit, après avoir saisi l'essence de la politique,
militer en faveur des droits de l'homme et rejeter par la même occasion
le totalitarisme qui a déshumanisé l'homme.
En effet, l'Homo sovieticus tel que le décrit
Soljenitsyne n'a ni liberté, ni droit mais seulement un devoir de
conformisme. Le régime communiste répond à la description
de la « société close » que Bergson fait dans
Les deux sources de la morale et de la religion. La logique paradoxale
du milieu qui veut qu'on renonce à soi pour être est commune
à toutes les sociétés, mais la société
communiste, par son caractère « amorphe », semble
n'offrir la moindre liberté conditionnelle. Ainsi, l'opposition entre
communisme et libéralisme représente l'opposition entre la
« société ouverte » et la
« société close ». Cette opposition est
matérialisée par ce que Popper appelle « la
société ouverte et ses ennemis » dans son ouvrage ainsi
intitulé. L'ennemi ici c'est le totalitarisme communiste qui, par sa
nature expansionniste comme l'entendent Aron et Arendt, va à l'assaut
des sociétés libérales qui, selon lui, accroissent les
inégalités plus qu'elles ne les diminuent.
Toutefois, les régimes démocratiques ne se
contentent pas de défendre leur idéal. Moins expansionnistes
comme ils le prétendent, ils ne sont pas moins animés par ce
qu'Arendt appelle l'esprit impérial. L'esprit impérial
suscité par les besoins économiques se différencie de ce
qu'Aron qualifie de « société
impériale » qui l'est par nature ou qu'Arendt à nouveau
nomme « impérialisme continental » par opposition
à l'« impérialisme colonial ».135(*) Essayons ici de comprendre
la problématique de la promotion de droits de l'homme puisqu'il peut
aussi arriver comme il en arrive d'ailleurs souvent qu'on les
« dicte » là où ils ne sont pas reconnus.
S'il peut arriver aux libéraux
d' « imposer » leur idéal, c'est par le biais
d'une diplomatie et non par annexion comme chez les totalitaires. Pangermanisme
et panslavisme ne lésinaient pas sur les moyens pour réaliser
leurs rêves d'empires continentaux. Mais la diplomatie observée
chez les libéraux peut aussi se transformer en agression, surtout quand
elle est menée par un Etat fort qui s'est de toute façon
fixé le pari des droits de l'homme. Ce pari, Aron se l'était
fixé dans ses écrits ; il espérait que les
Américains le réaliseraient mais le bilan lui avait paru
mitigé comme il nous paraît encore aujourd'hui.
De prime abord, le bilan de la diplomatie des droits de
l'homme n'apparaît pas purement négatif. En Amérique latine
et au Moyen-Orient tout comme en Afrique, les « dictateurs de
droite » ne sont peut-être pas transformés
spontanément en démocrates ; mais ils ne se sentent plus
assurés du soutien des Etats-Unis à la seule condition de
professer l'anticommunisme. L'intérêt manifesté par
Washington - principal cheval de bataille dans ce domaine - au sort des
opposants, aux conditions des prisonniers, a sauvé et continue de sauver
des vies, attenue des souffrances. Les droits de l'homme par
l'intermédiaire d'Amnesty International et d'organisations de cette
sorte intéressent de plus en plus l'opinion à travers le monde.
On peut émettre des réserves que ces organisations accomplissent
honnêtement leur mission, il y a beaucoup de raisons d'en douter mais
là n'est pas notre propos. Limitons-nous à comprendre avec Aron
que le fait que la diplomatie des droits de l'homme cautionne la révolte
contre les abus de pouvoir et s'efforce de persuader les gouvernements, amis ou
alliés, de se reformer est un grand pas vers l'essence du politique.
Toutefois, on ne peut nier l'évidence du risque : en invoquant les
droits de l'homme, les Etats-Unis déstabilisent leurs alliés
plutôt que leurs ennemis. Certes les mots traversent les
frontières mais les réussites partielles ne dissimulent pas
l'échec du fond.
La contradiction éventuelle entre la diplomatie des
droits de l'homme et la politique réaliste des
« intérêts nationaux » des Etats-Unis a
éclaté à propos de l'Irak. Faute de libéraliser
pacifiquement le régime, les défenseurs des droits humains ont
engagé une guerre de libéralisation ou plutôt de
libération, pourrait-on dire. Présence d'armes à
destructions massives et violations des droits de l'homme ont justifié
une guerre dite « préventive ». Nous connaissons la
suite de l'histoire, une histoire « présente » qui
se fabrique chaque jour et qui trahit par là-même le noble pari.
L'attitude actuelle des grandes puissances d'encourager les dissidents et
d'ébaucher des alliances entre leur Etat et les peuples opprimés
n'est pas toujours fortuite ou du moins ne vise pas seulement - peut-être
pas premièrement - à promouvoir les droits de l'homme. Et
dès qu'il y a mélange avec l'intérêt, l'échec
est assuré. Avec les « Pétrodollars », le
programme « Pétrole contre nourriture »
ou prêts contre bonne gouvernance, la promotion des droits de
l'homme est mal suivie. La France, berceau des Droits de l'homme, ont, avec
d'autres membres de l'Union Européenne rejoint l'Amérique dans ce
combat où ils hésitent sur l'option forte mais les
résultats escomptés sont loin d'être atteints. C'est dire
que la question des moyens de promotion des droits de l'homme reste toujours
ouverte : faut-il les imposer ou faut-il les enseigner aux régimes
homicides ? Et comment ?
Pour R. Aron, les intellectuels et les organisations
internationales remplissent au moins une de leurs missions, à savoir la
dénonciation de toutes les violations des droits de l'homme, où
qu'elles se produisent, quels que soient les régimes et leur
affiliation. Comme telle, leur action se situe en marge de la politique qui,
par nature, comporte la dualité de l'ami et de l'ennemi. Le moraliste ne
fait pas de différence entre la torture commise par la police d'un pays
ami et l'emprisonnement d'un dissident dans un asile psychiatrique, il
dénonce ceci ou cela avec la même rigueur. Un pays ne peut pas le
faire. Il peut tout au plus influer sur les pays alliés dans le sens
souhaitable ; il ne peut pas aller jusqu'au bout de la logique du
moraliste. Il est, selon Aron, condamné à une sorte d'hypocrisie.
La différenciation inévitable entre les crimes selon l'alignement
diplomatique du pays coupable interdit au pays promoteur de demeurer
fidèle à sa propre morale. Ce scénario est actuellement
observé avec la Chine qui, visiblement, multiplie les violations des
droits de l'homme mais dont la position dans l'économie mondiale fait
tergiverser les pays autoproclamés défenseurs
inconditionnés de ces droits.
Que faut-il alors conclure de ces remarques dispersées
sur la politique des droits de l'homme et la moralité,
l'immoralité ou l'amoralité de la diplomatie ? En
réalité, des Etats responsables des sous-systèmes
interétatiques (si on considère que le monde est multipolaire) en
même tant que de leurs intérêts nationaux, ne peuvent
refuser des alliés compromettants. S'ils exercent sur eux une pression
excessive, ils risquent de déstabiliser leur régime et d'amener
au pouvoir des partis tout aussi indifférents aux valeurs
démocratiques, mais désormais ennemis et non plus alliés.
Les Etats-Unis qui se croient toujours maîtres du monde peuvent
intervenir où bon leur semble mais c'est affaire d'opportunité,
c'est-à-dire de prudence et non de principe, que de se mêler ou
non des affaires d'un autre pays, de soutenir ou non la moitié d'un pays
contre l'autre ou un régime établi contre un mouvement
révolutionnaire. Aron découvre alors que « la
comparaison des mérites moraux respectifs des pouvoirs établis et
des révolutionnaires ne commande pas souverainement la
décision ; elle apporte des éléments indispensables
à une délibération
révolutionnaire. »136(*)
En effet, les Occidentaux ne se trompent ni sur leur
intérêt ni sur la justice quand ils s'efforcent d'exclure
certaines violations des droits des gens, par exemple le recours à la
force, la création d'un Etat ou l'élargissement d'un territoire
à grands coups d'épée. C'est qu'ils agissent en fonction
des positions géostratégiques.
Cette façon de faire des grandes puissances est
perceptible en Afrique, continent où tout le monde peut venir donner la
leçon de démocratie, pourvu qu'il ait quelque argent en main. Le
mariage forcé est célébré par le démocrate
dictateur et la puissance étrangère, en l'absence du peuple
concerné. Et tant que les intérêts de l'étranger
sont assurés, le mariage durera, et les violations des droits de l'homme
aussi, sans qu'on en parle avec sérénité. Cette situation
contredit quelque peu ce que nous avons dit plus haut, à savoir qu'il ne
suffit plus d'invoquer la théorie démocratique pour être
soutenu par les grandes puissances. Il y a contradiction justement parce que
les promoteurs des droits humains se contredisent eux-mêmes en fondant en
dernier ressort leur intervention sur l'intérêt. S'il faut
admettre que « pas d'intérêt, pas d'action »,
c'est qu'on n'est pas convaincu soi-même de ce qu'on dit être sa
vocation. Toutefois, on peut dire que les Etats-Unis font preuve d'un
« égoïsme éclairé » ; ce qui
est déjà un grand pas vers l'idéal. L'erreur à ne
pas commettre serait de s'abandonner au pessimisme.
L'an 1789 fut une date décisive dans l'histoire de la
politique pour ne pas dire tout simplement dans l'histoire de
l'humanité. Elle vît naître le libéralisme. Les
Restaurations tenteront de le renverser mais sans succès durable,
jusqu'à ce que le socialisme dise ouvertement lutter contre le
libéralisme qui venait enfin de trouver une forme de reconnaissance et
de protection des droits humains. Les mouvements totalitaires affirment
clairement par l'entremise de l'antisémitisme et la
« dénationalisation » d'après-guerre des
minorités que l'idée des droits inaliénables de l'homme
n'était que pure fantaisie, et que les protestations des
démocrates, par des Traités sur les Minorités,
n'étaient qu'alibi, hypocrisie et lâcheté face à la
cruelle majesté d'un monde nouveau. « Les mots mêmes de
« droits de l'homme » devinrent aux yeux de tous les
intéressés - victimes, persécuteurs et observateurs aussi
bien - le signe manifeste d'un idéalisme sans espoir ou d'une hypocrisie
hasardeuse et débile. »137(*)
Les régimes socialistes et communistes disent lutter
contre l'individualisme qui est en soi un frein à l'égalisation.
Mais comment concevoir l'égalité ? Selon Arendt, nous savons
depuis les Grecs qu'une vie politique réellement
développée conduit à une remise en question du domaine de
la vie privée, à un profond ressentiment vis-à-vis du
miracle le plus troublant : le fait que chacun de nous a été
fait ce qu'il est - singulier, unique et immuable. Toute cette sphère du
strictement donné, reléguée au rang de sa vie
privée dans la société civilisée, constitue une
menace permanente pour la sphère publique, parce que cette
dernière se fonde sur la même loi d'égalité avec la
même logique que la sphère privée repose sur la loi de la
différence universelle et sur la différenciation.
L'égalité, à la différence de
tout ce qui est impliqué dans l'existence pure et simple n'est pas
quelque chose qui nous est donné, mais l'aboutissement de l'organisation
humaine dans la mesure où elle est organisée par le principe de
justice. Nous ne naissons pas égaux ; nous devenons égaux en
tant que membres d'un groupe en vertu de notre décision de nous garantir
mutuellement des droits égaux.138(*)
On peut comprendre que la Déclaration universelle des
Droits de l'Homme du 10 décembre 1948 sous l'impulsion anachronique de
John Locke au XVIIe siècle, s'ouvre par cette suprême
et insurpassable affirmation selon laquelle « tous les hommes
naissent égaux en droits et en nature » ; cela est
même un attrait sur l'urgence de l'égalisation. Mais
l'égalité n'est pas une donnée naturelle tout en
étant innée dans notre esprit. Il reste donc à
l'extérioriser, à la pratiquer.
Notre vie repose, poursuit Arendt, sur la présomption
que nous sommes capables d'engendrer l'égalité en nous
organisant, parce que l'homme peut agir dans un monde commun, qu'il peut
changer et construire ce monde de concert avec ses égaux et seulement
avec ses égaux. L'arrière-plan obscur du strictement
donné, cet arrière-plan formé par notre nature immuable et
unique, surgit sur la scène politique comme l'intrus qui, dans son
impitoyable différence, vient nous rappeler les limites de
l'égalité humaine. La raison pour laquelle les communautés
politiques vraiment développées, telles les cités-Etats ou
les Etats-nations, se montrent attentives au problème de
l'homogénéité ethnique, c'est qu'elles espèrent
éliminer ainsi, aussi complètement que possible, ces
différences et ces différenciations naturelles et
omniprésentes qui, en elles-mêmes, déclenchent la haine, la
méfiance et la discrimination, parce qu'elles indiquent clairement les
domaines où les hommes ne peuvent pas agir et transformer à leur
guise, c'est-à-dire les limites de l'invention humaine. Car faut-il le
rappeler, l'homme n'est que le maître et non le créateur du
monde.
Ainsi, l'égalité requise pour une
humanité sans racisme, sans colonisation, sans tribalisme, mais avec
droits humains est cette égalité soucieuse de la
différence. Avoir l'esprit d'égalité c'est
reconnaître la même liberté que nous nous accordons dans nos
actions. Or les régimes totalitaires choisissent
délibérément mais aussi involontairement de confisquer les
libertés humaines. Volontairement parce que leur ambition avouée
est d'éradiquer tout individualisme ; involontairement parce qu'ils
se croient, dans l'ignorance, qu'ils sont des créateurs des
égalités, des égalités pures qui n'existeront
jamais. L'égalité n'est pas un fait, mais une acceptation.
En même temps que le socialisme parle de l'Etat comme
instrument suprême de domination, il insiste sur le terme
« individualisme » comme système de libertinage et
finalement du capitalisme comme de l'anarchisme. Comment parler de
l'individualisme comme tel sous l'Etat ? Ou l'Etat n'a plus de
règles et l'individualisme prévaut et on parle alors de
l'anarchisme ; ou l'Etat est responsable et l'individualisme est contenu.
Cette confusion du capitalisme d'avec l'anarchisme est inévitable
dès lors qu'on vise le conformisme social. Tout ce qui est non-conforme
n'est-il pas logiquement anarchique ? Mais comment pourrait-on confondre
l'étatisme à l'anarchisme ?
Le capitalisme n'est pas, comme il le conçoit, un
faiseur d'inégalités mais bien un égalisateur ; sauf
qu'il est un égalisateur à base des différences et c'est
là où le socialisme voit le problème. On peut bien de
façon puérile se demander comment peut-on égaliser des
entités tout en maintenant leurs différences. Cela dépasse
bien évidemment l'entendement socialiste mais en milieu libéral,
cela ne pose aucun problème. Entre libéraux élevés
à ce niveau de compréhension, ça marche et ça
promet de marcher encore. Mais entre socialistes spirituellement
habitués aux sentences et accrochés aux principes utopiques, la
moindre contradiction est une atteinte à la pureté même du
système et doit être considérée et traitée
comme telle.
La démocratie, on le sait, place la
vérité où les autres régimes mettent
l'erreur : dans la discorde, limitée et codifiée par des
règles constitutionnelles. Sa grandeur est de conspirer contre soi, son
pari de désarmer les intentions agressives en leur donnant une place.
Elle entend donc faire du consensus avec la division, de la paix avec des
intérêts divergents, de la citoyenneté avec des
égoïsmes individuels. Fondée sur le dialogue entre
composantes rivales, elle ne peut se passer d'un gouvernement et d'une
opposition, celle-ci étant, comme l'ont compris les Anglais, un
public service. L'individualisme démocratique signifie
exactement autonomie et non indépendance. C'est la confusion entre ces
deux termes qui amènent les sociétés holistes à
condamner de suite l'individualisme.
Ces considérations apparaissent comme des solutions
diverses à des problèmes divers que connaît la
démocratie. Lorsqu'on prendrait des mesures pour corriger une situation,
d'autres complications casseraient la digue d'un autre côté. Il
faut pour cela trouver une unité de solutions et le scepticisme s'impose
comme l'esprit représentant cette unité.
3- Optimisme, pessimisme et scepticisme politiques.
« Le désenchantement du monde »
avancé par Max Weber exprime l'ambivalence d'un progrès qui, s'il
gagne en rationalité, perd en séduction et en capacité de
mobilisation. Aujourd'hui en effet, on croit peu ou pas à la
capacité du libéralisme à distribuer les biens, à
endiguer le chômage, stabiliser les prix de produits de première
nécessité, à donner à chacun ce dont il a besoin
pour sa survie. Du coup, le système libéral dominant est
indexé et c'est le pessimisme qui prévaut.
Autrefois, l'optimisme caractérisait la gauche, nourrie
par le « prophétisme de Marx ». Mais les mythes
politiques du socialisme ont tôt fait de laisser émerger le
libéralisme. Celui-ci à son tour s'empara de l'optimisme, nourri
cette fois par Francis Fukuyama dans sa Fin de l'Histoire. Et
aujourd'hui on peut longuement spéculer sur une victoire continuelle du
libéralisme, sur une prétendue fin de l'Histoire.
Pour R. Aron, il ne faut faire preuve ni d'un optimisme
gratuit, ni d'un pessimisme conséquent, mais d'un scepticisme actif.
Il peut paraître contradictoire de parler de scepticisme
chez un défenseur d'une « idéologie » ou d'un
système qui en principe devrait exiger foi et passion. Comment en effet
promouvoir, avec toutes ses forces intellectuelles, une idée et
émettre en même temps des réserves quant à sa
réalisation effective ? En matière de promotion de la
démocratie, cela semble plutôt requis.
La démocratie est un véritable mot à
double fond, présentant simultanément une thèse et une
antithèse aussi bien argumentées l'une que l'autre, qu'une
synthèse semble difficile à trouver. Les reproches faits au
modèle sont aussi bien vérifiés que sont
mérités les compliments à lui accordés. Nous avons
dit dès l'entame de cette réflexion qu'il n'est plus important de
se prononcer sur son bien fondé mais l'essentiel n'est pas
déjà fait par sa seule présence incontestable qui
s'avère paradoxalement être une certitude négative. Le
scepticisme aronien s'annonce ainsi qu'il suit :
Certains pensent que le régime que j'ai
décrit n'est pas la vraie démocratie. Nombre de critiques me
répondraient en invoquant l'idée de ce que devrait être la
démocratie, par exemple l'unité des citoyens en dépit de
la division des partis, mais ces idées de la démocratie que l'on
peut opposer à la pratique demeurent provisoirement abstraites,
théoriques. Tout le monde connaît la réalité,
c'est-à-dire le jeu des partis dans ce qu'il a je ne dis pas de sordide,
mais de nécessairement médiocre. Dès lors il convenait de
montrer que les régimes de partis tels qu'ils fonctionnent constituent
la réalité sans trahir l'idée qui les
inspire.139(*)
Le scepticisme, surtout un scepticisme actif ou militant se
présente comme le sommet des solutions au malaise démocratique.
Il est une invite au défi, au pari perpétuel, à la
quête permanente. Car comme le découvre Bruckner à la suite
d'Aron,
la première condition de la démocratie est
d'être inachevée par essence ; comme le Messie, son
règne est toujours à venir et c'est la trahir que de vouloir
l'identifier à un régime défini ; en posant trois
buts aussi contradictoires et irréalisables que la liberté,
l'égalité et la fraternité, elle entretient au sein des
communautés humaines un foyer de conflit pour l'éternité.
Elle nous interdit donc le confort du travail accompli, le mol oreiller du
contentement de soi.140(*)
C'est dire que la force de la démocratie réside
dans son indétermination même, elle nous engage sur la voie du
souci indéfini, de l'incertitude créatrice. Et il n'est
finalement pire ennemi de la démocratie que le démocrate
lui-même, toujours enclin à l'incarcérer dans un
modèle précis de société, toujours à en tuer
l'esprit, à en oublier les commandements, à confondre ce qu'elle
est avec ce qu'elle devrait être. La démocratie faut-il le
rappeler, et le libéralisme tout entier ne constituent pas une
idéologie qui demanderait à être entretenue par une
propagande. Toute tentative de cette sorte est fatale à tout ce qui
n'est pas doctrine. Un désir comblé est un désir
douché et qu'y a-t-il de plus angoissant que le manque lorsqu'il vient
à manquer, demanderait Guillaume Bwelé ? On ne saurait,
parce que la démocratie ferait l'unanimité, la présenter
comme un système achevé de bonheur. Ce qui conduirait ipso
facto à la monotonie et donc à sa mort, contrairement
à l'idéologie qui ne tient que par son dogmatisme. Elle est un
idéal et la séduction d'un idéal c'est d'être
inachevé, d'être toujours un objectif à atteindre sans
jamais être atteint. Voilà pourquoi Aron nous recommande
l'empirisme, tel qu'il est perçu à travers cette attitude
pragmatique qui a tant marqué la tradition politique
américaine.
Nous pouvons ici récuser l'idée de la fin de
l'Histoire magistralement déclarée par Hegel et majestueusement
justifiée par Fukuyama à l'aide du triomphalisme
démocratique. L'évidente séduction de cette thèse
suscitée par l'hégémonie mondiale du système
démocratique est suspecte de deux confusions graves : d'abord elle
confond la réalisation d'un but particulier avec la fin de l'Histoire,
ensuite, l'effondrement du communisme soviétique avec l'apothéose
de la Raison. Si le fait est apparent et donc réel, l'attitude confine
à l'inertie, à un optimisme excessif qui prend l'espoir pour un
moyen rassurant. Mais l'espoir, se demande Aron, n'est-il pas qu'une forme de
l'illusion ?
Ainsi, pour la démocratie, il n'est requis rien d'autre
que le scepticisme. Le scepticisme ne s'oppose pas à l'optimisme ;
il le détermine tout au contraire mais en tant qu'optimisme
engagé et non en tant qu'optimisme béat. Une des grandes
tâches des démocraties modernes consiste à réparer,
endiguer les dégâts causés par une interprétation
excessive de l'idée démocratique. Elles ont tellement cru en
elles-mêmes au point de s'oublier et de se laisser prendre à
revers par un adversaire physiquement absent mais toujours présent.
Reconnaissance de la division des hommes et de ce qui les unit, la
démocratie ne va jamais de soi. Elle a besoin et d'institutions fortes
et d'opinions publiques actives et ne saurait manquer de l'une ou de l'autre
sans être gravement affectée. A cet égard, la politique
n'est pas un carcan qui enserre les activités humaines comme dans les
régimes totalitaires, mais un ajustement des fins et des moyens en vue
de satisfaire les besoins.
Il ne faut donc pas à la manière d'un Lipovetsky
rester dans le cadre de la perspective marxiste qu'on se contenterait de
retourner comme un gant, approuvant ce qu'elle réprouve, se
réjouissant où elle déplore. La démocratie, nous ne
cesserons de le répéter, n'est pas une nouvelle
idéologie ; il n'y a pas de fétichisme démocratique
qui aurait remplacé le fétichisme de la révolution. Nous
ne portons pas la démocratie tel un virus, elle n'est pas
« une seconde nature, un environnement, une ambiance »
quasi instinctive (Gilles Lipovetsky). Cet optimisme démesuré, ce
sophisme qui veut que les valeurs pluralistes n'aient pas besoin d'être
traduites dans le réel puisqu'elles habitent des
« âmes » est ce qui convient le moins à la
nature du régime démocratique. Croire en la démocratie
n'est ni requis, ni valable quand la pratique ne suit pas. Pour R. Aron, croire
à une idée vraie sans l'appliquer suffit parfois à la
rendre fausse ou inopérante : avec ce risque de développer
une démocratie platonique, invertébrée où les
meilleures dispositions ne passent jamais dans les faits, comme si savoir
qu'ils sont libres dispensait les citoyens d'exercer leur liberté.
En effet, maintenant que la hantise totalitaire a visiblement
disparu, maintenant que l'ennemi s'est retiré, les démocraties
sont loin de se réaliser. Pour Pascal Bruckner, « la menace
soviétique rendait les démocraties fragiles ; mais la
disparition de cette menace pourrait les rendre plus vulnérables
encore »141(*)
L'auteur se pose en fait la question de savoir
« comment vivre sans ennemis ». Et cette question vient
à point nommé, à l'heure où une certaine
désillusion accompagne partout dans le monde l'effondrement de l'ordre
totalitaire et le progrès des libertés. Le sentiment d'avoir
perdu ses repères avec la disparition de l'adversaire soviétique,
de se retrouver sans ennemis déclarés et donc face à
soi-même, d'avoir remporté une victoire paradoxale qui laisse
derrière elle autant de problèmes qu'elle en résout, tels
sont selon Bruckner quelques-unes des causes de ce désenchantement et de
cette morosité post-totalitaires qui se traduit chez nous par un
renforcement de l'apathie civique et de la résignation. La
démocratie post-totalitaire - du titre de l'ouvrage de Jean-Pierre
Legoff, et telle qu'elle a suscité et orienté notre recherche -
est loin d'être ce qui peut être envisagé sous ce nom.
Le véritable problème actuel, cause de tous les
autres problèmes est l'optimisme. L'optimisme, quand il est excessif
comme il l'est à présent, est à la démocratie ce
que l'oisiveté est aux vices. Il consiste à croire en une sorte
de finalité naturelle de l'Histoire, en une contagion
démocratique spontanée s'étendant sans effort à
l'ensemble de la planète, il érige nos sociétés en
modèles absolus, fait de l'individualisme libéral le mot d'ordre
ultime de l'aventure humaine et découvre dans le moindre
phénomène social la supériorité éclatante du
système démocratique. En ce sens, l'optimisme s'identifie
à la forme euphorique de la résignation, et ses adeptes qui se
recrutent parmi les démagogues et les ignorants se conduisent en chiens
de garde du réel comme si l'état présent était la
somme de toutes les merveilles possibles. Certes la planète est parvenue
à un stade sans précédent de son aventure ;
l'unification du globe, déjà réalisée sur le plan
technique et matériel, est sur le point de l'être politiquement,
l'idée même d'une paix universelle est en train de quitter les
songes des utopistes pour s'installer dans les faits ; mais il faut se
garder de conclure hâtivement que les jeux sont presque faits, que nous
sommes tout près du but ou que l'âge d'or est à nos
portes.
L'anticommunisme comme l'antifascisme forment bien les
conditions élémentaires de la conscience démocratique et
ils furent indispensables pour abattre les régimes de dictature.
Aujourd'hui, ils ne suffisent plus à eux seuls à comprendre cette
situation où la démocratie, faute de concurrent identifiable ou
même d'ennemi objectif, est victime de sa propre victoire et se met
à fêter tout en se laissant dégénérer. Or la
disparition de la menace totalitaire ne signifie pas directement bonheur et
probité : un péril écarté n'est pas un
progrès assuré, pas plus qu'n progrès statique est un
échec. D'autant que pour notre génération tout fut acquis,
rien ne fut conquis. Et la démocratie s'écroule, si elle se pense
comme une simple soustraction aux despotismes.
Ce qui est désormais recommandé face au chaos
mondial ce ne sont les plus simples allures du conformisme démocratique
mais l'esprit de finesse et peut-être même une révolution de
mentalités. Il s'agit aujourd'hui de se montrer critique
vis-à-vis du triomphe de nos propres idées. Cette solution
paraît efficace à R. Aron, et à P. Bruckner pour qui la
démocratie est un pari perpétuel. Ce qu'ils appellent
scepticisme excessif est la solution idoine pour réveiller la
démocratie qui est en train d'entrer dans l'ordre de la
commémoration. Elle est embaumée, momifiée et
étouffe littéralement tous les éloges. Fascinante tant
qu'elle restait une possibilité, elle est devenue actuellement une forme
d'organisation dogmatique, du seul fait de sa victoire. Mais ne faut-il voir en
l'apogée, à la manière de Bruckner, un état proche
du déclin, en l'apothéose la dernière étape vers la
chute ?
Pour Bruckner en effet, c'est le fait même que la
démocratie soit installée, confortée, gagnant partout du
terrain (mais perdant en intensité ce qu'elle acquiert en extension) qui
lui fait prendre peu à peu tous les traits du conservatisme. Cessant
d'être une possibilité, une belle forme menacée, elle se
confond avec le réel, c'est-à-dire avec l'insupportable. La
démocratie serait d'abord son implantation, belle quand elle est perdue,
décevante dès qu'elle borne partout l'horizon. Pour éviter
ce dessèchement, il convient, selon l'auteur, d'en revenir aux principes
(la haine de la servitude, l'émancipation de l'humanité
entière, la solidarité avec les plus démunis), et d'y
confronter le cours des choses.
De rejeter, propose-t-il, en d'autres termes, le
cynisme ou l'amertume au profit d'un scepticisme actif qui sache
reconnaître humblement nos limites sans abandonner une volonté de
réformes. En l'absence d'un ennemi clair, d'un contre-modèle pour
nous définir, il s'agit de nous arracher à notre inertie en
l'opposant aux valeurs qui nous animent.142(*)
En bref, si elle veut s'étendre et se renouveler, la
démocratie est condamnée à se faire militante et
conquérante. Il faut la voir comme un pari : il n'est pas du tout
prouvé que la liberté, le pluralisme et la
délibération soient le plus fort désir des hommes et
qu'ils aillent de soi ; il faut le postuler.
Car la démocratie en elle-même est
haïssable : elle contredit les penchants les plus spontanés de
l'homme à écraser, dominer ou asservir son prochain. Ennemie de
nos démons intimes elle souffre de deux défauts : pour le
réactionnaire en prônant l'égalité, elle
élève l'inférieur et rabaisse le supérieur, met
l'opinion du citoyen éclairé à parité avec celle du
malheureux et donne à ce dernier l'occasion de changer sa place dans
l'ordre de la cité et de faussement s'égaler aux meilleurs, ce
qui attire les critiques sans complaisance de Platon et d'Aristote ; pour
le révolutionnaire, elle est dangereuse, car elle prive les hommes d'en
finir une fois pour toutes avec l'injustice ; en leur demandant de
respecter la légalité et le verdict des urnes, elle promet
beaucoup et ne cesse de retarder l'accomplissement de ces promesses.
Telle est l'ambivalence de son message : elle
prêche à la fois la modération et la révolte.
Révolte contre les abus, l'indignité, mais modération dans
la nécessité de corriger ces abus par étapes, en utilisant
le dialogue plutôt que la force et sans jamais remettre en cause la
survie de la collectivité. Trop remuante pour certains, trop timide pour
d'autres, elle satisfait à la fois l'inquiétude du conservateur
et la générosité du progressiste. Elle alimente l'espoir
et le frein à l'espoir, elle attise le besoin de stabilité et
l'envie de changement, elle est à la fois contestatrice et
régulatrice.
La démocratie doit donc faire face à deux
réactions contraires, nées d'elle-même. Pour la
première, le vent démocratique, en entretenant des divisions
artificielles par le jeu des partis, la liberté de la presse et des
opinions, décompose la société en individus privés,
à la fois tous vulnérables et déracinés ; pour
la seconde, en dupant les exploités par des fictions constitutionnelles
( la séparation des pouvoirs, la représentation), elle conforte
au contraire l'assise des classes dominantes et n'est au fond que la
manière la plus subtile pour un peuple de se choisir des maîtres,
des oligarques qui vont le tromper et le pressurer. L'une dénoncera dans
la souveraineté populaire le triomphe du troupeau, la barbarie du
nombre, des « zéros additionnés » (Nietzsche)
dont on peut facilement imaginer le résultat. L'autre accusera cette
même souveraineté de n'être que formelle, de réduire
chaque voix à une « pomme de terre dans un sac de pommes de
terre » (Marx)143(*), de consacrer la séparation des hommes et de
différer l'émancipation du genre humain.
On voit donc que le modèle démocratique est
dénigré et conçu tantôt comme un régime
médiocre et pernicieux qui, en appelant d'un même geste à
la libération et à l'obéissance, se met en position de
rater l'une et l'autre ; tantôt comme un facteur
d'homogénéisation.
Mais la démocratie n'est pas moins haïssable au
démocrate lui-même qui cherche continûment à la
limiter, à en tourner les principes. Et c'est là où ce
régime, conçu comme le plus humanisant et le plus hominisant
possible, devient pire qu'un modèle opposé. Lorsqu'on confond
alternance et non alternance, élections libres et plébiscite,
séparation de pouvoirs et régime présidentiel,
multipartisme et démocratie à parti unique, on confond tout
simplement démocratie et totalitarisme, deux systèmes politiques
diamétralement opposés. En recourant ainsi aux pratiques
totalitaires, le phénomène totalitaire ne saurait
disparaître du seul fait que ses promoteurs déclarés ont
disparus ; surtout que c'est un phénomène protéiforme
(Lefort) et non un régime avec une constitution indiquée.
Ainsi, tout ce dont on a besoin pour la sauvegarde de la
démocratie c'est le scepticisme, un scepticisme actif qui, dans les
situations d'espoir, ne crie pas victoire, et dans les situations de
désespoir, n'abandonne pas la lutte. En procédant ainsi avec la
démocratie, on peut lui assurer une survie et nous assurer à
nous-mêmes une vie de plus en plus meilleure dans ce monde qui semble de
plus en plus préoccupé par la violence, le terrorisme et la
course à l'arme atomique.
CHAPITRE III
LA TRANSGRESSION DU « TABOU
ATOMIQUE » ET LE NOUVEL ORDRE ECONOMICO-POLITIQUE MONDIAL
La plupart des ouvrages de R. Aron se terminent par des
tableaux de diplomatie mondiale ou des schèmes historiques. A partir de
1977, Aron prévoyait la prolifération de la bombe atomique dans
vingt ans ; en 1983, il envisageait la redéfinition des relations
internationales à partir de cette transgression du « tabou
atomique ». En effet, l'effondrement du communisme à l'Est
après 1989 a signifié la fin du système bipolaire et de
l'ordre mondial qui résultait de « l'équilibre de la
terreur ». Celui-ci se définissait par la tutelle
qu'exerçaient les deux Grands, Etats-Unis et URSS, sur leurs zones
d'influences respectives, ce qui se traduisait par des conflits limités,
aux frontières de chacune d'elles, et par une paix maintenue par la
stratégie de la dissuasion nucléaire et la crainte d'une
confrontation généralisée. La fin de ce système sur
fond de mondialisation économique a fait naître l'espoir d'un
progrès généralisé vers le droit et la
démocratie, d'un rôle mieux défini des Nations unies, de
l'avènement d'un nouvel ordre international où malheureusement la
paix armée prend de l'ampleur.
1- Les relations internationales : bataille autour
du monopole de violence
Qui veut la paix prépare la guerre, a-t-on toujours
clamé. Mais l'inverse n'est pas toujours vrai. D'abord on peut remarquer
que de nos jours, c'est tout le monde qui veut la guerre. La paix en tant que
telle n'a plus de signification, la bataille se focalise sur le monopole de la
violence. Le diable machiavélien s'est réveillé et on lui
accorde qu'il est beaucoup plus sûr de se faire craindre que de se faire
aimer. Ce qui relevait du domaine de la politique interne est maintenant
transposé et contesté sur le plan international. La
problématique de la violence s'extériorise dans les relations
interétatiques et on conteste que la violence soit le monopole d'une
seule instance directrice. C'est la politique de maîtrise des armements
signée entre les deux Grands durant la Guerre froide qui est directement
remise en cause.
En plus de la recherche d'une solution à la guerre,
l'arms control stipulait qu'il est bon que l'atmosphère ne soit
plus polluée par des explosions nucléaires, mais cette
interdiction embarrasse les Etats qui veulent acquérir une force
nucléaire plus que ceux qui la possèdent déjà et
qui ont fait des centaines d'expériences. Déjà les
négociations relatives à la maîtrise des armements
étaient chargées d'arrière-pensées et
d'implications politiques. A l'instigation des Etats-Unis, les Deux
s'instauraient les protecteurs d'un bien commun à l'humanité,
à savoir l'atmosphère, alors qu'ils avaient eux-mêmes, plus
que tous les autres, pollué ce fragile trésor. Peut-être
expiaient-ils en interdisant aux autres de suivre leur
« mauvais » exemple et de répéter leur faute.
De toute façon, la mutation du pécheur en confesseur ne va pas
sans zeste d'ironie. Et c'est ainsi que certains mettront en doute la
pureté des intentions des ex-pécheurs. « Est-il
conforme à l'intérêt de l'humanité entière en
même temps qu'à l'intérêt des Deux que le club
atomique soit désormais fermé ? » Cette question
qui était celle de R. Aron est depuis une vingtaine d'années
celle de tous les Etats qui récusent le conseil trompeur selon lequel
« faites ce que je vous dis mais ne faites pas ce que je
fais ». On peut longuement spéculer sur la nature d'un conseil
qui veut du bien aux autres mais pas à soi-même, un peu à
la manière d'un charlatan qui dit détenir le secret de toute la
richesse du monde, mais sans jamais s'offrir le nécessaire, ou d'un
pasteur qui promet le paradis aux fidèles respectueux du
Décalogue mais sans lui-même s'assurer par son comportement une
place sur la « dixième planète ».
L'Amérique a redoublé d'ardeur, passant de la
simple maîtrise des armements à la non prolifération des
armes à destructions massives. Plusieurs questions se posent de ce fait.
Faut-il sans réserve condamner la prolifération, qu'elles qu'en
soient les circonstances ? Ou bien mettre des distinctions ?
L'accession d'un Etat de plus au club atomique augmente-t-elle en tant que
telle le risque d'une guerre ? Les superpuissances détentrices des
armées nucléaires se sont abstenues de les employer ;
pourquoi les autres, une fois en possession, ne feraient pas de
même ? L'éducation à la Raison qu'évoquait Kant
ne s'appliquerait-elle pas aussi à cette arme monstrueuse ?
D'aucuns n'iraient pas si loin. Pourquoi d'abord s'en doter avant de chercher
la leçon de moralité ?
Premièrement parce que d'autres en ont
déjà et en deuxième lieu, parce que le système
interétatique, selon la tradition, laisse à chaque membre la
responsabilité de lui-même. L'expression anglaise
self-help ou self-service voudrait que chacun doive compter
sur lui-même, et la théorie militaire du more may be
better de Kenneth N. Waltz voudrait que chaque pays ait un dispositif
nucléaire à même d'assurer sa sécurité.
Mais il y a d'autres raisons plus décisives à la
dissémination nucléaire. Le moins que l'on puisse dire, c'est que
les Etats industrialisés qui possèdent les moyens financiers et
l'expertise ne manifestent pas moins leur impatience et leur
intérêt à entrer dans ce qu'Aron appelle « le
club le plus fermé du monde ». C'est tout de même un
honneur que de posséder l'arme suprême et faire ainsi son
entrée dans la cour des Grands. Des pays comme l'Italie, le
Brésil et bien d'autres, rentrent dans ce cas de figure puisqu'ils ne se
trouvent pas dans une situation géopolitique qui appelle
l'utilité, moins encore l'urgence d'armes nucléaires.
Cependant, le processus d'acquisition en cours par les pays
arabo-musulmans semble aller dans le sens contraire. On ne saurait dire que des
pays comme l'Iran, la Syrie, le Pakistan soient exclusivement animés par
des soucis de défense ou d'honneur. La confusion qu'ils entretiennent
entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire dénote
d'une intention peu cordiale. Parce qu'ils savent que la césure entre
l'atome civil et l'atome militaire n'est pas nette et qu'il y a qu'un pas
à franchir entre une centrale atomique pacifique et une centrale
atomique militaire, ils n'hésitent pas à avouer leur
volonté criminelle de détruire les
« infidèles » avant même qu'ils n'en aient les
moyens. On comprend aisément qu'une éventuelle possession de
cette arme génocidaire constituerait un véritable danger pour
l'humanité et reconfigurerait définitivement le monde comme la
possession non confirmée est déjà en train de le faire.
L'introduction des armes nucléaires dans une zone ne
serait donc pas une contribution à la paix comme le veut la
théorie waltzienne du more may be better, mais elle
conduit au multilatéralisme des forces au plan international. Et c'est
ce qui nous intéresse ici. Les foyers de violence s'étant
multipliés, chacun se méfie de chacun et chacun peut se dire
indépendant et dire quelque chose dans le mouvement du monde.
Une question surgit : le multilatéralisme des
forces est-il souhaitable ? Dans l'abstrait, on répondrait par la
positive puisqu'il n'y a pas d'inconvénient à ce que chacun aie
son mot à dire dans la direction d'un monde commun. Mais qu'en serait-il
si un Etat représentait une menace aussi bien pour l'extérieur
que pour ses propres populations ? Sans doute, il faudra lui donner une
leçon de démocratie. Cette leçon démocratique a
toujours été donnée par les Etats-Unis et c'est justement
cela qui fâche. Cet enseignement à la méthode violente des
frappes préventives ou chirurgicales est perçu par les
élèves comme le moyen d'une hégémonie
planétaire. Il faut donc le contrecarrer et il n'y a pas meilleur moyen
que l'érection de soi-même en une force rivale.
Le jadis danger fictif de la bombe atomique doit aujourd'hui
être pris au sérieux dans toute réflexion sur la
signification de cette arme monstrueuse. D'autant plus que la situation
présente, avec la prolifération nucléaire ambiante, qui
accomplit une des craintes exprimées par Raymond Aron, rend cette
possibilité un peu moins théorique.
Chargé d'un rapport sur cette question en 1995, Jacques
Attali résume ainsi la situation de la bombe atomique : la
probabilité grandit de voir de nouveaux pays ou même des
entités non étatiques - sectes, groupes terroristes, cartels
mafieux - se doter des moyens de fabrication et de lancement d'une telle arme,
en même temps que se multiplient les pulsions de violence créant
les conditions géopolitiques de son usage. L'usage de telles armes,
poursuit-il, est devenu plus probable que jamais : la croissance
démographique relativise le coût humain de leur emploi ;
ça et là des fanatiques ne craignent pas de mourir pour leur
cause, des cartels de drogue n'ont pas de territoire à défendre.
Contre ceux-ci et ceux-là, les principes classiques de la dissuasion
nucléaire, supposant la peur des représailles ne tiennent
plus144(*).
Reportons-nous donc au conseil de Karl Jaspers suivant lequel
il faut détruire toute fausse confiance. Il ne faut pas se laisser
distraire par des facteurs secondaires ou par une tranquillité trompeuse
comme celle des années qui précédèrent 1914 et
1933. Il faut se débarrasser de la bombe atomique, fût-ce sans
contrôle, car elle n'est plus une arme de guerre, mais un moyen de
destruction de l'humanité. Et Attali de conclure : pour la
première fois dans l'histoire de cette planète, une espèce
vivante a produit les moyens de se suicider.
La crainte de Jaspers en 58 se justifiait par l'ambiance de la
Guerre froide, la confiance d'Aron en la dissuasion jusque vers la fin des
années 80 se justifiait par le nombre restreint de détenteurs de
la bombe et le dénouement de la guerre. De nos jours, toutes ces
données ont changé. La persistance d'un ordre fragile,
fondé à la fois sur une doctrine stratégique,
progressivement et presque spontanément élaborée par les
acteurs de l'histoire pour qui la formule est désormais
« j'extermine, donc je suis » nous donne une bonne raison
de nous inquiéter. Sans même être alarmiste, il faut voir en
la possession de la bombe la possibilité de son usage. La bombe
apparaît, moralement parlant comme un acte. Il ne faut donc plus se
contenter des assurances de la dissuasion et des garanties de la riposte. Il
faut agir. Et ainsi que le dit Jaspers,
La raison nous apprend qu'il n'est pas courageux de
prononcer des jugements sur la fin et la ruine inévitable. Ce qui est
courageux, c'est dans le savoir et le non-savoir, de faire son possible, et de
ne perdre l'espoir tant qu'on reste en vie. [...] Une philosophie qui vous fait
assister, impassible, à l'effondrement de ce qu'elle prétend
avoir annoncé, jusqu'à ce qu'il vous ensevelisse sous les
décombres, n'est pas une philosophie courageuse, mais une philosophie
figée.145(*)
On voit donc bien qu'aujourd'hui, l'arme atomique n'a plus
seulement de vertu dissuasive ; les chances d'un éventuel passage
à l'acte étant devenues plus grandes que pendant la Guerre
froide.
2- La suprématie controversée des
Etats-Unis
Dans les médias comme dans les discussions, on parle
désormais d'un monde multipolaire. Constat clair mais rejeté par
le complexe de supériorité américain qui estime que nous
sommes partis d'un monde bipolaire à la fin du second conflit mondial
pour arriver à un monde unipolaire à la fin de la guerre froide.
Les Etats-Unis ont régné en Maîtres sur la planète
mais aujourd'hui, le monde multipolaire que R. Aron avait vu se dessiner semble
se réaliser. La Russie se relève de ses décombres et
entend se réaffirmer sur la scène internationale, des nouveaux
« élèves » s'inscrivent dans la
« classe des majors », l'Afrique prend petit à petit
conscience d'elle-même et estime qu'elle a aussi son mot à dire.
Toutes ces nouvelles donnes reconfigurent le monde.
Le jadis gendarme du monde est concurrencé dans ce
rôle, subissant les coups de gueule de la Corée du Nord et de
l'Iran, appuyés eux-mêmes par la Russie. On assiste en effet
à la fin de la récréation russe, suivie d'une nouvelle
coalition communiste.
Malgré la disette des années 90, la Corée
a pu trouver de l'argent nécessaire au développement d'une
industrie nucléaire de guerre, alléguant qu'il s'agissait en
réalité d'une industrie nucléaire de paix, indispensable
à la production d'énergie. Conformément aux habitudes
démocratiques devant des telles menaces, les Etats-Unis
proposèrent aussitôt à la Corée du Nord, au lieu
d'exploiter sa position de faiblesse, de lui fournir, outre une aide
alimentaire, des réacteurs nucléaires civils et du pétrole
gratuit, le tout en échange de l'abandon par elle de toute industrie
nucléaire militaire. Non moins conformément aux habitudes
communistes, la Corée empocha les dons qui, classiquement,
allèrent au confort des dirigeants et non aux besoins du peuple et
travaillèrent de plus belle à leur bombe atomique, en secret,
dans des lieux souterrains. Ils refusèrent les inspections à
moins qu'on ne les payât pour les effectuer. De surcroît, ils
menacent les Etats-Unis de les détruire et d'effacer une fois pour
toutes l'Amérique de la carte du monde. Ce faux courage, relayé
par l'Iran qui entretient sur fond de richesse économique le même
scénario, semble payer au moment où les Etats-Unis sont pris dans
le bourbier iraquien et l'enlisement afghan, et à l'heure où la
politique guerrière de la frappe préventive ne fait plus
l'unanimité au sein du Conseil de sécurité de l'ONU. A
partir du moment où le monopole de la violence n'est plus détenu
par une seule entité, les inquiétudes augmentent et deviennent
réelles.
La faiblesse actuelle des Etats-Unis vient
précisément de leur incapacité de s'imposer au sein de
l'Organisation des Nations Unies, le droit de veto étant partagé
entre libéraux et communistes ; et le communisme n'est actuellement
rien d'autre que de l'antiaméricanisme. Les révolutionnaires ne
sont pas tous prosoviétiques, mais les révolutionnaires sont
antiaméricains puisque le régime qu'ils ont abattu s'était
de toute façon compromis avec
l' « impérialisme ». Et c'est ainsi que la
Russie se range de leur côté et est prête à les
financer, à leur accorder son véto, pourvue qu'ils s'opposent aux
Américains. L'ennemi d'un ennemi est un ami et dès qu'il est
repéré, il faut lui prêter main forte et pouvoir ainsi se
venger ne serait-ce qu'indirectement.
Le seul recours restant l'OTAN, les Américains s'y
investissent maintenant grandement pour se repositionner, puisque l'Alliance
Atlantique en tant puissance militaire est assujettie aux Etats-Unis qui la
financent et la dirigent.
Ce nouveau paysage est celui d'une multiplication des
occasions de conflits entre le Nord et le Sud, qui accompagne ce qu'il
était convenu d'appeler le Tiers-Monde. Au-delà, c'est l'impact
de la mondialisation sur les équilibres régionaux qui est mis en
lumière. De fait, le conflit en ex-Yougoslavie, les tragédies du
Rwanda et du Burundi, l'intervention en Somalie, l'intensification des conflits
au Proche et Moyen-Orient, ont montré que la fin du système de
Yalta était lourde de conséquences : explosion des
nationalismes, multiplication des conflits, tensions Nord-Sud. A quoi
s'ajoutent la prolifération nucléaire, et les tendances à
substituer au conflit de systèmes idéologiques des conflits de
civilisations. Ce sont là autant d'éléments qui, d'un
côté, rendent précaire le nouvel ordre orchestré, et
de l'autre le rendent plus nécessaire que jamais. Fallait-il laisser le
monopole de la violence à l'« Etat »
américain ou a-t-on bien fait de le partager pour violenter des
minorités sous son regard impuissant ?
Aujourd'hui, les Etats-Unis sont loin d'être, comme
beaucoup le pensent, l'unique superpuissance mondiale. Leur
hégémonique politique, militaire, culturelle, financière
et économique est contestable. Les principales firmes transnationales
sont peut-être nord-américaines mais le monde est désormais
une vaste manufacture où le made in USA n'est plus la seule
mode. La jadis conservation de la haute main sur les nouvelles technologies est
jugée de concurrence déloyale et passible de lourde amende. Le
tout est couronné par une baisse vertigineuse de la monnaie (le
dollar).
3- Le réveil africain
Le réveil est plus à faire qu'un acquis. Pour le
moment, l'Afrique est dirigée par cinquante trois dictateurs mais la
somme de toutes ces dictatures a du mal à s'imposer sur le plan
international où des pays s'affirment de façon singulière.
A n'en pas douter, ces dictatures sont soutenues par les mêmes promoteurs
de la démocratie et tant que l'impasse démocratique perdure, la
division poursuit son chemin pour le grand bien des autres.
En effet, voyant les pays développés pratiquer
la démocratie et persuadés par les Bailleurs des fonds
occidentaux qu'il y a de développement que de démocratie, les
Etats africains se sont lancés dans un processus de
démocratisation anomique mais cette « démocratie
à tout prix » ne va pas sans conséquences
néfastes. Deux décennies après la vague de
démocratisation des années 90, le bilan est mitigé pour ne
pas dire désastreux : corruption généralisée,
impunité, baisse des salaires, hausses des prix etc. Du coup, certains
ont conclu que l'Afrique n'avait pas rempli les conditions préalables
à toute implantation démocratique. Mais quelles seraient alors
ces conditions ?
De l'avis de Mono Ndjana, démocratiser l'Afrique en ces
moments est une adaptation anachronique. Chaque chose en son temps soutient-il
et l'Afrique n'est pas encore à l'heure de la démocratie. Ce
régime de divertissement coïncide avec la recréation et non
avec la construction dont nous avons besoin. Les pays occidentaux n'ont
adopté ce régime de plaisanterie que lorsqu'ils eurent
achevé les constructions nationales. Si par exemple Louis XIV ou Louis
XVI s'étaient livrés à ce genre de jeu, la France ne
serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Si donc les pays africains veulent se
développer en suivant l'exemple occidental - puisqu'ils excellent dans
l'art de copier - il faut qu'ils respectent les étapes du
développement. Ce qui les ramènerait pratiquement au
XVIIe siècle européen. D'ailleurs Aron ne
reconnaît-il pas qu'il y a une forme de dictature acceptable, comme celle
de l'Empire romain qui était en fait une préparation de
l'avènement de la démocratie future. En réalité,
las pays africains parcourent l'Histoire dans le sens contraire, ils
commencent, comme le Lysias du Phèdre de Platon, par la fin
pour finir par le commencement.
La problématique actuelle étant celle du
développement, faut-il alors promouvoir la dictature et sacrifier
les droits de l'homme? Toute réponse générale serait
ignorante de la complexité de la situation. Il est ridicule de parler de
droits de l'homme à un peuple affamé mais il est encore plus
dangereux de confisquer délibérément les libertés
humaines sous le fallacieux prétexte que la servitude produit
l'abondance. Pour le moment, ces Etats qu'Aron qualifie si bien de
régimes mixtes font l'amalgame entre le libéralisme et le
communisme. Il s'agit en fait d'un mélange de posologies
différentes dont la fusion impossible constitue non pas un remède
original contre le sous-développement mais une solution encore pire que
le mal.
En réalité, faut-il opter pour sortir de cette
situation le libéralisme avec son élan de privatisation à
outrance ou suivre le communisme avec sa nationalisation à
outrance ? Le premier réussit en Occident, le second est en passe
de réussir en Amérique latine, mais faut-il à nouveau
copier ?
A en croire l'économiste égyptien Samir Amin, la
solution résiderait dans ce qu'il appelle la
« déconnection » d'avec le centre exploiteur ou le
« développement planifié autocentré ».
Il voudrait que la périphérie tiers-mondiste développe non
plus une industrie de ravitaillement de la manufacture occidentale, mais une
industrie autosuffisante. Actuellement dit-il, et avec raison, les industries
africaines sont des industries légères et des filiales des
industries lourdes occidentales. Ces industries, propriétaires des
matières premières que regorge leur pays d'origine, les
transforment seulement en produits semi-finis afin de les envoyer aux
industries manufacturières du « centre » qui les
transforment en produits finis et les renvoient par la suite pour être
revendus plus chers. Au cas contraire, ils exigent la licence de fabrication.
Voilà sans contredit la situation actuelle de l'Afrique, mais comment
opérer sans secours le passage de l'industrie légère
à l'industrie lourde ? Comment accéder au savoir
nécessaire si déjà on n'encourage pas la recherche au plan
local, quand on méprise les savants locaux en général et
quand de surcroît on demande de rompre tout lien avec l'extérieur
?
A l'heure présente nous ne savons pas si cette recette
à déjà été expérimentée par
certains pays africains mais dans l'abstrait, cela est loin d'obtenir les
résultats escomptés dans le contexte actuel de la mondialisation.
A voir la récurrence chez cet auteur du préfixe
« auto », on pourrait lui coller l'étiquette de
promoteur de l'autarcie. Or nous savons que l'exemple chinois qu'on cite
beaucoup ne tire pas ses facteurs de l'autarcie mais bien au contraire du
« Break off of China ». Les vicissitudes de notre recherche
nous ont amené à demander plus d'éclaircis auprès
d'un certain nombre d'intellectuels, pour la plupart des universitaires. Mais
à la place de l'éclaircissement, nous n'avons reçu que
noircissement, noircissement du capitalisme ambiant. En effet, séduits
par le socialisme de type marxiste et obsédés par
l'antiaméricanisme, ils croient, sans retenir la leçon du mythe
de Gygès, que le contraire direct du capitalisme actuel est la solution
infaillible. Ils citent paradoxalement l'exemple de la Chine comme si la Chine
actuelle était encore celle de l'ère Mao.
Si l'aide extérieure n'a jamais développé
un pays, la connaissance extérieure a développé beaucoup
de pays. Nous songeons ici au transfert des technologies et elle ne peut se
faire dans la déconnection. A moins d'en être contre, il faut
jouer le jeu et à partir de là, trouver son propre chemin.
Du constat d'Aron,
Politiquement, les socialismes du tiers monde refusent,
moins par principe que par nécessité, le pluralisme
institutionnel. A quelques rares exceptions près, aucun n'a
réussi à la compétition entre les partis. [...] Un peu
partout en Afrique, en Amérique latine et en Asie, un parti
composé tantôt de civils et tantôt de militaires, qui
s'appuie tantôt sur certains privilégiés et tantôt
sur une classe montante, monopolise, à un degré ou à un
autre, l'Etat et ses bénéfices.146(*)
De l'avis d'André-Marie Yinda Yinda, après le
constat selon lequel le caractère critique du monde moderne et la
dimension multicentrée du monde « postmoderne » se
traduisent par des stratégies de localisation forte qui mettent en
difficulté la dynamique de la globalisation, l'Afrique est
désormais en présence d'une opportunité politique
inédite, d'une chance historique unique à saisir. Elle n'en a pas
encore tout à fait conscience certainement à cause de son
background de l'esprit de colonisé. Tout compte fait, l'Afrique
concentre aujourd'hui entre ses mains l'essentiel de son devenir, le pouvoir de
s'ordonner par rapport à soi, de s'assumer comme tel dans une relation
nécessaire avec le monde, cet universel éclaté. Ainsi, une
construction cosmopolitique à partir de l'Afrique prend acte des
transformations actuelles du monde et envisage de s'articuler non pas autour de
l'unité citoyenne universelle mais de la subsidiarité politique
universelle. Il s'agit ici d'opérationnaliser le potentiel politique
africain, aussi infime soit-il, pour en tirer la plus grande efficacité
et le mieux-être dans la postcolonie et dans le monde147(*).
Mais quel régime adopter à cet effet ?
Yinda Yinda nous laisse sur notre faim et, dans la perspective postmoderne qui
est la sienne, il relativise aussi bien la démocratie au point de la
trouver peu convaincante. Pour nous, ce serait faire fausse route que de
vouloir inventer pour les besoins actuels un régime autre que
démocratique. Pas qu'il n'en existe pas dans l'abstrait mais parce qu'en
vue d'une politique et d'une économie de bien-être, un
régime constitutionnel-pluraliste est préférable à
un régime de parti monopolistique.
Examinons à présent cette autre solution qui
semble résumer celles qui viennent d'être exposées. Elle
est de Sahan Farah qui nous demande de pénétrer le centre et de
nous y affirmer. Selon ce dernier, nous vivons actuellement le
crépuscule d'une ère ; l'état du monde et son avenir
ne suscitent ni les mêmes inquiétudes, ni les mêmes
interrogations selon l'hémisphère dans lequel on se trouve. Pour
tous « les damnés de la terre » conseille -t-il,
ceux qui ont subi toutes les dominations et humiliations, ceux qui n'ont pas
goûté aux fruits des siècles glorieux et des
décennies de prospérité, pour ceux-là,
« la panne de l'idéologie du progrès » ne
change rien à leur condition. Dans ces grands chamboulements en cours,
les laissés-pour-compte du développement n'ont rien d'autre
à perdre que leurs chaînes. Et c'est pourquoi cette période
de grande incertitude est une aubaine pour eux. Une trêve pendant
laquelle ils peuvent mettre à profit les doutes des maîtres de la
planète pour élaborer les stratégies de leur
émancipation. Car, c'est quand les chats sont occupés à se
gratter les poils que les souris peuvent échapper à leurs
griffes. Pour l'Afrique poursuit-il, marginalisée et aujourd'hui
rejetée comme une vieille rondelle de citron, cette profonde crise des
valeurs dominantes est une grande chance. C'est un encouragement à
engager une remise en question radicale des habitudes de pensée qui ont
enfermé le discours sur l'Afrique dans un
« misérabilisme démotivant ». Une occasion
inespérée de soumettre à un véritable
interrogatoire tous les lieux communs du paternalisme ambiant et de reformuler
autrement la question fondamentale de son avenir.
Comment, s'interroge-t-il, au lieu de s'essouffler à
courir derrière un modèle de développement et de
société qui a montré ses propres limites dans les pays
d'origine, l'Afrique pourrait-elle gagner du temps et trouver d'autres
alternatives endogènes ? Comment, au lieu de supplier
ceux-là mêmes, qui sont responsables en partie de sa
déchéance, le continent noir peut-il mettre à profit la
marginalisation économique dont il est victime pour éveiller
justement l'instinct de survie et le génie créateur de ses
peuples enfin libérés des passions et des convoitises
extérieures ? N'est-il pas temps pour l'Afrique de suivre la
démarche courageuse de Gandhi en Inde et transformer son exclusion en
autarcie de régénération, sa marginalité
économique en cure de désintoxication pour se sevrer des besoins
et réflexes acquis sous les « régimes du
sous-développement » ? Si à quelque chose malheur
est parfois bon, il faut que la crise du progrès à l'occidentale
puisse au moins nous servir à reconquérir l'initiation de
nouvelles utopies et raisons de combattre. Car nous, Africains, devons
répondre non seulement aux défis de notre survie, mais aussi
à ce « besoin d'Afrique » qu'expriment certains
hommes lucides, d'autres peuples qui voient plus loin que le
« brouillard matérialiste ». Face à la
déshumanisation qui menace l'homme moderne pris au piège de son
arrogance, conclut-il, l'Afrique, avec ses traditions d'humanisme, sa
philosophie consensuelle de la vie et sa spiritualité restées
encore vivaces, peut contribuer à cette réconciliation tant
recherchée de l'homme avec lui-même et avec la nature. Car, loin
d'être un vestige, un continent du passé, l'Afrique peut incarner
les espérances de demain, l' « Avenir de
l'après-modernité », le retour de l'homme à sa
juste place d'être humain148(*).
Voilà une solution savamment développée
mais qui, à cause de son inspiration somme toute marxiste, ne voit pas
au-delà de l'ennemi occidental. Mais ce qui est important ici c'est
l'idée d'éveil ou de réveil que nous voulons mettre en
lumière.
Pour le reste, il ne nous semble pas impossible qu'on puisse
se développer sans abattre ceux qui sont déjà
développés. S'il paraît logique qu'on ne peut
émerger qu'en enfonçant les autres, qu'on ne peut être
riche que par rapport au pauvre, il n'est pas moins logique que des richesses
puissent se superposer et cohabiter. Pourquoi penser que la puissance de
l'Afrique ne s'affirmerait que par la faiblesse de l'Occident ?
Pour nous, le réveil africain passe par l'exemple
plutôt que par une « guerre » stupide. Aujourd'hui on
parle de G8, demain, on pourrait parler de G10 ou plus sans que les pays les
plus riches ne soient au préalable rendus pauvres. S'il y a une guerre
à mener c'est celle contre l'afropessimisme. On peut sans
réfléchir dire qu'il est requis pour cela l'afrooptimisme mais
comment le concevoir si les Africains sont divisés aussi bien à
l'intérieur des pays qu'à l'échelle du continent ? A
ce titre l'oeuvre libératrice d'Amilcar Cabral est un exemple à
suivre mais en cette période postcoloniale, elle réussira mieux
si on y ajoute des idées libérales à ce nationalisme.
Actuellement, la majorité des élites politiques
est, à cause de son acculturation, procapitaliste ; la
majorité des élites intellectuelles est, à cause de leur
recherche de l'idéal, prosocialistes ; quand aux populations,
préoccupées par leur existence réelle, leur choix vacille
entre deux modèles imparfaits. Comment réussir dans ce
cas ?
Nous pouvons donc à juste titre adopter la proposition
aronienne qui suit :
En Afrique noire, c'est, de toute évidence,
l'amélioration de l'agriculture qui s'impose en tant qu'étape
initiale de tout développement, susceptible d'englober l'ensemble des
économies ou des pays. Faute de quoi, on observe, tout au plus, le
surgissement d'îlots modernes, de quelques industries dans des villes
cancéreuses, d'une classe intellectuelle, issue d'universités
occidentales ou imitées de l'Occident, incapable de retourner dans la
brousse pour y travailler.149(*)
Marcien Towa et Nkolo Foé accepteraient volontiers
cette solution, ainsi que ce vocabulaire. Pour le second qui situe la vague des
« émeutes de la faim » de l'année 2008 dans
l'abandon des politiques d'exploitation agricole massive, « on a eu
tort de mettre fin à la subvention. »150(*)
Terminons par une remarque générale sur les
révolutions, si fréquentes en Afrique où elles semblent
susciter l'espoir des populations. Ce qu'il faut retenir c'est que les chefs de
révolutions ne se résignent pas à perdre le pouvoir qu'ils
ont conquis. Pour ce faire, ils ne peuvent pas instaurer une démocratie
pluraliste et organiser des élections libres qu'ils ne gagneront jamais.
Pour le moment, ils gagnent toujours au contraire, puisque le pluralisme
n'existe que de nom. Les révolutionnaires disent toujours nettoyer la
place, libérer le peuple mais une fois le palais nettoyé, il
offre une enceinte convenable pour soi-même. Ainsi, les
révolutions des palais ne sont pas des révolutions
démocratiques, à l'exception de quelques-unes récentes qui
ont renversé des régimes dictatoriaux et organisé des
élections transparentes dont les auteurs ne furent pas candidats.
CONCLUSION GENERALE
Au sortir de ce travail portant sur la problématique du
politique chez Raymond Aron, les leçons tirées sont nombreuses.
D'abord, cette recherche nous a permis de découvrir la triple dimension
de la philosophie politique et de saisir les rapports complexes entre ces
différentes dimensions que sont la philosophie politique du
gouvernement, la philosophie de l'économie et la philosophie des
relations internationales. L'unité de ces trois orientations s'exprime
à travers l'apologie aronienne du capitalisme. R. Aron a eu le
mérite de saisir, comme on ne l'avait jamais fait auparavant, les
relations complexes qu'il y a entre la politique, l'économie politique
et les relations internationales. Cette saisie rationnelle s'est traduite dans
une philosophie politique multidimensionnelle qui, analysant un de ces
éléments, examine du même coup les autres. On gagnerait
aujourd'hui, à l'heure de la pluridisciplinarité, à
s'engager dans cette voie. L'économie ne doit plus être
analysée pour elle-même et par les seuls économistes. Il en
va de même pour la politique intérieure et les relations
extérieures où les diplomates et les hommes politiques n'ont pas
toujours le meilleur jugement. Désormais, l'étude politique
s'étend à ses autres composantes où les philosophes ont
beaucoup à dire pour l'organisation la meilleure de la
société en général.
Cette nouveauté introduite par Aron par la simple
étude de la démocratie nous a amené à nous demander
si celle-ci est un moyen ou une fin. Présentement, loin des
considérations marxistes, nous pouvons affirmer qu'elle est un moyen en
vue de la réalisation d'une fin, celle de la liberté et du
bien-être de l'homme. Mais Marx en pensait justement le contraire.
Critiquant à outrance le capitalisme, noyau du régime
démocratique, il voyait dans le communisme, aboutissement du socialisme,
le régime économico-politique à même de
réaliser le bonheur de l'humanité. Mais la solution s'est
révélée pire que le mal, ainsi que nous les ont
montré les tentatives d'application manquées ou réussies
de la doctrine marxiste.
Nous sommes partis du caractère industriel de nos
sociétés pour convenir avec Aron qu'un régime
constitutionnel-pluraliste est préférable, tant il garantit
l'initiative privée et donc la liberté, tant il permet aux
gouvernés de discuter des affaires de la cité et donc de
considérer la lutte de classes comme une donnée normale
(Tocqueville). Or, dans les régimes anti-1789 comme il convient de les
appeler, les libertés fondamentales et les droits de l'homme sont
sacrifiés au profit d'une idéologie (Arendt). Le régime de
parti monopolistique ou totalitaire constitue en effet l'antithèse du
régime démocratique mais, à travers cette recherche, nous
avons découvert que sa disparition apparente ne garantissait pas la
réussite démocratique. C'est ce qui nous a conduit à
adopter comme solution aux imperfections du modèle libéral le
scepticisme politique (Aron), car la démocratie n'est pas un acquis
comme le penseraient Gilles Lipovetsky ou Francis Fukuyama, mais un pari
perpétuel, une quête inachevée comme, diraient Aron et
Bruckner. Ce n'est que par pratique permanente de la démocratie qu'on
peut espérer éradiquer le totalitarisme qui glisse subrepticement
dans ses principes les plus chers. En reprenant la formule de Descartes, nous
pouvons dire que le tout n'est pas d'avoir l'esprit démocratique, mais
l'essentiel c'est de l'appliquer bien.
Malgré les accusations d'imperfection qui pèsent
sur la démocratie, Aron nous invite à la maintenir et à la
considérer comme une chance de vie en société. Car, au
bout du compte, si elle est imparfaite, c'est parce que tous les régimes
politiques sont imparfaits et elle est de surcroît le moins imparfait. Si
elle est oligarchique, c'est parce que tous les régimes les sont et elle
est le moins oligarchique de tous. On ne saurait donc faire preuve de
pessimisme machiavélien ou marxiste pour la condamner. Il faut au
contraire la sauver. Mais comment ?
Tout d'abord, il faut éviter de comparer un
régime réel avec un régime de rêve. La
démocratie est une utopie réalisable, mais sa réalisation
n'est pas complète ou parfaite. Dire que les démocraties
contemporaines ne peuvent pas fonctionner est démenti par le fait
qu'elles fonctionnent ; dire qu'à un certain moment elles ne le
pourront plus est une prédiction qui ne s'appuie sur rien. R. Aron y a
cru et nous à légué une panoplie de solutions qui nous
aideront à bâtir solidement notre démocratie.
Démocratie et totalitarisme qui nous a servi de guide dans ce
travail n'est évidemment pas un ouvrage complet, parce que des solutions
ne sont jamais complètes et définitives mais grosso modo, ce
livre est une réalisation dans laquelle l'auteur se livre, avec un recul
impressionnant, vu l'ancienneté de l'ouvrage, à une analyse
comparative et objective de la démocratie libérale et du
communisme soviétique. Système partisan, corruption, oligarchie,
constitution, idéologie, terreur, toutes ces questions sont
abordées avec une grande richesse d'analyse.
La disparition apparente du totalitarisme provenait de la
disparation même de son idéal, à savoir le
soviétisme et dans une commune mesure le nazisme. Ces régimes
tortionnaires sous couverts du marxisme se sont désagrégés
l'un pendant la Deuxième guerre mondiale et l'autre pendant la Guerre
froide qui s'en est suivie. La philosophie aronienne des relations
internationales nous a permis de comprendre que cette guerre de dissuasion
mettait aux prises deux Géants aux systèmes économique et
politique opposés. Cette opposition se transformait en guerre et se
transposait dans des territoires tiers tant chaque superpuissance tenait
à agrandir sa zone d'influence. La dissuasion par l'arme atomique a
porté ses fruits, l'ascension aux extrêmes n'a pas eu lieu. Mais
la fin de cette guerre a donné naissance à un nouvel ordre
politique mondial où les Etats-Unis ne sont plus assurés
d'être les plus forts. Le club atomique s'est élargi et continue
encore de s'élargir ; on ne raisonne plus qu'en termes de violence.
Reprenons la prière de R. Aron et espérons qu'elle sera
exaucée :
Fasse le ciel qu'il ne se trouve jamais d'Etat pour
imaginer que les armes nucléaires peuvent être non pas seulement
des armes de dissuasion, c'est-à-dire des instruments utilisables en un
dialogue humain, mais aussi des armes d'extermination !151(*)
Ce qui est frappant dans la conception politique de R. Aron
c'est surtout sa méthode prudente, celle qui lui a permis d'avoir une
vue plus juste que les autres sur l'histoire contemporaine. Cette histoire n'a
pas connu l'autodestruction du capitalisme comme l'a pensé Marx et comme
continuent à le penser ses disciples qui tentent de sauver la
théorie contre la vérité douloureuse. Cette histoire n'est
pas non plus celle de Hegel, ou partant, celle de Fukuyama car l'optimisme seul
ne suffit plus. Nous avons vu à travers des exemples précis
l'illusion du passé communiste (Furet), la nature criminogène
d'un régime (Revel) qui entend par la propagande résoudre le
problème des inégalités humaines. On nous objectera
peut-être que nous avons pris des exemples favorables à notre
thèse mais l'Histoire n'est pas un exemple, elle est une
leçon.
Et l'Afrique dans tout ça, nous nous sommes
demandés ? Préoccupée par l'épineux
problème de développement, elle ne sait quelle recette appliquer.
On peut redouter la standardisation de l'imaginaire démocratique mais
peut-on trouver un équivalent qui vaille ? Non pas qu'il n'en
existe pas dans l'abstrait - il y a plus de choses sous le ciel que dans notre
philosophie - mais qu'il y en a pas encore alors qu'il faut choisir entre un
système qu'on dit insouciant des valeurs humaines et un système
voué à l'échec. Une troisième voie s'impose
peut-être mais laquelle, quand on n'a pas de summa potestas
industriel. Le raccourci technologique est un leurre pour certains mais la
technophobie n'est pas une attitude cohérente dans une logique de
développement, avant même d'être une solution impropre. A ce
titre, nous convenons avec Maurice Kamto que la solution consisterait à
démanteler les mentalités de résignation qui font obstacle
à la démocratie et donc au développement. Ce qui
désespère décidément c'est l'inconsistance de nos
convictions démocratiques, la légèreté de notre
engagement pour la cause démocratique.152(*) Il est donc temps de militer pour l'enracinement
démocratique qu'Aron a tant souhaité.
Aron nous a légué des solutions pour
l'enracinement démocratique. Elles consistent en le respect des lois, de
la règle constitutionnelle qui est la charte des conflits et de
l'unité des citoyens ; la formulation des revendications, des
opinions propres, des passions partisanes pour animer le régime et
empêcher le sommeil de l'uniformité ; et le contrôle
des passions partisanes ou le sens du compromis. Un bon respect de ces trois
qualités permettra, à notre sens, aux pays africains en
particulier, de faire le deuil des coups d'Etats et goûter ainsi aux
délices d'une démocratie réellement appliquée.
Puisque l'heure est à une refondation du modèle
libéral, nous estimons que l'Afrique peut s'en créer un,
plutôt que de voir le « diable » capitaliste partout,
plutôt que de voir la « main invisible » du
capitalisme marchand dans toutes ses souffrances. Ce n'est donc pas du
capitalisme qu'il faut sortir mais de l'économisme. D'ailleurs Aron nous
prévient, les libertés démocratiques paraissent
méprisables à ceux qui en jouissent et qui supportent
impatiemment la domination totalitaire. Ces libertés reprennent leur
valeur dans un système de jouissance collective où elles auraient
disparu. Dialectique éternelle : l'homme ne découvre la
valeur des biens qu'il possède que le jour où il les a perdus.
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aujourd'hui, par André-Marie Yinda Yinda, Université de
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http://wikiDémocratie
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http://www.liberaux.org/wiki/index.php ?title=Raymond_Aron.
http://www.lejourquotidien.info/index.php
TABLE DES MATIERES
Dédicaces i
Remerciements ii
Sommaire iii
Abstract iv
Résumé v
INTRODUCTION GENERALE 6
PREMIERE PARTIE : LA TRIPLE DIMENSION DE LA
PHILOSOPHIE POLITIQUE DE RAYMOND ARON 10
CHAPITRE I : LA PHILOSPHIE POLITIQUE DU GOUVERNEMENT
12
1- Les théories qui ont inspiré la pensée
politique de Raymond Aron 12
2- Etude comparée des régimes politiques 15
3- La lutte des classes : Aron face à
l'antithèse Tocqueville - Marx 19
CHAPITRE II : LA PHILOSOPHIE DE L'ECONOMIE
25
1- La prééminence du politique sur
l'économique 25
2- Economie planifiée et économie de marché
29
3- Le mythe du socialisme 33
CHAPITRE III : LA PHILOSOPHIE DES RELATIONS
INTERNATIONALES 42
1- La complexité des relations internationales 42
2- De la guerre des régimes politiques à la guerre
des régimes économiques :
les racines de la Guerre froide 46
3- De la course à la maîtrise des armements, les
vertus de la dissuasion 50
DEUXIEME PARTIE : RAYMOND ARON ET LA QUESTION DU
POLITIQUE 58
CHAPITRE I : CLASSIFICATION DES REGIMES POLITIQUES
DES SOCIETES MODERNES 60
1- Raymond Aron et la question du meilleur régime 60
2- Les régimes constitutionnels pluralistes 63
3- Les régimes de parti monopolistique 65
CHAPITRE II : DEMOCRATIE ET TOTALITARISME :
TRAITS COMMUNS ET DIFFERENCES 70
1- Une différence de nature 70
2- La filiation paradoxale entre la démocratie et le
totalitarisme 74
3- Fictions constitutionnelles et réalité
politique : de l'imperfection des régimes 80
CHAPITRE III : PLAIDOYERS POUR UNE DEMOCRATIE
DECADENTE 85
1- Comment sauver la démocratie ? 85
2- Pourquoi sauver la démocratie ? 92
3- Démocratie, richesse, pouvoir et savoir 94
TROISIEME PARTIE : EVALUATION DE LA PENSEE POLITIQUE
DE RAYMOND ARON 99
CHAPITRE I : L'ECONOMIE POLITIQUE DE RAYMOND ARON
FACE AUX REALITES ACTUELLES 101
1- La promotion de la démocratie et ses impasses 101
2- La comparaison des régimes totalitaires 105
3- Une théorie contestable de l'impérialisme
113
CHAPITRE II : LE LEGS ARONIEN 119
1- La victoire du libéralisme 119
2- La condamnation du totalitarisme et la promotion des droits
de l'homme 127
3- Optimisme, pessimisme et scepticisme politiques 135
CHAPITRE III : LA TRANSGRESSION DU « TABOU
ATOMIQUE » ET LE NOUVEL ORDRE ECONOMICO-POLITIQUE MONDIAL
143
1- Les relations internationales : bataille autour du
monopole de violence 143
2- La suprématie controversée des Etats-Unis
148
3- Le réveil africain 150
CONCLUSION GENERALE 157
BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE 163
TABLE DES MATIERES 170
* 1 Raymond Aron,
Démocratie et totalitarisme, Ed. Gallimard, Coll.
« Folio Essais », Paris, 1965, p. 40.
* 2 Ibid., p. 51.
* 3 L'aristocratie comme le
gouvernement des meilleurs est aussi, comme l'oligarchie, le gouvernement de
quelques-uns.
* 4 Le régime anglais
est monarchique puisqu'il y a une reine, aristocratique puisqu'un grand nombre
des gouvernants se recrutent dans une classe limitée, et
démocratique puisque tout le monde vote.
* 5 Ibid., p. 97.
* 6 Hannah Arendt, Les
origines du totalitarisme, IIe Partie, Le système
totalitaire, Seuil, Paris, 1972, p. 27.
* 7 R. Aron, op.cit, p. 237.
* 8 Raymond Aron, Dix-huit
leçons sur la société industrielle, Gallimard, Paris,
1962, p.45.
* 9 Marx et Engels,
Manifeste du parti communiste, Bordas, Paris, 1986, p. 16.
* 10 H. Arendt, Les
origines du totalitarisme, IIIe Partie :
L'impérialisme, Trad. Martine Leiris, Ed. Arthème
Fayard, 1982, p.12.
* 11 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, pp. 28 - 29.
* 12 R. Aron, Dix-huit
leçons sur la société industrielle, p. 41.
* 13 R. Aron, La lutte de
classes. Nouvelles leçons sur la société
industrielle, Gallimard, Paris, 1964, p. 11.
* 14 R. Aron,
Mémoires, Julliard, Paris, 1983, p. 397.
* 15 Karl Popper, La
quête inachevée, Ed. Presses Pocket, Coll.
« Agora », Paris, 1986, p. 44.
* 16 Vittorio Hösle,
La crise du temps présent et la responsabilité de la
philosophie, trad. Marc Géraud, Ed. Théétète,
Coll. « Essais », Nîmes, 2004, p. 58.
* 17 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, p. 30.
* 18 Idem.
* 19 Ibid., p. 32.
* 20 Ibid., p. 35.
* 21 R. Aron, Les
dernières années du siècle, Julliard, Paris, 1984, p.
141.
* 22 Pascal Bruckner, La
mélancolie démocratique. Comment vivre sans
ennemis ?, Seuil, Paris, 1992, p. 27.
* 23 Jean-François
Revel, La grande parade. Essai sur la survie de l'utopie socialiste,
Plon, Paris, 2000, p. 42.
* 24 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, Ed. Robert Laffont, Coll.
« Libertés 2000 », Paris, 1977, p. 220.
* 25 Ibid., p. 218.
* 26 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, pp. 238 - 239.
* 27 Vittorio Hösle,
op.cit, p. 63.
* 28 R. Aron, L'opium des
intellectuels, Calmann-Lévy, Paris, 1955, p. 22.
* 29 Ibid., p. 47
* 30 In
« Esprit » juillet-août 1951, cite par R. Aron,
ibid., p.80.
* 31 Jean-Paul Sartre,
« Les communistes et la paix », in les « Temps
modernes », octobre-novembre 1952, n°s 84-85, p.750,
cité par R. Aron, ibid., p.80-81.
* 32 R. Aron, ibid., p.88.
* 33 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p. 62.
* 34 Idem.
* 35 R. Aron, D'une sainte
famille à l'autre, Essai sur les marxismes imaginaires, Ed.
Gallimard, Coll. « Essais », Paris, 1969, p. 9.
* 36 Ibid., p.76.
* 37 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, p. 247.
* 38 J. F Revel, op.cit, p.
140.
* 39 Du nom de Lyssenko,
Président de l'Académie des sciences de l'URSS qui
congédia la science moderne de Mendel à Morgan, l'accusant de
« déviation fasciste de la
génétique ». Il proscrivit les engrais, les
hybridations et fit exclure les biologistes authentiques quand il ne les fit
pas fusiller ou déporter. À ses yeux, la science contemporaine
commettait le péché de contredire le matérialisme
dialectique.
* 40 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p.70.
* 41 Hannah Arendt, Le
système totalitaire, p. 224.
* 42 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, p.239.
* 43 R. Aron, Les
dernières années du siècle, Julliard, Paris, 1984, p.
19.
* 44 Jean-Jacques Rousseau,
Du Contrat social, Gallimard, Paris, 1970, p. 357.
* 45 R. Aron, op.cit, p. 21.
* 46 Ibid., p. 24.
* 47 Ibid, p. 27.
* 48 Emmanuel Kant,
Traité de paix perpétuelle, trad. J. Gibelin,
2e éd. Librairie J. Vrin, Paris, 1970, p. 4.
* 49 Daniel Yergin, La paix
saccagée. Les origines de la guerre froide et la division de
l'Europe, Ed. Complexe,
Bruxelles, 1990, p. 9.
* 50 R Aron, Les Articles
du Figaro, t. 1 : La guerre froide, Ed. De Fallois, Paris,
1990, p. 20.
* 51 Pascal Bruckner, op.cit,
p. 29.
* 52 R. Aron, Les articles
du Figaro, t. 3 : Les crises, Ed. De Fallois, Paris,
1997.
* 53 R. Aron, op.cit., p.
658.
* 54 Ibid., p.23.
* 55 R. Aron, Les articles
du Figaro, t. 3 : Les crises, p. 229.
* 56 R. Aron, La
société industrielle et la guerre, Plon, Paris, 1959, p.
107.
* 57 R. Aron, Les
dernières années du siècle, p. 99.
* 58 R. Aron, Les articles
du Figaro, t. 1 : La guerre froide, p. 21.
* 59 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, pp. 44-45
* 60 R. Aron, Dimensions de
la conscience historique, 2e éd. Plon, Paris, 1964, pp.
257-258.
* 61 R. Aron, op.cit, p. 46.
* 62 Dans un essai paru
à Londres en 1940 dans « La France libre », Aron
définissait le machiavélisme moderne comme « le fond de
toutes les prétendues philosophies totalitaires » dont il
résumait ainsi les traits essentiels : pessimisme antihumaniste,
rationalisme instrumental et amoral mis au service d'une volonté de
puissance, exaltation de l'activisme et du volontarisme.
* 63 Ibid., p. 115.
* 64 Ibid., pp.126 - 127.
* 65 Ibid., p.230.
* 66 Ibid., p. 232.
* 67 Ibid., pp.235 - 236.
* 68 Elie Halévy,
L'ère des tyrannies. Etudes sur le socialisme et la guerre,
Préface de C. Bouglé, Postface de R. Aron, Gallimard, Paris,
1938.
* 69 R. Aron, Machiavel et
les tyrannies modernes, Ed. De Fallois, Paris, 1993, p.344.
* 70 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, pp. 284 - 285.
* 71 Ibid., p. 285.
* 72 Ibid., p. 239.
* 73 Hannah Arendt, Les
origines du totalitarisme, Ière Partie : Le système
totalitaire, p. 134.
* 74 Karl Jaspers, cité
par Enzo Traverso, Le totalitarisme. Le XXe
siècle en débat, Seuil, Paris, 2001. P. 645.
* 75 Claude Lefort,
L'invention démocratique, Fayard, Paris, 1981, cité par
Jean-Pierre Le Goff, La démocratie post-totalitaire, La
Découverte, paris, 2002, pp. 68 - 69.
* 76 R. Aron, op.cit, p.
287.
* 77
http://www.letotalitarisme.htm.
* 78 R. Aron, op.cit, p.
167.
* 79 R. Aron, Machiavel et
les tyrannies modernes, p. 176.
* 80 C. Lefort, op.cit,
cité par J.-P Le Goff, op.cit, p.74.
* 81 Franz Neumann, Notes
sur la théorie de la dictature, Trad. Enzo Traverso, Préface
d'Herbert Marcuse, Ed. Free Press, New-York, 1957, p. 234, cité par Enzo
Traverso, ibid., p. 533.
* 82 R. Aron, Immuable et
changeante, De la IVe à la Ve République.
Calmann-Lévy, Paris, 1959, pp. 14, 16, 170.
* 83 R. Aron, Les
dernières années du siècle, p. 113.
* 84 Claude Lefort,
Eléments d'une critique de la bureaucratie, Librairie Droz,
Genève, 1971, p. 156, cité par Joël Roman, Chroniques
des idées contemporaines, Ed. Bréal, Rosny, 1995, p.68.
* 85 R. Aron, Dimensions de
la conscience historique, p. 264.
* 86 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, p. 95.
* 87 Ibid., p. 133 - 134.
* 88 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p. 74.
* 89 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, p.169.
* 90 Ibid., p. 148.
* 91 Ibid., p. 155.
* 92 Ibid., p. 175.
* 93 Ibid., p. 99.
* 94 Aristote, Constitution
d'Athènes, p. 40.
* 95 Aristote, La
Politique, Trad. J. Tricot, Ed. J. Vrin, Paris, 1970, III, 1284 a.
17-22, b. 15-22.
* 96 R. Aron, Immuable et
changeante, p. 38.
* 97 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, p. 319.
* 98 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p. 103.
* 99 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, pp.134 - 135.
* 100 R. Aron, Dimensions
de la conscience historique, p. 265.
* 101 R. Aron, op.cit, p.
342.
* 102 Ibid., p. 352.
* 103 Ibid., pp. 355 à
359.
* 104 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p. 483.
* 105 Hubert Mono Ndjana,
L'idée sociale chez Paul Biya, H.M.N, Université de
Yaoundé, 1985, p. 15.
* 106 R. Aron, L'opium des
intellectuels, p. 223.
* 107 Max Weber, Le savant
et le politique, Plon, Paris, 1959, Introduction de R. Aron, p. 9.
* 108 R. Aron, L'opium des
intellectuels, p. 270.
* 109 Serge Latouche,
L'occidentalisation du monde, Ed. La Découverte, Coll.
« Agalma », Paris, 2005, Préface, p. 11.
* 110 Geneviève Azam,
« Libéralisme et communautarisme », Politis, 20
novembre 2003, cité par Serge Latouche, ibid., p. 19.
* 111 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, pp. 290 - 291.
* 112 Revel, La grande
parade. Essai sur la survie de l'utopie socialiste, p. 112.
* 113 Cité par J.-F.
Revel, ibid., pp. 116-117.
* 114 Ibid., pp. 115-116.
* 115 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p. 300.
* 116 Revel, op.cit, p. 41.
* 117 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p. 255.
* 118 Ibid., p. 277.
* 119 Idem.
* 120 R. Aron, Dimensions
de la conscience historique, p. 238
* 121 R. Aron, La
société industrielle et la guerre, Plon, Paris, 1959, p.
21.
* 122 R. Aron, op.cit. p.
291.
* 123 Ibid., p. 264.
* 124 Ibid., p. 296.
* 125 P. Bruckner, La
mélancolie démocratique, pp. 29 - 30
* 126 R. Aron, Les
dernières années du siècle, p. 118.
* 127 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, pp. 300 - 301.
* 128 Ibid., p. 301.
* 129 R. Aron, Les
étapes de la pensée sociologique, Gallimard, Paris, p.
21.
* 130 Jean-François
Sirinelli, Deux intellectuels dans le siècle, Sartre et Aron,
Arthème Fayard, Paris, 1995, Quatrième de couverture.
* 131 Joël Roman,
Chronique des idées contemporaines, p. 42.
* 132 Pierre Birnbaum, La
fin du politique, Seuil, Paris, 1975, cité par Joël Roman,
idem.
* 133 R. Aron,
Mémoires, Julliard, Paris, 1983, p. 606.
* 134 Jérôme
Maucourant, « Le Capital comme volonté et comme
représentation » in « Rue Descartes »,
n° 49 : « Dernières nouvelles du
Capital », PUF, Paris, Juin 2005, p. 25.
* 135 H. Arendt,
L'impérialisme, p. 213.
* 136 R. Aron, Les
dernières années du siècle, p. 205.
* 137H. Arendt,
op.cit, p. 243.
* 138 Ibid., p. 290.
* 139 R. Aron,
Démocratie et totalitarisme, p.239.
* 140 Pascal Bruckner, op.cit,
p. 16.
* 141 Ibid., p. 26.
* 142 Ibid., Préface,
VIII.
* 143 Cité par P.
Bruckner, ibid., p. 15.
* 144 Jacques Attali,
Economie de l'apocalypse, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1995,
pp. 9-10 et 11-14. Cité par Joël Roman, op.cit, pp. 772 - 774.
* 145 Karl Jaspers, La
bombe atomique et l'avenir de l'homme, Trad. Ré Soupault, Ed. Plon,
Paris, 1958, p. 62, cité par Joël Roman, op.cit, pp. 769 - 770.
* 146 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, pp. 246 - 247.
* 147 André-Marie Yinda
Yinda, « Penser les relations internationales africaines : des
problèmes aux philosophèmes politiques aujourd'hui »,
Université de Yaoundé I/GRAPS.
* 148 Sahan farah,
« De la marge vers le centre », « Africa
International », n° 274 de juillet-août 1994.
* 149 R. Aron, Plaidoyer
pour l'Europe décadente, p. 284.
* 150
www.lejourquotidien.info/index.php
* 151 Raymond Aron, Les
désillusions du progrès, Calmann-Lévy, Press Pocket,
Paris, 1969, p. 260.
* 152 Maurice Kamto,
L'urgence de la pensée. Réflexions sur une
précondition du développement en Afrique, Ed. Mandara,
Yaoundé, 1997, p. 148.
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