UNIVERSITÉ DE PARIS III SORBONNE-NOUVELLE
UFR
de Médiation Culturelle

Technique et esthétique des photographies de la
7ème
édition du festival de la photographie contemporaine
de
Bamako.
Mémoire présenté en vue de la validation de
la première année de Master de Médiation Culturelle.
Les photographies contemporaines Africaines
BÉRÉHOUC MÉLANIE
2009
Sous la direction de Mr Bruno Péquignot
Marie-Ange Bordas, Journey /Parcours «
Displacements/Déplacements » 2002
2
Sommaire
Introduction générale p. 3
Chapitre 1 p. 6
« La transformation des sociétés
africaines induit une profonde individualisation, en fait, un processus
de
recomposition des relations sociales qui se reflètent sur l'espace
photographique entier. La
photographie devient ainsi un espace
réfléchissant de la dynamique des valeurs. »
Jean-Bernard
Ouédrogo
Chapitre 2 p. 27
« Les photographes comme les autres artistes, comme
les intellectuels, jouent un rôle dans la société.
Ils
inventent leur vocabulaire. Ils rêvent ou dénoncent la
vérité au quotidien. »
George Vercheval
Chapitre 3 p. 62
« Etre photographe, c'est être solide et
courageux, mais aussi avoir un objectif bien précis »
Mariétou Sissoko
Conclusion générale p. 77
3
Introduction générale
« J'ai fait un rêve, c'est que le métier
de la photo se développe et Bamako se professionnalise
et devienne
vraiment la capitale de la photographie Africaine »1
Voilà une vingtaine d'années que la culture
africaine envahit notre continent. Celle-ci nous est transmise par le biais de
spectacles, dont la plupart nous offre la vision d'une culture traditionnelle.
Même si nous admettons l'avancée de l'Afrique, en ce qui concerne
la création contemporaine, beaucoup d'occidentaux sont restés
figés dans cette culture tournée vers les traditions anciennes.
Aujourd'hui, même si les Africains véhiculent cette image dans le
monde entier, il y a de nouveaux artistes, qui eux, se sont tournés vers
la création contemporaine.
En 1994, deux photographes français ont
découvert les photographies de Malick Sibidé et ont
souhaité rassembler plusieurs oeuvres des photographes du continent,
afin de faire découvrir au monde, des images qui révèlent
une nouvelle dimension historique, économique et esthétique de
l'Afrique. Cette action aura eu pour conséquence de mettre en exergue un
aspect artistique négligé jusqu'alors par les spécialistes
de l'art. Face à l'engouement inattendu des photographes, des structures
culturelles et des visiteurs, cette rencontre est devenue la première de
ce qu'on nomme aujourd'hui le festival de la photographie contemporaine de
Bamako. Cette biennale s'est développée dans le but de diffuser
l'art photographique africain et d'aider les artistes à trouver leur
place dans le paysage culturel mondial.
À partir de là, nous nous sommes posés
plusieurs questions sur ces images qualifiées de « contemporaines
». Pouvons-nous utiliser ce qualificatif concernant ces photographies ?
Est-ce qu'elle rentre dans le cas de la définition d'une photographie
d'art contemporain ?
1 Boubacar dit Kobé Tangara
4
Autrement dit, sur quels critères esthétiques se
basent-elles ? Quelles sont les techniques utilisées ? Et enfin quel est
le profil social de ces nouveaux artistes ?
C'est à partir de ces interrogations que nous nous
sommes intéressés à cette nouvelle
génération d'artistes et à leurs productions afin
d'étudier les conditions de production d'une esthétique
particulière. Notre démarche, à la fois sociologique et
esthétique, se base sur le principe que « tout ce qui contribue
à la production comme à la réception de l'image trouve sa
source dans le social et le culturel »2. En effet,
l'articulation des recherches, à la fois artistique et sociologique,
permet de mettre en exergue un certain nombre de données sur ladite
société. Se faisant, nous allons extraire les racines
sociologiques des photographies puisque toute oeuvre se présente comme
un ensemble complexe de significations : c'est un ensemble qu'il convient
d'étudier, pour saisir le sens d'une composition artistique.
Afin d'être au plus proche de la création
contemporaine en Afrique, nous avons choisi de porter notre étude sur la
dernière édition, celle de 2007. Ainsi, nous avons
sélectionné 37 artistes et regroupé des données sur
leur parcours professionnel, leur technique et leur vision esthétique.
Ses données ont été reparties dans deux tableaux
(situés à la fin du dossier des annexes) avec lesquels nous avons
créé une base d'analyse sociologique. À partir de
là, nous avons décidé de séparer notre
mémoire en trois parties.
L'invention de la photographie est attribuée à
Joseph Nicéphore Niépce, un chercheur français du
XIXème siècle. Cette invention va être introduite en
Afrique, par les sociétés occidentales qui vont imposer leur mode
de représentation, afin d'illustrer leur puissance coloniale. Cependant,
les Africains vont très vite chercher à se démarquer de
cet esthétisme imposé et inventer un nouveau langage unique au
continent. De cette révolution esthétique sont nées les
studios photos qui vont imposer un système de représentation
pendant plusieurs années. Par conséquent, il semble
nécessaire de commencer notre étude par l'analyse de cette
production, afin de pouvoir comprendre la nouvelle génération
d'artistes.
L'analyse de cette nouvelle génération va
s'effectuer en trois temps. Tout d'abord, nous allons tenter de comprendre
comment la dynamique historique et économique de
2 Bruno Péquignot, recherches sociologiques sur les
images, 2008, p.33.
5
l'Afrique a contribué à créer ces
nouveaux artistes, de ce que nous pouvons nommer « la période
bamakoise ». Avec notre base de données, nous allons pouvoir
dresser le profil professionnel de ces producteurs, dans un deuxième
temps. Puis, nous nous intéresserons aux photographies
elles-mêmes, d'un point de vue technique et esthétique. Ce
chapitre nous permettra ainsi, de mettre en exergue le nouveau visage de
l'Afrique, vu par des artistes professionnels.
Comme nous pouvons le supposer, la création de ce
festival, national et international, va bouleverser les habitudes des
photographes en les catapultant dans le monde extérieur. En effet, comme
nous l'avons dit, le rôle principal de ces rencontres est de diffuser
l'art photographique au delà des frontières et d'aider ces jeunes
artistes à trouver leur place dans le monde. L'analyse de ces
changements sera complétée avec l'étude de la
réception des oeuvres. Effectivement, il semble nécessaire de
voir comment cette production est accueillie par les sociétés
occidentales d'une part, et d'autre part, par les sociétés
africaines.
L'appréhension et la compréhension des
photographies, articulées sur une mise en rapport avec l'étude
des conditions sociales de production des oeuvres, ainsi que leur diffusion et
réception, va nous permettre de déterminer les
caractéristiques sociales des artistes et de confirmer ou infirmer la
qualification d'oeuvres « contemporaines ». Nous pourrons ainsi
répondre à notre problématique et bien plus nous verrons
s'il existe, aujourd'hui, une nature intrinsèque aux photographies
Africaines ou si cet art est résolument tourné vers la
contemporanéité ?
6
« La transformation des sociétés
africaines induit une profonde individualisation, en fait, un processus de
recomposition des relations sociales qui se reflètent sur l'espace
photographique entier. La photographie devient ainsi un espace
réfléchissant de la dynamique des valeurs. »3
3 Jean-Bernard Ouédraogo, Art photographique en
Afrique - Technique et esthétique dans la photographie de studio du
Burkina Faso, 2002, p.146.
7
CHAPITRE 1
L'histoire de l'Afrique est étroitement liée au
colonialisme. Ce sont les pays occidentaux qui vont introduire la
modernité auprès de populations considérées
à l'époque comme « sauvage ». C'est dans ce contexte
que la photographie va faire son apparition auprès de la population.
Elle ne servira, au départ, qu'à asseoir la puissance coloniale.
Les analyses des systèmes économiques africains ont rarement pris
en considération les photographes, cependant, l'étude de cette
action urbaine offre l'occasion d'observer à la fois les
stratégies de survie et les rythmes de transformation de l'espace social
et économique de la société africaine. C'est pourquoi,
dans un premier temps, nous étudierons ce rapport entre le
système économique et social naissant et l'apparition de la
photographie. Nous verrons comment les Africains vont réussir à
se démarquer du mode de représentation imposé par les
européens, et ainsi commencer à construire une nouvelle image.
L'adaptation de la photographie va se faire
différemment en Afrique, puisqu'il s'agit d'un système
européen. Elle va se faire avec leurs moyens et leur idéologie
déterminée par le contexte social. Par conséquent, nous
nous intéresserons, dans un second temps, aux techniques et la vision
esthétique des photographes des studios photo, puisque nous le verrons,
ils symbolisent la transformation de l'espace social et économique en
Afrique à partir des années 1940 jusqu'aux années 1980,
qui marquent le début d'une nouvelle ère artistique.
En effet, les années 1980/90 marquent l'arrivée
d'une nouvelle génération d'artistes, qui vont casser les «
habitus »4, tant au niveau technique que esthétique, des
studiotistes. Ces nouveaux artistes, que les spécialistes
européens vont très vite qualifier « d'artistes
contemporains », vont participer à la naissance du festival de la
photographie contemporaine de Bamako. Cette nouvelle phase artistique semble
convenir à une étude sociologique dont le
4 Le terme « d'habitus » a été
inventé par le sociologue Pierre Bourdieu pour désigner un
certain nombre de règles, de comportements, de valeur d'un groupe
d'individu qui appartient à un champ. En d'autre terme, ici on parlera
des « habitus » des photographes, c'est à dire de leur valeur
esthétique et leur technique qui caractérise leurs travaux.
8
but est découvrir de nouveaux types de
représentations, et au-delà, de révéler un nouvel
espace social et économique africain.
9
A. De l'Afrique communautaire à
l'individualisation occidentale
La naissance de la photographie se situe en Europe entre 1822
et 1826. Cette invention attribuée à Nicéphore Niepce est,
à ses débuts, intimement liée à la période
de l'Autre.
En effet, le Siècle des Lumières est
dominé par les voyages « pittoresques » qui provoquent le
goût pour les sociétés « exotiques ». Les
conditions sociales de cette invention témoigne d'une volonté de
démocratisation, dont la démocratisation des
représentations n'est qu'un aspect ou un registre. Somme toute,
l'apparition de la photographie va bouleverser les représentations
collectives et celle du soi. Initialement utilisée par les peintres pour
affiner leurs portraits, elles se démocratisent. Dès lors, on
assiste à l'explosion du nombre d'amateurs photographiques qui
deviennent de plus en plus autonomes.
L'arrivée de la photographie en Afrique s'effectue avec
les ethnologues qui tentent de découvrir ces peuples dits «
primitifs ». Ils vont s'appuyer sur leurs photographies non pas comme
illustrations mais comme preuve tangible de leur découverte, comme
l'illustre les travaux de Désiré Charnay5.
|
|
|
Désiré Charnay, Album Madagascar, 1864.
|
5 Ethnologue français Ð 1828 -1915.
10
Cette photographie est un parfait exemple de ce qui
était rapporté par les ethnologues en Europe, afin d'illustrer
les analyses scientifiques et sociologiques sur ces peuples.
À cette époque, l'Afrique, que nous pouvons
qualifier « d'ancienne », est communautaire. Dans le mode de
représentation, l'Afrique ancienne admet l'accumulation et la
valorisation d'une série d'objets classifiés mais interdit toute
appropriation individuelle de même que toute cotation coutumière
est prohibée. La vision des anciens privilégie la composition, la
scénarisation des figures et déploie une perspective en mouvement
coordonnée.
À cause du colonialisme, les africains vont commencer
à introduire un nouveau système de représentation de
l'Autre dans leur société. En effet, les colons vont modifier la
structure sociale des communautés en introduisant l'individualisation
sociale.
Dès lors, les Africains ont vu un éloignement
des règles anciennes à cause de cette
dé-communautarisation ce qui a provoqué une multiplication des
actes d'adhésion à la modernité. Le statut individuel
change et devient un acteur social conscient.
La deuxième conséquence du colonialisme est
l'introduction d'un médiateur moderne : l'argent. Ce changement provoque
un cloisonnement de nouvelles classes sociales notamment la bourgeoisie. Comme
l'explique Pierre Bourdieu, « La photographie porte les aspirations
d'une frange de la petite bourgeoisie et de la moyenne bourgeoisie en
traduisant le désir de faire partie de la classe supérieure dont
elles imitent le modèle culturel »6. En effet, le
développement de l'image photographique est en partie une réponse
technique et sociale liée aux exigences nouvelles de la
société bourgeoise.
Tandis que l'Afrique ancienne n'insiste pas sur la
singularité de l'Homme, ces peuples se retrouvent confrontés
à un changement visuel. La photographie en Afrique fut donc un moyen
d'exposition de la puissance coloniale dont le but était d'impressionner
et de discipliner les colonisés. Mais l'action la plus importante de la
photographie en colonie consistait à mettre en scène des
identités nouvelles, à exposer des valeurs récentes
appelées l'Homme Nouveau. L'image fixe apportant la preuve de
l'ascension sociale, on voit
6 Pierre Bourdieu, Un Art moyen. Essai sur les usages
sociaux de la photographie, Minuit, 1965, avec Luc Boltanski, Robert
Castel, Jean-Claude Chamboredon.
11
apparaître de nouveaux mobiliers, habits et symboles. La
photographie servait aussi de moyen de contrôle de l'espace public
naissant.
Cette distinction naissante va bouleverser l'ordre social
ainsi que le regard qui doit faire une sélection plus vaste des objets.
La conséquence directe de ce nouveau système est le
déplacement des populations de la campagne à la ville. Tout ceci
va codifier l'identité individuelle mais aussi la vision
esthétique et les procédures techniques.
La photographie en Afrique va ainsi commencer à devenir
le double social et spirituel du sujet photographié. D'où le
choix du photographe pour ses qualités de médiateur,
d'interprète social, d'intercesseur qui en font plus qu'un technicien
habile, un fabricant « d'icône ». Ceci peut être mis en
rapport avec la réticence souvent citée de certains peuples
à se faire photographier, pour ne pas se voir « leur âme
volée ». Les photographes africains n'y échappent pas : le
photographe congo-angolais Antoine Freitas, dans un village du pays Kasaï,
en fait part en 1939 au dos de sa photographique.

Antoine Freitas, carte photographique d'époque (vintage),
1939.
12
Cette photographie illustre le passage de la magie à la
rationalité économique du système européen
importé. La pose des trois femmes, en habits traditionnels, montre un
besoin de cristalliser une position sociale face à un groupe.
Dans les années 40, on assiste à la
création des studios photos qui répondent à la
transformation de l'espace social et économique de la
société africaine. La photographie intérieure a une place
importante dans la représentation de soi comme modalité
d'expression de l'Homme Nouveau. Les Africains, émergeant des
contraintes communautaires, sont attirés par cette pratique pour gagner
de l'argent. Pour les colons, ils trouvent leur intérêt dans la
création des filiales de petits photographes qui vont photographier la
« brousse » pour eux.
C'est dans les années 60 qu'on assiste à un
développement d'un public amateur. L'émergence de la photographie
comme métier est une réponse à un besoin qu'exprime la
civilité de la nouvelle configuration sociale. Les peuples ont alors
besoin de poser, dans de nouvelles conditions, qui reflètent l'argent et
consolident les positions professionnelles.
Mais les colons ont du mal à initier les Africains aux
nouvelles technologies. La photographie se développe avec les
photographes ambulants et vont répandre ce savoir-faire. Souvent, ils
optent pour ce métier à défaut et ne souhaitent pas avoir
la qualification d'artistes souvent associés au titre d'expert
professionnel. Nous sommes donc face à une profession marchande. La
destruction des sociétés anciennes va permettre le triomphe des
liens sociaux marchands.
Les photographes vont souvent exercer un long apprentissage
avant de se mettre à leur compte. Le perfectionnement des appareils,
à l'époque très simplifié, autorise un accès
facile au métier sans plus aucune contrainte technique lourde et
esthétique. On assiste donc à l'apparition d'une identité
professionnelle homogène et stable mais aussi une opposition entre les
jeunes et les anciens.
L'accès à la profession (faiblement
organisée) ne dispose pas encore de moyen de contrôle technique et
institutionnel. Les anciens ont beaucoup de mal à s'intégrer
à ce nouveau corps de métier. En effet, inscrit dans un nouvel
ordre social, imposé de l'extérieur, les actions photographiques
ont très peu de liens avec la division ancienne de travail compromise
par le colonialisme. D'après Jean-Bernard Ouédraogo, on assiste
une
« amateurisation professionnelle »7
puisque le côté professionnel correspond aux laboratoires qui
développent les photographies et non aux photographes.
***
À la suite de cette rapide analyse, notre premier
constat est d'affirmer que l'évolution de la photographie en Afrique est
étroitement liée à l'évolution économique et
sociale du continent. En effet, la photographie va devenir progressivement le
moyen, pour un individu, de se positionner dans la société. Les
différents changements de représentation montrent que la
société est en transformation. Ainsi, le photographe exhibe ces
nouveautés au travers de ses productions. Incontestablement, les racines
de la photographie sont sociologiques, elles deviennent, pour nous, un
document, une trace qui nous permet de repérer le rapport entre la
production d'une nouvelle oeuvre et la transformation de la
société.
13
7 Jean-Bernard Ouédraogo, 2002, p.119
14
B) La photographie de studio : création d'un
nouveau code africain
Donnant suite à la partie précédente,
nous allons analyser l'évolution du langage artistique de la
photographie, c'est-à-dire, tenter de définir les « habitus
» techniques et esthétiques des photographes, au travers les
photographies de studio, puisqu'elles sont le reflet du nouvel espace social et
économique africain. Notre difficulté sera de devoir
écarter la force des préjugés ethnocentriques qui en
matière de « styles indigènes » ont longtemps
dirigé les jugements en tant que « discours maître »,
invention exclusive de la modernité occidentale dominante. Dans ce sens,
nous allons tenter de comprendre le « divorce » entre le code
esthétique occidental et celui des africains.
L'une des principales caractéristiques de la
photographie africaine est qu'elle est doublement esthétique (vue comme
une technique et une production d'objet qui contre cette vision ethnocentriste
dominante. En effet, au lieu de construire des commentaires en rapport à
cet art, l'interprétation s'est tournée vers une forme de
discours qui a servi ses propres buts doctrinaires. Nous devons donc rechercher
ce style, ce nouveau code qui nous servira de base pour pouvoir
appréhender les nouvelles formes contemporaines de la photographie.
Comme nous l'avons vu, c'est à partir des années
40 que les africains vont créer les studios photo. Grâce à
eux, l'Afrique va être en mesure de s'approprier son propre regard,
même si formellement ce regard reste indiscutablement marqué par
des canons esthétiques hérités de la tradition
occidentale.
Néanmoins, ce qui va changer radicalement, c'est la
relation entre le photographe et son modèle. Tous deux vont se tenir sur
le pied d'égalité et sont unis par des destins et des histoires
similaires. À partir de ce moment là, il n'y a plus de rapport de
soumission ou d'esclavage. En s'appropriant la photographie, et plus
particulièrement la pratique du portrait, ils vont commencer à
développer de nouvelles techniques et perpétuer un ensemble de
codes quasi universels.
La photographie de studio a imposé de nouvelles
tendances esthétiques avec une mise en forme déterminée,
des objets symboliques, un décor défini et une pose
étudiée.
15
Dans un studio, l'espace recomposé est
déterminé par une fonction du système symbolique et
historique. En effet, le choix du cadrage, qui correspond à la
délimitation de la représentation visuelle, symbolise
l'expression d'une notion et d'un discours iconologique. L'organisation de
l'espace des signes est intimement liée aux normes instituant
techniquement le beau, au style pictural recherché. Derrière ce
fait anodin, se cache une normalisation esthétique. Par
conséquent, le sujet est considéré comme catégorie
sociale de l'action et de représentation.
La norme photographique veut que le sujet soit
présenté au milieu. Cette normalisation reflète
l'orientation originelle du regard collectif vers la singularité de
l'Homme Nouveau en exhibant ses attributs les plus valorisants. L'ordre social,
en instituant la singularité du sujet, impose une certaine fixation de
l'attention sur l'homme ou les événements. Tout ceci correspond
aussi à la recherche d'équilibre que l'Afrique ancienne avait
imposé.
D'un point de vue technique, le carré devient une norme
contemporaine :
- le fait de placer le personnage au centre résulte du
fait que tout doit être proportionnel,
- ceci provoque une nouvelle interprétation classique
des formules dominantes dans l'ordre social,
- aujourd'hui ces codes persistent : photographies de mariage,
carte d'identité, baptême qui marquent toutes les photographies
« officielles » des moments de la vie liés à la
religion, la croyance et aux événements.
Ce carré représente le théâtre de
la réorganisation et du rangement que nous nommons « composition
», où s'expriment les canons de la normalité photographique
locale. À l'intérieur du cadre, les objets traduisent un ordre
qui doit faire référence au beau. Toute cette composition vise
une perception finale d'ordre des objets représentés mais doit
s'achever sur le jeu d'ombre et de lumière qui donne des nuances
esthétiques. Tous les studiotistes exposent un style « nettiste
» pour éliminer les « sur » ou « sous »
expositions refusant ainsi d'aller au bout des possibilités de
l'appareil photo.
Ils doivent absolument :
- rester en accord avec la vison naturelle donc ils
privilégient la netteté, - éviter les positions
anarchiques.
16
A contrario, les anciens préfèrent tirer le noir
et blanc car selon eux, l'image serait plus proche de la vérité.
De plus, cela correspond à leur socialisation professionnelle.
Afin d'illustrer nos propos, nous proposons d'analyser plus en
détails, une photographie de Seydou Keita8 qui est le premier
photographe reconnu par les européens.

Seydou Keita, Trois femmes avec un poste de radio, CA,
1960.
Sur cette photographie, nous pouvons constater que les trois
femmes sont au milieu de la scène, et l'une est placée au centre
des deux autres. La femme qui se trouve au centre, semble être plus
importante au niveau social que les deux autres. Elle porte une robe qui semble
plus occidentale que de tradition africaine. De plus, on notera la
présence de
8 Bamako, Mali 1923 - Bamako, Mali 2001
17
colliers et d'une montre, symbole européen. Les deux
autres femmes sont assises de part et autre de la table où est
posé un poste de radio. Ces deux femmes sont habillées avec les
mêmes robes, de tradition africaine, et portent également des
colliers. Au niveau du décor, les trois femmes posent devant une
teinture en arabesque.
Les positions des trois femmes nous révèlent
qu'elles appartiennent à un certain niveau social, certainement assez
aisé et en relation avec l'Europe. La femme du centre est plus
importante que les deux autres. Le photographe a matérialisé
cette supériorité par sa position face aux autres femmes, ses
habits et ses accessoires. Il faut savoir que la position que va avoir le sujet
(derrière, aux extrémités, devant ou au milieu de la
scène) reflète les positions acquises dans l'ordre social.
Le photographe de studio va traduire les couches sociales avec
des techniques de mise en place esthétique. Il demandera au client de se
« transformer » c'est à dire qu'il va lui proposer un certain
type de vêtements afin de poser en nouveau personnage. C'est cette
théâtralisation qui montre l'ordonnance sociale.
Les objets sont aussi symboliques. Le poste de radio montre
qu'elles appartiennent à une classe aisée. La montre
également fait partie des objets symboliques que les africains
reconnaissent comme étant marque d'une puissance sociale. Cette
photographie nous offre un exemple d'une volonté d'immortaliser l'image
sociale de ces femmes.
***
Nous pouvons constater que les photographes africains ont,
très vite, cherché à se démarquer des règles
de représentations des Européens. Le travail des photographes
(geste, préparation de la photo, etc.) est le résultat de leur
propre vision du monde. À ce sujet, Jean-Bernard Ouédraogo cite
Francastel dans son ouvrage9 « ce qui crée chaque
époque, ce n'est pas la représentation de l'espace, mais l'espace
lui-même, c'est à dire la vision que les hommes ont du monde
à un moment donnée ». Effectivement, les techniques et
la recherche
9 Jean-Bernard Ouédraogo, 2002.
18
esthétique des photographies durant toutes ces
années, révèlent un lien indissociable entre
l'économie du pays et la société en pleine mutation.
La photographie de studio va connaître un grand
succès auprès des Africains, durant quelques années et
aujourd'hui, elle est encore pratiquée dans certains pays où la
population est moins touchée par la modernité.
Cependant, depuis environ vingt ans, l'Afrique est
rentrée dans une nouvelle phase de la photographie que nous pouvons
nommer « la période bamakoise ». En effet, une nouvelle
génération de photographes va faire disparaître cette
tradition du portrait, en cassant les habitus des studiotistes. Là
où les photographes des années 40 vont s'arrêter dans la
recherche technique et esthétique de leur appareil photo, ces nouveaux
artistes vont apprendre à exploiter toutes les possibilités
qu'offre une photographie : accentuation du flou, décentrage, photo en
noir et blanc ou couleur, création de l'irréel, etc.
19
C) Période Bamakoise : naissance et
reconnaissance d'un art contemporain Africain
1. Création du festival de la photographie
contemporaine de Bamako
L'apparition d'un nouveau visage africain est née vers
1980-1990. C'est à cette époque que la définition du monde
n'est plus l'apanage exclusif des pays riches. Les premières
théories sur la globalisation, qui ne sont pas sans rappeler celles de
l'universalisme des siècles passés, commencent à fleurir.
C'est dans ce contexte mondial qu'on voit apparaître la
nécessité de parler de l'art contemporain en Afrique.
Au départ, la production contemporaine en Afrique est
connue d'un cercle initié en Europe, et plus particulièrement
à Paris. Cependant, vers les années 1990, le regard intellectuel
et artistique s'est affiné vers cette production. Plusieurs
spécialistes se sont dès lors joints au groupe d'initiés ;
conservateurs et commissaires d'art contemporain ; qui vont apporter leur
formation et orientation artistique dans la réflexion récente sur
la question d'un art contemporain en Afrique.
C'est dans cette mouvance que le festival de la photographie
contemporaine de Bamako a été crée en 1994 par deux
photographes français : Françoise Huguier et Bernard Deschamps,
que le hasard allait mettre devant les travaux de Seydou Keita et Malick
Sidibé10. D'un point de vue économique et politique,
le Mali rentre dans une phase démocratique et le nouveau gouvernement
souhaite investir dans la création artistique en ouvrant des espaces
d'expression et en soutenant des projets fédérateurs autour du
patrimoine et de la créativité.
Pour les deux photographes français, le but de la
première édition de 1994 était de rassembler les oeuvres
d'une cinquantaine de photographes venus d'une quinzaine de pays africains, ce
qui permettait de produire une vingtaine d'expositions et de souligner la
richesse d'un secteur encore méconnu de la création africaine
dans ses dimensions artistiques, économiques, historiques et
documentaires. Cette édition a permis de rompre l'isolement des
photographes, en leur proposant de se rencontrer et d'échanger. Devant
le succès fulgurant,
10 Malick Sidibé, né en 1936 à Soloba,
cercle de Yanfolila au Mali, est un photographe malien, surnommé «
l'oeil de Bamako ».
20
les organisateurs, ont, à ce moment là,
décidé de faire de Bamako, une vitrine de la création
africaine dans le domaine de la photographie.
Après 1994, une direction malienne est mise en place,
composée d'un commissaire général et d'un adjoint. Un
directeur artistique est désigné et un réseau de
commissaires africains est constitué. Très vite, une convention
associant le ministère de la Culture et de la Communication du Mali, la
Mission française de Coopération et d'Action Culturelle à
Bamako et Afrique en Créations11 a été
signée pour renforcer les accords du partenariat déjà
instauré et pour assurer le bon développement du programme dans
la perspective des Rencontres de 1996. Les expositions présentées
lors des Rencontres ont été diffusées en France (Galerie
FNAC, Fondation Cartier, Centre National de la Photographie), et des stages de
formation en faveur des photographes africains ont eu lieu à Abidjan,
Angoulême, Arles et Bamako.
11 Afrique en Création est un département de
Cultures France qui développe des projets portant essentiellement sur le
continent africain.
21
2. Évolution esthétique, philosophique et
sociologique du festival
Depuis 1994, le festival de la photographie contemporaine de
Bamako a connu sept Rencontres, placées sous des thèmes
différents et a présenté les travaux d'artistes venus de
tous les pays d'Afrique. En effet, les éditions successives se sont
étoffées et enrichies d'autres ouvertures, de nouvelles
signatures, répondant de plus en plus au besoin des photographes du
continent de lever l'obturateur sur leurs créations, leurs oeuvres,
leurs talents et d'échanger avec le monde.
En 1994, la première édition s'axait sur
l'aspect patrimonial plus que le contemporain. Dans tous les esprits, il
fallait avant tout révéler au monde une histoire jusqu'alors
ignorée. Une espèce d'état des lieux était
nécessaire avant de pouvoir proposer des formes plus contemporaines et
en phase avec son temps.
Les deuxièmes Rencontres, qui ont eu lieu du 9 au 15
décembre 1996, s'inscrivent dans la continuité de la
première, avec l'exposition de nouveaux genres photographiques et de
nouveaux artistes africains. En termes d'organisation, cette deuxième
édition a accordé une attention particulière à
l'intégration des savoir-faire bamakois. Sous le titre « Art et
tradition du portrait en Afrique », on voit apparaître la
volonté, de la part du commissaire général, de proposer un
thème commun aux artistes afin d'homogénéiser les
travaux.
Les troisièmes Rencontres, qui se sont
déroulées du 7 au 11 novembre 1998, se sont inscrites dans une
politique de pérennisation dont le principal objectif était la
valorisation des talents et la contribution des Africains à l'art
photographique. Elle a combiné l'approche thématique avec une
exposition par pays qui mêle différents genres et styles. Elle a
souligné la nécessité de s'ouvrir vers de nouveaux
travaux, et d'aller chercher les photographes dans toute l'Afrique. C'est
à partir de ce moment-là qu'émerge, de la part des
organisateurs, une véritable réflexion esthétique,
philosophique et sociologique.
La quatrième édition, « Mémoire
intime d'un nouveau millénaire » du 15 octobre au 15 novembre 2001
fait office de rupture avec les trois précédentes, dans la mesure
où elle est devenue non plus une fête élitiste mais une
fête populaire et démocratique, placée dans la rue.
Cependant, elle est restée en accord avec l'idéologie des
Rencontres, dans le sens où elle s'est obstinée à
révéler des talents. La problématique dominante de cette
édition a été de montrer
22
ces créateurs africains à la lisière du
siècle finissant et du siècle naissant, qui ont
révélé leur regard sur l'Afrique des catastrophes, des
famines, des guerres fratricides et des crises économiques. Les
photographes se sont aussi tournés vers les joies et les espoirs d'une
Afrique en pleine mutation. C'est aussi à ce moment-là
qu'apparaît la dimension internationale et mondiale des Rencontres.
Du 20 octobre au 20 novembre 2003, la cinquième
édition a été consacrée aux « Rites
sacrés, rites profanes » tandis que la sixième
édition s'est développée autour du thème « un
autre monde » du 10 novembre au 10 décembre 2005. Ces deux
Rencontres font le point sur le passé, le présent et l'avenir en
inscrivant les photographes dans une logique de création contemporaine.
À partir de là, on peut dire que les Rencontres sont mondialement
connues, et sont passées à l'âge de raison. Les
problématiques s'inscrivent non plus autour de l'Afrique en particulier
mais elles sont universelles et touchent tous les pays et les artistes.
C'est pourquoi, les septièmes Rencontres ont
été, pour les photographes, l'occasion de porter leur regard sur
la configuration spatiale de la ville et ses relations avec les entités
périurbaines les plus diverses. Ils ont souligné les aspects
pertinents de cette problématique Ð certainement l'une des plus
préoccupantes de notre temps Ð et réalisé des images
séduisantes de ce paysage protéiforme. Expressions de talents
artistiques, ces représentations ont invité le visiteur à
s'interroger sur le sens des espaces et sur les relations dialectiques qu'ils
engendrent.
Au fil du temps, on voit apparaître une véritable
construction de ce que l'on peut nommer « l'identité des
photographies africaines ». Tandis que les premières
éditions souhaitaient faire le point sur le continent et mettre au jour
ces artistes inconnus du monde, le cheminement philosophique, artistique et
sociologique des organisateurs, est arrivé à extraire le meilleur
de la création contemporaine et à unifier ces créations
dans le but de les placer aux côtés des plus grands du monde. Ces
artistes sont aujourd'hui ouverts vers la création esthétique
contemporaine. La photographie africaine a cessé de se produire dans le
champ ethnologique et exotique pour s'inscrire pleinement dans le champ
contemporain.
23
3. Urbi et Orbi12
À travers ce bref état des lieux, il convient de
dire que nous ne pouvons pas analyser toutes les éditions du festival de
la photographie africaine de Bamako.
Le but de ce mémoire est de traiter la question des
usages sociaux de la photographie contemporaine en Afrique. Suivant notre
analyse précédente sur les habitus des photographes des studios
photo et du type de photographies produites, il semble intéressant
d'analyser de nouvelles données, en se basant sur la dernière
édition produite, c'est-à-dire celle de 2007, dont le sujet
commun aux photographes était la ville et leur environnement.
Les images, ainsi réalisées et
présentées au cours de cette édition, ont
révélé les dynamiques actuelles des espaces urbains en
même temps que les enjeux et les paradoxes que vivent les
communautés qui les occupent. Car la ville apparaît, dans le
contexte actuel de la mondialisation, comme un microcosme où se
côtoient, dans des espaces différenciés, les images les
plus contrastées du monde moderne. Lieu de concentration des biens de
consommation, la ville peut être vue comme une aire de rencontres et de
partage, mais aussi d'appropriation et d'exclusion, un espace d'expression de
pouvoirs et de contre-pouvoirs, de créations et de
récréations.
C'est sous cette problématique que les artistes ont
proposé leurs photographies, mais aussi des installations vidéo,
devenues partie intégrante de leur travaux. Nous trouvons
intéressant de travailler sur ces oeuvres qui explorent un sujet
longtemps étudié par les sociologues, puisque toute
création contemporaine est générée par un contexte.
Tout regard est informé par l'environnement dans lequel il s'exprime. Le
chemin complexe qui suit une idée avant de se transformer en objet passe
nécessairement par les rues, les murs, les stands, les programmes
télévision, etc. Tout ceci va attiser une atmosphère
particulière qui a touché les artistes à la marche du
monde. Elle va également participer à l'éclosion et
à la maturité de la création artistique et cela
détermine, d'une manière ou d'une autre, la forme de l'oeuvre.
12 Expression désignant le thème des
7ème rencontres de Bamako.
Urbi = Urbs en latin, qui désigne la ville et Orbi =
orbis dont la traduction littérale est cercle. Dans un sens
étymologique, l'expression désignerait plutôt un centre et
sa périphérie.
24
***
Cette phase que les spécialistes nomment la «
période bamakoise » semble convenir à une étude
sociologique dont le but est de découvrir de nouveaux types de
représentations, et au delà, de révéler un nouvel
espace social et économique africain. En effet, si on prend en
considération qu'une nouvelle génération d'artiste est
apparue, il semble intéressant d'analyser leur profil professionnel
ainsi que leur habitus au niveau de leur production.
Si la photographie de studio a été le reflet de
la transformation de l'espace social et économique en Afrique dans les
années 1940, cette nouvelle ère esthétique devrait nous
apporter de nouveaux éléments sur le panorama culturel et social
africain aujourd'hui.
De plus, le thème des photographies étant la
ville et les périphéries, nous permettra de faire un constat sur
les progrès réalisés en termes de développement
urbain, souvent considéré comme un signe de progrès social
et de modernité.
25
TRANSITION
Comme nous venons de le voir, la photographie en Afrique a
longtemps été sous le contrôle des sociétés
occidentales qui souhaitaient exposer leur puissance coloniale. Cependant,
l'Afrique va rapidement trouver sa propre voie et son propre moyen de
représentation, indépendamment des occidentaux, afin d'affirmer
un changement social et économique.
Dans ce contexte, nous comprenons mieux la citation de
Jean-Bernard Ouédraogo « la transformation des
sociétés africaines induit une profonde individualisation, en
fait, un processus de recomposition des relations sociales qui se
reflètent sur l'espace photographique entier. La photographie devient
ainsi un espace réfléchissant de dynamique des valeurs
». En effet, le colonialisme a bouleversé l'ordre social en
introduisant l'individualisation de chaque homme et femme en Afrique et cette
évolution sociale va se traduire dans la photographie sous la forme de
code technique et esthétique que les studiotistes vont inventer. La
dynamique des valeurs est dès lors traduite par la position des corps,
les décors, la lumière, etc.
Les studios photo sont apparus parce qu'ils répondaient
aux besoins d'une société et d'individus souhaitant s'affirmer et
se détacher des traditions anciennes. Pendant plusieurs années,
ce mode de représentation codifié a suffi aux
sociétés africaines jusqu'à ce que la modernité
s'accentue et apparaisse dans une nouvelle génération de
photographes qui a développé un nouveau système de
représentation que les spécialistes qualifient de «
contemporain ».
Notre but dans cette deuxième partie sera d'analyser
les photographes de cette période, ainsi que leur production. Ces
analyses nous conduiront à trouver leur « habitus » que nous
pourront comparer avec celle des photographes de studio et ainsi comprendre
l'avancée esthétique et technique de cette nouvelle
génération.
Naturellement, l'analyse de ces données nous permettra
de comprendre la transformation des sociétés africaines puisque
une photographie est une trace réelle, visible,
26
éphémère, qui permet de
révéler les techniques d'un groupe ou d'un individu. En tentant
de déchiffrer ces productions artistiques, nous comprendrons la
société puisque chaque photographie est composée d'un
mélange d'éléments réels qui peuvent être
analysés par le sociologue.
Nous pensons que l'analyse des photographies et des
professionnels va apporter une nouvelle nuance dans ce panorama culturel. Il
sera intéressant de voir par la suite, si nous serons tentés de
placer les photographes africains aux côtés des plus grands du
monde et cesser de parler de photographie africaine mais plutôt de
photographie produite en Afrique.
« Les photographes comme les autres artistes, comme
les intellectuels, jouent un rôle dans la société. Ils
inventent leur vocabulaire. Ils rêvent ou dénoncent la
vérité au quotidien. »
George Vercheval13
27
13 Afriques, Musée de la photographie à
Charleroi, (sous la direction de) George Vercheval, 1999, p.6
28
Dans cette seconde partie, nous allons analyser les producteurs
et leurs oeuvres en trois
temps.
Tout d'abord, nous allons nous intéresser à
l'évolution historique et sociale de l'Afrique à partir des
années 80. Cette période marque, en effet, une rupture dans la
société, ce qui va bouleverser les traditions photographiques. La
modernité occidentale va introduire la rentabilité
économique et le machinisme, entre autre, qui vont modifier le travail
des photographes des studios photo. Ceux-ci vont devoir s'adapter au nouveau
mode de production et c'est ainsi que nous allons voir apparaître une
nouvelle génération de photographes que les spécialistes
de l'art vont qualifier de « contemporains ».
Afin d'analyser cette jeune génération
d'artistes, nous avons travaillé sur le catalogue de l'exposition des
7ème rencontre de Bamako14. Nous avons choisi
d'étudier les 37 artistes principaux, représentant quatre
catégories ; les 25 artistes sélectionnés par le jury
artistique du festival qui ont reçu des prix, les 9 artistes de la
catégorie « Nouvelle image » qui ont travaillé sur la
vidéo, les oeuvres de Samuel Fosso dont sa monographie a
été mise à l'honneur et 2 photographes
décédés pour lesquels le festival a souhaité leur
rendre un hommage. Après avoir travaillé sur les données
que nous a offert le catalogue, nous avons complété nos analyses
avec des interviews d'artistes, tirées du site Afrique in
visu15. Toutes les données ont été
répertoriées dans deux tableaux, un concernant les photographes
et leurs parcours professionnels et un autre sur leurs oeuvres.
14 VIIes Rencontres Africaines de la Photographie - Bamako
2007, dans la ville et au-delà, 2007.
15 Afrique in visu est la première plateforme
d'échanges autour du métier de photographe en Afrique. Le site a
été initié en octobre 2006 au Mali. Après
l'ouverture d'une cellule d'expérimentation du projet au Mali et au
Maroc, l'équipe d'Afrique in visu étend son action sur l'ensemble
du continent en particulier en République du Congo, République
Démocratique du Congo, Côte d'Ivoire, Tunisie ...
29
Notre méthode de travail a été
d'analyser, dans un premier temps, les photographes afin de dresser leur profil
personnel et professionnel. Nous souhaitons ainsi démontrer
l'évolution de la personnalité de ces artistes que nous allons
pouvoir comparer aux recherches de Jean-Bernard Ouédraogo, qui a
travaillé sur les photographes des studios photo du Burkina Fasso et
leur production. Ces recherches sont en effet très précieuses
pour nous car, elles nous permettent d'avoir des données
chiffrées sur le profil des studiotistes et leur « habitus »
de travail. Ainsi, nous pourrons mieux analyser les différences qui
existent entre les deux générations.
Dans un second temps, nous nous intéresserons à
leur production. Nous avons centré nos analyses sur les techniques
utilisées et leur vision esthétique. Comme nous l'avons vu, les
photographies des studios photo étaient régies par les
mêmes codes techniques et esthétiques. Cependant, l'apparition de
l'individualisation a provoqué l'éclatement social et chaque
individu est devenu un sujet social conscient qui va développer sa
propre vision esthétique et sa technique de travail. Nous tenterons
ainsi de démontrer que les photographies Africaines d'aujourd'hui ne
peuvent plus être considérées comme un tout homogène
mais une production hétérogène que nous pouvons comprendre
par l'analyse personnelle de chaque artiste.
Ces deux analyses couplées seront nécessaires
pour mieux comprendre les relations sociales entre l'artiste et son
environnement humain d'une part, et l'artiste et les moyens de production
d'autre part.
30
A) Comment la dynamique historique de l'Afrique a
conduit la création d'une nouvelle génération d'artistes
créant une nouvelle forme esthétique ?
1. Intrusion de la modernité : bouleversements
L'analyse de la création africaine contemporaine a
suscité de nombreux débats chez les spécialistes notamment
sur la définition d'un art contemporain en Afrique. D'un point de vue
sociologique, ces nouvelles données montrent les modalités de
recomposition des systèmes de production qui révèlent le
progrès de la pensée et de la représentation sociale qui
l'accompagne.
Nous l'avons déjà dit, les années 1980/90
montre une rupture historique, économique et sociale dans l'histoire de
la photographie. En effet, c'est à partir de ces années là
qu'on voit apparaître le numérique dans les studios photo qui
exprime l'émergence d'un nouveau métier et d'un nouveau mode de
représentation né en Europe. Dès lors, on va voir
apparaître une grande industrie de la photographie qui va avoir pour
conséquence, un bouleversement des normes de production dans l'espace
photographique et la création esthétique.
Depuis l'essor de la photographie couleur en 1980, on
s'aperçoit que le dispositif de développement devient beaucoup
plus élaboré, ce qui oblige une plus grande qualification du
personnel. La mécanisation, de plus en plus présente dans le
développement, se traduit par l'apparition du photomaton et la
condamnation des studios photo. Cette nouveauté dans le monde de la
photographie va provoquer la disparition de la photographie en noir et blanc,
au profit d'images plus « réalistes » qui favorisent
l'expression des apparences.
Tout ceci va provoquer un changement esthétique et
technique qui touche la photographie et le client.
L'introduction du machinisme dans la production va
également pousser l'indépendance à domicile des
photographes, qui deviennent de plus en plus nombreux, puisqu'ils sont
dépossédés au niveau technique. Ces nouveaux photographes
vont tenter de maintenir leur travail en acceptant les conditions de
productivité imposées par le progrès. Dès lors, on
assiste à une véritable lutte des studios qui vont devoir mettre
en place les nouvelles pratiques tout en gardant le côté
symbolique, afin de survivre dans ce monde moderne.
31
L'apparition de la caméra à cette époque
n'arrange pas les choses même s'il a fallu restructurer la division
interne du travail studiotiste en réponse aux contraintes techniques et
commerciales qu'entraîne l'imposition du nouvel ordre social. Tout ceci
amène un nouveau rapport clientèle et des prestations de service
différentes. Cette standardisation va avoir pour conséquence, le
réaménagement de la maîtrise technique, l'invention d'un
nouvel esthétisme, ainsi qu'une nouvelle relation avec le marché.
Les relations de travail sont désormais sous la coupe de la
rentabilité économique.
De plus en plus, tous les procédés techniques
arrivant de l'Europe sont intégrés dans les machines. Ce qui, a
fortiori contribue à réduire l'intervention humaine qui doit
réinventer son mode d'intervention. C'est dans ce contexte moderne
qu'apparaissent les photographes ambulants, de presse, de spectacle et enfin
les photographes amateurs. L'errance devient dès lors, une des
modalités d'entrée dans ce métier pour ces jeunes
photographes. L'activité extérieure nommée «
reportage » est la plus rentable réservée aux élites
en rupture avec les studios.
Ces photographes ambulants vont casser l'économie de
marché :
- Élargissement dans la sphère publique :
photographie prise partout, - Appauvrissement du marché des studios.
De plus en plus, on assiste à une valorisation
technique de reproduction mécanique. Là où c'était
l'individu qui comptait, dans les années 1980/90, la volonté est
dorénavant d'aller de plus en plus vite, tout en étant plus
rentable. Le métier devient par conséquent impersonnel.
L'ordre social change en même temps que la reformulation
esthétique de la représentation. C'est ce machinisme qui va
redéfinir les places sociales dans les ateliers comme à
l'extérieur. Les photographes victimes de la dépossession sont
alors démunis face à la puissance sociale marchande dominante.
Toutes ces transformations sont intégrées dans un nouveau
système social lié par l'argent.
32
2. La notion d'un art contemporain africain
C'est dans cette période de bouleversement
qu'apparaît la reconnaissance de ces nouveaux artistes par les pays
occidentaux, vus comme des artistes contemporains à part entière.
Comme nous l'avons dit, voilà une vingtaine d'années aujourd'hui
que l'art africain contemporain trouve une audience, un public. Il est devenu
naturel de trouver des artistes issus du continent africain dans les grandes
biennales internationales ou dans les galeries européennes,
américaines ou japonaises.
Des publications telle que Revue noire16,
ont fourni une base théorique dans laquelle les uns et les autres ont pu
puiser la matière qui est venue nourrir une discussion qui a pris son
ampleur à la fin des années 80. Des expositions collectives ont
également tenu leur rôle dans ce qui pourrait apparaître
aujourd'hui comme une reconnaissance. Mais dans le panorama global que le
nouvel ordre économique mondial veut absolument imposer, le rôle
de l'Afrique et de ses artistes reste encore à définir.
L'un des paradoxes qui intervient dans l'élaboration
d'une définition d'un art contemporain africain est qu'elle s'est
déroulée en dehors du continent lui-même. En effet, les
rares manifestations organisées sur le sol africain sont les biennales
de Bamako et de Dakar17. C'est ainsi que les questions qui
sous-tendent la reconnaissance de la production artistique africaine demeurent
: Que reconnaît-on exactement ? Selon quels critères et quelles
stratégies ? Comment se définit sa contemporanéité
?
Il est impossible de qualifier une oeuvre de contemporaine car
la définition même de « contemporain » diffère
selon l'individu. Pour un collectionneur et un marchand d'art, il s'agit du
portrait de studio noir et blanc, dont le plus célèbre des
représentants est Seydou
16 Fondée en 1985, La Revue Noire est née de la
volonté d'une poignée d'amis de rassembler des textes
marqués par le témoignage. Ces témoignages de voyages, de
rencontres, de recherches personnelles traitent des sujets sur l'Afrique dont
la prose, la poésie, l'écriture musicale, le dessin et la
photographie.
17 La Biennale d'art africain contemporain de Dakar au
Sénégal existe depuis 1990. Son rôle est de mettre en avant
la richesse de la création plastique de tout le continent africain, afin
de la valoriser et de le promouvoir.
33
Ke
·ta. Pour un critique d'art contemporain, la
photographie contemporaine africaine est celle de Mohamed
Camara18.
L'Afrique n'a pas de courants à proposer, et les
écoles que l'on y dénombra dès les années 1930/1940
furent pour la plupart le fait d'européens exilés. L'histoire de
l'art et la reconnaissance d'un art contemporain africain c'est
développé au travers de chaque exposition qui a suscité un
débat et affirmé son point de vue. C'est ainsi que peu à
peu, le domaine de l'art contemporain africain est devenu un vaste champ de
bataille économique et théorique. Une bataille qui a contraint
ses différents intervenants à avancer des définitions
parfois trop définitives. Le débat a été d'autant
plus passionnel que l'on ne saurait, en Afrique, séparer l'art de ses
conditions d'existence et que, à travers toute tentative
d'appréhender une vérité mouvante, c'est une
définition de l'Afrique et des Africains qui apparaît en
trompe-l'oeil.
En effet, ces interrogations sous-entendent le problème
du regard. Face à une image produite par un Africain, la plupart des
spectateurs occidentaux seront malgré tout, encore et toujours,
imprégnés de certains clichés qu'ils désirent
trouver et qui ne seront pas présents lors d'une exposition. Le regard
du photographe ne sera pas totalement vierge d'une influence occidentale. En
tant que technique, la photographie est déjà un héritage
européen. Les premiers photographes africains ont de ce fait
été en contact avec une manière de travailler, de voir et
de cadrer qu'ils ont appris auprès de leurs homologues européens
dans les centres urbains d'Afrique ou dans les métropoles. La
différence va surtout se marquer dans la sensibilité et
l'empathie face au sujet et notamment dans la relation avec le
modèle.
En outre, les changements des sociétés
africaines et l'émergence d'une individualisation du métier de
photographe dans les années 1980/90 vont s'accompagner d'un nouveau
regard contemporain des spécialistes de l'art en Europe. Ainsi, les
nouvelles photographies proposées par le festival mis en place en 1994,
vont alimenter le débat sur cette définition de l'art africain.
D'un point de vue théorique, on notera deux tendances dans ce que nous
nommons la « création africaine contemporaine ».
18 Né en 1983, Mohamed Camara est un jeune
photographe malien représenté par la galerie parisienne Pierre
Brullé.
34
La première est « internationaliste », soutenue
par Revue Noire qui refuse tout exotisme et africanisme triomphant,
traduite dans la collection de l'Allemand Hans Bogatze. La seconde peut
être qualifiée de « authentique », héritée
des Magiciens de la Terre19, et largement
représentée dans une collection comme celle de John Pigozzi.
À partir des Magiciens de la Terre, des
expositions comme Africa Hoy20 ou encore Neue Kunst aus
Afrika21, on préconisé une certaine vision de la
création contemporaine, longtemps opposée à celle des
« internationalistes ». Néanmoins l'art africain est devenu au
cours de ces années-là un véritable sujet de débats
théoriques, illustrés par de nombreuses expositions et la
présence de plus en plus importante du continent africain dans les
grandes manifestations internationales. À cet égard, l'initiation
de la biennale de Dakar, dont l'objet était de se concentrer sur la
création africaine, arriva à point nommé pour jouer un
rôle de repère.
***
Afin de ne pas tomber dans une caricature occidentale, il est
important de considérer l'artiste contemporain africain dans sa
singularité de son aspiration, en dehors de tout contexte que celui qui
le fait être. Par contexte, nous entendons bien ici l'expérience
individuelle. Il semble en effet nécessaire de réfléchir
non plus par rapport à un marché mais de revenir à
l'artiste.
19 L'exposition « Les magiciens de la terre
» s'est tenue du 18 mai 1989 au 14 août 1989 au Centre Georges
Pompidou, commissaire Jean-Hubert Martin.
20 Las Palmas, 1991, commissaire André Magnin.
21 Berlin, 1996, commissaire Alfons Hug.
B) Nouveau visage, nouveau regard
Toute photographie suppose deux choses :
- une mise en phase (préparation de l'espace), - un regard
qui coordonne.
En effet, l'activité photographique dévoile la
personnalité du photographe, puisque toute photographie est subjective,
dans le sens où, elle est préparée consciemment par
l'artiste. De ce fait, il semble nécessaire d'analyser leur parcours
professionnel afin de pouvoir retracer la « carte d'identité »
de cette nouvelle génération d'artiste.
Dans le but d'être le plus précis possible, nous
rappelons que les données sont basées sur l'étude de 37
artistes répartis comme suit :
- 26 artistes dans la catégorie « Sélection du
jury artistique »
- 8 artistes dans la catégorie « Nouvelles images
»
- 1 artiste dans la catégorie « Monographie »
- 2 artistes dans la catégorie « Hommages »
Ces 37 individus sont les principaux représentants de
la 7ème Rencontre du festival de Bamako.

24%
Sexe
76%
Homme Femme
Dans un premier temps, nous nous sommes
intéressés au sexe et à l'âge des artistes. Il
s'avère que 76% sont des hommes, contre 24%
de femmes. La présence des femmes dans la sélection est
un marqueur de modernité puisque dans toutes recherches et lectures que
nous avons pu effectuer sur les photographes africains, il a
toujours été question d'hommes.
35
Malheureusement, aucune analyse n'a été
effectuée sur le sujet, par conséquent, nous ne pouvons pas
proposer de donnée chiffrée afin de comparer et d'appuyer notre
constat.
36
Néanmoins, il est important de signaler qu'environ un
quart des participants représentés est reconnus au festival sont
des femmes.
De même, d'après nos analyses, cette nouvelle
génération d'artistes est relativement
jeune, pour la plupart (32%) elle se situe
entre 30 et 35 ans. Cela signifie qu'elle a connu les transformations au niveau
de la société et de la pratique photographique et qu'ils ont
réussi à renouveler ses travaux et à trouver sa place dans
le nouveau panorama culturel. Néanmoins, on notera une présence
relativement importante des 35/40 ans, à hauteur de
22%, 14% ont entre 40 et 45 ans, et les
artistes de 45 et plus représentent 24%. Par rapport
aux tranches

24%
14%
5%
3%
22%
Age
32%
25 - 30 30 - 35 35 - 40 40 - 45 45 +
Décédé
d'âges, ces artistes sont, en réalité, les
anciens apprentis des studios photo. D'ailleurs, après la lecture des
interviews ou biographies, on s'aperçoit qu'environ 75%
de ces artistes ont travaillé dans un studio photo et dans
certains cas, en possèdent encore.
Ces données illustrent parfaitement nos propos, sont la
réorientation des studiotistes, qui après les années 1980,
sont obligés de travailler indépendamment et de suivre dans un
système social où l'argent et la rentabilité
économique régissent le travail.
Seul 3% représentent la
catégorie la plus jeune (25/30 ans). Cette différence qui existe
avec les autres données s'explique par les formations souvent
universitaires que les jeunes artistes suivent aujourd'hui, avant de devenir
professionnel. En effet, comme nous l'avons déjà expliquer dans
le premier chapitre, les Africains optaient pour ce métier par
défaut et ne souhaitaient pas avoir la qualification d'artistes, qui
était souvent associée au titre d'expert professionnel.
37
Afin de mieux évaluer la différence et
l'évolution du statut de ces artistes, nous proposons de regarder
quelques chiffres tirés des recherches Jean-Bernard Ouédraogo sur
les les photographies de studio au Burkina Faso 22. En effet, son
étude traitant de la question des usages sociaux de la photographie de
studio en Afrique, peut nous aider dans la compréhension de nos
données actuelles. Sa méthode a été de questionner
19 studios au Burkina Faso et de construire des interviews approfondies des
studiotistes afin de pouvoir : - proposer une articulation entre
économie, technique, esthétique et la photographie de studio,
vues comme révélateur de la société.
- analyser la production d'oeuvres et sa réception en
cherchant sa source dans le social,
- tenter de comprendre et d'expliquer comment par l'image et
dans l'image une société se construit, se pense et se
transforme.
Cet ouvrage étant assez proche de nos actuelles
recherches, nous pouvons extraire quelques données sociologiques afin de
mieux comprendre nos propres données.
De ce fait, selon les analyses de Jean-Bernard
Ouédraogo, dans la plupart des cas, c'était l'origine sociale qui
était décisive, au détriment d'un choix personnel ou de
l'école. A 77% des cas, le recrutement de l'apprenti
dans les studios photo se faisait par voie familiale (frères), contre
9% de relations professionnelles. A l'époque, le
parcours scolaire n'était pas fréquent chez les apprentis :
- environ 37,7% étaient
analphabètes
- 89,74% sont allés à
l'école (attention ce chiffre s'explique parce que le métier
d'apprentis était considéré comme une technique
d'apprentissage scolaire)
- 5,12% ont suivi le parcours scolaire
jusqu'à l'université
Ces informations sont révélatrices d'un mode de
fonctionnement ancien, où l'apprentissage d'un travail très
jeune, prime sur un parcours scolaire, voir universitaire. Comme nous l'avons
expliqué auparavant, le métier de photographe n'était pas
reconnu. La création du festival de Bamako a bouleversé ce statut
en apportant une reconnaissance et une valorisation du métier de
photographe. De ce fait, pour devenir photographe, les Africains vont
dorénavant devoir étudier. En effet, selon nos analyses sur les
37 individus, environ 76% d'entres eux ont obtenu un
diplôme universitaire contre 24% qui se
prétendent autodidactes.
22 Jean-Bernard Ouédraogo, 2002, p.103.
38
Le premier constat à noter, c'est qu'il existe une
multitude de formations qui sont principalement artistiques. En effet, la
majorité des artistes (30%) ont suivi une formation
liée aux Beaux-Arts. En deuxième position, à hauteur de
14%, on retrouve les formations en photographie, ainsi que les
formations en stage, souvent exercées auprès d'agence de presse
et de studios photo qui vont leur permettre d'apprendre la photographie sur le
terrain. Avec 5%, on retrouve en troisième position les
diplômes universitaires en lettre et sciences humaines, communication et
journalisme, ainsi que économie et finance. On notera, pour finir, les
formations en danse avec 3%.
Diplôme
Licence Lettre / Sciences Humaines
Formation en photographie
Formation en danse
Journalisme / Communication Beaux-arts
Finance / Économie Formation en stage Autodidacte

5%
3%
5%
24%
14%
14%
30%
5%
Ces résultats nous montrent plusieurs choses :
- contrairement aux photographes de studios, cette nouvelle
génération est dotée de formations et diplômes
universitaires (ce qui explique le chiffre de 3% d'artistes
ayant entre 25 et 30 ans puisqu'ils font des études longues),
- la formation en photographie n'est pas la principale voie
d'étude que les artistes ont choisie,
- ils restent une part importante de formation liée au
terrain, ainsi que l'apprentissage seul qui intervient en deuxième
position,
- les études sont principalement artistiques.
39
Ces analyses nous montrent que le métier de photographe
s'est professionnalisé en Afrique. Comme nous l'avons expliqué
auparavant, il n'y avait pas professionnalisation de ce métier. La
modernité du système social a introduit la stabilité
professionnelle avec les diplômes et les formations d'artistes. Le statut
individuel est définitivement installé et les artistes cherchent
leur place dans le nouveau système social moderne. Nous avons en Afrique
des acteurs sociaux conscients.
La modernité a également apporté un
nouveau phénomène en Afrique, qui est la mobilité de la
population. En effet, l'ouverture vers l'international va permettre aux
artistes de voyager et de suivre leur formation en Europe notamment. Ainsi, on
notera que 22% des formations ont été suivies en
Europe. Néanmoins, les photographes de la biennale sont 40%
à avoir obtenu leur diplôme en Afrique. Ce chiffre montre
que l'Afrique a su investir dans des centres de recherches et de formations
modernes, à l'instar de l'Europe. Ce progrès dans les
institutions favorise l'ouverture vers le monde international et par
conséquent, offre la possibilité aux artistes d'étudier et
de prendre conscience des travaux d'autres artistes. Environ 8%
des artistes ont suivi une double formation, une en Afrique et une en
Europe. Une autre donnée est révélatrice de cette
mobilité artistique : environ 25% de ces individus
vivent aujourd'hui en Europe et principalement sur Paris.
Cette mobilité artistique va propulser les artistes
africains sur la scène internationale et bouleverser leur rythme
professionnel en leur permettant de participer à de nombreuses
expositions. Environ 11% d'entres eux ont participé
à des expositions uniquement en Afrique, contre 16% qui
ont participé aux expositions uniquement internationales. En
parallèle, on notera que 57% des artistes ont
participé aux deux types d'expositions. Ce qui montre, encore une fois,
la présence de plus en plus importante des artistes africains dans le
panorama culturel international. Seulement 16% n'ont pas
encore exposé.
Cette popularité naissante va provoquer deux choses :
- 100% des artistes ont écrit ou
participé à l'élaboration d'ouvrages de types
bibliographique ou historique,
- 43% ont déjà été
récompensés par un prix national ou international.
40
***
Comme nous venons de le constater, les photographes africains
d'aujourd'hui présentent de grandes différences avec la
génération des studiotistes. Si on compare les données,
voici ce qui les caractérise aujourd'hui :
- la liberté individuelle permet de choisir le
métier de photographe par passion et non plus par contrainte,
- les études et diplômes sont primordiales afin de
réussir dans ce domaine,
- ils sont mobiles et ouverts vers l'international,
- ils exposent leur oeuvre en dehors du continent et ont
intégré le panorama culturel mondial.
Nous sommes par conséquent en présence d'un
nouveau visage d'artiste, qui grâce à l'apparition de structures
culturelles, tels que le festival de Bamako, va permettre aux photographes de
créer et d'exister. Le métier s'est donc
professionnalisé.
Compte tenu de ces différences entre les deux
générations, il semble important maintenant d'étudier leur
production et de voir si, en terme de technique et d'esthétisme, nous
noterons de telles différences.

6%
21%
Thèmes des photographies
4%
41%
4%
12%
12%
Ville
Urbain - Site industriel Urbain - Bâtiments Urbain -
Individus Rural - Paysage Rural - Individus Photos Studio
41
C) Technique et esthétique
Dans ce contexte d'éclatement artistique et de
modernité, nous devons déterminer s'il existe des « habitus
» au niveau technique et esthétique de ces artistes contemporains.
En se différenciant du parcours « non-professionnel » des
photographes de studios, on peut penser que la technique et l'esthétisme
ont changé. En effet, la perception du monde n'est plus la même,
ces nouveaux artistes sont amenés à explorer de nouveaux horizons
et à enrichir leur expérience sociale personnelle.
***
1. Archive de l'espace et du temps
D'un point de vue général, nos données se
basent toujours sur les 37 artistes précédents et leurs 144
photographies proposées sous 49 thèmes. Après avoir
répertorié les photographies, nous avons étudié
chaque thème abordé par les photographes qui tourne autour de la
ville et des périphéries (puisque nous le rappelons, le
thème d'étude de cette 7ème édition du
festival portait sur la vision que l'artiste a des villes et de ses alentours).
Une photographie délimite toujours un espace, qui soit urbain ou rural,
et se positionne dans un axe spatial qui englobe la ville ou la campagne.
42
Ainsi, après une première lecture, nous pouvons
constater que chaque artiste a abordé le thème global avec
beaucoup de différence. En effet, les sujets sont variés et
portent principalement sur le monde urbain. Environ 69% des
photographies retenues nous offrent une vision de la ville contre 27%
qui représentent sur le monde rural. Les 4%
restants correspondent aux photographies de Samuel Fosso23
prises dans un studio photo.
Parmi les photographies portant sur le milieu urbain, on peut
différencier plusieurs catégories : les photographies
présentant la ville en général (environ
12%), les sites industriels (4%), les
photographies des bâtiments (12%) et les citadins
(41%). On peut constater que les photographes se sont
davantage focalisés sur les individus que sur les autres sujets que peut
offrir la ville. Ceci dit, il faut relativiser ce chiffre puisque dans chaque
photographie dont le sujet principal est l'homme, nous pouvons voir des
détails de la ville en arrière plan. En ce qui concerne les
photographies rurales, le sujet principal est également l'homme (environ
21%) contre 6% de photographies portant
exclusivement sur le paysage rural.
Ces premiers chiffres nous permettent de constater deux choses
:
- les photographes ont chacun leur propre vision artistique et
abordent le thème de la ville et des périphéries de
façon différente,
- l'espace photographié est complexe et nous offre
plusieurs éléments à analyser et comprendre.
Sans revenir sur les photographies de studio, nous sommes
contraints de constater que ces photographies marquent une rupture avec les
précédentes. Premièrement, hormis les clichés de
Samuel Fosso, elles sont toutes prises à l'extérieur. Cette
différence montre bien le changement de mentalité dans la
recherche esthétique et technique. La vision ancienne qui
privilégie la tradition, la composition, la place de l'individu, les
costumes, etc. n'est plus le critère recherché par la nouvelle
génération.
À cause de leur passé et leurs
expériences professionnelles, nous avons des sujets sociaux conscients
qui ont leur propre vision du monde et qui cherchent à l'exploiter avec
de nouvelles techniques et une sensibilité artistique qui leur est
propre. Par conséquent, les
23 Samuel Fosso est né en 1962 au Cameroun.
43
photographies présentées sont très
différentes les unes des autres. Néanmoins, on notera qu'à
96%, elles représentent les villes ou campagnes du présent contre
4% qui sont tournées vers le passé. Ces chiffres ne sont pas
étonnants quand on sait que les quatre premières éditions
du festival avaient pour but de faire le bilan sur la création africaine
depuis quelques années. Aujourd'hui, les éditions ne sont plus
tournées vers le passé mais le présent et l'avenir. Ainsi,
le visage urbain et rural de l'Afrique étant en pleine mutation, les
photographes ont photographié ce qu'ils voyaient sans chercher à
analyser le passé.
C'est pourquoi la plupart des photographies sont
réalistes. En effet, environ 90% des clichés
représentent la réalité des villes ou des campagnes.
Seulement 10% des photographies sont empreintes à la fois
d'éléments réels et abstraits. Ces chiffres nous
révèlent l'orientation esthétique des photographes. En
effet, en considérant que chaque photographie est une « archive de
l'espace »24 urbain ou rural, cela suppose que les photographes
ont pour volonté de garder ou de sauvegarder des monuments, des lieux,
des paysages, des individus, etc. afin que le souvenir perdure à la
destruction du temps.
À partir de ces critères, les photographies du
festival de Bamako ne répondent pas uniquement qu'à des
critères esthétiques, mais bien plus, elles sont comme des
archives documentaires du continent, des villes, des gens, des costumes, etc.
Néanmoins, la photographie documentaire n'est jamais perçue
uniquement comme archive documentaire. Sa production et sa réception se
fondent à une appartenance à plusieurs registres de signification
à différents critères de définition de
l'événement.
24 Terme inventé par Pierre-Louis Spadone dans
l'introduction sa thèse, Une traversée de l'espace urbain :
la Paris Humaniste de la photographie, décembre 1995. Pour lui, une
photographie se présente comme un ensemble complexe de signification.
C'est cet ensemble qu'il convient étudier, pour saisir le sens d'une
composition photographique et qu'il définit en termes d'espace
photographique de l'archive.
44
2. Invention de nouvelles formes
Comme nous venons de le constater, les photographies
étudiées se présentent sous des aspects différents.
Cependant, leur réalisme nous permet de retracer le geste du
photographe, son regard, sa personnalité mais aussi ses influences et sa
technique. Dans cette sous-partie, nous allons nous intéresser à
sa technique.

4%
4%
4%
6%
4%
21%
Techniques
25%
19%
13%
Photo montage Recherche de perspective Photo artistique Photo
prise au sol Photo portrait
Photo préparée - mise en scène
Mode rafale
Photo studio
Photo prise à la volée
Ce premier graphique nous montre les différentes
façons de travailler des photographes. En effet, les oeuvres
proposées ont été élaborées selon des
techniques différentes dont la principale catégorie
(25%) peut être qualifiée de « photographie
artistique ». Ces photographes ont cherché à exprimer le
beau empirique au travers de leur appareil photo. A contrario, la
deuxième catégorie de photographies (21%)
correspond aux photos prises à la « volée » c'est
à dire que les photographes ont photographié leur sujet au hasard
selon les traditions du reportage photo. À côté de
ça, on trouve les photographies montages (19%) et les
photographes qui ont favorisé la recherche de perspective dans leur
prise de vue (13%).
45
À côté de ces résultats, nous
allons également trouver des photographies de type portrait
(6%), des prises de vue tirées uniquement du sol
(4%), des photographies préparées en avance avec
des mises en scène particulière (4%), certains
photographes ont favorisé la technique du mode rafale de leur appareil
photo numérique (4%) et enfin, des clichés pris
selon la technique des studio photo (4%). On notera
également que environ 30% des photographes n'ont pas
préparé leur prise de vue contre 70%.
Ces premières données, nous permettent de
constater un premier élément : cette nouvelle
génération d'artiste est hétérogène. Nous
pouvons déjà déceler différentes
personnalités artistiques qui utilisent des techniques
parallèles. Ces différences s'expliquent par leur formation. En
effet, certaines formations vont favoriser le reportage photographique à
la technique, d'autres l'inverse. Comme nous le savons, il existe plusieurs
métiers de photographes : photographe-reporter, photographe de mariage,
photographe d'architecture, photographe de studio, etc. Qu'on soit en Afrique
ou en Europe, il existe différentes façons de réussir dans
ce métier et de se spécialiser dans un domaine bien
précis. Cette spécialisation va dépendre des études
suivies. En l'occurrence, les analyses précédentes nous montrent
que les photographes africains ont aujourd'hui, différents profils
professionnels.
La différence se poursuit dans le choix de
l'utilisation de la couleur ou des clichés en noir et blanc. Ils sont
majoritairement 55% à réaliser des photographies
en couleurs, contre 41% en noir et blanc. Seul 4%
utilisent les deux techniques. On notera le retour important du noir
et blanc dans les clichés. En effet, comme nous l'avions
expliqué, avant l'arrivée des studios photo, les anciens
privilégiaient le noir et blanc car, selon eux, cela correspondait plus
à la réalité du monde. Les studiotistes vont eux
privilégier les clichés en couleur, symbole de modernité
à l'époque. Aujourd'hui, on s'aperçoit que les deux
techniques sont utilisées de façon presque égale. Si on
prend quelques exemples de photographes connus dans le monde entier comme
Cartier-Bresson ou Doisneau, leur photographie comptait un grand nombre de
clichés en noir et blanc. L'ouverture des photographes africains
à l'internationale leur a permis de connaître ces oeuvres et
d'avoir le choix technique et artistique. Tandis que les studiotistes
étaient guidés et régis par des codes techniques et
esthétiques, la nouvelle génération se retrouve
confrontée à une liberté artistique d'où ce retour
au noir et blanc.
46
De même, on l'a déjà expliqué, pour
un studiotiste, l'erreur du placement est fatale pour l'agencement harmonieux
des objets et des individus puisque tout est régi et codé par des
règles bien précises. On sait également qu'ils
recherchaient la netteté dans leur cliché, symbole d'une bonne
photographie, refusant ainsi d'explorer le potentiel de leur appareil photo.
C'est à partir de ces éléments que nous avons choisi
d'analyser le choix du cadrage et de l'optique des photographes africains
contemporains.
Cadrage et optique
Centrage / net
Décentrage / net
Centrage / flou
Décentrage / flou
Choix du cadrage variable /
net
Choix du cadrage variable / flou

8%
31%
18%
4%
37%
2%
Les photographies analysées sont à 37%
décentrées et nettes, contre 31% qui
ont leur sujet centré et net. Il faut savoir que le décentrage
d'une photographie est un fait contemporain, ainsi que le flou et
l'iréel qui correspond ici à 4% de photographies
centrées et floues contre 18% décentrées
et floues. On notera quelques photographes qui ont opté pour des
cadrages variables dont 8% sont nets et 2%
sont flous.
Toutes ces données nous permettent de constater que ces
artistes cherchent à casser les codes de la photographie de studio.
Rappelons-le les studiotistes devaient rester en accord avec la vision
naturelle d'où la recherche de la netteté et proscrire les
positions anarchiques. Aujourd'hui, les photographes africains ont
dépassé cette mentalité et explorent les
possibilités techniques qu'offrent le numérique ou
l'argentique.
47
3. Photographie subjective
Notre analyse sur les techniques utilisées par ces
jeunes photographes marque une grande rupture dans la manière
d'appréhender la photographie. Cette approche est devenue non plus
objective mais totalement subjective. Afin de compléter notre recherche,
cette sous-partie sera axée sur cette manière
d'appréhender chaque travail photographique qui va révéler
les origines sociales de l'individu.
***
Il faut savoir que depuis une trentaine d'année, la
pratique photographique en Occident s'est rapprochée du milieu des arts
plastiques, au point de devenir l'un des domaines où sont
abordées les problématiques artistiques les plus pertinentes par
rapport au monde actuel.
La photographie contemporaine se distingue d'une pratique de
la photographie classique par de nombreux aspects. En particulier, elle a su se
libérer des « deux alibis » que dénonçait Roland
Barthes dans un article de 1977 : « tantôt on sublime [la
photographie] sous les espèces de la "photographie d'art" qui
dénie précisément la photographie comme art ; tantôt
on la virilise sous les espèces de la photo de reportage, qui tire son
prestige de l'objet qu'elle a capturé ». La photographie
intéressait pour des qualités issues de
l'ingéniosité du photographe ou en tant que témoignage
héroïque. A partir de la fin des années 70, elle commence
à être utilisée pour ses caractéristiques
propres.
Tout d'abord, elle est pensée comme un outil conceptuel
plutôt que technique. C'est le cas chez Bernd et Hilla
Becher25, souvent apparentés à l'art conceptuel. Ils
photographient de manière systématique des bâtiments
industriels avec une technique traditionnelle, desquels ils dégagent une
approche esthétique et documentaire. Leur enseignement à
Düsseldorf influence toute une génération d'artistes, Thomas
Ruff26 et Andreas Gursky27, entre autres, dont les
25 Bernd et Hilla Becher sont des photographes allemands,
nés en 1931 et 1934.
26 Thomas Ruff est un photographe allemand, né
en 1958.
48
photographies monumentales, retravaillées par la
technique numérique, explorent les limites du réalisme. Cindy
Sherman28, quant à elle, interroge les effets de la
multiplication des images, dues aux mass media, sur notre interprétation
du réel et nos comportements. Certains artistes, comme Sophie
Calle29, revendiquent même le fait d'ignorer les
subtilités des manipulations techniques. Ils font appel, le cas
échéant, à des photographes professionnels pour
réaliser leurs clichés. Car l'essentiel de leur travail est
ailleurs, la photographie ne représentant qu'un des
éléments visuels de leur projet. Ce dédain pour la
technique et le métier se manifeste aussi par l'utilisation d'appareils
autofocus et, surtout, de la pellicule couleur qui renvoie à une
pratique grand public. Ainsi, certains photographes s'appuient sur le
modèle de l'album de famille, multipliant les clichés pour
dérouler une narration, souvent intime et autobiographique. Mais la
photographie couleur peut aussi être utilisée pour ses
qualités purement plastiques et jouer avec les composantes de l'image
comme dans une oeuvre picturale. Car, en dernier lieu, un grand nombre de
photographes utilise ce médium pour créer des images autonomes,
de même que les peintres se servent des couleurs pour réaliser
leur tableau. Pour Jeff Wall30, par exemple, si la photographie est
un moyen « up to date » pour créer des images qui s'inscrivent
sans anachronisme dans notre monde moderne, il la conçoit aussi dans le
prolongement des problématiques picturales classiques. De même,
Jean-Marc Bustamante31 cherche à « faire des
photographies qui aient valeur de tableau » et qui proposent des
représentations plutôt que des reproductions.
Trois orientations majeures marquent donc la pratique de la
photographie
contemporaine :
- celle du document qui contrarie ou sublime la
réalité,
- celle de la narration qui se rapproche du cinéma,
- celle de la tradition picturale qui donne à voir des
tableaux.
27 Andreas Gursky est un photographe allemand, né en
1955.
28 Cindy Sherman est une artiste et photographe
américaine, née en 1954.
29 Sophie Calle est une artiste plasticienne, photographe,
écrivaine et réalisatrice française, née en
1953.
30 Jeff Wall est un photographe canadien, né en 1946.
31 Jean-Marc Bustamante est un artiste
français, né en 1952.
49
Dans le cadre de notre recherche, nous souhaitons montrer que
les photographies africaines ont été élaborées
selon des démarches et recherches différentes. Cette
définition simplifiée de la pratique contemporaine va nous servir
de base pour étudier quelques exemples et mettre en exergue les
similitudes et différences au moment de la création de l'oeuvre
et du résultat. Néanmoins, même si nous avons tenté
de classifier les photographies, elles peuvent avoir des lectures multiples
selon chaque individu. On peut y voir des photographies documentaires et
esthétiques, puisque une photographie documentaire n'est jamais
perçue uniquement comme archive documentaire. Une photographie a
plusieurs registres de significations et il ne faut pas s'arrêter
à une simple définition de valeur esthétique ou pas, ou
d'une image insignifiante ou insignifiante. Au contraire, l'ensemble des
nuances d'une image documentaire peut caractériser l'image
photographique, de sa production à ses usages sociaux. Ainsi, notre but
ici, n'est pas de cataloguer chaque artiste et de placer sa production dans une
seule catégorie mais de montrer des démarches de travail
différentes.
50
3.1 Document qui contrarie ou sublime la
réalité
Dans le cadre de la première catégorie de
photographies, nous pouvons citer Sammy Baloji32 qui réalise
des reportages sur la culture du Katanga et l'héritage architectural de
l'époque coloniale. L'ethnographie, l'architecture et l'urbanisme sont
ses différents thèmes exploités. La lecture du
passé congolais au présent n'est qu'une forme d'analyse de
l'identité africaine actuelle après tous les régimes
politiques que cette société a connu. L'identité pourrait
se connoter par l'occupation de l'espace, l'exploitation de son environnement,
les manifestes ou les traces d'une civilisation qui s'est construite avant,
pendant et après la colonisation avant de parler de la mondialisation.
Son travail présenté au festival de Bamako présente une
réflexion autour de la mémoire et des vestiges de cette
colonisation.

Image Gégamines 1 « Mémoire »
2006
Cette image présente un lien direct avec le
passé colonial. Un passé qui a amené à l'existence
des villes de la province du Katanga. Ces villes s'étaient construites
autour des mines. L `image représente les traces d'un passé
proche et un passé présent. Cette photographie n'est pas une
simple prise de vue mais un photomontage alliant à la fois des images
documentaire et des images archives. Cette manière de travailler est le
reflet de ses débuts artistiques. En effet, avant de devenir
photographe, il travaillait dans le secteur de la bande dessinée. Par
conséquent, le photographe réinvente un style documentaire
particulier en superposant deux images, le passé et le présent ce
qui révèle sa volonté de dénoncer les abus qui
existaient et existent encore. Nous avons donc un premier exemple de
photographie à
32 Sammy Baloji est un photographe de la République
Démocratique du Congo, né en 1978.
51
vocation documentaire à la fois dénonciatrice et
révélatrice d'une réalité encore présente
dans le paysage culturel du Katanga.
Il existe des photographies où l'intention
esthétique est au centre des oeuvres. Nous pouvons citer par exemple les
travaux de Armand Seth Maksim33 et de Serge Emmanuel
Jongué34. Les deux artistes ont effectué, en marge de
leur activité, des réflexions personnelles qui ont fait passer
l'image du référent direct à une dimension
véritablement artistique. Serge Emmanuel Jongué a crée
dans sa série « La ville rouge » de 2005, des sortes
de paysages mentaux où se mêlent des souvenirs contemporains et
mystiques. C'est ainsi que la ville de Bamako apparaît comme intime et
universelle. Les oeuvres de Armand Seth Makim sont toujours spontanées
et vivantes. Il avait la volonté d'offrir au public les plus belles et
les plus insolites images de Madagascar.

Serge Emmanuel Jongué, extraits de « La ville
rouge », 2005.
33 Armand Steg maksim était un photographe de Madagascar,
1951 - 2006.
34 Serge Emmanuel Jongué est né d'un père
guyanais et d'une mère polonaise, 1951 - 2006.

Armand Seth Maksim, Les enfants aux lampions « autour
des enfants », 2001.

Armand Seth Maksim, La joie des enfants de rue « autour
des enfants », 2002.
52
53
Leurs oeuvres révèlent plusieurs
éléments sur leur formation et leur expérience de la vie.
Avant d'être photographe professionnel, Armand Seth Maksim a longtemps
sillonné la terre Malgache. Il était guide touristique de
l'île et il s'est très vite rendu compte de la gravité de
la situation malgache : déforestation, érosion du sol, pollution,
etc. Devenu photographe, il a souhaité offrir au monde une vision
positive de son pays d'où son intérêt pour les images qui
sont devenues des documents sublimant la réalité. Concernant
Serge Emmanuel Jongué, les images qu'il produisait ne se limitaient pas
à une quelconque représentation. Il usait de son appareil comme
un écrivain, pour décrire un monde intérieur et personnel.
En suivant des études de lettres au Québec il s'est
s'intéressé au rapport entre l'écrit et l'image dans son
doctorat. C'est à cause de ses recherches qu'il a
appréhendé son travail photographique comme documentaire. Chaque
photographie était plus envisagée comme un matériel brut
que comme un référent de la représentation. Son travail
interroge l'espace mental de la trace mentale. Ces clichés sur Bamako
sont vus à la fois comme documentaire, mais aussi comme de la photo
narration, comme les images que propose Jodi Bieder.
54
3.2 La narration qui se rapproche du cinéma
En 2003, Jodi Bieder35 a entamé un essai
photographique sur le sida et la drogue en Espagne. L'homme
représenté semble désarmées devant l'objectif du
photographe. Le but de cette photographie n'est pas d'en faire une image belle
mais dure et provocante. L'esthétique n'est pas la principale recherche
de l'artiste mais plutôt elle souhaite tracer un portrait réel et
résolument contemporain du monde qui les entoure. Ses travaux peuvent
être assimilés à ceux de la photographe des années
80, Nan Goldin36. Effectivement, les thèmes principaux
évoqués par cette photographe américaine sont la
fête, la drogue, la violence, le sexe et l'angoisse. Mais elle a avant
tout le désir de photographier la vie telle qu'elle est, sans censure.
Or, d'après elle, ce qui l'intéresse, c'est le comportement
physique des gens. Elle traite de la condition humaine, la douleur et la
difficulté de survivre.

Jodie Bieder, Cristino, « Las canas »,
2003.
Nan Goldin, Benjamin, 2001.
35 Jodi Bieder est une photographe d'Afrique du Sud, née
en 1966.
36 Nan Goldin est une photographe américaine, née
en 1953.
55
Cet exemple est très différent des autres
photographies proposées auparavant. Jodie Bieder était
journaliste et travaillait pour des journaux dans lesquels elle publiait ses
photographies. Sa façon de travailler est le reflet de sa formation
journalistique. Pendant 10 ans, de 1994 à 2004, elle a
dédié son travail à la société Sud Africaine
en photographiant dans les quartiers la jeunesse en marge. Dans tous ces
travaux, elle semble attachée à révéler des images
d'un pays au passé complexe où l'inégalité semble
ressurgir dans chacune de ses photos. La similitude avec une artiste
américaine est révélatrice de nos conclusions des
précédents chapitres, concernant l'ouverture vers l'international
et les différentes influences que la génération africaine
peut avoir aujourd'hui.
Dans la photographie narration, nous pouvons également
citer les travaux des artistes « Nouvelles images » qui sont apparus
avec l'édition de 2007. Sillonnant la ville de Bamako à la
recherche de leur sujet, les artistes ont témoigné de la
diversité sociologique de cette ville plurielle sur le thème
"ville et visage" en relation avec le thème "la ville et au
delà" de la Biennale Africaine de la Photographie. La technique de
travail est de trouver un thème et de l'exploiter par le biais d'un film
afin d'en raconter une histoire.
À ce propos, voici un extrait de vidéo couleur
de « Rue Saint-Jacques » 2007 de Nicène
Kossentini37. Depuis 2001, elle photographie des paysages lorsque
l'intensité diminue, souhaitant ainsi saisir et prolonger des instants
éphémères, immortaliser des traces effacées. Depuis
2002, elle utilise une caméra standard sur trépied, en plan fixe,
pour représenter « ce qui se transforme et ce qui change, ce qui
disparaît et apparaît. En effet, la vidéo montre, la
fragilité de l'image dans son mouvement et permet une plongée
silencieuse vers des territoires inaccessibles »38.
37 Nicéne Kossentini est une vidéaste tunisienne,
née en 1976.
38 Citation de l'artiste tiré du catalogue du festival de
Bamako, 2007, p. 256.

« Rue Saint Jacques » extraits vidéo
couleur, 7min, 2007
L'introduction de la dimension du « mouvement » dans
les Rencontres de Bamako obéit à deux objectifs :
- ne pas figer l'image produite par les Africains qui voudrait
se limiter au documentaire, au portrait ou au photojournalisme,
56
- donner à voir d'autres manières d'envisager
l'image.
57
3.3 La tradition picturale qui donne à voir des
tableaux
Pierrot Men39 est certainement le meilleur exemple
dans le domaine de la photographie picturale qui donne à voir de
véritables tableaux. Peintre de formation, à travers son
appareil, tout devient graphique. Dans ces clichés, les ombres, les
personnages, l'architecture ou la nature deviennent les touches de tableau de
vie. Ses photos en noir et blanc étaient la base de travail pour ses
tableaux, jusqu'au jour où il bascule complètement dans la
photographie en 1985.

Sans titre Fianarantsoa, Madagascar, 1999.
39 Pierrot Men est un photographe de Madagascar, né en
1954.
58
Ces productions de tableaux photographiques sont techniquement
l'équivalent de peintures avec l'outil photographique, comme en
témoigne leur grand format. Mais il les organise en série, comme
s'il s'agissait d'enquêtes topographiques, ce qui procure à son
travail un caractère de neutralité, pour éviter tout effet
de dramatisation.

Mystic « Ankober », 2006.
Dans le même registre, nous pouvons citer la
série Mystic « Ankober » de 2006, de Michael
Tsegaye40. Également peintre de formation, à travers
le noir et blanc, il atteint une harmonie sereine qui se reflète dans
ces paysages de Ankober que l'on peut comparer à des portraits. Il y a
un équilibre très évocateur qui montre des scènes
de la vie de tous les jours dans une configuration mystique. Avec une technique
invariable et rigoureuse, le photographe procède de manière
systématique en plaçant la nature au centre de l'image,
minimisant le rôle des individus. Ce faisant, l'artiste introduit
plusieurs source de distraction dans ses clichés (individus, nuages, ou
fumée et environnement).
40 Michael Tsegaye est un photographe éthiopien, né
1975.
59
***
À la suite de nos analyses, nous venons de voir qu'il
n'existe pas une technique et un esthétique commun à tous les
photographes mais bel et bien plusieurs manières d'appréhender le
travail d'une photographie et différentes visions esthétiques.
Comme nous venons de le voir, leur parcours professionnel intervient dans la
manière d'appréhender chaque sujet au niveau technique. Le
côté esthétique de la photographie devient, par
conséquent, unique à chaque artiste. Le point commun qui unit ces
photographes c'est la modernité et leur démarche subjective qui
caractérise tout artiste contemporain aujourd'hui.
60
TRANSITION
Cette seconde partie nous permet d'affirmer que la vision
esthétique objective imposée aux studiotistes a laissé sa
place à une recherche esthétique subjective de chaque
photographe. À l'instar, des photographies contemporaines que nous avons
étudiées, les photographies de studio contiennent des
déterminations esthétiques multiples toujours cachées par
l'image finie. Elles sont le reflet de l'état historique des conventions
sur le beau, et en même temps, elles représentent
l'évolution locale à l'échelle de l'individualisation
sociale, des connaissances du soi et du monde des objets. Comme nous le savons,
les codes esthétiques étaient définis et chaque
photographie de studio montrant les mêmes caractérisques
techniques et esthétiques, c'est pourquoi les recherches de Jean-Bernard
Ouédraogo mettent en exergue des habitus communs aux studiotistes du
Burkina Fasso.
Aujourd'hui, nous sommes en présence d'une Afrique
résolument moderne, qui s'est détachée des traditions
anciennes. La production photographique présentée lors du
festival montre l'évolution des mentalités puisque nous avons mis
en exergue la professionnalisation du métier et son orientation vers le
monde international. Tandis que la photographie de studio était
centrée sur les traditions du continent et des individus, l'apparition
du festival a permis de connaître et de faire connaître ces
artistes qui « É jouent un rôle dans la
société. Ils inventent leur vocabulaire. Ils rêvent et
dénoncent la vérité au quotidien ». C'est dans ce
contexte que nous pouvons comprendre cette citation de départ qui
explique que chaque artiste a un rôle à jouer dans la
société. C'est grâce aux oeuvres que nous pouvons
accéder à la réalité du monde qui nous entoure. Ces
photographies sont bien plus que des archives documentaires car elles
permettent de casser la vision d'une Afrique ancienne, tournée vers ses
traditions. Aujourd'hui, les photographes ont une démarche contemporaine
en inventant leur propre langage sur une réalité que nous
apprenons à connaître.
Afin d'être le plus complet possible sur notre
étude sociologique des photographies contemporaines, il nous reste un
aspect à analyser qui est la diffusion et la réception des
oeuvres. Dans le dernier chapitre, nous allons mettre en exergue les
différents moyens de communications établis par les organisateurs
du festival afin de remplir son rôle de révélateur
d'artistes au monde entier. Nous verrons quelles mesures sont mises en oeuvre
par Cultures
61
France (principal partenaire du festival) pour permettre aux
artistes d'être exposés à l'étranger, et parfois de
signer un contrat avec une galerie.
En parallèle de cette étude, nous pourrons
analyser la réception des oeuvres pour percevoir les usages sociaux de
la photographie. Nous préconisons deux approches, afin d'être le
plus précis possible, la première étude portera sur
l'étranger et l'autre sur la ville de Bamako et plus largement la
population Africaine. Nous pourrons ainsi déterminer quelle est la place
accordée aux photographes et leur production en Afrique.
« Etre photographe, c'est être solide et
courageux, mais aussi avoir un objectif bien précis »
Mariétou Sissoko41
62
41 Propos recueillis lors d'un entretien avec la Maison
Africaine de le Photographie, premier numéro de l'éditorial :
www.fotoafrica.org
63
CHAPITRE 3
La photographie en Afrique n'a pas attendue l'arrivée
du festival de Bamako pour exister. C'est un art, comme nous l'avons vu dans le
premier chapitre, très populaire et intégré dans les
sociétés Africaines. Les studiotistes étaient en effet
très sollicités pour immortaliser les événements de
la vie. Cependant, aucun d'entre eux n'était considéré
comme des professionnels puisque leur rôle était, non pas de
créer de l'art contemporain mais plutôt de perpétuer une
tradition d'un mode de représentation.
Néanmoins, avant la création du festival,
plusieurs associations ont été créées dans le but
de réfléchir sur le statut d'un « photographe professionnel
». À ce propos, nous pouvons citer la création au
Nigéria, de la National Professional Photographers Association
(NPAA) en 1947 et l'Association des Photographes Professionnels du
Burkina-Faso (APPB) crée en 1978. Leurs objectifs étaient de
proposer une aide technique aux photographes afin de professionnaliser le
domaine.
Leurs actions, relativement faibles, ne permettaient pas de
diffuser à une échelle mondiale, cette nouvelle production
artistique. En 1994, les organisateurs des Rencontres souhaitent au
départ révéler au monde une production artistique
méconnue mais ce n'est qu'à partir de la 4ème
édition qu'ils ont voulu permettre aux artistes Africains d'exposer
à l'étranger et ainsi, d'être reconnus dans le monde de
l'art.
Ce festival, encore jeune, va tenter de contrer la vision
ethnocentrique du monde Occidental en facilitant l'accès à une
production méconnue et ainsi jouer un rôle de diffuseur
d'artistes. Ce faisant, nous verrons comment la réception des oeuvres va
s'effectuer à l'étranger.
À l'échelle mondiale, les Rencontres de Bamako
ont trouvé leur place dans le monde des festivals internationaux,
cependant, nous devons nuancer nos propos et voir comment ce festival est vu de
l'intérieur. Quelle place occupe t-il auprès de la population
Africaine ?
64
Comment ces photographies sont elles vus et surtout est-ce que
les photographes sont enfin reconnus pour leur professionnalisme ?
65
A) Diffusion et réception
1. Un festival diffuseur et révélateur de
talents
Il y a près d'une quinzaine d'années, les
Rencontres africaines de la photographie à Bamako faisaient
découvrir au monde de l'image l'oeuvre de Malick Sidibé. Ces
clichés ont depuis circulé dans le monde entier et l'artiste a
été récompensé à Venise, en recevant le Lion
d'or42 pour l'ensemble de son oeuvre. Cet exemple montre que les
artistes du continent africain ont conquis peu à peu les grands circuits
internationaux et que le festival joue un rôle de
révélateur et non de créateur de talents.
« La biennale, pour nous photographes africains,
c'est comme l'instance suprême, le moyen d'accéder au niveau
international »43 explique Harandane Dicko, dans son
entretien avec Afrique in visu. Effectivement, faire parti du festival
pour un photographe c'est pouvoir exposer à l'étranger.
Le festival n'est pas qu'une série d'expositions. C'est
avant tout un lieu d'échanges professionnels et une véritable
fête populaire pour toutes les couches sociales du Mali et les visiteurs.
Les nombreux partenaires maliens du festival, comme le Ministère de la
Culture du Mali, la Maison Africaine de la Photographie du Mali et les mairies,
ont décidé d'intégrer l'événement dans les
rues, à la rencontre des populations et ainsi créer une
émulation sociale autour de la biennale. Au cours du festival, des
concerts, des défilés de mode et des spectacles divers animent
les soirées. On y trouve également des conférences, des
débats et des exposés qui permettent aux photographes de
communiquer leur savoir-faire à ceux qui le souhaitent. Durant toute
cette période, les professionnels et les visiteurs peuvent s'enrichir
d'un art et d'une profession en constante évolution.
42 Cette récompense a été reçue le
10 juin 2007 lors de la 52ème Biennale d'art contemporain de
Venise, pour l'ensemble de ses oeuvres.
43 Entretien avec Afrique in visu :
www.afriqueinvisu.org
66
À ce propos Pierro Men, qui a participé au
7ème Rencontre de Bamako, explique dans un
entretien44, qu'il a « É toujours fait de la
photographie par passion, je n'ai jamais considéré mes prises de
vues comme un travail et une ambition autres que de me faire plaisir et de
faire plaisir autour de moi É c'est peut être là ce que m'a
apporté la Biennale de Bamako : de nouvelles rencontres, élargir
ma famille photographique avec des gens issus d'horizons que je ne connaissais
pas forcément É et puis me rendre compte que justement,
malgré nos différences, nous sommes de la même famille :
celle de la photographie É Ce type de rencontres est de toute
façon encourageant : c'est cette passion qui nous fait nous rencontrer
et nous faire sentir moins seul face aux difficultés de nos
activités artistiques É »
Le festival n'est pas seulement un tremplin vers
l'international, il permet aux photographes Africains de rompre leur isolement
et ainsi de connaître les différents travaux de leur
collègues.
***
Au niveau national, la création de ce
festival à Bamako a eu pour conséquence la création de
deux autres structures dans la ville, qui ont pour but de soutenir et
d'accompagner les artistes au quotidien.
L'association suisse de coopération internationale
Helvetas Mali a créé, en 1998, le centre de Formation en
Photographie (CFP). Il s'agissait, pour l'organisation helvétique, de
renforcer le secteur déjà dynamique de la photographie malienne
en formant de plus en plus de jeunes pour une meilleure présence du Mali
à sa propre biennale, tant sur le plan quantitatif que sur le plan
qualitatif. Jusqu'en 2004, Helvetas Mali qui gérait le CFP en est
restée la principale source de financement. Depuis 2005, il a
été créé une structure de droit malien pour
poursuivre les actions d'Helvetas Mali : l'Association Cadre de promotion pour
la Formation en Photographie (CFP). Le but de cette nouvelle structure, entre
autres, est de garantir la pérennité des acquis dans un contexte
d'autonomie dans la gestion générale du centre. Sans tutelle et
condamnée à générer des ressources pour
s'autofinancer afin de survivre, l'association CFP fait l'expérience de
la recherche personnelle de financement pour la
"" Entretien avec Afrique in Visu.
67
réalisation de ses propres projets aussi bien que pour
le fonctionnement du centre de formation en photographie.
Les objectifs de cette association sont :
- d'assurer la promotion de la photographie à travers une
formation de qualité (initiation
et perfectionnement),
- de favoriser la professionnalisation du secteur,
- de faciliter les rencontres et les échanges entre les
professionnels de l'image.
Harandane Dicko, qui a suivi cette formation, explique
à son sujet que « Ce centre m'a permis d'être photographe
car j'ai pu suivre une bonne formation qui m'a permis d'atteindre mes objectifs
mais je continue toujours d'apprendre. Il m'a surtout appris techniquement
entre autres : le laboratoire, l'éditing, É »45
Cette structure permet effectivement de suivre une formation
professionnelle afin d'obtenir le statut de photographe.
Avec un autre objectif, la Maison Africaine de la Photographie
(MAP) a été créée en 2004 afin d'unifier la
création photographique. Elle répond au statut d'un
établissement public à caractère scientifique,
technologique et culturel, bénéficiant de l'autonomie de gestion
et d'un patrimoine propre affecté par l'Etat. De droit malien, avec
cependant une vocation panafricaine affirmée, la Maison est au service
de tous les opérateurs photographiques d'Afrique et d'ailleurs, sans
exclusive. Elle abrite le siège de la direction générale
des Rencontres Africaines de la Photographie. Sa mission consiste
essentiellement en un travail de collecte, de conservation, de promotion et de
diffusion des oeuvres du patrimoine photographique africain. Elle apporte son
appui aux organisations et photographes professionnels, dont elle favorise les
échanges aux échelons africain et mondial. À ce propos,
elle est en train de créer un répertoire qui correspond à
un outil d'organisation sur le paysage photographique pour identifier les
photographes, studios et associations de photographes. Ce répertoire
servira aux professionnels qui souhaitent découvrir les
différents univers artistiques de leur voisin.
45 Entretien avec Afrique in Visu.
68
***
Au niveau international, ce festival a un
rôle de diffusion artistique. Au fur et à mesure des Rencontres,
son objectif s'est affiné et les méthodes de diffusion se sont
élargies. Les organisateurs invitent plusieurs professionnels
occidentaux tels que, des commissaires d'expositions, des galeristes, des
critiques d'art, des journalistes, etc. afin de créer une communication
autour de l'événement. De nombreuses parutions découlent
des Rencontres comme le catalogue du festival distribué dans plusieurs
pays, des articles dans des revues comme Revue Noire ou
Bamako-Culture, des entretiens diffusés sur internet (exemple :
afrique in visu, africultures, actuphoto, etc.).
Toute cette communication va avoir pour conséquence deux
changements pour les artistes : - des expositions itinérantes à
travers le monde entier,
- des galeristes qui vont représenter des photographes
et les exposer régulièrement.
En ce qui concerne les expositions itinérantes,
Cultures France est devenue, depuis 2001, la référence. En effet,
à l'issue de chaque édition des Rencontres Africaines de La
Photographie de Bamako, des modules d'expositions, issus d'une sélection
de photographies présentées dans la capitale malienne sont mis
à la disposition des institutions muséales, centres d'art,
centres culturels et des manifestations saisonnières.
Pour la 7ème rencontre, les responsables de
l'événement ont décidé de composer trois
expositions qui correspondent aux différentes demandes parvenues depuis
maintenant huit années. Ces trois expositions sont composées
comme suit, un module de 248 photographies, un autre de 126, et enfin, un
module de 40 photographies destinées au réseau culturel
français. Cette proposition a permis aux différents partenaires
de faire leur choix en fonction de la surface de leurs espaces et des objectifs
poursuivis par leurs différentes manifestations. Ces trois expositions
ont été conçues de manière à respecter
l'esprit et la thématique des 7èmes Rencontres.
À la fin d'une Rencontre, Cultures France va diffuser
largement ces oeuvres pendant deux ans. Afin d'illustrer nos propos, voici
quelques exemples de dates46 :
46 Dates et lieux tirés du site officiel de Cultures
France.
69
- 25 avril au 14 juin 2008 : Fès (Maroc) Les Rencontres
internationales de la Photographie
- 16 mai au 10 juin 20008 : Yokohama (Japon)
- 8 juillet au 14 septembre 2008 : 39e édition des
Rencontres d'Arles (France)
- 7 août au 30 septembre 2008 : Festival de la Luz,
Festival de la photographie à Buenos Aires (Argentine)
Grâce à ces expositions et cette émulation
médiatique, certains photographes vont travailler étroitement
avec des galeristes. C'est le cas de Jodie Bieder, représentée
par la Fifty One Fine Art47 en Belgique ou Samuel Fosso par la
galerie Jean-Marc Patras48 située à Paris. Pour un
Africain (ou tout autre artiste contemporain), le rôle d'une galerie est
primordial puisqu'elle permet de soutenir l'artiste dans le monde de l'art et
d'en assurer la promotion par divers moyens : expositions récurrentes
dans le lieu, manifestations, foires en France ou à l'étrangers,
prêt d'une oeuvre, diffusion de l'information, réalisation de
document et d'affiches, mailing, etc.
Son rôle dans la société est important,
puisqu'elle a la responsabilité de promouvoir l'artiste et d'alimenter
le paysage culturel actuel et futur. Les oeuvres exposées sont ainsi
soumises à une appréciation et une critique extérieure.
Les ventes d'oeuvres sont le symbole d'une validation par le public du travail
de l'artiste. L'artiste est ainsi conforté dans ses choix. L'art
étant toujours soumis à une appréciation très
subjective, il a besoin de cette confirmation. Même si on en parle moins,
si elle est moins visible, plus privée, la validation du travail d'un
artiste par l'acquisition de son travail est probablement la plus importante
car elle est plus évidemment sincère (l'acheteur s'engage
personnellement et en paie le prix) que la critique, la reconnaissance
muséale ou institutionnelle. La galerie d'art contemporain joue donc un
rôle clé dans le développement et l'avenir de la
carrière des artistes qu'elle représente.
47
www.gallery51.com
48
www.jeanmarcpatras.com
70
2. Une réception mitigée
Les nombreuses expositions itinérantes et l'implication
de certains galeristes auprès de ces artistes Africains montrent que la
photographie Africaine contemporaine est intégrée dans le paysage
culturel international. Cela dénote une certaine curiosité de la
part des professionnels de la culture, une ouverture artistique et une
volonté de faire découvrir la production artistique d'un
continent, qui a sa place dans l'art en général.
Concernant la réception des oeuvres,
Panofsky49 explique que l'expérience d'une oeuvre d'art ne
dépend pas que de notre sensibilité et de notre entrainement
visuel mais surtout de notre équipement culturel. L'équipement
culturel peut être mis en relation avec la notion « d`habitus »
de Pierre Bourdieu. En effet, des personnes appartenant au champ artistique, ou
s'intéressant à l'art en général, auront acquis des
codes qui leur permettront d'appréhender une oeuvre dans sa
totalité.
L'intention artistique du photographe est au centre de cette
étude. En effet, ses choix esthétiques et la destination
souhaitée vont nous permettre d'établir les conditions sociales
de réception. Cette construction de l'image souhaitée va aussi
être dirigée par la commande de l'artiste. Dans notre cas, les
photographies, que nous étudions, rentrent dans le cadre d'un sujet
donné qui est la ville et ses périphéries, ce qui change
les intentions esthétiques artistiques du photographe.
Comme nous l'avons démontré dans le second
chapitre, les photographies ont été élaborées avec
des techniques et un esthétisme contemporain. Le thème
abordé est l'occasion de porter un regard moderne sur la configuration
spatiale de la ville et ses relations périurbaines. Les images
proposées au public international répondent à des
préoccupations actuelles mondiales puisque nous nous interrogeons
toujours sur cette limite des espaces et ce qu'elles engendrent.
Ainsi, ces photographies apportent à chaque visiteur
d'exposition, qu'ils soient en France, au Japon ou en Amérique du Sud,
une vision contemporaine du continent Africain. La
"9 Panofsky, problèmes de
méthode, in l'oeuvre d'art et ses significations, 1969.
71
photographie africaine, telle qu'elle est
présentée ici, répond dorénavant aux lois du
marché de l'art et de l'esthétique occidentale.
Pour illustrer nos propos, nous avons analysé le
bilan50 de la 39ème édition des Rencontres
d'Arles, qui se sont déroulées du 8 juillet au 14 septembre 2008,
dans laquelle plusieurs photographes Africains y étaient exposés.
Le bilan est très positif puisque environ 305 000 entrées ont
été enregistrées, soit une hausse de 10% par rapport
à l'édition de 2007. Le premier prix du festival appelé
« Prix de la découverte 2008 » a été
attribué à un photographe sud Africain, Pieter Hugo remportant
ainsi la somme de 25 000 €.
Outre les collectionneurs et les galeristes, cette
photographie inspire également le monde de la mode. L'engouement pour
les portraits de Seydou Ke
·ta, mais aussi de Malick Sidibé et
de Samuel Fosso a d'abord touché le milieu des créateurs de mode,
portés par une dynamique qui s'apparente au «recyclage du kitsch
africain»51.
Nous ne pouvons pas étudier la réception des
oeuvres en occident sans citer l'exemple de Samuel Fosso qui s'est
imposé comme l'un des pionniers du renouveau de la photographie
Africaine. Ses oeuvres sont des autoportraits de l'artiste
métamorphosé en icône des grands leaders des
indépendances Africaines, du Mouvement des Droits Civiques aux
États-Unis ou de monuments culturels Noirs comme Martin Luther King. Son
style décalé connaît actuellement un grand succès
auprès des professionnels et des visiteurs. Le fait de travailler avec
la technique des studios photo et de l'associer à un esthétisme
contemporain explique l'engouement du public face à ces images hors
norme. Sa réinterprétation de personnages mondialement connus
permet au public d'accéder plus facilement aux photographies.
Nous l'aurons compris, les photographies Africaines actuelles
connaissent un grand succès à l'international car leurs codes
esthétiques et techniques peuvent être assimilés aux
productions d'artistes occidentaux. Cependant, est-ce le cas en Afrique ?
50 Bilan des Rencontres de Arles tiré du site officiel
:
www.rencontres-arles.com
51 Jean-Loup Amselle, L'Art de la Friche, 2005.
72
Les organisateurs du festival de Bamako et leurs partenaires,
ont cherché, au départ, à intégrer les Rencontres
dans le paysage culturel mondial et faire de Bamako le miroir de la
photographie contemporaine Africaine. Ce n'est qu'à partir des
7ème Rencontre que les organisateurs ont souhaité
travailler sur l'intégration du festival auprès de la population
locale, en organisant, comme nous l'avons dit, des défilés de
modes, des spectacles et concerts dans les différents quartiers de la
ville.
Pour accentuer cet effort, la télévision
malienne et les radios locales ont diffusé aux heures de grande
écoute "Foto Fasa", un hymne entraînant et foncièrement
optimiste à la gloire des photographes, écrit par Simon Njami
commissaire des Rencontres pour la quatrième fois.
Cependant, les Rencontres restent pour l'essentiel un
événement professionnel et ils n'ont pas encore réussi
à rencontrer leur public sur le plan local.
Cette difficulté s'explique par deux choses :
- premièrement, le festival doit repenser la
scénographie des expositions en les intégrant dans le paysage
urbain de la ville et améliorer la visibilité des oeuvres.
- le public Africain porte un regard différent face aux
photographies contemporaines.
En effet, il faut savoir que les Africains voient toujours la
photographie comme un moyen de conserver le souvenir d'événements
de leur vie, et pas encore comme un art. Cette vision conservatrice est
révélatrice d'une société ancrée dans ses
traditions et toujours marquée par le système de
représentation qu'offre les studios photo. Ce constat sous-entend
d'autres problèmes que nous allons développer dans une seconde
partie.
73
B) Réalités sociales et contraintes
La création des Rencontres a permis de mettre au jour
une production artistique au grand public. Cependant, cette émulation
autour des producteurs et des oeuvres en Occident n'est pas perçue de la
même manière en Afrique, pour plusieurs raisons sociales.
Tout d'abord, il faut rappeler que les sociétés
africaines ne vivent pas de la même façon qu'en occident.
Malgré tout les progrès réalisés depuis quelques
années dans l'économie ou la politique des pays, il existe un
certain retard dans l'avancée vers la modernité. Tous les
spécialistes étudiant ces sociétés se sont rendus
compte qu'à travers la violence qui y sévit constamment, cela
traduisait l'absence d'une fonction d'intégration sociale,
l'inefficacité politique souligne le défaut d'une capacité
à poursuivre les buts, la pauvreté et la misère traduisent
l'absence d'une fonction d'adaptation à son environnement. Dans ce
contexte, on se rend compte que les sociétés Africaines sont
encore instables. Si on reprend la théorie de Pierre Bourdieu sur le
fonctionnement d'une société, en Afrique, les champs ne sont pas
encore clairement définis. Par conséquent, la place et le
rôle d'un photographe contemporain en Afrique reste encore à
définir auprès de la population.
Dans ce contexte, on peut comprendre que la photographie
contemporaine a du mal à trouver sa place dans les différentes
couches sociales. Effectivement, sa compréhension sous-entend un
équipement culturel comme nous l'avons vu. Pour la plupart de la
population, la photographie n'est pas un art à part entière, mais
un moyen de conserver un événement du passé. Cette vision
correspond parfaitement à celle des « anciens » et des
photographies des studios photo, qui servaient à se positionner dans la
société ou à immortaliser un moment donné. Les
Africains, en général, n'ont pas de culture photographique, ce
qui explique que la production contemporaine trouve un écho dans les
pays Occidentaux et non auprès de la population locale.
Cette culture de la photo studio est alimentée par des
photographes ambulants, toujours nombreux et en manque d'argent. En effet, ils
cherchent surtout à gagner leur vie en couvrant les mariages et les
baptêmes. Il n'y a qu'une minorité d'artistes qui pense à
mettre en valeur ses négatifs et qui se présente à
plusieurs concours photographiques. La rivalité qui
74
existait entre les « anciens » et la nouvelle
génération est toujours présente. Certains photographes
arpentent les rues à la recherche d'événements religieux
et civils à photographier, tandis que d'autres ont commencé
à penser leur travail comme un art et plus simplement comme un moyen de
saisir la vie quotidienne. Cette volonté de se détacher des
traditions engendre plusieurs difficultés pour un photographe
contemporain Africain.
Tout d'abord, au niveau financier, une photographe
malienne52 explique que, l'achat de matériels argentiques
noirs et blancs et numériques coûtent excessivement chers et il y
a peu de soutien. Un tirage numérique 10 x 15 coûte 5 fois plus
cher qu'un tirage argentique. Les possibilités de financement sont
faibles. Pour eux, la meilleure façon d'obtenir de l'argent c'est de
participer à des festivals qui offrent des prix à certains
artistes.
Au niveau social, le rapport avec la population est assez
difficile dans le sens où les individus se rebellent à chaque
fois qu'on les fixe dans l'objectif où ils leur demandent de l'argent.
Pour illustrer nos propos, Pierrot Men53 explique que pendant sa
résidence de deux semaines au Maric, en septembre 2007, il devait se
cacher et déclencher son appareil photo sur le côté, sans
avoir l'opportunité de viser et de travailler le cadrage. Il raconte que
le contact avec la population Africaine a été difficile,
contrairement à Madagascar où il a l'habitude de travailler avec
une population qui pose spontanément.
Le dernier problème est la « non-reconnaissance
» du statut professionnel de ces photographes. Nous pouvons citer à
cet égard Harandane Dicko qui explique que « Ici je ne suis pas
considéré comme un vrai photographe car les photographes ici ne
pensent qu'au studio. Ils n'ont pas de culture photographique si bien qu'ils ne
comprennent pas mon travail. »54 De même Adama Bamba dit
que « La photo est un métier noble mais très difficile car,
pour beaucoup de gens ici, un photographe ne mérite pas une certaine
aisance. Nous ne sommes pas respectés. Et pourtant tout le monde se fait
photographier du mendiant au
52 Entretien avec la Maison Africaine de la Photographie.
53 Entretien avec Afrique in Visu.
54 Entretien avec Afrique in Visu.
président. Nous sommes à la croisée de
tous les chemins, nous rencontrons les gens les plus sérieux, des
religieux, des prostitués É »55
Cette non-reconnaissance sociale dénote un profond
décalage entre une population locale tournée vers des principes
de représentation ancienne ou le photographe ambulant n'est pas un
professionnel, puisque ce statut est destiné aux laboratoires de
développement, et une minorité d'artiste qui cherche à
s'instruire et obtenir des diplômes prouvant leur professionnalisme.
Conscients de ces problèmes, les organisateurs du
festival, les dirigeants des ministères de la culture des pays
africains, et les différentes associations qui ont été
créées pour soutenir la production actuelle en photographie,
cherchent aujourd'hui différents moyens de communication afin
d'intégrer cet art contemporain auprès des populations.
***
Cette réalité sociale nous montre que le chemin
est encore long pour que l'art contemporain s'installe définitivement
dans les mentalités Africaines. Cette différence observée
dans la compréhension des oeuvres nous permet de révéler
le retard de ces sociétés par rapport aux pays Occidentaux. Ce
décalage devrait diminuer au fur et à mesure des années,
c'est ce qu'espèrent les organisateurs des Rencontres.
75
55 Entretien avec Afrique in Visu.
76
Conclusion du dernier chapitre
La création du festival de la photographie
contemporaine de Bamako a permis de révéler de nouveaux talents,
dont les images plurielles nous projettent dans un autre monde. Grâce
à lui, nous avons un autre regard sur le continent et sur plusieurs
photographes Africains qui ont intégré l'Histoire de la
Photographie internationale.
Cependant, la biennale et ses partenaires doivent accentuer
leur effort pour faire de Bamako un centre de ressources dans le domaine de la
photographie en Afrique. La construction d'archives photographiques des
Rencontres devient une des urgences des politiques culturelles qui souhaitent
créer une mémoire permanente.
Aujourd'hui, les Rencontres ont atteint une certaine
maturité mais il faut repenser la place du festival dans la ville et
intégrer les productions artistes dans les différents quartiers.
C'est en repensant l'espace scénique et la médiation culturelle
de l'événement que les individus évolueront dans leur
vision minimaliste du photographe et le rôle qu'il doit jouer dans une
société.
Dans ce contexte, on comprend mieux la phrase de
Mariétou Sissoko « Etre photographe, c'est être solide et
courageux, mais aussi avoir un objectif bien précis » car elle
reflète parfaitement ce problème d'identification sociale que
connaît chaque photographe qui s'est libéré du mode «
ancien » de représentation. Pour devenir un photographe reconnu en
Afrique, il faut travailler dur et persévérer dans le domaine
pour qu'un jour il puisse être exposé.
77
Conclusion générale
Cette étude a eu pour but essentiel de découvrir
une nouvelle génération d'artistes, d'en réaliser le
profil professionnel et d'étudier leurs productions artistiques.
Grâce à notre analyse, réalisée au préalable
sur le mode de représentation proposé par les studios photos,
nous avons pu constater que les photographes, du festival de Bamako, ont
évolué vers un professionnalisme et un esthétisme
contemporain.
En effet, nous avons prouvé que les oeuvres
présentées peuvent être qualifiées de «
contemporaines » grâce aux techniques utilisées et un
esthétisme résolument moderne. Ainsi, l'apparition de ce festival
a permis de faire connaître cette production artistique au monde entier,
contrant la vision ethnocentrisme véhiculée depuis le
colonialisme.
Aujourd'hui, ces artistes ont pris conscience de leur
liberté individuelle et souhaitent se battre afin d'être reconnus
comme « photographes professionnels ». Malgré le
développement des structures et des politiques culturelles qui
souhaitent faire évoluer ce métier, le chemin reste long puisque
le problème vient de la vision des populations, encore tournée
vers les images du passé.
C'est dans ce contexte que la phrase de Boubacar prend tout
son sens : « J'ai fait un rêve, c'est que le métier de la
photo se développe et Bamako se professionnalise et devienne vraiment la
capitale de la photographie Africaine ». Les sociétés
Africaines ne sont pas encore prêtes à accepter et comprendre un
art qui bouleverse les traditions de l'image véhiculée pendant
plusieurs siècles. Le jour où l'Afrique aura trouvé sa
stabilité économique, politique et sociale, les populations
comprendront l'importance de ce métier car c'est grâce à
l'image que les sociétés se construisent, se transforment et
évoluent.
L'autre objectif de ce mémoire était de voir si
il existait une nature intrinsèque des photographies africaines.
Après cette étude, il s'avère que cette question est sans
fondement. Car que voudrait-on appeler photographies africaines, si ce n'est la
photographie produite en Afrique ? En effet, faire parti d'un même
continent est-il un fait suffisant pour établir cette familiarité
de coutumes, de cultures et d'histoire qui constituent les fondements de
tout
78
langage partagé ? Il existe certainement ce que nous
pourrions appeler une humanité africaine, qui correspondrait aux
expériences communes à l'ensemble du continent. Mais une fois
cette ligne tracée, l'on s'aperçoit qu'elle est finalement un
outil on ne peut faire grand chose, parce que la réalité sociale
de l'Afrique empêche ces approximations. En considérant les
travaux de Mohamed Camara (Mali) et de Pierrot men (Madagascar), on est
forcé de constater que la seule manière d'aborder cette
production est une approche individuelle.
La conclusion de ce mémoire est d'affirmer qu'il
n'existe pas une mais des photographies africaines. Notre volonté
était de travailler sur un secteur méconnu afin de sensibiliser
le lecteur à l'importance et à la diversité des pratiques
photographiques du continent africain. Ces professionnels détiennent un
patrimoine visuel qui constitue une mémoire unique, dans laquelle nous
devons puiser afin d'être au plus proche de la réalité
sociale.
79
Bibliographie
Ouvrages principaux :
Amselle (Jean-Loup), L'art de la friche : essai sur l'art
contemporain africain, coll. Essais, Flammarion, Paris, 2005.
Bastide (Roger), Art et Société (Payot
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80
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Mémoire intimes d'un nouveau millénaire :
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***
Sites Officiels :
- Afrique in visu :
www.afriqueinvisu.org
- Cultures France :
www.culturesfrance.com
- Galerie 51 :
www.galery51.com
- Galerie Jean-Marc Patras :
www.jeanmarcpatras.com
- Maison Africaine de la Photographie :
www.photoafrica.org
- Rencontre d'Arles :
www.rencontre-arles.com
- Revue noire :
www.revuenoire.com
81
Table des matières
Introduction générale p. 2
Chapitre 1 p. 6
A) De l'Afrique communautaire à l'individualisation
occidentale p. 9
B) La photographie de studio : création d'un nouveau code
africain p. 14
C) Période Bamakoise : naissance et reconnaissance d'un
art contemporain
Africain p. 19
1. Création du festival de la photographie contemporaine
de Bamako p. 19
2. Évolution esthétique, philosophique et
sociologique du festival p. 21
3. Urbi et Orbi p. 23
Transition p. 25
Chapitre 2 p. 27
A) Comment la dynamique historique de l'Afrique a conduit la
création d'une nouvelle génération d'artistes
créant une nouvelle forme esthétique ?
|
p. 30
|
1. Intrusion de la modernité : bouleversements
|
p. 30
|
2. La notion d'un art contemporain africain
|
p. 32
|
|
B) Nouveau visage, nouveau regard
|
p. 35
|
C) Technique et esthétique
|
p. 41
|
1. Archive de l'espace et du temps
|
p. 41
|
2. Invention de nouvelles formes
|
p. 44
|
3. Photographie subjective
|
p. 47
|
|
3.1 Document qui contrarie ou sublime la réalité
|
p. 50
|
3.2 La narration qui se rapproche du cinéma
|
p. 54
|
3.3 La tradition picturale qui donne à voir des
tableaux
|
p. 57
|
Transition
|
p. 60
|
82
Chapitre 3 p. 62
A) Diffusion et réception p. 65
1. Un festival diffuseur et révélateur de talents
p. 65
2. Une réception mitigée p. 70
B) Réalités sociales et contraintes p. 73
Conclusion du dernier chapitre p. 76
Conclusion générale p. 77
Bibliographie p. 79