Etude des relations russo- estoniennes depuis Tallinn( Télécharger le fichier original )par Jean- Francois Vasseur Institut d'études des relations internationales Paris - Licence 2009 |
B. La politique russe de Bruxelles, et son impact sur cette relation :1. La difficile mise en place d'un nouvel APC, une UE longtemps désunie...pour le plus grand bonheur de Moscou ? :Jusqu'au récent conflit russo-géorgien, l'Union Européenne s'était toujours montrée relativement discordante dans son dialogue avec Moscou, encore plus depuis l'adhésion de dix nouveaux Etats en 2004. Ce manque d'unité dans le dialogue a toujours été déploré par la Russie alors qu'en coulisse, les dirigeants russes savaient pertinemment que ces divergences de points de vues, de revendications, de positionnement idéologique et politique ainsi que de vision pour l'Europe ne pouvaient jouer qu'en leur faveur lors des rencontres avec les leaders de Bruxelles: « L'expérience de la crise du début de l'année 2003 à propos de l'Irak a montré aux dirigeants du Kremlin que l'axe franco-allemand s'était transformé de locomotive de la construction européenne en obstacle majeur de l'entente entre les Européens. Pour la Russie le meilleur moyen de torpiller la cohésion de l'Union Européenne est d'encourager les ambitions franco-allemandes de « noyau dur » européen. » Françoise Thom, professeur à l'université Paris IV
Les évènements de 2007 à Tallinn sont généralement perçus comme une illustration de la volonté russe de tester la « solidarité européenne » et la consistance de l'union d'une manière générale. « La Russie teste activement le comportement de l'UE et de l'OTAN après l'élargissement, et les Etats baltes sont la région où la Russie est le plus à même d'expérimenter les réactions des deux institutions élargies. » Vahur Made, directeur adjoint de l'école estonienne de diplomatie. Nous analyserons ici les différentes illustrations de ce manque d'unité face à la Russie en deux temps. Premièrement il s'agira de se pencher sur le cadre juridique régissant les relations russo-européennes, notamment son élaboration et sa mise en place délicate. Ensuite, nous étudierons de quelle façon Moscou tente d'utiliser les divergences intra-européennes, voire parfois de les pérenniser.
a. Les relations entre l'UE et la Russie sont régies dans le cadre des accords de partenariat et de coopération (APC). Les accords APC ont été signés en 1994 à Corfou, et sont entrés en vigueur en 1997 après les ratifications. L'APC définit en premier lieu un cadre institutionnel et politique. L'affirmation d'un socle de valeurs communes reposant sur la démocratie et le respect des droits de l'homme est inscrite dans le préambule. L'accord institutionnalise ensuite le dialogue politique à plusieurs niveaux : - les sommets bi-annuels entre le Président russe et les présidents de la Commission et du Conseil européens donnent les orientations stratégiques. - le Conseil permanent de partenariat réunit une fois par an les ministres compétents pour examiner les questions relatives à l'application de l'Accord ainsi que les sujets d'intérêt commun. - les hauts fonctionnaires se rencontrent en fonction des besoins au sein de neuf comités de coopération thématiques. - une commission parlementaire mixte associant des représentants du Parlement européen et de la Douma russe. Les accords APC avaient été conclu pour dix ans à partir de leur date d'entrée en vigueur, ainsi en 2007 leur validité devait expirer, néanmoins les décideurs politiques ont décidé de prolonger la validité de ces accords jusqu'à ce qu'un nouveau cadre soit trouvé. Ces accords sont désormais obsolètes au regard de l'état du processus d'intégration politique et économique de l'UE, qui ne peut que modifier les rapports entre cette dernière et la Russie. Dans le cadre de ces accords, l'UE et la Russie ont adopté, non sans difficultés, au sommet UE-Russie de Saint-Pétersbourg en 2003 une déclaration conjointe visant à mettre en place quatre « espaces communs » de coopération. Les feuilles de route pour la mise en place de ces espaces communs ont été adoptées lors du sommet UE-Russie de Moscou en 2005. Ces espaces sont : l'espace économique européen commun, l'espace de liberté, de sécurité et de justice, l'espace de sécurité extérieure, et l'espace pour la recherche, l'éducation et la culture. Un autre thème de négociations entre l'UE et la Russie concerne le secteur de la sécurité énergétique, à laquelle Bruxelles accorde aujourd'hui un intérêt tout particulier. La charte de l'énergie qui fut signée en 1994 par 51 pays (Europe et ex-URSS), est aujourd'hui rejetée par Moscou qui ne l'a d'ailleurs pas ratifiée. Le Kremlin désirerait établir avec l'UE un accord moins contraignant et moins détaillé qui ne soit pas inclut dans le cadre des accords APC17(*). Ceci constitue un point d'achoppement dans les relations entre Bruxelles et Moscou : « Dans les PECO les compagnies géantes russes acquièrent systématiquement les raffineries, les réseaux de distribution, les oléoducs, les infrastructures portuaires. Dans ce contexte on comprend pourquoi la Russie refuse opiniâtrement de considérer tous les déplacements d'hydrocarbures au sein de l'UE comme un transport interne, et non comme un transit, ce que demande l'UE : ceci la priverait d'un important instrument de pression sur les PECO qui lui sont liés par des accords bilatéraux. C'est là une des raisons pour lesquelles la Russie refuse de ratifier la Charte européenne de l'Energie. » www.diploweb.com, la Russie, la France et l'Europe, par Françoise Thom, professeur à l'univèrsité Paris IV (avril 2005). La fixation d'un nouveau cadre juridique régissant les relations UE-Russie prend et prendra certainement encore du temps. Les nouveaux membres de l'UE ont désormais une capacité de blocage des négociations. A l'occasion du récent conflit géorgien, l'Estonie avait émis l'hypothèse d'une annulation du sommet UE-Russie de Nice qui s'est tenu en novembre 2008, mais finalement, tout en appelant l'UE à la fermeté, elle n'a pas fait obstruction au dialogue: «Negotiations do not in any way validate Russia's behaviour towards Georgia or reflect the values and principles of the EU» (...)«The European Union must give Russia a clear message at the summit--that the attack on Georgia has left a deep mark on the trust necessary for an EU-Russia partnership agreement, and that all the points of the Russia-Georgia cease-fire agreement must be fulfilled» Urmas Paët, ministre estonien des affaires étrangères, le 10 novembre 2008 dans le cadre du GAERC (European Union General Affairs and External Relations Council). La Pologne, en raison d'un embargo russe sur ses exportations de viande décrété en 2005, avait bloqué par son veto l'ouverture prévue des négociations ayant pour but d'établir le cadre d'un nouvel APC lors du sommet UE-Russie de novembre 2006 à Helsinki en guise de représailles envers la Russie. L'établissement d'un nouvel accord-cadre sur les relations entre l'UE et la Russie est dans l'intérêt des deux parties. L'interdépendance économique entre les deux pays s'intensifie, la Russie héberge beaucoup d'investissements européens et l'Europe est le premier client de la Russie (hydrocarbures). Ainsi, même si la Russie est un négociateur coriace, elle sait qu'il est dans son intérêt d'obtenir un accord cadre actualisé pour ses relations avec l'Europe et qu'elle devra certainement, à un moment donné, faire des concessions. Cependant, Moscou peut aussi considérer que tant que l'APC ne sera pas renouvelé, il conserve toute latitude pour favoriser le dialogue bilatéral avec les puissances d'Europe de l'ouest à défaut d'intensifier ce dernier avec Bruxelles18(*). b. Entre les « vieux pays européens » et les dix nouveaux membres, le clivage est net lorsque l'on examine le discours que tient Bruxelles au pouvoir russe lors des sommets UE-Russie. L'UE se doit de faire valoir l'intérêt de tous ses membres, et de concilier au mieux toutes les sensibilités de l'Union, ce qui rend difficile l'élaboration d'un dialogue efficace et cohérent. La France, par exemple, a toujours eu des relations amicales avec la Russie, déjà du temps de la Russie impériale. Lors de la première guerre mondiale, la France et la Russie étaient alliées. L'amitié franco-russe ne fut jamais démentie depuis, la coopération culturelle a toujours été très active et l'image de la France en Russie est encore aujourd'hui très positive. Ainsi Paris a toujours choisi de « ménager » Moscou. L'Allemagne et la Russie ont également de très bons rapports, surtout du point de vue économique ainsi qu'au niveau de la coopération technologique et industrielle , c'est le même cas de figure pour le Royaume-Uni, bien que le tableau se soit un peu obscurci depuis l'affaire Litvinienko. Au niveau des pays de l'Europe centrale et orientale, la perception de la Russie, autant par les politiques que par les citoyens est très différente. Les pays baltes par exemple, mais aussi la Pologne, sont partisans d'une ligne plus intransigeante à l'égard de la Russie, et n'hésitent pas à le faire savoir et à le montrer à Bruxelles dès qu'ils en ont l'occasion. Une illustration du contexte délicat dans lequel s'inscrivent les relations de ces pays avec Moscou est par exemple l'atlantisme revendiqué des Baltes ainsi que la limitation des capitaux russes dans les infrastructures énergétiques situées sur leur territoire, ainsi que l'empressement qu'ils montrèrent à rejoindre l'OTAN. On peut considérer aussi la politique des frères Kazsynski en Pologne, avec notamment les lois sur la recherche et l'arrestation d'anciens proches du régime communiste qui se cacheraient dans les administrations, et l'acceptation enthousiaste et sans conditions du projet américain de déploiement d'un bouclier anti-missiles sur leur territoire19(*). Paradoxalement, un autre pays d'Europe centrale, la Bulgarie, a traditionnellement de très bonnes relations avec Moscou qui la considère comme un allié naturel. Ainsi la perception de la Russie et l'état des relations avec cette dernière diverge entre Europe orientale et occidentale, mais également au sein d'une même région. Néanmoins, l'Europe doit fonctionner, dans sa prise de décisions, sur la base de l'unanimité. Et c'est aussi ce point qui rend la progression et l'évolution des rapports et des accords UE-Russie longue et difficile :
« Dans sa politique à l'égard de la Russie, l'Union européenne est souvent apparue divisée et hésitante. Depuis le début des années 1990, la plupart des Etats membres ont d'abord défendu leurs propres intérêts vis-à-vis de Moscou, que ceux-ci se fondent sur des liens et une histoire spécifiques avec la Russie, sur des motivations économiques ou politiques. Plus récemment, le conflit en Tchétchénie, la situation politique interne de la Russie, le partenariat énergétique avec Moscou, le projet de bouclier anti-missile américain ou les négociations pour un nouvel accord UE-Russie ont été autant de sujets sur lesquels les Etats membres de l'Union ont adopté des positions différentes, voire divergentes. » regard-est.com Extrait d'un entretien avec Michel Foucher, le 15 mai 2007. On peut considérer l'affaire du gazoduc Nordstream comme l'illustration de la bilatéralisation par Moscou de ses rapports avec l'Europe.20(*) La mise en place commune de ce projet de gazoduc entre la Russie et l'Allemagne est l'exemple type de la politique de Moscou qui a été, et reste encore, d'influencer les dirigeants des pays de la « vieille Europe », afin de palier à l'absence de relations optimales avec certains pays de l'ancien bloc Soviétique, et de tenter d'obtenir une oreille conciliante à Bruxelles : « Moscou n'est pas habituée à dialoguer avec Bruxelles, mais plutôt avec les grandes capitales que sont Londres, Berlin et Paris. » Philippe Perchoc, le 20 mai 2007, www.nouvelle-europe.eu On constate que le trajet du gazoduc sous marin évite soigneusement les territoires des pays baltes et de la Pologne, pays qui se sont montrés depuis leur accession à l'UE, peu amènes à l'égard de Moscou. Les bons rapports entre l'Allemagne et la Russie se sont également révélés peu après la guerre de Géorgie, lorsque Angela Merkel, soucieuse de ménager Moscou, s'est déclarée opposée, à ce stade, à l'entrée de la Géorgie dans l'OTAN: « La chancelière allemande Angela Merkel a affirmé jeudi en Russie que l'intégrité territoriale de la Géorgie n'était pas "négociable" mais jugé prématuré un rapprochement dès décembre entre cette ex-république soviétique et l'Otan. » (...) « L'octroi du MAP (Plan d'action en vue de l'adhésion) à ces deux pays, qui leur donnerait de facto le statut de candidat officiel à l'Otan, reste prématuré, a-t-elle ainsi jugé. » Agence France presse, le 11 octobre 2008. Toutes ces divisions au sein de l'Europe lorsqu'il s'agit de discuter et de négocier avec Moscou, ont longtemps été exploitées par le Kremlin qui y trouvait une justification pour la poursuite de relations bilatérales intenses et ouvertes avec certains pays, sur des sujets comme l'énergie ou la sécurité, lorsque, avec Bruxelles, ces mêmes sujets représentaient des thèmes épineux engendrant d'âpres et laborieuses négociations en raison du nouveau poids de certains pays d'Europe centrale et orientale dans la négociation. Ce qu'a d'ailleurs dénoncé Vladimir Poutine, à l'issue du sommet Russie-UE de Samara de 2007, considérant les difficultés à faire évoluer le débat en vue de l'adoption d'un nouveau cadre juridique pour les relations UE-Russie : "Il s'agit en règle générale de problèmes qui plongent leurs racines dans l'égoïsme économique d'un seul, de deux ou de trois pays européens". Ce manque d'unité de l'UE dans son dialogue et dans ses rapports avec la Russie est donc favorable à Moscou dans la mesure ou ce dernier peut faire d'une pierre deux coups en l'utilisant comme prétexte pour justifier la lenteur de l'évolution des négociations en vue d'un nouvel accord régissant les relations UE-Russie, et en entretenant les divisions à son sujet en intensifiant le dialogue et la coopération bilatérale avec certains pays de l'Union (notamment l'Allemagne et la France) considérés comme les moteurs de l'intégration européenne, tout en dénonçant l'attitude de certains pays à son égard (pays baltes, Pologne). La Russie intensifie son dialogue avec les grandes puissances de l'Union, ce qui lui permettrait de court-circuiter Bruxelles lors du dialogue avec les Européens21(*). « la tactique russe est simple : faire appel aux Etats dès que Moscou veut faire aboutir une question qui lui tient à coeur. Ce fut le cas pour le transit vers Kaliningrad où la Russie s'assura l'appui de la France et fit plier l'Union Européenne qui dut abandonner son exigence de visa pour les Russes circulant entre Kaliningrad et la Russie (accord du 11 novembre 2002), laissant la Lituanie négocier seule la difficile question du transit militaire russe à travers son territoire. La même tactique est employée aujourd'hui pour arracher à l'Union Européenne l'abandon du régime des visas avec la Russie : la France et l'Italie ont déjà déféré aux demandes du Kremlin. Forte de ces précédents l'administration Poutine est en train de se demander comment créer un mécanisme de négociation avec l'UE court-circuitant Bruxelles. » www.diploweb.com, la Russie, la France et l'Europe, par Françoise Thom, professeur à l'université Paris IV (avril 2005) Ainsi, la crédibilité de L'UE en tant qu'interlocuteur privilégié pour Moscou dans ses relations avec l'Europe dépendra du degré d'unité que cette dernière affichera sur les grands dossiers du partenariat russo-européen, et de la détermination des dirigeants d'Europe de l'ouest à annoncer au pouvoir russe qu'il doit désormais se tourner plus vers Bruxelles que vers eux-même. Cependant, depuis les évènements de Tallinn en 2007, l'UE a entrepris d'afficher une certaine unité face à la Russie et tâche de s'en donner les moyens. On constate peu à peu l'affirmation du principe de « solidarité européenne ». Cette progression vers l'unité changera certainement la nature des rapports UE-Russie en introduisant plus de fermeté dans le dialogue à l'égard de Moscou, notamment à la vue des évènements récents dans l'ancienne « sphère d'influence » de la Russie. * 17 Ceci afin de conserver un certain « pouvoir de nuisance », lié à la possibilité de fermer les vannes à n'importe quel moment * 18 Ce paramètre complique considérablement la tâche des négociateurs européens * 19 Les pays d'Europe occidentale avaient à ce moment désapprouvé le projet de bouclier anti-missiles Américain * 20 Annexe n°7 * 21 En sapant la crédibilité et la visibilité de l'UE au niveau international |
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