Kant et la problématique de la promotion de la paix. Le conflit entre l'utopie, la nécessité et la réalité de la paix durable( Télécharger le fichier original )par Fatié OUATTARA Université de Ouagadougou - Maitrise 2006 |
CHAPITRE I : DES OBSTACLES À LA PAIX CHEZ KANT.
Depuis le livre des Tusculanes, Pythagore définit le philosophe non pas en tant qu'homme de métier, comme le pensera Cicéron, mais en tant qu'un spectateur du monde et des choses. Il ne saurait être un observateur passif. Même s'il ne recherche ni la gloire ni la richesse, il vise une amélioration du monde qu'il critique. C'est pourquoi, le philosophe va rechercher dans le comportement de l'homme-citoyen, dans la gestion de la Cité et dans l'évolution des relations internationales, tout ce qui est susceptible de constituer un handicap sérieux à la paix mondiale. Donc, conscient du fait qu'aucune société ne peut se développer sans être gouvernée par un régime politique, nécessairement par des lois justes et des hommes de confiance, l'éclaireur de la communauté politique qu'est le philosophe va scruter dans ce régime les causes des conflits ou obstacles à la paix interne et externe. Cependant, est-ce à dire que tous les régimes politiques n'assurent pas toujours une bonne gestion du patrimoine étatique ? Peut-on espérer un jour de bonne gouvernance dans nos Etats post-coloniaux ? La politique arrive-t-elle toujours à bien servir le citoyen, ou se sert-elle plutôt du citoyen? En un mot, y a-t-il une forme de modération de la politique, de la démocratie, qui permette un usage civilisé des principes de la politique et de l'économie en faveur de la paix mondiale ? 1. De l'anti-démocratisme à la crise sociale.Les philosophes de la politique, en réfléchissant sur les formes de l'Etat, sont parvenus à dégager trois régimes fondamentaux que sont la monarchie, l'aristocratie et la démocratie qui nous intéresse prioritairement. En effet, après avoir défini et ficelé les termes du contrat civil qui doit obliger chaque citoyen envers autrui et envers l'Etat, la question décisive qui se pose est de savoir comment est assurée la direction de la collectivité, et en vue de quel objectif spécifique : les clauses du contrat sont-elles toujours respectées de la même façon par le citoyen et son gouvernant ou son représentant ? Cette question prouve par elle-même qu'il y a un non-dit qui se révèlera dans le traitement des dérives, des insuffisances, des limites et des enjeux de l'exercice démocratique dans le temps et l'espace. Mais avant, pourquoi nous intéressons-nous à la démocratie plutôt qu'aux autres régimes ? Des expressions telles que "la déesse de la paix aime par-dessus tout les Etats démocratiques"(G.Ch.Wedekind), "la démocratie est un luxe pour l'Afrique"(Jacques Chirac), "la démocratie est le moins laid de tous les monstres"(Rousseau), "l'Amérique est la vérité de la démocratie"(Tocqueville), sont autant arguments qui font allusion, plus ou moins directement, à l'usage démocratique au quotidien et à l'idéal démocratique dans les Etats modernes. En effet, convoiter le pouvoir démocratique, l'acquérir, l'exercer, le perdre, indiquent que le pouvoir politique est susceptible d'accumulation et de dilapidation. Ce qui suscite de notre part des questions : comment faire en sorte que la lutte pour la conquête du pouvoir, sa conservation et son exercice, ne transforment pas davantage nos jeunes Etats démocratiques en de véritables fours crématoires ? Comment faire aussi en sorte que l'espace politique public permette la manifestation des libertés, garantisse la concorde, la sécurité, la paix civile, dans une prise en compte réelle des intérêts légitimes de tous les contractants ? La démocratie pluraliste a-t-elle de beaux jours devant elle ? Répondre à ces questions revient à s'interroger sur les prérogatives du démocrate, sur les conditions de légitimation de son pouvoir et sur celles de l'exercice idéal de ce pouvoir. Ce qui n'est pas sans embûches. La démocratie dans son idéal recherche les moyens à la fois théoriques et pratiques pour réaliser la vocation du politique en ce qui concerne la liberté, la justice, l'épanouissement des citoyens, le progrès vers la paix, sans distinction de langues, de races et de religions. Elle est de ce fait une doctrine politique synthétique dont la vocation est de résoudre et de dépasser les contradictions ou contrariétés entre le totalitarisme et l'anarchisme42(*). Doctrine-modèle, la démocratie naquit dans la Grèce antique et se développa davantage au XVIIè et XVIIIè siècle avec Spinoza, Locke, Montesquieu et Rousseau. Comme nous pouvons le faire remarquer, le noyau essentiel de la pensée démocratique se dessine originairement et fondamentalement autour de l'approche optimiste et réaliste de l'homme, de l'Etat et de leurs rapports. C'est pourquoi, la démocratie dans son idéal tente une réconciliation de l'homme avec lui-même, avec ses semblables et avec l'Etat. Cependant, d'innombrables difficultés, contrastes, contradictions et dérives, nous font souvent désespérer de dette démocratie. C'est le cas d'une Afrique qui force toujours le passage du monopartisme légal au multipartisme ou pluralisme démocratique. Un passage forcé, un retournement de veste qui s'opère difficilement à grands dangers, en versant du sang, donc qui s'accompagne d'actes déshonorant l'Afrique post-coloniale : c'est le signe du pessimisme démocratique africain à l'aube du XXIè siècle dont nous entretient, ici, l'auteur Du bon usage de la démocratie en Afrique. D'après une lecture récente faite par Sémou Pathé Guèye de la démocratie en Afrique, le bilan du passage au pluralisme démocratique est mitigé, jalonné de paradoxes, de contradictions, de piétinements et de régressions. L'avènement de la démocratie pluraliste aurait « ouvert la boîte de Pandore et libéré ainsi les vieux démons de l'ethinicisme, du régionalisme, du confessionnalisme ou du tribalisme que les anciens régimes autoritaires avaient réussi jusque là, sinon à éliminer, du moins à tenir en respect sous le giron d'Etats-nations (...)43(*)». Il y a aussi le fait que les clivages sociaux et les partages identitaires se sont transformés à l'occasion en des sources potentielles ou réelles de tensions, de conflits internes aux conséquences dramatiques. C'est dans cet ordre d'idée que son Excellence Blaise Compaoré, Président du Burkina Faso, Président en exercice de l'Organisation de l'Unité Africaine (O.U.A), disait de l'Afrique, à la séance plénière du Parlement européen, tenue le 09/03/1999, que « l'Afrique vit un paradoxe. Alors que la démocratisation se veut un moyen de prévention, de gestion et résolution des conflits internes, en Afrique, la démocratisation devient parfois une source de conflits ou de violence, notamment à la faveur des élections, en raison de la prégnance d'une culture monopolistique du pouvoir 44(*)». La démocratie pluraliste refuse d'être l'annonce d'un véritable renouveau historique pour devenir, au contraire, un cauchemar macabre pour l'Africain, de telle sorte qu'on est tenté de confirmer que les Africains ne sont pas faits pour la démocratie ou que la démocratie n'est pas faite pour eux. Si de façon générale, l'espoir naissait après la chute du "mûr de la honte " des années 90 qui traduisait, à la fois, la dislocation du bloc soviétique et l'effondrement des régimes totalitaires, la démocratie libérale qui devient le modèle à suivre n'arrive pas encore à résoudre les problèmes liés à l'affirmation des principes d'égalité, de liberté et de justice en Afrique. C'est ainsi que l'usage abusif de la dichotomie démocratie réelle / démocratie formelle serait très peu instructif pour la majeure partie des Etats africains eu égard aux aspects socio-politiques désolants du processus de la démocratisation en Afrique : ce binôme a souvent permis à certains Chefs d'Etats et de gouvernement, et à certains civils, d'occulter les conquêtes que pouvaient représenter la reconnaissance des droits politiques, sociaux et culturels dans le modèle de la démocratie pluraliste ou libérale. En addition, soulignons que l'analyse des Formes modernes de la démocratie telle qu'elle est vécue en Afrique, prouve bien que la société civile est de plus en plus subordonnée aux appareils bureaucratiques ; que le tissu social est investi par des mécanismes de contrôle et d'encadrement décadents ou déphasés ; que l'Etat se désengage sélectivement des services socio- publics à travers leur privatisation ; et que les revendications populaires sont souvent récupérées incontestablement par une classe politique opportuniste dite majoritaire. Ces critiques des formes de gestion institutionnelles de la démocratie pluraliste font qu'il devient de plus en plus difficile de se prononcer une fois pour toutes sur le sort à réserver à la démocratie pluraliste. Car, c'est d'une sorte de paralysie de l'Etat et de la montée de l'individualisme qu'il s'agit au détriment de la collectivité. C'est fort de ce constat décevant que Georges Burdeau écrit que l'Etat est «devenu lourd sans être fort, omniprésent et désarmé, pourvu d'une administration admirable et d'une politique étriquée45(*)», démagogique qui répond mal à la réalité et aux exigences des citoyens. L'on est même tenté de dire, en paraphrasant Mahamadé Savadogo, que le développement des institutions démocratiques actuelles « encourage l'apparition d'une couche de privilégiés, d'une nomenklatura, qui se détache de la population et s'enorgueillit de pouvoir la mépriser du haut de sa compétence46(*)». En fait, face à la multiplication des mutations sociales, des changements sociologiques et des réactions individuelles ou individualistes, l'Etat est en perte de vitesse : il lui est alors difficile d'imposer des choix, des valeurs et des contraintes aux citoyens emportés par l'égocentrisme. De plus en plus, le citoyen vit dans un monde angoissant sans espoir réel d'un avenir glorieux, puisque le présent est aussi sanguinaire et catastrophique qu'il ne sait si des changements positifs se feront ressentir dans le sens de son épanouissement. Il s'agit d'un malaise glissé dû à la perversion des effets politiques d'un "âge démocratique dit suranné". Cet état des faits va justifier les tendances du citoyen à l'autonomisation et à l'émancipation. Le citoyen refusant aujourd'hui d'être le simple contribuable d'hier, c'est-à-dire un simple récipiendaire. Il refuse de cotiser pour des profiteurs aussi nombreux que les étoiles du ciel. Il semble avoir perdu le sens du sacrifice. Ce que nous pouvons appeler de nos jours "démocratie du tube digestif" ressemble à une "démocratie de la consommation" d'après laquelle, le citoyen ne veut plus produire pour une masse d'hommes dans laquelle sa personne est confondue. Il veut que ses efforts soient plus récompensés qu'ils ne l'ont été auparavant. Il veut parer au fait que la grande masse productrice croupisse dans la misère et que la paresseuse minorité crève dans l'opulence, dans le luxe. De plus en plus, il est tenté par la propension à demander pour lui-même une part du gâteau. Le citoyen d'aujourd'hui demande souvent pour lui-même plus qu'il ne participe à l'effort national ; ce qui est lamentable par endroits et qui le conduit souvent à des actes déshonorants quand il n'est pas satisfait. C'est cette crise citoyenne que symbolisent les revendications, les grèves qui justifient la tendance fâcheuse à "la surenchère qu'aux sacrifices réciproques". La crise citoyenne entraîne forcement la dégradation de la sensibilité démocratique, l'appauvrissement de l'empathie. La participation citoyenne a tendance à n'être qu'un simple slogan qui ne donne plus son sens au consensus, sinon à la démission qui gagne du terrain. La démocratie gouvernée cède ainsi la place à la démocratie gouvernante et non maîtrisée, en ce sens que l'Etat faiblit de plus en plus devant les exigences de son peuple et dans l'exercice du pouvoir politique. Nous nous indignons de voir que l'administration des sociétés court déjà un grand risque quand on sait que nos Etats perdent constamment la maîtrise fonctionnelle dans les liens Etat-société, dans les stratégies ou tactiques d'administration ou de gouvernement du moment. Or, ce sont ces tactiques qui permettent à chaque instant de définir ce qui doit relever de l'Etat et ce qui ne doit pas en relever, ce qui est public et ce qui est privé, ce qui est étatique et ce qui est non étatique. Il y a, plus qu'un amalgame, une confusion de rôles ou de tâches qui conduit, la plus part du temps, à l'irresponsabilité et à la culpabilité de tous devant tous en faisant de telle sorte qu'il devient difficile d'être l'ami de la démocratie. En outre, la crise citoyenne signifie la crise de la politique, de la démocratie, dans les Etats modernes, et traduit le fait que les citoyens ont tendance à prendre, consciemment ou inconsciemment, de la distance, du recul vis-à-vis du pouvoir. Ils se méfient davantage de la politique en éprouvant du mépris pour les politiciens. La politique est donc perçue comme le métier de ceux qui ont les mains sales, en attestent les situations scandaleuses de crimes pour raison d'Etat et de transitions mal gérées. Aussi, les partis politiques, malgré leur multiplication, n'arrivent pas à étancher la soif des citoyens, celle de leur autonomie, de leur responsabilité et de leur participation effective aux tâches publiques. Au lieu d'assurer nécessairement la meilleure gestion des affaires de la Cité, les partis politiques se font des intérêts spécifiques obéissant à des règles que le citoyen ignore. Pire, le peuple, le grand nombre, n'accède pas toujours aux fonctions publiques et à la gestion de l'Etat. En paraphrasant Platon, nous admettrons que la participation du peuple aux plus importantes fonctions publiques, n'est pas sans danger: le manque de probité des citoyens peut les entraîner à des actes injustes, et leur irréflexion à des erreurs. Leur refuser, d'autre part, tout accès et toute participation au pouvoir, c'est créer un risque redoutable; quand, dans un Etat, existent un grand nombre d'individus privés de droits civiques et vivant dans la pauvreté, cet Etat fourmille inévitablement d'ennemis et donc de conflits. Il ne reste dès lors qu'à les faire participer aux fonctions délibérative, exécutive et judiciaire. Toutes choses qui disent pourquoi la politique semble quelque peu inutile. Son exercice met souvent dangereusement en péril, la quiétude, la stabilité la sécurité des personnes et des biens, donc la paix dans la Cité. C'est dans cet ordre idées que William Ury assertait que « les partis politiques sont devenus les nouveaux champs de bataille où régler les conflits politiques.... Dans les démocraties modernes... C'est au bulletin de vote de parler, non à la poudre47(*)». les Etats modernes sont devenus de véritables fours crématoires, des lits de conflits violents où se succèdent les charniers politiques ; cela tient à quatre choses. D'abord, il y a le tripatouillage de la constitution par les présidents des partis majoritaires pour pouvoir se pérenniser au pouvoir ; tous les moyens y permettant. Ensuite, apparaît le manque de transparence dans l'organisation des élections qui sont de fait truquées. Alors que chez Kant, la démocratie en tant que système représentatif, doit permettre la « plus grande concordance, accord entre la constitution et les principes du droit, et auquel la raison par un impératif catégorique nous fait une obligation de tendre 48(*)»: l'affirmation des principes démocratiques tels la séparation des pouvoirs, la justice et l'égalité, les élections libres et transparentes, constituerait de la sorte la garantie de la paix. C'est ce que nous lisons chez Jean Laurain qui écrit que la dictature est un mal en soi parce que destructrice du droit fondamental de l'homme : la liberté. Et c'est parce qu'elle respecte le mieux la liberté du citoyen que la démocratie porte en elle la paix dans l'équilibre des forces et le respect du droit de l'homme. À partir du moment où chacun pourra s'exprimer à travers des élections libres et le parti de son choix, le risque de guerre ou de révolution s'éloignera. Le perfectionnement de la démocratie, de la constitution démocratique concerne l'avenir de la nation. Si la démocratie devient un luxe, alors souffrons-nous de voir les guerres se perpétrer sans qu'on ne puisse les éviter. Pour parfaire plus ou moins la démocratie, une place de choix doit être accordée à la réduction des inégalités sociales et des injustices entre les citoyens, mais aussi entre les Etats à systèmes socio-politiques différents. Sous un autre angle, notons que la médiatisation actuelle des scrutins dans les pays pauvres très endettés laisse croire au culte moderne de la personnalité, dont une procédure propagandiste et démagogique fait élire des individus, même quand les quelques rares projets de société qui pourraient exister ne sont pas bien compris ; s'ils ne sont pas ignorés, ils sont mal adaptés aux réalités locales : c'est une procédure de trompe-l'oeil utilisant des mots sinistres. Aussitôt que le choix est mal fait, l'on compromet dangereusement l'avenir de la nation. La démocratie en se réduisant, petit à petit, au seul usage du bulletin de vote, renforce le sentiment d'impuissance à faire montre de ce à quoi le citoyen tient bon : la sauvegarde du lien civil et non sa dislocation par des actes qui traduisent la soif du pouvoir. C'est pourquoi, il faut que l'éligibilité descende jusqu'à la proximité des citoyens qui sauront dorénavant apprécier des projets de société parce qu'ayant été formés ou éduqués à la cause, à la démocratie. Une éducation qui permettra de briser le mythe qui sépare l'élu de ses voix : les discours, les interviews et les conversations politiciennes font croire au peuple que la démocratie est trop sérieuse et plus digne pour lui être confiée. « On lui permet juste d'aller crier très fort dans les stades de football le nom de sa ville (de son candidat qu'il connaît souvent même à peine). Activité dérisoire et dérivative mais véritable école de chauvinisme primaire49(*)», note Bernard Crozel. Le fait le plus lamentable est que les élus du parti majoritaire arrivent toujours à embrouiller le peuple, à opposer violemment les oppositions nationales qu'ils affaiblissent, pour mieux régner. Ce qui nécessite une cure de la démocratie consistant en un contrôle vigilant dans la gestion de la chose publique, dans l'action politique et dans la tenue des élections qui se voudront pacifiques, claires et transparentes. La cure démocratique consiste, ensuite, en un renforcement de la conscience du citoyen qui pourra demander des comptes à son représentant élu. Elle consiste, enfin, en la redéfinition des rapports institutionnels entre le citoyen et l'Etat. C'est à cette seule mesure que la démocratie renforcera le sentiment nationaliste et la paix sociale au détriment du désintéressement civil joint à la frustration. Elle renforcera aussi la manifestation de la liberté de presse et d'opinion qui, assurée, permet d'éviter certaines frustrations et injustices. Tout se passe comme si, en Afrique par exemple, il était impossible d'organiser des élections et de les perdre. L'Afrique doit se familiariser, se fidéliser, avec la formation de gouvernement de transition ou de large ouverture pour éviter de frustrer les partis politiques de l'opposition. Enfin, il s'est avéré que les campagnes électorales sont des occasions de promesses, flatteuses, faites aux populations par des bouches mielleuses qui ne sont pas obligées de les tenir au lendemain de la victoire. L'opération électorale, qui devrait donc être l'expression de la vox populi, est de ce fait corrompue en ce sens qu'elle ne permet pas aux populations d'énoncer librement leurs préférences. Le malheur de l'Afrique s'origine dans cet antidémocratisme : la politique semble n'avoir plus pour finalité la pacification de la société. Ceci est une erreur monumentale. Car, avoir la destinée d'un peuple entre ses mains ne signifie pas le conduire par la contrainte, mais le faire suivre par son assentiment, c'est l'éclairer. Le peuple, souverain et législateur, doit toujours avoir le mérite et la responsabilité de s'exprimer au sujet de tout ce qui touche à sa vie ( la question de la guerre par exemple). Selon Kant, il faut que chaque Etat soit intérieurement organisé de telle façon que ce ne soit pas le chef de l'Etat, à qui au fond la guerre ne coûte rien (car il la conduit aux frais d'un autre, à savoir le peuple), mais le peuple, à qui elle coûte personnellement, qui ait la voix décisive pour dire s'il doit oui ou non y avoir guerre. Si nos valeurs sociales sont vilipendées, nos sociétés et notre mode de vie sont alors en passe d'être détruits par la guerre qu'il faut donc combattre : ce combat n'est pas seulement l'option d'une politique close, mais une option de la politique internationale ; c'est une nécessité pour la survie de la démocratie et des libertés. La valeur de la démocratie dépendra toujours de l'issue de ce combat ; elle ne doit pas faillir malgré ses faiblesses et ses dérives, malgré les critiques acerbes, mais souvent positives, formulées à son encontre depuis l'Antiquité grecque à nos jours : celles de Platon et de Nietzsche nous servent de point de mire. Pour Platon, elle est le règne des incompétents et des démagogues. C'est ainsi que, partant de l'expérience de la décadence des Cités grecques, il note que le désarroi des Cités et des citoyens est dû au fait que la doxa personnelle, les sentiments individuels et divers, aussi bien des gouvernés que des gouvernants, constituent un relativisme et un pessimisme glissé qui sont d'énormes sources d'instabilité. Donc, l'Etat moderne est victime d'une philodoxie qui fait qu'il est comparé par Platon lui-même à un bateau ivre où il y a un capitaine qui est plus grand et plus fort que tous les autres, mais il est légèrement sourd et myope et sa connaissance de la navigation n'en n'est pas toujours la meilleure. L'équipage se mutine parfois, prend le bateau et buvant et festoyant, continue son voyage avec le résultat qu'on peut attendre de lui. C'est cette direction incompétente de la Cité qui accroît les crises, les rebellions et les frustrations, et qui conduisent tôt ou tard à la décadence dont parle Nietzsche. La démocratie dans son acceptation nietzschéenne n'est qu'une "idéologie de la décadence", c'est-à-dire qu'elle met en avant des incapables, des hommes du ressentiment, des hommes vaincus par la vie qui n'ont autre choix que de perpétrer la mort à travers les crises sociales, les rebellions, bref, les guerres. Au nombre sans cesse croissant, ces incompétents, ces médiocres, freinent l'avancée de la Cité vers la paix, vers le progrès. Ils freinent ainsi donc la capacité des Etats à tisser des relations solides, harmonieuses et pacifiques entre eux. C'est pour cette raison que nous voulons de concert avec Nietzsche que ce soit des hommes doués, excellents, des sur-hommes, qui gèrent les affaires de la Cité, car cela leur recommande que le sens politique soit imprégné des vérités morales et citoyennes de leur temps. Aujourd'hui, au regard des pratiques politiques dans les Etats dits "démocratiques", on assiste de plus en plus à de graves dangers liés à la récupération de la politique par l'argent, les médias et l'armée. La corruption en submergeant de la sorte le domaine politique, fait de lui le domaine où le profit, l'intérêt égoïste et immédiat, celui d'une famille ou d'un groupe particulier est de mise. L'usage démocratique est de ce fait perverti et converti en une "plutocratie", en une "médiacratie", en une "démarchie" ou encore en un "pluralisme-corporatisme" conduisant à un affrontement débridé des pouvoirs et des intérêts des citoyens. C'est, nous semble-t-il, ce qui est poursuivi et développé aujourd'hui à travers les hégémonismes, politique et économique, qui gouvernent le monde, et que nous analysons, ici, à la lumière de la réflexion de Kant en ce qui concerne la domination politique et économique qui hante encore les peuples.
* 42 La rupture est intervenue au XVIIIè siècle, avec les théoriciens du contrat social, entre la démocratie et les autres régimes politiques ; elle a suscité alors une révolution qui aboutit à la consécration du principe de la majorité dans la démocratie. * 43 Sémou Pathé Guèye, Du bon usage de la démocratie en Afrique, Dakar, NEAS, 2003, p.08. Il est Professeur titulaire à l'Université Cheikh Anta Diop. * 44 Pour l'Afrique, A.M.International-Jaguar Conseil,/Présidence du Faso, Paris, 1999, p.85 * 45 G. Burdeau, Le libéralisme, Paris, Seuil, 1979, p.167 * 46 Mahamadé Savadogo, La Parole et la Cité, Paris, L'Harmathan, 2003, p.123 * 47 William Ury, Comment négocier la paix : Du conflit à la coopération chez soi, au travail et dans le monde, Nouveaux Horizons-Ars, Paris, 2001, p.156 * 48 Doctrine du droit, p.205 * 49 Bernard Crozel, Urbanité et Citoyenneté. Attention démocratie urbaine, Paris, L'Harmathan, 1998, p.42 |
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