Kant et la problématique de la promotion de la paix. Le conflit entre l'utopie, la nécessité et la réalité de la paix durable( Télécharger le fichier original )par Fatié OUATTARA Université de Ouagadougou - Maitrise 2006 |
2. Le sens kantien du progrès vers la paix.Le progrès, tel que nous le lisons chez Kant, est un progrès vers la paix, vers l'épanouissement et le bonheur des peuples. C'est aussi un progrès que la paix mondiale elle-même rendra possible. Il est question, ici, d'une évolution de l'humanité entière dans ses différentes tentatives, voire processus d'organisation ou de réorganisation des sociétés, dans le but de mieux vivre leur condamnation à vivre ensemble. Autrement dit, la marche des peuples vers la paix est aussi celle de leur développement, de leur perfection, donc de leur amélioration qui ne se distingue pas négativement de l'amélioration de leur constitution politique en vue d'atteindre la constitution républicaine. Kant part de la théorie de l'"insociable sociabilité" pour faire dire à la nature qu'elle se sert des discordes des citoyens pour assurer leur progrès vers la paix, vers le mieux-être. Mais, il ne s'adressant pas à des peuples paresseux, en cela que chaque peuple doit bâtir son propre histoire, et se forger une personnalité parce que, « ce qui est fondamental et en même temps preuve de progrès, c'est le pouvoir d'un peuple d'émerger de son passé et d'ouvrir à nouveau l'avenir 76(*)». En effet, reconnaissons qu'avant Kant, avec lui et après lui, l'évolution est historique. L'on est passé de l'homme toujours au coeur des préoccupations historiques au regroupement des hommes en tribu; de la tribu à la formation des sociétés, puis à la naissance de l'Etat dans son acceptation moderne. À partir du philosophe allemand, l'on passe de la nation à la fédération libre des Etats, mieux, à la Communauté internationale telle l'Organisation des Nations Unies (ONU) qui s'inspire des textes de Kant qui ont, d'abord, donné naissance à la Société Des Nations (SDN). Du reste, il y a des chances énormes pour l'édification d'une communauté universelle, mais Kant récuse lui-même l'idée d'une république universelle que des auteurs comme Anachardis Cloots croiraient être la solution au problème de la guerre 77(*). Kant va alors condamner l'Etat universel dans sa Réflexion 1499 où il écrit que « l'intention de la providence était que les peuples se forment, mais ne se fusionnent pas ». Il enfonce le clou dans les Conjectures sur les débuts de l'histoire humaine en notant que "la fusion des peuples en une société" serait "un obstacle à toute culture plus élevée78(*)" : la culture de la paix. En 1793, il souligne dans Théorie et Pratique que l'"état de paix universelle", consenti par des Etats trop grands, reste "encore plus dangereux pour la liberté" que l'état de guerre "puisqu'il conduit au terrible despotisme". Encore plus, en 1795, le Projet proclame l'idée que le droit des gens suppose la séparation de plusieurs Etats voisins et indépendants les uns les autres. Malgré le fait que Kant ne soit pas trop rassuré que cette situation ne conduira pas à la guerre, il soutient qu'elle est « préférable aux yeux de la raison à la fusion de tous les Etats entre les mains d'une puissance qui envahit toutes les autres et se transforme en une monarchie universelle 79(*) ». Comme pour insister davantage sur l'idée que dans un Etat universel, les lois perdent toujours en vigueur ce que le gouvernement gagne en étendue, Kant montre dans sa Doctrine du droit (1971, 177) comment à la faveur de l'extension vraiment excessive d'un tel Etat des peuples jusqu'à de lointains territoires, son gouvernement finit par devenir impossible et par conséquent, la protection de chacun de ses membres. De toute évidence, tout Etat dépourvu d'une constitution possible tel l'Etat Mondial, comme l'écrit Kant, ne sera jamais une condition de la paix mondiale, puisqu'il ne pourra jamais apporter la paix par la mort des Etats respectifs dans leur fusion. Sans vouloir la création d'un Etat Mondial, nous pouvons vouloir que la création d'un espace politique à l'échelle sous-régionale, régionale, continentale, même internationale, reste dans les annales de l'histoire. Cette position a été formulée et défendue jusqu'à nos jours, en attestent la naissance et le développement d'organisations telles la Communauté des Etats sahélo-sahariens (CEN-SAD), la Communauté Economique Des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) qui jouent un rôle important dans la promotion de la paix dans la sous région. Mais, il faut dire que l'état de paix, quand il existe déjà, est une condition favorable à l'éclosion et la formation de telles organisations à vocation politique, économique et sociale. C'est en ce sens qu'il faut comprendre l'éloge que Diderot fait de la paix : « Il (le corps politique) n'est en santé, c'est-à-dire dans son état naturel, que lorsqu'il jouit de la paix ; c'est elle qui donne de la vigueur aux empires ; elle maintien l'ordre parmi les citoyens ; elle laisse aux lois la force qui leur ait nécessaire ; elle favorise la population, l'agriculture et le commerce ; en un mot elle procure aux peuples le bonheur qui est le but de toute société 80(*) ». Ainsi donc, la paix rend possible le progrès politique, le développement social des peuples en leur permettant de libérer leur génie créateur qui s'affirme en temps de paix dans l'agriculture, le commerce et la valorisation des moeurs. Ce qui veut dire que nous devons convertir l'énergie et le courage qui nourrissent la guerre en des forces de production, de créativité en temps de paix, pour propulser l'humanité dans le progrès ; progrès qu'on pourrait caricaturer comme suit : le progrès est au centre des préoccupations de l'humanité ; l'homme va du progrès à la paix et vice versa. Le binôme "progrès / paix" demeure le champ de bataille de l'être humain où se décide son sort. Les écrits kantiens sur l'histoire de la paix ont, pour ce faire, pour but de nous ouvrir une perspective consolante dans l'avenir, de nous proposer une histoire conjecturale de la liberté, celle qui s'aliène involontairement dans la guerre et qui fonde du même coup une espérance morale à la paix. Cependant, Kant nous avertit que du point de vue de la morale, le progrès n'apportera pas « une quantité toujours croissante de la moralité quant à l'intention, mais une augmentation des effets de sa légalité dans des actions conformes au devoir, (...) c'est-à-dire que c'est dans les bonnes actions des hommes, qui deviendront toujours nombreuses et meilleures, (...) que le profit de sa propre transformation en vue du mieux pourra se manifester », puisqu'il se convainc que « peu à peu, les puissants useront moins de violence, il y aura plus de docilité à l'égard des lois. Il y aura dans la société plus de bienfaisance, moins de chicanes dans les procès, plus de sûreté dans la parole donnée, etc. 81(*) ». Kant, aussi bien que d'autres philosophes des Lumières comme Diderot, croyait alors à la perfectibilité du genre humain, à son amélioration : « la nature suit un cours régulier pour conduire peu à peu notre espèce du plus bas degré d'animalité jusqu'au degré supérieur d'humanité 82(*)». Cela est perceptible déjà sous nos cieux, même si certains professent l'idée d'une "animalisation contemporaine de l'homme" dans la guerre qui est son défaut majeur. Des défauts, Kant en avait vus quand il écrivait dans l'Idée (6è proposition) que le bois dont l'homme est fait est si courbe qu'on ne peut se rassurer de pouvoir y tailler des chevrons bien droits; mais on peut y tailler quelque chose de droit quand même. C'est pourquoi, nous voyons que depuis son ancêtre Australopithèque, le genre humain est en progrès et continuera toujours de l'être à l'avenir. La conscience humaine étant un pont jeté entre le passé et l'avenir, et en tant qu'elle marque le présent de son sceau, il y a de quoi espérer que l'homme tire de bonnes leçons de la tragique histoire qui est la sienne, pour jeter les bases solides d'un avenir radieux, quelles qu'en soient les conceptions qu'on en fait. Donc, le progrès vers la paix doit être toujours pensé en termes d'espoir, de volonté commune non égoïste, dans la mesure où, il est actuellement possible de l'atteindre par une remise en cause de l'agir humain, par une révision constante de la gestion des "res", par une plus grande responsabilité quant à la sauvegarde du tissu social en vue d'assurer la survie de l'humanité. C'est ce que nous avons nommé les "grands espoirs de la paix mondiale" qui sont, quelque peu, conditionnés par la valeur éthique à donner à la politique. * 76 A.Philonenko, L'oeuvre de Kant, t.2, Paris, Vrin, 1988, p.252 * 77 Lire La République universelle, 1792 ; Les Bases institutionnelles de la République du genre humain, 1793 * 78 A. Renaut, Kant aujourd'hui, Paris, Aubier, 1997, p.476-478 * 79 Ibid, * 80 Ibid., p.68 * 81 Kant, Opuscules sur l'histoire, p.219-220 * 82 Kant, Idée, 6è proposition. |
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