2. La « dissolution du paradigme assuranciel »5 et
l'avènement de l'État social
La fin des trente glorieuses fait apparaître les failles
du système de sécurité sociale. Son financement, son
efficacité tout comme sa légitimité sont source de
contestation chez ses détracteurs qui voient là l'occasion
d'invoquer les « effets pervers » pour expliquer « la
1 Noëlle Burgi; La machine à exclure; La
découverte; Paris; 2006; p .41.
2 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; Seuil;
Paris;1995; p. 27-28.
3 Pierre Laroque; cité in Noëlle Burgi; La
machine à exclure; op.cit.; p. 41.
4 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 49.
5 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p. 37.
crise » des années 1980. Bien que
l'efficacité ou la légitimité évoquées
ci-dessus eurent nécessité un approfondissement, nous nous
attarderons ici davantage sur la question du financement qui recoupe selon nous
les deux autres points.
Ainsi le système assuranciel ne peut répondre
à des situations qui ont dépassé depuis longtemps le cadre
du risque. Le nombre croissant de chômeurs de longue
durée1 ( près d'1,5 million en 2005) qui corrobore
l'idée « d'état stable »; de personnes
âgées dépendantes2 (865 000 allocataires de
l'APA en 2004 )3 conséquence du vieillissement de la
population qui lui même implique des besoins nouveaux ; ou encore
l'inflation des personnes dites « inaptes au travail »4
qui traduit « l'assimilation, à la catégorie de
handicapé, d'individus dont les travailleurs sociaux n'arrivaient pas
à régler les problèmes d'insertion sociale
»5, sont autant d'ayants-droit qui doivent être pris en
charge socialement et économiquement et dont le ressort est d'avantage
du côté de l'État que de celui des partenaires sociaux,
c'est-à-dire sous la coupe du régime de solidarité
plutôt que sous celui de l'assurance. Le taux croissant d'ayants droit
suppose corrélativement un taux décroissant de cotisants. Ce
problème focalise l'ensemble des politiques depuis les années
1980. Plusieurs tentatives de réponses ont émergé de
droite comme de gauche, mais aucune n'a pu venir à bout de
l'inéluctabilité du déficit du système social
à la française communément appelé le « trou de
la sécu ».
Si la problématique semble simple, elle est en
réalité complexe en ce qu'elle questionne l'équilibre
précaire du keynésianisme, c'est-à-dire
l'intégration « dans un dispositif unique de gouvernement des
options antagoniques du libéralisme et du socialisme »6.
Cette articulation permettait de modérer les idéologies
politiques dominantes les plus opposées. Ce sont d'ailleurs
celles-là mêmes qui ont institué la nécessité
de changement. Ce sont ainsi succédés les qualificatifs de
changement : les socialistes opéraient « "la construction du
changement"- associés aux communistes partisans quant à
1 Un chômeur de longue durée est un actif au
chômage depuis plus d'un an; Source INSEE
2 La dépendance est définie comme le besoin
d'aide pour accomplir les actes essentiels de la vie quotidienne ou le besoin
d'une surveillance régulière. Elle est mesurée ici
à partir de l'outil Aggir, grille nationale d'évaluation de la
perte d'autonomie chez les personnes âgées de 60 ans et plus, qui
sert également de critère pour l'attribution de l'allocation
personnalisée d'autonomie (APA).
3 L'Allocation Personnalisée d'Autonomie concerne
à la fois les personnes âgées résidant à
domicile et celles demeurant en établissement. Elle est fondée
sur le libre choix du lieu de vie de la personne âgée et sur la
possibilité, pour sa famille, de bénéficier d'un soutien
dans l'aide qu'elle lui apporte. Le montant moyen de l'APA à domicile
est de 668 euros en 2006 Gérée par le département, l'APA
est une prestation en nature dont l'obtention est conditionnée par un
certain nombre de démarches entre le bénéficiaire et le
conseil général; source Amandine Weber; Regards sur l'APA
trois ans après sa création in Données sociales - La
société française édition 2006; p. 603
4 Est considéré inapte au travail toute personne
incapable, à la suite d'une maladie, d'un accident du travail, ou d'un
handicap, de se procurer au moyen d'un travail adéquat, un revenu
équivalent à celui que gagnerait une personne en bonne
santé faisant ce même travail.
5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 119.
6 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p.
258.
eux d'un "véritable changement" [ou encore] les
libéraux avec "le changement sans risque". »1 qui n'est
pas sans rappeler la « rupture tranquille » plus contemporaine. On a
donc vu ces vingt dernières années, les gouvernements de gauche
comme de droite, s'enliser successivement dans des réformes fiscales.
L'impôt sur les grandes fortunes (IGF) créé en 1982 par un
gouvernement de gauche, supprimé en 1987, réintroduit par la loi
de finance de 1989 sous la forme de l'impôt de solidarité sur la
fortune (ISF), en est un exemple remarquable. On ne s'attache pas ici à
redéfinir les droits sociaux mais à repenser leur financement en
même temps que la place et le rôle de l'État ou plus
exactement son efficacité à deux niveaux. Un premier qu'est celui
de l'égalité, qui introduit le deuxième qu'est la
technique. Le passage d'un financement assuranciel (bismarckien), dans lequel
« cotisations » riment avec « prestations », à un
système beveridgien dans lequel « impôt » rime avec
« minima sociaux », renvoie fondamentalement à la question de
la solidarité. Mais sont-ce là des notions antithétiques
?
Une telle distinction revient à séparer
(opposer) les rôles, l'État se faisant le relais de la
solidarité par l'impôt et les partenaires sociaux celui de
l'assurance par les cotisations. P. Rosanvallon nous rappelle que «
l'assurance est une technique alors que la solidarité est une valeur
»2, la première pouvant être une forme de
production de la seconde. S'il est avéré qu'une réforme du
système est nécessaire eu égard aux évolutions
sociologiques, qui ne sont du reste pas la cause unique du chômage et du
vieillissement mais aussi celle par exemple de l'augmentation du nombres
d'étudiants, il ne faut pas nonplus « substituer la figure du
contribuable à celle de l'assuré »3. C'est
pourtant ce que les lois de 1982 sur l'IGF, ou plus récemment de 1993
promulguant la « contribution sociale généralisée
»4, tendent à immiscer. Le réel danger de ce
déplacement tient en une autre séparation qu'est celle de
l'économie et du social.
La dichotomie opérée en ce sens dans les
années 1980 traduit cette « dissociation entre l'économique
et le social, chaque domaine fonctionnant selon sa logique propre : la
recherche d'efficacité économique d'un côté, le
fonctionnement de la machine à indemniser de l'autre.
»5, c'est-à-dire la séparation entre
l'économie et le social, donc l'opposition entre
1 Ibid. ; p. 183.
2 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 83.
3 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ;; p. 80.
4 La contribution sociale généralisée est
un impôt dû par les personnes physiques fiscalement
domiciliées en France. Il est destiné au financement d'une partie
des dépenses de sécurité sociale relevant des prestations
familiales, des prestations liées à la dépendance, de
l'assurance maladie et des prestations non contributives des régimes de
base de l'assurance vieillesse. La CSG est prélevée à la
source sur la plupart des revenus, quels que soient leur nature et leur statut
au regard des cotisations sociales et de l'impôt sur le revenu. Son taux
varie selon le type de revenu et la situation de L'intéressé.
Loi n° 93-936 du 22 juillet 1993
5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p.
110.
productivité et solidarité. Une tendance que
l'on retrouve dans le grand débat de l'insertion sous la forme «
professionnelle et/ou sociale ».
Cette tendance est d'ailleurs relayée dans les plus
grandes instances et ce à deux niveaux. Tout d'abord par le G5
réunit en 1979 à Tokyo fait valoir la notion de rigueur, par
laquelle il faut entendre sur le plan budgétaire « un objectif de
diminution des dépenses publiques et sur le plan monétaire, une
politique rigide de lutte contre l'inflation »1. Puis c'est au
travers de la construction de l'Europe que s'est traduite cette
séparation dont les « plans d'actions nationaux »
révèlent les orientations qui visent à promouvoir
l'employabilité, la réforme des systèmes de protection
sociale et la modernisation des systèmes de formation. Noëlle Burgi
voit là le « principal outil de construction d'un "modèle
social" européen » qui ne bouleverse en rien l'ordre établi
et fait de la productivité une exigence majeure si ce n'est
hégémonique. Si l'on considère le poids décisionnel
du Conseil Ecofin2 (qui travaille de concert avec les banques
centrales européennes) en matière de politique économique,
il n'est pas fallacieux d'imaginer que la construction européenne puisse
être « le levier et simultanément l'alibi d'une
stratégie économique dominée par l'impératif de
l'orthodoxie monétaire »3. Cela ne signifie pas
abandonner le social à la seule responsabilité des individus,
mais légitimer le néolibéralisme comme
élément incontournable du progrès social. C'est donc dans
la compétitivité des entreprises que sommeille
l'amélioration de la situation sociale.
Tandis que le social, dans ce qu'il suppose de cohésion
et de progrès, supplante l'individu à qui l'on demande de «
se plier aux règles de solidarité d'ensemble »4
afin de permettre l'unification plutôt que l'opposition, il est lui
même dépossédé de ce que E. Durkheim aurait
appelé le bonheur et assujetti à la valeur économique du
travail. « Si donc, comme on le suppose, le bonheur s'accroissait
régulièrement avec elle (la puissance productive du travail), il
faudrait aussi qu'il pût s'accroître indéfiniment ou que,
tout au moins, les accroissements dont il est susceptible fussent
proportionnés aux précédents. S'il augmentait à
mesure que les excitants agréables deviennent plus nombreux et plus
intenses, il serait tout naturel que l'homme cherchât à produire
davantage pour jouir encore
1 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p .33.
2 Le Conseil des « Affaires économiques et
financières » est la formation du Conseil de l'Union
européenne (UE) rassemblant les ministres de l'économie et des
finances des États membres, ainsi que des ministres compétents en
matière de budget lorsque des questions budgétaires sont à
l'ordre du jour. Le Conseil ECOFIN, en tant que formation du Conseil de l'Union
européenne, dispose de toutes les prérogatives et obéit
aux procédures propres au Conseil (...) Les domaines de
compétence du Conseil ECOFIN concernent plus particulièrement :
la coordination des politiques économiques générales des
États membres et la surveillance économique ,le contrôle de
la politique budgétaire et des finances publiques des États
membres (..) Art. 202 à 210 du Traité instituant la
Communauté européenne.
3 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit. ; p .34.
4 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p.
224.
davantage. Mais, en réalité, notre puissance de
bonheur est très restreinte. »1
Le père de la sociologie française subodore ici
des limites au bonheur. Loin de nous l'idée d'entrer dans ce
débat philosophique, cependant on pourra noter que la notion de
production s'est étendue à chaque niveau de la vie avec pour
finalité différente selon les époques l'harmonie sociale
ou la compétitivité économique, l'une et l'autre
proposée comme moyen de construction du « bonheur ». Un
rapport du CERC de 2006 qui reprend la notion de risque est à ce sujet
significatif. Tandis qu'y est taxé de « conception purement
compensatrice » l'héritage de l'État-providence, les
politiques sociales se voient ajouter « un rôle préventif en
infléchissant les comportements pour éviter la survenue des
risques. Elles peuvent enfin favoriser le retour à une situation
où la personne n'a plus besoin de cette compensation en visant à
améliorer les capacités individuelles et en faisant en sorte
qu'elles puissent s'exercer (rôle curatif). Prenant cet angle d'approche,
il faut élargir les domaines d'action des administrations publiques
à l'ensemble des trois fonctions : de protection sociale
(sécurité sociale et assurance chômage),
d'éducation-formation (y compris la formation continue) et enfin de
promotion ou de soutien de l'emploi (politiques de l'emploi). Pour qualifier
cet ensemble, le parti pris ici est de le désigner sous le vocable
d'"État-social".»2
Dans la logique de ce rapport, le haut commissaire aux
Solidarités actives contre la pauvreté a présenté
au conseil des ministres du 21 Novembre 2007, une communication relative au
"Grenelle de l'insertion". Non que nous ne soyons étonnés de ce
que le grenelle soit à l'heure actuelle assimilé à la
transformation sociale et qu'il semble somme toute nécessaire
d'étudier l'action publique dans ce cadre ; nous le sommes toutefois
dans ce que sous-tendent les attributions de ce haut commissaire : il «
prépare la réforme des minima sociaux, (...) la réforme
des contrats aidés et des mécanismes d'incitation à la
reprise d'activité et en suit la mise en oeuvre. Il élabore et
met en oeuvre,(...) des programmes de lutte contre la pauvreté. Il
participe (...) à l'action du Gouvernement en matière d'insertion
économique et sociale, d'innovation sociale et d'économie
sociale. Il prépare les travaux du comité interministériel
de lutte contre les exclusions et du Conseil national des politiques de lutte
contre la pauvreté et l'exclusion sociale et il organise les travaux du
Conseil national de l'insertion par l'activité économique.
»3
L' État providence compensait tandis que l'État
social prévient et soigne, l'un et
1 Emile Durkheim; De la division du travail social:
livre II et III; op.cit; p. 15.
2 CERC; Rapport n°7; La France en transition,
1993-2005; La documentation Française; Paris; 2006 ; p. 55.
3 Décret n° 2007-1008 du 12 juin 2007 relatif aux
attributions déléguées au haut-commissaire aux
solidarités actives contre la pauvreté.
l'autre préfigurant le futur à travers
l'anticipation à plus ou moins long terme selon des modalités
quelque peu différentes. Chacun définissant ainsi un temps
social. L'un ardent défenseur de l'égalité, l'autre celui
de la lutte contre l'exclusion. Doit-on pour autant parler de recul de l'action
sociale ?
Nous répondrons sommairement à cette question
par une citation dont l'anachronisme n'a d'égal que la
contemporanéité : « il est très possible que, sur un
point, l'action sociale ait régressé, mais que, sur d'autres,
elle se soit étendue, et que, finalement on prenne une transformation
pour une disparition. »1
Ce qui vaut pour le travail et de ce qu'il implique
socialement et économiquement vaut pour l'opposé le non-travail
et ce qu'il implique socialement et économiquement. Qu'en est-il de ceux
et celles qui ne peuvent arborer fièrement ce manifeste de la condition
sociale, qu'est le contrat de travail ? Sont-ce ceux-là même que
l'on dit exclus ? Sont-ce donc aussi ceux-là même que l'on doit
insérer ou encore ré-insérer ?
Depuis la fin du XIXè siècle le droit social
tend à gérer les conjonctures du travailleur, ce qui implique
qu'il repose essentiellement sur le contrat de travail. La seconde guerre
mondiale nécessita à bien des égards de tout reconstruire
sur une base plus égalitaire. L'État Providence proclama le
travail comme un droit conférant des droits, dans une action publique
qui se voulait rassembleuse des antinomies politiques. L'économie et le
social furent donc unis dans un système qui considérait
l'assurance de l'accident social et la solidarité avec les plus
démunis ne pouvant travailler. Mais la fin des trente glorieuses vit
émerger les insuffisances de l'État Providence face à un
chômage endémique bientôt vécu comme un état
stable aux horizons bouchés. Le système social appuyé sur
le salariat ne suffisait alors plus au financement, posant la douloureuse
question des non-travailleurs qui ne participent ni aux richesses, ni au
solidarités.
1 Emile Durkheim; De la division du travail social:
livre I; op.cit; p. 163.
Chapitre Deux Les maux définis par les
mots
Solidarité, exclusion, pauvreté,
intégration, insertion sont autant de notions qui entretiennent une
relation avec l'économie et entre elles une relation de cause à
effet, comme nous le verrons plus loin. Mais est-ce à dire qu'elles sont
indissociables ? Non que notre travail soit celui-ci, il convient cependant de
préciser le sens de chacune afin d'en établir les
correspondances, de manière à situer les
prolégomènes de l'insertion. Nous tenterons la difficile approche
de l'insertion par ce qu'elle sous-tend, ce qui nécessitera de
circonscrire à la fois un public que l'on nommera agent ou acteur, selon
que l'on souhaite illustrer les déterminants qui agissent sur le sujet
ou les marges de liberté de ce dernier; ainsi que l'état final
attendu. Mais nous faisons le choix de définir en premier lieu
l'exclusion qui se rapporte à une non-intégration et donc par
défaut à l'état attendu par l'action de l'insertion :
l'intégration fut-elle social ou économique. Et dans un second
temps nous tenterons une approche de l'assistance comme exemple de
transformation juridicoadministrative qui permettra de mesurer les effets
opérés sur le statut social..
Nous pourrions nous questionner avec la sociologue M. Bresson
sur l'acharnement des sciences humaines (surtout la sociologie) à mener
des enquêtes sur les populations aux marges et de lui imputer une «
obsession du contrôle social. »1 Mais nous
préférerons lui emprunter l'éloquente formule qui accorde
aux mots d'être « à la fois des manières de dire le
réel et d'y intervenir »2.
1 Maryse Bresson ; Sociologie de la
précarité ; A. Collin ; Paris ; 2007 ; p. 22.
2 Ibid. ; p. 19.
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