Université de Nantes UFR Lettres et
Langages Département des Sciences de L'Éducation Centre de
Recherche en Éducation de Nantes Année 2008
Master II Professionnel, Mention Formation de
Formateurs par l'Analyse des Situations de Travail
Le temps de l'insertion des jeunes,
une considération rituelle et
temporelle
Université de Nantes UFR Lettres et
Langages Département des Sciences de L'Éducation Centre de
Recherche en Éducation de Nantes Année 2008
Master II Professionnel, Mention Formation de
Formateurs par l'Analyse des Situations de Travail
Le temps de l'insertion des jeunes,
une considération rituelle et
temporelle
Remerciements :
- Après les salutations d'usage, plongez tout de
suite dans la marmite aux références. On cite, on cite :
Léonardo da Vinci, Hugo, Fellini, Mozart, Heidegger, Mallarmé,
Shakespeare, Le Corbusier, Renoir père et fils, Mick Jagger et Pauline
Carton, Django Reinhart et les précolombiens... Et on touille la soupe,
s'il vous plaît, on disserte sur ce qu'on doit aux uns, aux autres, ce
terreau si riche et si varié où plongent nos racines, on rend
grâce à ce qu'on a vu, lu, entendu depuis tout petit-petit, sans
oublier ce qu'on doit à nos contemporains, bien entendu, histoire de
montrer qu'on a l'esprit large, la reconnaissance ouverte : citer Untel...
« toute mon admiration »... et Tel autre... « à qui je
dois tant »...
Daniel Pennac, Merci
Sans penser devoir aux uns, aux unes, aux autres, il me faut
convenir, malgré une étymologie salariale, que ce terme reste le
plus juste pour définir un sentiment sans égal. Au delà,
il eut fallu s'en remettre au coeur. C'est donc par lui que je ferai valoir
toute ma gratitude à Carole, Pierre-Yves, July, Manou, Nadej, Roger,
Pitiv et l'équipe de la sauvegarde de la rue de Laigné, qui tous
d'une façon ou d'une autre m'ont soutenu et sans qui...
Alors du fond du coeur MERCI !
Et bien entendu j'adresse plus encore à ceux qui ont
accepté de me livrer de leur temps et dont j'ai caché les
identités derrière Aude, Demnah, Flore, Joey, Julia, Majid,
Mélanie, Mohamed, Nazira, Ouarda, et Tomy. S'il y a un avenir, il ne
peut ni ne doit se construire sans eux.
Sommaire
Introduction 4
Première partie, une approche socio historique
9
De la solidarité organique à l'égoïsme
social, entre exclusion et non-intégration, l'inutilité sociale
ou l'insertion inévitable
Chapitre Un, De l'État-providence à l'État
social, une seule et même finalité ? 10
Chapitre Deux, Les maux définis par les mots 19
Chapitre Trois, L'insertion 33
Conclusion 48
Deuxième partie, le cadre théorique
52
Juvenis, Ritus, Tempus
Chapitre Un, Juvenis, jeune, jeunesse. Déclinaison d'une
catégorie sociale 53
Chapitre Deux, Le rite et quelques auteurs en perspective 62
Chapitre Trois, Tempus Vitam Regit 78
Conclusion 107
Troisieme partie, une démarche, une
méthode, des outils 109
Le terrain et l'analyse, une fable sans moralité
Chapitre Un, Méthodologie 110
Chapitre Deux, Sur les chemins de l'insertion,les effets de la
socialisation 129
Chapitre Trois, D'un éthos à l'autre, combattre
l'inéluctable et construire l'impalpable 155
Chapitre Quatre, A l'aune du temps, se lève l'avenir
181
Conclusion 197
Liste des tableaux 202
Liste des sigles 203
Bibliographie 204
Table des matières 211
Introduction
« Le projet de loi pour l'égalité des
chances, présenté pour avis au CNLE du 15 novembre 2005, fait
partie d'un ensemble de mesures décidées par le Gouvernement
suite à la « crise des banlieues ». Si ce qualificatif peut
résumer succinctement les évènements et violences urbaines
récentes, il ne rend pas compte de la situation réelle : la
société est globalement malade du chômage et de
l'exclusion, les jeunes ont perdu confiance dans la capacité de cette
société à faire en sorte que la formation et le travail
permettent une meilleure intégration. L'ascenseur social est
bloqué. Seules des politiques publiques nationales et locales, qui ne
seraient pas segmentées par public et par territoire et qui seraient
pilotées de manière coordonnée entre l'État et les
collectivités territoriales pourraient obtenir des résultats
durables et ainsi redonner confiance. Ce n'est pas le cas de ce projet de loi
qui segmente à nouveau alors que la discrimination et
l'égalité des chances concernent tous les publics et tous les
territoires.
Avis du bureau du CNIAE sur le projet de loi relatif
à l'égalité des chances, janvier 2006
C'est cet avis émanant du Conseil National de
l'Insertion par l'Activité Économique qui est à l'origine
de cette recherche. Une société malade et des jeunes qui n'ont
plus confiance. Doit-on y voir une analyse ou un constat ? Doit-on parler
d'intégration ou d'insertion ? Qu'est sous-entendu au travers de la
notion de jeunesse ? Sont-ce là des notions intimement liées au
point que leur conjugaison n'en soit pléonastique ? A quoi aspirent ces
jeunes en situation quasi liminaires ? Ont-ils des projets ? Qui peut ou veut
les accompagner dans la traversée des limbes de l'indépendance
que constituent le processus vers l'âge adulte ou le statut d'adulte ?
Qu'est-ce que l'insertion ?
Selon le dictionnaire culturel en langue française,
« s'insérer », emprunté au latin inserere,
signifiant introduire, évoque le fait de « trouver sa place dans un
ensemble » et impute par là-même la responsabilité du
résultat au sujet, le sujet est l'acteur de l'action. Tandis que
l'insertion, qui traduit depuis 1932 « l'intégration d'un individu
ou d'un groupe dans un milieu social différent », laisse entendre,
« une opération par laquelle un individu ou un groupe s'incorpore
à une collectivité, à une société, une
nation », l'opération laissant planer le doute de son origine.
Cette dernière définition propose un processus qui vise un
état final gommant la différence entre ceux qui
ont atteint l'objectif et les autres, soit une vision somme toute dialectique
qui invite à comprendre l'insertion sociale plus que l'insertion
professionnelle. Cette notion aussi polysémique que polémique,
par son acception sociale ou professionnelle, drenne avec elle une
réflexion scientifique qui amène rapidement les chercheurs sur
les pas de Émile Durkheim et de son concept d'intégration qu'il
déclina comme une caractéristique collective et non individuelle.
On ne saurait donc définir l'insertion sans la replacer dans le contexte
socio-politique qui lui incombe. Nous ferons donc le choix d'une approche
socio-historique, ce qui inscrit notre travail dans une approche
socio-constructiviste en ce qu'elle renvoie directement à une
construction sociotemporelle de la notion d'insertion. C'est-à-dire une
notion scientifique et une action publique inscrites dans l'histoire de la
société, ce qui l'oppose à un système social et une
nature humaine ahistoriques. Nous postulons que l'idée même
d'insertion ne peut s'étudier qu'au regard de son origine scientifique
et politique, qui ramène à l'intégration comme processus
entre un groupe et un individu ; mais aussi à travers l'antinomie de
l'intégration, l'exclusion, qui donne à voir la construction de
catégories sociales cristallisant nombre des politiques depuis plus d'un
demi-siècle. Aussi de E. Durkheim à R. Castel, de l'État
providence à l'assistanat, de l'intégration à la
non-exclusion puis à l'insertion, nous proposerons une approche
ancrée dans un aller-retour entre l'action publique et le fait
social.
Penser l'insertion des jeunes a toujours soulevé les
théories du rite pour l'accoler à la fonction du travail. Mais le
travail n'est « plus le rite d'initiation qu'il était autrefois
»1. Cela pose différentes questions sur le travail mais
aussi sur le rite. Quelle est la réalité d'un concept
tantôt référant l'imaginaire à des temps
archaïques, tantôt l'abandonnant au fait religieux, ou encore le
réduisant à une sacralisation du quotidien de l'enfant et du
malade. Il est ancien ou contemporain, sacré ou profane, d'initiation,
de puberté, de passage, et il est surtout ce qui fit de l'enfant un
homme. Mais quel est le sens d'un mot devenu concept au moment même
où on le disait disparu ?
S'il n'est plus de rite pour situer les âges de la vie,
il convient de préciser ces âges selon des modalités
différentes qui trouvent en partie réponse dans les sciences et
plus précisément dans la biologie, la psychologie du
développement ou encore la psychanalyse. Mais ces sciences, sans
lesquelles il ne saurait y avoir de réelle catégorie
fondée puisque même dans une vision ancestrale des
catégories les rites correspondaient entre autre à la
puberté et délimitaient par exemple la sexualité, ne
rendent pas compte des mutations
1 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, Paris, PUF, 1995, p. 3
sociales et politiques et de leurs effets sur les
déplacements des âges de la vie. Nous serons donc amené
à situer la jeunesse au regard du « produit d'un travail de
délimitation, de définition, de construction d'identité,
de représentation »1. Considérant les âges
de la vie, non comme des âges d'état-civil qui mesurent le temps
passé ou comme des « événements frontières
»2, nous nous référerons à la thèse
de Olivier Galand qui considère l'allongement de la jeunesse et la
définit comme un « un processus de socialisation »3
En nous penchant sur les rites dans ce qu'ils ont de plus
social nous souhaitons faire valoir la valeur heuristique et contemporaine de
ce concept, c'est-à-dire considérer non que les rites n'existent
plus mais qu'ils se sont transformés ou ont même disparu en tant
qu'action et que cependant leur valeur symbolique reste très
ancrée dans le quotidien et dans l'existence. Bien que nous
adhérions aux thèses de la déritualisation, nous ne
souhaitons pas rejeter le schéma du rite comme modèle d'analyse
des sociétés postindustrielles car nous postulons avec Arnold Van
Gennep que « la vie individuelle, quelle que soit le type de
société, consiste à passer successivement d'un âge
à un autre et d'une occupation à une autre, [et que donc] c'est
le fait même de vivre qui nécessite les passages successifs d'une
société spéciale à une autre, d'une situation
sociale à une autre »4.
La rupture avec les sociétés traditionnelles
n'entraîne pas irrémédiablement le sens des pratiques de
l'époque vers l'obsolescence. C'est pourquoi nous proposerons un
approfondissement de ce concept qui nous permettra de mesurer l'insertion
à l'aune du rite. Approcher l'insertion dans la perspective du rite de
passage n'admet pas la complète analogie, aussi, plus que de
réduire la réponse négative à un modèle
anthropologique dominant, nous insisterons sur ce qui fonde le rite : une
certaine considération et même manipulation, du temps. Il ne
s'agit pas là de présenter un modèle qui ne peut
effectivement seoir à l'insertion, il s'agit de comprendre si
l'insertion génère quelques situations qui recouvrent la fonction
ou le sens d'un modèle de ritualisation.
Cette approche amène irrémédiablement
à la question du temps comme principe universel, parce que le rite
signifie avant tout le passage d'un temps à un autre. Loin d'être
simple et, ou, au delà de l'humanité, le temps positionne les
actes dans une chronologisation dont l'organisation est devenue gage de
responsabilité, d'indépendance, d'autonomie et même de
pouvoir. La synchronisation qui guide l'action induit cette
nécessité, car si le temps n'existe sans la vie, on ne peut vivre
hors du temps. Le temps ne peut donc s'approcher dans une logique aussi
dialectique que les rites. Nous ne sommes
1 Gérard Mauger , La jeunesse dans les âges de la
vie, Temporalistes, n°11, mai 1989, p. 7
2 Ibid, p. 9
3 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Armand
Collin, Paris, 2007, p.56
4 Arnold Van Gennep, Les rites de passage, Picard,
Paris, 1981, p. 4
pas dans le temps ou hors du temps. Le temps est un
caméléon aux couleurs de chaque instant de notre vie. De sorte
que comprendre l'insertion comme un processus revient à lui
conférer une temporalité propre qui mène à un temps
social reconnu comme celui de tous, le travail, pivot de tout temps social.
C'est donc très logiquement que notre recherche nous conduit à
imaginer le temps comme un principe d'action à acquérir en vue
d'une intégration totale qui implique une représentation de son
avenir. Aussi la question fondamentale de cette recherche est de
mesurer en quoi la situation d'insertion, que vivent les jeunes,
participerait à la construction d'une représentation de leur
avenir.
La volonté marquée est d'appréhender
l'insertion des jeunes non plus seulement comme « un ensemble disparate de
commandes institutionnelles et de bricolages conceptuels »1
mais également comme un temps social propre à lui même.
Notre première hypothèse considère ainsi que
l'insertion est devenu un temps social émergent appuyé sur le
schéma du rite de passage et bénéficiant de la même
efficacité symbolique.
L'approche historique évoquée plus haut rappelle
que la travail a été le cadre des révoltions sociales par
ce qu'il a permis à travers les luttes, mais rappelle aussi que nous
sommes passéS « de politiques menées au nom de
l'intégration à des politiques conduites au nom de l'insertion.
»2 Ce postulat que nous partageons avec Robert Castel
s'explique dans une logique d'aide sociale qui dans le premier cas s'entend
comme une recherche d'égalité intrinsèque à
l'État Providence et dans le second comme un déficit
d'intégration qui renvoie aux exigences de la société
salariale. L'une de ces exigences implique de structurer le temps en tant que
compétence visant à définir les modalités de son
insertion, présentée sous forme de projet professionnel ; ce qui
préfigure de fait une situation déficitaire de certaines
temporalités face à un ordre temporel donné comme unique,
celui de l'horloge, grand icône de la productivité. Notre
seconde hypothèse considère alors que l'insertion est une «
forme d'intervention correctrice [des temporalités pour ce qui nous
concerne] voulue par la collectivité [socialement reconnue par tous] et
qui ne vise que des publics particuliers »3.
De sorte de mesurer nos hypothèses nous nous appuierons
sur une série de dix entretiens semi-directifs auprès de jeunes
personnes intégrées à des dispositifs d'insertion propres
aux 16-25 ans. Nous n'avons donc pas définit l'insertion à priori
mais avons utilisé
1 Didier Demazière, Claude Dubar, Analyser les
entretiens biographiques, Presses Universitaires de Laval., Laval, 2004,
p. 280
2 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; Folio ; Paris ; 1995 ; p.617.
3 Jacques Donzelot, cité in Marc Loriol, Qu'est ce que
l'insertion ?, Proposition pour la formalisation théorique d'une notion
pratique, in Marc Loriol (Dir.),Qu'est-ce que l'insertion ? Entre pratiques
institutionnelles et représentations sociales , l'Harmattan, Paris,
1999, p.31
la reconnaissance institutionnelle pour fonder notre
échantillon. Celui-ci s'appuie, dans les limites du possible d'une
recherche de cette envergure, sur les profils sociologiques des publics
touchés par le réseau Mission Locale- PAIO.
Ces entretiens font l'objet d'une analyse verticale tentant de
rendre lisible la notion de trajectoire dans les processus d'insertion, qui
amènera à les regrouper de manière significative selon les
caractéristiques fortes de leurs discours. Cette analyse verticale donne
lieu à l'évaluation de deux variables fondatrices de notre
recherche, le niveau d'indépendance et le niveau d'expérience
temporelle. Dans un second temps il est procédé à une
analyse thématique horizontale qui permet d'identifier la nature de la
liminarité et des temporalités de l'insertion, qu'elle que soit
le parcours entrepris.
Cette recherche ne s'inscrit pas dans une critique
scientifique des politiques d'insertion, ou dans une évaluation des
pratiques des professionnels ou bien de celles des publics visés, elle
est une tentative de contribuer à la construction d'une sociologie du
temps en tant que sciences des temps.
PREMIERE PARTIE
Une approche socio-historique
...
De la solidarité organique à
l'égoïsme social,
entre exclusion et non-intégration,
l'inutiité sociale ou l'insertion
indispensable
Chapitre premier De l'État-providence
à l'État social, une seule et même finalité ?
Il apparaît plus que homérique de tenter de
définir des notions telles que l'intégration et l'insertion, ou
l'exclusion et la précarité qui en passe de devenir concept sont
de ces termes dont la popularité a contribué à
opérer un déplacement sémantique. Aussi l'utilisation de
ces dernières implique tout chercheur à les positionner entre
elles et donc à les définir s'il souhaite en user. Cette
définition passe inéluctablement par une contextualisation
historique des phénomènes sociaux et des réponses qui y
sont apportées. Nous ne plongerons pas pour autant dans les
méandres historiques du droit au travail, du droit du travail ou des
mécanismes de protection du citoyen, mais survolerons les points
essentiels d'un siècle de transformations sociales inhérentes
à l'industrialisation et plus précisément au salariat.
L'objet de notre travail n'est pas ici d'apporter des éléments
explicatifs de ces transformations mais d'en situer les grandes lignes
historiques en même temps que les enjeux qui y sont sous-tendus car
c'est, selon nous, dans cette histoire que repose l'origine de l'insertion.
Nous partirons de l'idée d'intégration pour comprendre l'enjeu de
l'action publique
1. La solidarité organique comme socle de
l'État-providence ?
Il ne saurait être question de solidarité sans
que ne soient cités les travaux de Emile Durkheim sur la question. Nous
n'en dresserons ici qu'un bref aperçu, ce afin de permettre au lecteur
de situer cette notion tant historiquement que scientifiquement.
C'est dans son ouvrage « De la division du travail social
» paru en 1893 que E. Durkheim amène au débat, qui anime les
intellectuels de l'époque, des nouveaux éléments de
réponse à la question existentielle du moment considérant,
selon la doctrine, le primat
de l'individu sur celui de la société ou son
contraire, dont le socialisme et le libéralisme sont l'expression. Il
conceptualise ainsi la solidarité dont il distingue deux formes que sont
la « solidarité mécanique » inhérente aux
sociétés traditionnelles qui s'appuient entre autre sur la
famille et la religion ; et la « solidarité organique » que la
division du travail social implique par une interdépendance des
individus. La société n'est pas vue sous le même aspect
dans les deux cas. « Dans le premier, ce que l'on appelle de ce nom, c'est
un ensemble plus ou moins organisé de croyances et de sentiments communs
à tous les membres du groupe : c'est le type collectif. Au contraire, la
société dont nous sommes solidaires dans le second cas est un
système de fonctions différentes et spéciales qu'unissent
des rapports définis.(...) En effet, d'une part, chacun dépend
d'autant plus étroitement de la société que le travail est
plus divisé, et, d'autre part, l'activité de chacun est d'autant
plus personnelle qu'elle est plus spécialisée. »1
Cette interdépendance assure selon l'auteur la cohésion sociale
nécessaire à toute société. Sans celle-ci la
société sombre dans ce qu'il appelle l'anomie,
c'est-à-dire l'absence de règle, de norme, de loi qui sont les
éléments sine qua none d'une intégration. Toutefois, il
est à noter qu'il détermine un cadre à l'efficience de la
division du travail en même temps qu'à l'anomie. Il précise
que « puisqu'un corps de règles est la forme définie que
prennent avec le temps les rapports qui s'établissent
spontanément entre les fonctions sociales, on peut dire a priori que
l'état d'anomie est impossible partout où les organes
solidaires sont en contact suffisant et suffisamment prolongé.
»2
Ce que nous donne à lire l'auteur quant à
l'intégration sous-tendue dans un système de solidarité
organique, c'est la place éminente que revêt le travail dans le
lien social en cette époque de forte industrialisation, mais aussi et
surtout la fonction qu'il entend donner à un État
Républicain. L'intégration devient un processus par lequel une
société permet aux individus de « s'incorporer ». Ainsi
à l'heure où s'affrontent socialistes et libéraux à
propos de l'intervention de l'État, la définition du rôle
de l'État républicain que propose E. Durkheim se détache
des approches de chacun pour établir les fondements de ce qu'on
appellera bientôt l'État providence. c'est-à-dire une
intervention qui a pour but de maintenir la cohésion sociale
(solidarité organique) « parce que la société civile
ne peut pas être laissée à elle même, parce qu'elle
n'a plus les moyens d'assurer elle même la cohésion sociale.
»3 ou comme le dit plus crûment l'auteur « parce que
l'individu ne se suffit pas,
1 Durkheim. E; De la division du travail social:
livre I; Les Presses universitaires de France, 8e édition, Paris ; 1967;
p. 108 [ en ligne]; Université du Québec à Chicoutimi
[consulté en octobre 2007]; "
http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.due.del1
2 Ibid; Livre II et III; p. 112.
3 Robert Castel; Claudine Haroche; Propriété
privée, propriété sociale, propriété de soi
; Fayard; Paris; 2001; p.81
c'est de la société qu'il reçoit tout ce
qui lui est nécessaire, comme c'est pour elle qu'il travaille. Ainsi se
forme un sentiment très fort de l'état de dépendance
où il se trouve : il s'habitue à s'estimer à sa juste
valeur, c'est-à-dire à ne se regarder que comme la partie d'un
tout, l'organe d'un organisme. »1 La cohésion sociale
apparaît ici comme l'intérêt supérieur à
l'individu, et sous-tend « la nécessité de "solidariser" la
société contre les deux tentations -révolutionnaire et
conservatrice- dont l'antagonisme absolu et passionné menaçait
à tout moment de ruiner les fondements de la République.
»2 Mais ne nous y trompons pas, dans son propos, E. Durkheim ne
suggère à aucun moment que l'État n'intervienne dans
l'action publique, il lui confère un rôle, si ce n'est de
médiateur, à minima d'arbitre. Aussi on ne saurait attribuer
à l'auteur autre chose que sa détermination à situer le
travail comme élément sine qua non de la solidarité
organique, ainsi que le rôle de l'État quant à la
cohésion sociale. Il faudra encore près d'un demi-siècle
avant que ne soit établi l'État providence.
Cette appellation raisonne aujourd'hui comme l'expression d'un
passé lointain s'il est vrai que dans les mémoires il
évoque le temps des guinguettes et promenades à bicyclette,
congés payés et centres aérés, l'État
providence s'est cependant doucement construit dans l'Allemagne de la fin du
XIXè siècle, non pour assurer le progrès social mais pour
combattre un socialisme montant. Le sozialstaat (État social)
du Chancelier allemand Bismarck prévoit l'assurance maladie pour les
ouvriers de l'industrie en 1883, l'assurance vieillesse et invalidité en
1889. Ces réformes ont pour but premier d'endiguer la montée
croissante du socialisme. Ensuite c'est en France qu'est votée en 1898
la loi de réparation des accidents du travail puis en 1930 la loi sur
les assurances sociales aligne le pays sur le modèle allemand. Mais il
faut attendre la deuxième guerre mondiale pour qu'apparaissent les
grandes conceptions de l'État-providence. En 1942, un économiste
anglais, W. Beveridge développe la notion de Welfare State
(État de bien-être) dans laquelle il introduit la
généralisation de la protection sociale en l'étendant
à chaque membre de la société, qu'il fut travailleur ou
non. En 1945 le juriste P. Laroque, inspiré des thèses
keynésiennes, qui permettent à l'État « d'articuler
centralement l'économique et le social au lieu de laisser s'installer la
prédominance de l'une sur l'autre de ces logiques »3, et
des modèles anglais et allemands, crée le système
français de Sécurité sociale qui rompt avec les
modèles existants dans la mesure où son mode de gestion tient en
un paritarisme entre organisations syndicales et patronat. Il est à
noter que « les droits sociaux [du travailleur] dérivaient
directement du contrat de travail et s'étendaient indirectement à
ses proches, ses ayants
1 Emile Durkheim; De la division du travail social:
livre I; op.cit; p. 181
2 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p.
181.
3 Ibid. ; p. 160.
droit »1 . De plus le financement de ce
système reposait sur un système assuranciel,
c'està-dire une cotisation obligatoire des travailleurs qui s'appuyait
sur la socialisation du risque et donc dans une certaine mesure, une
solidarité quelque peu forcée.
Il est intéressant de s'arrêter sur la notion de
risque social que développe P. Rosanvallon pour
synthétiser l'idée originelle de la Sécurité
sociale. Il y recoupe la maladie, le chômage ou encore la vieillesse qui
présentent à chaque fois une rupture sociale occasionnant une
perte de revenu. A travers cette notion de risque l'auteur nous rappelle que
« le principe de justice et de solidarité qui sous-tendait
l'État-providence reposait sur l'idée que les risques
étaient également répartis et de nature aléatoire.
»2 Si l'on peut gager qu'il fut un temps où les effets
de ruptures pouvaient s'appréhender en termes de risque, on peut aussi
convenir que le chômage et son cortège d'exclusion s'apparentent
désormais d'avantage à des « états stables »
souvent liés à des déterminants sociaux.
Le système de sécurité sociale se donnait
pour mission, selon les mots de son père fondateur, de «
débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain
»3. Cette grande idée de solidarité nationale est
corrélée à la guerre. On peut lire à travers les
lignes de l'ordonnance de 1945 qui promulguait l'organisation de la
Sécurité sociale une volonté d'égalité des
classes, en même temps qu'une dette de l'État face à ces
défenseurs de la patrie. P. Rosanvallon parle de deux histoires de
l'État-providence, l'une fondée sur « l'analyse de
l'application des techniques assurancielles au domaine social [et l'autre]
articulée autour de la notion de citoyenneté, mettant en rapport
les droits sociaux avec la dette que l'État contracte envers les
individus. »4. Nonobstant les idées
généreuses de cette loi, la logique d'indemnisation ou de
compensation reposant sur des cotisations réside dans une conception
d'accident social. Cette approche de la vie sous forme conjoncturelle ne peut
convenir à l'aube des années 1980.
2. La « dissolution du paradigme assuranciel »5 et
l'avènement de l'État social
La fin des trente glorieuses fait apparaître les failles
du système de sécurité sociale. Son financement, son
efficacité tout comme sa légitimité sont source de
contestation chez ses détracteurs qui voient là l'occasion
d'invoquer les « effets pervers » pour expliquer « la
1 Noëlle Burgi; La machine à exclure; La
découverte; Paris; 2006; p .41.
2 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; Seuil;
Paris;1995; p. 27-28.
3 Pierre Laroque; cité in Noëlle Burgi; La
machine à exclure; op.cit.; p. 41.
4 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 49.
5 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p. 37.
crise » des années 1980. Bien que
l'efficacité ou la légitimité évoquées
ci-dessus eurent nécessité un approfondissement, nous nous
attarderons ici davantage sur la question du financement qui recoupe selon nous
les deux autres points.
Ainsi le système assuranciel ne peut répondre
à des situations qui ont dépassé depuis longtemps le cadre
du risque. Le nombre croissant de chômeurs de longue
durée1 ( près d'1,5 million en 2005) qui corrobore
l'idée « d'état stable »; de personnes
âgées dépendantes2 (865 000 allocataires de
l'APA en 2004 )3 conséquence du vieillissement de la
population qui lui même implique des besoins nouveaux ; ou encore
l'inflation des personnes dites « inaptes au travail »4
qui traduit « l'assimilation, à la catégorie de
handicapé, d'individus dont les travailleurs sociaux n'arrivaient pas
à régler les problèmes d'insertion sociale
»5, sont autant d'ayants-droit qui doivent être pris en
charge socialement et économiquement et dont le ressort est d'avantage
du côté de l'État que de celui des partenaires sociaux,
c'est-à-dire sous la coupe du régime de solidarité
plutôt que sous celui de l'assurance. Le taux croissant d'ayants droit
suppose corrélativement un taux décroissant de cotisants. Ce
problème focalise l'ensemble des politiques depuis les années
1980. Plusieurs tentatives de réponses ont émergé de
droite comme de gauche, mais aucune n'a pu venir à bout de
l'inéluctabilité du déficit du système social
à la française communément appelé le « trou de
la sécu ».
Si la problématique semble simple, elle est en
réalité complexe en ce qu'elle questionne l'équilibre
précaire du keynésianisme, c'est-à-dire
l'intégration « dans un dispositif unique de gouvernement des
options antagoniques du libéralisme et du socialisme »6.
Cette articulation permettait de modérer les idéologies
politiques dominantes les plus opposées. Ce sont d'ailleurs
celles-là mêmes qui ont institué la nécessité
de changement. Ce sont ainsi succédés les qualificatifs de
changement : les socialistes opéraient « "la construction du
changement"- associés aux communistes partisans quant à
1 Un chômeur de longue durée est un actif au
chômage depuis plus d'un an; Source INSEE
2 La dépendance est définie comme le besoin
d'aide pour accomplir les actes essentiels de la vie quotidienne ou le besoin
d'une surveillance régulière. Elle est mesurée ici
à partir de l'outil Aggir, grille nationale d'évaluation de la
perte d'autonomie chez les personnes âgées de 60 ans et plus, qui
sert également de critère pour l'attribution de l'allocation
personnalisée d'autonomie (APA).
3 L'Allocation Personnalisée d'Autonomie concerne
à la fois les personnes âgées résidant à
domicile et celles demeurant en établissement. Elle est fondée
sur le libre choix du lieu de vie de la personne âgée et sur la
possibilité, pour sa famille, de bénéficier d'un soutien
dans l'aide qu'elle lui apporte. Le montant moyen de l'APA à domicile
est de 668 euros en 2006 Gérée par le département, l'APA
est une prestation en nature dont l'obtention est conditionnée par un
certain nombre de démarches entre le bénéficiaire et le
conseil général; source Amandine Weber; Regards sur l'APA
trois ans après sa création in Données sociales - La
société française édition 2006; p. 603
4 Est considéré inapte au travail toute personne
incapable, à la suite d'une maladie, d'un accident du travail, ou d'un
handicap, de se procurer au moyen d'un travail adéquat, un revenu
équivalent à celui que gagnerait une personne en bonne
santé faisant ce même travail.
5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 119.
6 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p.
258.
eux d'un "véritable changement" [ou encore] les
libéraux avec "le changement sans risque". »1 qui n'est
pas sans rappeler la « rupture tranquille » plus contemporaine. On a
donc vu ces vingt dernières années, les gouvernements de gauche
comme de droite, s'enliser successivement dans des réformes fiscales.
L'impôt sur les grandes fortunes (IGF) créé en 1982 par un
gouvernement de gauche, supprimé en 1987, réintroduit par la loi
de finance de 1989 sous la forme de l'impôt de solidarité sur la
fortune (ISF), en est un exemple remarquable. On ne s'attache pas ici à
redéfinir les droits sociaux mais à repenser leur financement en
même temps que la place et le rôle de l'État ou plus
exactement son efficacité à deux niveaux. Un premier qu'est celui
de l'égalité, qui introduit le deuxième qu'est la
technique. Le passage d'un financement assuranciel (bismarckien), dans lequel
« cotisations » riment avec « prestations », à un
système beveridgien dans lequel « impôt » rime avec
« minima sociaux », renvoie fondamentalement à la question de
la solidarité. Mais sont-ce là des notions antithétiques
?
Une telle distinction revient à séparer
(opposer) les rôles, l'État se faisant le relais de la
solidarité par l'impôt et les partenaires sociaux celui de
l'assurance par les cotisations. P. Rosanvallon nous rappelle que «
l'assurance est une technique alors que la solidarité est une valeur
»2, la première pouvant être une forme de
production de la seconde. S'il est avéré qu'une réforme du
système est nécessaire eu égard aux évolutions
sociologiques, qui ne sont du reste pas la cause unique du chômage et du
vieillissement mais aussi celle par exemple de l'augmentation du nombres
d'étudiants, il ne faut pas nonplus « substituer la figure du
contribuable à celle de l'assuré »3. C'est
pourtant ce que les lois de 1982 sur l'IGF, ou plus récemment de 1993
promulguant la « contribution sociale généralisée
»4, tendent à immiscer. Le réel danger de ce
déplacement tient en une autre séparation qu'est celle de
l'économie et du social.
La dichotomie opérée en ce sens dans les
années 1980 traduit cette « dissociation entre l'économique
et le social, chaque domaine fonctionnant selon sa logique propre : la
recherche d'efficacité économique d'un côté, le
fonctionnement de la machine à indemniser de l'autre.
»5, c'est-à-dire la séparation entre
l'économie et le social, donc l'opposition entre
1 Ibid. ; p. 183.
2 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 83.
3 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ;; p. 80.
4 La contribution sociale généralisée est
un impôt dû par les personnes physiques fiscalement
domiciliées en France. Il est destiné au financement d'une partie
des dépenses de sécurité sociale relevant des prestations
familiales, des prestations liées à la dépendance, de
l'assurance maladie et des prestations non contributives des régimes de
base de l'assurance vieillesse. La CSG est prélevée à la
source sur la plupart des revenus, quels que soient leur nature et leur statut
au regard des cotisations sociales et de l'impôt sur le revenu. Son taux
varie selon le type de revenu et la situation de L'intéressé.
Loi n° 93-936 du 22 juillet 1993
5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p.
110.
productivité et solidarité. Une tendance que
l'on retrouve dans le grand débat de l'insertion sous la forme «
professionnelle et/ou sociale ».
Cette tendance est d'ailleurs relayée dans les plus
grandes instances et ce à deux niveaux. Tout d'abord par le G5
réunit en 1979 à Tokyo fait valoir la notion de rigueur, par
laquelle il faut entendre sur le plan budgétaire « un objectif de
diminution des dépenses publiques et sur le plan monétaire, une
politique rigide de lutte contre l'inflation »1. Puis c'est au
travers de la construction de l'Europe que s'est traduite cette
séparation dont les « plans d'actions nationaux »
révèlent les orientations qui visent à promouvoir
l'employabilité, la réforme des systèmes de protection
sociale et la modernisation des systèmes de formation. Noëlle Burgi
voit là le « principal outil de construction d'un "modèle
social" européen » qui ne bouleverse en rien l'ordre établi
et fait de la productivité une exigence majeure si ce n'est
hégémonique. Si l'on considère le poids décisionnel
du Conseil Ecofin2 (qui travaille de concert avec les banques
centrales européennes) en matière de politique économique,
il n'est pas fallacieux d'imaginer que la construction européenne puisse
être « le levier et simultanément l'alibi d'une
stratégie économique dominée par l'impératif de
l'orthodoxie monétaire »3. Cela ne signifie pas
abandonner le social à la seule responsabilité des individus,
mais légitimer le néolibéralisme comme
élément incontournable du progrès social. C'est donc dans
la compétitivité des entreprises que sommeille
l'amélioration de la situation sociale.
Tandis que le social, dans ce qu'il suppose de cohésion
et de progrès, supplante l'individu à qui l'on demande de «
se plier aux règles de solidarité d'ensemble »4
afin de permettre l'unification plutôt que l'opposition, il est lui
même dépossédé de ce que E. Durkheim aurait
appelé le bonheur et assujetti à la valeur économique du
travail. « Si donc, comme on le suppose, le bonheur s'accroissait
régulièrement avec elle (la puissance productive du travail), il
faudrait aussi qu'il pût s'accroître indéfiniment ou que,
tout au moins, les accroissements dont il est susceptible fussent
proportionnés aux précédents. S'il augmentait à
mesure que les excitants agréables deviennent plus nombreux et plus
intenses, il serait tout naturel que l'homme cherchât à produire
davantage pour jouir encore
1 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p .33.
2 Le Conseil des « Affaires économiques et
financières » est la formation du Conseil de l'Union
européenne (UE) rassemblant les ministres de l'économie et des
finances des États membres, ainsi que des ministres compétents en
matière de budget lorsque des questions budgétaires sont à
l'ordre du jour. Le Conseil ECOFIN, en tant que formation du Conseil de l'Union
européenne, dispose de toutes les prérogatives et obéit
aux procédures propres au Conseil (...) Les domaines de
compétence du Conseil ECOFIN concernent plus particulièrement :
la coordination des politiques économiques générales des
États membres et la surveillance économique ,le contrôle de
la politique budgétaire et des finances publiques des États
membres (..) Art. 202 à 210 du Traité instituant la
Communauté européenne.
3 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit. ; p .34.
4 Jacques Donzelot; L'invention du social; op.cit.; p.
224.
davantage. Mais, en réalité, notre puissance de
bonheur est très restreinte. »1
Le père de la sociologie française subodore ici
des limites au bonheur. Loin de nous l'idée d'entrer dans ce
débat philosophique, cependant on pourra noter que la notion de
production s'est étendue à chaque niveau de la vie avec pour
finalité différente selon les époques l'harmonie sociale
ou la compétitivité économique, l'une et l'autre
proposée comme moyen de construction du « bonheur ». Un
rapport du CERC de 2006 qui reprend la notion de risque est à ce sujet
significatif. Tandis qu'y est taxé de « conception purement
compensatrice » l'héritage de l'État-providence, les
politiques sociales se voient ajouter « un rôle préventif en
infléchissant les comportements pour éviter la survenue des
risques. Elles peuvent enfin favoriser le retour à une situation
où la personne n'a plus besoin de cette compensation en visant à
améliorer les capacités individuelles et en faisant en sorte
qu'elles puissent s'exercer (rôle curatif). Prenant cet angle d'approche,
il faut élargir les domaines d'action des administrations publiques
à l'ensemble des trois fonctions : de protection sociale
(sécurité sociale et assurance chômage),
d'éducation-formation (y compris la formation continue) et enfin de
promotion ou de soutien de l'emploi (politiques de l'emploi). Pour qualifier
cet ensemble, le parti pris ici est de le désigner sous le vocable
d'"État-social".»2
Dans la logique de ce rapport, le haut commissaire aux
Solidarités actives contre la pauvreté a présenté
au conseil des ministres du 21 Novembre 2007, une communication relative au
"Grenelle de l'insertion". Non que nous ne soyons étonnés de ce
que le grenelle soit à l'heure actuelle assimilé à la
transformation sociale et qu'il semble somme toute nécessaire
d'étudier l'action publique dans ce cadre ; nous le sommes toutefois
dans ce que sous-tendent les attributions de ce haut commissaire : il «
prépare la réforme des minima sociaux, (...) la réforme
des contrats aidés et des mécanismes d'incitation à la
reprise d'activité et en suit la mise en oeuvre. Il élabore et
met en oeuvre,(...) des programmes de lutte contre la pauvreté. Il
participe (...) à l'action du Gouvernement en matière d'insertion
économique et sociale, d'innovation sociale et d'économie
sociale. Il prépare les travaux du comité interministériel
de lutte contre les exclusions et du Conseil national des politiques de lutte
contre la pauvreté et l'exclusion sociale et il organise les travaux du
Conseil national de l'insertion par l'activité économique.
»3
L' État providence compensait tandis que l'État
social prévient et soigne, l'un et
1 Emile Durkheim; De la division du travail social:
livre II et III; op.cit; p. 15.
2 CERC; Rapport n°7; La France en transition,
1993-2005; La documentation Française; Paris; 2006 ; p. 55.
3 Décret n° 2007-1008 du 12 juin 2007 relatif aux
attributions déléguées au haut-commissaire aux
solidarités actives contre la pauvreté.
l'autre préfigurant le futur à travers
l'anticipation à plus ou moins long terme selon des modalités
quelque peu différentes. Chacun définissant ainsi un temps
social. L'un ardent défenseur de l'égalité, l'autre celui
de la lutte contre l'exclusion. Doit-on pour autant parler de recul de l'action
sociale ?
Nous répondrons sommairement à cette question
par une citation dont l'anachronisme n'a d'égal que la
contemporanéité : « il est très possible que, sur un
point, l'action sociale ait régressé, mais que, sur d'autres,
elle se soit étendue, et que, finalement on prenne une transformation
pour une disparition. »1
Ce qui vaut pour le travail et de ce qu'il implique
socialement et économiquement vaut pour l'opposé le non-travail
et ce qu'il implique socialement et économiquement. Qu'en est-il de ceux
et celles qui ne peuvent arborer fièrement ce manifeste de la condition
sociale, qu'est le contrat de travail ? Sont-ce ceux-là même que
l'on dit exclus ? Sont-ce donc aussi ceux-là même que l'on doit
insérer ou encore ré-insérer ?
Depuis la fin du XIXè siècle le droit social
tend à gérer les conjonctures du travailleur, ce qui implique
qu'il repose essentiellement sur le contrat de travail. La seconde guerre
mondiale nécessita à bien des égards de tout reconstruire
sur une base plus égalitaire. L'État Providence proclama le
travail comme un droit conférant des droits, dans une action publique
qui se voulait rassembleuse des antinomies politiques. L'économie et le
social furent donc unis dans un système qui considérait
l'assurance de l'accident social et la solidarité avec les plus
démunis ne pouvant travailler. Mais la fin des trente glorieuses vit
émerger les insuffisances de l'État Providence face à un
chômage endémique bientôt vécu comme un état
stable aux horizons bouchés. Le système social appuyé sur
le salariat ne suffisait alors plus au financement, posant la douloureuse
question des non-travailleurs qui ne participent ni aux richesses, ni au
solidarités.
1 Emile Durkheim; De la division du travail social:
livre I; op.cit; p. 163.
Chapitre Deux Les maux définis par les
mots
Solidarité, exclusion, pauvreté,
intégration, insertion sont autant de notions qui entretiennent une
relation avec l'économie et entre elles une relation de cause à
effet, comme nous le verrons plus loin. Mais est-ce à dire qu'elles sont
indissociables ? Non que notre travail soit celui-ci, il convient cependant de
préciser le sens de chacune afin d'en établir les
correspondances, de manière à situer les
prolégomènes de l'insertion. Nous tenterons la difficile approche
de l'insertion par ce qu'elle sous-tend, ce qui nécessitera de
circonscrire à la fois un public que l'on nommera agent ou acteur, selon
que l'on souhaite illustrer les déterminants qui agissent sur le sujet
ou les marges de liberté de ce dernier; ainsi que l'état final
attendu. Mais nous faisons le choix de définir en premier lieu
l'exclusion qui se rapporte à une non-intégration et donc par
défaut à l'état attendu par l'action de l'insertion :
l'intégration fut-elle social ou économique. Et dans un second
temps nous tenterons une approche de l'assistance comme exemple de
transformation juridicoadministrative qui permettra de mesurer les effets
opérés sur le statut social..
Nous pourrions nous questionner avec la sociologue M. Bresson
sur l'acharnement des sciences humaines (surtout la sociologie) à mener
des enquêtes sur les populations aux marges et de lui imputer une «
obsession du contrôle social. »1 Mais nous
préférerons lui emprunter l'éloquente formule qui accorde
aux mots d'être « à la fois des manières de dire le
réel et d'y intervenir »2.
1 Maryse Bresson ; Sociologie de la
précarité ; A. Collin ; Paris ; 2007 ; p. 22.
2 Ibid. ; p. 19.
1. L'exclusion pour parler de qui ?
Utiliser le substantif situe notre parti pris, il rompt avec
l'idée que sous-tend l'adjectif, devenu par sa médiatisation un
nom commun forçant la stigmatisation, l'exclusion s'apparente à
un procédé et non pas à un état. Ce qui implique un
débat : qui est l'acteur de cette exclusion ? On peut lire deux discours
sur cette question.
Le premier est sans nul doute celui du mouvement Aide à
Toute Détresses (ATD Quart-Monde) qui fut dés les années
1960 le promoteur de la notion d'exclusion sociale à travers la
catégorisation socio-économique des « exclus »
définit par Joseph Wrésinski comme « la population la moins
instruite, non ou à peine qualifiée au travail, celle qui est
souvent sous-employée, en chômage ou malade, a les revenus les
plus bas, celle qui accède le plus difficilement à un logement
décent et moderne, et dont les retards scolaires des enfants sont
inquiétants dés les premières années de
l'école primaire »1. On retrouve ici ce que M. Bresson
nomme la « sociologie de la pauvreté » en ce qu'elle
caractérise la pauvreté comme un manque et dont « les traits
négatifs se combinent et se renforcent faisant ainsi glisser
l'interprétation de la pauvreté vers un cumul de handicaps.
»2 Toutefois il est à retenir dans cette mouvance
idéologique « l'aspect multidimensionnel et multiforme de la
pauvreté, qui ne se réduit pas à un simple manque de
ressources »3.
Le second est un discours politique qui traverse le
libéralisme et le socialisme et tend à assimiler l'exclusion
à l'inadaptation. Ce postulat repose sur l'idée d'une
juxtaposition des termes, c'est-à-dire une vision de l'exclusion
fondée sur une hétérogénéité que
serait l'inadaptation à un monde en marche. Afin de mieux
appréhender ce que sous-tend ce glissement sémantique, nous nous
arrêterons sur les travaux de l'INED qui avait été
chargé au début des années 1960, par le gouvernement, de
mener une étude sur la population inadaptée. L'auteur, C. Vimont,
considère que « toute population comprend des
éléments inadaptés, qui ne suivent pas les règles
de vie admises par l'ensemble de la société (...) toutes les
sociétés ont dû définir une politique d'action
à l'égard de ces éléments qui ne suivent pas les
règles de vie qu'elles se sont définies. »4
Si depuis la révolution, la question de la
responsabilité de la société dans l'inadaptation de
certains groupes sociaux divisaient déjà la France en deux, la
déclaration de la constitution de 1946 reprise en 1958, qui contraint la
collectivité à pourvoir aux
1 Joseph Wrésinski ; cité in Gilbert Clavel ;
la société d'exclusion ; l'Harmattan ; Paris ; 1998 ; p.
20.
2 Maryse BRESSON ; Sociologie de la
précarité ;op.cit. ; p. 32.
3 Gilbert Clavel ; la société d'exclusion
; op.cit. ; p. 22
4 Claude Vimont ; Une nouvelle fonction de l'I.N.E.D. :
les recherches sur les populations inadaptées ; in
Population ; 1962 ; Volume 17 ; n°4 p. 739-752 ; p. 739. Le
Ministère de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la
recherche, Direction de l'enseignement supérieur, Sous-direction des
bibliothèques et de la documentation ;
http://www.persée.fr
[consulté novembre 2007]
besoins de « tout être humain qui en raison de son
âge, de son état physique ou mental, de la situation
économique se trouve dans l'incapacité de travailler
»1 est à ce titre explicite quant à la fonction
de l'État. Le phénomène grandissant de l'inadaptation y
est analysée par l'action contiguë de plusieurs facteurs. Chacun
lié à une organisation croissante de la société qui
débouche sur de nouvelles normes. L'auteur l'explique par l'exigence
progressive de la société ou de l'État en matière
de diplômes qui transforme la distribution du travail, la normalisation
des revenus par l'instauration d'un Salaire Minimum Garanti (SMIG)2
qui détermine un « continuum de positions comparables
»3 c'est-à-dire une référence à
laquelle chacun peut se comparer. Mais la palme d'or de la croissance du nombre
d'inadaptés revient sans nul doute, dans cet article, à la
science pour l'ensemble de son oeuvre sur l'institutionnalisation de la
maladie. En proposant une catégorisation systématique de la
pathologie, la médecine décline des types d'inadaptation
liés à l'incapacité physique ou mentale de travailler, ce
qui donne droit à la solidarité Étatique. Les sciences
sociales travaillent de leur côté à expliquer, la
nécessaire adaptation de l'homme à son environnement, en
même temps que les variables sociales de l'adaptation, fussent-elles du
ressort de « l'héritage » ou non. C'est ce que P. Rosanvallon
appelle de son côté l'invention du handicap social, qui englobe
« les diverses formes de marginalité et allant même
jusqu'à désigner les travailleurs qui ne s'adaptent pas aux
mutations technologiques. »4 C'est là le paradoxe de la
solidarité Étatique que d'exclure d'abord pour apporter une aide
dont le droit est immanent à une reconnaissance institutionnelle,
même si « il n'y a pas de distinction claire et nette, de
fossé entre les inadaptés et ceux qui sont réellement
adaptés à la vie moderne. »5
L'action publique en la matière est tout à fait
parlante. Les divers dispositifs mis en oeuvre depuis plus d'un siècle
visent à créer dans un premier temps une cohésion sociale,
puis à endiguer dans un second temps la montée d'une «
exclusion durable »6 consécutive à un
chômage et une précarité salariale croissante. Cette
cristallisation autour de la lutte contre l'exclusion « a polarisé
toute l'attention, mobilisé les énergies, ordonné la
compassion. »7 On ne saurait dire aujourd'hui que l'exclusion
est un nouveau problème
1 Préambule de la constitution de 1946 ;
http://www.conseil-constitutionnel.fr
; [consulté en novembre 2007]
2 Le SMIG est fondé sur le calcul des sommes
nécessaires à un travailleur célibataire pour satisfaire
ses besoins considérés comme indispensables
3 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; Folio ; Paris ; 1995 ; p.617.
4 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 119.
5 Claude Vimont ; Une nouvelle fonction de l'I.N.E.D. : les
recherches sur les populations inadaptées ; op.cit. ; p. 745.
6 Denis Fougère et Nadir Sidhoum ; Critères
socio-économiques de l'intégration ; in Contribution
à la Journée d'étude « Faire
société en France et en Europe au début du XXI e
siècle » Palais du Luxembourg, 25 avril 2006 ; p. 44
7 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale;
op.cit. ; p. 88.
social, il est au XXè siècle ce que le
paupérisme était au XIXè. L'idée n'est pas
nouvelle, c'est le sens qu'elle véhicule qui l'est; « elle est
sollicitée pour désigner des phénomènes sociaux de
nature différente. »1 Apparue au coeur des trente
glorieuses que l'on aime à reconnaître comme LA période de
prospérité, oubliant dans le même coup les
évènements de l'époque (Algérie; 17 octobre 1961;
Mai 68...), l'exclusion tente de définir une certaine inadaptation
sociale de l'individu et donc institue une catégorie sociale. Elle
réapparaît dans les années 1980 autour du RMI pour rendre
compte de la pauvreté liée à la dégradation du
marché de l'emploi qui touche une population somme toute
hétérogène. Puis pour finir on la retrouve dans les
années 1990 à travers les divers travaux sociologiques dans
lesquels elle évoque une menace qui pèse sur de plus en plus de
groupes sociaux. Elle devient ce que R. Castel désigne comme une «
zone d'exclusion ou plutôt de désaffiliation »2
qui conjugue absence de travail et isolement social.
S'il nous est possible de relever des tendances
théoriques quant à ce qu'il convient de qualifier un « flou
artistique », il est cependant impensable d'universaliser une notion qui
s'inscrit dans un ici et maintenant et dont la singularité touche
à l'individualisation. Il eut certainement fallu tenter la difficile
approche épistémologique de la notion en mobilisant les
différentes écoles en la matière, pour atteindre une
définition aboutie. Il existe déjà nombre de travaux qui
conduisent à la construction de cette définition aussi notre
souhait est ici de proposer au lecteur une définition par
défaut.
Bien qu'assumée par l'État, l'exclusion ne peut
lui être imputée. Elle ne peut être lue selon la seule
réduction de la condition socio-économique, ou de l'affiliation
juridicomédico-sociale des individus. Elle ne peut être non plus
un état infléchi à des déterminants sociaux ou un
état social donné. Elle « n'est pas une absence de rapport
social mais un ensemble de rapports sociaux particuliers à la
société prise comme un tout »3. Ce qui est
essentiel, et tous les travaux de recherche le soulignent, c'est que «
l'exclusion n'est pas isolée par une sorte de "cordon sanitaire" de ceux
qui seraient insérés dans la société ; il y a un
continuum de situations, un ensemble de positions dont les relations avec le
centre sont plus ou moins distendues ».4
Subordonnée à la volonté de maintenir la
cohésion sociale au sens durkheimien du terme, elle est le
résultat d'un processus d'accroissement des handicaps et des
inégalités. Il
1 Hmaid Ben Aziza, « Exclus et exclusion », Cahiers
de la Méditerranée, vol. 69, Être marginal
en Méditerranée (XVIe - XXIe
siècle), 2004, [En ligne], mis en ligne le 10 mars 2006.
http://cdlm.revues.org/document715.html.
[Consulté novembre 2007].
2 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.669.
3 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.715.
4 Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ;
Rapport 2000 ; La Documentation Française ; Paris, 2000 ; p. 49.
n'y a donc, à notre sens, exclusion que si l'on admet
qu'il existe une société duale ; d'un côté des
cotisants ou ayants droits que R. Castel appelle les « détenteurs
de commodités », et de l'autre... les autres, que les
détracteurs de l'État-providence ont pour coutume d'appeler les
« assistés ». « Comme bien des concepts celui-ci
[l'exclusion] ne fonctionne pas en célibataire, mais agit le plus
souvent en couple»1, il flirte même avec une certaine
polygamie. Mais plus qu'une simple dialectique, il s'agit de marquer ici dans
une dualité intégrée dans l'action publique, les processus
dynamiques liés au travail et au non-travail, et donc aux droits des
salariés et aux devoirs de l'État face à aux
non-salariés.
2. Les assistés, ces étranges
non-intégrés
Mais de qui parle-t-on lorsque l'on évoque avec force
les assistés ? Peut-être que l'analyse populaire emprunte de la
fameuse locution : « ils profitent du système ! », nous
permettrait de mesurer les liens qu'entretiennent l'exclusion et l'assistance.
Mais afin d'éviter l'écueil d'une explication sommaire de «
la construction sociale de la réalité »2, nous
nous limiterons à la compréhension du triptique : pauvres,
exclus, assistés.
2.1. La pauvreté, infrastructure de l'exclusion
Le paradigme de l'assistance est intimement lié
à celui de la pauvreté depuis les travaux de Georg Simmel au
début du XXè siècle. Pour G. Simmel, « C'est à
partir du moment où ils (les pauvres) sont assistés,
peut-être même lorsque leur situation pourrait normalement donner
droit à l'assistance, même si elle n'a pas encore
été octroyée, qu'ils deviennent partie d'un groupe
caractérisé par la pauvreté. Ce groupe ne reste pas
unifié par l'interaction entre ses membres, mais par l'attitude
collective que la société comme totalité adopte à
son égard. Par conséquent, la pauvreté ne peut, dans ce
sens, être définie comme un état quantitatif en
elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale
qui résulte d'une situation spécifique. » En ce sens
être assisté est la marque identitaire de la condition du pauvre,
le critère de son appartenance sociale à une strate
spécifique de la population. Mais là encore les travaux sont
abondants et viennent contredire l'analyse de G. Simmel. La pauvreté est
aujourd'hui d'un point de vue officiel quantitative on parle volontiers de
pauvreté absolue déterminée par rapport à la
satisfaction de certains besoins ou de pauvreté relative
déterminée par rapport au niveau de vie de l'ensemble de la
1 Marc-Henry Soulet , Penser l'exclusion aujourd'hui: non
intégration ou désintégration; p.1-9 ; in marcHenry
Soulet (dir.) ; De la non intégration ; Presse Universitaire de
Fribourg ; Fribourg ; 1994 ; p; 4.
2 Peter Berger, Thomas Luckmann ; La construction sociale de
la réalité ; Armand Colin ; Paris ; 2006
population (en France, on retient habituellement 50 % du
niveau de vie médian. En France, comme dans tous les pays d'Europe, le
seuil de pauvreté est défini de manière
relative)1 et à cela peuvent être ajoutés des
indicateurs sociaux non monétaires qui puissent être relier entre
eux (qualité de l'habitat et de l'environnement ;santé, logement
et situation financière des ménages ; participation à la
vie associative, électorale, etc, et contacts sociaux).
Selon l'Observatoire National de la Pauvreté et de
l'Exclusion Sociale (ONPES), si l'on retient l'indicateur monétaire, et
en se référant à l'enquête Revenus fiscaux de
l'INSEE dont les dernières exploitations datent de 1996, « le
nombre de ménages pauvres se situerait, selon les conventions de calcul
retenues pour l'évaluation du revenu, entre 1,7 million et 1,8 million,
soit entre 7,3 % et 7,9 % des ménages. Mesurée sur les individus,
et non plus sur les ménages, la population pauvre représenterait,
toujours en 1996, de 4,5 millions à 5,5 millions de personnes (8
à 10 % de la population) »2. En ne retenant que les
indicateurs élémentaires de conditions de vie (28 répartis
selon : difficultés budgétaires, retards de paiement, restriction
de consommation, conditions de logement), il est proposé un calcul qui
permet d'établir pour chaque ménage une échelle globale de
difficultés. Ainsi « si l'on retient les ménages qui sont
confrontés à un cumul de huit difficultés ou plus, on
trouve 12,6 % de ménages défavorisés en termes de
conditions de vie en 1999. Avec un seuil de sept difficultés, on aurait
trouvé 16 % de ménages défavorisés en termes de
conditions de vie, 9 % si on avait retenu neuf difficultés.
»3 L'ONPES parle d'une pauvreté administrative pour
rappeler les 3,2 millions d'allocataires des différents minima sociaux.
En comptabilisant les conjoints et personnes à charge on passe à
5,5 millions de personnes, soit environ 10 % de la population. Bien plus que de
proposer une analyse des modes de calcul et de leur congruence avec les taux
retenus, nous souhaitons ici étayer l'idée de la polysémie
des notions étudiées et conclure avec M. Bresson pour qui «
l'idée que les traits négatifs se combinent et se renforcent fait
glisser l'interprétation de la pauvreté vers le cumul de
handicaps. »4 Nous affirmerons d'ailleurs avec elle et dans les
pas de G. Simmel que la pauvreté correspond à « un statut
social spécifique, inférieur et dévalorisé
»5.
L'enquête menée en 2000 par Observatoire
auprès de personnes interviewées sur de nombreux sites d'accueil
(administrations, mairies, organismes de sécurité sociale, ANPE,
associations, CHRS), dégage un nombre intéressant de
caractéristiques qui corroborent les
1 Source INSEE ; Nomenclature-Définition-Méthodes ;
EPCV « Conditions de vie » ; http://www.insee.fr/
fr/nom_def_met/sources/ope-enq-epcv-fixe.htm , [ consulté novembre
2007]
2 Source : INSEE/DGI : enquête Revenus fiscaux 1996 ; in
Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ; Rapport 2000 ;
La Documentation Française ; Paris, 2000 ; p. 22.
3 Ibid. ; p. 23.
4 Maryse Bresson ; Sociologie de la précarité ;
op.cit. ; p. 32.
5 Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ;
Rapport 2000 ; op.cit. ; p. 39.
propos ci-dessus, pour peu que l'on considère que les
sites relèvent principalement de l'aide aux personnes en
difficulté.
« - Les deux tiers des personnes interrogées ont
entre 20 et 39 ans.
- Les deux tiers des personnes interrogées
déclarent disposer de ressources inférieures au seuil de
pauvreté monétaire (3 500 francs mensuels pour une
personne seule).
- Plus de la moitié (55 %) déclarent
bénéficier d'un minimum social.
- Un tiers des personnes interrogées déclarent
ne pas disposer d'un logement stable. - Les trois-quarts
d'entre elles sont célibataires.
- Les niveaux de formation sont très
faibles : près de la moitié d'entre elles ne
dépassent pas le niveau collège et plus d'un quart
déclarent rencontrer des difficultés de lecture et de
calcul,
- 65 % des personnes interrogées déclarent
être au chômage au moment de
l'enquête.
- 40 % des personnes interrogées sont venues entre
quatre et dix fois (ou plus) au guichet pour le même sujet qui les y
amenait le jour de l'enquête »1
On saisit tout à fait dans ces caractéristiques
l'idée d'un « cumul de handicaps » qui fonde inexorablement
l'infrastructure de l'exclusion. On retrouve donc les caractéristiques
et les différentes analyses d'enquête concordent la
précédente démonstration en insistant toutefois sur le
lien entre pauvreté et absence ou irrégularité de
l'emploi. L'ONPES, par exemple note, que « la mise en évidence des
liens entre la pauvreté et le marché du travail est difficile car
le niveau de vie et la pauvreté sont toujours mesurés au niveau
du ménage, alors que l'emploi concerne les individus. »2
2.2. Le chômage : assurance, solidarité ou
assistance ?
Nous avons vu ci-dessus avec G. Simmel que la pauvreté
ouvrait droit à une assistance, par conséquent les « clients
» des services sociaux sont vus à l'instar des exclus comme les
laissés pour compte de l'inéluctable effritement de la
société salariale qui comptait en 1975 près de 80% de la
population active en CDI et moins de 65% au milieu des années
19903. L'assistance devient vite une situation qui implique une
dépendance à l'État social qui devient dans ce cas le
grand ordonnateur du préambule de la constitution
1 Ibid. ; p. 100.
2 Observatoire national de la Pauvreté et de l'exclusion ;
Rapport 2000 ; op.cit. ; p. 25
3 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.646.
de 19581. Toutefois, sans succomber aux charmes
prosélytes d'un libéralisme qui tend à responsabiliser les
populations touchées par l'exclusion ou la pauvreté, nous pouvons
nous poser la question de ce qu'induit cette relation de dépendance.
Afin d'y répondre nous proposons d'appuyer notre réflexion sur
les travaux de Christine Daniel au sujet de l'indemnisation du chômage.
Nous ne tenons pas à expliquer le taux de chômage ou à
entrer dans la polémique du calcul, mais à situer le rapport
social immanent aux politiques dites d'assistance.
L'Union Nationale Interprofessionnelle pour l'Emploi dans
l'Industrie et le Commerce (UNEDIC), créée en 1958, est
responsable de la gestion financière du système. Elle met en
place la règlementation décidée par les partenaires
sociaux, fournit les moyens nécessaires à sa mise en oeuvre. La
France compte deux types de régime, un premier qu'est l'assurance
chômage relevant du régime dit « assuranciel » et le
second qu'est la prestation de l'État qui relève d'avantage d'un
régime dit « de solidarité ». Les deux régimes
sont cumulés, ce qui permet à une personne au chômage de
percevoir une indemnité forfaitaire de l'État liée
à l'âge du demandeur. Bien que cette opposition loin d'être
anodine nous renvoie au débat du premier chapitre entre
l'économie et le social, la forme duale de cette indemnité est
unifiée en un seul groupe social, les chômeurs. Dans son
enquête C. Daniel relève deux résultats qui nous
intéressent au plus haut point. Le premier concerne la forte
différenciation des droits indemnitaires des chômeurs entre 1979
et 1998, expliquée par « la prise en compte du passé
professionnel dans le calcul des droits »2. Le second concerne
la réduction significative des droits d'une catégorie de
chômeurs que sont « les demandeurs d'emploi plus jeunes, ayant eu
une activité plus précaire, avec des salaires plus faibles ou
encore travaillant à temps partiel »3, expliquée
par l'effet cumulatif des réformes de 1982, 1984 et 1992. En
synthèse la réforme de 1982 introduit la notion de
références d'activité préalables qui induit une
durée d'indemnisation ; celle de 1984 dissocie le régime
assuranciel de celui de la solidarité impliquant la création de
populations différenciées (les assurés relevant des
cotisations et les assistés relevant de l'impôt.) ; enfin celle de
1992 instaure une allocation unique dégressive qui réduit le
montant au fur et à mesure du temps en même temps que la
durée. Une rapide lecture des tableaux suivants nous permettra de
mesurer l'impact des diverses politiques.
1 Chacun a le devoir de travailler et le droit d'obtenir un
emploi. Nul ne peut être lésé, dans son travail ou son
emploi, en raison de ses origines, de ses opinions ou de ses croyances.
2 Christine Daniel, L'indemnisation du chômage depuis
1979, in revue de l'IRES n°29, Hiver 98-99, p.6
3 Ibid., p. 6.
Tableau 1. Évolution des droits à
indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, avec un salaire
référence égal au SMIC
(droits évalués en nombre SMIC cumulés)
Durée d'affiliation
|
1979
|
1982
|
1984
|
1990
|
1992
|
1997
|
3 mois
|
20,67
|
2,40
|
1,69
|
1,62
|
0
|
0
|
4 mois
|
20,67
|
2,40
|
1,69
|
1,62
|
2,08
|
2,72
|
6 mois
|
20,67
|
12,32
|
7,83
|
9,15
|
4,53
|
4,46
|
8 mois
|
20,67
|
12,32
|
7,83
|
9,15
|
8,55
|
8,46
|
12 mois
|
20,67
|
17,28
|
15,65
|
17,85
|
8,55
|
8,46
|
14 mois
|
20,67
|
17,28
|
15,65
|
17,85
|
16,93
|
16,28
|
Source : IRES, 1999
La durée d'affiliation évoquée dans les
tableaux correspond au temps de cotisation, le nombre de smic cumulés
s'entend comme un capital final perçu à l'issue de la
période d'indemnisation (ci-dessus) et enfin la durée
d'indemnisation correspond à une période ininterrompue de
versements des droits soit le maximum possible (ci-dessous).
Tableau 2 . Évolution de la durée
d'indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, ayant un salaire de
référence égal au SMIC
(durée en nombre de mois)
Durée d'affiliation
|
1979
|
1982
|
1984
|
1990
|
1992
|
1997
|
3 mois
|
36
|
3
|
3
|
-
|
-
|
0
|
4 mois
|
36
|
3
|
3
|
3
|
4
|
4
|
6 mois
|
36
|
21
|
15
|
15
|
7
|
7
|
8 mois
|
36
|
21
|
15
|
15
|
15
|
15
|
12 mois
|
36
|
30
|
30
|
30
|
15
|
15
|
14 mois ou plus
|
36
|
36
|
30
|
30
|
30
|
30
|
Source : IRES, 1999
L'intérêt de ces deux modes de calcul tient en ce
qui semble être une augmentation ou une diminution en matière de
temps s'avère être des maintiens au regard économique. Les
deux tableaux nous offrent un constat qui marque la transformation de la
question
sociale. Bien qu'il ne s'agisse que de pourcentages
associés au chômage, il est aisé de comprendre le
déplacement qu'opèrent de telles réformes qui se cumulent.
Tandis que l'on diminue le taux de couverture lié au régime dit
assuranciel, on augmente celui placé sous l'égide du
régime dit solidaire. Cette rupture juridico-administrative
entraîne une rupture sociale en ce sens que les ayant-droit d'hier
deviennent les assistés d'aujourd'hui. On peut à ce propos
ajouter les niveaux de prestation qui sont dans le cas de l'allocation plancher
de l'UNEDIC supérieure de 20% à celle de l'État, et les
exigences plus sévères pour ouvrir droit à l'Allocation
Spécifique de Solidarité (ASS) allouée par
l'État.1 Au cumul des réformes s'adjoint la
transformation de la société salariale qui subit de
véritables « processus de déstabilisation qui sont à
l'origine de l'accroissement de la vulnérabilité
»2, contribuant ainsi « à ce que les
salariés les plus exposés au risque de chômage soient aussi
de moins en moins bien protégés par les régimes
d'indemnisation. »3 Si l'on croise cette lecture avec celle du
type d'emploi occupé par les populations les plus jeunes (30% des jeunes
actifs ont un statut hors CDI, 13 % travaillent moins de 30h par semaine et 26%
bénéficient d'un contrat aidé), on ne peut que constater
combien ces mesures ont un effet excluant sur certains types de population.
Il faut bien évidemment contextualiser ces
réformes et ces conséquences qui s'affichaient dans un souhait
d'équilibre financier et ajouter qu'elles furent commanditées par
un gouvernement de gauche. Quelle que soit l'orientation politique, ces
réformes ont un effet cumulatif et touchent principalement les personnes
qui sont aussi les plus exposées aux risques de chômage en
épargnant dans le même temps les salaires les plus importants.
2.3. Défaillance du grand intégrateur ?
C'est donc comme suppose C. Daniel « une contrainte
purement financière - elle même dépendante de l'état
du marché du travail qui trace la frontière entre les
chômeurs relevant du régime dit d'assurance et les chômeurs
relevant du régime dit de solidarité. »4 On assiste donc
à une double transformation conjuguant chômage de masse et
précarisation du travail qui sont « les conséquences
nécessaires des nouveaux modes de structuration de l'emploi, l'ombre
portée des restructurations industrielles et de la lutte pour la
compétitivité - qui effectivement font de l'ombre à tout
le monde. »5 Ne seraient-ce
1 Christine Daniel ; L'indemnisation du chômage depuis 1979
; op.cit. ; p. 8.
2 Roberts Castel ; La précarité : transformation
historique et traitement social; in Marc-Henry Soulet (dir.) ; De la non
intégration ; p. 11-25; op.cit ; p. 12.
3 Christine Daniel ; L'indemnisation du chômage depuis 1979
; op.cit. ; p. 17.
4 Ibid. p. 19.
5 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.649.
point là les affres d'une « machine à
exclure »? Le travail comme « grand intégrateur
»1, dont nous parle Yves Barel, qui « caractérise
le statut qui place et classe un individu dans la société
paraissait s'être imposé définitivement au détriment
des autres supports de l'identité, comme l'appartenance familiale ou
l'inscription dans une communauté concrète »2
subirait-il une telle transformation qu'il nous faille adhérer à
la thèse d'une hyper-modernité ? Ce Grand Intégrateur ne
serait-il plus à même de « demeurer le principe de
l'organisation sociale, de l'ordre social, ainsi que le principe donateur de
sens aux hommes, à leur action, à leur pensée
»3? A ce débat au fort niveau d'abstraction nous
préférerons parler d'une mutation sociétale qui
entraîne dans son sillon la solidarité organique, (sans pour
autant suggérer quelque anomie) et sème une certaine «
morale des égoïsmes sociaux »4.
P. Rosanvallon nous en livre un exemple très
éloquent lorsque qu'il évoque que « bientôt le fumeur
sera requis de choisir entre son vice et le droit à un accès
égal aux soins et le buveur d'alcool sera menacé du paiement de
surcotisations sociales. »5 On comprend là ce qui est
présumé dans certains discours appelant à l'initiative et
à la responsabilité individuelle. Ce qui fut un combat pour des
droits sociaux, une justice sociale, en un mot l'équité, est
aujourd'hui resservi comme la cause du marasme économique. En fustigeant
les « assistés » qui ne sont souvent que des «
travailleurs sans travail »6 comme les appelle Hannah Arendt,
des « inutiles au monde »7 selon R.Castel, s'est
opéré un glissement social important qui considère en son
ensemble une division et plus encore, une opposition. Cette dichotomie
sociétale abrite un discours non-moins aggravant de l'assistanat
lorsqu'il touche à la prestation. P. Rosanvallon constate qu'« un
nombre croissant de ménages trouvent du même coup injuste de se
voir exclus de prestations sociales ou familiales [de plus en plus soumises
à des conditions de ressources] et se considèrent comme
maltraités, voire défavorisés, comparativement à
des foyers qui cumulent complément familial, allocation logement,
allocations scolaires, etc. »8
Ce type de discours construit sur la cristallisation de
l'action publique dans sa « lutte contre l'exclusion » construit,
à son tour, une stigmatisation des soit-disant « effets des
politiques sociales ». Si je ne puis jouir des droits que m'ouvrent mes
cotisations, pourquoi d'autres le pourraient-ils lorsqu'ils ne travaillent pas
et donc ne cotisent pas ? Cet
1 Yves BAREL, "Le Grand Intégrateur", Connexions,
n°56, 1990.
2 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.622.
3 Yves BAREL, "Le Grand Intégrateur", Connexions,
n°56, 1990. p.94
4 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p. 48.
5 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale; op.cit. ; p.
36.
6 Hannah Arendt, cité in Robert Castel ; les
métamorphoses de la question sociale ; op.cit. ; p.623.
7 Ibid.
8 Pierre Rosanvallon; La nouvelle question sociale ;
op.cit. ; p. 91
argument, économiquement viable, fort
d'égoïsme social fut d'ailleurs employé en 1990 dans un
discours où le bruit et l'odeur tenaient la dragée haute aux
stigmates sociaux. Au delà de ce que le message sous-tend, c'est
davantage l'identification de la responsabilité relayée par les
politiques qui est à souligner. Il est convenu que c'est une partie de
la population identifiée de tous qui est à la source du
problème. Et l'idée a fait son petit bonhomme de chemin, selon
Denis Fougère et Nadir Sidhoum, « depuis 2000 on assiste à
la mise en place d'un véritable "séparatisme social"
»1 qui distingue les personnes qui n'ont pas de contact avec la
pauvreté et pour qui « le Revenu Minimum d'Insertion risque
d'inciter les gens à s'en contenter »2 et celles qui y
sont confrontées de près ou de loin.
Devons-nous en conclure que « le tour de force de
l'offensive idéologique lancée par le
néolibéralisme est d'être parvenu à convaincre une
majorité de citoyens que les plus vulnérables, quoique
sacrifiés sur l'autel de la transparence des comptes et de la
réalité des coûts, méritent leur sort, et plus
encore sont redevables à la collectivité des traitements qu'elle
veut bien leur administrer du haut de la science managériale
»3 ? Ce serait là faire preuve comme l'aurait dit Pierre
Desproges d'un anti-libéralisme primaire. Mais qu'à cela ne
tienne, nous affirmons avec R.Castel que « le tout économique n'a
jamais fondé un ordre social (...) et que la nécessité de
ménager à chacun une place dans une société
démocratique ne peut s'accomplir par une marchandisation complète
de cette société »4.
Les transformations du marché du travail, dans ce qu'il
procède de compétitivité à l'interne comme à
l'externe, ou les modifications dans les dispositifs de protection sociale,
influent sans aucun doute sur les phénomènes d'appauvrissement
économique et social. Phénomènes qui relèvent
essentiellement de la non-intégration en ce qu'elle « renvoie
à l'idée d'un état d'incomplétude, de morcellement
et de non-intégralité (non épanouissement?) faisant suite
à un processus inachevé dans ce sens. »5
R. Castel se demandait ce qu'avaient en commun le
chômeur de longue durée, le jeune en quête d'emploi et
consommateur de stages, l'adulte isolé qui s'inscrit au RMI, la
mère de famille " mono parentale ", le jeune couple
étranglé par l'impossibilité de payer traites et loyers.
Il répondait à cette question par la « désaffiliation
» qui rend compte de la complémentarité de deux axes :
l'intégration par le travail (stabilité, précarité,
expulsion) et la densité de l'inscription relationnelle dans les
réseaux familiaux et de sociabilité ( forte
1 Denis Fougère et Nadir Sidhoum ; Critères
socio-économiques de l'intégration ; op.cit. ; p. 46
2 Ibid.
3 Noëlle Burgi; La machine à exclure;
op.cit.; p. 42
4 Robert Castel ; les métamorphoses de la question
sociale ; op.cit. ; p.624
5 Nicolas Queloz ; La non-intégration, un concept qui
renvoie fondamentalement à la question de la cohésion et de
l'ordre sociaux ; in Marc-Henry Soulet (dir.) ; De la non
intégration p.151-163; op.cit ; p. 151.
insertion relationnelle, fragilité relationnelle,
isolement social); qualifiant ainsi quatre « zones différentes de
densité de rapports sociaux »1 (intégration,
vulnérabilité, assistance, désaffiliation). De son
côté S. Paugam aurait pu y répondre par sa théorie
de la « disqualification sociale », qui comprend trois phases
(fragilité, assistance, rupture), par laquelle il entend « un
processus qui refoule, d'étape en étape, des franges croissantes
de la population dans la sphère de l'inactivité et de
l'assistance augmentant pour elle le risque de cumul de difficultés.
2»
En conclusion, que l'on parle avec R. Castel de « zones
de désaffiliation » ou avec S. Paugam de « phases de
disqualification sociale », et avec bien d'autres encore nous en
convenons, il est admis comme une quasi unanimité que l'assisté
en tant qu'objet de recherche ne peut être lu comme une
homogénéité et que quelque soit le type de
bénéficiaire, «l'assisté social est d'abord le fruit
d'une construction sociale » 3. Une des démonstrations
symptomatiques réside dans les modalités de comptage statistique
des populations concernées, elles sont avant tout
déterminées par des choix politiques qui définissent des
caractéristiques donnant droit à prestation. Peut-on parler d'une
politique d'intégration ? L'aide économique dont peut jouir une
frange de la population participe telle d'une intégration d'une
non-exclusion ou bien de ce qu'il convient aujourd'hui d'appeler l'insertion ?
Si l'on postule avec nombre d'auteurs que les mécanismes
d'intégration connaissent des « ratés »
(euphémisme s'il en est) il convient alors d'affirmer que l'action
publique n'a pas enrayé les divers processus d'exclusion en oeuvre
depuis plusieurs décennies. Nous prendrons en exemple le
sur-chômage qui touche une partie de la population. Sans vouloir user de
stigmatisation, nous relèverons tout de même que le taux de
chômage pour des jeunes issus de l'immigration est jusqu'à cinq
fois supérieur que celui des jeunes dont les deux parents sont
nés en France. Ce constat trouve certes plusieurs éléments
d'analyse dont le parcours scolaire et le capital relationnel ou encore la
discrimination et les études sont autant de variables qui permettent de
l'étayer. Peut-on ou doit-on en ce cas parler d'intégration ou
d'insertion? L'idée ici n'est pas de proposer une réponse ni
d'assurer cette analyse mais de souligner que si l'on évoque facilement
les principes fondateurs de l'intégration, il serait peut-être de
mise aujourd'hui de s'intéresser à ceux de l'exclusion non comme
un état mais comme un processus aux effets économiques certains,
auxquels s'ajoutent la menace d'une « désociabilisation » qui
prospère. L'étude de cette menace participerait d'ailleurs d'un
des grands débats que compte l'insertion, à
1 Robert Castel, les métamorphoses de la question
sociale, op.cit., p.669
2 Serge Paugam, La disqualification sociale, in Marc-Henry Soulet
(dir.) ; De la non intégration p.111-135; op.cit ; p. 86
3 Michel Messu, Statuts et identités des
assités sociaux, in Marc-Henry Soulet (dir.), De la non
intégration p.111-135, op.cit, p. 132
savoir le primat du social sur l'économique ou son
contraire.
Il est évident que l'exclusion et l'intégration
sont intimement liés à l'insertion. Tous d'abord parce que ce qui
était un constat hier devient une menace aujourd'hui, il ne s'agit donc
plus de soigner mais de prévenir; ensuite parce que l'enjeu du second
semble être lié au dessein du troisième. Ce lien qui unit
des notions qui se voulaient exclusives les unes des autres sont des «
termes très connotés, qui ont leur histoire, qui sont bien
situés dans le temps et l'espace, et qui répondaient (et
répondent encore) à des besoins sociaux et politiques. »1
L'exclusion est donc un processus relatif au travail qui subit
une double influence. Une première, politico-scientifique qui par le
déplacement juridicoadministratif des statuts agit sur la
définition de l'inadaptation au travail ou de la pauvreté, et une
seconde qui s'appuyant sur la première renvoie aux effets
socio-économiques dont le cumul rend plus ou moins visible la
délimitation entre exclus et intégrés, favorisant ainsi la
stigmatisation de certaines populations. Cette double influence pose de fait la
question de la gestion sociale et économique de ces publics aux marges
de la société pour lesquels la société salariale
est taxée. Cette transformation progressive des statuts amènent
à une remise en cause de la solidarité qui voit, surgir le
phénomène des assistés auquel est imputé la «
crise » et se concentrer les politiques de lutte contre l'exclusion sur la
prévention assurant une plus grande stigmatisation.
1 Michel Messu, Statuts et identités des assités
sociaux, in Marc-Henry Soulet (dir.), De la non intégration
p.111-135, op.cit, p. 132
Nous avons vu dans les chapitres précédents
l'origine de l'action sociale et comment se fondent des notions ou encore
comment se caractérisent les catégories sur lesquelles s 'appuie
l'action publique. Nous allons ici tenter de définir ce qui traduit une
dimension cachée des transformations sociales : « le passage de
politiques menées au nom de l'intégration à des politiques
conduites au nom de l'insertion »1. A ces fins nous
appréhenderons la notion à travers deux dispositifs et leurs
publics puis dans un second temps à travers une approche plus
sociologique. Nous avons fait le choix d'évincer de notre
développement les parcours d'insertion, tout d'abord parce qu'ils sont
aussi hétérogènes que les situations personnelles des
personnes visées comme nous le verrons en dernière partie,
ensuite parce que cet effet de catégorisation des parcours amène
à une lecture idéaltypique, c'est-à-dire en quelque sorte
un tableau de pensée qui n'est ni la réalité historique,
ni la réalité authentique. Dégager de l'insertion un
idéal-type imposerait l'exhaustivité, or c'est de notre point de
vue chose impossible.
Nous ne souhaitons pas opposer les logiques d'auto-insertion
et d'hétéro-insertion de J.L Laville ou les types
mobilités volontaires ou contraintes, etc, de C. Dubar et D.
Demazière. Car « si plusieurs recherches sont parvenues à
déchiffrer le sens et le monde vécu de la galère, à
retracer les logiques d'engagement dans l'emploi, à identifier des
stratégies de différemment d'entrée dans la vie adulte,
élucider les signification subjectives des processus d'insertion
à partir de l'expérience diversifiée des jeunes demeure un
objectif essentiel de la recherche »2 que nous aborderons dans
une troisième partie.
1 Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, op. cit., p. 675
2 Didier Demazière, Claude Dubar, Analyser les entretiens
biographiques, PUL, Laval, 2004, p. 281
2. L'insertion, de qui parle t-on ?
Parler d'insertion c'est avant tout considérer que
suivant la constitution française « Chacun a le devoir de
travailler et le droit d'obtenir un emploi. Nul ne peut être
lésé, dans son travail ou son emploi, en raison de ses origines,
de ses opinions ou de ses croyances. »et de plus « Tout être
humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental,
de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de
travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens
convenables d'existence. »1 Ce sont ces fondements de la
république française qui sont à l'oeuvre dans chaque
politique d'insertion. S'agissant d'une part d'un devoir du citoyen de
travailler et d'autre part un devoir de l'État de procurer un emploi ou
ou tout du moins des moyens de subsistance. La politique articule comme nous
l'avons vu auparavant l'assurance sociale inhérente à l'emploi et
l'aide sociale à ces nonintégrés qui constituent le public
des actions publiques dans le domaine de l'emploi. Nous ne redirons pas ici les
transformations sociales du salariat pourtant il faut noter que ce sont
celle-là même qui ont, au cours du temps, transformé
l'action publique et donc l'insertion. Hier simple articulation entre deux
états, aujourd'hui processus polysémique aux publics et objectifs
hétérogènes, l'insertion semble moins tenir du seuil que
du parcours.
Avant même d'entrer dans un débat scientifique
sur la question, nous souhaitons positionner l'insertion comme un « champs
de sémantique sociale lié au moins à deux mondes dont
l'un, dominant, possède la référence légitime et
l'autre, dominé, aspire à cette référence.
»2 c'est-à-dire une action publique destinée
à des publics et dont le but est l'accès à ce qu'ils n'ont
pas. Afin d'appuyer notre propos nous prendrons en référence deux
dispositifs d'insertion qui s'inscrivent dans une logique de retour à
l'emploi : le Revenu Minimum d'Insertion (RMI) et le Contrat d'Insertion dans
la Vie Sociale (CIVIS).
2.1 le RMI, un dispositif pour les grands
En décembre 1988 la loi « relative au revenu
minimum d'insertion et relative à la lutte contre la pauvreté et
l'exclusion sociale et professionnelle »est votée, ainsi :
« Toute personne qui, en raison de son âge, de
son état physique ou mental, de la situation de l'économie et de
l'emploi, se trouve dans l'incapacité de travailler, a le droit
d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence.
L'insertion sociale et professionnelle des personnes en
difficulté
1 Préambule de la constitution de 1946 ;
http://www.conseil-constitutionnel.fr
; [consulté en novembre 2007]
2 Georges Liénard, l'ambivalence des politiques
d'insertion, in Georges liénard (éd.), L'insertion :
défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit., p. 192
constitue un impératif national. Dans ce but, il
est institué un revenu minimum d'insertion mis en oeuvre dans les
conditions fixées par la présente loi. Ce revenu minimum
d'insertion constitue l'un des éléments d'un dispositif global de
lutte contre la pauvreté tendant à supprimer toute forme
d'exclusion, notamment dans les domaines de l'éducation, de l'emploi, de
la formation, de la santé et du logement. »1
A son lancement le RMI vise à réduire la
pauvreté et à lutter contre l'exclusion par le versement d'une
prestation monétaire sous condition de ressources ; en parallèle,
il s'agissait aussi de fournir une aide à l'insertion sociale et/ou
professionnelle. « Par la suite, et sous l'effet de la récession
économique du début des années 90, le RMI a servi
également à pallier les insuffisances du système
d'indemnisation du chômage. »2
Le tableau récapitulatif ci-dessous nous permet de
mesurer la croissance du nombre de bénéficiaires sur 12 ans. Il
faut bien entendu lire ce dernier en le corrélant aux transformations
fragilisantes du salariat que G. Liénard synthétise en points
forts que sont,
« l'augmentation du nombre et du degré des
personnes peu qualifiées et des personnes qui se déqualifient ou
qui se trouvent dans des secteurs en déclin ou des secteurs ayant des
exigences hypercompétitives ; les conséquences d'un manque
structurel d'emplois corrects, si du moins le choix effectué demeure
d'éviter le développement des "working poor" ; l'ampleur faible
ou forte de la distance existant entre, d'une part la qualification de
départ et les rythmes d'évolution de la qualification technique
et sociale des personnes concernées et, d'autre part les exigences
incluses dans la définition et l'évolution des emplois à
pourvoir dans le cas d'une relance ou d'une réduction du temps de
travail créatrice d'emplois. »3
1 Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu
minimum d'insertion. Art. 1
2 Denis Fougère, Laurence Rioux, Le RMI 13 ans
après, entre redistributions et incitations, Economie et Statistique
n° 346-347, 2001, p. 3
3 Georges Liénard, l'ambivalence des politiques
d'insertion, in Georges liénard (éd.), L'insertion :
défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit., p. 191
Tableau 3. Les bénéficiaires du RMI selon
la situation familiale
situation familiale
|
|
France métropolitaine
|
|
|
|
1994
|
|
1996
|
|
2004
|
|
2006
|
|
Couples
|
164
|
757
|
172
|
927
|
|
179
|
101
|
|
188
|
182
|
sans personne à charge
|
36
|
289
|
38
|
335
|
|
39
|
082
|
|
40
|
341
|
avec 1 personne à charge
|
43
|
829
|
44
|
573
|
|
44
|
091
|
|
45
|
967
|
avec 2 personnes à charge
|
39
|
264
|
41
|
218
|
|
41
|
682
|
|
44
|
950
|
avec 3 personnes à charge
|
23
|
417
|
25
|
113
|
|
28
|
266
|
|
30
|
418
|
avec 4 personnes à charge ou plus
|
21
|
958
|
23
|
688
|
|
25
|
980
|
|
26
|
506
|
Familles monoparentales
|
159
|
914
|
186
|
706
|
|
250
|
151
|
|
269
|
215
|
Femme
avec 1 personne à charge
|
88
|
527
|
101
|
870
|
|
120
|
342
|
|
127
|
839
|
avec 2 personnes à charge
|
41
|
320
|
47
|
154
|
|
67
|
806
|
|
72
|
882
|
avec 3 personnes à charge ou plus
|
20
|
600
|
24
|
743
|
|
44
|
995
|
|
48
|
966
|
Homme
avec 1 personne à charge
|
6
|
135
|
8
|
186
|
|
10
|
688
|
|
12
|
113
|
avec 2 personnes à charge ou plus
|
3
|
332
|
4
|
753
|
|
6
|
320
|
|
7
|
415
|
Personnes seules (1)
|
458
|
765
|
522
|
414
|
|
611
|
774
|
|
643
|
975
|
femme seule
|
156
|
940
|
180
|
443
|
|
212
|
732
|
|
222
|
877
|
homme seul
|
301
|
825
|
341
|
971
|
|
399
|
042
|
|
421
|
098
|
TOTAL
|
783
|
436
|
882
|
047
|
1
|
041
|
026
|
1
|
101
|
372
|
(1) sans conjoint et sans personne à charge
Note : La construction de la variable "situation familiale au
sens du RMI" a été modifiée pour tenir compte de la
présence d'un titre de séjour. Pour être
considérés comme couples au sens du RMI, les deux membres d'un
couple étranger doivent justifier d'un titre de séjour en cours
de validité.
Champ : prestations versées par la CAF, France
métropolitaine et Dom.
Source : Cnaf, fichier FILEAS, données au 31
décembre 1996 et au 31 décembre 2006
Il faut aussi comprendre ce tableau dans une logique
d'employabilité liée à l'âge, ainsi ils sont 30% de
bénéficiaires à avoir moins de trente ans selon
l'enquête RMI 1998 mais sont aussi ceux qui restent le moins longtemps
dans ce dispositif. L'inquiétude reste le nombre de
bénéficiaires mono-parentaux avec personnes à charge, qui
a plus que doublé dans certaines catégories. Les couples avec ou
sans personnes à charge tiennent presque une stabilité au regard
de l'accroissement vertigineux d'autres catégories. L'idée de G.
Liénard selon laquelle le chômage se caractérise de plus en
plus par une « rotation à exposition forte négative
»1, c'est-à-dire un taux élevé
d'entrée pour un faible taux de sortie du chômage de courte
durée, combinée à une fragilisation de la cellule
familiale complexifie la lutte contre la pauvreté. Les enquêtes
budget-famille de l'INSEE font apparaître qu'en 1995, « Les
transferts sociaux constituent la moitié des ressources des familles
pauvres. Or, ces dernières années, leur composition s'est
profondément modifiée : en 1995, les prestations soumises
à condition de ressources représentent 21 % du revenu
1 Georges Liénard, l'ambivalence des politiques
d'insertion, in Georges liénard (éd.), L'insertion :
défi pour l'analyse, enjeu pour l'action, op. cit., p. 190
des familles pauvres, contre 8 % dix ans plus tôt.
Aujourd'hui, les ménages pauvres avec enfants sont plus aidés
comme pauvres que comme familles. »1
Plus que de proposer une analyse de la politique familiale,
nous souhaitons juste exposer la réalité d'un dispositif
d'insertion axé sur les plus de 25 ans et sous condition de revenus.
Pour autant le bilan n'est pas négatif, il est mitigé mais n'est
souvent évalué qu'au regard économique. Par exemple D.
Fougère et L. Rioux montre que « les emplois retrouvés sont
souvent des emplois temporaires (CDD ou emplois aidés), à temps
partiel et rémunérés au Smic horaire. Les emplois
aidés, pourtant fréquents, débouchent rarement sur des
CDI. L'estimation des salaires potentiels montre que, pour trois allocataires
sur quatre, la reprise d'un emploi correspond à une augmentation,
parfois faible, du revenu disponible du ménage. »2 Le
processus en marche dans cette politique d'insertion suit de près celui
de l'assistance que nous avons vu plus haut. Même si au contraire de
cette dernière, il faut le rappeler le RMI se dote d'un objectif
opérationnel d'accès ou de retour à l'emploi comme
élément significatif d'intégration. Quoiqu'il en soit il
ne s'agit pas de dresser un portrait unique du bénéficiaire du
RMI, car il est aussi polymorphe que le sont les origines et situations
sociales. Pour exemple et conclure ce dispositif, nous citerons rapidement le
cas de jeunes artistes, jeunes diplômés qui l'utilisent comme une
période d'assise et d'autonomie, malgré la
précarité sous-jacente ; ou encore cette jeune femme de 25 ans et
deux enfants qui subvient à peine aux besoins de ses enfants et qui pour
un travail sortira d'un dispositif qui dans les faits lui permettait de «
mieux vivre », eu égard aux nouvelles dépenses (transport,
frais de garde) et à la suppression ou diminutions de certaines aides ;
et enfin ce quinquagénaire seul qui attend sa maigre retraite. Tous dans
un dispositif unique, avec des attentes hétéroclites et des
possibilités d'en sortir qui le sont tout autant.
2.2 Le réseau Mission Locale-PAIO et le CIVIS
Les Missions Locales (PAIO) et les Permanence d'Accueil
d'Information et d'Orientation (PAIO) sont comme nous l'avons vu le fruit du
rapport de B. Schwartz. Le réseau des ML et PAIO s'est constitué
en un conseil national en 1990 qui est devenu l'interlocuteur
privilégié de l'État et l'organe d'orientation de la
politique d'insertion du réseau en même temps qu'un outil
d'évaluation de ces dernières.
A travers son Conseil National le réseau, nous offre
donc un portrait de son public (Bilan
1 Nicolas Herpin, Lucile Olier, Pauvreté des familles,
pauvreté des enfants, n° 499, décembre 1996
2 Denis Fougère, Laurence Rioux, Le RMI 13 ans
après, entre redistributions et incitations, Economie et Statistique
n° 346-347, 2001, p. 11
2005 du réseau des missions locales et PAIO) qui nous
permet une lecture plus précise des caractéristiques de ces
jeunes qui font appel à ces organismes. Tout d'abord ils sont plus 1 100
000 à être en contact, dont 52,3% de femmes, ils sont très
majoritairement de niveau V et moins (cf. Tableau 4, ci-dessous).On constate
aussi que un tiers des nouveaux accueillis ont ainsi fini leur scolarité
depuis plus de deux ans. D'ailleurs « les premiers accueils trois ans
après la sortie sont moins fréquents chez les jeunes de niveau
égal ou supérieur au baccalauréat (15% contre 28% pour les
niveaux V et moins) Pour ces jeunes, la durée d'accès à un
emploi stable après l'école est effectivement plus courte que
pour les moins qualifiés »1. A la lecture du tableau
ci-dessous, il apparaît que plus du quart des jeunes accueillis pour la
première fois n'a pas été au-delà de la classe de
troisième (niveau VI et Vbis) et que les jeunes femmes sont en moyenne
plus diplômées que les jeunes hommes.
Tableau 4. Les jeunes accueillis pour la première
fois dans le réseau ML, PAIO par niveau de formation (en %)
Niveau de formation
|
Hommes
|
Femmes
|
Ensemble
|
Non qualifiés (niveau VI et V bis)
|
32,6
|
22,7
|
27,4
|
CAP ou BEP non diplômés, 2nde, 1ère (niveau V
non diplômés)
|
17,8
|
13,2
|
15,4
|
CAP ou BEP diplômés (niveau V
diplômés)
|
19,9
|
19,8
|
19,8
|
Baccalauréat non diplômés (niveau IV non
diplômés)
|
9,1
|
10,4
|
9,8
|
Baccalauréat diplômés (niveau IV
diplômés)
|
15,1
|
24,7
|
20,1
|
Diplômés de l'enseignement supérieur (niveau
III, II, I)
|
5,2
|
8,8
|
7,1
|
Totaux
|
100
|
100
|
100
|
Source :Réseau ML, PAIO; Parcours 3 (extraction Septembre
2006)
La variable niveau d'études corrobore
l'employabilité aussi nous comprendrons que les
bénéficiaires du réseau soient plus nombreux à
être moins diplômés. Toutefois cette même variable
revêt une importance considérable dans le nombre d'entretiens
individuels. En effet on s'aperçoit que les jeunes les moins
dotés au niveau scolaire, bénéficient de plus d'entretiens
que leurs collègues titulaires au minimum du Bac. Tandis que les jeunes
de niveau I,II ou III sont deux tiers à faire moins de trois entretiens
(8% en font six et plus) ; inversement les jeunes non qualifiés sont
quasiment aussi nombreux à en faire trois et plus (30% en font six et
plus). Ce constat corrobore l'arrivée du CIVIS qui propose un suivi
renforcé (contact hebdomadaire). Cependant il est remarquable de croiser
ce constat avec celui de la période entre la sortie du système
scolaire et le premier accueil dans le réseau. D'un côté le
niveau scolaire délimite l'entrée de l'autre il délimite
la sortie. c'est-à-dire qu'il existe une temporalité de
l'insertion qui s'appuie sur des variables telles que la scolarité.
1 Bilan d'activité 2005 des Missions Locales et PAIO, p.
20
S'il est commun et presque axiomatique de convenir que le
niveau scolaire représente la première variable
d'employabilité de sorte que les diplômés de niveau I, II
et III de moins de 25 ans ne représentent que 3% des chômeurs de
moins d'un an et 1% de ceux de plus d'un an1 ; n'appuyer une telle
hypothèse que sur le seul capital scolaire réduit
considérablement le champs de l'insertion, il nous faut imaginer non pas
l'insertion des plus dotés mais la difficulté de ceux et celles
pour qui cela devient plus qu'un processus , une conquête. On
considère ainsi un premier point selon lequel la période
d'insertion est plus longue pour les moins diplômés. Bien sur les
transformations à l'oeuvre sur le marché de l'emploi ne
participent pas de l'employabilité des moins qualifiés, pour
autant à la lumière de ces quelques chiffres il convient de ne
pas se limiter à une analyse économique mais de s'interroger
aussi sur les questions de temporalité qui sont au coeur des dispositifs
d'insertion, de par les engagements contractuels qui les régissent.
Suite à un texte de loi de 2002 portant création
d'un dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise est
né un dispositif étendant et approfondissant deux instruments
existants : le dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise
(SEJE) et le contrat d'insertion dans la vie sociale (CIVIS)
Le SEJE, contrat aidé destiné à favoriser
l'embauche de jeunes peu ou pas qualifiés dans le secteur marchand, et
le CIVIS, inséré dans le code du travail par la loi de
programmation pour la cohésion sociale, s'adresse à des jeunes de
16 à 25 ans révolus "dont le niveau de formation est
inférieur à celui d'un diplôme de fin de second cycle long
de l'enseignement général, technologique ou professionnel ou
n'ayant pas achevé le premier cycle de l'enseignement supérieur,
ou inscrites en tant que demandeur d'emploi depuis plus de douze mois au cours
des dix-huit derniers mois. »2 et se donne pour objectif
d'organiser les actions nécessaires à la réalisation de
leur projet d'insertion dans un emploi durable. Cela se traduit à
travers quatre points forts : « l'emploi, notamment en alternance,
précédé lorsque cela est nécessaire d'une
période de formation préparatoire ; [ou] une formation
professionnalisante, pouvant comporter des périodes en entreprise, dans
un métier pour lequel des possibilités d'embauche sont
repérées ; [ou] une action spécifique pour les personnes
connaissant des difficultés particulières d'insertion ; [ou] une
assistance renforcée dans sa recherche d'emploi ou sa démarche de
création d'entreprise, apportée par l'un des organismes
mentionnés [Missions Locales, PAIO]. »3
Les titulaires d'un CIVIS âgés d'au moins 18 ans
peuvent bénéficier d'un soutien de
1 Christel Poujouly, Marie Ruault, L'essentiel, Observatoire de
l'ANPE, Novembre 2006, n°8, p. 2
2 Décret n° 2006-692 du 14 juin 2006 relatif au
dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise et au contrat
d'insertion dans la vie sociale, Art. 4
3 Loi n° 2006-457 du 21 avril 2006 sur l'accès des
jeunes à la vie active en entreprise
l'État sous la forme d'une allocation (300 €
maximum par mois et 900€ par an) versée pendant les périodes
durant lesquelles ils ne perçoivent ni une rémunération au
titre d'un emploi ou d'un stage, ni une autre allocation. Par ailleurs les
bénéficiaires sont affiliés au régime
général de la sécurité sociale. On comptait en mars
2007, 630 000 jeunes demandeurs d'insertion (JDI)1, dont 340 000
bénéficiaires du CIVIS. Les taux d'entrée et de sortie
nous amènent à employer de nouveau l'idée de "rotation
à exposition forte négative". Nonobstant ces courbes nous ne
saurions arguer d'une quelconque évaluation du dispositif, nous
souhaitons juste évoquer l'accroissement de la demande qui traduit
certes la popularité d'un tel dispositif, mais aussi une hausse du
chômage des jeunes et le développement du nombre de jeunes
chômeurs de longue durée, c'est-à-dire depuis plus d'un an.
En effet quelque soit la période prise en compte, le taux de
chômage des "jeunes" est plus important que celui des autres groupes,
ainsi à la fin 2007, 17,8 % des actifs de moins de 25 ans sont au
chômage contre seulement 6,6 % des actifs ayant de 25 à 49 ans et
4,3 % des actifs de plus de 50 ans2.
Ce qui nous intéresse particulièrement dans ce
contrat, ce sont avant tout ses bénéficiaires car rappelons-le,
notre recherche est dirigée vers le public des missions locales et PAIO
qui sont les seuls organismes à pouvoir conclure le CIVIS, ce qui
implique que les contractants sont de fait intégrable à notre
corpus. Par ailleurs ce contrat est l'un des premiers à proposer une
allocation aux jeunes de moins de 25 ans qui ne peuvent prétendre
à des droits relevant de l'assurance chômage. Nous noterons aussi
que ce contrat novateur en la matière l'est aussi sur l'esprit qu'il
revêt puisqu'il propose que soit assujetti d'une règle de respect
de l'engagement contractuel, le maintient de l'allocation. Ainsi l'allocation
est soumise à des conditions d'engagement dans des démarches
garantissant l'insertion sociale et professionnelle. Bien que récurrente
à ce jour, la question de garanties sous conditions de respect des
règles traduit une responsabilisation des non-intégrés de
plus en plus précoce. Nous questionnions plus haut avec les
régimes sociaux, la responsabilité du fumeur dans son cancer et
donc des droits assurantiels qui lui seraient un jour refusés, qu'en
sera-t-il demain de la responsabilisation de l'individu dans sa conquête
d'une place économique et sociale qui assure l'intégration ?
1 L'indicateur JDI est calculé, par la DARES, à
partir de l'entrepôt national de données issu d'un système
d'information équipant l'ensemble des missions locales et PAIO en France
métropolitaine et DOM.
2 INSEE, Informations Rapides, juin, 2008, n°157
2. L'insertion, de quoi parle t-on ?
Cette notion aussi polysémique que polémique
draine avec elle une réflexion scientifique qui amène rapidement
les chercheurs sur les pas de Émile Durkheim et de son concept
d'intégration qu'il déclina comme une caractéristique
collective et non individuelle. Ainsi pour lui « un groupe ou une
société sont intégrés quand leurs membres se
sentent liés les uns aux autres par des croyances, des valeurs, des
objectifs communs, le sentiment de participer à un même ensemble
sans cesse renforcé par des interactions
régulières.1 Tandis que selon l'interprétation
qu'en fait M. Loriol l'insertion vise les individus exclus du modèle
social intégré.
Si l'idée de solidarité organique peut
prétendre à une meilleure compréhension de la vision
durkheimienne, il s'agit tout de même de situer l'insertion dans le
contexte qui lui incombe. On ne peut par exemple faire l'impasse sur le
débat politique qui concerna l'immigration de passage à une
immigration de peuplement. Car c'est bien dans ce débat qu'apparut pour
la première fois le terme d'insertion qui venait remplacer celui
d'assimilation, jugé politiquement incorrect dans ce qu'il portait de
colonialiste. On le retrouve aussi dans les tentatives de
désinstitutionnalisation des maladies mentales. Mais c'est dans un
arrêté de 1972 concernant les clubs et équipes de
prévention qu'il apparaît pour la première fois dans un
texte officiel2. On parle à l'époque d'une insertion
sociale. L'insertion est donc « essentiellement pensée comme un
dispositif s'adressant à des personnes à normaliser en vue d'une
adaptation à la vie professionnelle et sociale. »3 Puis
on retrouve la notion en 1981 dans le célèbre rapport de Bertrand
Schwartz sur l'insertion professionnelle et sociale des jeunes. En
décembre 1988 la loi « relative au revenu minimum d'insertion et
relative à la lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale et
professionnelle »est votée. Depuis l'enjeu politique est de taille
puisqu'il est intégré aux programmes des candidats aux
sièges locaux ou national.
De la même façon on ne saurait traiter ce point
sans faire référence aux lectures scientifiques d'une telle
notion. Nous parlons de lectures au pluriel afin de mettre en exergue les
dimensions attachées à ce qu'il convient d'appeler une
problématique. Ainsi l'économie rend compte des changements dans
les formes d'emploi, la sociologie des
1 Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion ?, Proposition pour
la formalisation théorique d'une notion pratique, in Marc Loriol
(Dir.),Qu'est-ce que l'insertion ?, Entre pratiques institutionnelles et
représentations sociales , l'Harmattan, Paris, 1999, p.7
2 Arrêté du 4 juillet 1972 relatif aux clubs et
équipes de prévention, Art. 5 : Agrément
préfectoral des organismes menant une action éducative
d'insertion sociale auprès des jeunes
3 Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion , op. cit.,
p.11
incidences sur les rôles sociaux et encore la
psychologie ou tout du moins la psychosociologie sur la question de l'estime de
soi ou de la « dépréciation de soi »1. Bien
sûr les frontières proposées ici sont beaucoup plus floues
qu'il y paraît, et les thèmes traités le sont de plus en
plus sous un angle pluridisciplinaire. Nous ne prendrons pas ici le temps d'en
dresser l'état. Nous nous appuierons essentiellement sur des propos
inscrits dans des analyses sociologiques. Il est à ce sujet bon de noter
que les sociologues ont eut à se préoccuper de cette
problématique dans le cadre « d'évaluation de politiques
publiques ou de pratiques sociales. »2, ce qui implique de
définir cette notion.
Il est convenu que « la notion d'insertion est venue se
substituer à celle d'intégration dans le champs politique quand
on a commencé à parler du chômage d'exclusion. »3
Effectivement qu'on parle de transformation, de déclin ou encore de
crise; sans prendre parti dans ce débat nous pouvons affirmer qu'il y
eut bien avec la fin des trente glorieuses un effet de rupture fortement
marqué au niveau socio-économique. On assista à une
véritable mutation du marché du travail, la notion de
compétence fît son apparition reléguant à
l'obsolescence le modèle taylorien-fordien, le contrat de travail
classique dans lequel le salarié n'a qu'un seul employeur à
durée indéterminée, à plein temps et ouvrant droit
aux droits et protections sociales fît place à l'emploi
fragilisé, aux licenciements, aux CDI à temps partiel, à
la flexibilité. L'insertion devint alors l'action individuelle
évoquée plus haut. Il s'agit dorénavant de distinguer la
portée de la politique, l'une est globale s'adresse à toutes et
tous : l'école, la culture, les loisirs, le travail pour tout le monde;
l'autre est ciblée s'adresse à ceux et celles qui sont «
inintégrables »4. Cette distinction n'est pas sans
rappeler l'idée d'une construction de l'action publique quasiment
bipolaire : assurance versus solidarité.
C'est de cette même endémie du chômage,
touchant par ailleurs de plus en plus de jeunes, qui, à l'issue du
rapport B. Schwartz, institue en 1982 les Missions Locales tournées vers
les jeunes de 16 à 25 ans Ce rapport préconisait une politique
d'ensemble concernant « la qualification des jeunes, le
développement de l'alternance et du tutorat en entreprise et la
mobilisation de toutes les ressources pour offrir des réponses
adaptées dans tous les domaines : formation et emploi, loisirs,
santé, logement, culture »5. Cette action globale
basée sur l'individu et l'ensemble des acteurs et partenaires locaux,
est une
1 Ginette Herman (al.), Regards psychologiques, in Georges
liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse,
enjeu pour l'action, op. cit., p. 52
2 Christine Jaminon, Regards sociologiques, in Georges
liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse,
enjeu pour l'action, 2001, Mardaga, Liège, pp. 22-34, p. 23
3 Chantal Nicole-Drancourt, laurence Roulleau-Berger, L'insertion
des juens en France, PUF, Paris, 1995, p. 19
4 Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, op. cit., p. 677
5 Yves Auton, 25 ans d'action commune de l'Etat et des
collectivités, Vite Diij n°39 juillet 2002
politique d'insertion qui délimite une catégorie
de personnes à insérer dans une société qui ne
semble être en mesure de les intégrer, en agissant directement sur
les usagers, ou encore un « traitement individuel à
caractère thérapeutique »1 visant à
guérir des malades « imaginés » Les dispositifs
d'insertion « travaillent à les mettre en quelque sorte aux normes
de l'employabilité : on travaille sur les CV, on prépare aux
entretiens, on remet à niveau, etc. »2 . On comprend
ainsi la guerre des CV avec ou sans photo, et encore certains conseils
d'abandon du patronyme ou de l'adresse stigmatisante.
La loi sur le RMI revue et corrigée à diverses
reprises, signe, pour l'insertion, « son couplage à la notion
d'exclusion. Ces deux termes, dans leur usage courant, semblent donc
adossés à une société clivée,
traversée par une fracture séparant les in et les
out... »3 Les in n'étant pas toujours les
salariés, ils peuvent être simplement allocataires du
chômage. Là aussi on retrouve les deux régimes qui
s'opposent, de la même façon que pour les exclus, ceux et celle
qui ne peuvent s'adapter aux changements socio-économiques sont le coeur
de l'action publique avec cependant une particularité grandissante
qu'est celle du contrat qui lie l'individu à l'État.
« Toute personne résidant en France dont les
ressources, au sens des articles 9 et 10, n'atteignent pas le montant du revenu
minimum défini à l'article 3, qui est âgée de plus
de vingt-cinq ans ou assume la charge d'un ou plusieurs enfants et qui
s'engage à participer aux actions ou activités
définies avec elle, nécessaires à son insertion
sociale ou professionnelle, a droit, dans les conditions prévues par la
présente loi, à un revenu minimum d'insertion. »4
Cet engagement du bénéficiaire qui tend à
convoler vers la sommation est au coeur des pratiques d'insertion desquelles
découlent une dichotomie forte qui traverse pratiques, politiques et
sciences. D'un côté une logique d'insertion par le travail, de
l'autre par la citoyenneté. Ce débat n'est toujours pas
clôt. D'ailleurs D. Castra nous en livre une anecdote fort
intéressante. Il note que le rapport de B. Schwartz s'intitulait «
l'insertion professionnelle et sociale » des jeunes et non l'inverse comme
l'emploient beaucoup d'auteurs ou de praticiens. Il voit en cette inversion une
modification de la nature de l'insertion, en inversant l'ordre des mots , on
inverse l'ordre des priorités. Pour lui c'est bien à travers
l'insertion économique que se réalise l'insertion sociale. Il
s'appuie sur l'idée de R. Castel d'une insertion qui, n'étant
tournée que vers le social, impliquerait une
1 Marc Loriol, Qu'est ce que l'insertion , op. cit.,
p.20
2 Nicole Carlier, Qui veut l'insertion, in Bernard Charlot (al),
Les jeunes, l'insertion, l'emploi, 1998, PUF, Paris, pp. 69-74, p.
73
3 Denis Castra, l'insertion professionnelle des publics
précaires, op. cit, p. 11
4 Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu
minimum d'insertion. Art. 2
« condamnation à l'insertion perpétuelle
»1. De leur côté J. Ballet et S. Adjerad plaident
davantage pour une insertion au primat social. Pour mieux comprendre la
complexité du débat, nous nous appuierons sur les travaux de C.
Jaminon qui propose un examen de l'insertion à travers l'analyse du
concept sociologique originel qu'est l'intégration. Elle se rapporte
pour cela à trois paradigmes sociologiques : le fonctionnalisme qui dans
sa forme simplifiée emprunte aux sciences de la nature les concepts qui
décrivent la société moderne (en opposition à
traditionnelle - mécanique) « comme un tout (l'organisme) dont
chaque partie ne peut être comprise que si elle rapportée à
cette totalité »2 ici ce sont les actions
coordonnées qui assure la vie en société, la
cohésion sociale ; la sociologie marxiste ou devrions nous plutôt
parler d'une sociologie du conflit social qui renvoie aux mouvements sociaux,
à la classe ouvrière puisqu'il n'existe pas de sociologie
marxiste mais des principes régis par « des antagonismes et des
tensions qui trouvent leur expression dans des luttes ouvertes.
»3; et enfin le constructivisme qui envisage la
réalité comme une construction permanente, c'est-à-dire
des processus sans cesse en action.
Donc selon l'auteur dans une vision fonctionnaliste de notre
notion, il apparaît que la socialisation présente toutes les
conditions de l'intégration en ce qu'elle est le vecteur essentiel de ce
qui relie les individus à un tout social. Ce processus en oeuvre est
avancé comme un élément d'équilibre social dans
lequel chacun à sa place, donc la structure sociale intègre de
fait, responsabilisant ainsi les non-intégrés. La socialisation
est aussi l'anti-chambre du deuxième paradigme. Cependant l'état
final est pour le marxisme déterminé par la place des agents
socialisateurs qui sont divisés en deux catégories, les
détenteurs de ce que P. Bourdieu appelait les capitaux et les autres
détenteurs de la force de travail, les premiers s'assurant par la
socialisation de la reproduction des places et les seconds assurant
l'incorporation de la place tenue au travers de ce que le même auteur
appelait l'habitus. Enfin dans une vision constructiviste, le
dépassement des dualités des deux premières permet
d'inscrire les processus à l'oeuvre dans une temporalité plus
vaste qui renvoient à des « réalités sociales tout
à la fois objectivées et intériorisées
»4. Objectivées au sens premier, c'est-à-dire du
langage à l'institution, intériorisées de la même
façon de la perception à la représentation,
c'est-à-dire un processus sans cesse en action qui n'est pas
défini par la reproduction mais par la transformation
perpétuelle. Ainsi pour C. Dubar :« l'identité sociale n'est
pas transmise par une génération à la suivante, elle
est
1 Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, op. cit., p. 431
2 Jean-Pierre Durand, Le fonctionnalisme, in Jean Pierre Durand,
Robert Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 2006, p. 125
3 Patrice Mann, in André Akoun, Pierre Ansart,
Dictionnaire de la sociologie, Le Robert, Seuil, Paris, 1999, p. 102
4 Christine Jaminon, Regards sociologiques, in Georges
liénard (éd.), L'insertion : défi pour l'analyse,
enjeu pour l'action, op. cit, p. 30
construite par chaque génération sur la base des
catégories et des positions héritées de la
génération précédente mais aussi à travers
des stratégies identitaires développées dans les
institutions que traversent les individus et qu'ils contribuent à
transformer réellement. »1 B. Charlot et D. Glassman offrent une
métaphore qui convient fort bien à la synthèse du propos.
Pour eux « dans une telle figure de l'accès au travail
[conquête d'un travail, adaptation au monde du travail,
nécessité d'expérience professionnelle], le
problème posé par l'insertion n'est plus d'articuler des espaces
dissociés ni de trouver sa place dans un puzzle mais de se construire
comme sujet dans un espace fluide et dans un temps précaire. »2
Nous retiendrons pour notre part l'insertion comme un
processus complexe, mais aussi comme son résultat. Un processus complexe
parce qu'il s'agit d'une transformation inscrite dans l'espace et dans le
temps, c'est-à-dire une transition entre deux états que
considèrent l'inactivité et l'activité dans une biographie
socio-culturelle inscrite dans un territoire aux réalités
socio-économiques plurielles. Mais aussi son résultat, parce
qu'une politique d'insertion vise des objectifs opérationnels,
c'est-à-dire à un état final qui « évoque une
participation normale à la vie de la cité et tout
particulièrement au plan des rôles économiques (production
et consommation) et sociaux, voire médico-sociaux (habitat,
santé, citoyenneté). »3 Nous conserverons
à l'esprit que c'est « une forme d'intervention correctrice voulue
par la collectivité et qui ne vise que des publics bien particuliers,
même si l'adhésion de l'individu est recherchée, notamment
par une prise en compte de son projet personnel. »4 En effet en
rapportant cela au public qui nous occupe, le jeune est « apparemment
libre, à travers le projet qu'il se voit incité à
élaborer, de s'inventer comme sujet au travail ; il est en fait
obligé de se construire une subjectivité qui le rend employable.
»5 ce que G . Mauger appelle autrement « l'inculcation
d'habitus flexibles. »6
Pour conclure sur le sujet, nous avons vu qu'en près
d'un demi-siècle l'insertion avait subi ce que le même auteur
appelle « deux âges »7, un premier visant
l'incapacité à travailler de différents publics
(handicapés, délinquants, inadaptés,etc.), une insertion
éducative ; un second âge qui fait prévaloir la mise au
travail au sens d'une insertion par l'économique. Mais ce passage est
aussi l'occasion de réunir sous une même appellation
1 Claude Dubar, La socialisation, A. Collin, Paris, 2005, p.
122
2 Bernard Charlot (al), Les jeunes, l'insertion, l'emploi,
op. cit., p. 23
3 Denis Castra, l'insertion professionnelle des publics
précaires, op. cit, p. 10
4 Jacques Donzelot, cité in Marc Loriol, Qu'est ce que
l'insertion , op. cit., p.31
5 Bernard Charlot (al), Les jeunes, l'insertion, l'emploi,
op. cit., p. 25
6 Gérard Mauger, Les politiques d'insertion, Actes de
la recherche en sciences sociales, Année 2001, vol 136, pp. 5-14,
p. 13
7 Ibid. p. 5
deux types de publics, les personnes souffrant de handicaps
moteurs et celles relevant de ce qu'il est courant d'appeler handicap social.
Doit-on y voir une avancée en ce que ceux et celles qui jadis
étaient relégués dans les hospices gagnent aujourd'hui le
droit à travailler1 inscrit dans la constitution depuis 1958
, ou un nouveau mode de traitement de l'anormalité de ces inutiles au
monde, ou encore avec G. Mauger, une délimitation « des population
d'exclus du travail vouées à l'insertion et des populations
exclues de l'insertion vouées à une sous-insertion, etc.
»2 Cette dernière hypothèse est largement
corroborée par les politiques et dispositifs engagés par les
divers gouvernement. Nous conviendrons que le Contrat Emploi Solidarité
ne touche pas le même public que les Emplois Jeunes ou les Emplois
Protégés. Peut-on pour autant les hiérarchiser ?
Pour notre recherche cette hiérarchisation
n'apparaît pas nécessaire. Aussi nous préférerons
tenter une approche par l'état visé, c'est-à-dire l'avenir
ou plus modérément l'après insertion.
A la lecture des textes de loi qui visent l'insertion, aucune
n'échappe à la projection nécessaire du
bénéficiaire. Cette injonction à la projection suppose de
telles capacités. D. Castra relève que souvent pour les
professionnels de l'insertion, « c'est justement parce que les individus,
du fait de la situation où ils se trouvent éprouvent
d'importantes difficultés à se projeter dans le futur qu'il faut
d'autant plus les aider à le faire. »3 Mais pour lui il
ne fait pas de doutes que le futur est affaire d'horizon cognitif et qu'en ce
sens l'injonction à la projection ne peut être l'outil universel
de l'insertion. Pourtant la question du futur est centrale dans tous les
dispositifs, et même l'orientation qui se veut être une phase
préparatoire de l'insertion repose sur la capacité individuelle
de projection. Et bien que ce ne soit pas l'outil pédagogique le plus
adapté, il reste le plus utilisé. D'ailleurs J.P. Boutinet nous
livre dans son ouvrage sur le projet un point de vue fort intéressant
:
« (...) le concept de projet permet aux individus
parvenus à un certain stade de leur existence d'anticiper la
séquence suivante face à un affaiblissement voire à une
disparition des rites traditionnels de passage. Il sert donc à
définir les conditions de choix et d'orientation qui se posent aux
étapes clé de l'existence (...) Le projet suit alors les
âges de la vie en s'efforçant de préformer l'âge
subséquent. »4
1 Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour
l'égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées
2 Gérard Mauger, Les politiques d'insertion, op.
cit., p. 12
3 Denis Castra, l'insertion professionnelle des publics
précaires, PUF, Paris, 2006, p. 90
4 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet, op. cit., p.
80
Nous laisserons le soin aux psychologues d'en étudier
le pan qui leur est propre et nous appliquerons à en étudier les
enjeux du point de vue sociologique sur le champ imprécis de la
jeunesse.
L'insertion est ce processus inscrit entre deux statuts
sociaux dévoués à deux situations, que sont le travail et
le chômage ou plus précisément dans le cas de jeunes la
scolarité et le travail. L'insertion renvoie à la fois à
la fonction sociale de l'État par le biais de politiques visant à
permettre à chacun de trouver sa place dans une société
salariale. Ce qui suggère que le travail reste la valeur centrale de la
société. Mais l'insertion renvoie aussi à un segment de
vie plus ou moins long qui nécessite, l'identification d'un avenir
à court ou à long terme, et la construction des
éléments d'employabilité, le tout présupposant les
conditions sociales d'existence d'un tel rapport au temps.
Conclusion de la première partie
Pour E. Durkheim, nous l'avons vu, « la vie sociale
dérive d'une double source, la similitude des consciences et la division
du travail social. L'individu est socialisé dans le premier cas, parce
que, n'ayant pas d'individualité propre, il se confond, ainsi que ses
semblables, au sein d'un même type collectif ; dans le second, parce que,
tout en ayant une physionomie et une activité personnelles qui le
distinguent des autres, il dépend d'eux dans la mesure même
où il s'en distingue, et par conséquent de la
société qui résulte de leur union. »1 Mais
aujourd'hui la machine sociale cumule les pannes, la dernière en date
semblant être celle de l'ascenseur. L'État-providence paraît
obsolète, tant au niveau philosophique que technique. Selon P.
Rosanvallon « la conception traditionnelle des droits sociaux n'est plus
vraiment opératoire pour répondre aux dédis nouveaux de
l'exclusion. »2 La solidarité organique s'entend dans une
société où le groupe est l'entité première
et le collectif répond au besoin individuel dans la mesure où ce
dernier est aléatoire et souvent ponctuel. En revanche dans une
société où le salariat se précarise, où les
transformations sociales au travail comme hors travail vont « dans le sens
d'une plus grande flexibilité »3, où le
chômage devient une situation stable, où l'individualisme se gorge
d'égoïsme social, c'est la spécificité des situations
personnelles qui ouvrent droit à une éventuelle solidarité
bien souvent consentie contre engagement et entendue comme assistance. Tandis
que l'absence de droit nourrit l'assistantialisation en soumettant les
individus à un degré de dépendance de plus en plus
important, les « ayants-droit » sont peu à peu
transformés en assistés par des évolutions
juridico-administratives et stigmatisés par le ressentiment collectif.
L'enquête BVA est à ce titre élogieuse, les personnes
interrogées se montrent intransigeantes quant aux contreparties du RMI,
elles sont 98 % à considérer que cela suppose de rechercher un
emploi, 96% à estimer qu'il est nécessaire d'accepter un stage en
formation, et 93% pour qui il semble nécessaire de faire des efforts
pour s'insérer
1 Durkheim. E ; De la division du travail social: livre
I ; op.cit. ; p. 179
2 Pierre Rosanvallon ; La nouvelle question sociale ; op.cit. ;
p. 197
3 Robert Castel ; la métamorphose de la question
sociale ; op.cit ; p. 757
socialement.1 Cela n'est pas sans rappeler P.
Rosanvallon qui, terminant « La nouvelle question sociale » en 1995,
argue « qu'il n'est plus possible de parler abstraitement des droits
sociaux [et qu'il faut donc] de plus en plus expérimenter des
façons inédites de lier les droits avec des contreparties
positives. »2 R. Castel concluait dans le même temps son
ouvrage « Les métamorphoses de la question sociale » en
affirmant qu' « il n'y a pas de cohésion sociale sans protection
sociale »3. Non que nous ne souhaitions opposer ces deux grands
auteurs, il apparaît pour autant substantiel de mettre en débat
ces deux citations.
L'un affirme le pourquoi du droit social et pose la question
du « tous » donc du « qui » que subodore la cohésion
sociale, l'autre induit le « comment » en répondant par la
« contrepartie positive ». Qu'est-ce que cela peut signifier ? Est-ce
s'inspirer du workfare de Bill Clinton, qui tenta aux
États-Unis une moralisation des bénéficiaires des minimas
sociaux en leur imputant la responsabilité de leur situation et en
indexant leurs droits à des obligations ? Selon P. Rosanvallon, cette
« contrepartie positive » est avant tout une contractualisation qui
tend à rendre son utilité sociale à l'individu. Il voit en
cette obligation positive plus que le droit de vivre, le droit à vivre
en société. Selon lui c'est donc la contractualisation qui rend
à la personne son utilité sociale. E. Durkheim argumentait dans
son chapitre sur la « solidarité contractuelle » que tout
n'était pas contractuel dans le contrat. Pour lui « les seuls
engagements qui méritent ce nom sont ceux qui ont été
voulus par les individus et qui n'ont pas d'autre origine que cette libre
volonté. Inversement, toute obligation qui n'a pas été
mutuellement consentie n'a rien de contractuel. Or, partout où le
contrat existe, il est soumis à une réglementation qui est
l'oeuvre de la société et non celle des particuliers, et qui
devient toujours plus volumineuse et plus compliquée. »4
Si l'auteur traite ici du contrat au sens économico-salarial, son
argumentaire se tient tout aussi bien dans le cadre du contrat qui lie
aujourd'hui l'« assisté » à l'État. En
continuant dans ce dévoiement de la pensée du sociologue, la
notion de libre volonté suppose indépendance et autonomie, qui
sont les deux mamelles de l'individualisme de la fin du XVIIIè
siècle. Consentir que le contrat est un accord entre « êtres
indépendants et autonomes »5, suggère que ces
deux qualités ne puissent être remises en cause. La
déstabilisation qu'engendre la précarité n'agirait donc
pas sur la capacité à construire son individualité,
souvent afférée au statut professionnel, ou à subvenir
à ses besoins vitaux et primaires. Or comme nous l'avons vu plus haut
les droits
1 Enquête BVA ; Synthèse des principaux
enseignements de l'étude : Opinion des Français sur la
santé, la protection sociale, la précarité, la famille et
la solidarité ; juin 2006 ; p. 40
2 Pierre Rosanvallon ; La nouvelle question sociale ; op.cit. ;
p. 222
3 Robert Castel ; la métamorphose de la question
sociale ; op.cit ; p. 769
4 Emile Durkheim ; De la division du travail social:
livre I ; op.cit. ; p. 168
5 Louis Dumont, cité in Robert Castel ; la
métamorphose de la question sociale ; op.cit ; p. 754
sociaux sont subordonnés à « la
spécificité de situations personnelles »1. La
solidarité est toujours concédée sous forme dite
assurancielle à ceux et celles qui ont pour cela cotisé assez,
mais les assurés d'hier deviennent peu à peu les assistés
d'aujourd'hui. Ceux et celles qui ont cru en l'avenir, jusqu'à emprunter
des sommes importantes pour améliorer leur quotidien, se sont
heurtés à une nouvelle réalité qui s'apparente
à la définition qu'avait Aragon du présent : « Ce
perpétuel mourir, qu'on appelle, faute de mieux, le présent.
»
La plongée dans les abysses de la désaffiliation
a quantité d'origines, de causes, mais suit un processus emprunt, des
politiques économiques à l'oeuvre sur le marché du travail
et de l'individualisme croissant qui lui est intimement lié par le biais
du libéralisme. Ne pas participer de ce grand mouvement
socio-économique peut apparaître excluant pour certains ou
salvateurs pour d'autres. Quoi qu'il en soit, désormais l'aide est
contractualisée, tournée vers l'utilité sociale,
centrée sur l'emploi. Et dans cette contractualisation le projet
pèse comme une épée de Damoclès au dessus des
têtes des contractants qui n'ont pas la capacité au moment
présent de se tourner vers l'avenir.
Selon Jean-Pierre Boutinet le projet nécessite au moins
deux niveaux d'abstraction ; un premier qu'est celui du temps chronologique et
du temps vécu qui se réfère à l'existence ; et un
second qu'est l'espace de vie et l'espace topologique, qui se
réfère à l'habitat. Tous deux sont fortement
imbriqués, puisque chacun est nécessaire à la
définition de l'autre. Nous pouvons de la même façon nous
référer aux travaux de Joseph Nuttin sur la motivation qui
considère le projet comme « un besoin qui, au niveau du
fonctionnement cognitif, cherche son issue dans une relation avec le monde et
revêt une forme comportementale concrète : une structure
moyen-fin. »2 Nous connaissons autrement cette double
transaction dans l'utilisation quotidienne des coordonnées
spatio-temporelles. Là ou je me trouvais hier. La banalité du
propos peut faire sourire le lecteur, mais c'est faire fi des études
psychologiques qui affirment l'inégalité existante entre les
individus devant l'empan temporel. Il est souvent évoqué le cas
du prisonnier asilaire ou pénitentiaire, de l'enfant ou du vieillard
dépendant, du réfugié, du déporté, du SDF...
Mais notre volonté ne s'inscrit pas dans une recherche de la fonction
des temporalités dans l'insertion mais de la fonction de l'insertion
dans les temporalités.
Nous pouvons à ce sujet nous poser la question de la
place des institutions dans le rapport au temps. L'individualisation ne
procède t-elle pas aussi d'une division sociale du rapport au temps ?
Entre la société des agendas et celle du rituel cosmogonique,
n'est-ce qu'une distinction temporelle du vécu ? N'y aurait-il pas
là un enjeu dans la construction
1 Robert Castel ; la métamorphose de la question
sociale ; op.cit ; p. 768
2 Joseph Nuttin ; Théorie de la motivation humaine ; PUF ;
Paris ; 1980 ; p. 275
du futur dont la jeunesse n'a cessé d'être le
porte drapeau depuis plus de deux siècles ? L'action publique en
témoigne. Des patronages militants du XVIIIè siècle aux
politiques de paix sociale du XXè siècle, les dispositifs en
faveur des jeunes se chevauchent. Même s'« il s'agit toujours ou
presque de les insérer dans la société, d'éviter
qu'ils ne perdent toute idée du fonctionnement social, d'empêcher
que la situation difficile dans laquelle se trouve une partie des jeunes
générations ne se transforme en mouvement contestataire
généralisé et incontrôlable. »1 On
retrouve dans cette citation les éléments
prééminents de l'intérêt d'une action en direction
des jeunes : un certain contrôle du temps. La société ne
saurait se couper de la base de son futur: la jeunesse, condition sine qua non
de la construction du futur
S'il est aujourd'hui un projet qui se distingue des autres
c'est le projet politique, dans toute sa splendeur, qui englobe le tout social
et s'inscrit dans une volonté de transformation, de rupture. Nous avons
pu voir dans cette première partie combien ce projet reposait sur le
travail dont l'obtention semble être l'avènement final de leur
intégration. Mais peut-on assurer que l'insertion soit
dénuée de temporalités pour les jeunes qui vivent ce
processus ? Considérant une éventuelle temporalité,
doit-on convenir d'une échéance qui caractériserait
l'état final de l'insertion ? Si comme le dit J.P. Boutinet, la
valorisation du projet suit une certaine déritualisation de la vie,
peut-on affirmer qu'il devient un palliatif à cette dernière?
Alors que nous proposons une vision de l'insertion comme
processus, nous convenons que l'état recherché est
déjà une projection en ce que sa construction nécessite
une perception de l'avenir possible. Nous comprenons que toutes ces questions
ouvrent un débat plus important qu'est la place de la construction des
perceptions temporelles dans les situations de vie, au sens de l'existence.
Mais nous nous limiterons à une période assez trouble qu'est
l'insertion des jeunes sortis du système scolaire.
1 Patricia Loncle ; L'action publique malgré les jeunes ;
l'harmattan ; Paris ; 2003 ; p. 202
DEUXIEME PARTIE
Un cadre théorique
...
La jeunesse ,
une marge pour construire l'avenir
Chapitre Un Juvenis, jeune, jeunesse Une
catégorie sociale et un processus
De l'enfant roi à l'adulte
inachevé, qu'est il advenu de l'espace de transition qui jouxte
l'enfance et la vie d'adulte ? Des dictons populaires, « il faut bien que
jeunesse se passe », « il fait sa crise d'adolescence » à
l'institution Ministère de la Jeunesse et des Sports; cet espace se
nomme et s'octroie dans le même temps une identité sociale et un
concept psychologique.
L'adolescence ou la jeunesse ? Cette délimitation, plus
qu'un stigmate, focalise les préoccupations de ce nouveau siècle
dans les sociétés post-modernes. Une situation de crise dans la
construction psychologique et un conflit de génération dans la
trajectoire de socialisation.
Mais comment aujourd'hui peut-on déterminer la jeunesse
? Elle fait partie de l'enfance, on parle du jeune-enfant ; mais aussi de celle
de l'adulte quand on évoque le jeune-adulte. Elle est tantôt
adjectif et se trouve corrélée à la durée de vie,
tantôt nominative d'un individu investi de qualités et de
défauts. Elle est le groupe identifié dans l'adjectif. Elle est
un regret, une nostalgie pour ceux et celles qui voient apparaître dans
le miroir la première ride.
Elle est cet entre-deux, cette crise, cette rupture, cette
marge et cette appartenance, cette mue, ce heurt, cette outrecuidance et ce
futur qui dort.
Elle n'est qu'un mot, comme le disait Pierre Bourdieu !
1. La justice se plie aux lois biologiques et
sociales
La loi n'use pas des notions d'adolescence ou de jeunesse et
préfère conserver la notion de statut légal qui oppose
majeur à mineur et adulte à enfant. L'âge de la
"majorité", le moment où une personne est
considérée comme capable d'exercer ses droits sans l'aide de ses
parents ou de ses tuteurs, a varié suivant les époques, suivant
le sexe des individus concernés et suivant sa finalité
(capacité à se marier, capacité à jouir de ses
droits civiques et politiques...). Il a été admis jusqu'à
la Révolution que la pleine capacité civile n'était
atteinte qu'à 25 ans. Révolution qui fût favorable aux
jeunes générations puisqu'elle abaissa l'âge de la
majorité à 21 ans. En 1974 elle est de nouveau abaissée,
à 18 ans.
Bien qu'elle ne conçoive que deux statuts civiques, la
loi porte pourtant un regard affûté sur la notion d'enfance.
D'abord en lui octroyant des droits par le biais d'une convention
internationale, ensuite parce qu'elle s'appuie sur l'âge de l'état
civil pour lui conférer des degrés d'autonomie que seule la
science associée à la philosophie avaient pu faire valoir. Une
des dernières avancées en la matière est sans aucun doute
la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades. Elle précise que
« le médecin peut se dispenser d'obtenir le consentement du ou des
titulaires de l'autorité parentale sur les décisions à
prendre lorsque le traitement ou l'intervention s'impose pour sauvegarder la
santé d'une personne mineure, dans le cas où cette
dernière s'oppose expressément à la consultation du ou des
titulaires de l'autorité parentale afin de garder le secret sur son
état de santé »1.
Dans le cas présent la loi retient la notion de
maturité en investissant les intéressés du « droit de
recevoir eux-mêmes une information et de participer à la prise de
décision les concernant, d'une manière adaptée soit
à leur degré de maturité s'agissant des mineurs...
»2. Dans le cas de la sexualité, on parle de
consentement sexuel à quinze ans bien que le terme ne soit pas ainsi
formulé puisque cette notion de consentement n'est que
suggérée à la lecture des textes concernant les atteintes
sexuelles sans violence sur mineur .
Dans les deux cas présentés ci-dessus, on peut
apprécier l'attachement de la loi à des degrés tacites de
responsabilité. Dans le premier exemple, on peut lire la question de
l'avortement ou plus simplement de contraception. Ainsi l'État
reconnaît que « dans certaines conditions, l'enfant devient
maître d'une partie de lui même »3. Dans cette
reconnaissance, nous noterons le déplacement qui s'opère sur la
majorité. Il ne s'agit plus d'une majorité civique dont la
fonction calquait le rite de passage. Mais d'un passage qui
1 Loi du 04 mars 2002 relative aux droits des malades et à
la qualité des systèmes de santé. Art. L. 1111-5
2 Ibid. Art. L. 1111-1
3 François de Singly, Enfants, adultes, vers une
égalité des statuts ?, Paris, Universalis, coll. le tour du
sujet, 2004, p. 9
s'étend de l'infans qui ne parle pas, à
l'adultus parvenu au terme de sa croissance et qui peut se
reproduire.
2. La vie est un long fleuve...
Le passage dont nous parlons plus haut marque selon
Gérard Mauger « une double opposition jeune/enfant et jeune/adulte
et l'opposition jeune/vieux »1. La première correspond
à une trajectoire biographique, une étape de la vie; tandis que
la seconde évoque un enjeu de pouvoir. Lorsque sont opposés deux
groupes socialement inscrits dans des âges biologiques, on tend à
homogénéiser ceux-ci selon des caractères communs. On
concède à la jeunesse, la fougue, la vigueur mais aussi « la
crédulité, l'ingénuité, la naïveté
»2, pendant que le statut d'adulte permet au niveau
légal d'être responsable et représente socialement une fin
en soi. L'adulte a cessé de croître, il peut maintenant faire face
à ses responsabilités, décider, il est mûr et
indépendant, il a pour lui la sagesse du temps vécu. Mais ces
classes d'âge sont basées sur « une donnée biologique
socialement manipulée et manipulable »3. On a d'ailleurs
vu la place de l'enfant comme le statut de l'adulte considérablement
évoluer durant ces cent dernières années.
2.1. Où chaque berge est un statut
Le Personnalisme comme l'Éducation Nouvelle avaient en
leur temps insisté sur la nécessité de
considération de l'enfant. Pour François de Singly, ce sont bien
les pédagogies nouvelles qui, au coeur des années soixante, ont
progressivement amené les adultes et les institutions à prendre
en considération l'enfant et son droit à s'exprimer. Cette «
individualisation » de l'enfant, qui désigne le fait de le
définir en référence à lui même, lui
concède droit et pouvoir, et contraste avec les effets de socialisation.
Dans les sociétés post-modernes les parents ne sont plus les
agents socialisateurs qui se doivent de transmettre à la
génération à venir les acquis des
générations passées. A présent « ils sont des
individus chargés de décrypter, d'interpréter les besoins
des enfants afin d'aider ces derniers à devenir eux-mêmes. Ils
doivent aussi mettre en place un environnement
1 Gérard Mauger, La jeunesse dans les âges de la
vie. Une définition préalable, Temporalistes n°11, mai
1989; p; 7-11, p. 7
2 Termes de la définition de jeunes dans
l'encyclopédie culturelle, op.cit.
3 Pierre Bourdieu, La jeunesse n'est qu'un mot,
Entretien avec Anne Marie Métaillé, in Les jeunes et le
premier emploi, Paris, Associations de âges, 1984, Ed. 1992, p.
521
susceptible de les aider dans cette ambition »
1. Il s'agit là non d'une nouvelle forme de socialisation
mais d'un nouvel idéal. La socialisation doit favoriser l'autonomie en
tant que « construction personnelle » du monde, et tendre vers
l'émancipation des liens de dépendance. « L'Éducation
ne consiste pas à seulement intérioriser les règles de vie
sociale et morale, elle doit avant tout faire attention à
développer la nature spécifique de chaque personne. » 2.
Elle constitue donc une projection dans un futur non-loin dans lequel le sujet
ne sera plus soumis aux forces attractives du groupe et sera ainsi capable de
raisonner en terme individuel. A la lecture de F.de Singly il nous semble que
l'enfant soit d'avantage le membre d'une génération que le «
fils ou la fille de ».
Par ailleurs Jean Pierre Boutinet dans «
L'immaturité de l'âge adulte », nous interpelle sur la
transformation de « l'âge adulte » en « statut d'adulte
». C'est selon lui l'avènement de la société
post-industrielle et son lot de précarités qui transforme «
l'âge adulte de perspective en problème »3. Nous
reprendrons ici l'adulte en tant que fait social tel que l'auteur le
définit dans la société post-industrielle
française, c'est à dire « le fait d'être actif,
engendrant et éduquant des enfants, en attente d'insertion ou
inséré, produisant des biens richesses ou services
»4. Pourtant il note aussi une certaine fluctuation de
l'entrée dans la vie adulte. Comme nous l'avons vu plus haut, la
majorité civique n'est pas liée aux autres forme de
majorité qu'elle soit sexuelle, identitaire, ou financière. Pour
signifier ce « brouillage » des classes d'âge, terme qu'il
emprunte à l'anthropologue et ancien économiste Georges
Balandier, il s'appuie sur les travaux du psychanalyste Cornelius Castoriadis
qui suggère qu'aujourd'hui « l'adulte découvre qu'il devient
orphelin de deux grandes valeurs régulatrices de la modernité,
l'autonomie de soi et la maîtrise rationnelle de son environnement
»5. Il en veut pour preuve l'infantilisation de
l'adulte face à des périodes de précarité de plus
en plus nombreuses ou encore sa difficulté à appréhender
les nouvelles technologies d'information et de communication tandis que
l'enfant se les accapare. Dans ce bouleversement de la maîtrise de
l'environnement, l'enfant prend une part considérable, il est même
dans certain cas celui qui apprendra à ses parents. N'y a t-il pas
là une situation de dépendance inversée ?
François de Singly note l'autonomie grandissante des
enfants. Elle grandit en ce sens que les espaces symboliques de construction de
l'identité de l'enfant se développent.
1 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la
famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes,
vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 20
2 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la
famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes,
vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 21, 22
3 Jean Boutinet, L'immaturité de la vie adulte,
Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 11
4 Ibid., p 22
5 Ibid., p. 57
La chambre de l'enfant devient son univers géré
par des règles souvent moins strictes que dans le reste de la maison. Le
marché de la musique amène de plus en plus de produits à
destination des enfants dés le plus jeune âge, avec des chansons
à répétition (depuis Jordy à Ilona) qui rassasient
l'appétit de « encore » à partir duquel l'enfant se
construit. Cette distinction des espaces comme le développement du
marché de la musique pour enfants sont des repères qui nous
permettent de mesurer combien l'enfant accède au fil du temps à
une autonomie grandissante.
Nous avons vu dans la première partie comment le milieu
familial avait été infiltré par les institutions. La
Caisse d'Allocation Familiale s'est depuis longtemps immiscée dans cette
cellule, elle semble y être investie aujourd'hui plus qu'avant. La notion
« d'accompagnement à la fonction parentale »1 est
clairement énoncée. Derrière cet intitulé on
retrouve des fonctions de gestion de budget ou encore des conseils
éducatifs. Dans certaines situations les parents sont
dépossédés de leur fonction primaire, il leur est
demandé d'agir en éducation d'une façon spécifique
qui renvoie à un modèle d'individualisation tel que F. de Singly
le définit. Il est intéressant de croiser cette théorie
avec l'autorité parentale.
Il n'est plus si aisé d'assumer sa parentalité,
nous l'avons vu avec F. de Singly et l'enquête menée pour l'Union
Nationale des Associations Familiales (UNAF) le vérifie à travers
l'autorité. Bien que 80%2 des personnes interrogées
estiment ne pas avoir de mal à se faire obéir de leur enfant , il
existe une réelle différence liée à l'âge et
au genre de l'enfant mais surtout au milieu social des parents puisque «
le sentiment de réussir à se faire obéir augmente avec le
niveau de revenu et le niveau d'études. Logiquement, l'autorité
parentale s'exerce aujourd'hui plus difficilement dans les milieux les moins
favorisés. De même, le milieu social est très clivant dans
la forme que prend généralement l'autorité parentale :
plus les niveaux de revenu et d'études sont bas, plus on note une
tendance à conseiller l'enfant mais à le laisser agir comme il
veut. A l'inverse, plus le milieu social est favorisé, plus les
pères et les mères disent à leur enfant ce qu'il doit
faire mais après en avoir discuté avec lui »3.
Nous pouvons constater que quelque soit le milieu social, il
est marqué par la communication et dans une certaine mesure par la
négociation. On comprend alors que certains parents se trouvent
démunis dans la discussion, il y a là des enjeux de pouvoir
qui
1 Caisse National d'Allocation Familiale, Portrait de notre
institution,
www.cnaf.fr, consulté le
04 juin 2006
2 Les parents et l'autorité parentale, enquête Ipsos
/ UNAF, février 2001, TOP FAMILLE Magazine, juin 2001
3 Les parents et l'autorité parentale, enquête Ipsos
/ UNAF, op. cit.
assurent à l'enfant une place dans la discussion et lui
confère donc un degré d'autonomie dont la structure n'est pas
sans rappeler l'action de la CAF dans certaines cellules familiales. Nous
rejoignons là l'analyse de J.P Boutinet quant à la
précarité de l'âge adulte dans notre société.
Mais « le changement de statut des parents et des enfants ne modifie pas
les spécificités des enfants et des adultes; elle complique
incontestablement la relation pédagogique » 1.
2.2. Et au milieu coule la jeunesse
L'autonomie grandissante de l'enfant ne vient pourtant pas
alléger son degré de dépendance. Olivier
Galland2 parle dans ses travaux d'un allongement de la jeunesse
qu'il attribue à une scolarité de plus en plus longue et une
difficulté croissante à trouver un emploi stable qui conduisent
les enfants à rester vivre chez leurs parents, ce qui implique une
certaine dépendance. La jeunesse dure mais quand commence t-elle ?
Talcott Parsons3, pensait déjà
à son époque que la prolongation de la scolarité pour
beaucoup de jeunes constituerait une phase de socialisation à elle seule
en ce sens que l'étudiant universitaire connaîtrait « un
état prolongé de soumission à l'autorité des
professeurs et d'éducateurs ce qui maintient une situation analogue
à celle de la famille » 4. Une théorie qu'il a calqué
sur les stades freudiens du développement, aussi nous ne saurions
évincer la psychologie ou la psychanalyse de notre propos et sommes
conscients de l'importance de la puberté, des transformations qu'elle
entraîne et des modifications physiologiques qu'elle provoque en
bouleversant l'image du corps. Mais nous ne souhaitons pas en faire notre
grille de lecture unique comme c'est souvent le cas. « Les
problèmes spécifiques qui se posent à l'adolescence et qui
prennent la forme du conflit intergénérationnel, du mal-aise, de
la recherche de son identité propre (...) retraduisent,
extériorisent les difficultés de la succession sociale et
culturelle entre générations »5.
L'adolescence par sa dimension biologique est propre à
chaque sujet mais participe aussi de la reconnaissance en tant que
catégorie sociale ou encore classe d'âge en
référence à Pierre Bourdieu pour qui « la
classification par âge (mais aussi par sexe et bien sûr par
classe...) revient toujours à imposer des limites et à produire
un ordre auquel chacun doit se tenir , dans lequel chacun doit se tenir
à sa place »6. Car comme l'enfance, l'adolescence
1 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la
famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes,
vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 30
2 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, op.
cit.
3 Talcott Parsons, in Claude Dubar, La socialisation,
op. cit
4 François de Singly, Le statut de l'enfant dans la
famille contemporaine, in François de Singly, Enfants, adultes,
vers une égalité des statuts ?, op.cit., p. 30
5 François de Singly, Les jeunes, ces étranges
familiers, in Les jeunes et les autres, Annick Percheron, Centre de Recherche
Interdisciplinaire de Vaucresson, 1986, p. 27
6 Pierre Bourdieu, La jeunesse n'est qu'un mot,
Entretien avec Anne Marie Métaillé, in Les jeunes et
le
est rappelons-le une période de socialisation qui s'en
distingue par une forte transformation du sujet, il paraît
peut-être difficile de parler d'une seule adolescence tant les
calendriers biologiques sont individuels (même si certaines études
tendent à démontrer des variables sociales à ceux-ci).
Toutefois sa généralisation dans les sociétés
post-industrielles a amené une catégorisation sociale qui «
coïncide avec le développement de poussées pulsionnelles, la
poussée du ça, le développement d'une sexualité
nouvelle marquée par la sexualisation des rôles masculins et
féminins »1. En conséquence s'il n'existe qu'une
adolescence, elle ne peut-être que psycho-physiologique. Nous emploierons
donc l'adolescence pour marquer l'espace temps physiologique qu'est la
transformation du corps et de ce qu'il procède de développement
psychologique.
La massification de l'enseignement a t-elle participé
de la massification du concept d'adolescence ou de celui de jeunesse?
L'état de soumission dont parle T. Parsonns ou encore ce statut cette
mise hors jeu symbolique dont parle P. Bourdieu, cette dépendance dont
parle O. Galland ont favorisé un statut mi-enfant, mi-adulte, ni enfant,
ni adulte. Ce statut s'est développé au fur et à mesure de
la massification scolaire mais peut-on encore parler d'adolescence ?
Si l'on reprend la notion d'autonomie grandissante de
F. de Singly, elle est décuplée par le temps qui passe. Plus un
enfant vieilli plus il est autonome mais aussi plus les parents lui laisse de
l'autonomie. Nous en voulons pour exemple l'enquête de l'UNAF qui montre
que « les enfants de plus de 14 ans sont plus libres de leurs choix que
les plus jeunes »2. L'accès à un degré
d'autonomie supérieur amène à un monde extra-familial
toujours plus riche et donc à « un temps de découverte et de
liberté, d'expérimentation de soi, de formation personnelle
où tout est possible »3. Cette phase est pleine de
premières fois aux allures de rites initiatiques. Ces premières
expériences, fussent-elles délictueuses avec l'alcool et la
drogue, professionnelles par les jobs d'été, ou encore sexuelles,
sont des pratiques dont « le commencement marque le processus de
socialisation et tend à donner un nouveau statut dans le groupe de pairs
» 4.
Il ne s'agit pas pour autant d'une succession d'étapes
qui marqueraient la biographie du passage d'un âge à un autre,
telle que les rites l'ont été. Au contraire cette
premier emploi, pp. 520-530
1 Jean Claude Richez, L'image de soi chez les jeunes,
éléments pour un état de la question, in L'image
des jeunes, Dossier documentaire sur la jeunesse, n°13, mai 2005.
2 Les parents et l'autorité parentale, enquête Ipsos
/ UNAF, op.cit.
3 Jean Claude Richez, L'image de soi chez les jeunes,
éléments pour un état de la question, in L'image
des jeunes, op.cit.
4 Marc Bessin, Les transformations des rites de la
jeunesse, in Rites et seuils, passages et continuités,
op.cit., p. 18
phase de socialisation « doublée d'un des effets
fondamentaux de l'école qui est la manipulation des aspirations
»1 maintient les jeunes dans un état constant de
dépendance.
Du fait de l'allongement des études on assiste à
un brouillage des aspirations. Tandis qu'hier les études étaient
réservées et réservaient une condition sociale future
très stable, aujourd'hui en même temps que chacun semble pouvoir
aspirer à devenir professeur, avocat ou médecin, les titres
décernés par l'école dévaluent du fait de leur
accessibilité à des gens « sans valeur sociale ». Ou
plus exactement ce que nous en dit S. Beaud est que « (...) la situation
actuelle du premier cycle universitaire est le produit d'une histoire sociale
qui le place au bas de la hiérarchie des filières post-bac.
»2 Le but n'est pas ici d'étayer un propos sur
l'école mais de favoriser la compréhension du
phénomène d'allongement de la jeunesse doublé d'une
dévalorisation du premier cycle des études supérieures, le
tout opérant tel une désorientation sociale.
L'idée de O. Galland selon laquelle les jeunes «
construisent progressivement, au gré d'expériences diverses leur
statut et leur rôle d'adulte » sous l'égide parentale ou
étatique selon les pays d'Europe, et que ceux-ci parachèveraient
l'accès au statut d'adulte par la naissance du premier enfant, est
largement corroborée par l'accroissement du nombre d'années entre
la fin des études et le premier enfant entre les
générations de 1955 à 1975. De la même façon
la diminution du nombre d'années entre la fin des études et le
premier logement marque une recherche d'indépendance de plus en plus
précoce. C'est là une caractéristique que l'on ne retrouve
pas dans le public que nous étudions. En effet deux tiers des jeunes
usagers du réseau ML/PAIO vivent chez leurs parents. S'il est
évident que la jeunesse est « un double processus d'insertion : sur
le marché du travail et sur le marché matrimonial.
»3, nous nous limiterons pour cette recherche au premier
processus. Dans la suite de notre propos, nous utiliserons donc le concept de
jeunesse pour évoquer l'étape de la vie sociale dans laquelle
s'opère selon G. Mauger un « "double passage" : de l'école
à la vie professionnelle, de la famille d'origine à la famille de
procréation »4. Si l'on peut considérer que la
jeunesse ne soit qu'un mot car comme le dit Pierre Bourdieu : « on est
toujours le jeune ou le vieux de quelqu'un », on ne peut pas non plus
l'identifier par sa classe sociale, mais « par son origine et un avenir de
classe »5.
Comme le fait remarquer J.P. Boutinet, il existe nombre de
métaphores pour évoquer la vie, on y trouve la course du soleil
ou encore les quatre saisons de l'année
1 Pierre Bourdieu, La jeunesse n'est qu'un mot, op.cit.,
p. 524
2 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, La découverte : Paris, 2003, p. 310
3 Gérard Mauger, Jeunesse, insertion et condition
juvénile, in Bernard Charlot, Dominique Glasman, Les jeunes,
l'insertion, l'emploi, Paris, PUF, 1999, p. 55
4 Gérard Mauger, La jeunesse dans les âges de la
vie. Une définition préalable, op.cit., p. 10
5 Ibid.
toutes fondées sur l'idée d'un cycle que mesure
le temps. Nous retiendrons pour notre part celle qu'évoquent les titres
de ce chapitre et finirons donc sur cette citation d'un poète indien :
« La rivière n'atteindrait jamais la mer si les berges ne la
contraignaient »1. Bien que très poétique cette
métaphore omet les affluents et confluents qui jonchent le parcours
sinueux de la rivière, ils sont chacun des passages d'un état
à un autre, du ruisseau à la rivière, de la rivière
au fleuve avant d'atteindre la mer.
Nous l'avons vu au travers de quelques auteurs que la
catégorisation n'est pas chose aisée dans une
société post-industrielle. Elle l'est d'autant moins que les
espaces sociaux sont instables. La jeunesse est un espace temps comme chaque
âge de la vie, faite de représentations qui s'appuient sur un
calendrier que viennent renforcer l'âge de l'état civil et
l'anniversaire. Par ailleurs, il convient de rappeler que la notion de jeunesse
n'existe qu'en rapport à celle d'adulte, qui dans la tourmente de
l'évolution des structures socioéconomiques abandonnent « le
modèle d'entrée dans une vie adulte associée (...)
à la stabilité professionnelle et conjugale »2 au
profit de ce qui était l'apanage de la jeunesse : la transition, la
mobilité. En somme, nous ne saurions définir un début et
une fin si ce n'est la naissance et la mort, en aucun cas nous ne saurions
avancer l'idée d'une frontière qui suive l'insertion.
1 Rabindranâth Tagore, Souvenirs d'enfance, Paris,
Gallimard, 1998
2 Cécile Van de Velde, Devenir adulte, Paris,
PUF, 2008, p; 2
Chapitre Deux
Le rite et quelques auteurs en perspective
Initiations, rituels, rites de passage, de puberté,
rites profanes, rites contemporains, actes d'institution, techniques sociales
symboliques... voici une liste non exhaustive des termes tirés des
travaux issues des sciences sociales, de l'histoire des religions ou encore de
la psychologie. Cette déclinaison atteste de l'intérêt que
les scientifiques ont porté à ce fait social dont les
premières traces remontent au paléolithique. A travers cela les
sociétés se sont appliquées à maîtriser le
temps, et les humains à transmettre leurs valeurs fussentelles
sacrées ou profanes.
Il aura fallu près de deux siècles d'observation
aux ethnologues et autres anthropologues ou folkloristes pour qu'aujourd'hui
les sciences sociales tentent d'analyser les sociétés
post-modernes au travers du prisme des rites et rituels. Émile Durkheim,
Arnold Van Gennep, Marcel Mauss, Mircéa Eliade, furent sans aucun doute
les précurseurs de la conceptualisation du rite. Aussi notre socle
théorique ne pourra pas éviter ces auteurs et leurs
théories sur la question. Mais ce socle ne saurait être complet
sans évoquer l'évolution du concept. A ce titre nous nous
appuierons sur les actes du colloque de Neuchâtel de 1981 : Les rites
de passage aujourd'hui, ainsi que sur les travaux de Martine Segalen,
Joël Gendreau, Claude Rivière ou encore Victor W. Turner.
Il eut fallu une encyclopédie pour confronter les
théories et leurs auteurs, c'est pourquoi nous aborderons le sujet en
toute modestie et dans le but de permettre au lecteur une représentation
plus précise de ce concept qui nous permettra plus en aval de mesurer la
réalité de l'insertion à travers le prisme des rites
1. Ritus: la quête originelle
Rite est emprunté au latin ritus qui signifie
ordre prescrit, c'est d'ailleurs l'Église qui en France, intègre
le rit au XVè siècle pour évoquer le degré
de solennité. Au XVIè siècle il est étendu,
à l'ensemble des religions et désigne « l'ensemble des
cérémonies du culte en usage dans une communauté
»1, puis au geste particulier prescrit par une religion
à partir du XIXè siècle . Le linguiste E.Benveniste note
que ce terme fut associé à des formes grecques et
indo-européennes évoquant le rapport entre les dieux et les
hommes, et renvoie l'étymologie à une analyse cosmogonique. Mais
ce sont les sciences qui ont réellement participé à la
croisade du sens, avec toutefois quelques limites à
l'universalisation.
L'éthologue J.Huxley propose de baser son étude
sur la comparaison des comportements rituels chez l'homme et chez l'animal.
Cette théorie qui argue d'une formalisation du comportement
étroitement liée à la sélection naturelle laisse
apparaître des failles que le sociologue Claude Rivière met
à nu dans son ouvrage Rites profanes. D'accord sur des
analogies ponctuelles entre les deux espèces, il est cependant en
désaccord sur la généralisation de cette théorie
nous expliquant que « les rites sont des comportements sporadiques qui
caractérisent seulement certains membres, alors que le rite animal
répétitif caractérise toute une espèce
»2. Nous citerons en exemple les parades amoureuses et les
luttes de pouvoir entre les mâles et laisserons le soin au lecteur de
mesurer le niveau d'analogie.
La théorie de R. Girard, diplômé
d'histoire et professeur de lecture comparée à
l'université de Stanford (USA) qui se veut pluridisciplinaire fait du
mimétisme l'explication unique et originelle du rite. L'homme est selon
R.Girard désireux de ce que l'autre désire déjà,
c'est ce désir d'appropriation de l'autre et la frustration
inhérente, qui génèrent la violence. Aussi est-il
nécessaire d'y remédier par le sacré sur lequel on
opère un transfert collectif. Le sacrifice humain au dieu, en vue de
calmer sa colère, image tout à fait le propos de l'auteur. Claude
Rivière qui adhère par ailleurs à quelques exposés
de l'auteur réaffirme la singularité de chaque rite et exprime
son désaccord par un laconisme sans ambiguïté : « Pas
plus que toute violence n'est sacrée, le sacré n'est
réductible à la violence »3.
Si toutefois le rite est un acte que l'on note ancestral et
universel, nous ne pouvons cependant pas assurer aujourd'hui d'une origine
unique. La parcimonie de notre quête
1 Dictionnaire culturel, op.cit.
2 Claude Rivière, Rites profanes, Paris, Puff,
coll.Sociologie d'aujourd'hui, 1995, p. 42
3 Claude Rivière, Rites profanes, op.cit., p.
38
laisse entendre que l'origine n'est pas au centre du
débat . C'est donc du côté de la fonction que nous devons
nous pencher. Et c'est dans les classifications que nous retrouvons ce point de
vue.
2. Essai de catégorisation systématique du
rite.
Les premières classifications groupaient les
cérémonies selon leurs mécanismes mais les isolaient de
leurs milieux et de l'ensemble rituel qu'elles pouvaient représenter.
L'école animiste distingua en son temps, au travers des travaux des
anthropologues britanniques E. Burnett Tylor et J. George Frazer, les deux
premières catégories de rites (animiste et sympathique). Tandis
qu'en opposition à cette dernière naissait l'école
dynamiste qui amena deux nouvelles catégories (dynamiste et
contagionniste). Cette dernière fit valoir quatre types du rite : direct
ou indirect et positif ou négatif. Cette catégorisation admet
deux théories et quatre techniques qui fonctionnent par opposition mais
dont la faible valeur heuristique fut vivement démontrée. Par
exemple à travers les rites de naissance dans le sociétés
totémiques qui sont animistes puisque la puissance est
personnifiée dans un totem, sympathiques au regard de l'animal qui est
la référence, positifs parce qu'il s'agit surtout d'une
représentation des qualités de l'animal (courage, ruse,
sagesse...), indirects parce que l'enfant développera cette
personnalité plus tard. Un même rite peut donc être
assimilé à plusieurs catégories.
Alors que J.G. Frazer présentait ces rites comme la
preuve de l'irrationalité des populations indigènes, É.
Durkheim sociologue et anthropologue français, s'attachait à
démontrer le lien entre les religions et les structures sociales dont
elles sont issues. Selon lui « les rites les plus barbares ou les plus
bizarres, les mythes les plus étranges traduisent quelque besoin humain,
quelque aspect de la vie soit individuelle, soit sociale »1. Il
démontra tout d'abord que le profane n'avait pas d'existence sans le
sacré, comme l'impur n'existe pas sans le pur. Puis à partir
d'études sur différents peuples il dégagea un classement
en trois catégories, qui organise les temps sociaux dans une alternance
profane, sacrée. Les cultes négatifs ou « tabous »
marquent souvent le passage d'un état à un autre, une limite
entre le profane et le sacré. Les cultes positifs, souvent festifs, sont
périodiques et marquent le temps de la vie religieuse et par là
même le temps social. Les rites piaculaires relatifs à l'expiation
sont une obligation rituelle face à une situation (blessures corporelles
face à la sécheresse). Ces célébrations sont, pour
le sociologue, surtout un espace temps collectif auquel les
individualités s'abandonnent. « Les rites sont avant tout,
1 Emile Durkheim, cité in Martine Segalem, Rites et
rituels contemporains, Paris, Nathan, 2002, p. 10
les moyens par lesquels le groupe social se réaffirme
périodiquement »1, ils tendent à supplanter
l'être naturel inscrit dans l'égoïsme du quotidien et
à valoriser l'être social qui unifie le groupe. Parti du
sacré qu'est le rite, il est arrivé au social qu'est sa
fonction.
Pour A. Van Gennep, ethnologue, « c'est le fait
même de vivre qui nécessite les passages successifs d'une
société spéciale à une autre et d'une situation
sociale à une autre »2. Le temps est au centre de cette
citation. Le fait même de vivre évoque le processus vital, de la
naissance à la mort, et vient corroborer l'idée d'E. Campi, selon
laquelle « la nécessité de certains rites va de pair avec la
nécessité de contrôler le temps »3.
Lors de ses recherches A. Van Gennep note l'analogie entre les
cérémonies de passage cosmique (lune, saison ...) et celles de
passage humain (naissance, puberté sociale, mariage, mort ...). Il
dégage dans un premier temps la notion de séquence
cérémonielle, entendant par là l'ensemble des actes
d'un rituel considéré chronologiquement. Il distingue ensuite une
catégorie spéciale les rites de passage qu'il décompose en
trois catégories que sont : les rites de séparation ou
préliminaires, les rites de marge ou liminaires et enfin les rites
d'agrégation ou post-liminaires.
Cette catégorisation est accueillie avec
réticence par l'école de « L'année sociologique
» dont M. Mauss se fait le porte parole en y publiant un article
assimilant A. Van Gennep à J.G. Frazer et sa théorie à du
« vagabondage historique et ethnographique »4. En effet M.
Mauss considère le rite comme « une action traditionnelle efficace
»5. Il cite en exemple l'absorption de substances toxiques qui
plongent le corps et l'esprit dans un état second et qui peut être
vue comme un rite lorsque l'état atteint est imputé au
sacré. Le rite est selon lui est une pratique symbolique à
laquelle on adhère par croyance de résultats. Pourtant plus
qu'une catégorisation visant à répertorier des rites
identiques chez différents peuples, A. Van Gennep réagit face
à un procédé qui extrait les rites de leur séquence
et les considère individuellement, « leur ôtant ainsi leur
raison d'être principale et leur situation logique dans l'ensemble des
mécanismes »6. Ce débat nous amène
à concevoir le rite hors de sa fonction sacré et davantage dans
sa fonction sociale.
1 Emile Durkheim, cité in Martine Segalem, Rites et
rituels contemporains, op. Cit., p. 10
2 Arnold van Gennep, Les rites de passage, Paris,
Picard, 1981, p.4
3 Edith Campi, Rite et maitrise du temps, in Pierre
Centlivres et Jacques Hainard, Les rites de passage aujourd'hui,
Lausanne, l'Age d'Homme, 1986, p. 131
4 Marcel Mauss, cité in Martine Segalem, Rites et
rituels contemporains, op. cit., p. 33
5 Martine Segalem, Rites et rituels contemporains, op.
cit., p. 16
6 Arnold van Gennep, Les rites de passage, op.cit., p.
127
3. L'initiation, une deuxième
naissance
De sorte de mieux comprendre le schéma des rites de
passage et de ses généralités mais aussi de nourrir notre
recherche, nous imagerons ce dernier par la notion, encore utilisée, de
rites de puberté dont A. Van Gennep se fit vif contestataire. En effet,
il insiste sur le fait que la puberté peut être physiologique ou
sociale. Ainsi chez les jeunes filles la puberté se traduit au niveau du
corps par sa transformation et surtout par les menstruations qui sont
totalement individuelles et varient selon les ethnies1. Il est par
ailleurs convenu institutionnellement que la puberté physique ne puisse
être un élément déterminant dans l'accès
à la puberté sociale. Le mariage ou le droit à la
sexualité semblent en être les exemples type, puisque chaque
culture et chaque pays les conçoivent à des âges
différents. Chez les jeunes garçons,la puberté
physiologique est d'autant plus difficile à consacrer qu'elle n'est pas
aussi nette que les menstruations de la jeune fille. Le seul point de
repère pourrait être la première émission de sperme
encore que celle-ci puisse passer inaperçue lorsqu'il s'agit de mucus.
Aussi est il souvent convenu que la puberté physique masculine soit
délimitée en son commencement par l'apparition de poils pubiens
ou encore de barbe. L'auteur préfère donc la notion de rites
d'initiation à celle de rites de puberté. Nous lui emprunterons
ce terme pour la suite de notre recherche bien que l'initiation ne soit pas
réservé aux classes d'âge puisqu'on retrouve cette notion
pour les sociétés secrètes ou encore les confréries
professionnelles, etc. Il est intéressant de constater que l'initiation
(du latin initiatio) est tout d'abord associée à la
religion puisqu'elle définit jusqu'au XVIIIè siècle,
l'admission aux mystères, la transmission de savoirs
ésotériques.
3.1. Souffrir pour mourir et renaître pour
devenir
Pendant longtemps les mutilations furent le
stéréotype de la représentation des rites d'initiation,
elles le sont encore aujourd'hui (circoncision, excision...). Toutefois elles
ne sont qu'une partie du rite de passage qui confère à l'enfant
sa nouvelle place, fusse t-elle d'adolescent ou d'adulte. Attendu que nombre de
monographies sur ces rites, non mixtes pour une grande partie, sont issues
d'observations menées par des chercheurs masculins, les études
sur les rites féminins sont donc limitées et peu nombreuses. Nous
nous attarderons donc sur les études plus approfondies des rites
masculins collectifs que sont la circoncision et la subincision ainsi que les
mises en scène qui les entourent, qui comme nous le verrons sont les
éléments essentiels de l'initiation.
M. Eliade, historien des religions, associe la circoncision
à un thème mystico-rituel
1 Brière de Colmont et Aran cité in Arnold Van
Gennep, Les rites de passage, op.cit., p. 96
qui suggère une deuxième naissance. L'enfant est
d'abord tué par des « Êtres mythiques » puis
ressuscité par eux mais changé à l'état d'un homme
nouveau. La souffrance de la circoncision symbolise la mort initiatique, c'est
à dire la mort à la condition profane. La résurrection est
symbolisée par le changement corporel et donc l'accès au
sacré par l'aptitude à la procréation (la connaissance du
« grand mystère »). Selon M. Eliade « être
introduit à la vie sexuelle équivaut pour le novice, à
participer à la sacralité du monde et de l'existence humaine
»1. A. Van Gennep voit en les rites d'initiation usant d'une
mutilation la séparation du monde asexué et l'agrégation
au monde sexuel. Il voit ainsi dans chaque sorte de mutilation (subincision,
scarification ...) une différenciation symbolisant l'agrégation
définitive de l'individu. Cependant, il en dénie le rapport avec
la procréation puisque l'âge de la mutilation peut aller du
7ème jour à la 20 ème année, que sa pratique ne
corrobore pas la connaissance physiologique du corps et de la
procréation et enfin qu'elle diminue le plus souvent le désir
sexuel du mutilé ou de la mutilée par manque de
sensibilité (circoncision, excision...). M. Eliade distingue, quant
à lui, les mutilations et confère à la subincision deux
sens. Un premier qui voit en cette mutilation, le symbole de
l'androgénie qui incarne la totalité et donc la perfection, puis
un second sens, tiré des explications de l'anthropologue F. Ashley
Montagu (1905-1999) qui voit en cette mutilation l'imitation de la femme, par
la possibilité donnée à l'homme d'éliminer son
« mauvais sang ». En somme le novice « sort de ces mutilations
sanguinaires radicalement régénéré (...) ces
opérations trouvent leur explication et leur justification sur le plan
religieux, car l'idée de régénération est une
idée religieuse »2. Pour A. Van Gennep l'explication est
plus simple. Le corps est un simple morceau de bois que chacun taille à
son idée. Les peuples ont agit sur les parties du corps qui
dépassent et sont donc plus voyantes. L'idée de l'ethnologue est
séduisante mais ne peut s'appliquer aussi généralement que
son schéma. Le clitoris, dont l'ablation est un rite de passage reconnu,
ne dépasse pas ou peu pour qu'on ne lui concède la place d'organe
dépassant.
Dans certains cas, comme chez les Kurnai tribu d'Australie
étudiée par l'anthropologue A-W Howitt, la
cérémonie ne comporte aucune violence. L'initiation est faite de
tabous alimentaires (rites négatifs), de transmissions du sacré
par la représentation dramatique de l'histoire du commencement et de la
séparation définitive du monde maternel symbolisé par le
rejet de la mère (rite préliminaire ou de séparation).
S'ensuit une période variant de 5 à 7 mois de retraite dans la
brousse plus ou moins accompagnée par leurs tuteurs, (rite liminaire ou
de marge). Dans ce cas précis, il s'agit surtout d'une
1 Mircea Eliade, Initiations, rites, sociétés
secrètes, Paris, Gallimard, 1959, p. 67
2 Ibid., p. 73
instruction religieuse, sociale et morale qui fera des novices
ceux qui savent (rite postliminaire ou d'agrégation).
Cependant l'initiation peut comporter une phase dramatique
beaucoup plus prononcée, ainsi qu'un renforcement du secret et nombre
d'épreuves physiques vécues au nom de la divinité. Les
novices sont souvent soumis à des interdictions en tout genre comme chez
les Wiradjuri, l'interdiction de se coucher avant que la voie lactée ne
se soit tout à fait dévoilée dans le ciel. M. Eliade
suggère que de ne pas dormir dépasse le simple effort physique
que représente la fatigue, il est avant tout la preuve de la force
spirituelle, de la présence au monde, de la conscience, de la
responsabilité. Chez les Yamanas de la terre de feu (Australie) ou dans
tribus amérindiennes de Californie occidentale (Amérique du
nord), on interdit aux novices de boire et de manger durant les trois premiers
jours. Cette interdiction peut être levée au fur et à
mesure de l'accès du néophyte aux connaissances religieuses de
l'origine des aliments. Le mutisme du novice est un des interdits
omniprésents dans ces cérémonies, il renforce le symbole
du nouveau-né qui ne sait ni manger tout seul, ni parler mais qui
grandit et accède donc à un domaine de possibles de plus en plus
large.
Toutes ces épreuves ont, pour but selon M. Eliade, de
préparer à une existence difficile, mais ont aussi une fonction
religieuse très complexe. L'ensemble de ces exercices ascétiques
amène progressivement le novice à la méditation. Le
néophyte est tout à la fois préparé à
assumer ses responsabilités d'adulte et éveillé
spirituellement. Cette introduction à la culture de l'esprit implique la
mort de la condition profane, celle de l'enfance, et la renaissance au sein des
initiés, de ceux qui peuvent savoir. D'après A. Van Gennep ces
rites négatifs assurent un affaiblissement tant physique que mental
destiné à faire perdre toute mémoire de sa vie enfantine
au novice, et accentuent le symbolisme de la mort. Ce n'est qu'une fois mort
à sa condition profane qu'il sera initié au travers de rites
positifs lui inculquant l'histoire sacrée de la tribu. Il pourra ainsi
renaître à la condition « d'homme instruit, conscient des
devoirs qui lui incombent en sa qualité de membre de la
communauté »1
Ainsi les deux auteurs sont sur ce point en accord. Le rite
d'initiation est un passage du profane au sacré ou de celui qui ne sait
pas à celui qui sait. Or la nature du savoir est essentiellement
portée sur l'histoire de la tribu, laquelle se rapporte au «
continuum temporel irréversible : passé-présent-futur
»2. Cette irréversibilité du temps qui passe
1 A-W. Howitt, cité in Arnold van Gennep, Les rites de
passage, op.cit., p.109
2 Edith Campi, Rite et maitrise du temps, in Pierre
Centlivres et Jacques Hainard, Les rites de passage aujourd'hui,
op.cit., p. 131
génère l'angoisse de la mort, aussi le rite
s'inscrit-il dans une circularité temporaire agissant comme un
écran face à l'avenir. En reconduisant l'espace temps du
rêve, le groupe s'en trouve régénéré au
travers des actes sociaux que représentent les rites. Mais c'est surtout
la négation de l'avenir, par ce retour perpétuel à un
point zéro d'un point de vue cosmogonique, qui permet de le nier et par
là même « d'abolir le temps et surtout nier la mort
»1. Aussi nous conviendrons à l'instar de Nicole Belmont
que les rites de passage sont plus qu'une structuration du temps, ils en sont
une manipulation symbolique visant à le maîtriser. Il est
évident que dans nos sociétés contemporaines, ce n'est pas
la négation de l'avenir mais au contraire sa préparation, comme
nous le verrons plus loin, qui est au centre du modèle rituel.
3.2. Limbus ou limen, ne plus être au point de se
soumettre
Avant d'approfondir la théorie du rite, il convient de
noter l'analogie symbolique de la racine des termes usités par les
chercheurs. Ainsi le stade de liminalité de Victor Turner ou encore le
rite liminaire de A. Van Gennep trouvent très probablement leur origine
dans « limes », signifiant en latin chemin et frontière, qui
donna limites. Limbes qu'utilise V. Turner, est emprunté du latin
limbus et définit dans la théologie catholique, «
le Séjour de ceux qui sont morts sans avoir commis de pêché
mortel effectif, mais n'ont pas été libérés du
péché originel par le baptême »2 (les
enfants morts sans baptême). De la même façon liminaire
reprend cet entre-deux. Dans les deux cas il s'agit d'une limite qui marque
l'identité de l'être avant de le rendre identique à sa
communauté, fusse-t-elle sexuée ou magico-religieuse.
La théorie de A. Van Gennep est en ce sens pertinente
qu'elle permit à nombre de chercheurs de les approfondir. V. Turner est
de ceux là. Il introduit deux concepts nouveaux : le stade de
liminalité (ou liminarité) et la
communitas. Le stade de liminalité renvoie
à la marge. Il est toutefois intéressant d'insister sur ce stade
en reprenant les rites d'initiation qui comportent généralement
une longue période liminaire. Nous avons vu que ces périodes de
marge sont ponctuées par des tabous alimentaires ou autres interdictions
qui affaiblissent le novice. Il est à noter que cet affaiblissement
combine la mort et la naissance, pas encore mort et pas encore né. Dans
cet entre-deux le néophyte n'a plus d'identité , il n'est plus
l'enfant d'hier, n'est pas encore l'homme de demain. Il est soumis à
l'autorité de ses tuteurs ou instructeurs qui peuvent à chaque
instant lui infliger quelque punition que le novice acceptera sans dire mot.
Comme le souligne J. Gendreau, « cette
1 Ibid., p. 132
2 Dictionnaire culturel, op.cit.
situation met en évidence le pouvoir de la
communauté et surtout celui des anciens »1 sur les
néophytes.
Mais c'est aussi cette situation qui permet aux individus du
collectif de créer la communitas. Une forme de relations hors
norme, « une communauté non structurée ou structurée
de façon rudimentaire et relativement indifférenciée, ou
même une communion d'individus égaux qui se soumettent ensemble
à l'autorité générale des aînés
rituels. »2 V. Turner l'oppose radicalement à la
structure, puisqu'elle n'émerge que lorsque la structure n'existe pas.
Elle est l'anti-structure sociale à l'opposé « d'une nature
abstraite régie par la norme, institutionnalisée, de la structure
sociale »3. La communitas est un espace
d'immédiateté et de spontanéité qui ne saurait
s'inscrire dans le temps, elle est intemporelle et
éphémère, ni sacrée, ni profane, ni politique, ni
religieuse. Elle est une communauté secrète dans le rite, elle
est « un lieu humain essentiel et générique sans lequel il
ne pourrait y avoir aucune société »4. V. Turner
continuera ses travaux en les transposant à notre société
et y repérera des phénomènes de nature
liminoïde, il appuiera sa théorie sur l'adhésion
des jeunes à des bandes (hippies, hell's angels, ...).
Il est évident que la liminalité, qu'elle
permette ou non la communitas, est une manipulation effective du
temps. C'est fondamentalement ce point de vue des rites qui nous
intéresse. La question de n'être plus et pas encore, renvoie bien
entendu à la question enfant-adulte mais surtout nous permet d'imaginer
l'insertion des jeunes comme cette période liminaire durant laquelle il
leur sera inculqué une nouvelle réalité à travers
une épreuve qui n'a rien de mystique qu'est la recherche d'un emploi
stable. Cette accession à un emploi stable agrègera le jeune
à un nouveau groupe, il quittera la communitas pour se
consacrer à sa nouvelle fonction. Nous sommes peut-être là
à la limite de l'analogie, car si l'on dit qu'il y a rite de passage, il
faut rappeler que cela suppose une situation obligatoire dotée d'un fort
pouvoir social et un encadrement du processus qui permet la transmission d'un
savoir. Nous retrouvons bien évidemment le fort pouvoir social par
l'obligation de travail et donc d'insertion dans la société.
Quant à l'encadrement, il est tout à fait concevable de le
consentir aux personnes des institutions ou associations qui oeuvrent pour une
insertion professionnelle. » Nous retrouvons d'ailleurs cette idée
dans l'inculcation des habitus liés à l'entreprise dont
parle B. Charlot5.
1 Joël Gendreau, L'adolescence et ses rites de passage,
Rennes, Presse Universitaire de rennes, 1999, p.. 17
2 Victor Turner, Le phénomène rituel,
Paris, PUF,1990, p. 97
3 Victor Turner, Le phénomène rituel,
op.cit., p. 124
4 Ibid., p. 98
5 Bernard Charlot, Les jeunes, l'insertion, l'emploi, op. cit
4. Une vue contemporaine du rite : agrégation ou
ségrégation ?
Nous avons largement évoqué ceux qui deviennent,
mais qu'en est-il de ceux qui ne deviennent pas ? Le sociologue français
Pierre Bourdieu qui concède à A. Van Gennep ou
V. Turner d'avoir décrit un phénomène
social de grande importance sans avoir fait beaucoup plus, éclaire la
fonctionnalité du rite par l'acte d'institution. Il reprend la notion de
limite lui imputant un avant et un après, et lui confère une
signification sociale, celle de séparer. La séparation, non comme
espace temps mais comme « l'institution » d'une différence qui
consacre ceux qui ont vécu le rite de ceux qui ne l'ont pas vécu
et ne le vivront jamais. Par la circoncision l'enfant mâle est
consacré homme mais est aussi différencié de la femme qui
ne sera jamais circoncis. L'auteur emploie à ce titre la notion de
« rites d'institution » entendant institution au sens d'instituer un
héritier. Par cette notion, il suggère la
légitimité à être. Il reprend ironiquement une
expression du latin : tu enseignes la nage aux poissons, dont le sens est pour
lui celui du rite. Il fait de l'homme biologique un homme social qui sera connu
et reconnu homme, fut-il frêle et efféminé. C'est
d'ailleurs ce qui le différenciera de la femme forte et masculine.
P. Bourdieu attribue une efficacité symbolique aux
rites d'institution car ceux-ci agissent sur le réel en agissant la
représentation de celui-ci. Cette efficacité tient en ce que
l'investiture d'une personne « transforme la représentation que se
font les autres agents et surtout peut-être les comportements qu'ils
adoptent à son égard, et ensuite parce qu'elle transforme du
même coup la représentation que la personne investie se fait
d'elle même et les comportements qu'elle se croit tenue d'adopter pour se
conformer à cette représentation »1. Le rite
devient donc une autorité socialement reconnue qui impose à
l'individu son identité, et les limites inhérentes. Nous
reprendrons pour imager ce propos la métaphore de la muraille de Chine
qu'utilise l'auteur. Elle a pour fonction d'empêcher les intrusions mais
aussi les sorties. Nous comprenons alors l'aspect ségrégatif que
sous-tend le rite dans le cas d'une investiture dans la bourgeoisie. Sans aller
jusqu'au sacre du roi, l'héritage porte en lui les stigmates du rite
d'institution, attendu que c'est, dans la mesure du possible, le mâle le
plus vieux de la fratrie qui hérite. Il bénéficie d'un
traitement particulier qui le distingue de ses frères et soeurs, par
lequel il est encouragé à « vivre conformément
à sa nature sociale »2 et dans le même temps
découragé de transgresser les limites, de démissionner.
L'acte d'institution devient l'inculcation de la morale et des sacrifices que
nécessitent la conservation de privilèges. L'auteur rebondit
sur
1 Pierre Bourdieu, Les rites comme acte d'institution,
in Pierre Centilvres et Jacques Hainard, Les rites de passage
aujourd'hui, op.cit., p. 208
2 Ibid., p. 210
l'inculcation pour mentionner la stratégie
d'incorporation de cette différence sous forme d'habitus, en faisant
ainsi une seconde nature qui récuse une éventuelle
contre-nature que serait la démission.
C'est d'ailleurs ce qui explique, selon lui, le rôle des
rites négatifs que sont les pratiques liées au corps (tabous,
mutilations ...). « Tous les groupes confient au corps, traité
comme une mémoire, leurs dépôts les plus précieux
»1, de sorte que la souffrance devienne adhésion.
Certaines expériences psychologiques démontrent que
l'adhésion est d'autant plus forte que le rite initiatique est
sévère. Là encore, l'inculcation est au centre du
processus et réunit autant qu'elle sépare. Il est fréquent
de noter dans les rites anciens l'apprentissage d'un code secret, propre
à l'ensemble des initiés, qui les distingue des autres et les
identifie à un groupe. L'analogie avec les signes extérieurs ou
incorporés (vêtements, langage, démarche, goût...)
qui distinguent les agents sociaux sont autant de rappels à l'ordre de
leur identité, de leur position sociale.
N'avons nous pas en souvenirs cette image de la culotte courte
qui retient une chemise au blanc éclatant sur les épaule de
laquelle repose un pull en laine marine, le tout assorti de hautes chaussettes
blanches enfermées par des souliers en cuir fraîchement
cirés ? S'il est un fait que tous les enfants ne sont pas vêtus de
la sorte, il est fort à parier que le lecteur de fera son analyse
sociologique et mesurera dans le même temps la portée de la notion
de « rappel à l'ordre ».
Si l'auteur ne concède aucune magie à ces actes
d'institution, leur vouant plutôt une volonté de manipulation du
futur par le passage d'un avant à un après, il leurs accorde
cependant une fonction miraculeuse. Celle de parvenir « à faire
croire aux individus consacrés qu'ils sont justifiés d'exister,
que leur existence sert à quelque chose »2. Car sans
cela le rite aurait-il autant de pouvoir ? Cela pose naturellement la question
de la justification à vivre, de ceux et celles qui ne sont pas encore,
ces inutiles à la société, ces assistés. Dans sa
théorie l'auteur propose d'analyser les actes d'institution à
travers la construction d'une représentation fondée sur la
distinction entre les institués et les noninstitués. En cela nous
nous approchons de la situation d'insertion qui demande aux insérables
d'être insérable, c'est à dire de se construire une
employabilité, jusqu'à des fois devoir changer de patronyme afin
d'éviter toute discrimination.
1 Pierre Bourdieu, Les rites comme acte d'institution,
in Pierre Centilvres et Jacques Hainard, Les rites de passage
aujourd'hui, op.cit., p. 211
2 Pierre Bourdieu, Les rites comme acte d'institution,
in Pierre Centilvres et Jacques Hainard, Les rites de passage
aujourd'hui, op.cit., p. 214
5. Mais où sont nos rites d'antan ?
Nous ne saurions faire le tour de l'ensemble des rites
ancestraux ou contemporains, sacrés ou profanes, de passage ou non,
d'abord parce qu'ils ne sont pas directement concernés par notre
recherche et enfin parce qu'il sont trop nombreux. Mais nous nous permettrons
un court aparté qui permettra au lecteur d'apprécier la teneur de
quelques travaux de ces dix dernières années en la
matière. Nous n'évoquerons pas ici les rites ancestraux qui ont
perduré à travers les siècles mais les actes sociaux qui
ont été étudiés sous le prisme du rite. Que reste
t-il de sacré dans les rites contemporains ? Le concept de rite doit-il
être limité aux seuls faits magico-religieux ? Il est indubitable
que les rites sacrés que sont ceux de la religion, restent l'origine
constitutive de ces recherches. Toutefois nous ne pouvons nier un glissement
vers le profane, à l'exemple du mariage qui reste entouré de
nombreux rites mais dont l'essence s'est trouvée
modifiée1. Nous ne porterons pas ici de regard sur les
raisons de ce glissement et partirons du postulat que le rite contemporain est
d'avantage un rite profane.
Pour les garçons, le rituel le plus important de ces
deux derniers siècles est sans aucun doute le service militaire
obligatoire de 1872 à 1996. Ce dernier assurait un passage, celui au
statut d'homme ( « Après l'armée tu seras un homme mon fils
! »). Il comportait tous les stades du rite que A. Van Gennep avait
schématisé. La conscription, qui durait un an et
précédait le départ au service militaire , assurait le
rite de séparation. Durant un an les conscrits tenaient une place
sociale importante dans le village ou le quartier en l'organisation de
certaines festivités. Cette année était souvent l'occasion
de tester leur virilité au travers de beuveries, etc. Puis le conseil de
révision, formé de docteurs de l'armée, proclamait
l'aptitude au service. Cette aptitude assurait à l'instar des rites
ancestraux, la masculinité sexuelle. L'incorporation en tant que rite de
marge finissait le travail de transformation. On y retrouvait les
épreuves ascétiques telles que la résistance physique, les
châtiments corporels, etc qui créaient les communitas de
V. Turner. « Après la quille, qui attestait une certaine
désacralisation de la vie de caserne, le soldat retournait dans la ferme
de ses parents où son père le recevait en adulte et lui remettait
la charge d'une partie de son exploitation afin qu'il puisse devenir autonome
et se marier »2. Plus qu'une généralisation,
cette citation nous permet d'évaluer la fonction sociale du service
militaire lorsqu'il était obligatoire.
Le bizutage, est le rite « polémique » par
excellence. Aujourd'hui contesté au nom
1 Lire à ce sujet les différents ouvrages de
Martine Segalem.
2 C.H Pradelles de la Tour, cité in Marc Bessin, Le
recours au rite, le service militaire, in Rites et seuils, passages et
continuités, L'Harmattan, Agora Débat Jeunesse n°28,
2002, p. 39
de la dignité humaine, il n'en est pas moins un rite de
passage dont l'architecture reprend les principes fondamentaux. Il est à
rappeler que le bizutage est surtout pratiqué dans les « grandes
écoles ». Il consiste en une série d'épreuves qui
« cherchent à tester l'endurance physique et psychologique du
novice »1. On y retrouve les trois stades. La séparation
est marquée par la perte de l'identité (déguisement,
surnom...), la marge est produite par l'opposition des statuts nouveaux et
anciens, ces derniers assurant le pouvoir symbolique (tribunal factice) durant
la période liminaire. Ce n'est qu'à l'issue de certaines
épreuves obligatoires (c'est souvent là que sont les
déviances) que les novices sont agrégés au travers d'un
bain purificateur. Loin de vouloir prendre partie dans le lourd débat du
bizutage, il faut tout de même rappeler que ce bizutage, en plus de viser
à transmettre un savoir nouveau (la tradition) de créer un groupe
soudé, etc, est un élément auquel l'institution
elle-même attache un intérêt particulier. Cette transmission
de la tradition est une muraille de Chine derrière laquelle est
inculqué le modèle d'Être que l'on souhaite voir sortir de
cette institution.
Il en va de même avec les commémorations comme le
14 juillet qui réaffirment l'identité du groupe, son histoire; ou
encore les catherinettes qui séparent les femmes mariées des
femmes célibataires et encore l'entreprise qui véhicule son lot
de rites et que dire de l'école. Bref, il serait aisé d'assurer
que notre vite est ritualisée du berceau à la mort et que chaque
changement de lieu, d'état, de situation sociale, de statut, d'âge
est signifié par un rite de passage, car si chaque rite n'est pas un
passage, selon A. Van Gennep chaque passage semble être un rite.
Ce chapitre nous a permis de traverser quelques unes de
grandes théories sur les rites. Leurs divergences autant que leur
complémentarité ne facilitent pas la lourde tache qui consiste
à synthétiser près de deux siècles de recherche en
une définition. Nous retenons donc celle de C. Rivière qui
considère les rites « comme un ensemble de conduites individuelles
ou collectives, relativement codifiées, ayant un support corporel
(verbal, gestuel, postural), à caractère plus ou moins
répétitif, à forte charge symbolique pour leurs acteurs et
habituellement pour leurs témoins, fondées sur une
adhésion mentale, éventuellement non conscientisée,
à des valeurs relatives à des choix sociaux jugés
importants, et dont l'efficacité attendue ne relève pas d'une
logique purement empirique qui s'épuiserait dans
l'instrumentalité technique du lien cause-effet. »2 Il
nous faut modérer cette définition dans le cadre de notre
recherche. Car si nous souhaitions lire l'insertion au regard de celle-ci, il
nous faudrait alors postuler, que le « support corporel » a subi
au
1 Martine Segalem, Rites rituels contemporains, op.cit.,
p. 49
2 Claude Rivière, Rites profanes, op.cit., p.
11
cours des siècles un déplacement inhérent
au développement des sciences humaines (précisément la
psychologie et la psychanalyse) et ce serait donc aujourd'hui la psyché
qui porterait les marques de ces passages. Il n'est effectivement pas difficile
d'imaginer ce déplacement, notamment dans le cadre de situations de
marge qui sont souvent le théâtre de dépressions ou de
grandes détresses. Cependant nous ne souhaitons pas avoir une lecture
comportementale des « insérables » mais comprendre la
structure sociale de ces espaces de transition et leurs effets. La
définition de l'auteur est opérante dans le cadre d'une lecture
anthropologique des rites mais ne peut convenir en tant que telle à
notre recherche. Il est donc important de compléter cette
définition par la fonction sociale des rites, car si ni le sens ni
l'origine ne peuvent être définis une fois pour toute, leur
fonction pourrait être, selon P. Bourdieu, la reconduction d'une
institution, et la distinction des uns par rapport aux autres.
Il est évident que nous assistons aujourd'hui à
un déclin de la ritualité en France et ailleurs, dont il nous
faut chercher les causes, entre autre du côté de l'allongement de
la jeunesse et l'affaiblissement de l'âge en tant que catégorie de
classement mais aussi dans une réalité sociale qui «
concourt à faire du mâle adulte un personnage moins prestigieux et
moins unanimement respecté qu'autrefois »1. Mais cette
déritualisation ne vaut pas dans tous les milieux qu'ils soient sociaux
ou culturels comme nous l'avons vu avec P. Bourdieu. Par ailleurs comme nous
l'avons déjà dit la déritualisation n'est pas un argument
nécessaire pour en oublier l'essence, le sens, le dessein.
Quoiqu'il en soit, à ce niveau de notre recherche,
positionner l'insertion comme une institution à reconduire, ou une
institution de reconduction n'est pas envisageable. Bien évidemment au
regard de notre définition de l'insertion, nous pourrions
déjà assurer, qu'il existe des points communs mais que
ceux-là ne déterminent en rien une tentative de ritualisation du
passage à l'âge adulte. D'ailleurs le processus d'accès
à l'âge adulte tel que nous l'avons explicité plus haut
tient d'une représentation socio-constructiviste des âges, or dans
les propos ci-dessus nous abordons les rites de façon très
dialectique qui se réfèrent de près ou de loin à
des visées plutôt fonctionnalistes. Il exista évidemment un
modèle d'entrée dans la vie d'adulte dont la synchronie du
franchissement des étapes induisait des seuils d'entrée et de
sortie : « la fin des études, le départ de chez les parents,
le début de la vie professionnelle, le mariage ou la vie en couple.
»2 qui inscrivaient les phases dans des positions dialectiques.
Le schéma que propose A. Van Gennep a pour lui de permettre d'identifier
ces stades dont on sait qu'ils sont pour chacun des processus menant à
celui
1 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, op. cit.,
p; 78
2 Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, op. cit.,
p. 130
d'après. La structure du rite en trois phases permet
d'illustrer les principaux passages qui jonchent la trajectoire biographique de
chaque individu. L'enfance serait la période préliminaire
(séparation) durant laquelle le sujet est séparé de sa
mère, on retrouve à l'intérieur de cette période
différents stades Freudiens déjà évoqués qui
tendent vers la différenciation enfant/mère. La jeunesse serait
la période liminaire (marge), un no man's land social à
l'intérieur duquel se formerait des communitas (groupe de
pairs), qui pourrait commencer par l'adolescence. L'âge adulte serait la
période post-liminaire (agrégation), la reconnaissance à
un statut universel. Les expressions de G. Mauger « ni enfant-ni adulte
» ou encore « ni chômeur- ni salarié » nous
renvoient très fortement cette idée de liminarité de la
jeunesse et de l'insertion en ce qu'elle caractérise par le
négatif une place sociale. « En outre, dans certains cas le
schéma se dédouble : cela lorsque la marge est assez
développée. »1 Nous pourrions dans ce cas
considérer que la jeunesse soit une période liminaire qui
comporte en son sein les trois phases du rite, la sortie du système
scolaires en serait la séparation, le chômage la marge et
l'insertion professionnelle l'agrégation. L'inculcation d'une
subjectivité qui doive se centrer sur l'employabilité rend bien
compte de cette obligation sociale de travailler, ce que du point de vue des
rites nous appellerions la nécessaire agrégation au groupe des
travailleurs sous risque d'exclusion de la collectivité.
Dans cette modeste revue des rites la tentative de
manipulation du temps retient vivement notre attention. L'idée
paraît d'un prime abord fort simple. Dans le rite traditionnel on
reconduit le passé en instruisant les jeunes générations
pour s'assurer d'un continuum social. Dans une vision plus contemporaine, on
parlera d'effet de socialisation assurant toujours la reconduction d'une
institution sacrée ou profane. L'une assure la répétition
ad vitam d'une société magico-religieuse dans une
temporalité qui élude le futur ; l'autre assure la reconduction
d'une institution religieuse ou sociale dans une temporalité qui
valorise le futur. Mais qu'est-ce-que construire une représentation de
l'avenir ?
Il est pour cela nécessaire de penser le rite comme un
organisateur du temps, comme une mesure, c'est-à-dire un ensemble de
segments temporels qui mis bout à bout forme un continuum
évolutif fondé sur « la continuité par laquelle une
certaine transformation procède d'une autre selon une succession
ininterrompue. »2 De sorte d'appréhender le temps sous
cette forme, nous proposons de rendre compte au lecteur de sa construction et
de sa pluralité.
1 Arnold V. Gennep, Les rites de passage, op. cit., p.
14
2 Norbert Elias ; Du Temps ; Fayard ; Paris ; 1996 ; p.
53
Le rite a depuis toujours participé de la construction
sociale du temps par des effets de passages d'un état à un autre,
comportant trois phases distinctes : la séparation d'avec le groupe
d'origine, la marge où dans certains cas émerge la
communitas, une forme sociale non-struturée, et enfin
l'agrégation au groupe visé. Cette acception du rite se situe
dans la démarche anthropologique qui admet une valeur sociale du rite.
Dans nos sociétés contemporaines, la déritualisation a
engendré une plus grande difficulté à situer les
âges de la vie déjà perturbés par des
transformations sociales et culturelles. Aujourd'hui il ne peut être
question de rite au sens comportemental sans une nécessaire adaptation
du concept, cependant sa structure comme base significative permet de supposer
des espaces dans lesquels un passage est en cours.
« En fait l'expérience du temps comme flux
uniforme et continu n'est devenue possible que par le développement
social de la mesure du temps (...). »2
Pouvez-vous m'accorder quelques minutes de votre temps ? Je sais
que vous n'en disposez que de peu, aussi je ne me permettrai pas de vous en
faire perdre.
Définit de la sorte le temps paraît
réifié au point de pouvoir le posséder. Quel
étrange objet que celui-ci, car ni ne tient dans la main, ni ne
s'arrête avec hier ou bien demain.
Il n'en finit pas de passer, il est toujours trop court, il
est une partie de l'identité, il est contraint ou libéré.
Il est somme toute le paradigme le plus universel.
Comprendre le temps c'est se confronter à ce qui nous
en a été dit. Cette valeur qui existerait au delà de tout,
compréhensible des seuls scientifiques de la nature et autres
philosophes. Mais le temps est aussi et peut-être avant tout un construit
social.
Alors pour en permettre la compréhension nous
évoluerons à travers une sociologie de la temporalité qui,
bien que peu officielle, n'en est pas moins formelle comme nous le soulignerons
dans notre premier point. Afin de ne pas complexifier, un
phénomène qui ne s'inscrit pas dans la simplicité, nous
éluderons la question astrophysique en laissant Hubert Reeves le soin de
nous en dédouaner :
« Ce qui est important, c'est que le temps n'est pas
une notion a priori, comme le pensait Kant. Elle n'est pas automatiquement
sous-jacente à tout ce que nous pouvons penser et dire. C'est une notion
qui a ses limites. Qui disparaît dans certaines conditions, pour laisser
place à d'autres. Il faut se faire une raison, elle n'est valable que
dans certaines conditions de notre univers, et ne s'applique pas partout, ni
"tout le temps". »3
1 Le temps régit la vie
2 Norbert Elias ; Du Temps ; Fayard ; Paris ; 1996 ; p.
47
3 Entretien avec Hubert Reeves ; s.n ; 2008
1. Il était une fois...
Cette formule, dont on doit à Charles Perrault la
popularisation dés le XVII è siècle, nous renvoie, outre
le conte de fée, à un passé ancien qui n'est pas
défini. C'est là toute la subtilité de ce que l'on
appréhende comme un phénomène d'un haut niveau de
synthèse. Au delà même de ce que représente pour
chacun ce temps dans lequel la formule le projette, il ne nous interpelle pas
sur cette représentation, attendu que chacun porte en lui le niveau de
synthèse nécessaire à l'orientation temporelle, ce que
l'on notera comme un habitus. Il serait pourtant fort intéressant de
s'interroger sur la construction de ce voyage temporel. Tout semblant
fonctionner comme une connaissance implicite du temps, il ne nous est que peu
familier de solliciter à ce point l'aspect socio-cognitif du temps. Nous
nous garderons de tenter une approche cognitiviste en la matière, ne
doutant pour autant pas qu'elle puisse enrichir notre recherche, et limiterons
notre cadre théorique à la sociologie du temps, au sens de
l'expérience que représente la société dans
l'espace et le temps.
1.1 Le temps nous est conté
W. Grossin, sociologue du Temps, si l'on peut l'être,
introduisait sa thèse en évoquant le temps, en ces mots :
« Il n'est rien de plus universellement familier que
le temps, rien de plus mal connu car il échappe à toute saisie,
rien de plus apparemment extérieur et inaccessible à l'homme qui
n'en peut modifier "le cours", rien de plus intime puisqu'il est la vie
même et la mort. »1
En effet, la vie est une séquence temporelle. La quasi
nécessité de découper le temps, qui au gré des
générations depuis les premiers hommes, s'est
avérée être concomitante au simple fait de vivre, est vite
devenue une problématique qui relevait pour les uns du sacré pour
les autres d'un pragmatisme nécessaire. Le temps n'est pas une
donnée abstraite qui se déroulerait sans l'humanité, pas
plus qu'il est un objet propre aux sciences. Le temps est avant tout une
perception de la succession des événements que l'on vit, qui
devient une séquence temporelle par l'élaboration d'une image
mentale qui synthétise les informations reçues.
Ainsi que la datation par carbone l'a démontré,
les premiers instruments de détermination du temps remontent à
-20 000 ans avant notre Ère. Et déjà ces instruments
rendent compte de mouvements solaires et lunaires. Les peintures rupestres plus
vieilles
1 William Grossin, Les temps de la vie quotidienne, Thése
de doctorat, 1972, Paris V, p. 5.
encore, témoignent aussi, à travers les symboles
utilisés, d'une temporalité des évènements au sens
où elles traduisent un temps au travers de « scènes »
indépendantes entre elles qui représentent la mort, la chasse,
etc. Mais nous nous garderons de développer ce qui n'est qu'une
conjecture. Quoi qu'il en soit dans les deux cas, les symboles marquent des
évènements qui se succèdent, les premiers instruments
percevant les cycles naturels, les peintures témoignant
d'activités sociales ordonnées.
Prenons l'exemple de l'élaboration d'outils
conceptuels, tel que L'os d'Ishango (-20 000 av J.C) marqué d'encoches,
qui selon l'interprétation de d'Alexander Marshack témoigne de
l'intérêt de l'homme préhistorique pour les
activités dites «chronofactorisées»1,
c'est-à-dire liées au déroulement du temps comme
l'agriculture. Si son interprétation fait office de postulat
polémique, elle ne fait que révéler, indépendamment
de la capacité à communiquer à l'aide de symboles,
l'importance du cumul expérientiel, la capacité à
apprendre de son expérience.
De manière à imager notre propos nous
emprunterons à N. Elias l'idée de la tabula rasa, par
laquelle il expose sa théorie d'un temps construit socio-biologiquement
en opposition à l'idée d'une appréhension innée. Un
groupe d'humain dotés génétiquement des mêmes
capacités à communiquer à partir de symboles,partant de
zéro, sans passé, ne saurait dés les premières
générations segmenter le temps de façon très
élaborée. Il lui faut avant tout bénéficier de
l'expérience qui lui permettra de développer des symboles
transmissibles et cumulables. Ainsi les premières traces de
déterminations temporelles sont la synthèse de
l'expérience du temps physique vécu.
A travers cet exemple sommairement expliqué, il est
somme toute plus aisé de comprendre que la détermination temps
est une mise en relation de processus qui deviennent un ou des étalons
de mesure plus ou moins précis et socialement normalisés
favorisant une action sociale synchronisée. Il en va ainsi de toute
conceptualisation temporelle, du gognon à l'horloge
mécanique2. Sans besoin de retracer les étapes de ce
qui est communément appelé la mesure du temps, on comprendra
qu'elle s'inscrit dans un processus physique et permet avant tout une
synchronisation des actions sociales. Le sablier permet par exemple
l'équité du temps de parole dans la Grèce Antique tandis
que la clepsydre indique au moines quand sonner la cloche pour la
prière, ou la sirène de « l'embauche » des usines.
1 Jacques Victoor, L'homme préhistorique de
Marshack : un génie en devenir, Kadath n° 37, Bruxelles
1980
2 Notons au passage que la notion d'heure date de la plus
haute Antiquité, les Grecs l'ayant héritée des
Égyptiens qui la tenaient eux-mêmes des Sumériens. La
division du nycthémère en 24 heures serait en effet liée
au système sexagésimal babylonien, fondé sur le symbolisme
du cercle.
Pour aller plus en avant « dans le temps » et sur
cette question, rappelons sommairement les travaux de D.S Landes qui voit en
l'horloge mécanique « l'une des plus grandes inventions de
l'histoire de l'humanité. »1 Dans son ouvrage autour des
horloges mécaniques, il présente le temps comme un langage commun
que d'autres appellent la discipline du temps, que lui subordonne à une
obéissance, sans lequel aucune interaction ne serait possible. Il y
développe l'idée de « révolution socio-culturelle
» que représente l'horloge mécanique, mais ne précise
pas l'origine du pouvoir de l'expérience temporelle. A partir de quelle
nécessité, l'humain s'est-il résigné à subir
le temps?
1.2. Le temps de le définir
Le temps comme nous l'avons expliqué ci-dessus, existe
donc en tant que moyen d'orientation de l'humanité et il est tout
à la fois le fruit de son expérience naturelle et sociale. Nous
pouvons aujourd'hui assurer avec N. Elias que « le mot "temps"
désigne symboliquement la relation qu'un groupe humain (...)
établit entre deux ou plusieurs processus dont l'un est normalisé
pour servir aux autres de cadre de référence et d'étalon
de mesure. »2
La mesure s'accorde donc avec l'élaboration d'un «
continuum social normalisé »3 c'est-à-dire la constitution
d'un étalon de mesure, calqué sur des processus naturels plus ou
moins précis, cycliques ou non (première pluie, neige, fruits,
chasse, la grande tempête ou encore lune, saison, année, mort,
Ère, etc. ), qui s'appuie sur l'expérience individuelle ou
collective. En somme, c'est en référence à des
évènements biologiques et sociaux que se construit
l'étalonnage du temps. C'est ce que nous appelons un construit
socio-biologique. Nous admettons donc que le temps est une élaboration,
de plus ou moins haut niveau de synthèse, appuyée sur des
évènements naturels et sociaux qui dans leur succession forme un
flux uniforme et continu. S'il était besoin de corroborer notre
acception du temps, nous emprunterions au même auteur le constat selon
lequel, là où les instruments de mesure font défaut,
«cette expérience du temps [comme flux uniforme et continue] fait
aussi défaut. »4
Quelles que soient les écoles, il est convenu que le
temps est énigmatique pour qui se pose la question, en ce sens qu'il est
en mouvement perpétuel. Ce qui est aujourd'hui présent deviendra
demain passé, et si l'on joue l'anticipation, alors demain qui est futur
sera bientôt présent et finira comme aujourd'hui, en passé.
Loin d'être un axiome dont l'universalité
1 David. S. Landes, L'heure qu'il est, Gallimard :
Paris, 1987, p. 30
2 Norbert Elias ; Du Temps ; op.cit. ; p. 52. 53
3 Norbert Elias, Du Temps, op.cit., p. 54
4 Ibid., p. 47
ferait frémir, cette question de trois notions
(passé, présent, futur) en définissant une seule (le
temps), introduit en réalité une construction du temps
liée à la vie, au sens de l'individu. Le présent n'existe
que dans l'instant de l'humain vivant, et change donc avec chacun et à
chaque instant. De la même façon les perceptions de l'avant et de
l'après sont intimement liées au présent en tant que
capacité à situer le simultané et le non-simultané,
ce qui révèle un haut niveau de synthèse. Par ailleurs
comme le souligne W. Grossin, il n'existe pas qu'un présent dont la
durée serait uniforme, il existe des présents produits par des
existences (individus, sociétés, régimes politiques, etc.)
et « lorsqu'un présent disparaît avec l'existence qui le
supportait, c'est le souvenir qui l'évoque, la mémoire qui le
rappelle : il est devenu constitutif du passé . »1
Nous avons pour beaucoup oublié que la
représentation du temps ne fût pas toujours celle de membres des
états nations au chronos mécanique. Nous avons
oublié dans les sociétés modernes que le temps est un
apprentissage qui dépasse de loin notre propre vie, et qu'avant notre
condition actuelle, le temps fut présidé par des actions
orientées vers les besoins du groupe (agriculture, rites, etc), les uns
et les autres pouvant se recouper. Certains moments de la vie pouvant faire
l'objet d'un rite : comme le prêtre indiquant le moment des semailles
dans certaines tribus d'Afrique. Il fut aussi un temps où la montre
participait de la distinction sociale, non seulement au regard
économique, mais aussi et surtout parce qu'elle révélait
l'individualisation temporelle et permettait ainsi à ses possesseurs
« d'organiser leur vie, dedans et dehors, en fonction de la discipline des
autres. Il n'était pas à la portée de n'importe qui
d'accepter ce joug. (...) il fallait une maîtrise de soi pour s'imposer
ces contraintes. »2. Aujourd'hui il semble que le temps soit
« un puissant stimulant pour la productivité »3.
Ainsi le temps n'a d'unique que la société « qui lui a
donné vie et qui la soutient »4 . E. Durkheim conclue
ses travaux sur la vie religieuse par cette phrase qui nous semble fort bien
synthétise notre propos :
« Dire que les concepts expriment la manière
dont la société se représente les choses, c'est dire aussi
que la pensée conceptuelle est contemporaine de l'humanité.
»5
1.3. le temps du social
Si l'on doit à K. Marx de s'être le premier
porté sur la question du temps suggérée par la
synchronisation du travail, il est sans doute plus réaliste d'affirmer
que, ce que nous
1 William Grossin, Temporalistes , n°13, janvier 1990, pp.
3-8, p. 7
2 David. S. Landes, L'heure qu'il est, p. 147
3 Ibid. , p.143
4 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, A. Collin :
Paris , 2006, p. 29
5 Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la
vie religieuse, PUF : Paris, 2005, 5ème édition, p. 626
appelerons avec G. Pronovost, la « sociologie du temps
» existe surtout par et avec celle du sacré et des religions et, de
fait, les liens étroits qu'elle entretient avec l'anthropologie et
l'ethnologie.
C'est à E. Durkheim que l'on doit cette
conceptualisation. C'est dans son ouvrage portant sur les religions qu'il
conclut à l'origine sociale du temps, affirmant que la
catégorisation est « chose sociale ». Il poursuit, par ce qui
deviendra sans nul doute le socle la sociologie du temps, en introduisant une
notion, qui jusque là fût évincée par H. Hubert ou
M. Mauss pour qui le sacré présidait le temps, déterminant
que « (...) c'est le rythme de la vie sociale qui est à la base de
la catégorie de temps (...) »1. Dans cette affirmation
l'auteur induit la notion de conscience collective : « synthèse
sui generis des consciences particulières »2 qui
l'amènera à la notion « temps total »3 : un
rythme de vie collective qui prédomine toutes autres formes de rythme
dont il est le résultat. Il ne saurait donc exister de socialité
sans la temporalité.
Dans la préface de l'ouvrage « Les cadres sociaux
de la mémoire » de M. Halbwachs, qui fait aussi
référence en la matière, J. Duvignaud taxe l'auteur de
« durkheimien exact »4. En effet l'auteur y montre qu'il
est impossible de concevoir le problème du rappel et de la localisation
des souvenirs si l'on ne prend pour point d'application les cadres sociaux
réels qui servent de repères à cette reconstruction qu'on
appelle mémoire. Le problème de la durée et celui du temps
ne se posent plus dans les termes qui furent ceux de la pensée
philosophique traditionnelle. Il enjoint à « distinguer »,
écrit-il, « un certain nombre de temps collectifs, autant qu'il y a
de groupes séparés. »5 Postulat que l'on retrouvera plus
tard chez G. Gurvitch avec « la multiplicité des temps sociaux
». Plus un seul temps mais des temps.
Aux États-Unis, c'est vingt ans plus tard qu'en pleine
crise économique G.H Mead, dans ses travaux sur le temps abordés
à travers la philosophie du présent, explique que :
« la nature sociale du présent découle
de son émergence. Je me réfère [dit-il] au processus de
réajustement que l'émergence implique. La Nature prend de
nouvelles figures, par exemple avec l'apparition de la vie, ou le
système stellaire prend de nouvelles formes avec la perte de masse par
l'effondrement d'atomes à travers les processus qui se passent
au
1 Emile Durkheim , op. cit. , p. 628
2 Ibid. , p. 604
3 Ibid., p. 631
4 Maurice Halbwachs, La mémoire collective,
(1950), 2éme édition revue et augmentée, Paris :
Bibliothèque de philosophie contemporaine, 1967, préface. [en
ligne]
http://classiques.uqac.ca/classiques/Halbwachs_maurice/memoire_collective/memoire_collective.html
5 Ibid.
sein d'une étoile. Il [le présent] est une
adaptation à cette nouvelle situation. »1
L'auteur affirme à travers une démonstration
« physico-philosophique » que le présent est la
réalité et que les notions de passé et de futur lui sont
immanentes, de sorte que la réalité est une construction mouvante
au gré de l'émergence. Plus qu'une somme le présent est
une synthèse du passé, il est inédit et n'existe que dans
son perpetuel renouvellement. Cette approche constructiviste sera fondamentale
dans la tradition sociologique américaine. L'ouvrage de P.Berger et T.
Luckmann, « La construction sociale de la réalité » en
est fondamentalement influencé, puisque pour eux « la
temporalité est une propriété intrinsèque de la
conscience. [en ce sens que] (...) Chaque individu est conscient d'un flux
intérieur du temps, qui à chaque fois est fondé sur les
rythmes physiologiques de l'organisme (...). »2
Au début des années soixante, G. Gurvitch,
sociologue français d'origine russe, ancre ses travaux dans la
lignée de M. Mauss. Il sera surtout à l'origine de distinctions
temporelles telles, que la sociologie en sera amenée à parler non
plus de temps mais des temps. Il discerne les « temps-macrosociaux »
des « temps micro-sociaux », lesquels sont divisés en
sous-groupes. Non qu'ils ne soient intéressants, nous ne retiendrons pas
ici la théorie de l'auteur, mais sommes conscients que ses travaux sont
précurseurs dans l'essai de catégorisation temporelle et sont une
source intarrissable de perspectives de recherches.
Ce qui nous est donné à voir à travers
ces quelques auteurs, dont la liste n'est en rien exhaustive, est avant tout la
place faite au temps dans l'étude de la « chose sociale ». En
Europe comme aux États-Unis ce sont les crises qui amènent les
sciences sociales à s'intéresser à cet axe, ce qui semble
laisser penser que le temps a pris dans l'histoire une place de plus en plus
liée à l'économie de marché.
2. Du temps aux temps
Les premières études empiriques sont comme, nous
le rappelions déjà plus haut, surtout liées à des
phénomènes socio-économiques. On retiendra par exemple,
P.A. Sorokin, R.K. Merton, C.Q Berger qui, dans les années 1930
outre-atlantique, sont à l'origine de ce qui deviendra une des bases de
traitement du temps social : le budget-temps.
1 George Herbert Mead. The Philosophy of the Present,[en
ligne] , LaSalle : Open Court , 1932 , p. 47, (trad. Libre) , [consulté
en juin 2008]
http://www.brocku.ca/MeadProject/Mead/pubs2/philpres/Mead_1932_toc.html
2 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la
réalité, A. Colin: Paris, 2006, p.79
C'est à travers cette méthodologie, largement
monographique, que P.A. Sorokin établit sa fameuse classification des
activités humaines en huit classes (activités à
caractère physiologique, économique, sociétal, religieux,
intellectuel, artistique, activités amoureuses et galantes,
activités plaisantes diverses)1 et divisées en
cinquante-cinq catégories, qui seront largement utilisées, puis
modifiées. Encore aujourd'hui on distingue dans la nomenclature des
activités, une dizaine de catégories de premier niveau,
jusqu'à 999 possibles au troisième niveau, et qui ne sont pas les
mêmes partout dans le monde. L'exemple de la comparaison de la
nomenclature des activités de premier niveau qu'établit G.
Pronovost2 est à ce titre très significatif. Tandis
qu'en France les « activités de sociabilité » sont
distinguées des « loisirs passifs » (spectacles, TV,etc) mais
englobent le bénévolat, le Canada distingue
bénévolat, spectacles et médias ; ou encore les
États-Unis regroupent le tout dans « assistance à des
spectacles et vie sociale ». Cette catégorisation
hétérogène des activités nous montre la
multiplicité des temps sociaux mais surtout leur enracinement
culturel.
Les temps sociaux sont donc intimement liés à
l'activité, et se distinguent dans ce qui constitue cette
activité. C'est ce qui amène P. Sorokin et C. Berger à
mettre en relief la nature qualitative du temps qui permettra de
dépasser son aspect purement quantitatif. C'est cette qualification
qualitative du temps qui amènera les sociologues à une typologie
dont le foisonnement n'a d'égal que ses spécialisations et dont
la synthèse apparaît ici impossible. Aussi nous nous appuierons
sur des travaux récents dont « Sociologie du temps » de G.
Pronovost et « Les temps sociaux » de S. Tabboni qui nous semblent
par ailleurs les plus aboutis.
2.1 De temps en temps
Nous distinguerons ici deux systèmes temporels, l'un
dit traditionnel au sens de la conception des sociétés du
même nom et un second plus contemporain.
Dans un système traditionnel, on évoque
principalement les évènements sociaux et naturels en les
associant à un temps sacré, on se réfère plus
à un temps qualitatif. Ainsi, comme nous avons pu l'exposer plus haut,
la notion de rite, plus qu'une structuration du temps, est une manipulation
symbolique visant à le maîtriser et à nier l'avenir ou du
moins réaffirmer l'identité sociale du groupe fondée dans
un passé originel. Cette cosmogonie qui nous apparaît si lointaine
reste fortement ancrée dans les religions monothéistes,
1 Gilles Pronovost, Sociologie du temps, De boeck
université : Paris-Bruxelle, 1996, p. 21
2 Ibid, p. 84
aujourd'hui encore. La montée du créationnisme en
est un exemple convaincant.
G. Pronovost distingue quatre « aspects majeurs de
l'organisation et de la conception du temps dans les sociétés
dites traditionnelles. »1 : le « temps culturel » qui
se rapporte aux grandes activités traditionnelles (famille, travail,
rites...) dont la détermination est toute à la fois temporelle et
sert la temporalisation ; la « conscience temporelle » inscrite dans
la logique sociale qui unit passé, présent et futur dans un
continuum temporel irréversible inscrit dans le temps cosmogonique ; ou
encore la « morphologie sociale du temps » qui se rapporte aux
garde-temps qui pourrait être symbolisés de façon
générale par un calendrier organisant le temps social au regard
de l'expériencialité du peuple ; et enfin « le temps et
l'économie » dont la fonction se révèle davantage
considérer la prévoyance au sens de « à venir »
plutôt que prévision au sens d'avenir. Nous reviendrons
ultérieurement plus en détail sur cette dernière notion de
prévoyance tirée des travaux en Algérie de P. Bourdieu.
La grande difficulté de cette catégorisation
tient en son interprétation « occidentocentriste » qui tend
à évaluer à l'aune de son temps. Pourtant elle permet
aussi de rendre compte de l'influence des temps traditionnels sur leurs
contemporains. Aussi afin de ne pas glisser dans un écueil
ethnocentriste nous nous appuierons sur la dichotomie qu'opère S.
Tabboni. Pour elle « de même que la succession du temps libre et du
temps de travail rythme les activités sociales dans les
sociétés contemporaines, la succession du temps sacré et
du temps profane constitue la structure temporelle fondamentale des
sociétés préindustrielles. »2 Mais sont-ce
là deux systèmes temporels si distincts ?
L'idée d'un système temporel contemporain
postule d'une rupture, ou plus encore d'une révolution de la
temporalité. La réunion de travailleurs au sein d'une même
manufacture implique une lisibilité du rapport temps/production qui sera
étendue à la notion de rentabilité, soit l'efficience
visée par la division du travail. Nous avons vu avec E. Durkheim que
cette division du travail amène à une inter-dépendance des
membres de la société et construit ainsi, selon l'auteur, une
solidarité organique fondant la place de l'individu dans un tout social.
Mais cette période d'industrialisation comporte en son sein un autre
point fort de transformation sociale : l'homme ne vend plus un produit mais un
temps, le sien. Ainsi, « au fur et à mesure que le travail devient
salarié et que le critère de la division du travail
s'étend et s'approfondit, le temps devient la préoccupation
principale du monde du travail (...) »3. Cette fonction
disciplinaire du temps sur le travail deviendra
1 Ibid., p. 46
2 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op cit. ,
p.76
3 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p.
82
un cadre temporel selon lequel machines et hommes vivront un
temps unique construit sur le mouvement mécanique que représente
l'horloge et sur lequel est « calé » le mouvement de la
machine. Ce processus emprunt de valeurs économiques s'étend
aujourd'hui au domaine les plus intimes. En témoigne le vocable
utilisé pour en parler, le perdre ou le gagner, l'économiser ou
le gaspiller. Il faut toutefois modérer ce propos par la distinction
sociale du rapport au temps. On ne saurait affirmer que dans les
sociétés contemporaines le rapport au temps soit unique eu
égard à l'industrialisation. Que l'on soit patron ou
salarié, le temps est de l'argent, mais il nous faut distinguer le temps
en rapport à sa propre activité et concéder que le temps
vendu n'a pas la même valeur que celui acheté. Les travaux de W.
Grossin montrent que le niveau d'études et le niveau de revenus, qui
sont souvent en corrélation, influent sur la représentation
temps, argent. Seulement un quart des personnes dans les niveaux d'étude
supérieures pensent que le temps est argent tandis que les personnes
sans diplôme (sans C.E.P.) sont trois quart à le
penser.1 Dans la situation de travai il sera pour les uns efficience
et pour les autres il sera autorité. En des termes plus marxistes il est
pour les uns un moyen de dominer pour les autres un dominateur.
2.2 Des temps pour tout
Il existe nombre de typologies du temps qui peuvent ou
pourront, permettre de faire accepter les temps « comme des objets
scientifiques, c'est-à-dire admettre que l'on puisse les identifier, les
classer, en tenant compte de leurs attributs communs ou particuliers. »2
Nous ne souhaitons pas ici entrer dans une énumération ou une
analyse des typologies qui s'avèrerait à notre niveau plus
homérique que scientifique, mais travailler à partir de quelques
distinctions qui nous seront utiles dans notre recherche. Nous emprunterons
pour cela la notion de cadre temporel qui recourt traditionnellement à
l'espace pour fournir une image du temps. Bien que réductrice, cette
notion permet d'appréhender le temps comme une donnée
définit dans l'opposition. Ainsi les distinctions temps public/temps
privé ; temps libre/temps de travail nous permettront d'éclairer
les enjeux de telles oppositions, sans cantonner le temps à une division
: temps social, temps individuel.
La société pré-industrielle se
caractérise par un ensemble indifférencié des temps de la
vie, on travaille, on éduque ses enfants, on reçoit, dans un
même lieu : l'habitat. Le temps privé se distingue du temps public
peu à peu non seulement socialement mais aussi d'un point architectural
par la séparation des lieux au sein même de l'habitat. Tandis que
les habitations du Moyen-Age ne comportaient qu'une pièce unique qui
englobait toutes sortes
1 William Grossin, Les temps de la vie quotidienne, op. cit., p.
288
2 William Grossin, Un objet de science, Temporaliste
n°13, janvier 1990, pp.3-8, p. 8
d'activités, on trouve aujourd'hui des pièces
allouées à des activités précises. La chambre,
symbole de l'intimité, se distingue du salon haut lieu de la
sociabilité. Cette séparation repose sur l'idée du temps
propre à l'individu, préfigurant donc un droit
d'inaccessibilité vis à vis de personnes extérieures au
cadre dans lequel il se trouve. La distinction est davantage probante lorsque
l'on évoque le travail. Cependant cette inaccessibilité est vraie
dans les deux cadres (indisponible à la famille sur le temps de travail,
et indisponible aux collègues sur le temps familial). C'est d'ailleurs
cette distinction famille/travail qui fonde la distinction
privé/publique. L'idée de la famille comme cadre temporel
privé se propage dans les milieux bourgeois à la fin du
XVIIIè siècle. c'est-à-dire que le sentiment familial se
voit assigné une quantité de temps qui distingue deux aspects de
la vie : vie privée, vie publique. Pareil à la division du
travail, le temps est découpé pour répondre à des
besoins différents, à des devoirs différents. Les cadres
temporels des sociétés industrielles correspondent à des
activités sociales. Le temps privé est tourné vers la
famille, le reste relève du temps public. Il y a là une question
qui subsiste pour ceux et celle qui ne travaille pas. Qu'est ce qui
relève de quoi. Un chômeur peut-il réellement se construire
une vie privée. Les institutions impose souvent les rendez-vous, les
agences « d'intérim » proposent des missions du jour pour le
lendemain. Cela suggère qu'une personne au chômage ne puisse se
rendre indisponible., faute de quoi dans le cas de l'ANPE ou des assistants
sociaux on risque la radiation ou suppression d'allocation, et dans le cas de
« l'intérim » un refus implique souvent de ne plus être
appelé.
Si la société industrielle draine son lot de
ségrégations des cadres temporels, il en est une qui n'a eu de
cesse de s'accroître, c'est celle du temps libre. Notre première
opposition relatait l'idée d'une privatisation du temps au sens «
d'une revendication territoriale sur son temps de vie »1, la
deuxième s'appuie sur la référence travail comme temps
productif pour étayer l'idée d'un temps non productif : le temps
libre dont on a longtemps estimé qu'au contraire du travail, il relevait
de la réalisation de soi au sens de l'épanouissement devient
aujourd'hui « la solution d'un problème qui naît dans le
travail. »2. Son ancêtre pourrait être le repos qui
distingua l'activité de la non-activité, jusqu'à
l'industrialisation qui mît un point d'honneur à réguler le
temps de travail à des fin productives. Nous dirons donc avec W. Grossin
que le temps de travail des sociétés préindustrielles
n'était pas un temps « enfermant » au sens d'un temps reconnu
comme référence au contraire du temps enfermé qui se
réfère plus à l'activité. L'agriculteur, comme
l'artisan travaillaient à leur tâche jusqu'à ce qu'elle fut
terminée ou du moins
1 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p.
105
2 Ibid. , p. 118
jusqu'à la nuit, un temps enfermé ; l'ouvrier
travaille un nombre d'heures pré-déterminé, un temps
enfermant qui fait référence pour l'ensemble des ouvriers. Ce cas
de l'ouvrier d'usine de W. Grossin est à ce titre intéressant et
révèle certaines caractéristiques fortes du cadre temporel
de travail qui « s'applique à d'autres activités et
circonstances et peut-être à l'ensemble du système social.
»1. La première caractéristique du cadre temporel
de cet ouvrier, est la rigidité ; c'est-à-dire la
précision des horaires qui joue un rôle d'autorité. Cette
première caractéristique se double d'une fonction coercitive par
ce qu'elle suppose de sanction (financière) en cas de retard. Pour
l'ouvrier tout ceci s'inscrit dans une régularité jamais
altérée ni par la nuit ou les saisons, ni même par la
physiologie humaine. S'ensuit alors une normalisation du temps quotidien
appuyée sur le travail qui sépare la production de la
non-production, produire se faisant au travail le reste étant affaire de
temps libre. Le temps non-libre s'impose comme un temps enfermant rendant quasi
uniforme les rythmes sociaux infléchis à la synchronisation des
activités sociales. L'accueil péri-scolaire qui synchronise temps
de travail des parents et temps scolaire des enfants ou encore l'actuelle
discussion concernant les ouvertures de commerces le dimanche qui
synchroniseraient le temps de consommation sur le temps libre, en sont des
points d'orgue. Le temps libre s'avère être un temps
enfermé qui, comme nous le verrons plus loin, est un placement sur
l'avenir.
Ce qui se veut libre s'avère être d'une grande
dépendance au travail. Qui ne s'intègre pas à ce continuum
normalisé « paie les conséquences de son autonomie par son
exclusion d'une bonne partie des temps sociaux significatifs.
»2 W. Grossin taxe de « situation absurde » les
cadres temporels de travail qui, de son point de vue, ne sont qu'une
façon de « déposséder l'individu d'une partie de son
temps libre pour lui vendre l'autre partie. »3 Plus
modérée S. Tabboni écrit que « les habitudes et les
attitudes qui sont requises et rendues obligatoires dans le temps de travail,
deviennent des comportements et des attitudes qui se manifestent aussi en
dehors du temps de travail et finissent par conditionner une partie
considérable de la personnalité des individus. »4
Il est intéressant pour étayer notre propos de
revenir aux travaux de W. Grossin sur la représentation de la perte de
temps qui mettent en évidence trois tendances : « l'oisiveté
», « l'improductivité » et « le
désintérêt ». La première concerne la
valorisation du temps travaillé, l'oisiveté dans le sens du
repos. La deuxième est la plus populaire et est ressentie par les
personnes interrogées comme désagréable. Comme le note
l'auteur, « c'est
1 William Grossin, La notion de cadre temporel,
Temporaliste n°31, janvier 1995, pp.14-18, p. 14
2 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p.
112
3 William Grossin, La notion de cadre temporel,
Temporaliste n°31, janvier 1995, pp.14-18, p. 16
4 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p.
112
dire que la majorité des individus a parfaitement
intériorisé les valeurs et les slogans de notre
société. »1 Enfin et c'est le plus
intéressant pour nous, la troisième évoque la non
rentabilité du temps et concerne davantage les revenus les plus
élevés. Parallèlement à cette étude de 1972,
nous souhaitons développer notre pensée à travers deux
autres points qui proposent une lecture transversale de ce rapport au cadre
temporel. On observe donc que la qualité du temps libre est
attachée à la qualité du travail. De sorte qu'en premier
lieu les activités du temps libre sont davantage gratifiantes ou
constructives pour les professions les plus élevées, même
si c'est cette même population qui dispose aussi du moins de temps libre.
Et ensuite cette rareté de temps lui confère une certaine
qualité. Ce qui est corroboré par les études concernant
les personnes au chômage. Une des grandes étude sur les
chômeurs fait apparaître que le sentiment d'un temps
illimité « rend tout horaire inutile [tandis que] le sentiment de
n'avoir du temps libre qu'en quantité limitée pousse à
réfléchir à son utilisation. »2. Le temps
illimité laisse imaginer que l'on dispose de tout le temps pour faire ce
que l'on a à faire, jusqu'à ne pas le faire, au contraire la
contrainte nécessite de prévoir, d'organiser, au point de noircir
les colonnes de l'agenda, ces abscisses ordonnées du temps.
Ainsi ce qui peut être aliénant, comme le cadre
temporel de l'ouvrier vu ci-dessus, recouvre aussi une importance majeure dans
la structuration de ce qu'il convient d'appeler les temporalités. Cette
temporalité des sociétés industrielles puis
post-industrielles enracinée dans la division du travail social est le
fruit d'un long processus de désappropriation du temps par une partie de
la société, la plus vulnérable. La structuration du temps
au regard de la production isole les cadres temporels et instaure des valeurs
morales liées à l'horloge, ponctualité, prévision,
etc. L'industrialisation a opéré une transformation
socio-culturelle dans le rapport au temps qui n'a fait qu'évoluer avec
les nouvelles formes d'organisation. Nous observons par exemple aujourd'hui une
résurgence temporelle dans certains types de professions très
privilégiées, au sens d'un retour à une certaine autonomie
immanente à la flexibilité ou à l'adaptabilité dans
le travail. Nous ne saurions pourtant soutenir qu'elle participe d'une
transformation profonde de la société. D'abord, selon S. Tabboni,
parce que la flexibilité du travail se présente dans la plupart
des cas comme un privilège dont jouissent principalement les
salariés faisant partie des cols blancs. »3. Ensuite
parce qu'elle répond toujours à un temps pivot qu'est celui de la
demande dont le flux non continu implique la non-régularité. Et
enfin parce que l'adaptabilité est elle-même le porte drapeau
d'une productivité soumise à la question
1 William Grossin, Les temps de la vie quotidienne, op. cit., pp.
327-328
2 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de
Marienthal, Les Editions de Minuit : Paris, 1981, p. 110
3 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit. , p.
135
récurrente du rapport entretenu entre le temps et la
production. La flexibilité se traduit par une discontinuité du
temps de travail quotidien, hebdomadaire, mensuel et annuel entraînant
son corollaire de nouvelles structurations temporelles. Et
l'adaptabilité devient un cumul de compétences utilisées
à répondre dans l'instant présent à tout ce qui
vient perturber le continuum social normalisé que représente
aujourd'hui la productivité comme niveau de production par unité
de temps. On ne peut aujourd'hui concéder aux nouvelles technologies et
formes d'organisation autre chose que d'avoir proposé « une
accélération supplémentaire des rythmes déjà
pénibles, introduits par la révolution industrielle. »1
Nous sommes dans une ère où le temps ne doit pas
se perdre il doit se gagner. Mais plus exactement nous dirions, avec S. Schehr
que le temps doit se reconquérir au sens d'une autonomie temporelle
orientée vers l'appropriation de temporalités sociales « non
préexistantes, prenant leur source dans des modes de vie où le
travail n'imprime plus systématiquement sa marque.
»2.
A l'instar du temps privé, nous pouvons nous poser la
question du temps libre pour des personnes qui ne travaillent pas. Il est
évident qu'en de telles circonstances le temps libre ne peut coexister
avec le chômage. Pour autant dans une situation de chômage
inversé, souvent appuyé sur une activité très
administrative, on comprendra que le temps libre puisse être un temps
enfermant.
3. Le temps : une course d'orientation
« On peut affirmer que l'activité de
détermination du temps et le concept de temps sont inséparables
de la représentation générale que les hommes se font de
leur univers et des conditions dans lesquelles ils y vivent. »3
Cette affirmation pèse lourd dans les
représentations temporelles. En plus de l'idée sous-jacente des
effets de la socialisation primaire, ce sont les conditions de vie qui
apportent là une dimension non-négligeable à notre
recherche. Ainsi origine sociale et culturelle traversent les
temporalités. Peuples chasseurs ou pêcheurs, cadres et ouvriers
d'ici et d'ailleurs partagent un temps, donné comme universel, mais
construisent un temps singulier qui doit leur permettre de naviguer dans les
méandres d'une existence à mener.
1 Simonetta Tabboni, Les temps sociaux, op. cit., p.
134
2 Sébastien Schehr, La conquête de l'autonomie
temporelle, Temporaliste, n°40, décembre 1999, pp; 16-25,
p.1
3 Norbert Elias, Du temps, op. cit. , p. 199
3.1 L'horizon temporel
Les sociétés dites «
développées » ont intégré à leurs
systèmes sociaux le temps comme une compétence, au sens où
l'emploient les didacticiens, c'est-à-dire comme un ensemble
organisé de représentations (conceptuelles, sociales ,
organisationnelles et expérientielles), d'organisateurs de
l'activité (schèmes, procédures, raisonnements, prise de
décision, anticipations) intégrant l'usage des
instruments1. Si le rapprochement de ces concepts paraît
étrange, il rend compte selon nous, des diverses us temporels. Les
instruments viennent sublimer les représentations et les organisateurs
du temps. Calendrier, agenda, organiseur (semaine 22, jeudi 8 à 14h30,
rdv- psy) se mêlent aux marqueurs temporels (mercredi : le jour des
enfants, dimanche celui de la famille), pour une meilleure maîtrise du
temps, pour une meilleure orientation dans une société qui
l'érige au niveau de nécessité.
Le projet est une injonction, la planification inexorable, la
prévoyance impérative, l'anticipation inéluctable. La
difficile maîtrise du futur semble tenir lieu de distinction au
sens bourdieusien du terme. La nécessité sans cesse
affichée de l'élargissement de l'horizon temporel vient alourdir
le fardeau de ceux et celles qui n'y ont pas accès. Nous entendons
horizon temporel comme « l'échelle et l'orientation selon
lesquelles s'organise l'expérience temporelle individuelle ou collective
»2, c'est-à-dire une capacité de lecture du temps
passé et futur. Cette notion ets intimement liée à celle
de stratégie temporelle qui renvoie à une tentative de
maîtrise du temps. Si nous devions imager l'idée d'horizon et de
stratégie, nous dirions que l'horizon se dégage quand le niveau
de synthèse permet la stratégie. La prise de conscience «
écologiste », qui engendra à l'exemple de l'insertion un
grenelle, est une exemple fort probant. Concevoir que nos actions
passées ont pu avoir un tel impact sur le présent jusqu'à
en modifier les comportements de sorte de limiter l'inexorable aggravation des
conditions de vie suppose un niveau de synthèse quelque peu
évolué. En ce sens l'écologie prend place dans l'action
publique comme le fit l'action sociale à son époque, le slogan du
ministère de l'écologie est à ce titre très
éloquent : « Présent pour l'avenir ». Pourtant, il
apparaît que les attitudes écologiques vont « avec une
certaine aisance sociale ». L'enquête menée au début
98 par l'Insee et l'Ifen montre que « 6% de ménages ayant
intégré plus de 12 pratiques environnementales3 parmi
18 dans leur mode de vie sont
1 Renan Samurçay, Alain Savoyant, Serge Volkoff. La
dynamique des compétences, point aveugle des techniques manageriales, in
Formation Emploi, n° 67, 1999
2 Gilles Pronovost, Socilogie du temps, op. cit. , p.
59
3 Sur les 18 pratiques, 2 sont liées à des biens de
consommation entraînant des dépenses supplémentaires
(agriculture bio, électroménager mention repect de
l'environnement)
le plus souvent des actifs ayant un emploi,
propriétaires, qui habitent une maison, hors de Paris, et disposent de
revenus supérieurs à ceux de la moitié de la population.
La personne de référence a entre 40 et 65 ans, a suivi une
formation technique, ou alors d'enseignement supérieur, et elle est
cadre. »1 A l'opposée, ce sont 45% de ménages qui
effectuent moins de 6 pratiques, et dont la personne de référence
est âgée de moins de 30 ans ou plus de 70 ans, n'a pas
étudié ou n'a pas dépassé la terminale, et elle est
célibataire. Et si toutefois on note quelques pratiques «
écolo »(économie d'eau, transports en commun...) elles sont
plus souvent liées au « système D » et sont l'apanage
des petits revenus. Cette enquête nous laisse entrevoir des horizons
temporels socialement distribués.
L'idée de présentisme développée
par F. Hartog qui évoque « un enfermement dans le présent du
fait de l'absence de toute leçon à tirer du passé et d'un
futur devenu menaçant. »2 rend relativement compte de la
conscience écologique et plus encore. La réalité des
horizons les plus communs telle que la perception de demain donne à voir
combien tout cela est flou et parfois même contradictoire. L'exemple de
l'enquête d'opinion de 2006 commandée par la DREES, nous en donne
un aperçu. Il y apparaît que l'exclusion et la pauvreté vue
comme « ne pas manger à sa faim » par 43% des personnes
interrogées ou encore « ne pas avoir de logement » (30%)
« peut concerner n'importe qui » pour 62% de la même
population. Près de deux tiers de la population interrogée se
sentent potentiellement vulnérables. La formule : « on ne sait pas
de quoi demain sera fait ! » prend ici tout son sens. Pourtant dans la
même enquête il apparaît que 60% sont optimistes quant
à leur avenir pour eux mêmes mais qu'ils sont 67% à
être pessimistes pour leurs enfants ou les générations
futures. L'orientation temporelle devient une qualité remarquable comme
le nez au milieu de la figure, instable comme l'opinion publique et
inégalement répartie comme les richesses. Même si l'opinion
publique « n'existe pas » et n'est qu'une prise de « position
sur des opinions formulées »3 dont le but ne serait nous
échapper, cet exemple nous permet tout de même de mesurer le
regard porté sur l'horizon temporel et de corroborer l'idée de
présentisme dans certains cas et pour certaines populations. Pour
développer l'idée d'iniquité temporelle, nous nous
attarderons sur les effets de ce que nous avons appelé plus en amont
avec R. Castel, la désaffiliation.
1 Clotilde caraire, Michelle Dobré, Pratiques
environnementales et mode de vie, in Les données
environnementales, n°41, novembre-décembre 1998, p. 3
2 Didier Demazière, Claude Dubar , Récits
d'insertion de jeunes et régimes de temporalité,
Temporalité n °3, 2ème semestre 2005, pp. 94-107, p.97
3 Pierre Bourdieu, L'opinion publique n'existe pas, in
Questions de sociologie, Les Éditions de Minuit : Paris, 1984, p.
235
3.2. La précarité, réductrice d'horizon
temporel
Diverses études montrent que la montée du
chômage, le développement de la précarité
économique et sociale et de l'instabilité professionnelle ont eu
pour effet « de réduire l'accès des fractions les plus
démunies et les plus dominées des milieux populaires aux
conditions sociales de la maîtrise d'un temps prévisible ou
calculé, dominant nos sociétés. »1
Nous ne pouvons, à cet effet, faire l'économie
d'une des références de l'étude du chômage et de la
pauvreté que représente « Les chômeurs de Marienthal
». Elle nous laisse « entendre (...) l'immense silence des
chômeurs et le désespoir qu'il exprime. »2 Les
intérêts de cette monographie réalisée en 1931 sont
aujourd'hui encore illimités, nous emprunterons à cette
équipe surtout ses résultats sur le temps comme prémices
d'une idée de la précarité temporelle. Ce qui y est le
plus frappant est le « rien faire » qui, dans d'autres cadres
relève du temps libre mais correspond ici aux activités autres
que celles liées à la subsistance (bois, jardin).
C'est-à-dire peu car pour les hommes de Marienthal désormais au
chômage « se lever, déjeuner, se coucher, sont les seuls
points de repère subsistant dans la journée. Dans l'intervalle,
le temps passe, sans qu'on sache très bien à quoi.
»3 Les auteurs nous livrent des témoignages accablants
sur la morosité de la temporalité de ces hommes, qui suivent une
logique de subsistance, à l'instar des agriculteurs
pré-industriels. Cette logique n'implique pas nécessairement une
absence de temporalité mais convient d'une rupture avec la leur, celle
qu'ils firent leur par le temps vécu. Il nous faudrait là
accéder à des données d'ordre qualitatif pour
définir un type de temporalité. Bien sûr la distinction
entre « chômage total » et « chômage inversé
» établie par P. Schnapper4, est d'une grande
utilité pour dégager les différentes temporalités
qui coexistent dans une situation de chômage que l'on pourrait penser
similaire.
Cette distinction nous permet de mieux comprendre ce qui se
joue dans l'ennui du non-travail, notamment l'idée de chômage
total, d'ailleurs qualifié de « temps de l'ennui » par
l'auteur. Cette expérience de non-travail se traduit par une humiliation
ressentie et une désorganisation de ce qui était articulé
autour du temps du travail. « Quelles que soient les occupations, elles
sont dépourvues de sens et consistent à "passer le temps",
"à tuer le temps", à attendre la fin de journée, sans
avoir eu l'impression de la vivre ou de vivre. »5
1 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles populaires
à l'épreuve de la précarité, Lien Social et
Politiques, n°54, automne 2005, pp. 153-162, p. 155
2 Pierre Bourdieu, in Paul Lazarfeld (et al.), Les
chômeurs de Marienthal, op cit. , p. 12
3 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de
Marienthal, op cit. , p. 106
4 Phillipe Schnapper, Travail et chômage, in Michel de
Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail, De
Boeck Université, Bruxelles, 1994
5 Philippe Schnapper, Le temps du chômage, Temps libre,
n°2, pp. 43-50, p.4
Cette citation aussi cruelle que réelle nous propose de
mesurer ce que l'auteur appelle le « vide de l'existence ». Cette
incapacité à vivre autre chose que ce qui, malgré une
routine quotidienne, fondait le sens de l'existence. Le chômage total
n'est certes pas toujours auréolé de
l'inéluctabilité, c'est le cas des militants syndicalistes qui
vivent cette expérience différemment eu égard à
leurs implications passées, souvent tournées vers l'entreprise
d'origine (lutte syndicale...). Mais c'est une forte proportion de ceux et
celles déjà fragiles dans d'autres domaines qui se trouve dans un
cadre temporel dont les caractéristiques semblent être le temps
libre et dans une certaine mesure l'amoindrissement de la sociabilité
inhérente au travail que R. Sainsaulieu intitule « un centre
d'échanges humains »1. Ainsi que le notaient les auteurs
de Marientahl, « à un monde plus pauvre en évènements
et en sollicitations correspond une perception appauvrie du temps.
»2 Cette atrophie de l'horizon temporel se trouve alors
accentuée par une précarité économique qui
introduit l'incertitude comme avenir.
Chaque jour est un jour de subsistance qui entraîne son
lot d'évènements problématiques favorisant une «
temporalité de l'urgence, du coup à coup et de l'inattendu.
»3 Cette temporalité est doublée d'un fort
sentiment de nécessité de jouir d'aujourd'hui comme comme si
demain n'arrivait pas. Cet « hédonisme populaire », comme
l'appellent M. Millet et D. Thin, rappelle ce que P. Bourdieu nomme « le
matérialisme spontané des classes populaires qui refuse d'entrer
dans la comptabilité benthamienne des plaisirs et des peines, des
profits et des coûts. »4 L'auteur de « La
distinction » identifie dans sa lecture des habitus alimentaires, le lien
entre précarité et perception de l'avenir, le présent
devient alors « la seule philosophie concevable pour ceux qui, comme on
dit, n'ont pas d'avenir et qui ont en tout cas peu de choses à attendre
de l'avenir. »5 Cette doctrine temporelle nous permet de mieux
comprendre certaines pratiques engluées dans un horizon temporel
bouché. Le rapport à la santé ou à
l'éducation des enfants nous en livre un parfait exemple.
1 Renaud Sainsaulieu, L'identité au travail,
presses de la fondation nationale des sciences politiques : Paris, 1977, p.
110
2 Paul Lazarfeld (et al.), Les chômeurs de
Marienthal, op cit. , p. 117
3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles
populaires à l'épreuve de la précarité, op.
cit. , p.155
4 Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du
jugement, Les Éditions de Minuit, Paris, 1979, p. 201
5 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit., p. 203
4. La précarité temporelle à travers
quelques points
Nous avons déjà évoqué la
précarité dans notre première partie, toutefois nous y
revenons dans les pages suivantes à travers l'idée d'horizon
temporel qui rend en quelques sortes compte d'une éventuelle
capacité de projection. Afin de ne pas rester dans l'assomption nous
proposons de l'approcher à travers trois variables que sont la
santé, les études universitaires et les loisirs.
4.1 la santé, prévenir ou guérir
?
En matière de santé les chiffres de la
Couverture Maladie Universelle proposent une analyse fort intéressante
si l'on entend aussi que les bénéficiaires de ce dispositif
soient les plus défavorisés, puisque le plafond des revenus
annuels pour une personne est de 7272€ et de 13090 € pour une famille
de 3 personnes. On note par exemple que 43 % des ménages,
interrogés dans les mois qui suivaient leur inscription à la CMU,
déclarent avoir renoncé pour des raisons financières
à au moins un soin dans l'année, dans les mois
précédant leur affiliation. Toutefois malgré le
bénéfice de la CMU, 22 % des ménages et 11% des
individuels inscrits depuis plus d'un an, déclarent également
avoir renoncé au moins à un soin dans les douze derniers mois,
pour raisons financières. Ces renoncements sont surtout portés
sur des actes médicaux précis (18% pour de prothèses
dentaires et spécialistes). Cette distinction s'opère aussi entre
les catégories socio-professionnelles, puisque les ouvriers comme on le
relève ci-dessous, consultent beaucoup moins les spécialistes que
le reste de la population. Pour l'anecdote, il est impressionnant de
s'apercevoir que les ouvriers consultent à peine plus les dentistes que
les retraités.
Tableau 5. Consultation médicale des individus
au cours de l'année selon la
catégorie socioprofessionnelle
2005, en %
Consultation
|
d'un
médecin généraliste
|
d'un médecin spécialiste
|
d'un dentiste ou d'un orthodontiste
|
Agriculteurs exploitants
|
81,6
|
41,8
|
58,6
|
Artisans, commerçants, chefs d'entreprise
|
87,0
|
53,4
|
56,6
|
Cadres et professions intellectuelles supérieures
|
80,6
|
61,2
|
62,8
|
Professions intermédiaires
|
85,7
|
60,2
|
59,6
|
Employés
|
88,6
|
66,6
|
58,9
|
Ouvriers (y.c ouvriers agricoles)
|
83,1
|
39,6
|
49,3
|
Retraités
|
95,7
|
66,1
|
45,9
|
Autres inactifs
|
88,8
|
53,1
|
58,5
|
Ensemble
|
88,7
|
58,5
|
54,3
|
Source : Insee, Enquête permanente sur les conditions
de vie 2005
Pour continuer sur la CMU, on note aussi que les
bénéficiaires, plus jeunes que le reste de la population, jugent
leur état de santé de façon globalement plus
défavorable :12 % d'entre eux déclarent ainsi leur état de
santé mauvais et 4 % très mauvais. Ce qui correspond à un
écart de plus de 10 points avec le reste de la population. 1
Il est évident que la CMU contribue « à diminuer le
renoncement aux soins pour des raisons financières, mais ce taux demeure
supérieur à celui observé pour les personnes
bénéficiant d'une autre couverture complémentaire.
»2 On comprend ici l'aspect économique inhérent
à la santé, mais il est plus difficile d'en extraire la dimension
temporelle. M. Millet et D. Thin voient dans la réduction des moyens
économiques, non seulement une limite des dépenses
consacrées à la santé, mais aussi une perception
limitée de la fonction préventive de la médecine (
dentiste, ophtalmologiste...). Le médecin est un remède à
des maux qui surviennent brutalement, il n'est pas consulté dans une
visée préventive. Une couturière au chômage
interrogée par les auteurs tient un discours qui traduit tout à
fait ce propos :
« (...) je vois pas l'utilité d'aller voir
tous les mois le médecin quand ils [les enfants] sont en bonne et
parfaite santé, j'ai pas les moyens de dépenser les
médecins hein... parce que, quand je vois qu'ils sont vraiment malades,
d'accord mais autrement... »3
Cette perception d'une médecine fondée sur la
réparation et l'urgence traduit un enfermement dans le présent,
une incapacité ou au moins une grande difficulté de
prévoyance. Si la CMU comme nous l'avons vu permet l'accès aux
soins elle n'est en rien une transformation de la perception de la
médecine. Cet horizon temporel bouché ne jouit pas de plus
d'éclaircies en matière de scolarité des enfants.
4.2 Une vision temporelle de l'anomie universitaire
En postulant d'une précarité temporelle, on ne
peut feindre les effets sur la socialisation des enfants. Pourtant il reste
très délicat d'affecter à la socialisation, dans ce
qu'elle procède de temporalisation, les ruptures ou même les
échecs scolaires. L'étude de « l'impact du chômage des
parents sur le devenir scolaire des enfants »4 conclut que la
précarité professionnelle des parents diminue les chances
d'obtenir un baccalauréat, et que
1 Enquête auprès des bénéficiaires de
la CMU mars 2003-DREES.
2 Bénédicte BOISGUÉRIN, État de
santé et recours aux soins des bénéficiaires de la
CMU, DREES Études et résulats, n°294, mars 2004, p.
7
3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles
populaires à l'épreuve de la précarité, op.
cit. , p.157
4 Michel DUÉE, L'impact du chômage des
parents sur le devenir scolaire des enfants, Série des documents de
travail de la Direction des Études et Synthèses
Économiques, juillet 2004, institut national de la statistique et des
études économiques
cet impact correspond bien à une causalité. Mais
peut-on pour autant affirmer que la représentation de la
scolarité puisse n'être due qu'à cette causalité
?
A ce titre, l'ouvrage de S. Beaud « 80% au bac... et
après ? » nous permet de considérer l'effet de la
précarité temporelle. Nous ne redirons pas ici
l'hétérogénéité des situations vécues
dans les « quartiers » desquels sont extraites toutes ses
données. Nous nous limiterons à « (...) la manière
dont les destins sociaux sont fabriqués, dont les histoires (familiale,
scolaire, résidentielle, matrimoniale, etc.) de chaque individu
révèlent que le champ des possibles scolaires et sociaux est
étroitement délimité. »1 En conservant
néanmoins l'idée que ces « enfants de la
démocratisation »2 sont souvent issus d'une frange
affectée de la population, freinée dans leurs études
post-bac par les difficultés à s'orienter dans ce que l'auteur
appelle « l'anomie du monde universitaire »3.
Imaginer que cette « démocratisation » ouvre
de nouvelles temporalités serait oublier, indépendamment du
déplacement opéré par le processus de « reproduction
des classes sociales supérieures. »4 au niveau des
filières post-bac, qu'elle n'est pas le fruit d'une considération
nouvelle de la part des parents ou des enfants. Elle est le celui d'une
injonction ministérielle qui détermine au sein des « vingt
piteuses »5, une modification substantielle, non des
temporalités mais de l'horizon temporel.
Cette modification est un double mouvement antinomique. En
effet d'un côté les parents suivent cette parole qui essaime
l'idéal républicain d'une égalité sociale ,comme un
rempart éternel à l'exclusion menaçante de ces
années de crise. En prévoyance de moins bons lendemains, ils
surinvestissent l'école et abandonnent dans le même temps
l'ethos populaire qui valorisait l'entrée dans la vie active,
au profit d'une « stratégie de compensation par rapport à ce
qui a été perçu alors comme un retard de scolarisation
»6. Ce qui assurait d'une certaine façon un continuum
social, impliquant une temporalité relativement uniforme basée
sur la valeur travail au sens d'un « ensemble de contraintes qui
définissent une organisation cohérente du temps
»7 se trouve mis en péril par cette espérance. De
l'autre côté cette entrée dans les études post-bac
« révèle l'inadaptation des structures temporelles de ces
étudiants (...) [et un manque de] croyance en leur avenir scolaire et
professionnel. »8. Les parents voient leurs enfants « bac
+1 ou 2, "précarisés",
1 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, Paris, La découverte, 2003, p. 303
2 Ibid., p. 307
3 Ibid.
4 Ibid, p. 311
5 Denis Clerc, Vingt piteuses L'emploi sacrifié,
Alternatives Economiques, n°192, Mai 2001, p.
6 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 20
7 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p.
87
8 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 159
souvent "surexploités", semblant atomisés,
dispersés sans force sociale, [apparaissant] comme terriblement
résignés, ne voulant plus reprendre les mots utilisés par
leurs parents pour "lutter" ou penser leur condition, car ces mots leur
semblent rouillés »1. Ce présentisme annihile
l'espérance évoquée ci-dessus. Ces parents qui ont voulu
croire à l'idéal républicain, ceux qui portaient les
lendemains qui chantent, se retrouvent floués par l'incertitude des
longues études. A l'instar de l'analyse du système scolaire que
faisait P. Bourdieu en 1979, nous affirmons qu'un « système
à classements flous et brouillées favorise ou autorise des
aspirations elles-mêmes floues et brouillées. »2
Ce mouvement de prévoyance donc de projection,
doublé d'une restriction de l'horizon par la méconnaissance d'un
système, pourrait dans une certaine mesure se comparer aux agriculteurs
algériens des années soixante. Il nous faut pour cela garder
à l'esprit que « malgré la baisse prévisible du taux
de rendement éducatif, l'investissement scolaire s'est poursuivi car il
obéissait, sur le moment ou il était entrepris, à d'autres
raisons que des seules raisons économiques. »3
Cette comparaison, qui accentue notre digression, nous
permettra ultérieurement de mesurer les effets de l'acculturation
scolaire sur une population cumulant déjà bon nombres de «
handicaps » intrinsèquement liés entre-eux et souvent
corrélés à des perceptions temporelles
déstabilisées. Ainsi P. Bourdieu note que :
« l'adaptation à une organisation
économique et sociale tendant à assurer la
prévisibilité et la calculabilité exige une disposition
déterminée à l'égard du temps et plus
précisément, à l'égard de l'avenir, la
rationalisation de la conduite économique supposant que toute
l'existence s'organise par rapport à un point de fuite absent et
imaginaire. »4
Cette affirmation, si elle est tirée d'une analyse
concernant l'agriculture « précapitaliste », se trouve
rejoindre en de nombreux points la génération
évoquée ci-dessus. Bien évidemment ce parallèle est
à manier avec défiance. D'abord parce que nous ne proposons pas
une analogie complète, ensuite parce qu'il s'agit de rendre intelligible
la perception de l'avenir comme élément d'orientation et non pas
le travail comme contrainte sociale. L'auteur explique que la
pré-voyance des agriculteurs étudiés est orientée
vers des besoins qui ne sont pas hérités d'une volonté
d'accroissement de production mais par des besoins de subsistances. Ainsi
l'agriculture traditionnelle perçoit la production comme un
1 Ibid, p. 310
2 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 174
3 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 19
4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p.
17
bien de consommation plutôt que comme une
possibilité de développement, « sacrifiant ainsi l'avenir de
la production à l'avenir de la consommation. »1. C'est
donc dire que les schèmes de perception du temps sont
hérités de l'experientiel et développés selon une
représentation socio-biologique qui induit des temporalités qui
ne sont pas dominées par la nécessité de
rentabilité, donc de rationalisation temporelle mais par la
nécessité de subsistance donc d'une représentation de
l'avenir limitée aux cycles agraires. L'agriculteur traditionnel
dépense et engrange le produit de la récolte passée pour
l'année à venir. Il ne considère que
l'immédiateté et n'envisage pas travailler plus pour gagner plus.
Il en va de même des jeunes étudiants, que S. Beaud suit, à
leur entrée à l'université. Nous évoquions plus
haut l'incapacité à construire un avenir sur les études
qui représentent à l'instar d'une agriculture capitaliste, un
placement à long terme , un « point de fuite absent et imaginaire
». C'est-à-dire dans une certaine mesure un niveau de
synthèse de la perception du temps que leur expérience propre ne
leur a pas permis de construire. Nous pourrions développer ce fait sous
l'angle de l'organisation du travail, mais l'idée d'acculturation
scolaire révèle mieux que tout cette perception du temps que
l'étudiant acquiert tout au long de sa scolarité.
L'autocontrainte, la méthodologie, l'autonomie sont autant de
structurations rationnelles du temps que l'école permet ou non
d'acquérir. Ces « bons élèves » de lycées
qui entrent à l'université perdent leurs repères
temporels. Hier régis par un emploi du temps presque surchargé,
les voilà livrés à « une culture universitaire
écrasante »2 qui les conduit à l'inexorable
sentiment de ne pas être à leur place. Cependant attribuer ce que
les divers ministres en charge de l'université ont appelé «
l'échec », à l'unique système scolaire
dépossède aussi ces jeunes gens de leur passé, de leur
histoire, bref de leur culture. Dans une société où la
maîtrise du temps est une compétence, « le parcours
migratoire des familles socialisées dans des formes sociales orales et
la faiblesse des temps de scolarisation des parents expliquent dans une large
mesure l'éloignement de cette temporalité scripturale de l'agenda
»3, éminence du temps rationalisé à la
demi-heure. Il nous faut ici rappeler avec P. Bourdieu que « la
visée de l'avenir dépend étroitement dans sa forme et sa
modalité, des potentialités objectives qui sont définies
pour chaque individu par son statut social et par ses conditions
matérielles d'existence. »4
Nous avons évoqué avec S. Beaud le cas des
« enfants de la démocratisation » qui ont pu accéder
à l'université mais nous aurions pu, et c'eût
été plus éloquent encore, nous consacrer à ces
mêmes « enfants » mais qui eux ont fait les frais de la
déscolarisation.
1 Ibid. p. 20
2 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 159
3 Mathias Millet, Daniel Thin, Le temps des familles
populaires à l'épreuve de la précarité, op.
cit. , p.161
4 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit. , p.
70
Cependant puisqu'ils sont aussi pour beaucoup les enfants de
l'insertion, nous préférons traiter ce biais
ultérieurement au travers du travail de terrain.
4.3 Les loisirs, une stratégie ?
Pour prolonger l'idée d'une calculabilité en
matière d'éducation, nous souhaitons faire une nouvelle
digression qui s'attacherait aux loisirs. Une enquête de 2003 sur les
loisirs des enfants de 8 à 12 ans relève que la distribution des
capitaux sociaux, culturels et économiques marque fortement les
pratiques des enfants. Cette affirmation semble presque « tomber sous le
sens », pourtant la référence aux théories
bourdieusiennes n'a pas été, à notre connaissance,
portée, si ce n'est le capital symbolique, sur des champs abstraits de
l'existence. Il est entendu que les loisirs puissent être vus au sens du
capital culturel mais ils peuvent tout aussi bien être vus comme un
placement à longs termes qui favoriserait dans tous les cas un continuum
social. C. Tavan écrit que « lorsque l'on tient compte
simultanément de l'ensemble des caractéristiques individuelles
(âge, sexe, niveau de diplôme, catégorie
socioprofessionnelle, type de commune et niveau de vie), il ressort que les
pratiques culturelles sont avant tout déterminées par le niveau
de diplôme ; viennent ensuite la catégorie socioprofessionnelle et
l'âge. »1 Elle donne l'exemple des diplômés
du supérieur qui sont trois quarts à avoir visité dans les
douze mois au moins un musée, une exposition ou un monument historique
contre un quart des personnes ayant quitté le système scolaire
sans diplôme et des cadres et professions libérales qui sont 60%
à être allés au théâtre ou au concert sur la
même période, tandis que les ouvriers sont quatre fois moins.
Est-ce uniquement l'idée d'une distinction ou d'une reproduction que de
se rendre ou pas dans un musée? G. Pronovost voit dans ces loisirs une
tentative pour les familles les plus favorisées « d'inculquer aux
enfants des notions de prévoyance »2.
Pour aller plus en avant encore, un bulletin de 2004 du
ministère de la culture fait état d'une enquête sur les
loisirs des 6-14ans. Cette enquête renonce à une
catégorisation socio-économique pour favoriser une
catégorisation tournée vers les « univers culturels »3
du public. On y trouve une catégorie nommée « les exclus
» qui sont en tout éloignés des formes de loisirs culturels.
Le portrait type qu'en dresse l'auteur correspond à un enfant dont les
parents,
« ne fréquentent pas les bibliothèques,
ne vont ni au théâtre ni aux concerts, leur
1 Chloé Tavan, Les pratiques culturelles : le
rôle des habitudes prises dans l'enfance, INSEE Première n
°883, Février 2003
2 Gilles Pronovost, Sociologie du temps, op. cit. , p.
108
3 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement
culturel, n°144, mars 2004, p. 1
seule sortie culturelle étant le cinéma et
encore est-ce dans une logique de l'exceptionnel. Ces parents, qui sortent peu,
consomment également peu d'audiovisuel domestique et sous des formes peu
diversifiées, se concentrant principalement sur les six principales
chaînes de télévision et sur l'usage du
magnétoscope. Pour une moitié, ils ne lisent pas de livres et ne
pratiquent aucun sport.(...) Le sous-équipement personnel de ces enfants
« exclus » est à l'image d'un équipement familial peu
important, qu'il s'agisse d'ordinateur ou de chaîne
télévisée payante, de même que leur faible
investissement dans les activités culturelles répond à
celui de leurs parents »1
A l'opposé on trouve les « impliqués dans
les loisirs culturels et sportifs ». Ce sont ces enfants qui
présentent « le spectre le plus large en matière de loisirs,
alliant pratique amateur (sportive mais aussi artistique), consommations
médiatiques (au sein desquelles ils préfèrent
écouter de la musique à regarder la télévision) et
consommations multimédiatiques (qui ne se cantonnent pas aux jeux
vidéo), lecture et fréquentation des équipements culturels
(bibliothèque, lieux de patrimoine et de spectacle). On note
également chez ces parents « la présence d'un projet
éducatif qui fait une place importante aux loisirs
considérés comme "éducatifs" »2
Bien que soit écartée la notion de capitaux, la
lecture de l'extrait et des profils cidessus ne laisse que peu de doutes quant
aux populations sous-tendues. Est-ce là une coïncidence que les
mêmes familles déjà soumises à bon nombre de
difficultés économiques et sociales soient celles dont l'univers
culturel est le plus réduit et qu'au contraire celles qui jouissent de
capitaux certains appliquent une stratégie de socialisation ? La
référence à la transmission de capitaux est davantage
signifiée selon la théorie bourdieusienne. Pourtant si l'on prend
l'habitus en tant que reproduction d'un « système de
conditions objectives dont il est le produit »3, on admet tout
aussi tacitement qu'aisément la facilité des uns et la
difficulté des autres d'accéder à certaines formes
culturelles. On omet dans cette analyse devenue lieu commun, que « la
dynamique du champ dans lequel les biens culturels se produisent, se
reproduisent et circulent en procurant des profits de distinction trouve son
principe dans les stratégies(...) »4. Nous avons plus
haut déjà dit la forte corrélation entre stratégie
et horizon temporel, et nous poursuivons ici en postulant que plus qu'une
simple reconduction de la hiérarchie sociale, le temps libre est un
moyen de rendre efficient le temps improductif, le biais immanquable d'un
projet éducatif. Cette
1 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement
culturel, n°144, mars 2004, p. 7
2 s.n, Les loisirs des 6-14 ans, in Développement
culturel, n°144, mars 2004, p. 13
3 Pierre Bourdieu, La reproduction, Minuit, Paris, 1970,
p. 198
4 Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. , p. 279
tentative de manipulation du temps nous renvoie aux rites
ancestraux qui reconduisaient sans cesse le passé. Aujourd'hui la
manipulation se fait vers l'avenir.
Nous évoquons ici le temps libre occupé aux
loisirs, mais il nous faut aussi rappeler que ce temps libre est aussi
l'occasion pour les jeunes étudiants de mettre de côté une
somme d'argent qui viendra enrichir les bourses d'État ou les aides
familiales. Ainsi une enquête concernant le travail au cours des
études révèle que travailler pendant ses études est
un choix qui dépend de plusieurs facteurs tels que le type de
filière et le montant des ressources (familles ou bourses). De sorte que
la probabilité d'avoir un emploi régulier est « plus
développé dans les filières et les
spécialités où les diplômés connaissent le
plus de difficultés d'insertion à la fin de leurs études.
Il est, au contraire, moins fréquent dans les filières
scientifiques et professionnelles où les rémunérations
sont les plus élevées et les risques de déclassement plus
faibles. »1 Nous avons déjà dit les variations du
système scolaire et le déplacement opéré vers les
classes « prépa », les filières scientifiques, etc, il
ne sera donc pas nécessaire d'appuyer notre propos par l'effet de la
variable « origine sociale » sur l'emploi tant celle-ci paraît
être captée par le niveau scolaire ou encore la filière.
Nous ne disposons pas de chiffres précis sur la question des «
petits boulots », mais il ne serait pas inimaginable que de penser qu'ils
sont les tributs payés aux études, et qu'ils sont eux-mêmes
stratifiés selon les variables déjà citées. Bien
sûr la « classe de prépa » ne laisse que peu de temps
pour travailler à côté, mais il ne semble pas que
l'élève en question en éprouve ni le besoin, ni le
désir.
Nous avons dans une recherche antérieure mis en avant
la fonction du Brevet d'Aptitude à la Fonction d'animateur (BAFA) pour
les jeunes qui l'investissaient. Cette recherche s'avère très
instructive en ce qu'elle traduit l'idée de l'utilisation du temps libre
par une certaine frange de la population. Ce brevet qui délivre contre
900€ le droit d'encadrer des enfants à titre ponctuel
(principalement l'été), revêt une double
réalité qui vient préciser le propos ci-dessus. Le
portrait type de l'usager de ce brevet est une jeune étudiante
âgée de 18, 19 ans plutôt favorisée qui se destine
aux métiers de l'enseignement et de l'éducation ou du social et
dont les parents, sont dans ce même secteur et ont eux aussi «
passé le BAFA ». Globalement ce sont 75%, des jeunes
scolarisés interviewés, qui associent le BAFA à
l'insertion professionnelle, que ce soit « un plus pour mon projet
professionnel » ou un apprentissage nécessaire dans un travail
futur comme « le travail en équipe, c'est important aujourd'hui
» jusqu'à « un plus sur mon CV... ça permet de rentrer
plus facilement dans la vie active ». Plus de 26 % trouvent leur
motivation dans un
1 Catherine Béduwé, Jean-François Giret, le
travail en cours d'études a-t-il une valeur professionnnelle ,, in
Economie et Statistique, n°378-379, 2004, p. 67
« boulot de vacances épanouissant » ou encore
« gagner un peu d'argent tout en ayant un travail pas trop fatiguant
(comparé à l'usine) et enrichissant ». En bref un job
d'été « qui apporte autre chose que de l'argent
»1. Nous concluions à l'époque que les loisirs
d'enfant avaient perdu, avec l'arrivée de classes plus aisées
dans les centres de loisirs, leur fonction originelle d'oisiveté pour
laisser place à « un processus de manipulation stratégique
du temps »2 et que le BAFA avait suivi de près ce
processus. Ce qu'il convient de retenir de cette recherche s'affirme dans la
locution « manipulation stratégique ». Elle fait retentir
l'idée durkheimienne d'éducation qui « consiste en une
socialisation méthodique de la jeune génération.
»3 Cela nous a permis de voir que plus les capitaux
étaient élevés plus le sentiment d'une «
préparation à la vie active » était
évoqué.
Une autre tendance des jobs d'été est avant tout
orientée vers les activités de subsistance. Travailler
l'été permet, à l'instar de l'écureuil,
d'épargner quelques noisettes qui permettront de subvenir aux besoins de
l'année à venir. Si les jeunes étudiants
interviewés par S. Beaud confient que « la bourse permet pour la
première fois de toucher un revenu qui est à la fois mensuel et
garanti. » ils ont aussi « l'habitude depuis l'âge de seize ans
de travailler l'été pour constituer en deux mois une
épargne dans laquelle ils piocheront l'année suivante.
»4 Ceci nous ramène une fois de plus à une vision
subsistancielle du temps qui n'est pas éloignée de celle des
agriculteurs traditionnels. Nous proposons l'idée d'un « petit
boulot de subsistance » qui s'oppose à celle d'un « petit
boulot éducatif », l'une se rapportant à « l'à
venir » l'autre à « l'avenir ».
Sur un thème parallèle qu'est l'aide
financière accordée aux enfants, nous retrouvons cette même
structuration. « Les enfants reçoivent davantage d'argent de poche
lorsque leurs parents disposent de revenus importants et appartiennent à
des catégories sociales élevées. »5 Mais
ces aides parentales ne sont pas qu'argent de poche. Dans le cas de jeunes en
cours d'études elles peuvent être accordées sous formes de
contributions au logement, alimentation, etc. Ce type d'aides comme le note
l'enquête Éducation de 1992 « apportées pendant la
période de formation des enfants s'apparentent le plus souvent à
des investissements dans le capital humain des enfants. »6
Ces quelques exemples nous amènent à
concéder à l'hypothèse de G. Pronovost une
1 James Masy, Le BAFA, un entre deux, mémoire de
DURFA, Université de Nantes, 2006, p. 131
2 Ibid., p. 140
3 Émile Durkheim, Éducation et Sociologie,
1922, édition électronique développée par la
Bibliothèque Universitaire de Québec , Chicotoumi, 2002, p. 9
4 Stéphane Beaud, 80% au bac... et après
?, op. cit., p. 166
5 Christine Barnet-Verzat , François-Charles Wolff,
L'argent de poche versé aux jeunes : l'apprentissage de l'autonomie
financière, in Économie et statistiques, n°343,
2001-3, p. 5
6 Ibid., p. 52
certaine valeur. Si ce n'est une maitrise du temps, on peut
parler d'une tentative en la matière. Il paraît difficile
d'établir quelques résultats fondés, tant les variables de
la temporalité et leur apprentissage résultent d'effets de
socialisation dont la famille n'est en fait qu'une partie. Il nous faudrait
nous porter avec M. Haricault au sein de la famille "en amont des habitus
constitués"1 et avec J. Loos sur "les questions temporelles
au commissariat général du plan"2 pour une approche
macrosociale du temps. Il y a tant à dire des variables qui construisent
la perception temporelle, tant à dire sur les conséquences de
cette construction, tant à dire sur le temps. Il eut fallu bien plus
pour prétendre à une étude du temps, mais notre souhait
n'était pas là, nous souhaitions dans ce chapitre faire valoir la
multiplicité des temps fondés dans la nature sociale de
l'existence. Nous aurions pu évoquer les temps sociaux à travers
les espaces de socialisation, les classes d'âge, le genre la culture, ou
encore l'habitat et plus encore, car toutes ces variables sont
traversées par des temporalités propres qui constituent leur
singularité.
Ce survol des théories sociologiques du temps
amène à quatre constats fondamentaux de la temporalité,
c'est-à-dire le rapport au temps qu'implique notre conscience de ce
dernier. Un premier qui s'appuie sur l'approche constructiviste du temps qui
l'envisage comme une synthèse de l'expérience
cumulée. Et plus encore nous dirions que cette
expérience s'appuie sur l'interaction socio-biologique, ou
l'intersection entre le temps cosmique, les séquences temporelles de la
nature et le temps intérieur comme le précisent éminemment
P. Berger et T. Luckmann. Le deuxième constat estime une
condition sociale du temps qui est tournée vers
l'activité de chacun et déterminée selon des
paramètres environnementaux, matériels et sociaux. La balade
dominicale n'est pas la même selon qu'elle est en ville ou à la
campagne, que l'on est ouvrier ou cadre, que l'on est à pied ou à
cheval, il en va de même pour la temporalité et même de la
temporalité des promeneurs. Le troisième découle du
précédent mais propose une catégorisation plus rigide de
l'activité en distinguant les temps d'activité entre eux.
Les cadres temporels définissent une
temporalité, car ils contribuent à transformer notre action.
Dés lors que retentit la cloche de l'école, s'il s'agit de
l'entrée on constate la nonchalance de nombreux élèves, si
c'est la sortie, la précipitation démontre l'empressement
à changer de cadre temporel. Et enfin le quatrième et dernier qui
nous soumet l'idée de précarité temporelle portant en elle
les stigmates d'une distribution sociale des horizons
temporels. Nous avons vu avec les chômeurs de Marienthal que la
projection était rendue difficile par l'inactivité, ou plus
exactement l'absence de cadre temporel enfermant.
1 Monique Haricault, Enfants et temps quotidien : apprentissages
et transmissions, Temporalistes, n°10, pp. 5-10, p. 6
2 Jocelyne Loos, les questions temporelles au commissariat
général du plan, Temporalistes, n°5, pp. 12-13
Ces constats se doublent des transformations en oeuvre dans la
société, dont nous avons déjà parlé.
Lorsqu'est évoquée avec un certain déterminisme la
relation passé, présent futur synthétisée par un
groupe de chanson française, sous la forme « regarde ton
passé, il te dira ton avenir »1, nous n'y voyons pas une
fatalité, mais plutôt la grande difficulté à
bâtir aujourd'hui son autonomie temporelle. Une société
dans laquelle les horizons temporels se précarisent pour certaines
populations, induit pour les membres de ces dernières la difficile,
prise en charge de leur vie et considération de leur existence.
Le temps n'est pas une donnée à priori mais une
construction sociale qui s'appuie sur des éléments objectifs de
niveaux différents. La distinction du temps comme donnée sociale
a depuis l'aube des temps présupposé sa segmentation et introduit
la volonté de le manipuler. Les uns prièrent de peur que demain
n'arrive jamais, les autres s'assurèrent de prévoir l'avenir en
considérant aujourd'hui comme synthèse du passé et
construction du futur. Considérant ainsi l'existence de temps pluriels,
il est possible de situer chaque expérience de la vie dans une
temporalité propre qui permet de mesurer les effets de la
temporalité sur l'action présente. Il est donc admis que le temps
soit vécu selon des conditions sociales et culturelles, dans des cadres
plus ou moins libre et au regard de l'activité en présence.
1 Zebda, Sheitan, Utopie d'occase, Barclay, 2002
Conclusion de la deuxième partie
La jeunesse n'a plus de limites fondées sur des rites,
ou plus exactement l'idée d'un passage à l'âge adulte est
obsolète. La jeunesse est cependant toujours cette période
liminaire qui précède en tout l'agrégation au groupe
universel des adultes. Mais nous souhaitons insister sur l'idée d'une
jeunesse vue comme un itinéraire inscrit dans la trajectoire sociale de
la famille ; une jeunesse qui n'est pas délimitée par des
étapes organisées chronologiquement, mais faite de
conquêtes : « celle de l'autonomie financière, celle de
l'autonomie résidentielle, et la transmission de l'héritage.
Quant à la formation de la famille de procréation, elle est issue
d'une période plus ou moins longue d'essais plus ou moins nombreux,
conclue ou non par un mariage et/ou la naissance d'un premier enfant. »1
L'habitus n'est donc pas vu ici comme une incorporation simple et
immuable des schèmes liés à quelque éthos
mais « une trajectoire sociale définie sur plusieurs
générations »2 impliquant ainsi la considération de
« ruptures » biographiques. Quelle que soit la chronologie des
conquêtes sus-citées, elles sont intimement liées à
l'obtention d'un travail.
Si l'insertion des jeunes est aujourd'hui avant tout
économique dans ce qu'elle suppose, elle n'en est pas moins une phase
liminaire. Tout d'abord parce qu'elle ne correspond pas à un état
non reconnu socialement, en effet l'idée d'insérable n'a
pas de valeur pas plus que celle de demandeur d'emploi. Ce deux termes
ne sont que les euphémismes d'une situation sociale
éprouvée par un marché du travail
déstabilisé. On comprend tout à fait l'impact
souhaité de leur utilisation. Une transformation du langage des acteurs
sociaux qui tentent aussi de définir une nouvelle identité des
bénéficiaires. Cependant, il n'est pas assuré que ces
mêmes bénéficiaires se considèrent de la sorte. Par
ailleurs et toujours au regard de cette liminalité, sans reprendre tout
ce que nous avons déjà développé à ce sujet,
il est intéressant de la mettre en parallèle avec l'insertion par
ce qu'elle renvoie de dépendance à une autorité. Nous
avons vu l'aspect coercitif du CIVIS et la nécessité de
répondre par son engagement à certains critères qui
fondent l'insertion, tel que l'employabilité ou plus exactement «
l'inculcation d'un habitus entrepreneurial (...) [et] de ce point de
vue l'insertion apparaît comme une forme d'orthopédie morale
(...)»3 On
1 Gérard Mauger, La jeunesse dans les âges de la
vie. Une définition préalable, op.cit., p. 9
2 Claude Dubar, la socialisation, Paris, A. Colin ,
2005, p. 71
3 Gérard Mauger, les politiques d'insertion, op. cit.,
p.14
retrouve ici un grand thème de la fonction liminaire :
intégrer une réalité, apprendre à être ce
qu'on nous dit que nous sommes. Pour autant nous ne disposons pas d'assez
d'élément à ce stade de notre recherche pour convenir
d'autres traits conséquents. De même la fonction sociale au sens
bourdieusien, c'est à dire la distinction qu'opérerait
l'insertion en tant que processus d'agrégation, permet de mettre en
avant dans une certaine mesure l'acculturation de l'employabilité et
ainsi situer l'insertion comme un processus qui agit directement sur
l'individu.
Nous évoquions en concluant notre chapitre sur le
temps, l'éternelle tentative de manipulation de ce dernier. Nous avons
situé quatre points forts qui viennent interroger à multiples
niveaux l'insertion des jeunes. La notion de cadre temporel soulève la
question de celui de l'insertion. Peut-on définir un cadre à ce
processus ? Existe -t-il réellement une temporalité de
l'insertion qui puisse s'analyser au regard du cadre temporel qu'elle
suggérerait ? La situation d'insertion est une temporalité
singulière par ce qu'elle vise un état. Mais cette visée
qu'on serait tenté d'appeler projet, ou bien objectif qui en est la
cheville, induit une conception maîtrisée de l'horizon temporel.
Ou encore une navigation érudite dans les limbes d'une
précarité temporelle qui trouve son origine dans l'absence d'une
socialisation qui ait considéré la temporalité. Cette
quadrature du cercle nous montre que l'expérience du temps est aussi
inégalement répartie que l'insertion, proposant même d'en
être une des causes. La synthèse de l'expérience
cumulée nous permet d'approcher la conscience temporelle et d'imaginer
à partir de celle-ci les capacités de projection
nécessaire à la construction d'une représentation
structurée de l'avenir. Nous avons vu que la majorité des
bénéficiaires des dispositifs d'insertion des jeunes
étaient du côté des faibles niveaux scolaires, ce qui
signifie aussi qu'ils n'ont que peu fait l'expérience du temps, sous
forme de cadre, de synthèse, d'horizon. Par ailleurs il est aussi
notable que nombre de bénéficiaires n'ont disposé et ne
disposent que de peu de conditions sociales favorisant l'expérience du
temps.
Une scolarité courte voire très courte
cumulée à des conditions qui limitent leur expérience
à celle de la non-structure ne permet par conséquent pas de
tester cette jeunesse dont nous parle O. Galland. Cet espace
intermédiaire qui combine les expériences dont la synthèse
prépare à ce statut d'adulte, existe-t-il de la même
façon pour ces jeunes qui ne vivent que peu la scolarité ?
Doit-on imaginer qu'en l'absence de structure, se construisent des
communitas qui viennent palier ce manque ?
TROISIEME PARTIE
Le corpus et son analyse
...
Tentative d'approche
de construction sociale des
temporalités
Existe t-il un consensus entre Le suicide de Durkheim et La
misère du monde ouvrage dirigé par P. Bourdieu ? D'un
côté le tout social mathématisé, de l'autre
l'hypersubjectivité laissée comme un matériau brut
à la lecture de chacun. La traditionnelle opposition de méthodes
consiste pratiquement à choisir son camp. Or cette opposition trompe le
chercheur novice et laisse penser qu'il devrait favoriser telle méthode
plutôt que telle autre. Cette recherche n'a pas échappé
à un tel choix. De plus l'évolution du sujet n'a fait que
complexifier le choix de la méthode.
C'est dans une perspective théorique que s'est
construit ce choix qui paraît aujourd'hui d'une logique implacable. En
effet à la lecture de quelques ouvrages relevant de l'insertion il m'est
apparu très clairement deux types de recherche, l'une axée sur
l'effet attendu de l'insertion, et l'autre sur le processus. Dans le cas de
notre recherche il s'agissait du comprendre le ou les processus en oeuvre et
leurs éventuelles fonctions sociales. Et puis en précisant la
problématique, la simple formulation de cette dernière mît
à jour la nécessaire démarche. En évoquant la
notion de « construction d'une représentation », il paraissait
évident de soumettre cette recherche au cadre théorique du
constructivisme, ce qui amenait naturellement aux théories de la
socialisation et ainsi à ce que nous avons déjà
nommé le socioconstructivisme.
Tenter d'appréhender, à travers les processus en
oeuvre dans une situation d'insertion, les pratiques et les
représentations de chacun suppose de recueillir un discours . Ce qui
nécessite alors de considérer la parole comme le vecteur du fait
expériencé et de la pensée construite. C'est-à-dire
comprendre l'expérience vécue comme une articulation entre «
l'épreuve personnelle concrète, pratique, singulière,
située dans le temps et l'espace social, et les enjeux collectifs dans
lesquels ils peuvent se comprendre et doivent être
interprétés. »1 ; mais aussi
l'ensemble organisé des représentations comme une
réalité élaborée à partir de
l'interprétation subjective du fait social.
En soumettant cette idée à la
méthodologie, la question du choix ne se pose plus, l'entretien
paraît évident. Mais c'est imaginer l'entretien comme une
méthode. Or c'est dans la construction de la problématique que
l'entretien trouve sa place dans une démarche plus globale, il n'est en
fait qu'un outil parmi d'autres pour recueillir un discours. Ce sont donc ici
des outils utilisés dans une démarche qui seront
présentés et non pas une méthode. Car s'il est aujourd'hui
une certitude pour moi, c'est qu'une recherche ne se construit pas autour d'une
« méthode unique et canonique »2 mais autour d'une
démarche outillée qui « engage des présupposés
théoriques voire idéologiques ».3
1. Corpus
Avant d'entamer une présentation
détaillée de ce qui fonde notre corpus, il convient d'en
expliciter la nature.
Nous évoquions en introduction ce qui avait
suscité cette recherche. Aussi dans le cadre du Master FFAST, dans
lequel il est demandé de réaliser un stage pratique de 240
heures, nous avons souhaité effectuer ce dernier auprès d'un
public en situation d'insertion et partir du public présent pour mener
notre recherche. Ce fut là, une première difficulté. Les
institutions accueillant sur une période plus ou moins longue le public
visé, ne sont que rarement enthousiastes à l'idée
d'accueillir un stagiaire qui ne souhaite pas se limiter à une
présence statique ou à des travaux de secrétariat. Ce fut
donc un premier échec que ce stage, qui tourna court après deux
mois au sein de l'équipe.
Malgré ce premier échec nous avons entamé
de nouvelles recherches. Après une rencontre avec la coordinatrice d'un
chantier d'insertion, il fut convenu qu'il serait possible de mener des
entretiens auprès des 15 jeunes présents sur le chantier.
Malheureusement, près de trois mois plus tard le chantier
périclitait, laissant s'évanouir dans la nature un corpus
pré-établi.
1 Alain Blanchet, Anne Gotmann, L'enquête et ses
méthodes : l'entretien, Paris, Nathan Université, coll. 128,
1992, p. 28
2 Robert Weil, La démarche sociologique, in Jean-Pierre
Durand, Robert Weil, Sociologie contemporaine, Paris, Vigot, 2006, p.
405
3 Ibid.
1.1 Transformation de la question de recherche... et du
corpus
Nous avons alors fait le choix, à ce moment, de
remanier notre question de recherche et par là-même notre corpus.
Ainsi nous avons fait le choix d'une question qui serait d'avantage
transversale aux jeunes publics de l'insertion. Il nous restait tout de
même à approcher ce public. Nous avons fait appel à
diverses institutions ou plutôt à des informateurs relais. Il est
évident que ce mode d'accès aux interviewés n'est pas sans
danger en ce qu'il fausse la qualité réelle du volontariat
inhérent à une enquête par entretien. Nous avons donc fait
un premier choix de ne pas utiliser le réseau Mission Locale ou ANPE,
institutions beaucoup trop polémiques auprès des jeunes pour
pouvoir mener des interviews les plus neutres possibles. Mais la
neutralité n'est pas de mise non plus dans des réseaux moins
connotés, car si les informateurs relais sont avant tout des personnes
de notre réseau personnel, ils sont surtout, pour les
interviewés, la représentation d'une institution, ce qu'elle
porte localement et même parfois plus, que ce soit dans une visée
positive ou négative. Il est donc crucial d'avoir à l'esprit que
« la demande de l'enquêteur (qui est une demande de recherche) se
double d'une demande tierce (amicale, sociale, institutionnelle) pouvant
brouiller le cadre contractuel de communication. »1 Bien
sûr il assure d'une sélectivité qui permet de construire un
corpus précis. Même si cette précision reste illusoire dans
le cas présent, puisque les entretiens ont démontré que la
grande partie des caractéristiques échappait aux informateurs
relais. Pour exemple, nous recherchions quelqu'un dernièrement
employé par le biais d'un contrat aidé, après quelques
années de « galère ». Il s'est avéré que
la personne présentée avait toujours travaillé et qu'elle
travaillait aujourd'hui dans un objectif loin de l'insertion traditionnelle.
Toutefois il n'est pas à nier que ce mode de sélection, s'il
n'est pas neutre facilite considérablement l'approche auprès du
public visé. Aussi une fois repérés les informateurs
relais, nous leur avons fait part d'une première demande formulée
en ces termes : « est concerné, par cette recherche, tout jeune
âgé de 16 à 25 ans, impliqué ou ayant
été impliqué dans un processus d'insertion officiel
»2. Loin d'être très précis nous avons du
détailler cette demande au regard des profils proposés. Une
première sélection se fît en fonction du genre puis ensuite
ce fut la situation sociale actuelle et enfin, la donnée la plus
contraignante mais de loin la plus intéressante, ceux et celles qui sont
réellement venus aux rendez-vous qu'eux mêmes avaient fixé
avec les informateurs relais. Ce sont au total près de 12 rendez-vous
qui ont été déclinés sans que nous n'en soyons
prévenus. Cette donnée est très intéressante pour
cette recherche, en ce qu'elle traduit la complexité de la situation de
projection ou de
1 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses
méthodes : l'entretien, Op. Cit., p.57
2 Extrait de courriel adressé aux « relais » le
26 mars 2007
maîtrise du temps pour certains publics, mais l'eut
été encore plus si nous avions pu en saisir les raisons
véritables.
1.2 Présences significatives
Au final ce sont 11 jeunes qui ont été
interviewés. Douze nous ont été proposés
par un membre de l'équipe de prévention de la délinquance
sur un quartier populaire de la région. Seulement six se sont
présentés dont deux sur relance téléphonique eu
égard à un premier « oubli » de leur part. Les
entretiens se sont déroulés sur trois jours. Ces six premiers
jeunes ont été retenus dans un panel de douze pour leur
disponibilité. Leur représentation massive dans
l'échantillon implique de bien considérer l'impact dans
l'analyse. Si l'on considère que « l'appartenance au quartier joue
sur le degré de discrimination auquel les jeunes doivent faire face
»1, on doit la croiser avec l'origine ethnique des parents et
le genre. Cela vient aussi percuter le faible taux de poursuite d'études
supérieures chez les jeunes dont les parents sont originaire du Maghreb
(13% des hommes et 20% des femmes)2 et le taux important de jeunes
sortis du système scolaire sans diplôme (3 fois plus que chez les
jeunes dont les parents sont français non issus de
l'immigration)3.
Quatre jeunes en cours de formation professionnelle nous ont
été proposés par un organisme de formation de la
région à qui nous avions passé la consigne
sus-citée, avec en plus une volonté de mixité dans
l'échantillon. Deux ont été disponibles, le choix
était limité mais fort heureusement il s'agissait d'un
garçon et d'une fille. Il est à noter ici la formation suivie :
un Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l'Éducation Populaire et du
Sport. Formation inscrite dans une dynamique sociale dans laquelle les
animateurs tiennent une position « d'enrichisseur de liens, producteur de
créativité et d'innovation et acteur d'éveil social
»4 dont la mission principale qu'ils se représentent
« consiste dans la mise en place d'une dynamique de transformation
sociocritique visant à rendre les individus acteurs de leur devenir et
vecteur du changement par la mobilisation des ressources disponibles
»5. Leur présence dans l'échantillon
nécessite de maîtriser cette donnée dans l'analyse. On peut
sans trop de difficulté imaginer que le contenu de leur formation,
commencée cinq mois avant les entretiens, leur aura apporté
matière à se situer personnellement et professionnellement; en
même temps que des éléments qui facilitent la projection,
attendu
1 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, PUF, paris, 2006, p.23
2 Ibid., p. 20
3 Ibid., p. 20
4 Tariq Ragi, Animateurs : formations, emplois et
valeurs, in Agora, n°36, 2ème trimestre 2004, p.21
5 Ibid.
que c'est là un des apprentissages central de la
formation, que de monter des projets.
Une jeune a été proposée par une
professeur de danse d'une association culturelle, une autre par une
coordinatrice de chantier d'insertion, et une dernière par un membre
d'une association de jeunesse et d'éducation populaire. Nous ne redirons
pas ici ce qu'implique l'utilisation d'informateurs-relais.
Il devait nous appartenir d'effectuer un tri au regard des
variables pré-senties : âge, genre, situation sociale, niveau
d'étude, lieu d'habitation, etc. Nous avons en fait du nous limiter
notre tri au genre, au niveau d'étude et à la situation sociale
actuelle. L'ensemble du corpus se répartit ainsi : (cf. tableau
ci-dessous) :
Tableau 6. Répartition du corpus selon quelques
variables
D.E: Demandeur d'Emploi ; N.I : Non-Indemnisé
Variable
|
Genre
|
Niv. étude
|
Sit. sociale
|
Lieu d'habitation
|
Nationalité Parents
|
Fratrie
|
Age
|
Nbre de perslmodalite
|
Masc
|
5
|
I
|
1
|
DE indemnisé
|
1
|
Prefecture
|
9
|
Algerien
|
4
|
13
|
1
|
18
|
1
|
Fem
|
6
|
III
|
1
|
DE non indemnisé
|
3
|
Ss Prefecture
|
2
|
Français
|
6
|
8
|
2
|
22
|
4
|
|
|
IV
|
2
|
DE non inscrit
|
1
|
Commune. Ruale
|
0
|
Tunisien
|
1
|
6
|
1
|
23
|
1
|
|
|
V
|
4
|
DE formation pro indemnisée
|
2
|
|
|
|
|
3
|
2
|
24
|
1
|
|
|
VI
|
3
|
DE chantier insertion
|
1
|
|
|
|
|
5
|
3
|
25
|
4
|
|
|
|
|
Salarié contrat aidé
|
2
|
|
|
|
|
2
|
1
|
|
|
|
|
|
|
DE. interimaire
|
1
|
|
|
|
|
1
|
1
|
|
|
|
Ttx
|
11
|
|
11
|
|
11
|
|
11
|
|
11
|
|
11
|
|
11
|
Bien que cet échantillon ne soit pas réellement
représentatif, il reste pour autant proche de la réalité.
Nous prendrons pour valeur de référence les jeunes suivis par la
mission locale d'une agglomération de la région (20 antennes ou
accueil). Les femmes représentent 51% du public suivi. Le niveau des
études se réparti ainsi, le niveau V : 42,1%, le niveau VI :
8,5%, le niveau IV : 24,1% et enfin les diplômés du
supérieur : 3,8%. Quant au niveau d'indépendance, 69,5% à
vivre chez leurs parents (et 26% sans
logement autonome), 26,4% ont le permis.1
Cette proximité avec la réalité du public
de cette institution soulève un nouvel intérêt fort
important, rendre compte de la pluralité des situations d'insertion, ce
que nous n'avions pas imaginé en début de travail. Cette
pluralité amène implicitement à imaginer la recherche
selon un axe quelque peu différent dans le traitement de ces
données. Mais nous y reviendrons plus précisément en fin
de chapitre.
2. Définition des lieux et des acteurs
Dans un article paru en 1994 dans une revue, G. Blanchet et A.
Gotman ont réussi à mettre en avant, lors d'une recherche
concernant les effets de l'environnement sur l'interview, l'impact
considérable du lieux en même temps que la place des personnes
lors de l'interview et ainsi de mesurer combien « la situation commande
des rôles et des conduites spécifiques ».2
Conscient de cet enjeu, nous avons souhaité que ces
entretiens se déroulent dans des locaux qui ne soient ni trop
institutionnels, ni trop marqués par le cadre de la recherche. Toutefois
il nous importait que ce lieu ne transgresse pas la logique selon laquelle
l'interviewer, de qui émane la demande, « se rende vers
l'environnement familier de l'interviewé »3.
2.1 un local marqué par la vie du quartier
Nous avons ainsi pu réaliser six entretiens dans un
local investi par les jeunes et mis à disposition par la Sauvegarde de
l'enfance. Le choix de ce local est avant tout lié à ce qu'ont pu
nous transmettre les membres de l'équipe de prévention du
quartier. c'est-à-dire la façon dont les jeunes occupaient cet
espace. Une petite maison en bordure du quartier, pas de poignée
à la porte d'entrée. Pour entrer : on frappe et on est accueilli.
Une fois à l'intérieur, chacun semble vaquer à ses
occupations. D'aucun prennent le thé ou le café dans le salon de
jardin, d'autres jouent aux échecs ou racontent leur dernière
aventure ; d'autres encore, à l'étage, accompagnés ou non,
passent les coups de téléphone pour des démarches
administratives ou professionnelles. Certains arrivent, d'autres partent.
Les
1 Données issues du Bilan 2005 de la Mission locale de
l'agglomération Mancelle
2 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses
méthodes : l'entretien, op. cit, p.71
3 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses
méthodes : l'entretien, op.cit, p.72
garçons arrivent souvent seuls, tandis que les filles
sont au moins deux. Les murs regorgent de photos des équipes de foot
locales. On trouve aussi des jeux, des fascicules de prévention, une
mappemonde accrochée au mur, quelques papiers collés en guise de
pensebête. Nous sommes installés dans une petite pièce au
premier étage, dans laquelle siègent deux chauffeuses, une
tablette, un bureau et son téléphone. Nous prenons soin
d'orienter les chauffeuses de sorte que l'interviewé ait une vue sur la
cime du magnifique cerisier qui fournit l'ombre nécessaire aux quelques
buveurs de thé et café du salon de jardin et permet
l'évasion du regard vers des cieux parfois plus cléments que nos
yeux. Sur les six, deux furent vraiment courts (entre 30 et 40 minutes), il
s'agit dans les deux cas de deux jeunes filles issues de l'immigration. Bien
que les propos recueillis aient été sincères, nous avons
noté que la cime du cerisier était vivement visée...
2.2 Un local marqué par un groupe en formation
Deux des onze interviewés sont issus d'un groupe en
formation professionnelle. Nous avons donc souhaité les rencontrer sur
le lieu de leur formation. En arrivant nous croisons deux jeunes fumeurs
accrochés à une rambarde et à leur cigarette
roulée. En entrant nous découvrons deux salles de classe : une
première fade, vide, aux couleurs et mobiliers de l'éducation
populaire de l'époque ; une seconde aux tons pastels qui arborent
créations manuelles fantaisistes, ordinateurs,
réfrigérateur, cafetière, jeux de société,
canapés, table basse et même le vestige de sa première
fonction : un tableau vert surplombé d'un vieux néon. Cette
seconde salle a tout du foyer de jeune, il ne manque que le baby-foot. Les
stagiaires de la formation sont disséminés dans les deux salles,
en groupe, par deux ou seuls, ils réfléchissent, discutent
prennent un café, lèvent la tête pour me saluer et
retournent à leurs réalités. Nous y retrouvons la
formatrice qui nous intègre rapidement en nous faisant visiter les
locaux et en nous présentant aux personnes intéressées.
Nous réaliserons nos entretiens dans un bureau adjacents entre midi et
deux, l'heure du déjeuner. Les horaires ont été convenus
à l'avance entre les interviewés et la formatrice. Le premier se
déroule dans un bureau, sur un coin de bureau, assis sur des chaises de
bureau, il sera pourtant plus long que prévu (1h30) et repoussera le
second en fin de journée. Ce dernier se fera dans les canapés de
la salle aux tons pastels une fois tout le monde parti. La frustration de voir
les autres partir ne troublera pourtant pas notre interviewé, qui nous
parlera posément durant (1h10).
2.3 Deux entretiens chez les personnes et un sur le
chantier
Il est assez difficile de peindre l'intérieur d'une
habitation personnelle, aussi nous nous limiterons à une impression
générale. Dans les deux cas l'accueil fût fort convivial.
Dans les deux cas l'entretiens se tînt dans le salon, un café
à la main. Dans les deux cas, il s'agissait d'un appartement de jeune
fille. Non que les appartements de jeunes filles se ressemblent tous, mais il
est fort à parier que l'esprit "art-déco" soit plus
présent sur les murs des jeunes filles que sur ceux des jeunes
garçons. Au delà de ces pré-notions, le dernier point
commun est la position relativement décontractée des deux
interviewées.
Pour la jeune fille que nous avons rencontrée sur le
chantier d'insertion, la décontraction n'était pas du tout de
mise. En effet, ce chantier basé dans un appartement H.L.M, n'avait rien
de très accueillant. D'abord parce qu'un chantier est rarement
accueillant et ensuite parce que le seul local adapté à un
entretien n'était autre que le bureau de la coordinatrice, qui
représente le cadre institutionnel du chantier. C'est elle qui
déclare les absences, qui fait le point avec les agents d'insertion, les
Juges d'Application des Peines, les éducateurs, etc. C'est donc tout
naturellement que la jeune fille, très jeune qui plus est (18 ans),
semblait très tendue à l'idée de répondre à
des questions. Et c'est donc tout aussi naturellement que l'entretien a
viré au questionnaire. Ce n'est sans doute pas la seule raison de cet
« échec », il nous appartient de mesurer ce que nous avons pu
induire par notre comportement, plus globalement ce que notre rôle
d'acteur induit.
2.4 La distribution des acteurs
De ces onze entretiens nous retiendrons un ensemble de
variables qui les ont marqués par la représentation que
l'interviewé pouvait avoir du rôle qu'il s'attribuait, et de celui
qu'il attribuait à l'interviewer. S'il est évident que
l'âge, le sexe, et la catégorie socioprofessionnelle ou encore
l'origine ethnico-culturelle marquent inévitablement l'entretien, il est
affaire du chercheur de réduire ce qui peut être un handicap
à la construction d'un discours. Si le chercheur peut minimiser ces
handicaps, il ne peut aller contre le risque que représente la mise en
mot, d'un parcours et de ses maux.
Bien que nous ayons bâti notre entretien de la
même façon à chaque fois, nous ne pouvons arguer avoir
établit dans tous les cas « un cadre qui permette [au chercheur] de
se soustraire à l'image sociale que lui attribue l'interviewé
».1 Nous avons, en grande partie, réussi avec les jeunes
garçons à réduire la distance entre les positions sociales
respectives en entamant systématiquement nos entretiens par une courte
présentation de notre origine
1 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses
méthodes : l'entretien, op.cit, p.73
sociale en situant notre environnement de
référence, ainsi qu'une présentation de notre parcours
scolaire et professionnel, assez chaotique pour rassurer l'interviewé et
créer ainsi un « monde référentiel commun pour qu'il
s'exprime et développe son discours. »1 Nous avons
profité de cette courte introduction pour présenter la recherche
et son cadre éthique. Dans cette présentation nous avons pris
garde de ne pas alimenter la dissymétrie par le langage et les
attitudes. Même si dans certains cas la profonde détresse des uns
et des unes devaient retentir sur notre visage, nous n'avons pas
cédé à un misérabilisme empathique qui aurait
plongé l'interviewé dans la production d'un discours de
même nature.
Nous avons, sur l'ensemble, vécu trois entretiens comme
des échecs avec trois de six jeunes filles. La question de
l'échec est toutefois en suspend dans la mesure où nous n'avons
pas défini les critères de l'échec, ni non-plus ceux de la
réussite. Comme en témoignent Didier Demazière et Claude
Dubar , « il n'y a pas de règles précises permettant de dire
comment il faut procéder pour optimiser les conditions d'un entretien
tout en respectant la déontologie de la recherche (anonymat,
liberté de réponse, droit au silence...). Il n' y a que des
situations concrètes de face-à-face entre un chercheur qui veut
comprendre et un sujet qui veut parler. »2 Notre sentiment
d'échec est assurément lié à la dérive de
l'entretien en questionnaire et au peu de matériau
récupéré. Toutefois à ce niveau de notre travail
nous nous retrancherons derrière une citation de C. Dubar qui
précise qu'« il est parfois difficile de faire la différence
entre un entretien réussi mais difficile et un entretien sans marques de
résistance mais qui ne permet aucune analyse utile. »3
Alors pourquoi parler d'échec ? Parce qu'il nous semble que dans deux
des trois cas4, nous avons été induit en erreur par
nos propres pré-notions. C'est directement notre histoire
socioculturelle qui a pris le pas sur notre objectivité. Après
avoir passé plus de vingt ans dans un quartier populaire, il est assez
difficile de passer outre les codes sociaux, aujourd'hui quasiment
promulgués au rang d'habitus, qui régissent les relations mixtes.
En écrivant ces mots il nous vient à l'esprit que nous avons
provoqué cette attitude en omettant la distanciation nécessaire
à l'objectivité.
Si la dissymétrie sociale expliquée plus haut
est tout à fait probante dans cet exemple elle est doublée d'une
certaine crainte de « l'étranger » qui crée là
encore une distance sociale entre les protagonistes. Ainsi lors de notre
première série d'entretiens sur le quartier, nous fûmes
bien étonnés d'être « craint ». D'abord parce que
nous étions l'étranger
1 Ibid., p. 74
2 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens
biographiques, l'exemple de récits d'insertion, PUL, Laval, 2004,
p. 87
3 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens
biographiques, l'exemple de récits d'insertion, op.cit., p.91
4 Entretiens : ; Ouarda et D2, Nazira
à ce moment précis (situation analogue à
l'interview chez les personnes), et qu'en cela nous éprouvions une
certaine appréhension; et ensuite par la représentation que les
jeunes présents avaient de nous et qu'un d'entre eux oralisa sous forme
de boutade en nous serrant la main : « vous êtes les RG1
? » ce à quoi nous répondîmes par le négatif,
pendant qu'un autre demandait si nous étions journaliste. Nous
finîmes par pouvoir préciser notre présence en tant
qu'étudiant dans le cadre d'un mémoire pour l'université.
L'étonnement d'un intérêt scientifique pour les jeunes d'un
quartier populaire les laissaient pour le moins perplexes. Et c'est une fois un
premier entretien mené avec Majid que tout sembla entrer dans l'ordre.
D'un seul coup les postulants à l'entretien se faisaient plus nombreux,
au moins dans la volonté immédiate, puisque la projection
n'aboutit pas toujours !
L'analogie avec les interviews chez les personnes tient en ce
qu'il est toujours délicat d'être chez quelqu'un sans autre but
qu'un but personnel. Jouir de l'accueil et du temps de l'hôte tandis que
nous ne proposons qu'une extorsion d'information n'a pas de quoi mettre
à l'aise. Pour autant ce ne sont pas ces entretiens qui nous ont
posé problème.
3. Le cadre contractuel de la communication et
réalisation de entretiens Nous avions présenté le
cadre aux informateurs-relais par mail en ces mots :
Cadre de la recherche :
Mémoire de Master 2
Discipline : Science de
l'éducation
Sujet de la recherche :
Les 16-25 ans en situation d'insertion professionnelle et/ou
sociale.
Objet de la recherche : Donner la
parole aux jeunes 16 -25 ans usagers des dipositifs d'insertion
Quatre axes développés
:
identité/ biographie (de la formation initiale
à aujourd'hui)
loisirs
projets, rêves, envies...
sentiment sur l'insertion aujourd'hui
Règles liées à l'interview
:
l'interview comporte une partie socio-identitaire à
questions fermées
1 Renseignements Généraux
la deuxième partie ne comporte que des questions
ouvertes.
la personne peut ne pas répondre à une
question
les interviews sont anonymes
les interviews sont enregistrées avec l'accord de la
personne
chaque interview enregistrée donnera lieu à une
retranscription écrite qui sera soumise à la personne
concernée (l'interviewé)
les interviews se déroulent sur le temps de
travail de la formation (pour les jeunes en formation ).
Malgré ce cadre, l'anecdote sur les RG permet de
mesurer l'écart entre le cadre proposé par les
informateurs-relais et la représentation restante. Notre
présentation de la recherche et du contrat de communication permettait
de cibler l'entretien dans sa fonction valorisante socialement (la science
s'intéresse à moi !), mais ne permettait pas d'éclaircir
sa fonction scientifique (à quoi je sers réellement ?). Bien que
chacun des enquêtés aient été en situation
d'insertion, il ne leur apparaissait pas évident d'avoir quelque chose
à en dire. Persuadé pour notre part d'avoir à faire
à des experts, nous nous heurtions à leur sentiment de novice. Ce
sentiment de noviciat a d'ailleurs lourdement pesé sur les entretiens
lors des questions non-extensionnelles, c'est-à-dire d'avantage
basée sur les sentiments ou la projection, que sur la description de
l'existant. « Lorsque le thème est extensionnel, le discours
répond à une exigence de vérité; par contre lorsque
le thème est non extensionnel, le discours répond à un
exigence de sincérité. »1 Cette
sincérité se doit d'être « gagnée » par
l'enquêteur, elle conditionne en grande partie la construction du
discours. Toutefois « on ne garantira jamais l'absence de malentendus,
l'évitement de tout impair de la part du chercheur ou la
résistance du sujet à dire telle ou telle chose à un
inconnu. »2
Fort des travaux de D. Demazière et C. Dubar, nous nous
sommes attachés à favoriser le récit, sans tomber dans
« l'illusion biographique »3 qui présupposerait que
« la vie constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté,
qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire
d'une " intention" subjective et objective, d'un projet... »4.
L'intérêt du récit tient en la «
non-directivité » de l'attitude de l'enquêteur,
c'est-à-dire en sa capacité d'écoute. C'est sans doute
à ce niveau que notre guide comme notre mode d'intervention in
situ ont manqué d'expérience. Cela se traduit par un listing
de questions qui viennent préciser celles invitant au récit.
Notre grande difficulté est, semble-t-il, aussi
1 Alain Blanchet, Anne Gotman, L'enquête et ses
méthodes : l'entretien, op.cit, p.77
2 D. Demazière, C. Dubar, Analyser les entretiens
biographiques, l'exemple de récits d'insertion, op.cit., p.89
3 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, sur la théorie
de l'action, Seuil, Paris, 1994, p.81
4 Ibid.
inhérente au thème non-extensionnel et à
la difficulté des participants à se décentrer du
récit pour tendre vers un niveau d'abstraction beaucoup plus important
lorsqu'il s'agit d'une projection.
Dés lors, se dessine la question fondamentale de la
construction d'un guide interrogeant le rapport social au temps de jeunes
souvent déstabilisés par cette notion. Raconter son passé
et son présent au travers de questions pré-définies afin
de mesurer en quoi ces deux temps peuvent préparer un futur peut sembler
amener doucement l'interviewé aux questions associées à la
projection, qui sous-tendent le projet professionnel ou au moins le projet
d'insertion professionnelle ainsi que le projet de vie tel que le
définit J.P. Boutinet lorsqu'il l'évoque comme « un projet
à long terme qui concerne le style de vie que compte adopter d'ici
quelques années le jeune : célibat, vie conjugale, vie maritale,
mariage à l'essai, union libre, militance, engagement caritatif...
»1 Nous sommes pourtant loin d'assurer comme l'auteur que le
projet « permet aux individus arrivés à un certain stade de
leur existence d'anticiper la séquence suivante face à un
affaiblissement, voire une disparition des rites traditionnels de passage.
»2
Nous avons construit notre guide, d'avantage au regard des
pistes développées par A. Brillaud autour des
représentations sociales de l'avenir. Ainsi on retrouve dans la
mobilité sociale et la scolarité des jeunes interviewés,
les enjeux de classe et en cela « la question des conditions et des
médiations sociales déterminant la capacité des individus
à gérer leur devenir... »3, qu'il s'agisse de
mobilisation parentale et ou fraternelle quant à l'école du
rapport étroit aux capitaux (culturels, économiques, social,
symbolique) ou encore les espaces de socialisation dans lesquels
évoluent les jeunes. Notre guid a donc tenté de restituer, ce que
l'auteur nomme « les facteurs déterminant le seuil en
deçà duquel il n'est de projection dans l'avenir qui puisse
prendre sens en terme d'enjeux... »4; et en même temps de
proposer une démarche qui ne mette pas en exergue la non-réponse,
mais s'applique à produire des éléments de
compréhension de la construction du rapport social au temps.
Il n'est pas chose simple de faire le bilan d'entretiens sans
en avoir réellement extrait les informations qu'ils contiennent. Il
n'est pas non plus chose facile d'avoir un regard réflexif sur une
méthodologie sans risquer de l'opposer à une autre ou de
tomber
1 Jean Pierre Boutinet, Anthropologie du projet,
Quadrige, Paris, 2005, p. 83
2 Jean Pierre Boutinet, Anthropologie du projet,
Quadrige, Paris, 2005, p.80
3 André Brillaud, Enjeux de apprentissages et
représentations sociales de l'avenir, Éducation permanente n
°136, 1998, p.70
4 André Brillaud, Enjeux de apprentissages et
représentations sociales de l'avenir, Éducation permanente n
°136, 1998, p.70
dans ce que D. Lapeyronnie appelle « l'académisme
radical »1. Inviter au récit, c'est se risquer
d'orienter l'enquêté vers, ce que P. Bourdieu qualifie «
d'effort de présentation de soi ou , mieux, de production de soi »,
c'est-à-dire d'un manque de sincérité.
Il nous traverse bien souvent l'esprit que cette
démarche puisse ne pas être, adéquate ou suffisante, dans
ce même questionnement bouillonne l'échantillon et sa
représentativité, le guide et sa pertinence, la
problématique et son utilité. Mais nous nous réfugions
dans ces moments derrière un extrait d'article de C. Dubar :
« Tout est bon, selon moi, qui permet de mieux
comprendre et de plus expliquer, l'un ne pouvant, en sociologie, se
séparer de l'autre (contrairement aux sciences de la nature). On
pourrait donc défendre l'idée que le pluralisme consiste à
pouvoir considérer les individus tantôt comme des agents,
tantôt comme des acteurs, tantôt comme des sujets et tantôt
comme des auteurs, permettant ainsi de comprendre et d'expliquer (de produire)
"du social" . »2
4. L'analyse des entretiens
Expliquer les techniques d'analyse utilisées constitue
un réel exercice de clarification de la production de sens. Il est
important pour cela de revenir au guide d'entretien.
4.1. la directivité du guide
Dans le cadre de notre enquête, l'intérêt
était de parler du temps sans pour autant partir sur une discussion
philosophique. Nous avons donc regrouper les questions en trois grands
thèmes (passé; présent ; futur) et à
l'intérieur nous avons considéré, le vécu, les
représentations, le souhait de la scolarité, du professionnel et
du loisir. L'idée sous-tendue est la mesure de la représentation
du temps comme un espace chronologique structuré par la socialisation
primaire, c'est à dire par exemple imaginer la situation de marge pas
comme une exclusion mais comme une non-intégration donc comme un
processus inscrit dans le temps ou encore le projet comme une structuration
méthodique du temps impliquant des apprentissages fondamentaux en la
matière.
1 Didier Lapeyronnie, L'académisme radical ou le
monologue sociologique. Avec qui parlent les sociologues, Revue
Française de sociologie, 2004, 45-4, p. 621-651
2 Claude Dubar, Le pluralisme en sociologie : fondements,
limites, enjeux, Socio-logos, Numéro 1,mis en ligne le : 21 mars
2006.
http://socio-logos.revues.org/docum,
consulté le 5 juin 2007
Toutefois, si le guide semblait reprendre les grands
thèmes de la recherche, il fut lors des entretiens plus qu'un support.
Il devint vite une attache profonde à la recherche qui ne
tolérait pas la prose vagabonde des interviewés. Le
découpage selon trois temps aurait permis un récit très
naturel dans lequel venaient s'imbriquer les éléments
recherchés. Mais plutôt que de laisser se tisser le fil de la
parole, nous avons à de nombreuses reprises réintroduit le cadre
de la recherche de façon maladroite, bien loin de la communication
« non-violente » dont parle P. Bourdieu. Dans le protocole
espéré d'un entretien, ce type d'intervention enferme et segmente
le discours produit. Est-ce là ce que l'on nomme l'entretien
semi-directif.
Car si la notion de directivité est claire, la
non-directivité qui se fonde une interaction qui se construit au fur et
à mesure, où le chercheur fait exploser le thème. A.
Blanchet traduit la non directivité comme « l'ensemble des
conduites d'un interviewer qui vise la production par un interviewé d'un
discours continu et structuré sur un problème donné
»1. Cela ne laisse pas une place très claire à la
semi-directivité D'ailleurs l'auteur fustige la notion de
semi-directivité qui désigne selon lui l'utilisation d'un guide
d'entretien dans une démarche non-directive, attendu que selon lui
« aucune des interventions du chercheur n'est indépendante des
guides ou schémas implicites qui structurent sa vision du
problème. »2 Nous nous abstiendrons de définir la
semi-directivité autrement que par la formulation de questions finement
ajustées au discours de l'interviewé sans donc lui couper la
parole. Ainsi la semi-directivité pourra être
appréhendée selon chacun au regard de ses orientations
théoriques. Cette semi-directivité permet autant qu'elle
l'empêche la construction d'un discours basé sur l'ensemble des
représentations. Entre directivité et nondirectivité,
grand est l'écart. Dans cet empan technico-théorique on retrouve
toutes sortes de situations qui vont accueillir les entretiens. Chacun
étant le fruit d'une interaction établie au regard des
éléments développés plus haut et définissant
certaines fois un retranchement vers la directivité pour s'assurer du
recueil de données. Nous souhaitons par là insister sur le
caractère singulier des entretiens et ainsi prévenir le lecteur
que l'analyse qui devrait considérer ce paramètre ne le fera que
peu ou prou.
4.2. l'analyse
Nous citions en début de chapitre La misère du
monde en lui conférant une hypersubjectivité. Ce que D.
Demazière et C. Dubar note comme une « posture restitutive qui,
1 Alain Blanchet & al., L'entretien dans les sciences
sociales, Paris, Dunod ; 1985
2 Ibid.
refusant l'imposition de problématique, présente
au lecteur les matériaux bruts. »1 ne nous paraît
pas exagéré dans la mesure où le lecteur a à charge
de faire sa propre analyse sans d'ailleurs lui en donné les
réelles possibilités. Pourtant dans cet ouvrage il est frappant
de mesurer combien l'émotion éprouvée à la lecture
favorise la considération de la situation de l'interviewé. C'est
en cela que la restitution transparente est intéressante. A condition
d'en maitriser le jeu. La France invisible, ouvrage sorti en 2006,
développe cette idée tout en mesurant les effets d'une
restitution trop transparente. Il est évident que comme dans la «
majorité des travaux de recherche reposant au moins en partie sur la
réalisation d'entretiens, des affirmations diverses sont
illustrées par des citations tirées de paroles retranscrites
»2 celle-ci n'échappe pas à la règle. Elle
a cependant cela de remarquable qu'elle allie avec finesse cadre
théorique claire et restitution transparente. Soit deux postures
complémentaires l'une illustrative et l'autre restitutive.
L'intérêt que revêt pour nous cette double-posture est qu'au
regard de notre corpus, nous ne pouvons imaginer une analyse biographique et
nous inspirer des travaux de D. Demazière et C. Dubar, nous pouvons
cependant procéder à une analyse thématique verticale et
horizontale. En induisant un discours sur le temps, nous avons établi
ces thèmes. Il nous reste cependant à rendre compte du cadre
existentiel de l'interviewé.
C'est pourquoi nous avons choisi de procéder à
une analyse en trois temps. D'abord la codification du discours à partir
des thèmes évoqués. Ensuite une analyse verticale qui
tente de situer le sujet. Et enfin une analyse thématique horizontale
qui rend compte de l'expérience individuelle dans chaque thème
a) la codification
Nous avons procédé à partir de deux
grilles qui relevaient chacune dans le discours les modalités au
variables présentées. Pour le niveau d'indépendance, nous
avons attribué ou oté un point par réponse positive. Le
permis, un logement autonome, des revenus propres et un projet professionnel
attribuait quatre points tandis qu'une aide parentale en otait un.
1 Didier Demazière, Claude Dubar, Analyser les entretiens
biographiques, op. cit., p. 31
2 Ibid. p. 16
Tableau 7. Niveau d' indépendance des
interviewés
|
Logement (+1 autonome)
|
Permis (+1 )
|
Revenus. Perso (+1)
|
Projet. Pro (+1)
|
Aide.des. Parents (-1)
|
Total
|
Joey
|
0
|
0
|
1
|
0
|
0
|
1
|
Nazira
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
Ouarda
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
Mélanie
|
0
|
0
|
1
|
1
|
0
|
2
|
Mohamed
|
1
|
0
|
1
|
1
|
0
|
3
|
Demnah
|
0
|
1
|
1
|
1
|
0
|
3
|
Majid
|
0
|
1
|
1
|
1
|
0
|
3
|
Aude
|
0
|
1
|
1
|
1
|
1
|
2
|
Tomy
|
1
|
0
|
1
|
1
|
1
|
2
|
Julia
|
1
|
1
|
1
|
1
|
1
|
3
|
Flore
|
1
|
1
|
1
|
1
|
0
|
4
|
Nous avons procédé de la sorte pour
l'expérience temporelle en modérant selon deux ou trois
modalités en fonction des variables. Chaque variable est
regroupée à l'intérieur d'un thème plus
général.
Par exemple la conscience temporelle comprend le passé,
le présent et le futur. Le passé s'entend comme l'histoire
familiale lointaine (grands-parents), proche (parents), immédiate
(l'interviewé). Lointain assure un point, proche un demi,
immédiat zéro. Le présent s'appuie sur la conception de
G.H. Mead, c'est à dire la capacité à construire un
récit de son présent qui soit une synthèse de son
passé. Enfin le futur intégrait les projets, les
stratégies, l'anticipation.
Pour le cadre temporel, nous avons attribué un point
par cadre. Les loisirs, les relations aux institutions, l'activité
quotidienne sont entendues comme une pratique régulière qui
s'inscrit dans une constance.
En ce qui concerne l'horizon temporel, la présence de
projets professionnel et de vie donnaient un point assurait à chacun un
demi-point. La projection sur dix ans reconnaissait la simple capacité
à bâtir un discours et les rêves supposaient leur
réalisme. Les échéances considéraient le court et
moyen terme et le long terme chacune pour un demi-point.
Si l'on reprend l'expérience temporelle de Joey. Il
faut entendre l'évaluation de sa temporalité comme la
méconnaissance de ce qui se rapporte à son passé, à
l'incapacité de le lier à son présent, et à
l'absence de projet, d'échéances reconnues. Son cadre temporel
est lui distingué par ce qui fonde son activité, c'est à
dire son expérience temporelle d'un point de vue qualitatif. Ainsi
l'absence de loisirs formels et d'une activité quotidienne reconnue
marquent une absence relative de cadre même si par
ailleurs sa fréquentation d'une structure d'accueil locale implique un
cadrage reconnu en ce qu'il doit se soumettre à des horaires. Enfin
l'horizon temporel distingue l'empan temporel entre aujourd'hui et un autre
demain. C'est-à-dire que dans son cas Joey n'a ni de projet
professionnel, ni de possibilité ou volonté de se soumettre
à une projection sur dix ans, ni d'échéances , ni de
rêves qui soient construit sur sa réalité objective.
Tableau 8. Expérience temporelle des
interviewés
|
Temporalité
|
Cadre temporel
|
Horizon Temporel
|
Total / 10
|
Joey
|
0
|
1
|
0
|
1
|
Nazira
|
0
|
1
|
0
|
1
|
Ouarda
|
1,5
|
0
|
1
|
2,5
|
Mélanie
|
1
|
3
|
1,5
|
5,5
|
Mohamed
|
2,5
|
3
|
2
|
7,5
|
Demnah
|
2,5
|
2
|
3
|
7,5
|
Majid
|
3
|
2
|
3,5
|
8,5
|
Aude
|
3
|
2
|
3,5
|
8,5
|
Tomy
|
3
|
2
|
4
|
9
|
Julia
|
3
|
3
|
3,5
|
9,5
|
Flore
|
3
|
3
|
3,5
|
9,5
|
Il est bien entendu que cette codification relève de
l'expérimentation et est à ce titre à utiliser avec les
précautions qui s'imposent. Car les entretiens ne livrent pas un
matériau assez précis pour proposer une codification qui le soit.
En cherchant dans le discours des éléments de temporalisation,
nous effectuons une catégorisation théorique partielle en ce
qu'elle omet les éléments de construction d'un habitus
temporel et subjective parce qu'elle ignore la valeur objective d'un
budget-temps détaillé. Cependant il est à noter que
l'empan entre les deux extrémités est assez considérable
pour tenir compte, si ce n'est des résultats, au minimum d'une
réelle différence des expériences temporelles.
b) l'analyse verticale et horizontale
Nous avons ici tenter de reconstituer à travers le
titre l'élément fort du discours, et dans la restitution les
idées secondaires. Pour Aude par exemple, la drogue tient une place
importante et l'entretien s'il n'est pas orienté en ce sens
déborde d'allusions, d'anecdotes, de paradoxes, mais en même temps
son entrée en formation marque une rupture biographique. L'analyse
verticale nous semble donc prétendre situer le cadre expérientiel
en même temps que l'idée que l'interviewé s'en fait.
Lorsqu'on lui demande d'imaginer sa vie dans dix ans, elle répond :
Aude - Ouh la la, non. -Comment tu
voudrais être ?
Aude -Déjà, je
voudrai décrocher complètement de la came. Dans dix ans,
j'aimerai bien avoir un bébé, faire un enfant. Avoir un mec
plutôt cool et avoir un taf qui me plait, toujours dans l'animation. En
fait, je sais pas si je serai toujours dans l'anim', parce que peut être
que plus tard, je retournerai dans le social. Je sais pas encore. Mais, de
toutes façons, depuis toute petite, je me suis toujours dit que mon
métier, ça sera d'aider les gens. Donc, peut être que je
retournerai là dedans. Mais j'espère qu'à trente-quatre
ans j'aurai un enfant. »
Cet élément est analysé selon deux
niveaux. D'abord le refus de projection et sa suite, ce qui présente une
analyse thématique verticale et horizontale car le contenu lui est
propre au sens d'une synthèse de son parcours, de son discours et parce
que la question intègre le thème du futur et induit donc une
réponse qui pourra être comparée aux autres. L'exemple avec
le discours de Julia :
- Un petit coup de futur ! Comment tu te vois dans dix ans
?
Julia -Euh... ça voudra
dire que j'ai 35 ans. Je me vois avoir un travail, avoir réussi dans ce
que je faisais, que j'arrive à gagner ma vie. Plus avoir de
problèmes de sous, sans être plein aux as. Pouvoir vivre
normalement, me faire plaisir. Je me vois dans une maison avec mon amoureux. Et
peut-être que je me verrai avec une famille. Mais quand je me vois en
train de travailler, je le vois positivement, quand je me vois plus tard. Ou
alors ça serait que je serai plus avec mon amoureux.
On retrouve ici le thème et la synthèse de
l'élément phare de son propos (l'amour). Il est entendu que ces
choix méthodologiques laissent une grande place à
l'interprétation. Nous ne pensons pas obtenir un résultat assez
rationnel pour D. Demazière et C. Dubar, mais nous ne pensons pas non
plus tomber dans l'écueil des sirènes romanesques. Notre point de
vue est sans doute celui d'un néophyte, nous pensons que la restitution,
qui conduit à une forme de sensiblerie qui oublierait la raison, rend
accessible l'analyse, à condition d'en avoir précisé le
cadre théorique, et donne de la valeur à la vie de ceux et celles
qui nous en livrent quelques segments. Nous mesurons ici les limites de notre
démarche, mais il reste après ces quelques mots, quelques autres
pages qui permettront au lecteur de juger de la valeur heuristique et de la
validité de notre recherche.
N
ous avons vu tout au long de cette recherche que l'insertion
était un processus complexe et polymorphe qui ne pouvait s'entendre
comme une unique intégration socio-professionnelle. Car il nous
faut bien entendre que cette insertion totale et univoque ne
correspond plus au modèle de société dans lequel nous
avons construit notre recherche. La notion de société du risque
définie par U. Beck, bien que trop large pour être précise,
permet de lire l'avenir comme un enjeu lié au risque. Il s'agit en fait
de construire l'avenir à partir de la connaissance des risques. Une
société qui en quelques sortes se limiterait désormais
à une gestion des risques comme si plus rien ne pouvait changer.
Pourtant en même temps que se construit cette « modernité
réflexive »1, la déstandardisation des
trajectoires familiales ouvre « pour l'ensemble des individus, à la
fois tout et son contraire : à savoir un horizon de libertés et
de possibles sans pour autant offrir la garantie pour tous de s'en saisir
»2, ce qui provoque assurément au moins deux types de
trajectoires que nous proposons ici d'illustrer au travers des parcours
différenciés. Quelle que soit la définition que nous
pourrions donner de ces trajectoires elles sont pour toutes entendues comme une
nécessité de devenir un jour un adulte. La subjectivité de
notre classement, de notre catégorisation n'est pas autrement
justifiable que par cette même subjectivité. Elle est le
rapprochement sous des titres qui peuvent apparaître éloquents. En
nous référant encore à D. Demazière et C. Dubar,
dans leur approche épistémologique de l'analyse des entretiens,
nous ne souhaitons pas subordonner une catégorie à une autre. La
valeur de la catégorie théorique (construites par le chercheur)
n'est pas plus importante que la catégorie catégorie naturelle
(construite par la production langagière des acteurs) ou que la
catégorie officielle (administrative). Dans notre démarche, nous
tentons de rendre accessible la catégorie naturelle et officielle au
sein de catégories théoriques. Bien sûr cette
catégorisation repose sur l'idée d'une finalité à
l'insertion, d'un état final, nous ne prétendons cependant pas
définir les chemins de l'insertion ou les rails de la
désaffiliation. Nous rendons compte de segments issus de
réalités. Ils portent en eux le sens et la fonction de
l'insertion.
1 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger, L'insertion
des jeunes, op. cit., p. 109
2 Ibid.
Chapitre 2 Sur les chemins de l'insertion, les
effets de la socialisation
« Il est souvent insupportable de lire des segments
de vie en pensant à leur véracité. Car ils sont de ces
toiles impressionnistes qui mettent en lumière une réalité
bercée d'immédiateté, d'instantané. Bien que peu ou
prou invités à « un déjeuner sur l'herbe », ils
sont les témoins privilégiés de la politique sociale
française, ils ne sont ni une catégorie officielle, naturelle ou
théorique, ni un état, ils et elles sont l'avenir. »
Sine Nomine.
Dans ce chapitre nous privilégierons ceux et celles qui
dans leur parcours sont proches de l'accession à l'emploi plus ou moins
stable. Cette considération de l'accès repose sur le discours
entendu et les démarches en cours. Cette nécessité qui
leur est faite de définir à l'avance les modalités de leur
insertion et la dextérité relative avec laquelle chacun prend son
avenir en main nous laisse imaginer, certes de façon dialectique, qu'ils
sont sur les chemins de l'insertion.
1. La formation professionnelle pour rompre avec hier
Concevoir son avenir, c'est le définir à partir
de ce que construit la biographie, c'est-à-dire, les socialisations
primaire et secondaire mais c'est aussi la définition d'une
stratégie qui s'appuie dessus. La formation professionnelle est un de
ces leviers qui agit comme un choc biographique sur lequel se construit une
réalité subjective dont les enjeux sont la reconnaissance
sociale.
1.1. Je sais que je peux dire non, que ça tient
qu'à moi, mais non j'y arrive pas. Aude a 23 ans ans, elle est en
formation professionnelle et prépare un brevet professionnel
de la jeunesse et de l'éducation populaire et du sport
(BPJEPS). Après un parcours scolaire relativement stable jusqu'au
lycée, époque à laquelle elle rencontre l'univers de la
drogue, elle enchaîne les petits boulots, barman, guichetière dans
une banque. Cette rencontre avec la drogue signe une partie importante de sa
vie :
Aude - Il y a beaucoup de mecs
qui m'ont demandé de choisir entre eux et la came, j'ai toujours choisi
la came. Alors peut-être que j'ai jamais été
amoureuse.
A la sortie de sa scolarité, elle tente un premier
décrochage qui se traduit par une lourde dépression car comme
elle dit " quand tu es plus dans la came, tu vas plus en teuf, donc t'es toute
seule. » Aujourd'hui, elle avoue ne pas avoir " totalement
décroché » et être " encore sensible ». Elle
s'efforce tout de même sur les temps de formation de tenir le coup et
substitue par le cannabis, " je fume tous les jours mon spliff ici. ».
Bien qu'elle ait écarté toutes ses relations liées
à cet univers, elle continue à travers un de ses amis très
proche à « taper le week-end ». Malgré ce qu'elle
appelle tous ses problèmes personnels, elle a réussi à
sortir du cycle de la forte dépendance. En effet son entrée en
formation pour devenir animatrice professionnelle, lui permet de canaliser son
énergie jusqu'à un certain point, car lorsque l'on évoque
le temps libre cette énergie semble diminuée :
Aude - C'est beaucoup de temps
sur la formation quand même, j'aime bien tout le public porteur de
handicap alors je fais vachement de recherches sur internet là dessus.
Des fois, ils nous disent, tiens, vous pouvez regarder telle chose ou telle
chose, alors, je fais souvent ça. Je regarde des petits trucs sur la
formation, sinon, la dope!
Ce qui est réellement significatif dans son histoire,
c'est l'énergie déployée pour son projet professionnel :
l'animation. Car si son orientation scolaire la pousse vers le
médico-social elle expose clairement ses propres inquiétudes de
l'époque et revoie son projet selon les nouvelles données :
Aude - Après, je voulais
faire un bac SMS mais il y avait pas alors j'ai été à S
à CT, faire un bac médico- social. J'ai eu beaucoup de
problèmes, j'ai déconné. J'ai arrêté ma
terminale, j'ai pas eu mon bac. Et en fait, j'ai été repasser mon
bac un an après à N.D au M et je l'ai eu. Après, je
voulais pas rester dans le social parce que moi je me disais, vu que moi, j'ai
eu beaucoup de problèmes dans ma vie personnelle, je me disais «
t'arriveras jamais à faire la part des choses, ça sert à
rien, tu vas être encore plus mal avec toi » donc j'ai
complètement changé et j'ai fait un BTS force de vente. J'ai fait
un an et demi mais pareil, re-problème, j'ai eu pas mal de
problèmes de dope. Je suis retombée dedans, j'ai
arrêté. Après, j'ai décidé de partir. Je suis
partie en saison où j'étais barman animatrice dans un bar.
Après je suis revenue, je connais P, on a discuté et il m'a dit
« il faudrait que tu passes le BAFA » et vu que j'avais le niveau
pour passer le BPJEPS, j'ai dit allez hop BPJEPS! Direct. Parce que ce qu'il y
avait dedans me plaisait bien, surtout le LTP niveau socio-
culturel. J'avais l'impression de retrouver un peu le
social que j'aimais avant mais dans un autre cadre que par exemple être
éduc', parce que à la base, je voulais être éduc'.
Mais là, c'était un autre cadre, c'est un cadre un peu plus
joyeux, je sais pas si ça se dit.
Cette révélation professionnelle semble donner
à l'avenir un sens un peu plus radieux, qui tendait à s'effacer
au gré des rechutes.
Aude - J'ai commencé
à quinze ou seize ans et là j'ai vingt-trois mais ça fait
deux ans et demie que je suis sous traitement. J'ai réussi à pas
retaper pendant un an, un an et demi mais régulièrement, j'en
prends encore [...] jamais quand je suis en cours. Ça m'est
arrivé au tout début mais je tape que le weekend
On comprend dans son discours le besoin de trouver un nouvel
espace de socialisation qui rompe avec sa communitas de
référence, celle des fêtes Techno, de la drogue. Il semble
qu'il soit important pour elle de travailler pour deux raisons. D'abord pour
prendre de la valeur ensuite pour sa fonction thérapeutique.
Aude - Moi, je trouve ça
super valorisant, moi, je trouve qu'on est très content, enfin, moi je
suis très contente quand je fais mon travail, quand j'aboutis à
un travail que j'avais envie de faire. Ça valorise, tu te sens bien dans
ta tête. Je sais que quand j'ai rien fait pendant un bon moment,
j'étais trop mal dans ma peau, trop mal dans ma tête. Et à
partir du moment où j'ai recommencé à bosser, à
voir du monde, ça m'a trop aidé. Ouai, le travail, c'est
valorisant et je pense que psychologiquement, c'est super important. Enfin
après...
-Tu peux m'expliquer ce qui psychologiquement et physiquement
est important?
Aude - ... physiquement,
ça permet de te tenir en forme, parce que je veux dire, tu te
lèves le matin, tu bouges, tu es en activité, tu es en mouvement.
Donc voilà, physiquement et psychologiquement, c'est important parce que
pour moi, le travail c'est l'impression d'être insérée,
d'être dans la société. Je pense que quand tu travailles,
tu es inséré dans la société. Et je pense que quand
tu travailles pas, enfin, moi, c'est comme ça que je l'ai vécu,
j'avais l'impression d'être complètement marginale, de ne plus
être dans la société. Alors que là, tu te sens utile
[...]
Ce sentiment de marginalité qu'elle évoque nous
indique combien elle attend l'agrégation à ce groupe que
représentent les détenteurs d'un contrat de travail. On note
aussi une certaine confusion entre ce qui lui semble être l'unique
thérapie valide qu'est le cadre temporel enfermant du travail et des
transports pour s'y rendre ou en revenir, dont elle parle comme d'une
épreuve personnelle très difficile.
Aude - C'est vrai que quand je
suis ici, c'est super dur parce que j'ai un train à 7h13 parce que
sinon, j'arrive en retard. Alors, j'arrive à 8 heures moins le quart
alors que ça commence qu'à 9 heures et demie. Le soir, c'est
pareil, j'ai des trains, c'est super chaud! Donc, je prends le train de 18.45
ou de 19.35 donc j'arrive vers 7 heures et demie, 8 heures chez moi [chez sa
mère]. Donc, heureusement que c'est qu'une semaine comme ça de
temps en temps parce que sinon, j'y arriverai pas.
Sa consommation bien qu'épisodique restreint son
horizon temporel au moins momentanément. Ce qui est d'ailleurs le cas de
toute consommation de psychotrope, la recherche d'ivresse n'est qu'un
présentisme ponctuel.
Aude - [...]Et puis depuis le
début de la formation, je me suis dis, tu t'es pas trompée. Pour
l'instant, je suis au bon endroit, au bon moment et que ça va marcher
parce que ça me plait trop, ça me passionne tout ce qu'on fait.
Le seul point négatif, c'est la came. Mais tu vois, je vais rentrer ce
soir, je sais que j'en aurai pas mais je sais que demain soir je pourrai en
avoir et ça me travaille. Je sais que je peux dire non, que ça
tient qu'à moi mais non, j'arrive pas.
Pour autant, cela ne l'empêche pas de construire
relativement facilement un discours sur sa stratégie dans un milieu
professionnel encore un peu flou pour elle :
- Je t'ai déjà posé la question sur
le métier que tu voulais faire particulièrement, tu m'as dit que
tu savais pas trop...
Aude - Animatrice
professionnelle, ça c'est sûr et puis peut-être après
éduc. Enfin, j'aimerai bien monter dans les responsabilités en
fait. Je pense que, enfin c'est pas pour me vanter, mais je crois que je serai
capable de prendre des responsabilités et j'ai envie de monter pour en
avoir et pour voir ce que je vaux. Je veux me donner des objectifs, des buts
à atteindre et monter toujours plus haut pour me prouver que je suis
capable de le faire quoi. Parce que j'ai pas mal galéré et je me
dis, « tu vas te prouver à toi d'abord mais aussi aux autres gens
que t'es capable d'y arriver. On s'est tellement foutu de ma gueule en me
disant, ouais, tu es qu'une pauvre camée, t'es une droguée, tu es
une merde...Et aujourd'hui, tu vois, je suis quand même en BPJEPS, je
m'en suis quand même à moitié sortie, et je suis
fière de moi. Alors, j'ai envie de me fixer des objectifs encore plus
haut et les atteindre pour me prouver à moi même que je suis
capable.
Cette projection qu'a nécessité son
entrée en formation n'a pas été une simple rencontre et
« allez hop ! » comme elle le dit, c'est avec l'aide de sa famille,
de professionnels de l'insertion, de la formation que s'est construit ce nouvel
univers de possible qui permet la projection :
Aude - [...] Et puis
j'étais suivi par la PAIO depuis un petit moment. Madame Y, elle m'a
toujours bien aidé et tout. [...] Ensuite il me fallait des sous donc
d'abord, j'ai vu qu'on pouvait prétendre au PRFQ, donc je savais pas
trop ce que c'était... Mais, en fait, j'ai mon oncle qui travaille au
GRETA et lui, il s'y connait pas mal dans les formations comme ça. Donc,
il m'a expliqué ce que c'était et il m'a dit que je pourrai avoir
l'aide de la région parce que je suis chômeuse, je suis demandeur
d'emploi, j'ai moins de vingt-cinq ans.
- Tu m'as parlé de deux personnes qui t'ont
aidé hors ta famille, tu m'as cité B et madame Y, qu'est ce
qu'elles ont fait pour que tu te sentes bien aujourd'hui?
Aude - Madame Y, c'est quelqu'un
de très important parce qu'elle m'a suivie à la fin de mon BTS
quand j'étais dans la drogue et tout ça, et ça
été ma porteuse, c'est elle qui m'a porté jusque
là, elle a toujours pris de mes nouvelles, c'est quelqu'un qui est
important pour moi. Je l'appelle de temps en temps pour lui dire ce que je fais
ici, donc elle a une place importante. Donc sur le côté
professionnel, elle a réussi à me
dépatouiller de ce que j'avais comme idée et de les mettre en
place. Elle a réussi, elle m'a aidé pour les mettre en place. Et
B [chargée du suivi administratif des stagiaires de la formation], elle
est trop géniale parce que elle me suit depuis le début de la
formation, moi je sais que si j'avais eu une amie comme ça dans ma vie,
et bien, tout aurait bien été...Elle est géniale, elle a
tout le temps la pomme, toutes les semaines, on s'envoie des mails, on
s'appelle. Je sais que je peux toujours compter sur elle, n'importe quand. Pour
la MJC, elle m'a trop aidé, tous les jours je l'appelais parce que
ça allait pas, je pleurais, j'allais trop pas bien, à chaque
fois, elle m'a aidé. Elle sait que je suis proche du milieu de la rue,
mais elle sait pas que je me dope. Je veux qu'elle garde une image de moi de
quelqu'un, enfin comme elle me voit aujourd'hui.
Si son projet professionnel lui tient tant à coeur, ce
n'est peut-être pas tant dans l'optique d'une insertion telle qu'elle est
consentie par les professionnels. Son discours sur sa propre image, très
présent dans cet entretien, témoigne d'une volonté de
sortir d'un cercle dans lequel la drogue est une obligation de se projeter en
rond, d'un week-end sur l'autre, d'une prise à l'autre. Elle semble
rechercher un espace de socialisation secondaire pour se défaire d'un
poids qui l'handicape. Il s'agit de l'« intériorisation de "
sous-mondes " institutionnels ou basés sur des institutions
»1 comme un processus qui permet l'intériorisation d'une
nouvelle réalité subjective. Son vocabulaire qui suppose «
l'intériorisation de champs sémantiques structurant la routine
des interprétations et des conduites à l'intérieur d'une
sphère institutionnelle »2, nous en livre un exemple
très probant L'utilisation de termes comme « objectifs »,
« projet », « animation professionnelle » et tous les
sigles inhérents à cette branche, laisse entrevoir cette rupture
biographique en marche qui vient en même temps se heurter à une
socialisation primaire qui n'en finit pas de finir. Bien qu'elle semble vouloir
rompre avec son enfance elle ne semble pas tout à fait se
représenter comme « membre effectif de la société et
en possession subjective d'un soi et d'un monde »3 qui
caractérise la fin de la socialisation primaire. Son faible niveau
d'indépendance vient dans une certaine mesure corréler notre
propos. Mais nous nous garderons de situer l'indépendance comme une
recherche effective de sa part, car la présence de sa famille semble
constituer un élément important de son bien être. Son
expérience temporelle est relativement importante, et on le comprend
lorsqu'elle situe les périodes entre elles ou encore qu'elle
évalue le temps passé. Les fonctions de projection et
d'anticipation sont bien intégrées au point d'un discours d'un
fort niveau de synthèse sur son existence. Sauf peut-être dans les
moments de prise de drogue. Une anecdote sur le vote des dernières
élections présidentielles est à ce titre parlante.
- Mais tu as votée aux présidentielles du
premier tours quand même ou pas?
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 236
2 Ibid.
3 Ibid., p. 235
Aude - (rire) Non, je dormais,
j'avais pris trop de came. - Les deux fois?
Aude - (rire). C'est de l'abus
en plus parce que moi, je milite pour dire ouais voter ça! Et puis en
fait, j'avais pris trop de came et en fait je dormais toute la
journée.
Malgré un décalage important entre ce qui
constitue ses différents cadres temporels elle se construit une
représentation relativement éclairée de l'avenir
même si celui-ci paraît presque plus naturel que
stratégique. Sa projection comme ses rêves se tournent vers la
norme sociale de la famille et du travail : la stabilité matrimoniale et
professionnelle, ce que nous avons déjà vu comme étant la
conquête du statut d'adulte. Ce passage qui s'effectue douloureusement
est aussi très présent dans son discours. L'étape ultime
avant l'agrégation définitive, tient à l'abandon de son
addiction. Il ne s'agit pas d'assimiler la prise de drogue à un rituel
qui situerait un quelconque passage, car comme le souligne J. Gendreau, la
toxicomanie ne doit pas être confondue avec un rite de passage,
même si à l'interne de ces pratiques on peut distinguer nombre de
rituels. En effet, la confusion « qui consiste à désigner
comme passage une impasse, car à qualifier à tort et à
travers de rite de passage des pratiques qui n'en relèvent pas, on rend
le non-passage objectif auquel aboutissent ces pratiques. »1 Il
s'agit de rendre évident que son engouement pour un travail qui lui
plaît tend à réévaluer sa propre image
détruite au travers de sa toxicomanie avouée. Son processus
d'insertion paraît en ce sens thérapeutique et induit
l'idée de passage, depuis la notion de marge que représente pour
elle la consommation de drogue, jusqu'à l'idée
d'agrégation que sous-tendent ses aspirations (décrochage,
famille, travail).
1.2. Faut surtout pas perdre son temps!
Majid a 23 ans, il est de ceux qui ne devraient pas figurer
dans notre échantillon si nous nous étions limités
à une insertion qui se veuille professionnelle. Aujourd'hui Animateur
sportif employée dans le cadre d'un CAE dans une association de son
quartier, il est sorti du système scolaire à 19 ans pour
travailler et n'a fait que cela depuis. Plusieurs essais d'orientation
débouchent sur une nouvelle orientation soumise par sa soeur
ainée, qui à l'époque préparait une maîtrise
en sciences comptable :
Majid - Après [une
seconde TSA ou et une STT] j'ai fait un BEP comptabilité que j'ai
été un peu forcé à faire dans le sens où je
me suis dit faut au moins que j'ai quelque chose et je l'ai eu et après
j'ai fait des petits boulots de livreurs, j'ai travaillé au Mc Do et
aujourd'hui je suis animateur sportif. [...] Dès que j'ai eu le BEP j'ai
arrêté parce que mon père, j'ai dit qu'il était
commerçant, il est tombé en liquidation judiciaire donc soucis
financier à la maison fallait que je travaille ...
1 Joel Gendreau, L'adolescence et ses rites de passage,
op. cit. , p. 105
Pressé par une nécessité familiale, il
entame un parcours du combattant, celui de l'insertion professionnelle.
- Du coup sorti du système, directement tu as
commencé à faire des petits boulots/
Majid - /des petits boulots ouais,
j'ai pas cherché a comprendre ce qui me plaisait ou ce qui me plaisait
pas il me fallait de l'argent à la fin du mois et c'est tout.
-Donc ça a commencé par l'interim tu disais
?
Majid - Donc ça a
commencé par l'intérim, j'ai travaillé en [inaudible]
pendant 3 mois, après j'ai enchainé avec R, j'ai travaillé
six mois et demi par contre là et ensuite j'ai fait des petits trucs
à droite à gauche, ensuite j'ai été au
chômage, ensuite j'ai repris un boulot de livreur, livreur de viande et
ensuite ...
Le récit de son entrée dans une grande
entreprise locale donne un sens tout particulier à l'idée
d'insertion professionnelle.
Majid - Je vais t'expliquer
rapidement comment je suis rentrer à R, j'ai fait quelque chose un peu
illégal au départ parce que si tu veux mon frère par
l'intermédiaire d'une intérim a reçu une convocation pour
avoir du taf mais il s'avère que mon frère avait
déjà du taf donc mon frère m'en a parlé et tout m'a
demandé de rentrer en contact avec la personne qui travaille dans
l'intérim et qui l'a mis. Moi j'ai pas cherché... parce que lui
il commençait le lundi, donc j'ai pris sa place le lundi au boulot et je
suis arrivé là-bas et je leur ai dit les quatre
vérités, quoi, je suis arrivé au boulot je leur ai dit
voilà je m'appelle pas comme ça, je suis pas dans cet
intérim, et ils m'ont dit pourquoi vous êtes la ? Et je leur ai
dit dit « pour avoir accès directement au bureau au chef d'atelier
» etc... il me l'ont reproché au début, j'ai fait la
matinée, à midi on m'a dit de pas revenir l'après midi
mais j'en ai profité après le midi pour essayer de rentrer dans
les bureaux parce qu'il s'avère que je connais deux, trois personnes qui
travaillent là-bas, qui m'ont dit où étaient les bureaux
donc je suis rentré dans les bureaux, une fois que je suis arrivé
dans les bureaux le chef d'atelier super étonné de me voir parce
qu'il voit pas tous les jours des jeunes qui viennent dans son bureau sans
rendez vous etc ...donc il me demande ce que je veux, je lui dit que je suis
motivé, j'ai pas de qualification dans ce domaine là, je cherche
à découvrir, à apprendre à voir, il me dit ouais
qu'est ce que tu veux concrètement, je dis c'est simple je veux
travailler, je veux essayer d'évoluer pourquoi pas dans votre entreprise
et tout, même si je suis qualifié dans aucun domaine dans les
domaines industriels et il me dit ok je prends ton nom ton numéro et je
te rappelle ou si je te rappelle pas, je te rappelle pas! »
Si l'histoire dans ce cas précis finit bien, puisqu'il
sera rappeler et travaillera dans cette usine durant six mois, elle n'est pas
sans rappeler le système d'embauche d'une autre ère. Cette
anecdote porte en elle le souvenir de ce que son père lui dit un jour
:
Majid - [...] parce que il y a
une phrase de mon père qui m'avait dit à l'époque bien
avant deux mille cinq « tu dois faire plus que les autres, tu seras
toujours obligé de faire plus que les autres que tu le veuilles ou non
». Donc moi j'ai répondu à mon père « mais
pourquoi je dois faire plus que les autres, je peux faire normal comme comme
tout le monde, faire les mêmes effort et tout », il me dit
« non, ici t'es en France tu dois faire plus que les
autres ». Je lui dis pourquoi? Il me dit « parce qu'on te reconnais
pas en tant que français, il faut que tu fasses encore plus que les
autres pour prouver que t'es encore plus français ». Je lui ai fait
« ouais papa, mais je vois pas ce que tu veux me dire ». Et puis
après réflexion je me dit qu'il a peut-être pas tort, parce
que j'ai bossé à l'usine comme je te disais tout à l'heure
je me rendais bien compte de l'importance de ce qu'il m'a dit et en fait il a
pas tort. »
Aujourd'hui animateur sportif, il vit de son occupation
favorite, le foot. C'est d'ailleurs devenu son projet professionnel avec une
formation de Brevet d'État de foot à la clé. Son temps
libre est partagé entre le foot et un militantisme associatif. Celui-ci
agit comme un processus de resocialisation qui dans une certaine mesure nous
fait penser au phénomène d'altérnation
développé par P. Berger et T. Luckmann. Ils entendent par
là un démantèlement et une désintégration de
« la structure nomique antérieure de la réalité
subjective. »1 sur quoi se construit une nouvelle
réalité.
Majid - Hors travail, je
m'intéresse un peu plus à la politique parce que je fais parti
d'un mouvement qui s'appelle F et je vais peut être faire parti d'un
collectif qui s'appelle X, je sais pas si on t'en a parlé, parce qu'on
m'a demandé si j'avais du temps à donner, c'est un peu comme le
foot, quand quelqu'un il milite c'est un peu comme le foot, on m'a
demandé si j'avais du temps pour participer à des
conférence ou à des réunions ou à des
manifestations pour revendiquer des choses comme sur l'emploi sur plein de
choses et voilà et puis en dehors de ça je suis à fond
dans ma formation.
- Et du coup sur la question du mouvement politique, qu'est
ce qui t'a amené à ça ? Majid - C'est les
émeutes de ...
- C'est vrai ?
Majid - ouais
- Comment pourquoi ?
Majid - parce que justement
ça sert à comprendre qu'il y a des discours au dessus dans la
hiérarchie et c'est comment ça peut être grave, donc je me
suis dit : voilà je vais donné de mon temps et on va voir si on
peut militer. Parce que je voyais qu'y en avaient qui cassaient des voitures
qui brulaient et tout, moi ça ne m'intéressait pas.
Déjà je me regarde moi d haut en bas, c'est pas mon truc, donc
j'ai préféré militer par l'intermédiaire
d'associations [...]
-Tu dis que le déclic ça a quand même
été les émeutes... politique est-ce que ça a
été le déclic militant aussi ?
Majid - ouais déclic
politique ça a été les émeutes surtout, quand j'ai
vu ce qui s'est passé et que la vérité elle a pas
été dite par un ministres très connu, c'est pas normal,
c'est pas normal. C'est vrai qu'il y a deux poids deux mesures, c'est là
que je l'ai dit, y a deux poids deux mesures c'est pas normal la justice elle
est pas égale. »
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 262
Cet extrait montre la rupture biographique dont parlent les
auteurs de l'altérnation. Il y a bien sûr l'élément
marquant que sont les émeutes, mais il y a surtout la présence
d'une structure de plausibilité, c'est-à-dire une « base
sociale servant de laboratoire de transformation. »1 qui est
proposée par un mouvement politique et qui permet à Majid de se
définir en opposition à ceux qui cassent et qui brulent. Il est
en cela une forte valeur sociale distinctive comme peuvent l'être les
rites d'institution. Cette intégration d'une réalité
subjective transformée, tout du moins en cours de transformation situe
la fonction sociale de ce processus. Il est bien entendu que cette
agrégation en cours par le biais de l'altérnation ne peut
être définie comme un rite de passage. Toutefois on comprend dans
son discours la valeur distinctive de ses choix. En injectant « dans le
passé différents éléments qui étaient
subjectivement indisponibles à ce moment là. »2,
il réinterprète le passé selon sa nouvelle
réalité subjective. On retrouve là l'idée
d'efficacité symbolique de P. Bourdieu. L'exemple de sa propre
orientation qui fut selon lui un échec en témoigne.
Majid - Un jeune en 3eme il peut
pas savoir ce qu'il va faire, il a pas les facultés de savoir ce qu'il
va faire plus tard même si depuis gamin il rêve de ... mais il sait
pas ce qu'il va faire, je pense qu'un conseiller d'orientation ça
devrait être comme... moi ce que je voulais dire c'est qu'il devait y
avoir un prof d'orientation, peut-être qu'ils n'y ont pas penser aussi,
il devrait y avoir un prof d'orientation que toute l'année y ait des
cours d'orientation, parce que le conseiller je l'ai vu, allez, une heure et
demie dans l'année, deux heures et je l'ai suivi comme un con je l'ai
suivi, il m'a demandé ce que je voulais faire dans la vie, j'ai dit oui,
il me dit " t'es bon en quoi? », je lui dit " je suis bon en maths euh,
c'est ma matière favorite » et tout ce qui n'est pas le cas de tout
le monde, donc il m'a mis direct en lien avec la comptabilité et puis
après il m'a dit par rapport au métier de mon père qui
était mécanicien que y avait la technologie des systèmes
automatisés que c'était quelque chose que je pouvais faire
qu'était intéressant et tout donc moi après, j'ai
peut-être fait une erreur de choisir ce que j'ai choisi mais je pense
qu'il y a un gros soucis sur l'orientation des jeunes dans les
collèges.[...] une seconde générale y a une option, mais
l'option elle était très importante pour un lycéen parce
que ça veut dire pour mon futur je prends cette option là
même si ça dure que deux heures dans la semaine. »
Il admet ne pas avoir mesurer les enjeux de l'orientation et
ce qu'ils suggèrent de stratégique, mais est aujourd'hui
très conscient de ce que cela engage en terme d'avenir. On retrouve ce
rapport au temps très fortement ancré dans le présent tout
au long de l'entretien. D'abord quand il nous parle de ce qu'est pour lui le
travail.
Majid - Le travail, ça
représente c'est la sueur et la sueur c'est les compétences et
les compétences doivent être égales pour tout le monde. Par
exemple quelqu'un a les compétence pour ce boulot là si il peut
le faire, il le fait, et voilà et le travail c'est une porte qu'on nous
fournit dans la vie qui nous permet de prendre une direction, qui nous plait ou
qui nous plait pas mais qui permet de prendre
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 262
2 Ibid., p. 270
une direction professionnelle adaptée peut être
à ce qu'on pense de notre futur et voilà... - Et il sert a quoi
?
Majid - Le travail il sert
à passer le temps dans de bonnes conditions. Vu que tu as de l'argent
à la fin du mois et puis surtout tu fais quelque chose, parce
qu'aujourd'hui y en a tu leur donnes un agenda, y aura rien dedans, ils peuvent
rien mettre dedans.
- Ça sert a remplir du temps ?
Majid - C'est remplir du temps,
être utile pour quelque chose et puis surtout montrer à tes
enfants que tu fais quelque chose, que tu travailles. Travailler c'est vital,
c'est comme le proverbe qui dit « le travail c'est la santé »,
parce que un rythme de vie, c'est une réflexion, c'est plein de chose.
»
Ensuite lorsqu'il évoque la jeunesse.
Majid - Plus l'avenir il avance
plus les jeunes ils auront du poids que ce soit au niveau politique
économique social. Ils ont un poids parce que ça
représente toujours l'avenir même si pour moi un senior de 40 ans
s'il représente l'avenir, il est pas vieux, mais quelqu'un qui
représente réellement l'avenir c'est quelqu'un qu'est jeune qui
est en train de découvrir ce qu'est le bien le mal et qui commence a
capter des choses dans la vie, il prend conscience des choses et lui il a des
nouvelles choses à proposer vu qu'il a vu dans son adolescence des
choses par rapport à son environnement familial, scolaire, le jeune aura
toujours quelque chose de nouveau à proposer parce qu'il est à
l'intérieur de la population, d'un environnement donc on est
obligé de l'écouter. »
Cet entretien avec Majid fut un des plus difficile à
mener et un des plus difficile à analyser de par la recherche incessante
de réaffirmer sa réalité subjective devant
l'enquêteur. Cette difficulté s'explique aussi dans la jeunesse du
processus d'altération qu'il vit. La nécessité de se
réaffirmer est d'autant plus prégnante que ce processus est en
cours et qu'il se l'approprie. Cela étant dit, l'intérêt
qu'il présente est sans aucun doute tourné vers
l'efficacité symbolique de l'agrégation. En stipulant son
implication dans un mouvement qui se distingue des autres par sa
théorisation de la crise, il « se désaffilie de son monde
antérieur »1 et s'agrège en même temps
à un nouveau « sous-monde » qui porte les
éléments de sa représentation de l'adulte.
Majid - Franchement, entre jeune
et adulte pour moi j'ai pas encore fait en sorte d'être un vrai adulte
parce que pour moi un vrai adulte, c'est se marier, c'est fonder une famille
etc, pour moi. Après y a adulte responsable et adulte en
général. Adulte responsable c'est 18 ans tu peux faire les choses
comme tu le sens comme tu veux, t'as 18 ans, c'est toi qu'est responsable, t'as
ta carte d'identité, c'est toi qui signe des papiers, qu'ouvre un compte
en banque, pour moi l'adulte c'est quelqu'un qu'a pris conscience de pas mal de
chose dans la vie qu'a fondé une famille et fait des enfants pour moi
c'est ça. »
Ce propos rappelle « la rupture biographique
identifiée à une séparation cognitive entre
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 264
ténèbres et lumières »1,
entre le bien et le mal, entre ce que l'on peut faire lorsque l'on est enfant
et que l'on ne peut plus devenu adulte. Et cela ressort fortement lorsqu'on
évoque la période de vie préférée.
Majid - Parce qu'on en avait
rien a foutre de tout (rire) parce que plus on grandit plus on a soucis, plus
on voit l'avenir s'approcher de nous le futur s'approcher on prend conscience
des choses comme je te disais tout à l'heure alors que quand t'es petit
on pense a rien. Par exemple, moi je t'expliquais mon cas, je t'expliquais le
foot, d'accord, j'écrivais, je faisais des contrôles des
dictées, etc, mais en fait j'en avais rien à cirer mon moment
préféré c'était la récréation,
j'allais courir et puis jouer au ballon, je sortais de l'école j'allais
jouer au foot tu vois, j'avais pas de responsabilités, on en avait
aucune... surtout par rapport a la famille, sinon voilà ... Parce
qu'à partir du moment où on faisait pas de distinction entre le
bien et le mal on pouvait pas nous reprocher de faire le mal, parce qu'on
était jeunes, inconscients, irresponsables, pour moi le meilleur moment
c'est celui la, parce qu'au moins je dormais tranquille, je dormais en sachant
que tout ce que j'ai fais dans la journée jetais content parce que
j'avais joué au foot j'avais fait ça, j'avais fait ça,
alors qu'aujourd'hui j'ai un peu plus de mal à dormir . »
Devenir adulte est ce chemin de la responsabilisation qui
entame le sommeil, l'insertion quant à elle se définit comme une
place au sein d'un groupe dont Majid semble d'ailleurs jouir. Seule une
conquête fait défaut : l'indépendance de logement. Est-ce
une fois de plus l'habitus familial qui l'enferme ou les questions liées
à l'indépendance qui l'effraient?
Majid - ouais, parce qu'il y a
des choses qui trottent dans la tête, mariage famille, etc.. donc euh
...le temps on a l'impression qu'il passe de plus en plus vite donc
voilà faut pas perdre son temps. C'est peut-être ça qui
m'empêche de dormir.
- Pour pas perdre ton temps ?
Majid - ouais faut surtout pas
perdre son temps. »
Le temps rentable, celui qui érige l'horizon comme une
construction quotidienne, devient sa nouvelle devise. On ne peut
réellement définir le processus en cours pour Majid, mais il est
évident que c'est au travers d'une forme de resocialisation qu'il donne
du sens à son avenir. Il n'est jamais ouvertement question de son futur
propre dans cet entretien, d'abord parce qu'il se dérobe derrière
un discours politique qu'il affute, situant son locuteur comme un autrui
significatif ; ensuite parce que l'apprentissage de la projection passe
indubitablement par une compréhension de sa propre expérience
temporelle et donc elle devient une connaissance pertinente qui
nécessite une socialisation secondaire. Ainsi on peut dire à
priori que Majid, s'il n'est pas réellement inséré,
convole plus ou moins
1 Ibid., p. 266
sereinement vers un avenir qui ne lui apparaît pas
incertain.
2. Le plaisir de travailler pour son plaisir
Imaginer que le travail puisse être une source
d'épanouissement, suggère de le concevoir selon un
éthos du travail qui se fonde dans une vision libérale
du monde. L'éthos est ici vu comme « un système de
croyances, de valeurs, normes, modèles qui constitue le cadre de
référence du comportement individuel et de l'action sociale au
sein d'une collectivité définie. »1Le travail est
alors « la clé de l'autonomie, l'instrument qui assure la
participation à la société d'abondance, la condition
même de la poursuite de l'épanouissement. »2,
l'outil de la construction de soi, de sa singularité, de sa
différence.
2.1. C'est les potes le plus essentiel dans la vie
Tomy a 21 ans , il est en formation BPJEPS APT, un brevet
professionnel tourné vers le sport. Dés la seconde il choisit une
option lourde sport mais il redouble et se réoriente.
Tomy - En fait je suis
retourné à SA, et j'ai fait une seconde IGT, et une
première STT, communication commerciale, je sais plus quoi et une
terminale communication administrative. Voilà, c'était juste
histoire d'avoir un bac. Voilà j'avais mon bac. Après qu'est ce
que j'ai fait ? Ah si pendant tout le lycée, c'était assez
hard-core parce que je séchais à fond, j'allais en cours à
la carte, donc ça se passait pas très, très bien.
Après il m'ont pris en BTS alors qu'ils voulaient pas me prendre. En BTS
c'est ce qui remplaçait action commerciale, maintenant ça
s'appelle management des unités commerciales et ça porte bien son
nom parce que ça parle que de pognon, donc ça m'a vite
saoulé. Donc je savais pas trop quoi faire. Et... euh. »
Un événement marque sa scolarité au point
d'en définir son projet professionnel.
Tomy - Après si je
reviens... en première j'ai passé mon BAFA avec les F, je devais
avoir dix-huit ans. Après je l'ai finalisé avec S sur un perf, un
perf art du cirque, spectacle de rue. Mais je reviens au Bts, j'ai
été inscrit un mois, j'ai fait à peu près deux
semaines. Ensuite j'ai trouvé un BAPAAT. Là l'animation ça
me branchait bien, et puis je me suis dit pourquoi pas, limite ça me
plaît donc autant faire ça. Et la formation était gratuite
et cent pour cent prise en charge donc ça coutait rien. Pendant un an,
j'ai été en stage au service des sports de G. Après c'est
vrai que ça m'a pas coûté grand chose parce que j'avais les
APL, donc mon appart ça me coûtait que dalle sur A plus le
1 Christian Lalive d'Epinay, Significations et valeurs du
travail, de la société industrielle à nos jours, in Michel
de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail,
Bruxelles, De Boeck Université, 1994, pp. 55-82, p. 56
2 Ibid., p. 72-73
CNASEA, je me démerdais plus mes parents qui me
filaient un petit coup de main. J'ai eu mon BAPAAT en deux mille cinq en
octobre, après j'ai fait une saison de janvier jusqu'à avril deux
mille six, saison classe de neige pendant à peu près quatre mois
à la F de vendée, la L. Et après j'ai fait les classes de
mer avec la Fol aussi. Et l'été j'ai tapé du centre de
loisirs et une colo avec les P toute pourrie. Et là je recherchais un
poste en début d'année, et puis voilà quoi, avec le BAPAAT
je trouvais que des tafs en péri-scolaire, et moi ça
m'intéressait pas. Donc je me suis dirigé vers une formation
professionnelle comme le BPJEPS. »
Cette nouvelle formation professionnelle, la deuxième
en moins de deux ans, lui permet de définir un projet professionnel
intégré à un projet de vie qui laisse supposer la
volonté de rester dans cette période d'irresponsabilité
provisoire comme le dirait P. Bourdieu.
Tomy - Mon projet professionnel,
ça va répondre à ta question, mon projet professionnel,
c'est d'allier l'environnement avec le sport plein air. Ça peut
être tout genre escalade, même si c'est pas mon truc. Tu peux faire
du sport et apprendre des trucs sur ta planète. C'est intéressant
de... quand tu pratiques une activité physique de savoir dans quel
environnement et comment tu le respectes... donc ce que je cherche après
c'est plus une base de loisirs qui propose du multi-activités de plein
air.
- Et ce serait quel type de contrat ?
Tomy - Moi je chercherai
plutôt un CDD parce que j'ai pas envie de me poser tout de suite. J'ai
envie de voyager, de faire plein de trucs, j'ai envie d'aller en Australie
déjà. C'est quelque chose que je dois vraiment faire. Ouais un
CDD parce que j'ai pas envie qu'à vingt-quatre ans, je sois dans une
boîte où je vais rester toute ma vie. Je préfère de
loin bosser dans différentes structures. Comme là j'ai fait
plusieurs organismes [X], [Y], et j'ai fait des centres socio, des services des
sports, j'ai envie de faire plusieurs structures.
Malgré une planification relativement précise ce
qui ramène à un niveau de synthèse temporelle important,
il souhaite son avenir indéfini. Il semble vouloir se
différencier de ceux et celles qui ont tout bâti comme un
continuum que rien ne bouscule. On retrouve cet effet à
différents moments de l'entretien. Lorsqu'il évoque la politique
:
Tomy - Moi je vais te dire
clairement, depuis que je peux voter je vote Lcr, j'ai toujours voté
Lcr. Parce que déjà le représentant, il est jeune, je
m'identifie déjà plus à lui. Son programme...
déjà là j'ai voté pour lui, j'ai même pas lu
son programme. Parce que la politique je m'y intéresse pas tant que
ça. [...] Je sais pas c'est vrai que des fois je vote pour lui parce
qu'il est jeune et que j'ai pas envie de voter pour un vieux. Si j'ai le choix
entre tous les vieux et un jeune, je préfère voter pour un jeune.
»
Ou encore dans ses rêves :
Tomy - C'est quoi... dans
l'absolu c'est de vivre de mes passions, d'être payé à
jouer aux jeux de société. Non dans l'immédiat c'est de
voyager. Bouger de la France, prendre une année où t'amasses un
peu de pognon pour bouger. J'ai pas envie d'arriver à quatre-vingt ans,
comme mes grandsparents. Ma grand mère elle habite à N elle a
jamais quitté N, à part pour venir à Sa...
quatre-vingt
kilomètres ouah... j'ai envie d'en faire dans les
quatre vingt mille. »
Cette constante marque la volonté de ne pas être
ce que les autres son devenus. Il est fondamentalement tourné vers, ce
que C. Van de Velde reprend aux jeunes danois, « l'egotrip », en
quelque sorte « un chemin vers soi »1. Cet espace de
cheminement vers un devenir n'est pas réellement entendu comme tel dans
le discours de Tomy. Bien qu'il ne se sente pas adulte, ni enfant d'ailleurs,
il confie se sentir responsable par la seule nécessité de
gérer un budget, mais être irresponsable à d'autres
moments.
Tomy - Par exemple le fait de se
mettre complètement minable week-end. Pour moi c'est pas
forcément être adulte. »
Son discours ne laisse aucune place à la famille ou
à la stabilité en général, ce qui bouche dans une
certaine mesure son horizon temporel.
- Dans le futur, dans dix ans comment tu te vois?
Tomy - Avec un peu plus de barbe
peut-être. Toujours en recherche de ce que je voudrais être ? -
Alors comment tu voudrais être dans dix ans ?
Tomy - Avoir voyagé pas
mal, avoir au moins été sur les cinq continents. Avoir servi
à quelque
chose dans le pays où je serai installé. Avoir
un petit rôle, servir à quelque chose.(silence) »
Le projet professionnel devient alors une stratégie pour
vivre sa jeunesse, celle qu'il voit comme un voyage.
- Quelle place le travail prend dans tes rêves
?
Tomy - Aucune, parce que si je
voyage c'est pas pour travailler. C'est pour mon plaisir. Si peut-être
que mon travail va financer mon voyage et que au cours de mes voyages je serai
amené à travaillé pour continuer à voyager. Un de
mes rêves c'est de partir un ou deux ans sans revenir. C'est faire la
cueillette des fraises en Nouvelle Zélande pour pouvoir
repartir.
On retrouve en partie le modèle danois que
développe C. van de Velde, le voyage se conçoit comme un espace
pédagogique, un espace de transition de la responsabilité de soi
vers celle d'autrui. L'analogie n'est pas totale car limitée par une
configuration sociétale. Un autre point très fort chez Tomy et
qui nous ramène à une identification forte à la jeunesse
s'entend dans son besoin important de lien avec ses « potes ».
- Comment tu vis ta vie en ce moment ?
Tomy - (réflexion)...je
sais pas mais au niveau de la formation je suis pas tip-top dedans, c'est peut
être au niveau de l'ambiance. Parce que si tu veux au BAPAAT il y avait
vraiment une bonne ambiance. Après je pense pas que ce soit le niveau du
diplôme qui fasse la différence. Après je pense aussi qu'on
vient pas chercher la même chose. Moi ce que je viens chercher c'est un
diplôme
1 Cécile Van de Velde, Devenir adulte, op. cit., p. 39
qui va me permettre de trouver plus facilement un emploi
et aussi un diplôme qui va me donner les compétences pour avoir
accès à cet emploi. Voilà pour la formation. Sinon je
connais pas beaucoup de monde ici, alors que à A j'avais plus de
potes... c'est plus prés de SA... maintenant le week-end... parce que
avant je restais là le week-end mais maintenant dés que je peux
rentrer, je rentre. Là j'ai pas de pote donc le soir je me matte deux
films et voilà quoi. J'enrichis mon répertoire... c'est
peutêtre l'éloignement, à A j'avais des potes et puis il y
certaines personnes de la formation avec qui j'ai encore des contacts, c'est
devenu un très bon pote. Je pense pas que je vais trouver ce genre de
personne dans cette formation.
[..i
- Qu'est-ce qui te paraît essentiel dans la vie
?
Tomy - En tout cas c'est pas de
travailler. Ça c'est sûr. Essentiel, pour moi c'est les potes,
d'avoir des potes, d'échanger des trucs assez fort avec des potes. Parce
que tu te retrouves sans pote, t'as plus grand chose. Si ! Ton travail, mais
tes collègues c'est pas tes potes. C'est les potes le plus essentiel
dans la vie. Les potes que j'ai là je crois qu'on sera pote encore
très longtemps, on était pote quand on était petits, on
est encore pote aujourd'hui...voilà.
Réaffirmer l'importance de ses pairs comme essentiels
c'est dans une certaine mesure vivre la communitas comme une relation
entière entre individus entiers, en opposition aux rôles et
statuts sociaux qui fondent la structure. « C'est comme s'il y avait deux
« modèles » principaux, juxtaposés et alternés,
de l'interrelation humaine. Le premier est celui d'une société
qui est un système structuré, différencié et
souvent hiérarchique de positions politico-juridico-économiques
avec un grand nombre de types d'évaluation qui séparent les
hommes en fonction d'un « plus » ou d'un « moins ». Le
second, qui émerge de façon reconnaissable dans la période
liminaire, est celui d'une société qui est un comitatus
(i.e. compagnonnage), une communauté non structurée
ou structurée de façon rudimentaire et relativement
indifférenciée. »1 En cela Tomy n'aspire pas
à l'agrégation mais revendique bien la jeunesse comme une
expérimentation qui permet de construire un avenir, une période
liminaire dégagée d'obligations sociales fortes. Cette conception
dénote une vision floue de l'issue du processus en cours. Son insertion
est professionnellement située mais elle n'est que l'outil au service de
son projet.
2.2. Un peu d'argent, de l'amour, la santé... et le
cinéma
Julia a 24 ans, elle est titulaire d'un DEA , arts du spectacle
option cinéma, a vécu une scolarité quasi exemplaire tant
au niveau de ses résultats que de la vision qu'elle en a.
1 Victor W. Turner, Le Phénomène rituel.
Structure et contre-structure, Paris, PUF, coll. «Ethnologies »,
1990, p. 97
Julia - Bah en gros, j'ai
été à l'école toute ma vie, enfin de 2 ans et demi
à vingt quatre ans et puis j'ai jamais redoublé... c'est
ça qu'il faut que je dise ?
-Ce que tu veux vas-y...
Julia - Et puis, j'ai toujours
aimé l'école et je me suis toujours sentie bien à
l'école.
[...]
-Du coup t'étais une élève ?
Julia - J'étais une bonne
élève. Pas la première de la classe mais une bonne
élève. En primaire j'étais même une très
bonne élève je dirais dans les 5 premiers et puis au fur et a
mesure ça a descendu mais j'étais toujours dans la bonne
moitié de la classe même au lycée. »
Son orientation assez originale d'un point de vue scolaire,
démarre dés la seconde.
-T'as fait quoi au lycée ?
Julia - J'ai fait un bac L avec
une option lourde audiovisuel, donc c'est là où j'ai
commencé à avoir ma passion du cinéma et que j'ai voulu
continuer la dedans, ça a confirmé en faisant ça le
goût. Et puis j'ai eu mon bac sans mention. Je faisais anglais allemand
comme langue, allemand première langue. J'ai jamais fait de latin et de
grec.
-T'as fait quoi comme fac ?
Julia - Je suis allée
d'abord à C pour faire mon DEUG arts du spectacle et puis en licence je
suis allée à R pour continuer en me spécialisant en
cinéma. Et j'ai finit à rennes mon master 2. Et j'ai
redoublé ma ... ah mais si j'ai redoublé, j'ai dit que j'avais
jamais redoublé mais si en fait j'ai redoublé la
maîtrise.
Mais elle n'est pas le fruit d'une lubie passagère, la
question des arts est déjà très présente dans son
enfance au moins dans ses loisirs.
- Est ce que tu me dire à quoi tu occupais tes loisirs
tes vacances quand tu étais enfant ?
Julia - [...]Et puis le mercredi je
faisais des activités, du sport et du ... ah si j'ai fait du sport, de
la musique et de l'art plastique.
- Quel sport t'as pratiqué ?
Julia - Alors j'en ai fait plein.
J'ai fait de la gym, de l'athlétisme, du tennis, du ping pong, je crois
que c'est tout.
Julia - Un peu de tout.
- Ouai ?
- Longtemps à chaque fois ?
Julia - Nan, le plus que j'ai fait
c'est deux ans, trois grand maximum peut-être. Le plus c'est le tennis et
l'athlétisme que j'ai fait le plus longtemps.
-En musique t'as fait quoi ?
Julia - J'ai fait du
solfège au conservatoire, fallait faire du solfège avant de
pouvoir faire un instrument et du coup après j'ai fait un an de flute
traversière, et puis c'était beaucoup trop stricte c'était
pour en faire des grands musiciens, moi c'était plus pour faire comme un
loisir donc c'était plus une corvée donc j'ai vite
arrêté. C'était pas du tout ce qui me convenait, j'avais
plus peur d'y aller ...
- Et les arts plastiques ?
Julia - Et bah j'en ai fait dix
ans. Alors là par contre ça me convenait complètement
comme façon de faire parce que c'était très libre avec un
super prof, mais en même temps, j'ai appris beaucoup de choses dans les
techniques. Il partait de nous c'était vraiment bien. Un grand souvenir
dans ma vie. - Et tu te rappelles comment t'en es venue à faire ces
activités là ?
Julia - Je me rappelle que quand
j'étais petite en maternelle je dessinais vachement bien, c'est un
souvenir que j'ai. Je dessinais vraiment très bien et puis j'adorais
ça, donc quand on a déménagé pour arriver au M, ma
mère m'a inscrite à ce cours là et puis du coup ça
m'a plu, donc j'ai continué. Et la musique je sais plus trop. Je sais
plus si c'est moi ou ... je sais que mon père il voulait que je fasse de
la musique. Mais je sais pas trop. Et les sports c'était que en gros ma
mère elle voulais que je fasse un sport pour me défouler, donc
c'est moi qui choisissais le sport, et puis en général ça
ne me plaisait plus trop donc j'en faisait un autre. »
On imagine alors très bien la suite.
- Et qu'est ce qui fait qu'un moment t'as choisi les options
que tu as choisi ?
Julia - Je m'en rappelle pas
trop. Mais au collège j'étais déjà fan de
cinéma, j'y allais vachement, même toute seule, alors que
c'était assez rare, je me rappelle mes copines elles allaient pas toutes
seules au cinéma. Je me rappelles pas par contre comment j'ai su qu'il y
avait l'option à B donc je pense que c'est ma mère qui m'a dit
qu'il y avait ça et donc qui m'a encouragé à le faire
parce qu'il fallait faire une lettre de motivation, un entretien et tout
donc... je pense que c'est elle. Après vu qu'au lycée j'adorais,
c'était sûr que je voulais continuer là dedans donc
c'était soit la fac soit un BTS qui était plus technique et
ça me disait moins en fait, j'avais envie d'aller à la fac ou
alors des grandes écoles mais les grandes écoles c'était
beaucoup trop cher. Voilà »
L'importance de sa mère réapparaît dans un
autre niveau des loisirs, le BAFA qu'elle commence lorsqu'elle est au
lycée.
- Comment t'es arrivée à passer ton
BAFA?
Julia - Alors mes cousines
l'avaient passé, ma mère a trouvé, vu comment elles en
parlaient à l'époque, elle trouvait que ça pouvait
être bien pour trouver un travail l'été, avoir un peu de
sous, partir en vacances tout ça ... A u départ j'avais pas plus
envie que ça de le passer, ça me faisait un petit peu peur
d'aller avec plein de gens que je connaissais pas, mais je l'ai fait et en fait
ça m'a vachement plu. »
Nous mesurons ici l'effet socialisateur des loisirs mais aussi
leur effet sur l'orientation et le projet professionnel. Il apparaît au
second plan une réelle cohésion éducative dans le parcours
de Julia, une sorte de socialisation méthodique comme dirait E.
Durkheim. Cette image fermée de la socialisation trouve un écho
certain dans sa vision de l'adulte.
- Parce que toi tu te sens pas adulte? Julia -
Nan.
- Tu te sens comment ? comment tu te vois ? Julia -
Je me sens entre ado et adulte.
- Pourquoi tu te sens pas adulte ?
Julia - Je me sens plus mûre
que des ados, mais en même temps quand je vois des adultes j'ai pas
l'impression d'être adulte.
- Alors c'est qui, c'est quoi ?
Julia - Quand je vois mes
parents... des gens plus vieux que moi.
-C'est quoi qui va permettre de définir un adulte
c'est ses traits physique ?
Julia - Nan, c'est plus son
assurance dans plein de choses, j'ai l'impression qu'il sait beaucoup plus de
choses, qu'il est plus sur de lui, qu'il va s'affirmer plus. C'est un peu
bête en fait, parce que y'a plein d'adultes qui doivent pas arriver
à s'affirmer, mais j'ai plus une image de ma famille où ils sont
comme ça les adultes. »
Le sentiment de ne pas être agrégée est
très parlant dans l'idée de savoir et de pouvoir de l'adulte qui
nous ramènent à une considération archétype du
rite. On y entend tout à fait le passage du profane au sacré, de
celui qui ne sait pas à celui qui sait. La condition de
dépendance qu'elle souhaite voir finir, traduit dans le même temps
une vision rituelle du travail par la sacralisation de l'autonomie
financière
- Que représente le travail pour toi ?
Julia - Déjà c'est
gagné de l'argent pour pouvoir vivre et puis c'est aussi... c'est aussi
une reconnaissance, moi je me sentirais mieux à avoir un travail que
avoir rien. Mais en même temps j'ai pas envie de trop travailler, mais
j'ai envie de travailler pour avoir un peu d'argent parce que c'est pas facile.
En même temps le travail ça me fait penser à quelque chose
qui est un peu une corvée, t'es obligé de le faire, alors que moi
tout ce que j'ai fait c'est pour lier plaisir et travail donc du coup ... mais
c'est en même temps dur parce que ce que je veux faire, faut travailler
beaucoup pour pouvoir que ça marche, donc c'est un peu paradoxal. Quand
je fais un truc qui me plait ça me dérange pas de faire beaucoup,
passé beaucoup de temps dessus , mais en même temps si je le
faisais pas pour gagner de l'argent je le ferai peut-être pas. Je sais
pas ...
- C'est quand même l'argent au centre/
Julia - /ouai, je gagne pas
beaucoup d'argent et je le ressens que je peux pas faire tout ce que j'ai
envie.
- Et l'argent pour quoi faire ?
Julia - Au moins pour payer tout
ce que j'ai à payer et après pour pouvoir faire quelques resto
quelques sorties, me faire plaisir, genre acheter un vêtement et pas
avoir a tout calculer et me dire bah nan ça je peux pas ... Mais il ne
me faudrait pas beaucoup plus que ce que je gagne la... Mais aussi pour ne plus
que ma mère m'aide que je sois indépendante.[...]
- Là tu te sens pas indépendante ?
Julia - En fait, ça me
gêne par rapport à elle, parce que ça fait longtemps quand
même et puis j'ai envie de gagner ma vie par moi même.
- Mais qu'est ce qui te gêne dans le fait de ne pas
être indépendante ?
Julia - Déjà j'ai
une certaine pression à plus vouloir qu'elle me paie donc faut que je
fasse un travail, faut que je trouve quelque chose, parce qu'elle va pas
continuer à me donner de l'argent éternellement... pour plus
avoir cette pression, parce que vu qu'elle me donne l'argent faut que je montre
en contre partie que je fais des trucs. »
La dépendance à un adulte détermine selon
elle une place d'enfant définie par des devoirs face à des
droits. D'ailleurs ce type d'obligation revient à plusieurs reprises.
Pour payer son BAFA ou son permis, ses parents divorcés s'organisent
pour lui payer deux tiers de la somme, le dernier lui revenant, qu'elle finance
par son travail estival. L'intégration d'un habitus
entrepreneurial, c'est-à-dire un système structuré et
structurant fondé sur le travail, est inscrit très tôt dans
son parcours, tout comme la consommation qui est proposée comme un
exercice de gestion économique.
Julia - -Je crois que quand
j'étais petite, en primaire j'avais 5 francs un truc comme ça par
mois. Et puis après vite dès le collège, dès
4ème un truc comme ça, j'ai eu une assez grosse somme d'argent
pour l'époque ou en fait je devais m'acheter quasiment tout avec. Ma
mère m'achetait juste des vêtements de temps en temps et ce que
j'ai besoin pour l'école, puis voilà. Moi je me payais mes CD,
mes places de concerts, tout ce que j'avais envie d'acheter. »
Ce principe de socialisation primaire agit comme une
construction de l'horizon temporel qui intègre en son sein les
éléments sine qua non d'une existence fondée sur
une acception très hédoniste de la vie. Le travail y
apparaît comme le moyen de se libérer du joug d'une
société qui asservit par la nécessité
économie. Selon elle le travail propose une liberté contractuelle
qui distingue les cadres temporels et les définit selon leur rapport
à l'obligation. C'est donc le loisir qui prime comme
élément opérationnel du plaisir jusqu'à tenter
d'allier les deux éléments, vivre de sa passion et inverser la
tendance.
Julia - Moi le truc que j'aurai
envie de dire, c'est fait ce que tu aimes déjà. Le truc c'est que
maintenant on est plus dans « faut gagner plus d'argent », on incite
les gens à aller la parce que tu vas gagner mieux; mais moi je serai
d'abord pour faire ce que tu aimes parce que si tu tépanouies dans ton
travail, tu seras mieux; je pense qu'on n'a pas besoin de gagner ... fait ce
que tu aimes et que aussi les études c'est important, je penses parce
que ... bon tout le monde n'a pas la possibilité de faire des
études, y en a qu'on été dégouté de
l'école donc c'est pas facile, mais en même temps, ça
permet de murir, de prendre du recul parce qu'on a pas trop de
responsabilités et puis ça apprend plein de choses, c'est
vachement épanouissant, quelque soit la façon dont tu fais tes
études. Et puis qu'il n'y a pas que le travail dans la vie, mais surtout
fais ce que tu aimes; Mais c'est peut-être plus facile à dire qu'a
faire. Mais tu parles pour n'importe quel jeunes ou ...
- Ceux qui vont bientôt arriver la... Julia -
ceux qui réussissent bien aussi ?
-T u dis y a pas que le travail dans la vie/
Julia - Parce qu'on arrive
à un truc avec ce qu'on entend avec les politiques où faut
travailler plus, pour gagner plus et plus on gagne, mieux on va. Mais on a plus
le temps après de les dépenser ces sous. Je pense qu'il y a
beaucoup trop de gens qui se tue dans leur travail, y a plein de parents enfin
de gens qu passent tout leur temps au travail qui font des heures... je sais
pas comment ils peuvent s'épanouir à côté, donc je
pense qu'on incite de plus en plus à travailler, mais qu'il faut pas...
il faut qu'ils entendent d'autres discours aussi.
- Ce serait quoi, d'autres discours, ce serait juste dire
qu'il y a pas que le travail dans la vie ?
Julia - De dire qu'on a qu'une vie
et qu'il faut profiter de plein d'autres choses, qu'on peut s'épanouir
dans plein d'autres choses que dans le travail.
- Pour toi, l'important ?
Julia - C'est l'amour,
l'amitié, si t'as des passions à côté pouvoir vivre
tes passions, chacun a des intérêts donc pouvoir les vivre. Le
problème, c'est qu'il faut de l'argent donc il faut travailler, c'est un
cercle vicieux. Il y a des trucs c'est peut-être pas nécessaire
d'avoir pour être bien. »
L'enjeu est de taille ne plus travailler pour pouvoir vivre
ses plaisirs, mais imprimer les loisirs au cadre du travail, en quelque sorte
l'image du plaisir sans contrainte et continu.
Julia - [...]en fait j'ai pas
besoin de beaucoup d'argent pour vivre mais un minimum donc et puis vu que ma
passion je la mets dans mon travail je pense que j'en ai besoin pour
m'épanouir; mais le truc c'est que si je gagnais au loto, que j'aurai
plus besoin de travailler. Je pourrai le faire ce que je fais sans gagner
d'argent et je m'épanouirai tout autant. Donc j'ai pas besoin du
travail, j'ai besoin d'argent.
Sa recherche d'emploi fonctionne sur le même mode.
Julia - Nan, mais y a des trucs
où je pourrai répondre auxquels je réponds pas, parce que
j'ai pas envie de le faire.
-Pourquoi ?
Julia - Parce que j'ai envie de
faire ce qui me plait.
- Et à quoi t'associe cette volonté de faire ce
qui te plait ? Julia - Pourquoi j'ai ça en moi
?
- Ouai
Julia - je pense que
déjà on me le dit depuis que je suis petite et on m'a
encouragé la dedans aussi. Sinon on m'aurait t jamais fait faire des
études qui servent à rien.
- Toi t'estimes qu'elles servent à rien tes
études ? »
Julia - Nan! ça m'a servi
à plein de choses personnellement mais pour trouver du travail, c'est
pas ce qu'il faut. »
Identifier son cursus universitaire par « qui ne sert
à rien » n'est pas une fatalité mais plutôt une
fierté de ne pas se voir imposer son mode de participation à
l'économie. Elle s'en
distingue d'ailleurs.
- Qu'est ce que tu mets toi derrière insertion
?
Julia - C'est des gens qui sont
désinserés qui sont plus dans le système scolaire. Les
ré-amener à travailler.
- C'est ton cas en fait ?
Julia - Oui mais je vois
ça plus avec des gens qui n'ont pas de diplômes et qui sont en
galère, parce que plus tu as de diplômes plus tu as le choix,
même si moi c'est assez serré, tu vas pouvoir t'appuyer sur
d'autres trucs alors que quand t'as pas de diplôme, c'est restreint.
»
Il existe dans son discours et dans son parcours nombre
d'éléments qui nous amènent sur les pas de R. K. Merton et
de sa théorie de la socialisation anticipatrice à un groupe de
référence. Bien qu'il n'ait construit cette théorie
qu'à partir d'adultes, la structure n'en est pas moins
séduisante. Nous reprendrons ici une interprétation des
conditions de production de l'habitus que nous livre C. Dubar qui
présente l'habitus non comme une culture de groupe social mais
comme « l'orientation de la lignée, l'identification
anticipée à un groupe de référence dont les
conditions sociales ne sont pas celles de la famille ou du groupe d'origine.
»1 Nous ne disposons certes pas d'assez de données sur
la trajectoire familiale, cependant ses grands parents pouvaient être
considérés à leur époque comme des membres de la
classe ouvrière (grand-pères : pêcheur, ouvrier;
grand-mères : femmes au foyer). Ainsi les éléments qui la
distinguent de certains et ceux qui l'identifient à d'autres
fonctionnent selon un double processus qui relève de l'efficacité
symbolique. D'un côté elle cherche à s'agréger au
groupe des adultes proches, ces autruis significatifs, qui semblent être
les opérateurs de la trajectoire familiale et de l'autre se distinguer
de ceux et celle qui n'ont pas accès au choix de la position sociale
qu'incarne les études. Autrement dit l'accès à un travail
choisi revêt pour elle une double fonction sociale, d'abord la
reconnaissance de son statut d'adulte et l'accès à un groupe de
référence pré-existant dans la trajectoire familiale, dont
la devise pourrait être : « Un peu d'argent, de l'amour, des amis
... Et la santé... Et le cinéma ! » ; ensuite l'institution
d'une séparation entre sa réalité qu'elle partage avec un
groupe de référence et celles des autres, le non-choix qu'elle
réfute.
Cette construction d'une représentation de la
réalité, soit la réalité subjective, impose ici ses
limites face à l'intériorisation d'une réalité
objective qu'est la conséquente diminution de l'horizon temporel dans
une situation d'insertion. Une rupture entre deux univers.
Julia - La fac c'était un
système qui me convenait bien, parce que fallait que je sois autonome et
du coup je pouvais bien gérer ma petite vie comme je le voulais et puis
ça m'apportait plein de choses, j'apprenais plein de choses donc c'est
un statut qui m'allait très bien.
1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 71
[...]
- Et comment tu vis cette situation d'être sans emploi
?
Julia - Moyen. Je suis un
perdue. En fait j'ai hâte, parce que là j'attends des subventions,
j'ai hâte d'être au mois de septembre, parce que j'aurai des
projets en cours ça se sera un peu plus clarifié, si je peux
vraiment faire ça. C'est n peu flou depuis juin dernier, je sais pas
trop. Heureusement que mon ami il est là parce que je crois que si
j'étais toute seule, je me sentirai seule justement ! Je serai seule
avec moi même à pas savoir ce que je vais faire. C'est lui qui 'a
donné l'idée de développer ça parce que moi je
conceptualisais même pas que ça pouvait marcher de
développer l'asso, ça me venait même pas à
l'idée... mais c'est vrai que c'est pas évident. Mais ça
va, c'est pas non plus... tu te sens pas stable, pas posé.
»
Ce regard porté sur ces deux univers est tout à
fait parlant lorsqu'elle évoque le milieu de travail.
- C'est quoi que tu appelles le milieu du travail ?
Julia - C'est une bulle qui est
à côté de la bulle de la fac mais pour aller dedans faut
faire le grand écart, c'est un truc où t'as des
responsabilités, où déjà faut le trouver faut en
trouver un travail, faut réussir à montrer toutes ses
compétences, arriver à se vendre, arriver à savoir tous
les genres de métiers qu'il y a, ce qui nous correspond. »
Cette atrophie de l'avenir résonne comme une angoisse,
et interroge implicitement ses choix. Comment être certaine que sa
situation est si différente de celle d'autres chômeurs
englués dans un horizon bouché ? Peut-être parce que pour
elle après la pluie vient le soleil.
2.3. Je suis quelqu'un qui commence à grandir
Flore a 24 ans, elle a obtenu son DUT carrière sociale
à 20 ans.
- Qu'est ce que tu as fait a la sortie de ce diplôme
?
Flore - Bah j'ai
travaillé a C, là où j'ai grandi parce que la maire du
village elle m'a connue toute petite donc quand elle a su que j'avais le
diplôme elle m'a appelé en me demandant tu veux pas travailler
chez nous, j'ai dis bah si allons-y ! Sauf que c'était un peu une
entourloupe à deux balles, j'ai commencé comme tout le monde en
CDD et puis j'étais a trente heures à ce moment la, donc tu
prends un appart, vu que tu travailles tu t'installes et au moment de devenir
stagiaire[de la fonction publique] on te propose un 25 heures, tu habites
à M, tu te tapes les allées et retour tous les jours et tu fais
bah la ça va pas le faire, je suis partie. Le temps de trouver du
boulot, après j'ai travaillé à E dans un local jeunes, un
truc tenu par FR, un truc horrible, je referai jamais, c'est trop pourri, en
gros démerde toi! [...]Donc je suis partie ensuite j'ai commencé
à danser, ça a pris de plus en plus de temps dans ma vie et s'est
proposé le voyage pour partir en Guinée et là
financièrement ça le fera pas alors j'ai arrêté pour
faire des boulots qui me rapporte plus d'argent pour pouvoir partir et de
là j'en ai plus décollé. Parce que la fois d'après
j'ai trouvé un contrat dans une grosse boite qui me ramenait vachement
de tunes et j'avais besoin de m'acheter un bagnole donc c'est bien
tombé
ensuite j'ai voulu partir en Australie c'était
l'année dernière, donc pareil j'ai recommencé parce qu'il
m'ont re-proposé et ça me payait mon voyage donc je suis partie
et puis la j'ai décidé réellement que de danser. Donc il
fallait aussi que je trouve pour pouvoir partir me former donc pareil,
recommencer à bosser pour pouvoir me former. »
Très tôt confrontée à un univers
professionnel qui a nécessité une socialisation secondaire au
sens de l'intériorisation d'un « sous-monde », elle
décide toutefois de rompre avec celuici pour emprunter le chemin de sa
passion.
Flore - A partir du moment
où j'ai pris la danse comme quelque chose de professionnel et non plus
d'amateur je suis allée a la mission locale pour poser des choses,
à savoir s'il y avait des possibilités pour m'aider pour des
formations des choses comme ça ce qui n'est pas le cas. En tout cas la
nana que j'ai eu en face de moi et qui me suit encore c'est quelqu'un qui est
totalement à l'écoute et qui comprend mon projet, ce qui fait que
si elle a pas de nouvelles de moi c'est que je suis en train de travailler pour
mettre des sous de coté, on se revoit de temps en temps pour voir
où j'en suis dans mon projet, c'est plus un soutien que quelque chose
d'autre parce que je lui demande pas de me trouver du boulot, c'est pas le
sujet quand je suis arrivé dan son bureau, c'est vraiment j'ai besoin
d'un suivi, quelqu'un qui m'écoute tout simplement et qui me dit si
c'est réalisable ou pas si je suis en train de faire n'importe quoi ou
pas. J'avais besoin juste de ça. Je sais qu'il y a un tas de jeunes qui
y vont en pensant que c'est la personne en face qui fait à leur place
sauf que moi c'est pas du tout mon objectif, j'ai juste besoin de quelqu'un qui
croit en moi et vraiment je suis tombée sur quelqu'un de génial
donc du coup c'est plus un suivi psychologique avec moi. Parce que quand je
commence à peiner à me dire que j'y arriverai jamais elle me
remet un petit coup de boost et c'est reparti! Là dedans [la danse}
c'est pas un secteur facile. Si tu dis que tu veux être boucher tu passes
tes études pour être boucher , tu fais quoi! Sauf que la y a des
secteurs énormément diversifiés, moi j'ai besoin d'un truc
qui n'est pas reconnu en France déjà. Tu peux pas le sanctionner
par un diplôme ou quelque chose et même si je voulais faire une
école dedans aujourd'hui j'ai pas le niveau requis parce que j'ai pas le
cheminement classique des autres, d'être passer par du moderne jazz ou du
classique ou du contemporain, chose qui va être reconnue dans une
école. Après je suis trop frêle là-dessus encore,
donc l'option c'était de me dire dans deux ans j'aurai peut être
envie de la faire cette école là mais d'abord faut que je me
donne les moyens pou pouvoir y rentrer. Peut-être que ça changera
après au fur et à mesure du temps j'en sais rien mais la j'ai je
me donne deux ans pour mettre tous les atouts de mon coté rencontrer des
gens me former au maximum sur les choses où j'ai des manques et en
fonctions de ça voir ce que je peux faire avec. Et ce au bout je vois
que ça fonction pas faudrait trouver une autre optique mais pour
l'instant je pense que je vais y arriver. »
Cette rupture intervient comme un choc biographique qui
détruit une insertion professionnelle proche d'être effective. Il
est assez clair qu'elle différencie son action auprès de la
Mission Locale de celles d'autres (plus assistés sans doute) en se
distinguant par la présence d'un projet dont elle est actrice. Flore
construit un projet professionnel dans lequel le travail devient une
stratégie économique qui vise l'acquisition d'un statut de
danseuse professionnelle. On peut dire que le travail est dans
un premier temps subi pour qu'ensuite sa passion s'y adjoigne. Cette
perspective lui permet de mieux vivre une situation quelque peu
précaire.
Flore - Il y a des jours
où j'ai la patate où je me dis c'est un projet et y a d'autres
jours ou je me dis bah merde t'es demandeur d'emploi, finalement quand on te
pose la question « t'en es où » tu réponds « bah
je touche les assedic et je fais ce que je peux pour avancer » et y a des
jours où ça va pas vraiment bien mais ça se vit. Y a des
hauts et des bas. Ça demande de la niaque.
- Malgré les projets ambitieux ?
Flore - Oui parce que tu te
poses la question de savoir si tu es à la hauteur ou non, tu peux avoir
des idées et envie de faire des choses mais prendre des baffes ça
fait toujours peur et tu sais que tu t'en prendras à un moment
donné. Soit t'es courageux tu mets vraiment à burnes et tu
décides de foncer en disant y a forcément un moment où je
vais me péter la tronche soit tu prends la solution simple qui est
d'aller au boulot tous les jours, y a un salaire qui tombe et je m'occupe pas
de savoir si ça me convient ou non. Sauf que quand t'as pris la
décision de ta passion ça devient plus compliqué. Parce
que ça se peut très bien que d'ici deux ans je me rende compte
que quand j'étais amateur c'était super j'avais un niveau
plutôt élevé mais qu'est ce qui me dit que au niveau
professionnel ça suffira, on en sait rien du tout. Y a que ta niaque et
ta sueur qui te diras, y a pas le choix.
Son choix de vie persiste dans la distinction, la
précarité est vécue comme une posture liminaire mais
transitoire en attendant l'agrégation. Et c'est aussi son cheminement
personnel vers un statut d'adulte qui s'avère être en jeu.
- Quand je te demandais comment tu te voyais tu me disais
« je suis dans le flou je suis en train d'avoir des éléments
de réponse sur qui je suis », tu te sens plutôt adulte,
enfant ?
Flore - Je pense qu'il y a une
page qui se tourne maintenant. J'ai quitté l'adolescence là et je
commence à aller vers l'adulte mais c'est pas fini je suis sur le
chemin.
- Qu'est ce qui te manque ?
Flore - La maturité.
- Explique moi ça parce que c'est quelque chose que je
ne connais pas moi « la maturité » !
Flore - Être capable de
faire des réels choix sans avoir a consulter quelqu'un et d'assumer ses
choix sans douter. Après je sais pas si ça existe ça.
Prendre plus au sérieux les choses aussi et me prendre en main. Je
commence à le faire maintenant je commence peut-être à
être adulte alors... »
Dans ce extrait, il est fait référence à
ses doutes et à la nécessité de se faire accompagner. Il
est évident que tout son discours tourne autour de l'incertitude de son
choix. Il ne s'agit pas pour elle d'une insertion qui relèverait du
double processus : travail/famille, mais plutôt d'une construction
identitaire basée sur un groupe de référence,
c'est-à-dire un groupe qui la séduit mais dont elle ne fait pas
encore partie et qui la distinguerait d'une catégorie plus conforme, qui
« ne s'occupe pas de savoir si lui convient ou non ». Il y a aussi ce
que R.K Merton nomme la frustration relative, « c'est parce qu'il se
compare aux membres d'un
autre groupe que l'individu se sent frustré par rapport
à eux et qu'il se met à vouloir leur ressembler pour,
peut-être, un jour, se faire reconnaître membre par eux.
»1. La recherche d'intronisation au groupe de
référence est ici clairement énoncée. La
nécessaire distinction de cadres temporels qu'elle établit entre
vacances/formation et travail/loisirs participe de ce processus en cours. Il ne
serait pas illusoire d'imaginer aussi ce voyage comme initiatique. Elle rejoint
par celui-ci la communauté de ceux qui savent, ceux qui ont
déjà vécu cela. Toutefois la précarité
qu'implique son choix la met partiellement en péril et ne lui permet pas
de construire sereinement son parcours, elle imagine donc une stabilité
dans cette précarité. Ne pas pouvoir se fier au futur est sans
doute plausible si le présent le permet.
- Ok tu m'as dit que tu recherchais au niveau de l'emploi...
tout ? rien ?
Flore - Pour l'instant je fais
tous les boulots possibles et inimaginables en juillet je vais me former au
Sénégal, en, rentrant pouvoir avoir le mois d'août sans
qu'on m'embête trop pour pouvoir préparer mon atelier,
préparer toute la matière. Septembre peut être encore un
peu de boulot en même temps j'espère pouvoir être pionne,
mais moi ça m'arrange par rapport à mon désir de
formation. Car je serai dans une structure ou d'une part je suis à
même de pouvoir mettre en place des ateliers donc tester plein de truc et
en plus j'ai les vacances scolaires pour pouvoir partir en formation sur des
semaines complètes à Nantes à Rennes à Paris. Chose
que je peux pas faire dans d'autres boulots.
- Quand tu dis pionne c'est les aides éduc ...
Flore - ouai. Théoriquement
ça devrait passer parce que je suis pas étudiante ...
- T'en connais d'autres qui font ça ?
Flore - Ouai mais eux pas pour
ça eux pour glander !
- Une stratégie assez établie.
Flore - Bah si tout ce
déroule bien ça devrait bien se passer.
- Quand tu disais monter mon atelier, c'est au sein de l'asso
?
Flore - Ouai. Après
discussions avec F mon petit mentor, j'avais envie de faire quelque chose et
elle est plutôt dans le sens où elle a évolué et
l'initiation c'est un truc qui lui plait plus forcement et moi je la
remplacerai là-dessus. »
Ce dernier élément est une réelle
stratégie dans tous les sens du terme. Elle imagine qu'il lui permette
une réelle démarche pédagogique et lui libère le
temps nécessaire à sa formation. En effet on ne peut pas
réellement refuser les offres des agences d'intérim sans risque
de s'en voir exclu, le rythme scolaire est donc tout à fait pertinent.
Il y a ici une synchronisation des cadres temporels qui laisse entrevoir
l'acception de S. Schehr de l'autonomie temporelle, c'est-à-dire une
appropriation du temps qui ne soit pas imputable au travail. Le projet de Flore
repose sur sa passion, donc plus sur le travail. Elle même est quelques
fois confuse de ce rapprochement travail/plaisir.
1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 62
Ce qui ressort très fortement de ces premières
analyses est sans nul doute la signification accordée au travail. Ainsi
que nous l'écrivions plus haut le passage de l'éthos du
devoir à celui de l'épanouissement imprime une réalisation
de soi qui ne se résout plus dans l'estime du devoir accompli mais dans
la quête d'un soi singulier et distinctif. Le travail « reste le
principe organisateur de la vie »1 mais fait maintenant partie
d'un ensemble de sphères qui se synchronisent en vue de « la
quête individuelle contemporaine »2 qu'est la
construction d'un soi singulier, unique et particulier. Cette quête suit
de près la logique exposée sur la catégorisation de la
jeunesse et correspond à un processus initié dès le
siècle des lumières : l'individualisation de l'enfant. F. de
Singly évoquant l'apprentissage de l'individualisation, insiste sur le
fait que « devenir un individu autonome requiert d'apprendre à
gérer plusieurs intérêts en présence dans toute
situation, afin que leur coexistence pacifique soit possible et
éventuellement qu'un intérêt commun puisse être
dégagé. »3
1 Christian Lalive d'Epinay, Significations et valeurs du
travail, de la société industrielle à nos jours, in Michel
de Coster, François Pichault, Traité de sociologie du
travail, op. cit., p. 82
2 Ibid.
3 François de Singly, Enfants, adultes, op. cit.,
p. 12
Chapitre 3 D'un éthos à
l'autre, combattre l'inéluctable et construire
l'impalpable,
Ce chapitre propose cinq parcours regroupés pour la
congruence de leurs perspectives d'avenir. Il n'est pas question de regrouper
des expériences temporelles mais des horizons temporels.
C'est-à-dire une construction qui évoque le présentisme de
F. Hartog, en ce qu'elle enferme l'individu dans une temporalité du
présent construit sur le présent. La précarité
temporelle s'inscrit dans une logique globale de l'exclusion, elle est une des
étapes des processus déjà décrits dont
l'état final peut-être vu comme inéluctable. Les discours
qui suivent révèlent une grande différence dans
l'expérience temporelle mais conduisent à saisir la menace d'un
présentisme.
1. Ne pas se laisser enfermer
La construction de repères temporels ne peut s'imaginer
à travers la seule convocation quotidienne d'une institution. La «
discipline temporelle » est, à l'instar de chaque règle,
respectée car intégrée comme un autrui
généralisé. L'« autrui
généralisé » est une intériorisation de
l'ordre social, « sa formation à l'intérieur de la
conscience signifie que l'individu s'identifie maintenant non seulement avec
des autres concrets, mais aussi avec une généralité
d'autres, c'est-à-dire avec une société.
»1 Cette étape décisive de la socialisation
interroge sur l'auto-identification à un groupe. C'est alors dans la
socialisation secondaire ou l'altérnation que repose l'insertion,
vécue comme un processus d'intériorisation d'une
réalité subjective établie au regard d'un groupe de
référence, fut-il celui des travailleurs, des adultes ou plus
simplement de ceux et celles qui ont le droit du choix.
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 229
1.1. En fait le chômage il commence à te bouffer
le corps
Mohamed a 24 ans, il est père d'un enfant en bas
âge vit en couple et perçoit des indemnités de la part des
ASSEDIC.
Mohamed - Au départ j'ai
été à l'école aux G, primaire, CM2, collège
et en sixième c'est là que j'ai été à fond
dans le foot. On voulait tous devenir des footballeurs professionnels. Donc
j'étais moins motivé à travailler à l'école,
je passais trop mon temps à jouer au foot. Et c'est là que je
suis arrivé en échec scolaire, et c'est là que j'ai
rencontré un éducateur spécialisé qui s'occupait
des collégiens et des problèmes qu'ils avaient. Ils m'ont
envoyé en SEGPA. Donc je suis rentré en SEGPA, ils m'ont dit : tu
vas apprendre un métier. Et au début je voulais pas. Je voulais
pas travailler parce que j'étais encore jeune. Donc j'ai accepté
et après je suis arrivé dans un autre collège S,
c'était juste à cinq cents mètres de chez moi. Et
après ma dernière année d'écolier, après on
m'a encore changé. On m'a envoyé au collège V, et
là j'ai appris le premier métier de peintre en bâtiment.
Parce que au début c'est le métier que je voulais faire. Donc une
fois que j'avais signé le contrat et tout je pouvais plus quitter ce
métier là. La première année ça allait, la
deuxième moyen et la troisième année la motivation je
l'avais plus. Et le directeur il voulait pas que... il voulait que je passe mon
CAP et tout. Puis moi la connerie que j'ai fait, c'est que j'ai trouvé
un autre moyen pour quitter ce collège là et changer de
métier c'est de me faire virer. Alors j'ai cherché à me
faire virer et je me suis fait virer, c'est là en quatre vingt dix huit.
Et moi je pensais que j'allais trouver un autre collège dans le milieu
du bâtiment, et j'ai pas pu en retrouver à cause du dossier. J'ai
fait une année de chômage de seize ans jusqu'à dix sept
ans, parce que j'avais pas l'âge de travailler on m'avait dit. Et c'est
là que j'ai trouvé la Sauvegarde, et j'ai fait un petit chantier
d'insertion avec [X entreprise d'insertion] c'était des petits contrats,
à l'époque on gagnait trois cents euros environ. Donc
j'étais content parce que c'était mon premier salaire.
Après [inaudible] à faire des petits boulots, des petites
formations jusqu'à mes vingt-quatre ans.
Ainsi résumé son parcours ressemble à un
jeu de piste qui le mènerait à l'inéluctabilité des
« petits boulots et formations ». Mais cette expression cache une
richesse d'expériences dans les méandres de l'insertion
professionnelle.
Mohamed - Non j'ai fait des
petits boulots avec la Sauvegarde. Les HLM à l'époque on faisait
la rénovation, et après arrivé à deux ans
après j'ai trouvé un CES et maintenant il s'appelle CAE. Et
là je suis resté sept mois, c'est là que j'ai
commencé à toucher plus. Au début j'étais à
trois cents et après j'étais à cinq cents, deux cents
euros de plus. Du coup j'étais dans une bonne situation où je
gagnais un peu d'argent et je voulais passer mon permis avec, mais j'ai pas pu
passer mon permis avec parce que j'étais tenté à...
j'étais à fond dans les objets... Et là je suis
resté sept mois, c'est mon plus long travail que j'ai fait. Après
il y a eu un trou c'est la période de deux mille un où c'est le
onze septembre... On arrivait plus à trouver du boulot dans les
boîtes d'intérim'. A ce moment là qu'il y a eu beaucoup de
chômage dans le quartier. Il y a eu un sondage qui montrait trente six
pour cents de chômage dans le quartier dans la période de deux
mille un à deux mille trois. Donc il y a eu un trou au niveau social,
donc je suis resté deux ans au chômage. J'ai appris à faire
une recherche de travail. Mais dans l'intérim' c'était toujours
le même disque : « c'est calme, c'est calme ». Et puis
après j'avais plus droit aux aides parce que j'avais
dépassé mon terme, donc j'avais
plus d'espoir en fait. Les formations elles étaient
déjà commencées ou alors c'était des formations qui
me convenaient pas donc j'étais obligé de rester carrément
au chômage, de rester avec des potes dans le quartier à passer le
temps.
[..i- Est-ce que t'a fait des stages ou des actions avec la
mission locale?
Mohamed - J'ai fait un stage
dans l'entreprise X]. Ça s'est mal passé parce que c'était
en été, c'était au mois d'août, il faisait chaud,
j'étais jeune en ce temps là et je voyais mes copains qui
passaient leurs journées et tout, et moi j'étais barré. Et
au niveau de l'ambiance je me retrouvais avec des vieux et ils m'apprenaient
rien. Le matin ils me disaient même pas qu'est ce que je devais faire,
j'étais obligé de les regarder et [inaudible]. Donc moi les
stages... il n'y a qu'un stage, c'était au X en « employé
libre service ». Parce que les stages en bâtiment j'ai toujours
travaillé en maçonnerie,
parce qu'ils prennent des stagiaires, ils t'en font baver et
après on veut plus en faire un métier. - Et le stage en tant que
employé libre service tu as trouvé ça comment ?
Mohamed - Ça a duré
deux semaines, c'était juste après le collège V, j'avais
retrouvé un collège. Mais c'était pas un collège
normal, c'était un collège pour les gens qui ... qui ...
- Sortent du système?
Mohamed - Ouais qui sortent du
système, par exemple le matin on est en cours et l'après midi on
doit chercher des stages. Je sais plus comment ça s'appelle... SIPA je
crois. Donc en fait y'avait des tranches d'âge de vingt trois vingt
quatre ans, et fallait toujours trouver un stage. Donc moi je suis
arrivé en fin d'année donc je suis resté que trois mois.
Et on cherchait des stages mais ça servait à rien il y avait pas
de suites après. Ça c'était pour faire passer le temps, et
celui qui avait pas de stage il restait en classe à faire des
matières style du français ou des maths.
Il a aussi participé à une action internationale
qui lui a ouvert des droits à une aide financière pour le permis
qu'il n'a pas.
Mohamed - Ouais c'était
avec le contrat CIVIS, on est parti au Sénégal et on avait le
droit à neuf cents euros soit au cas où au retour on trouvait pas
de boulot à la suite, une petite aide pour nous aider. Et moi à
la place d'avoir quatre vingt euros par mois, j'ai demandé si il
pouvaient pas me le donner pour le permis et j'ai financé le reste de ma
poche. Donc fallait faire un dossier pourquoi on veut le permis et tout
ça. Donc ça a été validé et j'ai pu passer
le permis avec ça.
Ce choix de capitalisation de ses droits s'inscrit dans une
construction apparemment structurée de l'avenir au sens
stratégique, le permis augmentant le niveau d'employabilité du
fait de la mobilité qu'il confère pour peu que l'on
possède une voiture. Mais cette apparente réalité cache un
temps dilaté.
- Et le permis tu l'as?
Mohamed - Non je suis inscrit, je
fais des heures de conduite mais j'ai pas encore passé le code. Je me
suis inscrit que l'année dernière mais depuis j'ai tardé
à ...
Cette expérience temporelle spécifique au permis
ne traduit pas son expérience générale. Il est assez
remarquable de voir comment il situe les évènements les uns avec
les autres, dates, durée, marqueurs témoignent d'une
expérience temporelle relativement riche même
si l'on suppose que le vide de la vie soit un très bon
support aux souvenirs. Mais supposer cela écarte les cadres temporels de
son activité quotidienne.
- Et alors en ce moment ça se passe comment tes
journées ?
Mohamed - Bah ... depuis des
mois je fais des courts métrages, avec des copains dans le quartier. Du
foot des clips... tout ça. Avec un argentin que j'ai connu qui travaille
dans la mission, on a fait des documentaires sur le quartier tout ça.
Donc bah la journée je passais mon temps à filmer et puis sinon
j'ai les entraînements de foot et les championnats avec l'U.S.G.
- Donc tes journées...
Mohamed - non j'essaie de... je
fais tout je recherche du boulot, mais je recherche du travail que quand j'ai
une piste vraiment sérieuse. J'aime pas me lever le matin et que la
journée je reviens bredouille, ça casse la motivation. Donc j'ai
des contacts avec le relais et des fois je vais voir des annonces. Mais la
journée je m'ennuie pas.
Le regard qu'il porte sur sa situation amène un
élément expérientiel qui nous avait échapper
jusqu'à lors.
- Comment tu vis cette situation de chômage?
Mohamed - Maintenant j'ai
l'expérience, mais je vois les jeunes qui sont au chômage depuis
la rentrée, ils arrivent pas moralement à résister.
Ça leur fout un coup. Moi je leur disais « ça fait quatre
années que je suis sorti du système scolaire, je sais la
première année c'était dur et puis au fur et à
mesure ça fait plus aucun effet. Je suis devenu costaud. » C'est
comme un mec qui va en prison il reste une année, ça va
être dur pour lui et puis après il a l'habitude. Le chômage
c'est comme ça, ça nous fait aucun effet. On va pas se suicider
parce qu'on a pas de boulot. (silence)... parce qu'il y en a ils peuvent se
suicider parce qu'ils ont pas de boulot.
Pourtant lorsque l'on parle du travail, le chômage devient
cette relégation sociale tant redoutée.
- Pour toi ce serait quoi un travail idéal, en terme
de temps d'argent ? combien tu voudrais toucher par exemple ?
Mohamed - Bah ...normal le smic,
j'ai pas de diplôme, je suis pas qualifié, je vais pas demander...
non puis le smic ça équilibre, on sait que la journée on
est au travail et le soir on rentre tranquillement. Parce que j'en connais qui
sont au chômage, ils pensent toute la journée et ils se font des
soucis. D'un côté le travail ça oublie les choses. Parce
que quand tu travailles pas tu te sens inutile, tu... tu perds ta
fierté.
- Tu perds ta fierté quand tu...
Mohamed - bah par moment, tu te
sens inutile tu perds ta fierté, tu... des fois t'as des changements de
comportement, tu commences à devenir plus nerveux, plus ... en fait le
chômage il commence à te bouffer le corps.
Il y a dans ce discours deux points important. Il y a
l'équilibre temps de travail/temps libre.
- Et combien d'heure par semaine tu voudrais travailler
?
Mohamed - Ahh... huit heures par
jour, trente neuf heures par semaine, parce que si tu travaille trop t'as pas
le temps de faire autre chose.
Mais il y a aussi la désaffiliation qui considère
le travail comme le centre de la vie, l'absence de travail est une atteinte
à la fierté.
- D'après toi ça sert à quoi le travail
dans tout ce que tu viens de me dire ?
Mohamed - T'as pas le choix,
ça sert à fonder une famille, à avoir des projets. Manger
son pain tous les jours. Avoir son petit appart payé. Taper des vacances
encore quand on peut. Remarque le travail c'est ... voilà je suis venu
sur terre c'est pour travailler, pour fonder une famille et ... il y a plein de
choses le boulot c'est aussi pour le moral. En fait le boulot c'est la
santé on va dire. Si il y a pas de boulot il n'y a pas de santé,
enfin il y a une santé mais c'est une santé
déterminée...on sait pas combien de temps ça va... Parce
que celui qui a des enfants et qui travaille pas, l'enfant il va voir son
père, il va se poser des questions. Il va avoir honte, c'est pour
ça que je disais qu'il y a avait une fierté. Faut montrer que
t'es un homme courageux, que t'es pas un profiteur du système comme il
dit Sarkozy.
Cet éthos du devoir s'oppose à un
éthos d l'épanouissement. D'abord par la séparation qu'il
fait entre le temps de travail et le temps libre, ensuite par le refus de
travailler à n'importe quel prix.
- Bon on va passer si tu le veux bien à
aujourd'hui, à ce que tu fais en ce moment, à quoi tu occupes tes
journées ?
Mohamed - Bah là je
sortais, en septembre j'ai fini mon contrat de professionnalisation.
J'étais chez [X, entreprise] je suis resté huit mois. Et puis
j'ai arrêté pour cause de salaire.
- Pourquoi ?
Mohamed - Parce que...
(silence), parce que en 2004 j'ai fait de la prison parce que j'avais
frappé un policier suite à une bagarre où j'ai
défendu mon frère, et bon j'ai été condamné
lourdement au niveau de financement. On m'a réclamé onze mille
euros pour réparer, donc fallait que je paiye tous les mois. Moi je
touchais huit cents euros je crois, mais après j'en avais plus que
quatre cents dans les poches. Donc ça faisait quatre cents euros par
mois pour trente sept heures par semaine. Donc j'ai eu une baisse de
motivation, j'ai arrêté de travailler, et après par la
suite j'ai pu toucher mes Assedic. Et après depuis je me suis
retrouvé au chômage actuellement.
Même si l'échéance suprême approche,
celle de la fin des droits ASSEDIC, il préfère se laisser le
temps en sachant qu'il peut trouver un emploi ponctuel dans sa branche
d'origine.
- Tu disais tout à l'heure je cherche mais que pour
des pistes sérieuses, tu recherches quoi comme genre de taf ?
Mohamed - Bah là je sais
qui me reste six mois d'Assedic. Bon en six mois j'ai le temps de trouver
quelque chose, mais j'évite de me mettre la pression pour pas me
créer de soucis. Je cherche un travail qui va me convenir et durable.
J'ai pas envie de me lancer dans le bâtiment pour que ça me
dégoute et après que je perde mes droits d'Assedic c'est surtout
ça. Parce que je veux pas perdre mes droits et que je me retrouve sans
salaire. En fait je cherche un boulot stable et qui ... pas tranquille mais qui
me serve et qui me motive. J'ai pas envie de me retrouver dans le
bâtiment, c'est sale ambiance et les vieux ils sont un peu raciste des
fois aussi. Donc c'est pour ça je garde ça en roue de
secours.
- Et t'as des idées de ce qui te plairait en ce moment
?
Mohamed - Au début
pendant un moment j'avais cherché dans le nettoyage. Mais dans le
nettoyage c'est pas évident à trouver. Je sais que l'ANPE ils
m'ont proposé de retrouver dans le bâtiment mais j'en avais marre.
Je leur ai dit si j'ai pas envie de travailler dans le bâtiment vous
allez pas me forcer à travailler dans le bâtiment. J'ai envie de
faire nettoyage. Ils m'ont dit : « oui mais il y a très peu
d'offres ». Donc moi je suis resté sur le nettoyage et après
dernièrement j'ai cherché, j'écrivais mais il y a rien,
rien. L'autre fois [X; entreprise] m'avait demandé le permis mais
j'avais pas le permis. (silence)
Ce qui frappe dans la dualité
devoir/épanouissement, c'est ce à quoi il réfère le
second.
- D'autres rêves du côté professionnel
?
Mohamed - Ouais je rêverai
un jour de faire un vrai film. Peut-être un vrai film plus tard, on sait
pas selon ma motivation et tout. Pour l'instant je grille pas les
étapes, pour l'instant je commence doucement. Sinon mon rêve c'est
comme tout le monde c'est d'avoir un boulot.
- Un boulot/
Mohamed - /Un boulot mais pas
n'importe quel boulot. Un boulot dans une bonne ambiance et le matin je me
lèverai pas pour rien. Je travaillerai pour une société
qui fait pas de discrimination, et voilà.
Le sentiment intime que les conditions de travail auxquelles
il aspire sont en fait un rêve, condamne sa réalité
à un présentisme qu'il combat quotidiennement et dans lequel il
ne veut pas rester. Mohamed rompt avec « l'idéal-type » du
jeune en difficulté d'insertion. Il n'est ni démunit, ni
désocialisé, ou encore abonné absent aux dispositifs. Bien
au contraire, Mohamed est ce que l'on pourrait appeler un hyper-actif de
l'insertion. Si on ne peut lui prêter une capacité de projection
à longs termes, on peut lui accorder une large capacité de
navigation dans les méandres de l'insertion et une riche
expérience temporelle. Sa stratégie est tout à la fois
très simple et très opérante. En attendant de
réaliser son rêve, il travaille ce qui lui faut,
c'est-à-dire le minimum pour vivre décemment et par ailleurs il
vit une expérience proche du chômage inversé qui lui permet
de donner du sens à l'inactivité professionnelle et prendre une
place importante au sein du quartier. Ses vidéos accessibles sur
internet font de lui un réalisateur local reconnu et l'aide dans la
construction d'un avenir. Cette expérience lui permet d'aspirer à
une autre réalité et limite l'éventualité d'une
précarité temporelle qui obstrue l'horizon.
Le difficile passage d'un travail comme devoir à celui
du travail souhaité qui permette de s'épanouir rend plus dur
encore la situation de chômage qui dans une certaine mesure est choisie.
Le processus en cours relève d'une alternation. Passer d'un éthos
à un autre implique un changement complet de valeurs et
l'intégration de nouvelles, mais il semble manquer un point important
dans le processus, la présence d'autrui significatifs sans lesquels
« aucune transformation radicale de la réalité subjective
(incluant bien sûr la
l'identité) n'est possible »1.
1.2. Ce que je voudrais... je sais pas... je sais même
pas ce que je veux maintenant. Mélanie a 18 ans, elle a
quitté le collège à 16 ans, en 4ème.
Mélanie - Je suis pas
trop fana de l'école. Le français, les maths, j'étais
juste bonne dans le dessin; la géographie mais les matières
principales, c'était pas ça. C'est pour ça que j'ai
arrêté à seize ans. - Ça te plaisait pas ?
Mélanie - Non, moi je
voulais trouver un apprentissage, je voulais partir de l'école.
- Dés la primaire tu aimais pas l'école
?
Mélanie - Non j'aimais bien,
c'est une fois rentrée au collège.
Après près de deux ans de travail clandestin en
plomberie, elle a intégré depuis quelques semaines un chantier
d'insertion de peinture en bâtiment. Lorsque l'on évoques ses
différentes expériences elle nous parle de toilettage canin, de
maçonnerie, mais la plomberie revient toujours.
Mélanie - [...]Je voulais
tenter pour voir ce qui me plaisait. Il y avait plusieurs choses qui me
plaisaient alors...je voulais essayer pour...
-Et aujourd'hui, qu'est ce qui te plait ?
Mélanie - La peinture, mais
j'aurai préféré être dans la plomberie
Pourtant dans la construction de son avenir, elle imagine
déjà un parcours dans la peinture.
Mélanie - En fait je
cherche un contrat pro pour le mois de juin, mais j'arrive pas à
trouver. Alors je vais devoir trouver un emploi saisonnier jusqu'au mois de
septembre. Et au mois de septembre je commence un contrat ou que c'est en
continu dans la peinture aussi. Pendant... de septembre à juin. -Tu
cherches dans la peinture toujours ?
Mélanie - Ouai
-Et quel genre de contrat, CDD ou CDI ?
Mélanie - Un contrat pro
ça dure que un an et demi.
-Tu fais ce contrat pour avoir/
Mélanie - pour avoir le
CAP
-Et tu es prête à /
Mélanie - ça dure
qu'un an et demi et après j'aurai un CAP C'est ce qui va m'aider
à... ça va me donner un petit plus pour trouver une
entreprise.
-C'est un CAP peintre en bâtiment ?
Mélanie - Oui
[...]
Mélanie - Ce que je
voudrais faire, c'est en sortant... enfin pour atteindre c'est peintre
décorateur. C'est ça que je voudrai atteindre. Je voudrai
atteindre peintre décorateur, par exemple c'est pas comme
façadier...c'est pas la même chose. (silence) »
1 P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op.cit., p. 262
Cette dualité entre projet et désir prend une place
importante dans son discours. Son expérience avec la Mission Locale en
témoigne.
- Et les gens que tu as rencontré dans tout ton
parcours, à la mission locale, à l'anpe, etc, qu'est ce que tu en
penses ?
Mélanie -
Déjà ma conseillère ça fait pas
longtemps que je l'ai parce qu'avant, j'avais un mec mais il était pas
capable de m'aider parce qu'il m'a dit qu'il faisait pas parti de la bonne
section. Parce que moi quand j'allais le voir c'était pour un
apprentissage, et lui il me disait qu'il faisait pas partie de ça. Donc
il savait pas trop quoi faire pour m'aider.
- Donc ça t'a pas trop aidé tout ça
?
Mélanie - Non parce que
j'allais plus le voir jusqu'à ma nouvelle conseillère.
- Et avec elle ?
Mélanie - Déjà
elle m'a aidé à chercher des petits boulots, on a fait un travail
sur moi. Et en fait aussi c'est par elle que... c'est au dernier moment qu'elle
m'a trouvé ça [le chantier d'insertion].
- Quand tu dis travail sur moi, qu'est ce que ça veut
dire ?
Mélanie - Elle m'a
posé... enfin je lui ai expliqué ce que je voulais, je devais lui
dire concrètement ce que je voulais faire , dans quoi je voulais
être.
- Tu savais à ce moment là ce que/
Mélanie - /non je savais
juste que j'adorais tout ce qui était manuel, mais après je
savais pas si je voulais faire de la peinture, de la plomberie, la
maçonnerie, ou l'électricité.
- Mais c'est quand même autour du bâtiment, tu
avais déjà cette branche là en tête ?
Mélanie - Oui voilà. Parce que je suis pas
intellectuelle, je suis manuelle.
Cette représentation d'elle même, bien que
réductrice, lui ouvre le champs des possibles. Ce projet qui vient
bousculer une socialisation secondaire dans le monde de la plomberie, lui
permet de se représenter l'avenir, même si dans l'immédiat
sa préoccupation reste l'après-chantier.
Mélanie - Je me demande
comment je vais faire quand ça sera fini. Parce que moi dans une semaine
j'ai plus rien. Ça me fait un peu chier.
-Ça te fait chier par rapport à
l'argent.
Mélanie - Ouais par
rapport à l'argent aussi parce que j'en ai besoin mais par rapport
à travailler aussi. Parce que je vois, là je sais que j'ai eu
quatre semaines de vacances, la reprise c'est un peu dur. Après que je
savais que je travaillais pas alors je me couchais à n'importe quelle
heure, je me levais à n'importe quelle heure. Alors que là c'est
six heures, huit heures au chantier. Faut revenir à la normale.
Le travail semble remplir un temps vide, ou tout du moins
« vidé de son sens ». Cela l'est d'autant plus que ses amis
sont inscrits dans cette logique, les vacances opèrent une quasi
désociabilisation.
- C'est quoi pour toi le travail, ça représente
quoi ?
Mélanie - Ça me
fait (Réflexion) ça me change en fait, ça m'occupe aussi,
je suis pas là pour m'amuser. Ça change. Je sais pas ce que je
ferai si j'étais en vacances. Déjà là les vacances,
j'ai
galéré.
- Galéré, pourquoi?
Mélanie - Parce que je
m'ennuyais.
- T'avais rien à faire, tu voyais personne?
Mélanie - Non ils travaillaient. »
Effectivement, les cadres temporels dans lesquels elle
s'inscrit sont relatifs au cadre de son activité quotidienne. Sa
référence est le temps enfermant, ce temps de travail qui
détermine une place au regard d'un éthos du devoir. Une
distinction est opérée entre l'oisiveté et le devoir
social. Les loisirs qu'elle pratique avec ses amis sont réservés
au temps hors travail qui correspond à un ordre social. Cet « ordre
social est avant toute chose un rythme, un tempo. Se confronter à
l'ordre social, c'est primordialement respecter les rythmes, suivre la mesure,
ne pas aller à contre temps. »1 Mélanie s'attache
à cette symphonie comme marqueur social qui lui assure l'entrée
dans le processus de construction de son statut d'adulte en prenant des
responsabilités qu'elles puisent dans son indépendance
économique, elle même fruit de son travail.
Mélanie - Quand je me sens
adulte c'est quand faut payer les factures.
- Quelles factures par exemple ?
Mélanie - le
téléphone par exemple, enfin quand il faut payer. parce que avant
c'était papa maman qui le faisaient, maintenant quand c'est toi
même qui le fait, ça change, tu fais plus attention. pareil quand
j'emmène mes furets chez le véto, faut payer souvent.
- C'est quand il y a de l'argent en jeu que tu te sens plus
adulte ?
Mélanie - Ouai parce que
j'ai pas le choix d'avoir la tête sur les épaules pour savoir ce
que je dois payer. (silence)
- Et quand est-ce que tu te sens enfant ?
Mélanie - Quand je suis chez
moi parce que ma mère elle me prend encore comme une gamine. - Et toi tu
voudrais qu'elle arrête de te prendre pour une gamine ou/
Mélanie - non j'aimerai
qu'elle arrête, parce que là faut que je rentre à telle
heure, faut pas que je fasse ça, faut pas que je fasse
ça.
- Et tu penses que ça va s'arrêter quand
?
Mélanie - Quand je serai
partie, quand je serai partie de chez eux.
- Pas avant ?
Mélanie - Non je pense pas.
»
Cette indépendance ne lui permet toutefois pas de
« partir » de chez elle, mais constitue l'élément phare
de son projet car il lui assure une projection. L'idée de partir devient
une étape qui suppose une plus grande autonomie définie par le
travail. Nous rejoignons ici l'idée de conquête dans le processus
d'insertion comme dans celui du statut d'adulte. Il y a bien en cela
l'idée forte d'agrégation au groupe des travailleurs et celle du
refus de
1 Pierre Bourdieu, Algérie 60, Paris, les
éditions de minuit, 1977, p. 41
l'enfance, un entre deux qui ouvre dans une certaine mesure les
possibles mais trouble aussi l'horizon temporel.
- Comment tu penses que tu seras dans dix ans, comment tu te
vois à ... 28 ans ?
Mélanie - Je sais pas, je me
suis jamais posée la question. C'est la bonne question... (silence) -
Alors je vais t'en poser une autre, comment tu voudrais être dans dix ans
?
Mélanie - Ce que je
voudrais... (silence) je sais pas. Je sais même pas ce que je veux
maintenant donc ... c'est pas vraiment concret.
2. Dis-moi qui je suis, je te dirai... qui je
suis.
Apprendre à être ce que l'on nous demande de
devenir implique, dans toute acception de la formule, une construction qui
nécessite la présence d'autruis significatifs autrement
appelés ailleurs « agents socialisateurs »1
c'est-à-dire ces personnes qui sont les porteurs de la
réalité objective (parents, professeurs, chefs, amis, etc.)
2.1 Il y a des moments où je vais bien... je ne
pense ni au passé, ni à l'avenir
Joey a 25 ans, il est reconnu par la COTOREP, travailleur
handicapé pour des raisons qui ne sont pas physiques.
Joey - Déjà moi
(silence) [il réfléchit] (silence) j'ai été dans la
classe SECPA jusqu'à la troisième, c'est un mauvais souvenir.
Ensuite il y a eu un petit problème. Quand c'était la fin de
l'année je devais changer d'école mais manque de pot le
directeur, il voulait m'envoyer à F mais quand j'ai été
à F pour le premier jour, ils ont appelé tout le monde pour
savoir dans quelle classe ils étaient, mais ils m'ont pas dit mon nom,
alors je trouvais ça bizarre. Et ils voyaient que j'étais tout
seul après. Ils m'ont envoyé voir le directeur de F (silence) il
a appelé V et bien sûr le monsieur, le directeur de V avait
oublié de renvoyer le dossier. Alors du coup je pouvais pas aller
à F. Alors pendant trois ans je suis resté chez moi à rien
foutre.
-T'avais quel âge ?
Joey - Après (silence)
ouais (silence) non après (silence) j'ai oublié en fait comme le
directeur il avait oublié d'envoyer le dossier il s'est
démené quoi pour que j'aille ensuite à H et du coup
j'étais dans une classe qu'était une [inaudible], ça veut
dire insertion professionnelle (silence) euh (silence) du coup j'ai
été que trois mois à H après j'ai
arrêté et après pendant trois ans j'ai arrêté
l'école (silence) . Je suis resté chez moi à rien faire
(silence) comme à cette époque j'avais pas de potes euh (silence)
.
-Tu disais tout à l'heure que t'avais des mauvais
souvenirs de l'école, est-ce que tu te rappelles ce que c'était
les mauvais souvenirs de l'école ?
Joey - (silence) euh (silence)
quand j'avais (silence) euh (silence) en fait (silence) y'avait des
1 Claude Dubar, La socialisation, op. cit., p. 56
choses que je comprenais pas en devoirs et quand le prof
expliquait quelque chose, il m'aidait pas il aidait plus les autres alors du
coup j'étais exclus. Alors quand je faisais des trucs y'avait presque
rien d'écrit et les profs ils se font pas chier, c'est zéro
directe. Ils cherchaient pas à comprendre pourquoi j'arrivais pas
à comprendre le truc. Et puis à l'école aussi au niveau
des autres élèves, j'avais pas de [sonnerie de
téléphone dans le bureau] camarade.
Tu disais quand t'étais à
l'école...
Avec les autres élèves, j'avais pas de potes
à chaque fois dans la récréation j'allais tout seul dans
un coin quoi. J'avais une vie de solitaire dans l'école. »
Ces années de chômage ont été
l'occasion de découvrir un tout autre monde.
Joey - En fait si j'y repense bien,
si je me serais pas rebellé, je serais encore chez moi à
être enfermé tout seul (silence) [inaudible]
- Ok. du coup après la rébellion,
après la SECPA, après H, qu'est ce que t'a fait qu'est ce qui
s'est passé ?
Joey - (silence) euh (silence)
trois après j'ai un copain, je dis pas son nom, il m'a fait
connaître la Sauvegarde, il m'a fait connaître [X] et bien d'autres
jusqu'à maintenant (silence) et grâce à lui du coup je les
connais et si je les avais pas connu je pense que je serais toujours chez moi
et j'aurais pas connu, entendu et vu certaines personnes. Grâce à
la Sauvegarde j'ai fait des sorties, des choses que j'aurais jamais fait quand
j'étais petit.
- Et justement à part avec la Sauvegarde tu as fait
des trucs avec d'autres par exemple la mission locale, t'as fait des stages ou
quelque chose comme ça ?
Joey - Alors attends (silence)
(silence) euh (silence) ça fait des années que j'y suis (silence)
en fait la mission locale ils m'ont pas trop aidé à trouver des
choses comme une reconnaissance de travailleurs handicapés, comme je
recherche dans les milieux protégés, comme c'est dur d'y rentrer
(silence) euh (silence) .et puis comme il y a beaucoup de demandes, alors c'est
dur d'y rentrer. Puis en même temps grâce à eux j'ai fait un
stage à B en milieu protégé mais ça s'est mal
passé. J'ai un mauvais souvenir de ça. Sinon (silence) pfuiii
(silence) heu (silence) j'ai fait qu'un stage avec la mission locale comme ils
m'ont pas trop aidé à trouver plus de trucs quoi. Sinon encore
plus que j'ai aimé c'était pas la mission locale, c'était
une organisation et tous les mois je faisais un stage dans une entreprise et
puis à chaque mois je (silence) euh (silence) j'ai été
payé (silence) et ça a duré (silence) euh pfuiiii
(silence) au moins six mois. Six mois et sur ces chaque stage pendant six mois
ça s'est bien déroulé et pourtant c'était des
stages en milieu naturel quoi.
- Et c'était quoi comme stage, tu te rappelles
?
Joey - Ouais je me rappelle que
j'avais fait un stage au relais le foyer et j'avais fait aussi (silence) euh
(silence). J'ai fait X, [association] une sorte de zoo, j'ai fait aussi une
entreprise de peinture, j'ai aussi... (silence)... j'ai fait un autre aussi...
(silence) il y en a quelques uns que j'ai oublié, je sais pas pourquoi
d'ailleurs (silence). »
Cette perception du passé laisse entrevoir son
expérience temporelle. La synthèse du passé qui
s'opère dans la construction de la réalité subjective, est
ici limitée aux affres de la mémoire. Ce rapport réduit
avec le passé pose la question du rapport au temps dans sa
globalité. Le futur est tout aussi bouché que son passé,
voire plus.
Joey - Même si je pense
que j'aurai trente-cinq ans, je pense que j'aurai toujours les mêmes
pensées, j'aurai les mêmes choses (silence) pour moi avoir
trente-cinq ans c'est comme si j'en aurai vingt-quatre quoi. J'aurai toujours
les mêmes pensées, les mêmes convictions, les mêmes
choses. ça se trouve j'aurai encore les mêmes amis [inaudible]
»
Joey n'a pas du tout d'élément qui puisse l'aider
à situer son histoire, il ne dispose d'aucun renseignement sur ses
grand-parents, et peu sur ses parents.
Joey - Dans notre famille on parle
pas trop du passé, ni sur nous même d'ailleurs
- Et ta mère ?
Joey - Ma mère elle a jamais
travaillé à part qu'elle a été chez les bonnes
soeurs
- Elle a des frères et soeurs?
Joey - Elle m'en a jamais
parlé à part (silence) c'est un peu compliqué (silence)
d'après ce qu'elle m'avait dit elle avait un beau père allemand
pendant la guerre. La mère de ma mère elle vivait avec un soldat
allemand et comme lui il avait une fille alors voilà (silence)
- Tu connais son âge (silence) à ta mère
?
Joey - Environ la
soixantaine.
- Est ce que tu sais si tes parents sont allés
à l'école et jusqu'à quel âge ?
Joey - Euh ça je sais pas
à part que mon père avait dit qu'il faisait l'école
buissonnière (silence) c'est tout! »
Cette représentation s'impose dans son discours comme
une impossibilité de situer les évènements entre eux.
Pourtant un événement marquant lui permet de situer un avant et
un après. Il y a bien sa « rébellion », mais c'est
surtout sa rencontre avec l'équipe d'une antenne de la Sauvegarde de
l'Enfance.
Joey - J'avais une vie
monstrueuse, vraiment monstrueuse. La chose que j'ai découvert qui m'a
donné les moments les plus heureux, c'était les vrais moments
avec la Sauvegarde et le moment aussi que j'ai découvert Gundam
[dessin-animé Manga], c'est un moment que j'oublierai jamais, les
sorties avec la sauvegarde. Et aussi les gens que j'ai rencontré,
ça c'était quelque chose qui m'a rendu heureux, qu'il y a eu un
bonheur quoi, ça j'oublierai pas, même si j'aurai quatre-vingt dix
ans ou plus, ça restera. »
Cette rencontre devient un marqueur temporel qu'il vit comme une
naissance sociale. Depuis ses souvenirs sont plus distincts.
Joey - En fait c'est grâce
à la Sauvegarde que j'ai pu rentrer au CES du chantier et ensuite c'est
grâce à la Sauvegarde aussi que j'ai pu rentrer au CES du centre
social de la machinerie.
-Et tu faisais quoi tous ces emplois, c'était des
choses très différente ou (silence) ?
Joey - On faisait toutes sortes de
tâches, on faisait du nettoyage, et aussi (silence) [réflexion]
une sorte de (silence) ah euh (silence) de déplacement (silence) euh
(silence)
- De la manutention ?
Joey - Euh ouais. On prenait des
trucs et on les mettait euh.. et aussi de la rénovation, je me
rappelle d'un petit local qu'on a rénové
(silence) euh (silence)
- Et dans tous ces stages ce qui t'a le plus plu
c'était quoi, le meilleur souvenir que tu gardes ?
Joey - J'en ai deux. Celui
où j'avais fait un stage où c'était au Relais, les
tâches dedans c'était simple comme nettoyer les murs ou comme
changer une ampoule, enfin c'était simple. J'arrivais à la faire
sans problème. Du coup comme j'avais quelqu'un avec moi qu'était
le responsable pour mon stage, des fois à quatre heure on allait
à la cuisine et on mangeait un gâteau [rires] et c'était
tous les jours comme ça quand on travaillait quoi.
- Et tu t'entendais bien avec (silence) ?
Joey - Ouais j'ai jamais eu de
problème avec lui, je faisais bien le travail et même il disait
même des blagues [rires].
- Donc ça c'est un bon souvenir ? et le
deuxième ?
Joey - C'est le CES de la
machinerie ça c'était vraiment bien. Que à la machinerie
moi j'les appelais tout le temps les chefs même si ils aimaient pas.
Quand on faisait une tâche ils nous expliquaient ben comment il fallait
faire, et ils nous faisaient voir les erreurs qu'on pouvait faire si on faisait
autrement et ça (silence) euh (silence) en plus comme on faisait de la
menuiserie et de la carrosserie, comme la rénovation des vielles
voitures. Alors ça (silence) ils nous donnaient du travail bien, les
chefs il nous disaient des blagues, ils étaient sympas, ils nous
disaient même la sécurité quand on était sur la
[inaudible], ils nous apportaient toujours une protection comme ça peut
arriver vite un accident. En plus comme je travaillais en métallerie,
c'était dur mais je trouve que c'était bien en même
temps.
- C'est quoi qu'était bien ?
Joey - La différence
entre la menuiserie et la carrosserie quand j'étais là bas, c'est
que quand on ponçait le bois, au début c'est pas bien, c'est
c'est (silence) mais après quand c'est lisse et quand c'est doux,
ça fait du bien. Que en carrosserie, t'as beau te (silence) . faire
bien, tu touches c'est froid, c'est (silence) enfin voilà quoi.
»
Le fort sentiment d'existence qui ressort dans cette
poésie de l'action donne à ce segment de vie, une couleur
particulière. Il s'en dégage une estime de lui très rare
dans le reste de son discours voire même de son parcours.
- Et les autres tu crois qu'ils pensent quoi de toi?
Joey - Je pense que, en fait,
comment dire (silence), que je sois avec eux pour pas qu'ils s'ennuient. Pour
moi ils pensent ça. Que je sois avec eux pour pas qu'ils s'ennuient, en
fait je suis comme un objet pour eux. »
Lorsque nous tentons d'évoquer une esquisse de
budget-temps, de façon générale sa référence
temporelle est l'action, ce sont les tâches qui sont mises en avant il se
réfère à la qualité et jamais à la
quantité. Nous pourrions parler d'une temporalité qualitative
pour désigner la référence unique au temps
enfermé.
Joey - Mes journées
ça se résume à voir les potes, jouer à la console,
traîner voilà quoi.
- Alors si on commence dés le matin, ça
commence à quelle heure tes journées ?
Joey - Vers 11h30. Directe je me
lève, je fume une clope, je joue à la console. Ensuite il est
midi c'est l'heure de manger, ensuite je rejoue à la console, soit je
vais voir un pote qui m'a dit tu passes quoi.
- Du coup ta journée c'est surtout des rencontres avec
tes potes (silence)
Joey - Et console ouais et aussi
des fois je passe à la Sauvegarde.
- Et tes potes ils font des trucs , du sport ou autre chose
?
Joey - La plupart de mes potes
ils sont soit à l'école soit ils sont comme moi au chômage
soit ils travaillent. Je les vois, il y en a un que je vois que les week-end et
les soirs, pour l'autre qu'est son frère je le vois tous les
après midi comme il travaille pas aussi. Puis il y a un autre pote qu'a
fait pareil, qui a quitté l'école et il cherche un travail.
»
Ces marqueurs temporels sont quasiment subsistanciels
même si la fréquentation ponctuelle du local de la Sauvegarde lui
impose des horaires d'ouverture et de fermeture qui rigidifie ce cadre, ce sont
les repas qui marquent le temps. Toutefois ce cadre temporel qu'il partage avec
d'autres, est synchronisé en partie avec celui de ceux qui travaillent
ou vont à l'école, un temps qui leur est commun, un temps
enfermant. Mais la globalité de son discours repose sur la valeur
enfermée du temps, il fige ses journées autour de
l'activité qui la construit même si celle-ci peut paraître
limitée. On pourrait aussi rapprocher son expérience temporelle
de l'éthos artisanal du travail, l'idée de l'action qui
domine le temps et pas le contraire. Cette conception du travail retentit dans
la représentation qu'il s'en fait.
- Ok, alors bon tu disais que cherchais un emploi, tu
recherches dans quoi ?
Joey - En milieu
protégé.
- Ok mais sinon tu cherches dans une branche précise,
un métier ?
Joey - J'aimerais bien faire de
la menuiserie, mais le problème c'est (silence) c'est que l'entreprise
ce serait plus dur que si c'était en milieu protégé comme
à la B quoi. Le stage que j'ai fait à la B c'est en milieu
protégé et c'est de la menuiserie. Et comme j'avais de la
connaissance, et puis là bas comme c'est automatisé, t'as juste
à rendre le bois à le poser et c'est la machine qui fait
après. Suffit de prendre le bois et de le poser, c'est assez simple.
Et... mais le problème c'est que j'ai pas tenu, comme la Sauvegarde ils
me prêtaient une caravane, comme c'est assez loin de M, puis j'avais du
mal à dormir, puis y'avait une cloche qui sonnait vers onze heure ou
minuit. Alors ça me réveillait, alors pour dormir c'est mort. Et
puis chaque matin, ils me mettaient sur une tâche où il fallait
prendre une planche vachement lourde et longue. quand il faut faire en vitesse,
comme si t'étais un ouvrier en entreprise, c'était
compliqué quoi. Alors en plus comme j'ai remarqué les mecs qui
faisaient ça ils étaient carav, comparé à moi quand
même que je suis fin. A chaque fois quand je prenais du bois et que je le
posais, je m'épuisais. Alors l'autre poste c'était juste des
petites planches à poser, alors je pouvais le faire en speed sans
problème que sur l'autre poste (silence) pfuiiii. Et le midi
là-bas, il nous donne pas grand chose alors quand tu travailles
là bas (silence) tu speed alors après t'as faim et puis le ventre
il te creuse, alors (silence) après quand il te donne une petite
assiette de machin (silence) après tu travailles, je vais te dire que
dans la journée t'as faim et après quand le soir tu rentres t'es
crevé quoi. »
Dans son récit, la valeur travail est indiscutablement
qualitative en ce qu'elle renvoie directement à la tâche. Mais le
sens qu'il lui donne est tout autre.
- Et qu'est ce qui te paraît le plus essentiel
aujourd'hui dans ta vie, qu'est ce qui est le plus important pour toi?
Joey - C'est de trouver un
travail, et parce que sans travail t'es à la rue et avec
l'expérience que j'ai fait ça m'a quand même donné
une idée. Que dans les AM, dans une toile de tente, alors que on avait
rien amené, et qu'on devait même dormir habillé. Alors on
se les ai gelé bien, mignon, ah! Alors après on dit putain
à ceux qui vivent dehors. qu'est ce qui doivent empirer. Ça
ça m'a fait... ça m'a donné une idée parce que si
tu travailles et que tu te retrouves dehors et que c'est comme dans les AM, je
les comprends les mecs qui sont dehors.
- Alors le travail c'est pour gagner de l'argent et pour
?
Joey - Ouais c'est pour bien
manger et vivre sous un toit. Ouais c'est ce qu'il y de plus important.
-Comment tu vis les choses en ce moment est ce que c'est dur,
est ce que ça va est ce que... ?
Joey - ...ça
dépend des moments, il y a des moments que je vais bien je pense pas ni
au passé ni à l'avenir, je vis le moment qu'est là. Il y a
des moments aussi où que quand je fais un truc et que ça marche
pas quoi ou plus tard. là ça me fait réfléchir,
mais en fait quand je réfléchis à ça, ça
dure pas trop longtemps quoi. Après je me remet comme avant quoi, parce
que je vis toujours au présent sur le moment. Des fois j'ai une petite
pensée rapide et je me dis si seulement ça pouvait
réussir, quoi.
- Tu dis si seulement ça pouvait réussir,
réussir quoi ?
Joey - Construire une vie comme
les autres qui ont un travail, un logement, qui ont quelqu'un avec eux, tout
ça quoi. Que sans travail ni argent aucune meuf veut de toi maintenant.
Maintenant c'est si t'as pas de fric t'as personne. Ah ouais c'est (silence)
après il y en a c'est une question de beauté, oh il est moche
allez hop dégage, c'est comme ça quoi. C'est pour ça qu'il
faut avoir un travail et de l'argent. Après si la meuf elle vient que
pour ça pas pour toi, tu te dis si il n'y a que ça à faire
pour avoir une meuf pourquoi pas?
Le travail devient le moyen de prévenir du pire que
serait l'exclusion et dans le même temps de construire un avenir «
comme tout le monde », de s'émanciper, d'atteindre le niveau
d'indépendance requis pour être reconnu socialement. A ce jour la
question d'être adulte ou enfant ne se pose pas en ces termes.
L'entretien laisse penser que Joey cherche d'abord un processus de
socialisation qu'il puisse intégrer, car celui qui lui a
été présenté ne lui a pas permis de se construire
une autre réalité que celle pour laquelle il a été
préparé : travailleur handicapé. On retrouve en cela le
déplacement qu'a pu opéré la science dans
l'institutionnalisation de la maladie. Il y a là les bases de
l'altérnation dont la « structure de plausibilité »
pourrait être la Sauvegarde.
Nous voudrions une fois de plus procéder à une
digression afin que ne soit pas mal compris notre propos. Dans la vision
qu'il a de lui, Joey abdique devant la reconnaissance COTOREP, alors qu'il
témoigne d'une réalité en milieu protégé
tout aussi difficile, en
terme productiviste, qu'en milieu traditionnel. Il va
même jusqu'à préciser qu'en certains cas le second fut de
meilleure consistance, tant au point de vue social que cognitif ou physique.
Nous souhaitons donc finir par l'analogie à laquelle il procède
pour nous expliquer l'univers de son dessin animé favoris, et faire
valoir une image qu'il n'a pas de lui. Ceci illustrant par ailleurs les notions
de déplacement juridico-administratif conditionnant une situation
sociale subie.
Joey - c'est un manga japonais,
ça s'appelle Gundam. En fait le mec qui a créé ça
Il voulait faire voir les problèmes de ce monde à ça.
Comme le racisme, le nucléaire, le clonage la paix, la guerre, la haine,
la noblesse , la conviction, les idéaux (silence) alors et en fait tout
ça il voulait le réunir dans ça.
- Gundam, c'est les mecs dans des robots ?
Joey - En fait il voulait faire
voir aux gens les problèmes de ce monde comme le nucléaire. Parce
que c'est bien d'avoir le nucléaire mais (silence) on peut faire le bien
et le mal avec ça. Comme dans ce dessin animé là, il y a
un épisode il y a une image. Par exemple il y a l'armée qui
balance un missile thermonucléaire sur une colonie de civils. Et
là il voulait faire voir pour moi ce qui s'est passé (silence)
euh comme Hiroshima quoi. Des mecs qui balancent du nucléaire sur des
civiles quoi. A mon avis il voulait faire voir le rapport (silence) à
mon avis le mec qu'a créé çà, en fait pour faire
voir les choses que l'homme peut faire (silence) sans limite quoi, des trucs
horribles même si on peut faire avec ça quelque chose de bien.
Comme la paix et la guerre, il y en a qui veulent faire la guerre pour le
profit, pour le pouvoir (silence) alors que il y en a qui se battent pour la
paix, pour leur liberté, pour leur droit d'existence, des trucs comme
ça. Ça c'est quelque chose de mieux. Par exemple le racisme il le
montre mais pas question de couleur de peau. C'est par exemple être plus
intelligent, être plus fort, être plus rapide; c'est ce qui font
voir dedans. Que il y a une population qu'est plus intelligente, que tout le
monde est intelligent, est plus rapide et tout le tralala. Et il y a une autre
partie de la population qui n'est pas comme eux. Et en fait eux ils les ont
créé et eux ils veulent les détruire ceux qui les ont
créé. Ils ont créé une nouvelle espèce
humaine et ils veulent la détruire après, alors que eux ils
veulent se battre pour sa vie. Voilà ça c'est comme (silence)
c'est comme (silence) c'est comme (silence) ce qui existe (silence) c'est comme
le racisme (silence) les gens pour eux ils sont différents
comparés à eux alors il y e en a qui les tuent, qui les frappent.
Pour moi dans Gundam c'est la même, il y a des petites choses qui se
ressemblent. Même si comme ça on voit pas, mais si on regarde bien
on voit que il y a une petite relation. C'est comme la paix, la guerre. On
regarde ce qui s'est passé avant dans l'histoire, c'est la même
chose. [inaudible] »
L'expression orale limite certainement ce foisonnement
gorgé de poésie que l'on découvre au détour de ses
souvenirs :
Joey - J'ai déjà
fait un baptême de l'air grâce à un éducateur de la
Sauvegarde. ça c'est quelque chose de merveilleux qui restera toujours
dans ma mémoire. ça c'était quelque chose de beau . Que
quand t'es à haute altitude, tu vois tout en bas tu vois petit (silence)
c'est beau à voir (silence) que quand t'es sur terre tu vois juste ce
qu'est devant toi, c'est gros c'est juste à côté de toi et
tu vois pas ce qu'il y a autour après. Alors que en avion tu vois une
piscine, tu vois un champs, après tu vois autre chose, ça
c'est... (silence) »
2.2. Inch'allah un jour je travaillerai
Nazira a 22 ans, elle a quitté le système scolaire
à 18 ans avec un BEP sellerie. Son souvenir de l'école est aussi
concis que celui de son parcours depuis.
- Est ce que tu peux me parler de ta vie à
l'école ?
Nazira - Si, c'était bien
l'école mais j'en avais marre... des profs. Je m'embrouillais avec eux.
- Sur quoi tu t'embrouillais ?
Nazira - Avec eux, ils faisaient
« ouai vous êtes pas à l'heure, nininin » sinon
c'était bien.
[...]
- Alors, après le BEP qu'est ce qu'il s'est
passé ?
Nazira - J'ai arrêté.
J'ai eu des problèmes avec la justice et j'ai arrêté
l'école. - Et ça a duré combien de temps tes
problèmes ?
Nazira - Euh... dix-huit
[réflexion] cinq ans.
- Mais t'a purgé une peine de cinq ans ?
Nazira - Non tous les ans j'allais
en prison.
- C'était des petits séjours ?
Nazira - Oui. Dix-huit, attends,
dix-neuf, vingt, vingt-et-un, vingt-deux. Ouai. - Et c'était des
séjours de combien à chaque fois ?
Nazira - Sept mois, six mois,
quatre et un week-end. Ils m'ont mis un week-end. Non mais c'est vrai.
(Rires)
Le sentiment d'une vie de problèmes pose l'entretien dans
une configuration assez particulière.
- Ça a été quoi ta période de vie
préférée ? Nazira - Comment ça
?
- Ce que tu as préféré dans ta vie
?
Nazira - Je sais pas moi
- Il y a un moment que tu as préféré ?
Nazira - Non
- Tout était nul ?
Nazira - Ouai (Silence).
Ne rien avoir à dire d'intéressant sur sa vie
révèle aussi un sentiment d'inutilité qui rappelle la
posture liminaire, l'absence de sens à l'existence. Cette
liminarité est renforcée par une attente continue et la
construction d'un discours qui inclut ses pairs.
- Tu fais quoi en ce moment ?
Nazira - J'attends la
réponse d'un chantier d'insertion. Ils m'ont dit dans dix jours ou
quinze jours on va vous envoyer un courrier. J'attends. Ça fait une
semaine déjà. J'attends
- Et tu fais quoi de tes journées en attendant
?
Nazira - Rien. On reste au
quartier. on squatte. On attend, on fait rien.
- Et vous discutez même pas ?
Nazira - Si on discute, on parle
(rire)
Le phénomène de l'attente est souvent
constaté dans les communitas, ce que V. Turner appelle «
un moment dans le temps et hors du temps »1. On trouve dans son
discours une part importante d'irresponsabilité devant sa situation. Il
ne s'agit pas ici de marquer l'incapacité à être
responsable, mais plutôt de situer l'irresponsabilité comme le
marqueur d'une liminarité. Dans le cas des rites on trouve
l'irresponsabilité comme élément marquant la soumission
à des autruis significatifs que sont les initiateurs. Dans le cas
présent, ce n'est pas de soumission dont il est question mais de
reconnaissance d'autruis significatifs responsables de la situation, non pas
responsables de l'origine de cette situation mais du déroulement et de
la sortie de celle-ci : l'agrégation.
- Tu es allée à la mission locale
déjà ?
Nazira - Oui je me suis
embrouillée avec eux moi. Je leur ai dit moi j'ai pas de travail. Tous
les matins ils m'ont donné un rendez-vous mais j'y vais et ils me disent
« bonjour madame, mais là on a rien pour vous ». Alors allez
vous faire foutre. Je leur parle comme ça maintenant. J'ai pas de
travail, je parle comme ça. L'autre elle trouve jamais rien, donc... une
fois on a trouvé une formation moi et [X]. On devait y aller à T,
on leur a dit « vous pouvez nous payer le billet de train » ? elle
nous a dit « non pas question, si c'est avec les copines,non vous y allez
pas. » j'ai dit bon ok, on y va pas, on travaille pas. Elle nous a dit
« ouai vous avez qu'à voler » j'ai dit ouais on va aller
voler, au moins c'est de l'argent ». Non mais c'est vrai, s'ils sont pas
contents je les insulte moi. J'en ai rien à foutre.
Car le travail conserve malgré tout sa valeur symbolique
ancrée dans un éthos du devoir.
- Tu es au chômage depuis ta sortie de bep ?
Nazira - Ouai.
- Ça fait cinq ans ?
Nazira - Ouais
- Tu recherche quoi comme genre de travail ?
Nazira - N'importe, du moment que
je travaille.
- N'importe ?
Nazira - Parce que. Parce qu'on
s'ennuie la journée, on en a marre.
- Ça sert à quoi pour toi le travail ?
Nazira - À rien, non je
rigole. Moi je travaille et après... ,je sais pas pour avoir
[inaudible], pour avoir de l'argent. Pour avoir des enfants plus tard.
- N'importe quel travail ? il y en a pas un qui te
plaît plus que d'autres ?
Nazira - Non, je sais pas pour
l'instant.
- Et tu préférerais avoir un CDD ou un CDI
?
Nazira - CDI, au moins je suis
tranquille.
- Tu voudrais travailler combien d'heure par semaine
?
1 Victor W. Turner, Le Phénomène
rituel,op. cit. p. 96
Nazira - Trente cinq
heures.
- Tu voudrais gagner combien ?
Nazira - Je sais pas. Mille cinq.
Mille deux, mille cinq, je m'en fout, du moment que... - Tu t'en fous ?
Nazira - Oui je m'en fout.
Même sept ou huit cents euros je m'en fout.
- Tu travaillerais à n'importe quel boulot, à
trente-cinq heures, payé même au minimum ? Nazira
- Oui.
(Silence)
- Comment tu vis ta situation en ce moment ?
Nazira - J'ai l'habitude.
- Et au fond de toi ?
Nazira - C'est bon j'en ai marre.
Je veux travailler, sinon je vais recommencer mes conneries. Faut
que je trouve du travail parce que ... non je veux plus aller
faire mes conneries, ça c'est fini. - Tu penses que ça a un
lien/
Nazira - /non mais non, mais c'est
chiant. T'as pas de travail, je sais pas moi.
- (silence)
- Pour toi ça te permettrait quoi le travail ?
Nazira - Rencontrer des gens, le
contact. Passer mon permis.
- Ça te manque de rencontrer des gens ?
Nazira - Non, j'ai mes copines mais
parler avec des gens, je sais pas changer un peu, pas rester dans le quartier
à attendre je sais pas quoi.
Vouloir rompre avec hier avec aujourd'hui ne signifie pas pouvoir
bâtir demain.
- Est ce que tu as des rêves ?
Nazira - Ouai mais je m'en rappelle
pas.
- Non pas ceux là ceux que/
Nazira - Ah,moi je voudrais
sortir de ce putain de quartier, avoir ma maison, tout, ma Porsche, ma voiture,
tout. Me tailler d'ici. J'ai envie d'y aller à Cannes, de me tailler de
ce putain de quartier de merde. Ouai ça m'énerve ici,
franchement.
- Pourtant tu as toutes tes copines ici ?
Nazira - Ouai mais elles viennent,
je les appelle et elles viennent. Et gagner cinq cent mille euros, et Tahiti
directe.
- Et tu travaillerais ?
Nazira - Non je travaillerais pas
si j'ai des sous comme ça.
- Un rêve par rapport au travail ?
Nazira - Non pas encore
- Il y a pas un métier qui/
Nazira - /non pas encore
- Et un rêve de quand tu étais petite?
Nazira - Au début je voulais
être prof de sport, et puis après j'ai dit laisse tomber. Non au
début je voulais être à l'armée. Mais avec mon
casier judiciaire, c'est mort. Tout est mort.
- Et comment tu te vois dans dix ans ?
Nazira - Je sais pas , comme
ça en train de tenir les murs...Mais non je rigole. mais non dans dix
ans j'aurai mon appart, j'aurai tout inch' allah. J'aurai tout tout
tout.
- Et comment tu voudrais être dans dix ans ?
Nazira - De quoi ?
- Là je t'ai demandé comment tu pensais
être, mais maintenant comment toi tu voudrais que ce soit ?
Nazira - Bien.
- Bien ?
Nazira - Ouai bien. Des enfants,
ils vont à l'école et moi je vais au travail.
- Tu en veux combien d'enfants ?
Nazira - Deux, un garçon et
une fille. C'est bon moi je fais pas de gamins, j'en fais que deux, pas besoin
de dix gamins aussi. Deux ça me suffit moi.
- Et tu les élèverais comment ces enfants
?
Nazira - Bien. Parce que .. pas de
bêtise, pas d'insulte. Dèjà pas dans un quartier ça
c'est sûr, dans une maison. Et dans une autre ville, j'aime pas
M.
- Et tu irais dans un e ville ou à la campagne
?
Nazira - Dans une ville. La
campagne et puis quoi encore, des vaches ? (silence) il y a que ça comme
question après ?
Nazira fut sans nul doute l'entretien le plus difficile
à mener. Un comportement très spontané comme pour se
défendre de n'être que cela. Une dérive en questions
fermées comme pour mieux la contenir, l'enfermer un peu plus. Le
sentiment de n'être ni l'un ni l'autre à notre place, eu
égard à l'asymétrie sociale, à l'irruption dans une
vie cachée. Ce sont autant de raisons qui font d'un entretien, un
interrogatoire. S'il est un processus en cours dans le parcours de Nazira, il
porte les couleurs de la disqualification sociale, cette relégation
là où « tout est mort ». Lorsque S. Paugam construit
cette théorie, il sous-tend ce cumul qui construit une
réalité objective et subjective, l'exclusion. Cette étape
ultime d'une catégorisation officielle qui nie la non-insertion. Une
planification de la cohésion sociale qui construit l'avenir sans plan
B.
2.3. Mais franchement c'est la misère,... tu
travailles pas tu fais quoi ?
Ouarda a 21 ans, elle arrive juste des États-Unis
où elle a été fille au pair durant trois mois chez son
cousin.
- Est ce que tu peux me raconter un peu l'école
?
Ouarda - Ouais. Moi
l'école. J'ai jamais aimé l'école mais j'étais
quand même une bonne élève, tout le temps virée,
d'un lycée, d'un collège. Et puis c'est S de la Sauvegarde qui
m'a tout le temps... Quand je devais aller chez le directeur, c'est tout le
temps lui qui m'a accompagné.
- Pour quoi à chaque fois tu étais virée
?
Ouarda - Parce que, je sais pas.
J'avais un mauvais caractère. Parce que mon père il est
décédé au mois d'avril, et tout le temps au mois d'avril
je suis méchante. J'accepte pas une remarque, c'est ça.
Ou encore.
Ouarda - Parce que quand j'avais
dix, j'étais en CM2 et je me battais tout le temps avec les
garçons de ma classe. Et après ils ont... en fait mon prof il a
fait un courrier au tribunal, au juge. Donc ils m'ont mis en internat pendant
un an je crois. Jusqu'à temps que j'aille en sixième. Au
départ moi j'étais en CM2 et eux ils m'ont fait mettre en CE2.
Donc ça veut dire que j'ai perdu deux ans pour rien.
Et puis.
- T'as fait un BEP c'est ce que tu m'as dit tout à
l'heure ?
Ouarda - Ouais en fait
j'étais d'abord en troisième et je me suis battue avec une fille
dans ma classe, et je pouvais pas passer le brevet parce que j'ai
été virée au mois de mai. Et ils m'ont dit a qu'il fallait
que j'aille chez un psychologie si je voulais être inscrite dans la liste
pour passer le brevet. J'ai dit non, je veux pas aller voir un psychologue,
c'est pour les fous. Et en fait j'ai été... ma mère elle
voulait tellement... parce que en fait chez moi il y a personne qui a
été à l'école plus que moi. Elle voulait tellement
que j'ai mon brevet, je me suis dit bon je vais le faire. Je suis partie chez
le psychologue, j'ai passé mon brevet et je l'ai eu, et après je
me suis inscrite au lycée pendant deux et puis après j'ai
arrêté.
-Pourquoi un BEP secrétariat ?
Ouarda - Parce que je voulais faire
secrétariat.
- Et le BEP, tu es allée jusqu'au bout du BEP
?
Ouarda - Oui
- Et après qu'est ce que tu as fait?
Ouarda - Après, on m'a
pas laissé passer le BEP et j'ai pas été au BEP, je me
suis pas présentée. Et après je suis allée à
SC et après j'ai arrêté parce que c'était trop
stricte. C'est là que j'ai arrêté l'école.
Pourtant.
- Et que des mauvais souvenirs de l'école ?
Ouarda - Ouais. Mais maintenant je
regrette parce que l'école j'aimerai bien reprendre mes études
mais c'est trop tard.
- Comment ça c'est trop tard ?
Ouarda - Qui voudrait de moi
maintenant, personne, aucun lycée.
Cette assignation à comparaitre aux yeux de tous comme
violente construit une réalité subjective qui la conduit vers une
catégorie officielle proche de l'inadaptation sociale, ou selon ses
propres termes comme une « galérienne ».
- Comment tu te vois ? c'est à dire si tu devais me
parler de toi qu'est ce que tu dirais ?
Ouarda - Déjà je vis
dans un quartier. Déjà quand on me parle, c'est presque racaille
et tout... mais je sais pas comment je me vois. Je me vois galérienne.
Je suis une galérienne.
- Et c'est quoi une galérienne ?
Ouarda - Je fous rien de mes
journées, c'est la routine, je fais tout le temps la même chose.
Je me lève tout le temps à la même heure, c'est vrai je
fous rien. Ça déprime de rien faire, surtout quand tu vois tes
copines aller travailler et toi tu galères. C'est... (silence)
chiant.
[..i- Tu me disais tout à l'heure que tu te voyais
comme une galérienne, mais comment tu penses que les autres te voient
?
Ouarda - Les autres ? Pareil
comme une galérienne. Parce que des fois les grands du quartier, des
fois on en parle le soir, ils nous disent : « Franchement les filles
arrêtez de galérer, allez travailler, faites pas les mêmes
erreurs que nous, regardez des fois on est obligé de vendre du shit pour
avoir de l'argent, allez travailler ». Et c'est vrai ce qu'ils disent. Et
voilà. On est comme eux, on tient les murs.
On retrouve tout au long du discours la galère qui semble
arrêter le temps.
- C'est quoi pour toi une journée type?
Ouarda - Je me réveille, je
déjeune. Je fais un peu de ménage, je vais voir mes copines et
puis voilà. C'est la routine, on fait tout le temps la même
chose.
- Mais par exemple quand tu vas voir tes copines, vous faites
quoi ?
Ouarda - Rien on squatte. On fait
des tours de voiture. On s'assoit et puis on discute, il y a que ça
à faire.
- C'est quoi vos sujets de discussion?
Ouarda - C'est je veux passer le
permis ou bien... parce que en fait j'ai une copine qui travaille et je me dit
« purée t'as de la chance. » En fait moi j'attends que le
travail après je suis indépendante, après tu te
lèves le matin, tu vas travailler, tu rentres et c'est ça en
fait. Sinon on est là, on squatte, on a rien à faire et les gens
ils vont au travail. Et nous on calcule même plus les fins de mois. On
est là entrain de galérer.
- C'est vos seuls sujets de conversation... la galère
?
Ouarda - Ouais, la galère.
On est en train de tenir les murs.
- Et ils tiennent bien ?
Ouarda - Ouais avec nous ils
tiennent bien.
La production d'un discours aux résonances collectives
amène une fois de plus à l'idée de communitas. On
comprend aussi l'anomie que préfigure l'absence de travail.
- Tu me parlais de travail tout à l'heure, ça
sert à quoi pour toi le travail ?
Ouarda - A avoir de l'argent,
à me payer tout ce que j'ai envie. A pas taxer toujours ma mère.
Passer surtout mon permis. Et pour moi le travail c'est avec ça que je
serai indépendante. Faut que je travaille.
- Ça veut dire quoi indépendante ?
Ouarda - Moi je sais que si j'ai
pas de travail, je rentre à n'importe quelle heure, je me lève
tard et tout. Et si je travaille, après je me lève
tôt.
- Tu as envie de te lever tôt ?
Ouarda - Non j'ai envie de me
lever tôt pour aller travailler, pour avoir de l'argent, pour me
payer
mon permis, c'est ça surtout. J'en vois qui ont
déjà leur permis, ils ont déjà une voiture, et moi
j'ai rien du tout. Ça m'énerve.
- Pour toi l'indépendance c'est avoir le permis, et
est-ce qu'il y a autre chose ?
Ouarda - Non il y a beaucoup
d'autres choses, mais... avoir mon appartement déjà. Payer mon
loyer tout les mois.
- Du coup de pas te sentir indépendante, tu te sens
jeune ou adulte ?
Ouarda - Je me sens jeune, je me
sens comme une gamine encore.
- Tu tes sens une gamine ?
Ouarda - Pas une gamine mais je
veux dire... (silence)
- Et tu m'as dit que tu cherchais un travail et tu cherches
quoi ?
Ouarda - Je veux faire vendeuse ou
m'occuper des enfants, ou des personnes âgées.
Ce discours relève un point important, qu'est celui
d'une anomie temporelle. C'est-à-dire l'absence de cadres qui fondent
l'ordre social. Ce tempo qui régit la vie organisée autour d'un
cadre enfermant qu'est celui du travail. Le travail apparaît comme un
élément qui permet l'indépendance mais est aussi une
incertitude, un risque dans l'orientation.
- Imagine que tu trouves un travail, tu voudrais que ce soit
un CDD ou un CDI ?
Ouarda - En fait au début
j'ai envie de commencer par un CDD pour voir si c'est vraiment ça que
j'ai envie de faire. Et si c'est ça que j'ai envie de faire pourquoi pas
passer en CDI. Comme ça être sûre d'avoir une paye à
la fin du mois pendant des années. Que.. imagine que ça me plait
pas et que je signe un CDI... c'est la misère.
Il subsiste toutefois ce vieux rêve qui fut
américain pour certains et français pour d'autres.
- Est-ce que tu as des rêves ?
Ouarda - Ouais, je voudrais aller
en Égypte, acheter une grande maison.
- Pourquoi l'égypte ?
Ouarda - C'est beau
l'Égypte, c'est magnifique (silence) je voudrais avoir une grande
maison, avoir des chevaux dedans, une belle voiture, une grande piscine. Mais
c'est des rêves.
- Mais c'est bien de parler de ses rêves.
Ouarda - Ouais mais on dit en
Amérique...c'est ça qui est bien en Amérique, parce que
peut-être que en Amérique il n'y a pas les allocations ou la
sécurité sociale, il y a pas tout ça. Mais au moins
là bas tu es sûr de trouver du travail. Ouais t'es sûr et le
permis il est pas cher, avec deux cents euros, tu passes le permis et le code,
t'as une belle voiture pas chère alors que ici la vie elle est
chère. Et t'as pas de travail en plus. Et là bas c'est pas
pareil, t'es payé à la semaine, t'es pas payé au mois.
C'est comme là bas je parlais avec une fille, une française
aussi, une fille au pair comme moi. Et elle franchement elle est bien
payée, elle est payée quatre mille dollars, te franchement
ça va.
- Et t'as de rêves liés à ton travail
?
Ouarda - J'avais un rêve
quand j'étais, tout le temps je voulais être avocate. Mais
maintenant c'est trop tard je trouve. Et maintenant je voudrais être
médecin ou infirmière à l'hôpital. Ouais...
(silence). Mon cousin en fait, c'est un professeur de finances en
Amérique et sa femme elle est directrice des ressources humaines. Tout
le temps ils me ramenaient des gens qui étaient avocats, qui
étaient bien placés. Ils parlaient français et je leur
disais ce que je voulais faire quand j'étais
petite. Ils m'ont dit « elle, elle est venue, elle
avait vingt-six ans en Amérique. Maintenant elle en a trente-cinq.
» Et elle m'a dit qu'elle est venue sans rien. Elle venue même pas
avec une valise, elle est venue juste avec ses affaires et maintenant elle est
avocate. Que ici jamais tu seras avocate.
Mais même les rêves sont ancrés dans une
réalité.
- Dans tous ces rêves le travail, il aurait quelle
place ?
Ouarda - Le travail c'est le
premier. Le travail c'est grâce à ça que je veux m'acheter
une maison et faire des voyages.
- C'est pour réaliser tes rêves ?
Ouarda - Ouais.
- Comment tu te vois dans dix ans?
Ouarda - Je me vois eremiste, je me
vois une cassos de merde. Je sais pas mais...
- Et comment tu voudrais être, toi ce que tu voudrais
dans dix ans?
Ouarda - Comment je voudrais
être. Je voudrais travailler, avoir une petite maison, des enfants et
tranquille. Et ma mère avec sa petite maison. Surtout travailler. Si je
travaille pas olalah... je me suicide. Peut-être pas. Mais franchement
c'est la misère, tu travailles pas, tu fais quoi? (silence)
- Si je te demande ce qui est essentiel dans la vie ?
Ouarda - Le travail.
Cette dialectique rêve/réalité
ramène à une enquête réalisée
européenne réalisée en 1981. Elle faisait apparaître
une faible distinction sociale du rapport au travail. Mais C. Lalive
d'Épinay note que le libellé de la question considérant
l'emploi idéal et non pas celui exercé, marque « une attente
dominante selon laquelle le travail, dans l'idéal, devrait être un
lieu d'épanouissement pour celui qui l'exerce »1. Ce
souhait devient dans certains cas un fantasme, au sens d'une « production
imaginative par laquelle le moi cherche à échapper
à l'emprise de la réalité »2. Ce fantasme
n'est de toute façon pas réalisable en France, alors qu'il l'est
outre-atlantique ! Par ailleurs Ouarda attend elle aussi que se présente
la sortie de la communitas. Une recherche d'agrégation,
d'émancipation, de production de soi en tant que femme.
- D'autres rêves, au niveau famille, amour ?
Ouarda - Déjà je
pense pas trop à ça pour l'instant, c'est le travail en premier.
Et je veux travailler, je veux aider ma mère et je veux lui acheter une
maison. Parce que ma mère elle a des problèmes de santé,
elle habite au quatrième étage. Ça fait plus de vingt ans
qu'on demande un appartement au rez de chaussée, ça fait vingt
ans qu'elle galère, elle peut pas trop descendre les escaliers. En plus
elle sait pas trop parler...elle parle français, mais pas beaucoup et
elle sait pas écrire, alors c'est la misère. Hum. (silence) et
c'est moi qui a tout le temps aidé ma mère à faire ses
papiers. Et depuis que je suis partie, elle dit que c'était dur, que...
parce que c'est moi qui allait voir mon frère en
1 Christian lalive d'Épinay, Significations et valeurs
du travail, op. cit., p. 78
2 Définition du Dictionnaire culturel en langue
française, sous la direction d'Alain Rey
prison, mes soeurs elles veulent pas y aller, elles font
rien, c'est des fainéantes. Et la pauvre, ma mère, elle y va,
elle galère.
Cet autrui généralisé qui s'est construit
au court d'une socialisation primaire, cette femme faite
d'abnégation.
S'il est un point fort de ce chapitre, c'est sans nul doute ce
rapport au travail. Cette disposition sociale, certes individuelle mais pas
innée, à situer le travail comme le fondement de la vie
relève de l'éthos déjà
évoqué. Selon C. Lalive d'Épinay cet éthos du
travail-devoir , « en tant que configuration culturelle relève
aujourd'hui de l'histoire » arguant que l'histoire ne se
répète pas. Mais l'auteur ne prend pas ici en
considération les réalités intériorisées
dans les trajectoires familiales. Il y a là matière à
nombreuses recherches. Identifier la transition de la valeur accordée au
travail, doit considérer cette transition comme un processus et en ce
sens considérer qu'il soit en cours. Si nous adhérons par
ailleurs à sa thèse d'une forte augmentation de
l'épanouissement et d'une baisse considérable du devoir, nous
supposons toutefois que ce processus n'a pas encore gagné toute la
population. Il en résulte selon nous la difficile cohabitation
désir/réalité. Pour les cinq interviewés, le
souhait de l'épanouissement est plus ou moins implicite et le devoir est
tout à fait explicite. La travail est entendu tantôt comme
l'instrument du bonheur s'il est évoqué en terme de souhait, et
tantôt comme la nécessité socio-subsistancielle de l'adulte
responsable. Dans tous les cas il porte en lui l'espoir d'une vie meilleure. Il
est à la fois l'objet d'un combat contre l'inéluctabilité
et celui d'une construction qui peut pour certains relever de l'impalpable.
Il est un autre phénomène qui prend une place
considérable dans ces discours c'est que nous appellerons la
temporalité anomique dans une acception durkheimienne du terme, c'est
à dire une non-organisation supposée pathologique. Il convient
ici de préciser l'idée, car l'auteur parle, lui, des formes
anormales où la division du travail ne produit pas la solidarité.
De notre côté et pour continuer sur l'analogie biologique de
l'auteur, il s'agit surtout de noter que la pathologie, vue comme une
anormalité, est « un précieux auxiliaire de la physiologie.
»1 et ainsi nous intéresser à cette forme de
non-organisation temporelle qui rejoint en de nombreux points l'idée de
non-structuration de la communitas, mais sous-tend surtout
l'idée de norme temporelle.
Hormis Mohamed qui, à travers
l'expériencialité et surement aussi sa paternité, a su se
construire les cadres temporels indispensables pour ne pas sombrer dans les
limbes
1 Emile Durkheim, De la division du travail social, op. cit., p.
101
du chômage total, les autres ne parviennent pas à
construire de repères qui leurs soient propres. Les quelques marqueurs
sont ceux des autres. On peut dire que le cadre temporel de la scolarité
de uns ou du travail des autres fournit un des derniers marqueurs sociaux de
leur existence auxquels viennent s'ajouter quelques rendez-vous forcés
avec une institution, et les horaires des structures ou des magasins ; les
autres marqueurs sont subsistanciels, il s'agit des repas, du lever, du
coucher. Encore que ces deux derniers puissent inscrire une norme sociale
à leur temporalité. Lorsque les heures de lever et de coucher
sont notées, on constate, outre un décalage avec l'ordre social,
une temporalité enfermée qui assure la construction d'une norme
temporelle propre à la communitas mais qui reste
synchronisée sur le temps enfermant de ceux et celles qui sont à
l'école ou au travail comme pour ne jamais perdre de vue l'horizon. La
formule de S. Aquatias synthétise très bien ce propos. «
Cantonner à s'ennuyer dans la cité, il leur faut être
présent quand les autres jeunes ne sont plus absents et se retrouver
avec eux quand les autres adultes sont partis se coucher. »1
1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, in Temporalistes, n°40 décembtre 1999, pp. 26-34,
p. 28
A travers une analyse thématique horizontale, ce
chapitre propose de relever les axes privilégiés de la recherche
dans trois points forts des discours. D'abord la liminarité qui,
à travers ses effets, contribue à placer l'individu dans une
anti-structure appelée communitas qui révèle une nature
sur laquelle peuvent s'appuyer les plus démunis. Ensuite la
nécessaire maitrise de sa trajectoire qui, pour aboutir à
l'épanouissement, implique une structuration temporelle
sollicitée à chaque étape clé de l'existence. Ceci
amène fondamentalement à l'orientation, comme le marqueur
temporel dans un espace social déritualisé.
1. La communitas, dernière balise avant
exclusion ?
Nous avons à plusieurs reprises dans ces deux chapitres
fait référence à la communitas, cette
période liminaire, marquée par l'absence de structure, qui suit
la séparation avec le groupe des scolarisés. Cette
séparation marque en tout l'entrée dans un processus
marqué par la structure rituelle de A. Van Gennep. Cette marge à
laquelle nous faisons référence dans notre recherche n'a pas son
égal dans les modèles de communitas
présentés par V. Turner, mais elle se rapproche de la
communitas spontanée, définie comme unique et
socialement transitoire. Ce qui l'en rapproche encore plus c'est qu'« elle
peut surgir de manière imprévisible à n'importe quel
moment, entre des êtres humains qui sont institutionnellement
comptés ou définis comme membre de n'importe quel groupe
social ou d'aucun. »1. Ce qui est
indiscutablement le cas des jeunes interviewés qui font souvent
référence au groupe , ce On qui les indéfinit.
S'appuyant sur les travaux de M. Buber concernant le Nous essentiel
qui renvoie à une communauté structurée d'individus ,
V. Turner explique que le Nous a un caractère
liminaire, en opposant à la vision structurale de la communauté
de M. Buber l'aspect transitoire, unique et spontanée de la
communitas. Sa démonstration bien qu'insuffisante, de notre
point de vue, nous permet tout de même d'apprécier l'aspect
liminaire du Nous qui se rapporte précisément à
l'utilisation contemporaine du On. Cette identification à un
ensemble définit par l'absence de statut renvoie à une
structuration de l'insertion en trois phases propres aux rites de passage:
séparation, marge, agrégation.
Nous avons vu pus haut qu'une marge pouvait comporter en son
sein la structure même du rite, ce que A. Van Gennep appelle le
dédoublement. La liminarité de l'insertion peut alors se
concevoir dans ce processus comme l'absence de travail, et donc la
non-attribution d'un statut social. Ce sentiment de ne rien être ou si
peu, rejoint ce que S. Aquatias nomme « l'indétermination sociale
»2. Ce que d'autres appellent une transition ne rend pas compte
de cette phase. L. Roulleau-Berger nomme espaces intermédiaires, «
des espaces physiques, sociaux et symboliques où se mobilisent des
jeunes en situation précaire entre pairs dans des espaces de
création, ou entre jeunes et acteurs publics dans des espaces de
recomposition. »3. Cette définition peut convenir dans
le cas d'une mobilisation des jeunes, mais elle ne saurait convenir aux «
invisibles »4, celles et ceux qui trouvent certes quelque
mobilisation dans une rencontre avec la Sauvegarde qui tient ce rôle
d'espace intermédiaire.
Ouarda - Je me dis heureusement
qu'il y a la Sauvegarde parce que sinon on serait perdu... C'est pour ça
que je vais plus à l'ANPE, j'ai trouvé... ils m'aident à
trouver du travail, ils m'aident à appeler, à faire des petits
trucs. Mais voilà heureusement qui sont là..
Ce sont elles et eux, ces inutiles au monde qui sont
socialement indéterminés, ni enfant - ni adulte, ni
inséré - ni exclus, ni apte au travail - ni inapte, ils sont ces
« jeunes sortis de l'école sans diplôme face aux risques
d'exclusion. »5
Nous imaginions plus haut que la psyché pouvait
être ce que fut le corps, un morceau de bois taillé. Nous ne
sommes que très peu éloigné de cette hypothèse. La
perception d'un temps qui n'en finit pas, l'attente constante qui
suggère l'ennui de ne rien
1 Victor. W. Turner, Phénomènes rituels,
op. cit., p. 134
2 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 26
3 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 113
4 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 112
5 Les jeunes sortis de l'école sans diplôme face aux
risques d'exclusion, Céreq Bref, n°171, janvier 2001
faire d'autre que d'attendre, l'incapacité à
situer demain autrement que comme un autre aujourd'hui, favorisent et font
peut-être même émerger cette indétermination sociale.
Il est là question du temps comme marqueur social qui délimite
une absence de reconnaissance. Le fait de ne pas vivre le temps enfermant du
travail salarié devient une marge qui ne peut se vivre que comme une
communitas, ce regroupement de pairs quasi-anomique. Entendons-nous
bien, la période d'indétermination sociale n'est pas un rite mais
correspond à une période liminaire où « la
continuité temporelle nivelle les seuils coutumiers de la progression
individuelle [où] les jeunes ont la sensation de ne jamais
évoluer dans les positions sociales. »1 Se
considérant si peu, la communitas devient, comme pour Joey qui
nous dit qu'avant sa vie était « monstrueuse », un univers
dans lequel ils existent, reconnus pour ce qu'ils sont même si c'est si
peu. Bien que peu ou pas structurée, elle devient l'espace d'une
construction individuelle, elle n'est pas une préparation à
devenir, elle ne prépare en rien à l'agrégation, elle est
l'affirmation de l'existence du Je à travers ce nouveau
Nous qu'est le On. Elle est un rempart à «
l'épreuve morale du mépris et de la non-reconnaissance sociale.
»2 La communitas est peut-être le dernier espace
de sociabilité avant la « mort sociale »3. Sans
elle, Joey n'aurait sans doute jamais rencontré la Sauvegarde et
réalisé un de ses rêves : son baptême de l'air. En
allant un peu plus loin dans l'analyse des entretiens, on s'aperçoit que
les références à la communitas sont d'autant plus
marquées, que la dépendance est élevée. Nous ne
pouvons au regard de notre corpus procéder à une analyse qui
relèverait du quantitatif, cependant il paraît assez
évident que la dépendance assigne à une
communitas. Dans la mesure où elle est marquée par
l'absence des possibilités qu'offre le travail (logement, droits
sociaux...) et induit souvent une temporalité anomique qui
rétrécit les horizons temporels passés et futurs. Le
groupe de pairs devient alors un repère qui endigue, dans un
présent de l'immédiateté, l'isolement et les situations
menaçantes en général mais qui ne permet pas
l'intériorisation d'un autrui généralisé du temps.
Autrement dit, si la communitas peut donner du sens au présent,
elle ne peut en donner à l'avenir.
Ce type de discours qui renvoie à un collectif est
quasiment absent dans les cinq premiers entretiens. Il n'y a que Aude et Tomy
qui fassent implicitement référence à une
communitas lorsqu'ils évoquent pour l'une les « teufs
», pour l'autre les « potes ». Mais les deux en parlent au
passé comme pour marquer une rupture. Les liens qui les unissaient
à ce groupe, est réactivé par des pratiques liées
à cette communitas, dans un cadre précis qu'est
1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 28
2 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 114
3 Anne Marie Guillemard ; Vieillissement et exclusion ; in S.
Paugam (dir). ; L'exclusion, l'état des savoirs ; Pari;
Éditions La Découverte ; pp. 193-208.
celui du temps libre du week-end, mais qui n'est plus leur
réalité. La semaine est, pour eux, un temps
découpé, segmenté qui inclut temps enfermant et
enfermé, libre, privé, publique, mais indiscutablement
articulé au travail ou à la formation. Aude ne « tape
»jamais la semaine, Tomy ne « se met complètement minable
» qu'à l'occasion de cette réactivation du passé. De
plus, on entend dans leurs discours la nécessaire rupture biographique
que leur imposent les nouveaux autruis significatifs de leur groupe de
référence. Quant aux trois autres la question n'est même
pas pensable, il se font une discipline que d'être en quête du
Graal.
2. Le travail et le chômage, point de fuite et
perspectives
Comme précédemment décrit la question de
l'éthos du travail semble être au centre de notre
recherche en ce qu'elle présuppose une représentation
structurée du temps. En effet, la notion même
d'épanouissement relève d'une considération
hédoniste de l'existence mais aussi très benthamienne et donc en
cela inscrite dans le temps. Car si le Graal est une recherche de soi, il est
aussi et surtout la recherche du plaisir certain, long, durable dans lequel
s'intègre le travail et pas l'inverse. Les projets définis comme
ceux de Flore ou Julia sont porteurs d'une temporalité très
structurée, les étapes font preuve d'une stratégie presque
millimétrée qui les amènera, dans un avenir plus ou moins
éloigné, à l'état visé. Il n'est qu'à
regarder ce que chaque interviewé pense du travail pour comprendre qu'il
existe une réelle dichotomie quant aux aspirations et donc une
construction très différente des représentations de
l'avenir. Pour tous il est gage d'indépendance et procède du
cheminement vers le statut d'adulte. Mais pour les uns le travail quel qu'il
soit assure la subsistance, la fierté dirait Mohamed. Tandis que
d'autres n'ont pas de critère précis des conditions de travail
dans lesquelles ils souhaitent évoluer et peu de considération du
métier : vendeuse ou avocate, plomberie ou peinture, hygiène
industrielle, « j'm'en fous du moment que j'travaille ».
Leurs aspirations même financières rejoignent l'idée d'un
salaire de subsistance que serait le SMIC (indexé sur l'indice des prix
à la consommation et le pouvoir d'achat) même en rêve leurs
aspirations semblent sortir de «La Reproduction ». Joey cherche un
milieu « protégé » des rendements de la
productivité mais il considère en premier lieu l'aspect
subsistanciel du travail. « C'est pour bien manger et vivre sous un
toit. Ouais c'est ce qu'il y de plus important. » Même s'il
note que le rapport humain construit le plaisir de travailler.
Pour les autres le travail doit apporter, dans une acception
philosophique, la clé du bonheur en venant à bout de la
frustration. Autrement formulé par Julia : « je gagne pas beaucoup,
je le ressens que je peux pas faire tout ce que j'ai envie. » Le travail
doit en fait apporter sa contribution au projet de vie, il doit se fondre dans
un projet global qui allie plaisir et subsistance, épanouissement
personnel et ascension sociale. Julia ou Flore ont besoin d'argent pour
construire leur projet qu'il soit professionnel ou de vie. «
L'omniprésence du travail est telle qu'il ne peut pas ne pas trouver sa
place dans le projet de vie. ». Ce qui veut dire que
l'épanouissement comme but nécessite une expérience
temporelle considérable, il doit se construire à partir d'hier et
d'aujourd'hui comme d'aujourd'hui et de demain. La recherche de
l'épanouissement implique des horizons temporels dégagés.
Or, bien qu'il ne s'agisse que d'une expérimentation, notre
évaluation de l'expérience temporelle, montre un empan si
important qu'il permet tout de même de mesurer une distribution sociale
du temps. Il nous faudrait bien entendu approfondir la question pour affirmer
ce qui est ici proche d'une pré-notion. Il existe quoi qu'il en soit une
réelle différence de temporalités et de significations
accordées au travail, de l'éthos tel que nous l'avons
définit avec C. Lalived'Épinay. Pour Majid « Le travail,
il sert à passer le temps dans de bonnes conditions. Vu que tu as de
l'argent à la fin du mois et puis surtout tu fais quelque chose, parce
qu'aujourd'hui y en a tu leur donnes un agenda, y aura rien dedans, ils peuvent
rien mettre dedans. » Il réfère le travail à un
temps enfermant symboliser par l'agenda, outil de structuration de l'avenir
mais qui dans le discours marque une forte distinction entre ceux qui
pourraient le remplir au sens de l'emploi du temps et même ceux qui
sauraient l'utiliser pour s'orienter et les autres, ceux qui n'ont rien
à y inscrire et ceux qui ne sauraient pas s'organiser dessus. C'est dire
si « le travail et ses exigences continuent à organiser le temps
collectif, à assurer la dignité des individus et à
entretenir l'essentiel des échanges sociaux. »1. Se
posent alors la question de la transformation de l'éthos du
travail et des représentations du temps qui lui sont
inhérentes.
La transformation de l'ethos n'est pas si binaire que
nous l'avons laisser paraître. Il fut effectivement un temps où le
travail était de ces dialectiques marxistes qui estimaient d'un
côté les bourgeois qui en usaient ou abusaient pour leur ascension
sociale, de l'autre ceux et celles qui s'arrêtant devant le produit de
leur labeur s'exprimaient « on a fait du bon boulot ! ». Aujourd'hui,
le travail et ses valeurs subissent le poids de l'emploi et de ses
réalités. Et cette transformation s'inscrit en creux dans notre
histoire, celle de l'État Providence et plus encore celle de la
société salariale.
1 Dominique Schnapper, Travail et chômage, in Michel de
Coster, François Pichault, Traité de sociologie du travail,
op. cit, pp. 118-124, p. 120
L'État Providence, ainsi que nous l'avons vu, retient
l'idée de la solidarité comme système de gestion des
situations de non-travail et l'assurance comme technique de gestion de
l'accident. C'est dans cette structuration que l'individu est socialement
inventé. La fin de la guerre qui coïncide avec les Trente
Glorieuses, associe le travail à la sécurité sociale. Le
devoir de travailler donne dés lors accès à des droits et
s'enrichit ainsi d'une conception qu'avait déjà affirmée
lord Beveridge durant la Guerre : « la fin matérielle de toute
activité humaine est la consommation ; l'emploi est recherché
comme un moyen d'accroître la consommation ou d'augmenter les loisirs
».1 « On assiste alors à une quasi-mythologisation
d'un profil d'homme (et accessoirement de femme) efficace et dynamique,
libéré des archaïsmes, à la fois
décontracté et performant, gros consommateur de biens de
prestige, de vacances intelligentes et de voyages à l'étranger.
»2 Il est désormais admis que le travail soit un des
instruments au service de l'épanouissement et plus seulement celui de
droits sociaux. C'est le travail au travers du salaire qui construit le
possible épanouissement, peint dans la consommation de biens et de
services. Il s'agit comme W. Grossin le souligne, de gagner « dans un
temps de travail délimité et programmer [...] le moyen de jouir
d'une autre partie du temps de son existence que l'on appelle le temps libre,
ce qui veut dire que l'autre ne l'est pas »3. Les loisirs qui
occupent le temps libre sont, à la lecture de cette citation, les
principaux agents de l'épanouissent qui, comme nous l'avons vu, sont en
partie une construction méthodique de la socialisation et par ailleurs
socialement distribués. Cette transformation de l'éthos
du travail, perturbe considérablement les trajectoires sociales filiales
puisque se heurtent l'idée de devoir et l'envie d'épanouissement.
Ou plus précisément se heurtent, à des degrés qui
diffèrent selon la stratification sociale, la réalité
objective d'une société du risque perturbant les horizons
temporels, et la réalité subjective qu'est l'appréhension
individuelle du monde en tant que réalité sociale et signifiante.
« Cette appréhension ne résulte pas de créations
autonomes de signification par des individus isolés, mais commence quand
l'individu prend en charge le monde dans lequel les autres vivent
déjà. »4 En d'autres termes, selon les
trajectoires familiales, il nous serait donné de voir les niveaux de
transformation en cours et d'imaginer à partir de cela une
expérience temporelle en rapport avec cette conception du travail et
même de la vie et des périodes qui la segmentent.
Dans les entretiens, le discours des uns laisse imaginer que
le chômage, ou un déclassement, ne puisse être vécu
autrement que comme une transition ; et celui des autres,
1 Lord Beveridge, cité in, Christian Lalive
d'Épinay, Significations et valeurs du travail, op. cit., p.70
2 Robert Castel, Les métamorphoses de la question
sociale, op. cit., p. 586
3 William Grossin, La notion de cadre temporel, op. cit., p.16
4 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la
réalité, op. cit., p. 224
plus fataliste, renvoie à
l'inéluctabilité comme unique perspective. Ce qui pour les
premiers se réfère tout à fait au processus d'insertion et
pour les seconds au processus de désaffiliation. Le non-travail
transitoire ou la précarité de leurs situations entament ainsi
plus ou moins leur capacité de projection. Nous pouvons à ce
niveau assurer que la jeunesse est une période qui nécessite une
orientation à multiples niveaux, et que la situation d'insertion vient
accentuer cette nécessité tout en brouillant les horizons par ce
qu'elle porte d'incertitudes.
Bien que la représentation du futur soit dans notre
recherche présentée sous l'égide d'un questionnement sur
les rêves ou d'une estimation indicative ou conditionnelle du futur
(quels sont tes rêves?, dans 10 ans comme tu penses que... ; dans 10 ans
comment tu voudrais que... ), les éléments de réponse
permettent de comprendre l'enjeu fondamental du rapport au temps dans des
situations d'insertion. Pour mieux comprendre cette affirmation il faut
entendre le choix sémantique du questionnement comme une double
volonté. La première suppose que la notion de projet traduit une
commande institutionnellement située qui conduit à une
réponse qui peut-être pré-formatée et la seconde
tente de saisir l'idéal comme la construction d'une
réalité subjective projetée qui, à travers son
réalisme, traduirait la perception de l'avenir.
A partir du discours des extrémités que
proposent le tableau relatif à l'expérience temporelle des
interviewés, établie à travers une démarche
expérimentale, nous pouvons tout de même mesurer cette perception.
Dans les cinq premiers entretiens il est frappant de voir que l'idée du
futur est quasiment identique qu'on en parle à l'indicatif ou au
conditionnel et même en rêves.
Julia -En fait je le vois calme et
posé tranquille mon futur. Mais peut être que ce sera pas
ça. - Justement est ce que tu as des rêves ?
Julia - Ouai je rêve d'avoir
trouver l'homme de ma vie.
- C'est ton rêve ultime ?
Julia - Je crois que mon autre
rêve ce serait de fonder une famille avec lui.
- Si je te parle de projet de vie ...
Julia - bah c'est
ça.
- Tu te vois comment dans dix ans ?
Flore -Dans dix ans, j'aurai
trente ans. Bah j'ai pas trop d'idée là dessus, parce que j'en
suis à me poser la question de est ce qu'un contexte familial ça
te dit ? Est ce que t'as envie d'être a deux ou trois ou quatre ? Est ce
que t'as envie d'enfant ? Est ce que t'as envie de te poser à un moment
donné ? Et c'est des choses auxquelles je peux pas répondre
maintenant. Dans 10 ans soit je serai complètement barrée dans ma
danse et j'aurai complètement laissé tombé le reste soit
finalement je
vais complètement changer d'optique, rencontrer un
jeune homme et j'en sais rien peut être que je décollerai de
ça ou je ferai les deux en même temps, j'en ai aucune idée.
Pour l'instant c'est une inconnue, dans dix ans je me projette pas la
dessus.
- Formulé autrement, comment tu voudrais être
dans 10 ans ?
Flore -Je voudrai bien être
sur scène et bouffer avec pour l'instant j'ai pas envie d'autre chose,
c'est clair !
- Tu as une vision de dans 10 ans?
Aude -Ouh la la, non.
- Et comment tu voudrais être?
Aude -Déjà, je
voudrai décrocher complètement de la came. Dans dix ans,
j'aimerai bien avoir un bébé, faire un enfant. Avoir un mec
plutôt cool et avoir un taf qui me plait, toujours dans l'animation. En
fait, je sais pas si je serai toujours dans l'anim', parce que peut être
que plus tard, je retournerai dans le social. Je sais pas encore. Mais, de
toutes façons, depuis toute petite, je me suis toujours dit que mon
métier, ça sera d'aider les gens. Donc, peut être que je
retournerai là dedans. Mais j'espère qu'à trente-quatre
ans j'aurai un enfant.
[..iAude
-Voyager! Mes rêves...Avoir un enfant. Ça, ça me touche
vachement, parce que j'ai pas mal de problèmes médicaux donc la
peur d'être stérile. Donc, avoir un enfant, c'est un de mes grand
rêve, de fonder une famille, d'être bien; de pas reproduire ce
putain de schéma dans ma famille qui s'est passé, le divorce,
toutes les séparations, tous les gamins seuls...je sais bien que c'est
impossible que tout se passe bien mais je voudrais que mon enfant puisse
bénéficier de son père et de sa mère. Et puis je
veux tout simplement m'épanouir dans mon métier. Voilà. De
base!
L'avenir est une source d'inspiration pour le présent.
Il structure le temps selon des données qui orientent l'action dans la
réalité, ce qui dans une acception meadienne revient à
parler de présent. C'est en quelques sortes la perception du futur qui
détermine, selon le degré d'incertitude qu'il porte, le type
d'action à mener pour prétendre tendre vers les objectifs et
même les finalités exprimés. Mais cela ne rend pas
entièrement compte de l'horizon temporel en tant que tel. Effectivement
il y a une structuration du temps qui permet d'organiser son présent
pour construire son avenir. Mais cela ne nous éclaire toujours sur
l'étendue des horizons.
Pour Ouarda, Joey et Nazira, la réalité se
rapproche d'un enfermement dans le présent. La seule projection possible
vient confirmer cette inéluctabilité de ne jamais rien devenir
d'autre. « Ils ont l'impression de suivre une inflexible trajectoire
d'échec social vécue comme un "destin" »1.
- Comment tu te vois dans dix ans?
Ouarda - Je me vois eremiste, je me
vois une cassos de merde. Je sais pas mais...
1 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 27
- Et comment tu te vois dans dix ans ?
Nazira - Je sais pas , comme
ça en train de tenir les murs...Mais non je rigole. mais non dans dix
ans j'aurai mon appart, j'aurai tout inch' allah. J'aurai tout tout
tout.
- Si c'était à toi d'écrire ta vie comme
tu voudrais qu'elle soit (silence)
Joey - je ferais en sorte que ce
soit beau (silence)
Et ce serait comment quelque chose de beau ? quand tu
l'imagines tu vois quoi?
Joey - je vois ce que je
suis.
- Mais tout à l'heure tu me parlais d'amour, tu me
disais « avoir une copine, une maison, que ce soit beau, aller au japon.
»
Joey - (silence) Je pense que c'est
dur d'imaginer le futur, on sait jamais ce qui peut arriver.
- Et toi qu'est ce que tu voudrais qu'il arrive ? on imagine
comme dans les histoires, une fée qui réalise un souhait : ta vie
dans dix ans
Joey - mmh...(silence)
Nous avons déjà vu combien les rêves
pouvaient être des contes de fée qui permettent de tout imaginer,
même l'inimaginable. Ouarda en Egypte, Nazira à Cannes.
- Et tes rêves c'est quoi ?
Joey - j'en ai deux (silence) le
premier c'est depuis tout petit jusqu'à maintenant, c'est être
pilote de chasse dans l'armée. c'est (silence)
- Et ton autre rêve ?
Joey - Mon deuxième c'est
d'aller au japon.
On peut constater que l'absence de perspective rend le futur
encore plus illusoire parce qu'il n'a pas de sens. Nos pourrions à ce
titre tenter une approche plus opératoire des discours en mobilisant
deux concepts du futur, la prévision et le projet. Nous retiendrons pour
cela les définitions que J.P. Boutinet en fait. « La
prévision profile avec un certain degré de probabilité en
état futur vraisemblable, alors que le projet cherche à
positionner l'individu ou le groupe par rapport à cet état.
»1 Fort de cela, il serait tentant de construire deux
catégories : une première qui prévoit son futur comme un
continuum social, et une seconde qui par le projet entend transformer
son statut, sa place, son rôle. Mais ce serait omettre que «le
projet le plus individuel n'est jamais qu'un aspect des espérances
statistiques qui sont attachées à la classe. »2
Il faut par là entendre que le projet induit la prévision. Le
vraisemblable futur tenant dans la perception que l'on a de la
réalité, il est alors évident que
1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op.
cit., p. 76
2 Pierre Bourdieu, Algérie 60, op. cit., p. 70
l'intériorisation de la réalité devienne
le point d'ancrage du projet. A ce titre l'auteur pense que le recours au
projet est symptomatique, car selon lui « il exprime une crise profonde de
la temporalité du futur et un repli sur la temporalité du moment
présent. Le futur n'étant plus crédible ni accessible par
l'une ou l'autre forme de prévision, nous nous replions sur le moment
présent en bricolant l'un ou l'autre projet. »1 Il
apparaît que le projet joue dans cette perspective un rôle
fondamental puisqu'il est le sens donné au présent. Mais si on
peut concevoir que chacun se replie sur le présent, il est plus
délicat de penser que chacun puisse bricoler son projet. L'oreintation
est à cet effet un exemple des plus parlant.
3. L'orientation dans l'univers des possibles
Nous ne ferons pas ici une approche historique de
l'école mais nous pencherons sur la structuration de la scolarité
selon la norme temporelle du projet qu'impose l'orientation scolaire. Il est
d'abord notable que plus de la moitié du public touché par les
missions locales et PAIO est sorti de l'école sans diplôme. Avant
d'aller plus loin nous retiendrons de l'expression « sans qualification
» l'acception française qui consiste à « se
référer explicitement et distinctement aux populations, d'une
part sans CAP, BEP ni baccalauréat et, d'autre part, ayant
arrêté avant la dernière année d'un CAP ou BEP.
»2 Un rapport ministériel de 2005 fait apparaître
nombre de facteurs de cette rupture avec le système scolaire avant
l'obtention d'une qualification. On y lit des causes externes au système
éducatif (social, économique, psychologique, etc.) et des cause
internes qui se réfèrent à deux types, l'un lié
« aux capacités d'apprentissage ou à la « motivation
» des élèves » l'autre lié au système. Le
premier entend les difficulté cognitives ainsi que « le
résultat d'une orientation par l'échec ou par défaut
»3 et l'absence de projet personnel et professionnel. Le second
corrobore le premier puisqu'il entend bien évidemment les effets de
structure (pédagogie, publics, etc) mais surtout l'orientation comme
« facteur d'abandon ultérieur le plus fréquemment
évoqué »4. Si l'on regarde les chiffres du
réseau ML.PAIO, on constate que sur 52% des jeunes gens accueillis, les
jeunes de niveau IV non diplômés ne représentent
qu'à peine 10%. Non que ce taux ne soit pas déjà trop
important, mais il est à considérer l'orientation et ses effets
surtout du côté professionnel, car c'est dans ses
1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op.
cit., p. 76
2 Sorties sans qualification , Rapport
ministériel n° 2005-074, Juin 2005, p. 5
3 Sorties sans qualification , Rapport
ministériel n° 2005-074, Juin 2005, p. 22
4 Ibid.
enseignements que la rupture scolaire apparaît comme la
plus importante. Ce qui révèle au minimum la question de
l'appétence de l'élève orienté avec ou sans son
accord.
Nous rejoignions Francis Vergne, conseiller
d'orientation-psychologue, qui assure que l'orientation est une
réalité double puisqu'elle touche au champs scolaire et
professionnel. « L'orientation scolaire renvoie alors à une gestion
des flux d'élèves dans l'institution tandis que l'orientation
professionnelle renvoie à la répartition et au placement final
des jeunes dans les divers emplois. »1 Dans les deux cas,
l'orientation qui a suivi la construction sociale de l'individu, singulier,
unique, particulier, l'invite à s'orienter et plus
précisément à construire son projet personnel. Pourtant
« dans une conception libérale de l'éducation, l'orientation
ne serait qu'adaptation et conformation à un environnement incertain,
incitation à entretenir tout au long de la vie son employabilité,
confection d'un porte-feuille de compétences à placer le plus
judicieusement possible dans le grand monopoly de l'insertion
professionnelle. »2 Cela rappelle de près
l'habitus entrepreneurial de G. Mauger déjà
évoqué. Dans tous les cas, la définition d'un projet
recouvre l'appréhension de l'avenir au regard du présent donc la
prévision, qui correspond dans une certaine mesure à la
construction de soi en ce qu'elle vient préciser
l'intériorisation de la réalité objective. Tout cela
implique un haut niveau de synthèse comme le dirait N. Élias.
Mais elle recouvre aussi la nécessité de se situer entre «
les contraintes et pesanteurs du réel et les libertés de
l'imaginaire »3. Rappelons-nous des rêves de chacun. Il
est en fait question de ce que P. Berger et T. Luckmann développent dans
leur théorie en situant le processus de socialisation aussi dans une
dialectique « entre l'identification avec les autres et
l'auto-identification, entre l'identité objectivement attribuée
et subjectivement appropriée. »4 Cette équilibre
précaire tend à définir un rapport plus ou moins libre au
temps, c'est-à-dire une capacité à « espérer
» qui nivelle l'univers des possibles.
Une étude de J.P. Boutinet de 19805 rendait
accessible cette notion à travers une opposition forte entre les
élèves qui avaient un projet scolaire et ceux qui n'en n'avaient
pas, les premiers étant ceux qui par ailleurs réussissaient
à l'école et se trouvaient dans des filières très
valorisées. Nous revenons ici sur les conditions sociales de
l'expérience temporelle et donc la représentation que les
individus se font de leur réalité en tant qu'univers de
possibles. Nous avons vu combien la précarité réduisait
l'horizon temporel. Les représentations de l'avenir qui sont une forme
de prévision, parfois fatalistes, du futur,
1 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre,
Édition Nouveaux Regards, Paris, 2005, p. 59
2 Ibid., p. 8
3 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre,
op.cit., p. 163
4 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la
réalité, op. cit. , p. 227
5 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du Projet , op.
cit.
sont une partie de l'horizon temporel.
Cette idée est confortée dans celle du projet
professionnel, souvent plus précis, des élèves qui
réussissent moins bien à l'école. L'injonction à ne
pas être exclus oblige à trouver sa voie, ce qui traduit une
orientation contrainte au gré des exigences sociales, alors que pour
ceux qui ont un projet scolaire il n'est nul besoin de projet professionnel, du
moins à partir du moment où il évite les filières
professionnelles. Aussi lorsque J.P. Boutinet suppose la projection plus
précise pour les niveaux scolaires plus faibles, il renvoie non-pas
à la réalité subjective mais à une
réalité objective. Rappelons-nous encore les rêves de
chacun des interviewés. Ils représentent bien l'idée de la
définition d'un projet personnel, les uns sont dans « les
contraintes et pesanteurs du réel » les autres dans les «
libertés de l'imaginaire », et pour les derniers ils sont à
la croisée de ces deux chemins et sont peut-être à ce titre
les plus « insérables ». On comprendra alors la
difficulté relative, pour les professionnels de l'insertion à
construire un projet et pour les usagers à reconnaître leur
utilité.
On trouve par exemple un discours très valorisant chez
Flore, Tomy ou Aude qui se présentent aux professionnels avec un projet
et qui ne demandent qu'un accompagnement.
Tomy - Et sinon j'ai demandé
à... c'est une démarche auprès de Mission Locale, tout en
même temps j'ai essayé de voir avec le Assedic, j'ai eu des droits
et ça s'est joué à pas grand chose en fait. J'ai eu juste
avant la formation et c'est ce qui m'a permis de faire la formation. Et ...
ouais Mission Locale, franchement super.
Aude - Donc sur le coté
professionnelle, elle [professionnelle PAIO] a réussi à me
dépatouiller de ce que j'avais comme idée et de les mettre en
place. Elle a réussi elle à m'aider pour les mettre en
place.
Dans le cas de Mélanie qui ne s'autorise pas à
construire l'avenir autrement qu'ancrée dans une réalité
objective, cet accompagnement est différent mais trouve un écho
dans la mesure où les effets d'une socialisation secondaire (la
plomberie) constitue à son niveau un univers de possibles qu'elle tente
de rationaliser auprès de la Mission Locale. Rappellonsnous son discours
à ce propos qui valorisait un « travail sur elle » pour
définir son projet
- Par rapport à ton parcours, tu m'as dit que tu
avais galéré, etc, tu m'as dit que tu avais une
conseillère puisque tu étais en contact avec une mission locale.
qu'est ce que tu pense de tout ça ? Mélanie -
C'est super parce que ça permet aux jeunes de découvrir
différents métiers. Mais bon les choix sont pas terribles. Parce
que je vois l'ancienne équipe, c'était pas super. Maintenant pour
moi je trouve ça bien parce que ça m'a appris, même si j'en
connaissais un petit peu, ça m'a permis d'apprendre la peinture. Comment
faire çi, comment faire ça. Mais après [inaudible]
- Et les gens que tu as rencontré dans tout ton
parcours, à la mission locale, à l'ANPE, etc, qu'est ce
que tu en penses ?
Ce discours proche de l'idéal-type, nous
intéresse doublement. D'abord parce qu'il illustre bien la notion
d'espérances statistiques rattachée à un groupe
d'appartenance que propose P. Bourdieu en même temps que l'idée
selon laquelle « l'individu devient ce que les autruis significatifs lui
demandent. »1 Ensuite parce qu'il rend hommage aux
professionnels qui ont cette vertu de mobiliser l'individu à partir de
ce qu'il est.
Par contre si le regard se porte sur les discours de Ouarda,
Mohamed, Nazira et Joey qui n'ont pas de projet professionnel au sens où
nous l'avons entendu, la Mission Locale semble inopérante. Nazira s'y
est d'ailleurs selon ses propres termes « embrouyée ».
Ouarda - La mission locale? Je
me demande pourquoi ça existe. Parce qu'ils te disent qu'ils cherchent
du travail et ils cherchent pas de travail. Tu trouves un truc et ils te disent
non. C'est pour ça que moi je me suis pris la tête avec eux. Je
suis inscrite nul part maintenant, ni à l'Assedic, ni à l'Anpe ni
à la mission locale. Voilà comme ça c'est clair.
- Et si tu pouvais t'adresser à tout ce monde
là, s'ils étaient tout en face de toi, qu'est ce que tu leur
dirais?
Ouarda - Je leur dirai que vous
êtes bonnes à rien, que quand on veut faire quelque chose, vous
nous dites non. Et puis il y a quoi encore ? Par exemple c'est vrai, moi j'ai
pas envie de faire un truc, eux ils vont me proposer un truc que j'ai pas envie
de faire, je le fais pas. C'est comme avant que je parte en Amérique je
devais faire, je voulais faire avec les personnes âgées, elle m'a
mis dans un truc, elle m'a mis dans des cours. En plus c'était
même pas rémunéré, j'ai dit j'y vais pas moi. Elle
m'a dit « si faut que tu ailles là, c'est bien ». J'ai dit
« non ». Moi je m'en fous de l'école, pour l'instant c'est pas
ce que j'ai envie de faire. Ils ont vraiment... ils sont bêtes. Tu
galères des années et des années, je vois des gens
ça fait des années qu'ils vont à l'Anpe, des gens qui sont
toujours au même stade, ils ont même pas de travail. Et des gens
qui sont inscrits deux ou trois mois à l'Anpe et qui ont
déjà du travail. C'est vraiment bête, mais bon... C'est
comme ma copine, par exemple... elle sort de prison alors tous les gens, les
gens ils la jettent comme ça dehors dans la nature, sans insertion, sans
lui trouver un travail. C'est vas-y que je te laisse dehors, sans te trouver un
travail, tu te démerdes pour trouver un travail toute seule. Il les
jettent comme ça les gens.
- Et la mission locale tu l'as découvert comment
?
Joey - heu (silence) moi je
préfère oublié le passé, je suis pas du genre
(silence) je préfère oublié le passé quoi.
Mohamed - Par exemple au niveau
de la mission locale le problème c'est que la mission locale ils ont
pas de vrais boulots. Ils ont toujours des formations des petits... je sais pas
mais depuis que je
1 Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de
la réalité, op. cit. , p. 227
vais à la mission locale depuis l'âge de
dix-sept ans à là, maintenant j'y vais plus parce que...pfuiiit,
ça sert à rien ils ont rien, des formations et des fois ils ont
des missions sur de chantier CAE, il sont pas grand chose. Ils disent aux
jeunes d'écrire des lettres de motivation, ils leur donnent des billes
et combien de personnes vont écrire ? Peut-être mille et ils
retiendront une ou deux candidatures.
Donc ils font espérer un peu les jeunes parce que d'un
côté ils sont obligés d'avoir un quotat. - Et toi ça
t'a servi à rien ?
Mohamed - Si ça m'a servi
une ou deux fois. Mais je sais que j'allais pas rester à vie là
bas parce que plus les années passent et moins t'as de chance de trouver
quelque chose. Moi j'ai trouvé le chantier ces avec eux et le chantier
Sénégal avec la sauvegarde et la mission locale. Deux fois en..
et aussi une fois une formation. C'était une formation défi sport
solidarité, une formation... on s'est retrouvé tous avec des
jeunes qu'étaient au chômage depuis un ou deux ans. En fait
c'était pour dire que le pourcentage il a baissé en France du
chômage. On parlait de notre situation voilà, on se disait qu'on
était pas les seuls à être au chômage. Mais toujours
beaucoup plus de jeunes.
Ce refus catégorique de l'institution ne l'est pas
tant, qu'on puisse imaginer un chômage total, puisqu'ils sont tous les
quatre accompagnés par l'équipe éducative de la
Sauvegarde. Ainsi il ne s'agit pas d'un refus institutionnel ou de
l'institutionnel mais d'une impossibilité pour les professionnels de la
Mission Locale d'accompagner ce qui n'existe pas, un projet ; et pour les
jeunes d'un manque évident d'appétence pour un fonction et d'une
recherche axée sur l'immédiateté de la réponse, un
travail. Cela renvoie à l'échec cuisant de leur orientation,
aucun ne souhaitant continuer dans sa branche.
Le projet comme outil pédagogique, lui-même
construit dans une culture du projet, induit un équipement cognitif et
une expérience temporelle qui s'inscrivent dans une trajectoire
qu'emprunte l'habitus, c'est-à-dire « la pente de la
trajectoire sociale de la lignée »1. Celui-ci dotant les
individus de capacités à lutter contre les vicissitudes du futur
ou même dans certains cas l'absence de futur. Selon S. Aquatias, les
jeunes [il se réfère à son enquête auprès de
jeunes qui habitent les grandes citées] ne croient plus au sacrifice du
temps, passé à étudier ou à travailler,
probablement parce que les exemples des générations de parents ou
de frères aînés montrent assez la vacuité de tels
investissement. »2. Il faut modérer ce propos à
deux niveaux. Un premier qui doit ne pas considérer le sacrifice du
temps comme une lecture simple de l'analyse du passé des autres pour
construire son présent ; et le second qui doit estimer l'analyse de son
présent dans la construction de la représentation de l'avenir.
Car si l'auteur se réfère au passé des uns (les grands...)
pour évoquer le présent des autres, nous avons choisi de notre
côté de provoquer le contraire en demandant aux interviewés
de s'adresser aux générations futures, et convoquer de la sorte
une analyse au sens de la synthèse qui rend par ailleurs compte de la
place accordée à
1 Pierre Bourdieu, cité in, Claude Dubar, La
socialisation, op. cit., p. 71
2 Sylvain Aquatias, Un temps d'arrêt/ un arrêt du
temps, op. cit., p. 28
l'école dans des espaces où on la dit souvent
vaine.
- Et aux gamins tu leurs dirais quoi, aux petits ?
Nazira - Je leur dirai de
travailler, de pas faire de conneries.
- De travailler ? comment ça travailler?
Nazira - De travailler, de pas
faire de bêtises comme nous.
- Travailler ? parce que eux ils ont encore à
l'école.
Nazira - Ouai mais après, de
passer votre diplôme et d'aller jusqu'au bac, à la fac...je sais
pas. - Tu y crois à la fac, au bac, aux diplômes et tout ça
?
Nazira - Pour qui ?
- Pour eux
Nazira - oui. Oui il y en
a.
- Oui mais est ce que tu penses que ça sert
aujourd'hui?
Nazira - Ouai mais non ! Je
crois pas. Ils arrêtent l'école tôt maintenant. Il y a plein
de monde aux G, qui ont dix-sept, dix-huit ans, ils ont tous
arrêté l'école, ils sont tous au quartier. Tout le monde a
arrêté l'école, il y a trop de chômeurs en ce
moment.
- Et toi tu voudrais qu'ils continuent l'école
?
Nazira - Ouai, sinon après
ça leur incite à faire des conneries.
- Tu en connais qui vont encore à l'école
?
Nazira - Ouai.
- Et alors qu'est ce que ça change entre ceux qui y
vont et ceux qui n'y vont plus ?
Nazira - Ceux qui vont à
l'école ils apprennent et ceux qui restent ici ils vendent du shit, ou
je sais pas quoi, ils font des conneries.
- Je voudrais que tu adresses un message aux plus jeunes que
toi. tu leurs dirais quoi aux gamins ? Ouarda - Je leur dit :
« surtout n'arrêtez pas les cours, continuez. »
Pourquoi ?
Ouarda - Parce que franchement
au lieu de galèrer dans la rue à rien faire, aller en cours c'est
mieux. Moi je préfère mieux, par exemple le matin aller en cours,
que de galérer dans la rue. Et surtout je leur dit ne vous inscrivez pas
à l'Anpe, ni aux Assedic, ça sert à rien.
- Dans tout ce que tu m'as raconté, un peu de ta vie.
ça a été quoi ta période
préférée ?
Ouarda - (silence)... quand
j'étais petite, j'allais à l'école, j'avais ma famille, ma
mère, mon père... heu mon beau-père, mon frère, mes
soeur. Voilà.
Joey - Parce que moi quand
j'étais petit, on m'a rien dit, on m'a même pas aidé. Moi
j'ai fait comme les autres. Hop! je me barre de l'école et là je
suis en pleine galère maintenant. Depuis longtemps et (silence)
- Pour toi l'école c'est important ?
Joey - ouais, parce que c'est
grâce à l'école qu'on apprend des trucs. C'est pas dans la
rue. C'est dans l'école qu'ils t'apprennent des choses qui sont
utiles.
- Tu voudrais y retourner aujourd'hui ?
Joey - Oui pour apprendre les
trucs que j'ai pas pu apprendre et que j'ai loupé. J'aurai bien
aimé les apprendre pour que je sois quelqu'un d'autre
intérieurement, dans l'intelligence. Parce que quand tu apprends des
choses c'est comme si tu étais devenu plus intelligent que un autre qui
apprend rien. Et ça en plus apprendre des nouvelles choses et de t'en
souvenir et de t'en servir, cette intelligence t'es fier grâce à
ça. Tu dis moi je suis pas comme les autres, j'ai réussi à
faire ça, je me suis souvenu, je peux le faire, je peux l'apprendre
à quelqu'un. Parce que après quand t'as rien appris tu peux pas
apprendre à quelqu'un d'autre, ce que t'a pas appris. Parce que
ça c'est quelque chose qui est bien, d'apprendre aux gens la
connaissance que t'as eu, ça c'est quelque chose de merveilleux. Parce
que ton intelligence si tu la donnes à d'autres, l'autre il peut s'en
servir et la donner à quelqu'un. Ça (silence).
L'école ne peut être vaine au regard d'un
discours qui la positionne comme la seule institution proposant un réel
univers de possibles. Bien sûr il leur semble si tard pour eux que plus
rien ne paraît possible en ce sens. Pourtant l'éducation tout au
long de la vie, bien que détrônée par la libérale et
nécessaire formation tout au long de la vie, constitue un levier
considérable de la socialisation qui doit être entendue comme un
continuum évolutif. L'avenir porte en son sein le dessein de
l'insertion, le droit à l'espérance de devenir autre chose que ce
qui est demandé.
Le rapport au temps paraît donc être une
construction lente opérée dans l'expériencialité de
la trajectoire individuelle et familiale. Ce qui pose évidemment la
question de la stratification sociale de l'expérience temporelle. Car si
le temps suit les transformations sociales, les révolutions culturelles,
il suit aussi le cheminement des inégalités sociales. Il nous
faudrait bien sûr nous interroger sur ce que suppose une stratification
sociale du temps dans la construction d'une représentation de l'avenir
et pour prétendre à une éventuelle analyse en la
matière, pouvoir accéder à la trajectoire familiale. Mais
nous n'avions pas, à l'époque de notre enquête, imaginer un
cadrage en ce sens. Aussi l'hypothèse d'un habitus temporel
conservera son statut en attendant de prochains travaux sur la question.
|
Conclusion
La division du travail social a participé d'une
nouvelle temporalité, au sens du niveau de synthèse de
l'individu, puisqu'il a détaché son activité de l'effet de
la production, a différé cette production et appris à
vivre le temps abstrait du calcul. Ce qui fut un temps enfermé
appuyé sur l'activité construite sur des horizons temporels
calqués aux cycles naturels, devint à travers la
spécialisation, le morcellement des tâches, un futur médiat
et abstrait qui devait assurer la productivité dans une économie
globale où le temps enfermé est réservé au temps
libre. En d'autres termes, le salarié qui vit un temps enfermant,
entendu comme ce qui fait aujourd'hui office d'autrui
généralisé dans la société salariale, a
perdu de vue le sens de l'activité en lui imputant une valeur
économique, ce qui lui permet hors travail de vivre un temps
enfermé. C'est donc dans une certaine mesure qu'il construit son
autonomie temporelle dans le seul cadre du temps libre. C'est à dire une
capacité individuelle à vivre le temps enfermé aux
côtés d'un temps enfermant.
En parallèle, la valeur économique du travail
pourfend sa valeur sociale dans la transformation de son éthos.
La proximité filiale de l'éthos rural
pré-capitaliste favoriserait alors une temporalité qui s'inscrit
dans « l'à venir » ; tandis qu'une trajectoire familiale
très ancrée dans l'industrialisation renverrait à un
habitus de « l'avenir ». Les parents qui ont quitté leur
village natal, souvent de milieu rural, à une époque où
l'agriculture revêtait un éthos du devoir qui
réunissait social et subsistanciel, n'ont pu que transmettre au moins en
partie un habitus temporel conséquent à celui que leur
socialisation a opéré. D'un autre côté les parents
salariés de l'industrie, enfants de la tertiarisation qui ont vu se
transformer le devoir en épanouissement, ont eux transmis un habitus
plus contemporain. Nous pouvons par là inférer au nouvel
éthos du travail la primeur de la temporalité «
postmoderne » qui entreprend d'amasser des « capitaux » pour se
prémunir face à l'incertitude.
Le processus en cours de cette transformation amène
chacun à construire le temps au travers son expérience propre,
celle de sa famille, mais aussi et de plus en plus à partir d'outils qui
prolongent l'individualisme jusque dans le rapport que chacun entretient avec
le temps. De l'orientation à l'agenda, il ne s'agit que de structurer le
temps de sorte de le manipuler à son gré. Cette
nécessité devient obligation dans des périodes
gorgées
d'incertitudes. Hier on reconduisait le temps dans un
éternel retour à zéro, le temps cosmogonique. Aujourd'hui
le futur est devenu un risque qui s'est développé au fur et
à mesure qu'ont disparu ces espaces et que se sont
développées la technologie et les sciences. « On ne sait
jamais de quoi demain sera fait », « il faut se préparer au
pire » sont les signes de l'intériorisation de ce risque. La
condition socio-économique liée au marché
économique mondial a rendu toute prévision impossible et cette
incertitude globale ne fait que se renforcer aux convenances des conditions
sociales du temps. La précarité et la marge sont de ces
conditions sociales qui accentuent ce phénomène. Toute
liminarité devient alors le berceau d'un horizon brouillé.
L'insertion et la jeunesse sont deux dénominateurs
communs de la liminarité, l'un privant du statut social lié au
travail, l'autre privant du statut social lié à la construction
d'une vie idéal-typique d'adulte. Dans les deux cas la question de la
socialisation est centrale, bien que la seconde englobe la première. Une
société déritualisée se pose nécessairement
la question l'intériorisation de la réalité objective.
Puisque le rite ancestrale assurait cette fonction, et que les rites
contemporains qui subsistent tiennent davantage à la mise en exergue des
limites qui séparent les uns des autres, on se réfère
aujourd'hui à la socialisation pour identifier «
l'intériorisation de la structure sociale »1, à
l'intérieur de laquelle demeurent pourtant des statuts sociaux qui
renvoient à la liminarité. L'insertion est de ce point de vue un
temps social émergent appuyé sur la structure du rite de passage.
Mais plus encore l'insertion est fondamentalement construite comme un rite tel
que définit par A. V. Gennep puisqu'elle intègre les trois
phases, la séparation avec l'enfance symbolisée par
l'école, la marge du chômage et l'agrégation au groupe des
travailleurs. Cependant l'insertion n'est pas un rite de passage, entre autre
parce qu'elle ne garantit pas à toutes et à tous
l'agrégation. L'idée de cohorte, chère au dispositifs
d'évaluation des politiques d'insertion, permet d'identifier cette
affirmation. Tandis que dans le rite, les trois phases sont vécues par
des cohortes socialement définies, de la séparation à
l'agrégation, c'est le groupe dans son entier qui est concerné ;
dans l'insertion on peut retrouver la cohorte dans les deux premières
phases et la voir disparaître dans la troisième, située
socialement par la rupture avec le milieu scolaire, les membres ne seront pas
tous agrégés au groupe des travailleurs en même temps. Il
est à ce titre convenable d'imputer une valeur symbolique à
l'insertion, puisqu'elle permet dans sa phase ultime de distinguer les
insérés des insérables et à terme pour les premiers
d'accéder à l'état visé qui correspond en toutes
choses à un projet d'insertion.
Mais c'est plus au coeur de la liminarité de cette
période liminaire que se vit la
1 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la
réalité, op. cit., p. 270
situation la plus proche des rites de passage. Car c'est par
le prolongement de cette liminarité que se créent les
communitas, marques des phénomènes rituels qui
instituent la non-structure comme référence symbolique. Il n'est
pas question d'admettre des notions comportementales du rite à la
communitas mais de saisir la question de la marge et ses effets sur la
construction de l'avenir. Cet espace social ne permet aucune structure qui soit
« enracinée dans le passé et se déploie dans le futur
»1, elle appartient au présent et l'est.
Puisque le présent devient le moment
privilégié de demain par le jeu de l'orientation et du calcul
prévisionnel, il y a tout intérêt à positionner le
présentisme de la communitas comme une forme de
temporalité pathologique. E. Durkheim disait, dans son analogie
organique du tout social, de la pathologie qu'elle était « un
précieux auxiliaire de la physiologie »2 en ce qu'elle
permettait de situer ce qu'il appelait l'état normal et que d'autres
appellent l'ordre social. Cette déviance ramène à la
« socialisation ratée comprise en terme d'asymétrie
complète entre la réalité objective et subjective
»3 à laquelle nous n'avons aucunement fait
référence et qui pourtant apporte au débat une dimension
opératoire. Mais évaluer le degré de symétrie
aurait nécessité une approche sociopsychologique que les auteurs
eux-mêmes n'ont pu faire. Aussi nous nous limitons ici à convenir
d'une réalité objective qui impose un haut degré de
synthèse comme préalable à l'orientation, et dont tout le
monde ne peut se targuer de disposer. C'est dans cette acception qu'il nous
faut comprendre la valeur thérapeutique des situations d'insertion.
Il est à ce niveau de la recherche évident de
répondre de façon très fermée et surtout
négative : non l'insertion n'a rien de thérapeutique. Seulement
il nous faut une fois encore modérer la forme catégorique du
propos. Bien sûr, il est chez les jeunes en général un
certain présentisme qui perturbe l'expérience temporelle de la
socialisation. On distingue traditionnellement à ce titre, ceux et
celles dont l'enfance a permis l'intériorisation progessive de la
maitrise du temps, des autres. En revanche on ne distingue pas les effets d'une
éventuelle socialisation secondaire qui pourtant regorgent d'espaces
intermédiaires souvent porteurs d'avenir. L'insertion est bel et bien
cette phase transitoire entre deux temps sociaux intériorisés en
tant que processus de l'existence (enfance) ou état visé
(adulte), mais elle est aussi un passage au sens du choix d'orientation qui
doit présenter tous les éléments constitutifs de
l'état visé. C'est pourquoi il n'est pas entendu que l'insertion
soit fondamentalement une action correctrice, si on la conçoit comme un
temps social émergent qui permet aux mieux équipés face au
futur, de prendre le temps de s'orienter. Ceci supposant une distribution
sociale des horizons qui traduirait en creux une
1 Victor. W. Turner, Le phénomène rituel, op. cit.,
p. 112
2 Emile Durkheim; De la division du travail social:
livre II; op.cit; p. 101
3 Peter Berger, Thomas Luckmann, Construction sociale de la
réalité, op. cit., p. 271
insertion choisie et une insertion subie.
Pour le premier cas, les politiques et les professionnels de
l'insertion satisferaient aux besoins d'acompagnement dans la construction
d'une représentaion de l'avenir. D'autant plus qu'il y aurait
convergence des réalités subjectives. En effet la volonté
affirmée par les uns et les autres articulant travail et
épanouissement inscrit de fait chaque acteur dans une logique de
projection rendue possible en amont de la situation d'insertion que vivent les
jeunes. Ce qui amène à une insertion planifée dans
laquelle l'absence de travail nourrit temporairement le projet d'une situation
circonscrite dans le « projet vocationnel de l'adulte »1 ,
c'est-à-dire comment ils entendent se réaliser en tant qu'adulte
au sein de leur travail, de leur famille et de leurs activités
collatérales.
Pour le second cas, ce n'est pas la situation sociale mais la
politique sociale, réifiée dans des dispositifs qui sont
perçus « comme des appareils disciplinaires dont la fonction
essentielle est de calmer le jobard »2, qui est une
forme d'intervention correctrice ne visant que des publics particuliers. Le
recours à la pédagogie de projet ne fait à ce titre
qu'introduire de façon très claire la pathologie temporelle
à travers l'incapacité dévoilée à se
représenter l'avenir autrement que comme un autre présent. Ceci
pose en fond la capacité des professionnels à lire au sein des
discours « les paroles et les regards sur l'avenir comme engagement et
projection, façon de s'orienter parmi les choses et les êtres,
indices d'une intelligibilité à l'état naissant.
»3 Ainsi réaliser un film, devenir pilote, avocate, ne
sont peut-être pas des rêves dénués de
représentation de l'avenir. Chacun de ces rêves comporte un
environnement qui pour peu qu'on l'entende porte un projet.
L'aéronautique, la justice ou le cinéma ne sont pas
dépourvus de possibles au point qu'on en refuse l'accès aux plus
démunis. Notre propos ne vise pas l'accessibilité de toutes et
tous au pilotage d'avion, au barreau ou au film d'auteur, il réaffirme
juste que l'orientation temporelle est affaire d'éducation et
d'espérance.
En conclusion de cette recherche nous pouvons affirmer que
l'insertion, qui nécessite pour les jeunes une sorte d'aculturation
administrative suggérée par la représentaion temporelle
qu'ils peuvent avoir des procédures, doit être pour eux un espace
de construction ou de co-construction d'une représentation de l'avenir,
dans lequel les professionnels ne peuvent faire l'économie de la
considération de l'expérience temporelle individuelle s'ils
veulent pouvoir recourir au projet comme outil pédagogique producteur de
libertés.
1 Jean-Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, op.
cit., p. 84
2 Chantal Nicole-Drancourt, Laurence Roulleau-Berger,
L'insertion des jeunes en France, op. cit., p. 107
3 Francis Vergne, L'avenir n'est pas à vendre, op. cit.,
p. 163
Notre approche des processus à travers les temps a
participé de la désignation d'un temps propre à ce segment
de vie qu'est la jeunesse au sortir de l'école, mais il nous faut encore
insister sur ce temps qui n'a d'unique que son appelation officielle et qui
réduit considérablement la compréhension de l'insertion
comme un phénomène temporel propre mais polymorphe. Ce qui
suppose que sur le plan scientifique, cette recherche est insuffisante face
à la multitude de pistes ouvertes, mais elle nous a permis d'attirer
plus particulièrement notre attention sur la notion d'habitus
temporel. Nous avons vu que l'habitus pouvait seoir à
l'étude de la construction des temporalités du fait entre autre
qu'une part de ces dernières semblait fonctionner comme « des
principes générateurs et organisateurs de pratiques et de
représentations »1.
« S'il n'est aucunement exclu que les réponses
de l'habitus s'accompagnent d'un calcul stratégique tendant à
réaliser sur le mode conscient l'opération que l'habitus
réalise sur un autre mode, à savoir une estimation des chances
supposant la transformation de l'effet passé en objectif
escompté, il reste qu'elles se définissent d'abord dans des
potentialités objectives, immédiatement inscrites dans le
présent, choses à faire ou à ne pas faire, à dire
ou à ne pas dire, par rapport à un à venir probable qui,
à l'oppposé du futur comme possibilité absolue sens de
Hegel, projetée par le projet pur d'une liberté négative,
se propose avec une urgence et une prétention à exister excluant
la délibération. »2
Le cadre de l'habitus pose en ce sens une double
temporalité à l'habitus temporel, celle de
l'intériorisation liée à l'expériencialité,
et celle de la construction stratégique qui évoque la
possibilité d'une temporalité, héritée, enrichie et
transmissible.
Voici qui augure pour le futur mille et une recherches sur la
construction du temps et sa transmission.
Ce qui nous est donné aujourd'hui et dont nous
héritons pour parler du temps se limite en un comptage
effréné du nombre d'années, celles vécues, celles
à vivre, qui censées nous situer, nous ont souvent prostré
face au passé et fait languir devant l'avenir.
« Comme l'eau du fleuve ou le vent du
désert, Un nouveau jour s'enfuit de mon existence... Le chagrin ne
fit jamais languir ma pensée, à propos de deux jours : Celui
qui n'est pas encore, celui qui est passé. »
Ômar Khayyãm, Quatrains
1 Pierre Bourdieu , Le sens Pratique, les
Éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 88
2 Ibid., p. 89
Liste des tableaux
Tableau 1. Évolution des droits à
indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, avec un salaire
référence égal au SMIC 27
Tableau 2 . Évolution de la durée
d'indemnisation d'un demandeur d'emploi de moins de 50 ans, ayant un salaire de
référence égal au SMIC 27
Tableau 3. Les bénéficiaires du RMI selon
la situation familiale 36
Tableau 4. Les jeunes accueillis pour la première
fois dans le réseau ML, PAIO par niveau de formation 38
Tableau 5. Consultation médicale des individus au
cours de l'année selon la catégorie socioprofessionnelle
96
Tableau 6. Répartition du corpus selon quelques
variables 114
Tableau 7. Niveau d' indépendance des
interviewés 125
Tableau 8. Expérience temporelle des
interviewés 126
liste des sigles
ANPE : Agence Nationale Pour l'Emploi
APT : Activités Physiques pour Tous
ASSEDIC : Association pour l'Emploi dans l'Industrie et le
Commerce ASS : Allocation Spécifique de Solidarité
ATD : Aide Toute Détresse
BAFA :Brevet d'Aptitude à la Fonction
d'Animùateur
BPJEPS : Brevet Professionnel de l'Éducation Populaire et
de la Jeunesse CDD : Contrat à Durée Déterminée
CDI : Contrat à Durée Indéterminée
CEREQ : Centre d'Etude et de Recherche sur l'Emploi et les
Qualifications CES : Contrat Emploi Solidarité
CHRS : Centres d'Hébergement et de Réinsertion
Sociale CIVIS : Contrat d'Insertion dans la Vie Sociale
CMU : Couverture maladie Universelle
CNIAE : Conseil National de l'Insertion par l'Activité
Economique
CNLE : Conseil national des politiques de lutte contre la
pauvreté et l'exclusion sociale
CPE : Contrat Première Embauche
CV : curriculum Vitae
DREES : Direction de la recherche, des études, de
l'évaluation et des statistiques IGF : Impôt sur les Grandes
Fortunes
IFEN : Institut Français de l'Environnement
INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes
Economiques ISF : Impôt de Solidarité dur la Fortune
INED : Institut national des Études
Démographiques
JDE : Jeunes Demandeurs d'Insertion
LTP : Loisirs Tout Public
ML : Mission Locale
ONPES : Office National de la Pauvreté et de l'Exclusion
Sociale PAIO : Point Accueil Information Jeunesse
RMI : Revenu Minimum d'Insertion
SEGPA : Section d'Education Générale et
Professionnelle Adaptée SDF : Sans Domicile Fixe
SEJE : Soutien à l'Emploi des Jeunes en Entreprise
SMIC : Salaire Minimum Interprofessionnel De Croissanse SMIG :
Salaire Minimum Garanti
UNAF : Union Nationale des Associations Familiales
UNEDIC : Union Nationale Interprofessionnelle pour l'Emploi dans
l'Industrie et le Commerce
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à la Journée d'étude « Faire
société en France et en Europe au début du XXI e
siècle » Palais du Luxembourg, 25 avril 2006
Textes de loi
Préambule de la constitution de 1946
Arrêté du 4 juillet 1972 relatif aux clubs et
équipes de prévention, Art. 5 : Agrément
préfectoral des organismes menant une action éducative
d'insertion sociale auprès des jeunes
Loi n°88-1088 du 1 décembre 1988 relative au revenu
minimum d'insertion.
Loi du 04 mars 2002 relative aux droits des malades et à
la qualité des systèmes de santé. Art. L. 1111-5
Loi n° 2006-457 du 21 avril 2006 sur l'accès des
jeunes à la vie active en entreprise
Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour
l'égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées
Décret n° 2006-692 du 14 juin 2006 relatif au
dispositif de soutien à l'emploi des jeunes en entreprise et au contrat
d'insertion dans la vie sociale, Art. 4
Décret n° 2007-1008 du 12 juin 2007 relatif aux
attributions déléguées au hautcommissaire aux
solidarités actives contre la pauvreté.
L'ensemble des textes a été consulté sur le
site « légifrance » [consulté entre octobre 2007 et
septembre 2008]
Table des matières
Introduction 4
Première partie, une approche socio-historique
9
De la solidarité organique à l'égoïsme
social, entre exclusion et non-intégration, l'inutilité
sociale
ou l'insertion inévitable
Chapitre Un, De l'État-providence à
l'État social, une seule et même finalité ?
10
1. La solidarité organique comme socle de
l'État-providence ? 10
2. La « dissolution du paradigme assuranciel » et
l'avènement de l'État social 13
Chapitre Deux, Les maux définis par les mots
19
1. L'exclusion pour parler de qui ? 20
2. Les assistés, ces étranges
non-intégrés 23
2.1. La pauvreté, infrastructure de l'exclusion
23
2.2. Le chômage : assurance, solidarité ou
assistance ? 23
2.3. Défaillance du grand intégrateur ?
25
Chapitre Trois, L'insertion 33
1. L'insertion de quoi parle t-on ? 34
2 . L'insertion de qui parle t-on ? 41
Conclusion de la première partie 48
Deuxième partie, le cadre théorique
52
Juvenis, Ritus, Tempus
Chapitre Un, Juvenis, jeune, jeunesse. Déclinaison
d'une catégorie sociale 53
1. La justice se plie aux lois biologiques et sociales 54
2.La vie est un long fleuve 55
2.1. Où chaque berge est un statut 55
2.2. Et au milieu coule la jeunesse 58
Chapitre Deux, Le rite et quelques auteurs en perspective
62
1.Ritus: la quête originelle 63
2.Essai de catégorisation systématique du rite
64
3.L'initiation, une deuxième naissance 66
3.1. Souffrir pour mourir et renaître pour devenir
66
3.2. Limbus ou limen, ne plus être au point de se
soumettre 69
4. Une vue contemporaine du rite : agrégation ou
ségrégation ? 71
5. Mais où sont nos rites d'antan ? 73
Chapitre Trois, Tempus Vitam Regit
78
1. Il était une fois... 79
1.1. Le temps nous est conté 79
1.2. Le temps de le définir 81
1.3. le temps du social 82
2. Du temps aux temps 84
2.1. De temps en temps 85
2.2. Des temps pour tout 87
3. Le temps : une course d'orientation 91
3.1. L'horizon temporel 92
3.2. La précarité, réductrice d'horizon
temporel 94
4. La précarité temporelle à travers
quelques points 96
4.1. la santé, prévenir ou guérir ?
96
4.2. Une vision temporelle de l'anomie universitaire
97
4.3. Les loisirs, une stratégie ? 101
Conclusion de la deuxième partie 107
Troisieme partie, une démarche, une
méthode, des outils 109
Le terrain et l'analyse, une fable sans moralité
Chapitre Un, Méthodologie 110
1 Corpus 111
1.1. Transformation de la question de recherche... et du
corpus 112
1.2. Présences significatives 113
2.Définition des lieux et des acteurs 115
2.1. un local marqué par la vie du quartier
115
2.2. Un local marqué par un groupe en formation
116
2.3. deux entretiens chez les personnes et un sur le chantier
117
2.4. La distribution des acteurs 117
3. Le cadre contractuel de la communication et
réalisation de entretiens 119
4. L'analyse des entretiens 122
4.1. la directivité du guide 122
4.2. l'analyse 123
a) la codification 124
b) l'analyse verticale et horizontale 126
Chapitre Deux, Sur les chemins de l'insertion,les effets
de la socialisation 129
1. La formation professionnelle pour rompre avec hier 129
1.1. Je sais que je peux dire non, que ça tient
qu'à moi, mais non j'y arrive pas 129
1.2. Faut surtout pas perdre son temps! 134
2. Le plaisir de travailler pour son plaisir 140
2.1. C'est les potes le plus essentiel dans la vie
140
2.2. Un peu d'argent, de l'amour, la santé... et le
cinéma 143
2.3. Je suis quelqu'un qui commence à grandir
150
Chapitre Trois, D'un éthos à l'autre,
combattre l'inéluctable et construire l'impalpable 155
1. Ne pas se laisser enfermer 155
1.1. En fait le chômage il commence à te
bouffer le corps 156
1.2. Ce que je voudrais... je sais pas... je sais même
pas ce que je veux maintenant 161
2. Dis-moi qui je suis, je te dirai... qui je suis 164
2.1 Il y a des moments où je vais bien... 164
2.2. Inch'allah un jour je travaillerai 171
2.3. Mais franchement c'est la misère,... tu
travailles pas tu fais quoi ? 174
Chapitre Quatre, A l'aune du temps, se lève
l'avenir 181
1. La communitas, dernière balise avant exclusion ?
181
2. Le travail et le chômage, point de fuite et
perspectives 184
3. L'orientation dans l'univers des possibles 190
Conclusion 197
Liste des tableaux 202
Liste des sigles 203
Bibliographie 204
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