2. Cérémonies traditionnelles
v Séance de chamanisme (30 juin 2007)
Une cérémonie de chamanisme est prévue
aujourd'hui à Montreuil-Bellay, au domicile de Ka-Gé TCHA que
l'on dit malade, et qui doit assurer sa protection et celle de toute sa
famille. C'est un événement rare car il ne peut avoir lieu qu'en
présence d'un chaman, c'est-à-dire un homme qui détient
ses pouvoirs d'un membre de sa famille - parents, grands-parents -
lui-même chaman. L'officiant du jour vient du Laos accompagné de
son épouse, une petite femme silencieuse qui restera non loin de lui au
cours de la cérémonie.
J'arrive chez Ka-Gé vers 10h. Contrairement à la
première cérémonie traditionnelle à laquelle
j'avais assisté (le mariage), pas de petit déjeuner autour de la
table de la salle à manger. Celle-ci a été
déjà repoussée avant d'être sortie dans la cour, et
à sa place se dresse une sorte de banc de 2 m de long, 25 cm de large
environ. Il repose sur 4 pieds légèrement inclinés
fixés deux à deux par une traverse. Le tout est assemblé
sans pointe ou clou en métal. Les hommes en essaie la résistance
en s'asseyant lourdement dessus. Il s'agit du « cheval » -
tchonneng - qui servira pour le voyage symbolique vers le
pays des esprits des ancêtres, « cheval dragon, vaisseau de
vent et de nuées qui emporte le chaman dans les espaces aériens
de l'au-delà » (LEMOINE, 1987 : 39).
Photo n°37 :
Préparation du « cheval »
La discussion est animée jusqu'à que des
garçons de la famille apportent un second
« cheval », plus long et plus large et qui semble mieux
convenir. Sa résistance est elle aussi testée. Pendant ce temps,
la première épouse de Ka-Gé prépare des
bâtonnets d'encens et allume des bougies. Au pied de l'autel familial, un
second autel a été dressé : deux bols de riz cru
surmonté d'un oeuf et piqué de bâtonnets d'encens, un bol
d'eau, quelques petites tasses...
Photo n°38 :
L'autel du chaman
De chaque côté, des monceaux de papier
découpé par les soins du chef de famille, symbolisant l'argent.
On apporte le gong, le cercle à sonnailles - txiab - un anneau
métallique de 25 cm de diamètre sur lequel sont enfilés 9
disques de métal, et deux petits « grelots » en
métal doré ou anneaux clochettes. Ce sont des anneaux de cuivre
aplatis qui forment un cercle de 8 cm de diamètre entrouvert et qui
laisse voir de petites billes de métal. Chaque instrument est
orné de rubans rouges supposés effrayer les esprits. Les cornes
de buffle sont posées sur l'autel. Pendant ce temps dans la cour, la
première épouse découvre deux larges bassines dans
lesquelles reposent les deux porcelets tués la veille et on les apporte
dans la salle à manger en ayant pris soin auparavant d'étendre
sur le sol un grand morceau de plastique épais. Au Laos, lors d'une
telle cérémonie les cochons sont tués sur place, ce qui
n'est pas possible en France. Trois animaux - 2 porcelets et un cochon - ont
été abattus, la veille, à l'écart des regards dans
un jardin à l'extérieur de la ville, ce qui a donné lieu
à une réunion de famille, chacun participant soit à la
découpe, soit au nettoyage des viscères...
Photos n°39 et
40 : Abattage des cochons dans le jardin de Teng CHIENG
Le chaman au cours de la cérémonie va
procéder au « réveil » du cochon qui
deviendra le protecteur de la famille. Un porcelet est mis à
l'écart. Il servira plus tard. En France, on utilise exclusivement des
cochons alors qu'au Laos, on peut choisir un boeuf, un buffle ou une
chèvre. Cette dernière fait peur à « tous les
fantômes qui sont dans le monde ».
11h. Les conversations se taisent peu à peu quand le
chaman arrive. Il est vêtu d'un pantalon noir tenu par une large ceinture
noire et rouge et sa tête est couverte d'un voile noir. Pour l'instant il
a le visage découvert. Il se tient devant l'autel et, tout en battant le
gong de manière rythmée et rapide, il entonne un chant
psalmodique.
Photo n°41 : Le
chaman
En même temps, tout son corps se balance... Ka-Gé
place devant lui, sur l'autel, un pot dont le couvercle est en papier blanc
tenu par un simple élastique et percé en son centre d'un trou du
diamètre d'un confetti. Et sur ce couvercle, autant de grains de riz que
de membres de la famille de Ka-Gé : lui-même, ses deux
épouses, ses enfants, petits-enfants, gendres et belles-filles
françaises. Sous l'effet des vibrations engendrées par le gong,
les grains de riz tombent peu à peu par l'orifice. Un seul
résiste : il tourne sur lui-même et
« refuse » de rejoindre les autres. Le chaman poursuit sa
psalmodie faite de « mots spéciaux » destinés
aux esprits qui doivent venir protéger la famille. Il transpire de plus
en plus... Il brûle des poignées
d' « argent » et jette au sol les cornes de buffle. Il
faut attendre qu'elles « parlent », annonçant ainsi
la bienveillance des esprits... Au bout de 30 minutes environ, alors que le
chant toujours martelé par le gong n'a pas cessé, il s'approche
du porcelet pour le « réveiller » afin que
désormais il surveille la famille. Il dispose au sol des rectangles de
papier en nombre suffisant pour tous les membres de la famille : chacun
doit pouvoir y poser les deux pieds. Tous se regroupent alors, se serrant les
uns contre les autres. Les deux épouses tiennent à la main des
vêtements appartenant à leurs enfants respectifs absents ce
jour-là. Un incident se produit alors : une des deux belles-filles
refuse de se joindre à eux. Son mari insiste. C'est elle, le
« grain de riz » qui tout à l'heure refusait de
tomber dans le pot avec les autres. Le chaman peut alors la désigner
ouvertement. Bon gré mal gré elle se joint aux autres. Son visage
reste fermé. Le chaman pose sur l'épaule de chacun une tresse de
papier découpé et, tout en chantant, encercle le groupe avec une
corde dont une extrémité a été nouée au cou
de porcelet. Il referme le cercle lorsqu'il atteint le porcelet. Dans cet
espace symbolique délimité par la corde, les membres de la
lignée se taisent, le visage sérieux. La cérémonie
des grains de riz est faite à nouveau : cette fois-ci tous tombent
dans le pot, sans exception. Pour souder la famille, Ka-Gé obstrue
l'orifice par un petit morceau de papier humecté dans le bol d'eau
lustrale. Pendant ce temps un « cousin » se tient sur le
seuil de la porte d'entrée devant laquelle est posé un saladier
de riz avec les oeufs et les bâtonnets d'encens rituels. Il jette
plusieurs fois le corne de buffle pour appeler les esprits. Le chaman
dénoue l'extrémité de la corde qui encercle le groupe et
l'enroule, ramassant en même temps « toutes les choses
mauvaises et les maladies » ; il tient un long poignard et lance
le tout sur le seuil de la porte pour « chasser le
mauvais ». Maintenant il faut rassembler les « bonnes
choses » et pour cela, il tamponne le dos de chacun avec les
« grelots » - l'un est masculin, l'autre féminin. La
cérémonie va s'achever : la famille sort peu à peu du
« cercle » en enjambant la corde et
l'« argent » posé en tas.
12h. La deuxième partie de la séance de chamanisme
ne concerne que Ka-Gé et ses deux épouses. Ils se tiennent face
à l'autel, Ka-Gé assis sur le « cheval », une
épouse debout de chaque côté. Le chaman va procéder
comme précédemment, le second porcelet ayant été
posé derrière les participants. Il tourne autour du groupe en
changeant de sens, enfermant dans le même espace les époux, le
« cheval » et le porcelet protecteur. Identique à la
première, cette cérémonie est néanmoins plus courte
puisqu'elle se termine au bout d'une vingtaine de minutes.
Pendant que le chaman se restaure - riz blanc, viande de porc
bouilli, sang de porc cuit -, les hommes aménagent différemment
l'espace. Le « cheval » est posé sur un tapis et on
l'habille d'une selle faite d'un matelas de tissu sanglé par deux
ceintures. Les conversations vont bon train, les rires fusent. On profite de
cette pause pour manger : un buffet est dressé dans
l'entrée, chacun se sert. L'oncle de Teng CHIENG arrive alors :
c'est un vieil homme, blessé pendant la guerre et qui vit
désormais à Saumur, après être passé par le
centre d'accueil d'Epinay s/Seine et Limoges. Il a suivi ses enfants qui
avaient trouvé du travail à Saumur.
13h. La cérémonie reprend dans une toute autre
atmosphère : maintenant le chaman a le visage voilé, les
volets de la pièce sont baissés et c'est dans une pénombre
relative que se déroule alors le voyage symbolique à la
quête des esprits des ancêtres. Durant les 4 heures que va durer ce
voyage, l'autel sera alimenté en permanence en bâtonnets d'encens
et en bougies. Assis sur le « cheval » face à
l'autel, le chaman tient dans ses mains les grelots et les sonnailles qui
imitent les bruits faits par les chevaux dans le voyage vers l'au-delà.
Il entonne un chant rapide et très rythmé accompagné par
le gong que martèle Ka-Gé assis derrière lui. Deux hommes
sont assis à chaque extrémité du cheval pour le maintenir
tant il bouge sous les sursauts de l'officiant.
Photo n°42 : Le chaman
entreprend le « voyage »
Au cours de la cérémonie, ils se relaieront
régulièrement, de même le joueur de gong. Il poursuit son
galop debout sur le cheval, maintenu par la taille. De temps en temps, il
pousse un cri plus stridulent et jette le cercle à sonnailles à
terre de manière à capturer les esprits vitaux en fuite. Les
rondelles regroupées indiquent que les esprits sont pris au
piège. Le gong s'arrête et, aussitôt, un des participants
lance au coeur de l'anneau les 2 cornes de buffle qui doivent indiquer la
bienveillance des esprits. Parfois, il saute à terre en s'accroupissant
et remonte immédiatement sur le « cheval » par un
saut arrière. Le chant, le gong et les disques métalliques
entrechoqués emplissent l'espace. Les adultes assistent à cette
scène en silence, assis autour de la pièce, les jeunes quant
à eux sont dans la cour. Ils semblent indifférents à tout
ce qui se passe à l'intérieur.
Il y a bientôt 1 heure que la cérémonie a
débuté. D'autres préparatifs commencent alors à
l'extérieur.
Photo n°43 :
Préparation de « l'escalier »
On taille dans 2 bûches de 50 cm de long des encoches
régulièrement espacées qui vont représenter les
marches d'un « escalier » qui sera ensuite placé sur
le seuil de la maison, où un porcelet est allongé, chaque
bûche matérialisant un escalier montant et descendant. Sur une
marche de chaque escalier est posé un long couteau, sur les autres des
couteaux en bois grossièrement taillés. Ils doivent
empêcher l'entrée des « mauvais » esprits...
L'encadrement de la porte est souligné par un arc de bambous fendus.
Photos n°44 et 45
: « L'escalier » sur le seuil de la porte
Le chaman poursuit son voyage intérieur toujours au son du
gong. Il entre progressivement dans un état proche de la transe :
soudain il bondit au sol et, toujours maintenu par la taille se
précipite dans l'entrée et se jette à terre devant le
porcelet, successivement à l'intérieur et à
l'extérieur de la maison. Des enfants qui jouaient dans le couloir
hurlent de peur, les témoins s'agitent, la famille de Ka-Gé se
regroupe maintenant dans la cour. Au poignet, ils ont tous un ruban blanc
noué. En file indienne ils contournent la maison en passant par la rue
et attendent maintenant devant, dans le jardinet. Ils procèdent à
une ablution des mains et, pendant qu'à l'intérieur le chaman
poursuit son chant, ils vont l'un après l'autre, sous la conduite de
Teng CHIENG, franchir l'escalier en enjambant le porcelet. Quand tout le monde
est passé, Teng reste seul face accroupi à côté de
l'animal et brûle « l'argent » qui doit assurer la
bienveillance protectrice de l'animal. C'est un spectacle étonnant de
voir cet homme solitaire le visage éclairé par les flammes du
bûcher...
Photo n°46 : Teng
CHIENG brûlant l'argent
Le cochon va être ensuite transporté dans la cour
pour y être découpé en prévision du repas du soir
où tous les membres de la communauté hmong sont conviés.
Le chaman termine maintenant son « voyage » toujours aussi
rythmé sous les martèlements du gong en remerciant successivement
tous les esprits des ancêtres d'avoir accordé leur protection
à Ka-Gé et sa famille. Il tombe au sol épuisé, son
épouse et les hommes présents l'aident à se relever. La
pièce est étonnamment silencieuse. Il recouvre progressivement
ses esprits et, après avoir enlevé son costume de
cérémonie, redevient l'homme ordinaire qu'il était le
matin quand j'étais arrivé. Sur son visage se lisent les signes
de l'épuisement. Il n'a rien bu pendant les 4 heures de la
cérémonie et il lui faut un long moment pour reprendre des
forces. La fête va maintenant se poursuivre avec le repas que les femmes
ont préparé pendant ce temps. Le « cheval »
est démonté, désormais cette monture magique reprend la
forme de simples morceaux de bois. On les range en attendant une autre
chevauchée au royaume des esprits ancestraux.
3.
Questionnaires d'enquête
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