UNIVERSITE LUMIERE LYON 2
FACULTE D'ANTHROPOLOGIE ET DE SOCIOLOGIE
DEPARTEMEMENT D'ANTHROPOLOGIE
Mémoire de Master recherche
Arts martiaux et sorcellerie chez les Fang du
Gabon
![](Arts-Martiaux-et-Sorcellerie-chez-les-Fang-du-Gabon1.png)
Présenté par :
Olivier P. Nguema Akwe
Directeur de recherche :
Julien Bonhomme
Juin 2008
Sommaire
Remerciements
Introduction 1
Première partie : Préalables
épistémologiques 20
Chapitre 1 : Approche théorique et
méthodologique 21
Deuxième partie : Théorie
explicatives de la sorcellerie du mesing 30
Chapitre 2 : Histoire du mesing et de
la sorcellerie 31
Chapitre 3 : Mesing et
identité culturelle 51
Troisième partie : Relation ontologique
sorcellerie personnalité de base 75
Chapitre 4 : Influence du mesing sur
les arts martiaux 76
Chapitre 5 : Perception des arts
martiaux asiatiques au Gabon 93
Conclusion 104
Sources documentaires 105
Annexes 112
Remerciements
Au terme de cette recherche en Master 2 je tiens à
remercier tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué
à l'aboutissement de ce travail.
En premier lieu, je tiens à exprimer ma gratitude
à Monsieur Julien Bonhomme qui m'a « initié »
au monde difficile mais non moins exaltant de la Recherche scientifique. Sans
ses précieux conseils, ce travail n'aurait jamais vu le jour.
Je remercie, très sincèrement, tous les membres
du jury qui, malgré leurs nombreuses occupations, ont bien voulu
examiner ce modeste travail.
Mes remerciements vont aussi à l'endroit du Professeur
Laplantine, du Professeur Raymond Mayer et à messieurs Kialo Paulin et
Ludovic Mba Ndzeng pour leurs encouragements.
Je tiens enfin à dire merci à mes parents qui,
malgré la distance ne cessent de m'encourager et de me soutenir dans mes
entreprises. Qu'ils trouvent ici l'expression de ma profonde gratitude.
Introduction
Le sujet de notre travail de
recherche porte sur une analyse du rapport entre la sorcellerie du
mesing et la pratique des Arts martiaux au Gabon.
Cette étude porte exclusivement sur l'ethnie fang du Nord du
Gabon. Pour l'essentiel, le peuple Fang est un peuple
négro-africain que l'on retrouve aujourd'hui en Afrique centrale. On le
rencontre au Cameroun, au Congo, au Gabon1(*), en
Guinée-Equatoriale et même en République du Sao
Tomé. La structure interne du peuple fang se présente de la
manière suivante: au sommet de la pyramide se situe l'ethnie Fang.
Celle-ci se divise en principaux sous-groupes (ou ayong) notamment Mvaien,
Mékê, Ntoumou, Betsi, Nzaman, Boulou, Mekién, Okak, Eton,
Ewondo,etc .... Les sous-groupes à leur tour se divisent en tribus
telles que agonavèign, essabock, nkodjeign, efak, yendzok essangui ou
odzipe....Les tribus se scindent quant à elles en clans (ou nda bot)
parmi lesquels le mvoc, (qui a pour sens « famille
élargie »).
Ce lien entre les arts martiaux et de la sorcellerie met en
jeu un double champ théorique. Celui des études portant sur les
processus sorcellaires et celui des travaux dédiés au concept des
« techniques du corps ». La perspective qui résulte
de la mise en convergence des deux domaines d'étude est cependant
inédite. Certains aspects de cette question ont été
abordés par un certain nombre d'auteurs, qui en ont relevé des
aspects pertinents. Parmi ces auteurs, nous avons particulièrement tenu
compte des travaux de Philippe Laburthe-Tolra (1985) qui fait état d'une
dualité chez des guerriers africains. Il affirme que le guerrier
beti2(*) (ethnie du Cameroun
apparentée aux fang) par le Mebia? (le fétiche) scelle
une alliance avec toute autre conscience qui n'est pas humaine et qui constitue
son double. Georges Balandier en 1955 précisément chez le peuple
Fang, montre aussi que l'expansion coloniale a transformé les Fang en
conquérants contrariés dans leur développement des
techniques de combats. Ludovic Mba Ndzeng3(*) en 2006 surenchérit en déclarant que
l'eseneya est un esprit de lutte que l'homme met à son service.
Ainsi, notre travail de recherche vise à expliciter les modalités
d'inclusion de cette sorcellerie dans la pratique des arts martiaux chez les
Fang du Nord Gabon. Pour comprendre la pratique magique ou sorcellaire des arts
martiaux dans le contexte actuel du Gabon, nous partirons des pratiques
martiales indigènes telles que le mesing des Fang. Dans le
processus du métissage, la pratique des arts martiaux asiatiques est
fortement influencée par la pratique autochtone : le
mesing. En effet, l'utilisation de la magie ou fétiche
(Mebia?) ou encore de sorcellerie (Mbo) dans la pratique des
arts martiaux implique chez les Fang un système de
représentations et de pratiques spécifiques qui place l'homme au
centre du monde et de l'univers.
Notre étude est une mise en rapport entre
l'utilisation du mesing ou « art martial fang »,
et celle des arts martiaux importés d'Asie. Cette mise en
rapport part d'un constat : les adeptes des différentes pratiques
traditionnelles arrivent à réaliser des prouesses analogues
à celles réalisées par les pratiquants d'arts martiaux
asiatiques dans l'accomplissement de leurs oeuvres. Il s'agit notamment de la
réalisation de la lévitation4(*), des casses5(*), des coupes 6(*) et des sauts de haute voltige7(*). Notons que pour les Asiatiques,
ces prouesses sont le plus souvent le résultat d'un très long
apprentissage de l'équilibre des forces naturelles. Les asiatiques
considèrent que : « le corps serait le
résultat de l'harmonie des trois éléments
intérieurs (...) et trois extérieurs (...)8(*) »
d'après Kim Minh Ho.
Sachant que la conception selon laquelle la sorcellerie
serait à l'origine de toute activité physique est présente
dans la mentalité fang, nous voulons donc comprendre la relation
existant entre cette dernière et la pratique des arts martiaux
importés d'Asie. Généralement le mot
bia? (magie ou sorcellerie) renvoie à deux
réalités : celle d'un support thérapeutique, quand il
s'agit notamment de sauver une vie humaine et celle d'un support magique. Dans
le cadre du mesing, le bia? est à la base de la
transformation des potentialités sportives des pratiquants Fang. Les
rituels d'acquisition de forces sorcellaires se pratiquent avec des objets
précis dont seuls les adeptes connaissent le sens. Le bia? est
souvent perçu chez les Fang comme un élément
incontournable, voire fondamental de toute activité socioculturelle. De
ce fait, il semble être incontournable dans l'«
émergence de la personnalité ». L'association du
bia? et du mesing ou la pratique des arts martiaux sorcellaires
est employée par les pratiquants initiés aux rites des arts de la
guerre (tels que eyala mboloso odjen, bedulu, abéré
akan ou ayan etan)9(*). Cette pratique permet d'accroître les
capacités physiques et spirituelles du pratiquant et de le rendre
indomptable par l'acquisition de reflexes de la rapidité, de
l'agressivité et du « blindage10(*) ».
La littérature anthropologique et de manière
générale, le problème de la puissance occulte donc de la
sorcellerie se traite différemment de la conception pionnière
inaugurée par Evans Pritchard.
« En effet, dès 1937, les anthropologues
tendaient majoritairement à localiser les rituels sorciers au sein des
sociétés rurales dites traditionnelles, et à expliquer la
fonction par la nécessité du maintien de l'harmonie (...). Cette
approche fonctionnaliste a pour conséquence de rétrécir le
champ d'analyse du phénomène de la sorcellerie. Au cours des
années 1990, le renouveau des études scientifiques ayant pris
également sa source parmi les anthropologues et les sociologues, met en
relief la vitalité de la sorcellerie au sein des instances les plus
modernes des sociétés africaines11(*) ».
Pour mieux s'imprégner de la réalité de
notre objet d'étude, nous avons mené une enquête de terrain
sur les questions liées au mesing et aux arts martiaux. Pour ce
qui est de la pratique ancestrale fang, c'est-à-dire le mesing,
nous avons basé premièrement notre enquête à Oyem
(Nord du Gabon) du 02 au 28 mars 2006, et du 24 mars au 30 juin 2007 avec un
échantillon de 47 personnes composé de 36 hommes et 11 femmes.
Nous y avons rencontré des interlocuteurs qui nous ont
évoqué l'art du mesing relié à la
présence de la force occulte, donc de la sorcellerie (ou
eseneya). Ils nous sont également relaté sa transmission
dans le processus de transformation de la personnalité de base de
l'initié. Par la suite, nous nous sommes rendus à Libreville
(capitale politique du Gabon) avec un échantillon de 28 personnes dont 1
une femme et 27 hommes. Les personnes interrogées sont pour la plupart
des maitres d'arts martiaux et certains pratiquants de renoms d'ethnie fang et
originaires du Nord Gabon. Ils nous ont expliqué le mécanisme par
lequel la sorcellerie sportive se déclenche sur le sportif et surtout
comment ce dernier percevait son pouvoir. Cette zone d'étude nous a
ainsi, permis d'assister à quelques démonstrations de mesing
et de la pratique sorcellaire des arts martiaux. Les résultats
obtenus avec l'enquête de terrain sont représentés dans
l'histogramme suivant.
Figure 1a: Répartition par sexe des
interlocuteurs, Figure 1b Répartition par âge des interlocuteurs.
![](Arts-Martiaux-et-Sorcellerie-chez-les-Fang-du-Gabon2.png)
![](Arts-Martiaux-et-Sorcellerie-chez-les-Fang-du-Gabon3.png)
(Conception et réalisation Nguema Akwe Olivier
P.)
L'intérêt des histogrammes est de mieux nous
informer sur la population qui a été ciblée par
l'enquête de terrain. Ainsi, la figure 1a représente la
répartition par sexe des enquêtés sous forme d'histogramme.
L'enquête effectuée portait sur des questions en rapport avec la
transformation de la personnalité liée au mesing et de
la pratique sorcellaire des arts martiaux. Ce premier histogramme montre le
nombre élevé des hommes par rapport aux femmes interrogées
sur le sujet.
Ce qui peut se traduire par une maîtrise de
l'information relative à la sorcellerie du mesing par les
hommes. Cela se justifie quand on sait la place réservée à
chaque sexe au sein de nos sociétés dites traditionnelles. Cette
division traditionnelle du travail par sexe fait en sorte que les hommes dans
leur grande majorité étaient destinés à combattre.
Notons que les connaissances relatives à cette discipline
guerrière n'étaient transmissibles qu'aux initiés et
à quelques rares personnes fréquentant le corps de garde
(Abaa)12(*).La
figure 2, représente la répartition par âge des
enquêtés en histogramme. Cette répartition tient compte des
tranches d'âges allant de 50 à 70 ans. On remarque une
différence nette d'espérance de vie entre les hommes et les
femmes. Les femmes semblent plus résister au temps par rapport aux
hommes. Cela s'expliquerait toujours grâce a la division traditionnelle
du travail. Les hommes ont toujours eu les travaux les plus ardus tels que
défricher, abattre les arbres pour les champs, ou couper du gros bois
pour le corps de garde. De tels travaux affaiblissent l'organisme rapidement.
Telles seraient en partie les causes liées à la mortalité
prématurée des hommes. A cela s'ajoute l'alcool et le tabac
qu'ils consomment régulièrement et en grande quantité.
Nos interlocuteurs nous ont fait comprendre que le
mesing tout comme les arts martiaux se répartissent en deux
genres : le premier genre est l'art simple ou naturel (innocent) et le
second, l'art sorcier. Chacun de ces deux types de combat obéit à
une formation physiologique de base commune. La différence se situe au
niveau de l'initiation pour distinguer le naturel du surnaturel.
Nous avons utilisé comme techniques de collecte de
données, la méthode par entretien, des enregistrements audio
phoniques, des photographies faites sur les besing et les pratiquants
d'arts martiaux. La localisation de la zone d'enquête est
représentée sur les cartes 1 a et b, 2 a et b ci-dessous.
Carte : 1 a
![](Arts-Martiaux-et-Sorcellerie-chez-les-Fang-du-Gabon4.png)
Catre : 1 b
![](Arts-Martiaux-et-Sorcellerie-chez-les-Fang-du-Gabon5.png)
Les cartes (1a et 1b) circonscrivent la première zone
d'enquête au Gabon. La carte 1a nous présente la province du Woleu
Ntem d'où sont issu les Fang interrogés par rapport à
notre étude. La carte 1b, elle, représente la localisation des
quartiers d'enquêtes dans la ville d'Oyem à savoir :
Tougou-tougou, Adzougou, Nguoéma et Eyénassi. C'est dans ces
quartiers que nous avons interrogé (47) personnes (les
maîtres initiateurs et lutteurs de mesing).
Carte : 2 a
![](Arts-Martiaux-et-Sorcellerie-chez-les-Fang-du-Gabon6.png)
Catre : 2 b
![](Arts-Martiaux-et-Sorcellerie-chez-les-Fang-du-Gabon7.png)
Les cartes 2a et 2b présentent la seconde zone
d'étude à savoir la province de l'Estuaire pour la carte 1 a. La
ville de Libreville pour la carte 2 b. C'est dans cette ville que nous avons
assisté à des démonstrations d'arts martiaux et de combats
de lutte traditionnelle. Nous y avons également interrogé (28)
personnes (maîtres et pratiquants d'arts martiaux) dans cette ville
notamment aux quartiers Olumi, Akébé plaine, Mindoubé,
Meléne, Alibading, charbonage, Nzeng ayong, Akourounam, Louis et les
Haut de Guégué.
Notre problématique va s'intéresser aux
propriétés mystiques ou occultes du mesing dans la
pratique des arts martiaux en tant que comportement pourvoyeur de forces
physique et spirituelle à travers l'eseneya (esprit ou
pouvoir). Nous cherchons aussi à comprendre comment mais surtout
pourquoi ces pratiquants introduisent-ils le pouvoir de la magie
(mebia?) dans la pratique contemporaine des arts martiaux, au lieu de
s'accorder au long processus d'apprentissage des principes de
l'équilibre des forces naturelles comme le font les Asiatiques. Comment
en effet, l'eseneya arrive-t-il à modifier le comportement du
pratiquant? Quelles sont les manifestations de l'eseneya pendant le
combat?
Nous entendons apporter des réponses à ces
interrogations grâce à l'analyse et à
l'interprétation des données recueillies sur le terrain au moyen
de l'observation directe et du guide d'entretien.
Pour conduire notre étude et pour énoncer nos
hypothèses de recherche, nous allons établir un rapport entre le
culturalisme parce qu'il comporte « le processus de transmission d'une
culture singulière13(*) » et la théorie dynamique
parce que toute société est soumise à des changements
sociaux avec le processus de globalisation.
Notre première hypothèse est de dire que si
chez les Fang, la transposition culturelle du mesing s'infiltre dans
la pratique contemporaine des arts martiaux à travers
l'eseneya, c'est que ces derniers pensent sûrement que les arts
martiaux importés ne sont que le « prolongement » de
la pratique du mesing d'où la compatibilité par des
techniques de combats. De même, ils estimeraient que l'art martial
asiatique n'est que le mesing sous une autre forme purgée de
son pilier central qui est l'eseneya qu'ils veulent restaurer. Si tel
est le cas, l'eseneya du mesing se révèle alors
être un aspect positif non seulement pour le sportif lui-même mais
aussi pour l'implantation des arts martiaux chez les Fang du Gabon.
La deuxième hypothèse est que dès lors
que l'on peut transposer le pouvoir du mesing (eseneya) dans
la pratique des arts martiaux, nous avons alors la preuve qu'il existerait
selon la conception fang dans les arts de la guerre un agent déterminant
de la puissance martiale que tout pratiquant porterait et apporterait en
naissant. Il revient simplement à la société le rôle
de l'éveiller et de le façonner en fonction de son art (ou
discipline sportive) ou autres activités.
En abordant le thème des forces sorcellaires dans la
pratique des arts martiaux et la lutte traditionnelle fang, nous avons voulu
montrer que les forces occultes constituent le support de toute valeur pour
asseoir la personnalité du nsing (ou lutteur). Chez les Fang,
la pratique du mesing ou des arts martiaux s'actualise avec leur
évolution culturelle. Ce faisant, ce peuple réinterprète
sa culture, en fonction de la dynamique sociale actuelle amorcée depuis
la colonisation.
Lexique
La nécessité d'expliquer au début de ce
mémoire les différents concepts qui composent la sorcellerie fang
est d'un intérêt capital. Leur compréhension
détermine la cohérence de l'ensemble du sujet traité. En
effet, seul le déploiement de tous les concepts endogènes fang
relatifs au mesing permettra de mesurer sa sphère d'influence
réelle dans la pratique des arts martiaux au Gabon.
Mesing
Etymologiquement, mesing provient du verbe asing
(lutter) qui dérive du terme asíng (haïr,
détester). Mesing (lutte) dérive ainsi de zing
(haine). Par glissement, c'est la haine (zing ou síng) qui
entraine la lutte (asing). Cette haine va donc entraîner la
personne à asing (lutter), contre la personne haïe. Le
mesing peut ainsi se pratiquer dans le meyirane (sorte de
bagarre de rue) sans aucune technique de frappe élaborée et
spécifiée. Le mesing, d'après Tsira Ndong
Ndoutoume dans le Mvett n'est autre chose que « La
volonté de la pratique déterminante des méthodes de
combats traditionnelles14(*), ». A l'origine, le
mesing était, d'après Tsira Ndong Ndoutoume15(*) une activité
guerrière et réservée spécialement aux grands
guerriers tels que : Asseng Mbane Ona, Elone Kam Afé, Engouang
Ondo, Obiang Medza, Nzé Medang, Ntoutoume Mfoulou, Angone Nzok, Nguema
Nsing Béré, Ondo Biyang et Medza me Mfoulou. Cette tradition
s'est perpétuée de génération en
génération. Le mesing consiste, en effet, à
terrasser l'adversaire par de saisies, de projections et des enfourchements.
Un exercice de force musculaire et de stratégie
liée à une capacité spirituelle imprégnée
d'une très forte présence occulte lié au
phénomène de l'eseneya qui sert de lien entre le
nsing et le monde des esprits de la nature (misissim ou
bekon). Cet esprit favorise également le contact entre le
nsing et les guerriers morts aux combats (mbot meluman) dont
les esprits errent dans la nature.
Eseneya
L'eseneya ou ésenga désigne
pour Philippe Laburthe-Tolra16(*), l'alliance qu'un individu scelle avec toute autre
conscience qui n'est pas humaine et qui constitue un double de son
allié. Il serait mis au service du guerrier comme moyen d'attaque et/ou
de défense. Leur intimité est si profonde que toute atteinte
faite à l'animal touche fatalement son allié humain.
L'eseneya renvoie de façon générale à un
animal (souvent un léopard, mais aussi une panthère ou un
serpent, un gorille ou une civette, etc.) que l'on détient dans le plus
grand secret et qui sert à commettre des forfaits de tous genres.
L'ésenga
« [...] chasse pour lui, le venge, le
protège au combat et contre tout evu adverse il cumule les
caractéristiques du chien, du léopard, de l'evu17(*) et du nkuk18(*). Si le maître est en
palabre avec un chef ou avec un village, il conduit son léopard dans ce
village, où il attaque les villageois. Si le maître veut que
l'animal attaque les hommes en général, ou des moutons, des
poules, il jette un os de l'être correspondant dans la zone de
forêt où habite le léopard, et celui-ci obtempère
à ce signal;. Dans ce cas, il laisse à son maître, dans un
coin précis de la forêt, la queue de ces
animaux 19(*)».
Cette catégorie d'eseneya est alors
appelé eyeng Pour paraphraser Ludovic Mba Ndzeng,
l'eseneya est à la fois un esprit avec lequel une personne est
liée mystiquement. Lien dont on remarque la manifestation. L'eseneya
est en même temps est esprit qui habite l'homme au moment de se
battre.
Ngenga?
Le mot ngenga? viendrait de ngan qui
signifie remède, amulette porteuse de forces occultes. Le
ngenga? serait donc le détenteur des forces occultes propres
à la sécurité et à la défense d'une
communauté et/ou d'un territoire donnés.
Le ngenga? est aussi le personnage central dans la
médecine traditionnelle. Spécialiste des plantes, il
détient la connaissance des remèdes naturels ou symboliques,
transmis de ngenga? à ngenga?, et de
génération en génération notamment au cours de
longues années d'initiation et d'apprentissage auprès d'un
maître. Le ngenga? est dans le monde fang, le redresseur de
torts, l'homme doué de puissance, interprète des
phénomènes cachés, dépisteurs de sorciers (et
parfois lui-même sorcier). Il est capable de voir dans l'invisible,
au-delà des apparences sans l'intermédiaire d'aucune technique
particulière.
Personnage omniprésent et ambivalent se situant dans
l'univers des vivants et des morts maîtrisant les forces surnaturelles,
le ngenga? exerce un réel pouvoir au sein de la
société. Il est le « réservoir » des
énergies et donateur de pouvoirs (puissances) occultes dont
l'eseneya en fait partie à ce titre, il a donc un rôle
éminent dans la société. Non seulement il administre au
cours des soins un traitement organique, mais encore, il sait que lorsqu'un
patient a mal à la tête ou au ventre (par exemple), c'est son
univers tout entier qui est atteint et qu'il faut soigner. Le traitement peut
relever soit de l'ordre organique, soit de l'ordre surnaturel et parfois des
deux ordres.
La préoccupation première du ngenga?
consiste de ce fait à trouver les causes du malaise familial et social
dont un grave accroc de santé est un symptôme tangible, et obtenir
la réconciliation qui s'impose.
Bia?
Ainsi, selon Philippe Laburthe-Tolra, « est
bia?, tout ce qui conserve, augmente ou restaure la force et
l'efficacité d'un homme, d'un groupe20(*) ». Il y
inclut les médicaments de la médecine moderne. Il appelle
« charmes magiques » les mebia?
« qui servent à obtenir le bonheur et à
détourner les ennemis21(*) ». Cependant le bia? a un
corollaire : l'eki (chose interdite, à éviter,
à repousser). Les deux sont liés comme l'envers et le revers
d'une médaille. L'acquisition de tout bia? se paye
(ayàan) normalement par le respect d'un eki (interdit)
correspondant qui est imposé par le ngenga? (au nom des
puissances invisibles) en même temps que le privilège qu'il
confère.
Le bia? peut aussi être entendu comme une
force, une puissance qui se présente généralement comme un
esisim (esprit) dont l'eseneya est un
« aliment » que l'on absorbe ou que l'on s'incorpore. Il
peut également se présenter comme un objet doté d'une
puissance surnaturelle que l'on conserve en secret soi à
l'intérieur ou à l'extérieur de sa maison. Mais la force
d'un bia? est caractérisée par son ambivalence. On croit
pouvoir l'orienter comme on veut ; suivant les besoins du moment, il peut
servir à construire ou à nuire. C'est ainsi que
« [...] les mêmes lianes entrelacées serviront
tantôt à postuler une étroite communion amoureuse avec une
personne aimée, tantôt à faire nouer les entrailles d'un
ennemi jusqu'à ce que mort s'ensuive22(*) ».
Art martial
Au sens littéral selon Kim Min-Ho dans L'Origine
Et Développement Des Arts Martiaux (1999), les asiatiques
eux-mêmes ont une conception globale des arts martiaux. Celle-ci tient
compte « des aspects sociaux, militaires, sportifs, médicaux,
philosophiques23(*) ». Cependant le terme martial
sous-entend une origine asiatique. Le mot art définit une aptitude, une
habilité à faire quelque chose. Le mot martial vient lui du latin
(martialis), avec « mars » pour racine et renvoie
au dieu de la guerre. Le mot martial dénote un caractère
de ce qui manifeste des dispositions combatives, belliqueuses ou
guerrières. L'utilisation du terme martial concernait initialement les
disciplines martiales japonaises. Celles-ci utilisent dans leurs pratiques une
part de technique et une part très développée de
philosophie. Philosophie se rapprochant d'une religion préparant
à la mort. L'appellation « art martial » s'est ensuite
vue appliquée à toutes disciplines de guerre de tous pays,
même si celles-ci ne possèdent pas de dimension spirituelle. Bien
que l'utilisation du terme « art martial » se soit
généralisée, il ne faut pas l'interpréter comme un
« sport de combat ».Toutefois, il y a lieu de faire une
nette distinction entre les termes « sport de combat » et
« art martial ». « Sport de combat »
signifie activité physique pratiquée sous forme de jeux,
d'exercices individuels ou collectifs en observant certaines règles. Cet
aspect ludique distingue les arts martiaux des sports de combat dont les
techniques dangereuses ont été expurgées. Le sport se
distingue donc à l'art martial à cause des dispositions
belliqueuses et guerrières.
Sorcellerie
Chez les Fang la tradition ne considère donc pas la
sorcellerie comme un bloc ou un monolithe inamovible. Ils la considèrent
comme une sorte de triptyque autour duquel s'articulent trois
éléments : le sorcier, la sorcellerie et la semence de la
sorcellerie.
Le sorcier apparaît comme l'élément
fondamental, la base et l'assise du phénomène de la sorcellerie.
C'est une personne physique dotée de connaissance et des pouvoirs
particuliers. Ces derniers le désignent par le terme de
mbia-nnem. Nnem signifie littéralement qui
possède la connaissance et le savoir. Ils désignent la
sorcellerie par le terme mbo, qui signifie au-delà de la
réalité physique et l'ordre naturel des choses. La sorcellerie
est définie comme un savoir sacré, permettant de connaître
la réalité fondamentale et substantielle des choses. La
sorcellerie chez les Fang n'est pas seulement perçue comme un pouvoir de
destruction mais aussi comme le fait magique support de toute
réalisation.
La sorcellerie est un ensemble de connaissances occultes
donnant accès à des pouvoirs spécifiques qui seront
utilisés de manière bénéfique ou maléfique
selon l'intention du sorcier ou nnem qui les détient. Chez les
Fang, la sorcellerie serait l'élément central du devenir social.
Le sorcier occupe une place de choix, il est à l'interface et en
même temps l'intermédiaire des deux mondes : le monde visible
et le monde invisible. « La sorcellerie est alors le trait
d'union entre l'individu et l'organisation invisible (univers des
esprits)24(*) ». Mais pour unir ces deux mondes,
à première vue opposés, le minimum qu'il faut avoir est
l'evu.
L'evu25(*) est une substance
charnière, à la fois l'être du mal et en même temps
l'instrument (invisible) qui rend possible la rencontre avec les ancêtres
et les génies qui peuplent la nature. L'evu peut être
l'Etre du mal parce que « l'organe permet en effet au sorcier
d'aller attaquer ses victimes dans le monde invisible de la nuit : le
vampire du sorcier sort de son corps par la fontanelle et s'en va agresser les
innocents dans leur sommeil26(*)» nous dit Julien Bonhomme. L'evu, est
l'organe essentiel de la sorcellerie africaine. Nul ne peut être sorcier
s'il ne détient en son corps, l'organe de la sorcellerie. Cet organe se
présente sous la forme d'une petite boule de chair palpitante de la
taille d'un oeuf de canne qui se situe à côté du foie ou
dans la vésicule biliaire du sorcier.
L'evu est généralement associé
au vampire qui lui-même est associé à la sorcellerie ayant
un but négatif ou positif. Ce qui fait écrire à Julien
Bonhomme en parlant du parcours initiatique du Bwete Misoko
« le vampire, d'origine maléfique est en
réalité une puissance profondément ambivalente. Il
possède en effet plusieurs usages intentionnels ; un homme
décide toujours délibérément de l'emploi qu'il fait
de son vampire : le plus souvent faire le mal, parfois faire le
bien27(*) ». De même, Lionel Obadia
dans son ouvrage sur La Sorcellerie déclare que
« le sorcier, celui qui manipule ces forces nuisibles, peut agir
dans un sens positif pour ses pairs et la collectivité, en se faisant le
spécialiste d'une magie protectrice tout aussi efficace que la
sorcellerie28(*) ».
Par rapport à cette ambivalence de la sorcellerie et
de son usage, nous utiliserons tout au long de ce travail le terme
« magie ». Il renvoie à un savoir fondé sur
des causalités analogiques et des correspondances entre les
éléments du monde au lieu de celui de sorcellerie.
La vision des Fang, donc la vision africaine de la
sorcellerie n'est pas la même que celle de l'Occident. Cette
dernière qui, généralement trouve dans la sorcellerie
africaine un pouvoir de nuisance ou une arme ayant pour but de maîtriser,
de calmer les phénomènes de la nature ou de punir les
déviants, « la sorcellerie est(...) tout ce qui touche
à l'intervention d'agents non naturels dans la vie humaine29(*) ».
C'est-à-dire que toute manifestation ou réalisation qui
échappe à la conception « naturelle » des
choses et ne peut en aucun cas avoir d'explication d'ordre physique. Alors
qu'au Gabon, le vampire ou sorcellerie désigne selon Julien Bonhomme
dans Le miroir et Le crâne « la source occulte de
toute puissance efficace, source érigée en véritable
composante de la personne au même titre que l'esprit30(*) ». La
sorcellerie est alors une façon d'agir d'une manière efficace
selon l'orientation du sorcier au lieu d'être un pouvoir nuisible. C'est
justement cette définition qui fait de la sorcellerie une puissance
efficace que nous adoptons pour notre travail.
Conclusion
L'objectif de ce mémoire était de rendre compte
des logiques qui sous-tendent la pratique des arts martiaux sorcellaire au
Gabon et de saisir le rôle du mesing et de celui de
l'eseneya dans la production d'une force surnaturelle liée aux
sports de combats. Suite à la dynamique actuelle que connaissent les
différentes sociétés et leurs cultures respectives. Les
arts martiaux n'ont pas pu échapper à ce mouvement et se sont
profondément transformés tant au niveau de la forme que du fond.
Kim Min-Ho énonce à ce propos que « nous voudrions
découvrir comment les arts martiaux ont été adaptés
dans le creuset social, politique, militaire et philosophique de chaque
pays.31(*) » Au Gabon, il semble que le
mesing soit le pilier central de la pratique martiale et de la
fabrication de l'humain chez les Fang. Cette omniprésence de
l'eseneya dans la pratique quotidienne du sport chez les Fang
révèle du lien existant entre ces derniers et les espèces
vivant dans la forêt.
Ce lien que ce peuple entretient avec les animaux est aussi
la matrice des arts martiaux asiatiques qui se basent sur l'imitation des
animaux afin de reproduire les gestes. L'objectif manifestement est d'inventer
une théorie de défense applicable à tous. Les Africains,
notamment chez les Fang, ce rapport homme/animal ou mieux homme/nature n'est
pas seulement un rapport d'observation de technique de défense mais une
appropriation de l'âme animale pour en faire une partie de son être
de soi. Cet animal devient par la suite le totem du pratiquant. Nous nous
inscrivons-là dans ce que l'on peut appeler « la sorcellerie
sportive ».
La sorcellerie sportive gabonaise se focalise sur
l'utilisation de l'âme animale par le procédé de
l'eseneya. Cette introduction d'un vecteur autre dans le sport
engendre une nouvelle forme de pratique qui n'est ni autochtone ni d'ailleurs,
mais qui trouve tout son sens dans la cohérence de la culture en
présence. Cette sorcellerie sportive n'est pas propre aux arts martiaux,
l'observation peut se faire ailleurs, dans d'autres disciplines sportives
qu'elles soient collectives ou individuelles. La pratique de ces
« espaces ludiques » porte des marques endogènes qui
signent leur spécificité, leur particularité.
* 1Le Gabon, sur la
façade atlantique de l'Afrique, au sud du Golfe de Guinée. A
cheval sur l'Equateur. Superficie (266.667 km²). Au nord, ses
frontières la Guinée Equatoriale et le Cameroun, à l'est
la frontière avec le Congo (Brazzaville). Long de la côte maritime
(Océan atlantique) : 800 km.
* 2 Les Bëti
forment un groupe constitué d'un ensemble
« Pahouin » qui inclut les Boulou et les Fang,
d'après Phlippe Laburthe-Tolra, Initiations et
sociétés secrètes au Cameroun, Karthala, 1985, p.
11.
* 3Ludovic Mba Nzeng,
« Para société » et pouvoir politique au
Gabon (2006).
* 4Technique qui consiste
à se mettre en suspension dans l'espace.
* 5Technique qui consiste
à détruire d'un seul coup de frappe des éléments
tels que les briques et les planches.
* 6Technique qui consiste
à trancher d'un seul coup de sabre un objet (chose) posé sur la
personne sans que cette dernière ne soit blessée.
* 7Technique d'acrobaties
spectaculaire.
* 8Kim Minh Ho, L'Origine
et le Développement des Arts Martiaux, L'Harmattan, 1999, p.
144.
* 9Ensemble de rites
initiatiques donnant accès à l'invulnérabilité chez
les Fang.
* 10Protection contre toutes
agressions involontaires aux armes blanches.
* 11J. Bernault et Joseph
Tonda, « La Dynamique de l'Invisible en Afrique » in
Politique Africaine, n°79, octobre 2000, p. 2.
* 12Abaa, (corps de garde)
endroit stratégique chez les Fang, joue le rôle de salon
réservé exclusivement aux hommes.
* 13R. Benedict cité par
Marie-Odile Géraud Olivier Leservoisier Richard Pottier dans Les
notions clés de l'ethnologie, Armand Colin, 1998, p. 146.
* 14Tsira Ndong Ndoutoume,
Le Mvett tome 1, Paris, L'Harmattan, 1970, p. 46.
* 15Tsira Ndong Ndoutoume,
Le Mvett tome 1, Paris, L'Harmattan, 1970, p.3.
* 16Philippe Laburthe-Tolra,
Initiations et sociétés secrètes au Cameroun,
Paris, Karthala, 1985, p. 149.
* 17evu, organe de
la sorcellerie africaine permettant au sorcier d'attaquer ses victimes dans le
monde de la nuit
* 18nkuk,
reliquaire que l'on garde dans le plus grand secret et qui sert de
« dieu » ou d'esclave selon la finalité de son
acquisition.
* 19Ludovic Mba Ndzeng,
« Para société » et pouvoir politique au
Gabon, thèse de doctorat N/R, Paris .Sorbonne, 2006.
* 20Philippe Laburthe-Tolra,
Initiations et sociétés secrètes au Cameroun,
Karthala, 1985, p. 140.
* 21Philippe Laburthe-Tolra,
Initiations et sociétés secrètes au Cameroun,
Karthala, 1985, p. 141.
* 22Philippe Laburthe-Tolra,
Initiations et sociétés secrètes au Cameroun,
Karthala, 1985, p. 144.
* 23Kim Min-Ho,
L'Origine et Développement des Arts martiaux, l'Harmattan,
1999, p. 13.
* 24Bernardin Minko
Mvé, Gabon entre tradition et post-modernité. Dynamique des
structures d'accueil fang, Paris, L'Harmattan, 2003, p. 137-138.
* 25Evu :
élément fondamentale de la sorcellerie africaine.
* 26Julien Bonhomme, Le
miroir et le crâne, Editions CNRS Paris 2005, p.154.
* 27Julien Bonhomme, Le
miroir et le crâne, Editions CNRS Paris 2005, p. 154.
* 28Lionel Obadia, La
sorcellerie, Paris, Cavalier Bleu, 2005, p. 24-25.
* 29Lionel Obadia, La
sorcellerie, Paris, Cavalier Bleu, 2005, p. 3.
* 30Julien Bonhomme, Le
miroir et le crâne, Editions CNRS Paris 2005, p. 154.
* 31Kim Min-Ho, L'Origine
et le développement des arts Martiaux, L'Harmattan, 1999, p. 19.
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