REMERCIEMENTS
Nous tenons à exprimer notre gratitude à
l'égard du professeur Ntima Nkanza, doyen de la Faculté de
Philosophie Saint Pierre Canisius, qui nous a introduit à l'intelligence
de la pensée arendtienne et qui a bien voulu diriger ce travail. Nous
savons bon gré à tout le corps professoral,
particulièrement aux professeurs Mushamalirwa Cicura et Mutunda Mwembo
pour nous avoir accompagné, respectivement, durant les séminaires
de première et de deuxième année. Nos sincères
remerciements s'adressent également à tout le personnel
administratif de la Faculté et au père Bueya Emmanuël qui
nous a encouragé dans la rédaction de ce travail. Nous ne saurons
oublier nos `co-séminaristes' : Makwa, Somé, Ouedraogo et
Tonduangu. Veillez trouver dans ces lignes l'effort de notre cheminement
partagé et de notre quête inachevée vers le
sens !
Nous ne saurons faire l'économie du soutien dont
nous bénéficions de la communauté jésuite saint
Pierre Canisius. Que tous nos formateurs, tous les ouvriers y compris,
agréent l'expression de notre reconnaissance avérée. A
toute la famille Mbombo ; à toute la famille Luboya ; à
toute la famillle Mambu ; à toute la famille Mbu ; à tous
les membres de notre équipe de vie Cana et à notre cher animateur
Isangu ; au père Allary ; au père Hubert Mvula, au
père Tshibamfumu, à la soeur Kaja Kayembe, à monsieur
Simon Mbombangi , nous disons de vive voix : merci infiniment !
Puisse le Seigneur se souvenir de la
générosité des gens qu'il a daigné mettre sur notre
chemin. Nous pensons donc à (la) : maman Jane Mputu, maman Elie
Mingiedi, maman Dada Georgette, maman Jeanne Mawota, maman Nkanka, maman Nkalu,
Fidéline Lukula, Wivine Nkusu, Obierge Makiese, Mamie Ngemba,
Béatrice Mambu, Prisca, Gerard Maindo, Richard Ntontelo,
Françoise Finisi, Etienne Mangombo, Joseph Mvunzi, Guy Mokengo, Loris
Ekakasani, Joelle Issesa, Berthe Mingi, Florence Booto, Océan Aniwe,
Martin Bilolo, Arnold Mbolekuni, Malick Ilo, Famé Lobota, Ghislain
Ndombasi et Guy-Roger Nzamba.
INTRODUCTION
GÉNÉRALE
Après les Origines du totalitarisme, Hannah
Arendt, dans la Condition de l'homme moderne, pose les jalons d'un
univers non totalitaire.1(*)
Aussi, découvre-t-on l'effort de l'édification d'un monde commun,
inter homines esse, traversant de part en part sa
pensée.2(*)
Poser les conditions de possibilité d'un univers non
totalitaire, c'est questionner la politique dans son essence, dans ses
éléments constitutifs et dans ses notions corrélatives. Et
une des réalités politiques mise à mal par le
régime totalitaire est celle du `guide' ou du `leader'. Le leadership
totalitaire, Reichführer, a voulu se faire passer pour le
modèle par excellence de la conduite d'une nation, mieux de
l'incarnation parfaite de l'Esprit en politique.
Puisque chez les hommes, on trouve parfois des mythes et des
mensonges dans la vie politique, il faut chercher à savoir si vraiment
le nom `führer' témoigne du leadership politique et qu'il
n'a pas été établi sans convenance aucune.3(*) Pour ce faire, Hannah Arendt
entend puiser dans les intuitions primordiales et les intentions fondamentales
de la politique où la conception du leadership contredit
l'idéologie pour faire place à la véritable
réalité : « [...] qu'on ajoute ou retranche une
lettre [au mot `leader'], cela n'a pas non plus d'importance, pourvu que
règne dans le nom la réalité de la chose qu'il [est
supposé] mettre en évidence. »4(*) Il sied donc de découvrir
les origines réelles du leadership politique afin d'en extraire derechef
« l'esprit originel qui s'est tristement évaporé des
mots mêmes de la langue politique, laissant derrière des coquilles
vides propres à régler presque tous les comptes,
indépendamment de leur réalité phénoménale
sous-jacente. »5(*)
Notre monde a été étourdi, et l'est
encore aujourd'hui, à coups de propagande par des prétendus
leaders politiques qui se sont déclarés`guides
éclairés et avérés' ou `meneurs
d'hommes attitrés' sans pour autant l'être dans les
faits. Nombre d'entre eux ont rendu méconnaissable la politique, en
appliquant à son administration les maximes habituellement valables pour
un ménage bien ordonné. Dès lors, la politique repose sur
des règles de conduite et d'agir s'inspirant des relations entre
maîtres et esclaves : rien ne se fait si le maître ne sait
ce qu'il faut faire et ne donne ses ordres aux esclaves qui les
exécutent sans savoir.6(*) Dans ce contexte, plus d'un ont cru à ces
légendes et superstitions des `hommes forts' en politique qui,
seuls avec une maîtrise de la catégorie du `faire',
étaient convaincus de forcer la collaboration et de mobiliser la
coaction non plus des citoyens, mais de leurs sujets.
Cependant, au gré des événements, il est
apparu que ces mêmes guides et meneurs ne comprenaient plus la politique
comme un `vouloir-vivre-ensemble' par la mise en commun des paroles et
des actes, mais comme l'imposition de la volonté d'un seul. Ils ont fini
par traiter les hommes, massifiés dans l'anonymat de l'isolement, comme
des matériaux, gouvernés par des lois sans humanité comme
on ferait des tables ou des chaises.7(*) Que des crises, que des guerres, que des luttes
partisanes, que des tueries et des événements sans nom ont
été des retombées paupérisantes de cette forme
dévoyée, truquée, du leadership politique.
Eu égard à tout ce qui précède,
Hannah Arendt entend redorer le blason terni du leadership politique qui, loin
d'être une simple revendication nominale, est une prise au sérieux
de la politique et du vécu dans la mouvance de la pluralité. Pour
elle, il faut opérer un retour au sens et au vécu authentique du
leadership politique. Car, il semble bien se trouver un malaise quelque part.
D'où vient que le rôle, et non le
métier, du guide politique que doit jouer le premier d'un Etat,
s'avilisse au travail du souverain, de tyran, de despote... ? Comment en
est-on arrivé au fait que le rôle du roi en vienne
à s'évanouir dans celui du souverain qui monopolise la
force de ses pairs qui l'ont aidé et sans lesquels il n'aurait rien
obtenu ? D'où est née l'illusion, la superstition, la fable,
la croyance populaire à l'`Homme fort' ou à la force
extraordinaire d'un seul homme dans le domaine politique ? Le rôle
du leader politique se confond-il à celui du souverain ?
Notre travail se veut une redécouverte de la
pensée arendtienne dans son effort de mise en cause des structures
tendant à occulter l'originalité ou l'authenticité de
l'agir politique. Nous allons découvrir un leadership politique à
l'aune de la pluralité : non pas `ce que' fut le leader,
mais `qui' fut le leader. Il est fort à parier qu'une telle
pensée aidera l'Afrique, à assainir sa politique et sa conception
du leadership politique vu toute la déroute du passé dont nous
payons les frais aujourd'hui. Bien plus, cette pensée très
ouverte peut à n'en point douter éclaircir notre quête du
vrai pouvoir et de la vraie politique au niveau international.
Notre étude est subdivisée en trois
chapitres :
- le premier chapitre traite de la notion arendtienne de la
pluralité comme fondement et mesure de l'action politique. Comme
l'être humain ne peut guère se définir au singulier, parce
qu'il est `toujours-ouvert-à- la-pluralité' d'hommes
sur la terre, la politique ne peut jamais se concevoir comme
l'oeuvre ni le travail d'un seule volonté. L'action
politique refuse l'isolement et exige la constante présence
d'autrui : la pluralité est la conditio sine qua non et la
conditio per quam de la politique chez Hannah Arendt.
- le second chapitre mettra en exergue les implications
marquantes de pluralité sur le plan politique. Nous découvrirons
l'exigence de la parole et de l'action de tous ; de
l'égalité et de la distinction ; de l'espace politique entre
égaux et du pouvoir comme puissance émanant de tous.
- Le troisième chapitre, traitant du leadership
politique, se reçoit comme conséquence logique de deux premiers,
c'est-à-dire que le leadership politique chez Hannah Arendt se
définit à la lumière de l'incontournable pluralité
dans ses implications politiques.
Au terme de cette analyse, nous émettrons quelques avis
critiques avant de conclure.
CHAPITRE PREMIER
LA PLURALITÉ :
CONDITIO SINE QUA NON ET CONDITIO PER QUAM DE LA POLITIQUE
Il s'affirme dans la pensée politique de Arendt la
pertinence et la radicalité de la pluralité comme thérapie
efficace contre la mégalomanie et le monisme totalitaire :
« Apparemment simple, cette idée de pluralisme mérite
d'être approfondie puisqu'elle résonne dans toute la pensée
de Arendt, dont elle ordonne les clivages à des niveaux très
divers, et conduit notamment à un pluralisme
politique. »8(*).
La pluralité s'impose avec radicalité dans toute vie humaine, car
« aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au
désert, n'est possible sans un monde qui, directement ou indirectement,
témoigne de la présence d'autres humains.»9(*)
Dans ce chapitre, nous nous donnons comme tâche de
comprendre cette pluralité qui influe sur ce que nous pouvons appeler la
conception arendtienne du leadership. En quoi cette pluralité est-elle
intrinsèquement liée à l'action politique au point de
soutenir qu'il n'y a point de politique sans les hommes au pluriel ?
Pourquoi cette pluralité est-elle à la fois conditio
sine qua non et conditio per quam de la politique ?
Il nous semble pour l'instant indiqué de restituer brièvement le
surgissement de cette condition humaine de pluralité.
I.1. De l'isolement du
travail et de l'oeuvre à la pluralité de l'action
Dans ce qu'elle appelle la vita activa, `ce
que nous faisons', Hannah Arendt désigne trois activités humaines
fondamentales : le travail, l'oeuvre et l'action. Et ces trois
activités sont fondamentales dans la mesure où elles sont
l'expression complète des conditions de base dans lesquelles la vie sur
terre est donnée à tout être humain : les
activités qui traditionnellement sont à la portée de tous
les êtres humains. 10(*)
S'agissant du travail, Hannah Arendt le fait
correspondre au processus biologique du corps humain, dont la croissance
spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption
sont liés aux productions élémentaires :
« A son origine comme à sa fin, le travail tourne dans le
cercle du processus naturel, puisqu'il vise exclusivement à la
satisfaction des besoins primitifs de la vie : activité qui [...]
ne laisse aucune trace durable, le résultat de l'effort laborieux
[s'évanouit] dans la consommation qui en détruit le
produit.»11(*)
La condition humaine du travail est la vie
elle-même : l'homme travaille à la sueur de son front pour
vivre, pour maintenir son processus vital. C'est pour cela qu'il n'y a pas
tellement de différence, à ce stade, entre l'homme et l'animal.
Hannah Arendt appelle l'homme soumis au travail l'animal
laborans : « l'activité du travail n'a pas besoin de
la présence d'autrui, encore qu'un être peinant dans une
complète solitude ne puisse passer pour humain : ce serait un
animal laborans, au sens rigoureux du terme. »12(*)
Par opposition au travail, l'oeuvre se
présente comme un refus de la naturalité de l'existence humaine.
Car, elle produit un monde artificiel d'objets qui diffèrent de tout
milieu naturel.13(*) En
cela, l'oeuvre assure une certaine durabilité et stabilité du
monde. Elle est donc à la fois monument du passé et
mémoire pour le futur. Aussi loge-t-elle chacune des vies individuelles
à l'intérieur de ses frontières, mais se destine à
leur survivre et à les transcender toutes :
l'appartenance-au-monde, la mondanité, est la condition humaine
de l'oeuvre.14(*)
L'homme qui produit les artefacts est appelé l'homo
faber parce qu'il est de quelque degré supérieur à
l'animal laborans : « l'homme à l'ouvrage,
fabriquant, construit un monde qu'il serait seul à habiter, serait
encore fabricateur, non toutefois homo faber : il aurait perdu sa
qualité spécifiquement humaine et serait plutôt un dieu -
non certes le Créateur, mais un démiurge tel que Platon l'a
décrit dans un de ses mythes. »15(*)
La dernière activité humaine, mais pas la
moindre, est l'action entendue ici comme action politique. L'action,
correspondant à la condition humaine de la pluralité, est la
seule activité mettant directement en rapport les hommes, sans
l'intermédiaire des objets ni de la matière. Elle est en outre la
seule activité qui demeure la prérogative de l'homme
exclusivement ; ni bête ni dieu n'en est capable, elle seule
dépend entièrement de la constante présence
d'autrui.16(*)
L'action trouve sa vérité et son sens non pas au
niveau de l'homme au singulier, mais à l'échelle de l'homme au
pluriel. En réalité, ce sont les hommes, et non pas l'homme, qui
vivent sur terre et habitent les monde : « les hommes au
pluriel, c'est-à-dire les hommes en tant qu'ils vivent et se meuvent et
agissent en ce monde, n'ont l'expérience de l'intelligible que parce
qu'ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent
eux-mêmes. »17(*)
Ainsi, la pluralité humaine est la condition de
l'action, parce que nous sommes tous pareils : nous sommes humains, donc
égaux, sans que jamais personne soit identique à aucun autre
homme vécu, vivant ou encore à naître.18(*) Il va sans dire que l'action
politique refuse l'isolement, car être isolé, c'est être
privé d'agir : « l'action et la parole veulent être
entourées de la présence d'autrui de même que la
fabrication a besoin de la présence de la nature pour y trouver ses
matériaux et d'un monde pour y placer ses produits. »19(*)
En comparant le travail et l'oeuvre d'une part et l'action
d'autre part, Hannah Arendt montre à suffisance que les deux
premières activités se réalisent et s'accomplissent dans
l'isolement : l'animal laborans et l'homo faber sont
soumis à un régime d'isolement qui ne sait pas les mettre
directement en face des hommes. Cet isolement contredit parfaitement la
condition humaine de la pluralité. Par son isolement pour produire les
artefacts, l'homo faber fuyant le monde et ses habitants, nie l'espace
que le monde offre aux hommes et, plus que tout, cette part publique du monde
où chaque chose et chaque homme s'exposent à la vue
d'autrui.20(*) Et dans
l'`oeuvrer', l'artisan ou l'ouvrier, avant qu'il n'expose l'oeuvre de ses mains
dans un semblant d'espace public', a nécessairement besoin de s'isoler
du monde des hommes.
Cependant, cette situation de l'isolement ne
concerne pas seulement l'homo faber ; elle est davantage le gage
de l'animal laborans. Bien que les conditions sociales du travail et
l'organisation du travail exigent la présence simultanée de
plusieurs travailleurs pour toute tâche donnée et brisent les
barrières de l'isolement, l'animal laborans est celui qui dans
et par son travail ne se trouve en rapport qu'avec de la matière, non
avec des hommes. Dans le travail, le corps reste captif de son
métabolisme avec la nature, l'identité se confond dans
l'uniformité et, au mieux, il n'est possible que de faire corps avec
autrui sans qu'il n'y ait jamais réelle communauté.21(*)
On ne se doute, vu les considérations qui
précèdent, que le travail et l'oeuvre ne sont pas capables de
pluralité où les hommes agissent et parlent entre eux. La
pluralité ne sait surgir à un stade où l'homme ne traite
qu'avec la nature soit dans la servitude naturelle du travail de notre corps,
soit dans la violence artificielle de l'oeuvre de nos mains. Pour Arendt, on ne
devient vraiment homme qu'en dépassant le privatif de ces
activités non plurielles.
Force est donc de dire que l'activité
spécifiquement humaine n'est ni le travail qui promeut le processus de
la vie biologique, ni l'oeuvre qui façonne le monde, mais l'action qui
nécessite toujours la pluralité des hommes. Autrement dit, le
fondement de la pluralité se trouve dans la dimension ontologique
même de l'homme. S'il est évident pour Aristote que l'homme est un
animal politique par nature, Hannah Arendt soutiendrait que l'homme n'est pas
à concevoir au singulier, car il est
`toujours-déjà-au-pluriel'.
La pluralité nous introduit dans l'univers du politique
où l'homme est censé créer les conditions d'un devenir
positif avec autrui : ni l'univers laborieux du besoin, ni le monde des
artefacts ne sont à même de faire droit à la
pluralité humaine.22(*)
I. 2. La pluralité
consubstantielle à la politique
L'exploration des formes de l'activité humaine non
seulement met à jour les structures qui conditionnent l'existence, mais
aussi entend protéger l'action politique du critérium du travail
et de l'oeuvre. D'où, ce qui sert de norme dans les deux
premières activités de la condition humaine, n'a pas
automatiquement droit de cité dans l'action politique où l'homme
n'est ni en face de la nature, ni la plus haute espèce parmi les
espèces animales, mais un humain parmi les autres humains. Il faut donc
reléguer le travail, l'oeuvre et l'action dans leurs sphères
propres.
En fait, Hannah Arendt s'insurge contre la prédominance
moderne du travail qui, transgressant sa sphère propre, s'annexe
notamment tout le domaine de l'oeuvre et de l'action politique. Aussi
remarque-t-elle que « même les présidents, les rois, les
premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires
à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne
reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des
oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie.»23(*) Mais, pourquoi Arendt
relègue-t-elle le travail et l'oeuvre dans le domaine de
l'apolitique ?
Le travail est essentiellement apolitique parce qu'elle est
« l'activité dans laquelle l'homme n'est ni uni au monde ni
aux autres hommes, seul avec son corps, face à la brutale
nécessité de rester en vie. »24(*) Cependant, on pourrait arborer
l'argument selon lequel l'homme au travail est d'une certaine façon uni
aux autres hommes pour soutenir que le travail est en quelque manière
politique. Hannah Arendt reconnaît que l'animal laborans
vit en présence et en compagnie d'autrui, les autres hommes au
travail, mais cette compagnie n'a pas les marques distinctives d'une
pluralité in se.25(*) Bien que dans sa nature le travail peut rassembler
les hommes en équipes dans lesquelles les individus agissent ensemble
comme un seul l'homme, l'esprit de communauté qu'imprègne le
travail ne donne pas encore naissance à une communauté pleinement
politique parce que pleinement humaine.
Un autre argument corroborant l'aspect apolitique du travail,
c'est le fait que celui-ci requiert l'effacement de toute conscience
d'individualité et d'identité et ne repose pas sur
l'égalité mais sur l'uniformité :
l'uniformité qui règne dans une
société basée sur le travail et la consommation, et qui
s'exprime dans le conformisme, est intimement liée à
l'expérience somatique du travail en commun, où le rythme
biologique du travail unit le groupe de travailleurs au point que chacun d'eux
a le sentiment de ne plus être un individu, mais véritablement de
faire corps avec les autres.26(*)
En sus, le travail s'accompagne toujours du nivellement et du
conformisme qui non seulement sont apolitiques, mais peuvent bien être
aussi en certaines proportions antipolitiques. L'esprit de communauté
que nécessite le travail est une nature collective qui loin de fonder
une réalité reconnaissable, identifiable pour chaque membre de
l'équipe, réclame au contraire l'annulation de soi. C'est pour
cette raison que « toutes les « valeurs »
dérivées du travail, outre sa fonction évidente dans le
processus vital, sont entièrement
« sociales » : elles ne diffèrent pas
essentiellement du surcroît de plaisir que l'on éprouve à
manger et boire en compagnie.»27(*)
Bien qu'il échappe au cycle de la
répétition du même qui mine et ruine le travail, l'homo
faber n'est pas encore aussi politique, il est apolitique mais à un
degré différent de l'homo laborans : contrairement
à l'animal laborans dont la vie sociale est grégaire et
`sans-monde', et qui, par conséquent, est incapable de
construire ou d'habiter un domaine public, l'homo faber est
parfaitement capable d'avoir un domaine public à lui, même s'il ne
s'agit pas de domaine politique proprement dit.28(*)
L'homo faber arrive quand même à
combattre l'isolement complet dans lequel il est plongé quand il
fabrique ses artefacts : il crée, mutatis mutandis, son domaine
public, où par le biais de ses produits, il apparaît et s'unit,
à quelques égards, à d'autres hommes. Son domaine public,
c'est le marché où il peut se livrer à la parade en
exposant les oeuvres de ses mains : « en lui-même,
l'homo faber reste apolitique puisqu'il vit dans
« l'isolement » [...] même si par le marché,
l'ouvrier accède bien à un substitut d'espace
public. »29(*)
Autrement dit, « les gens qui se rencontrent au marché ne sont
pas d'abord des personnes : ce sont des producteurs de produits ; ils
ne viennent pas pour se faire voir, ni même pour montrer leurs talents
[...], mais pour montrer leurs produits.»30(*) C'est encore une vie inhumaine dans une
société où l'échange des produits est devenu la
principale activité publique ; les hommes perdent leur valeur en
tant qu'hommes ; ils ne sont plus jugés en tant que personnes mais
en tant que producteurs, d'après la qualité de leur production.
On peut donc dire que l'homo faber est apolitique
parce que « les formes spécifiquement politiques de l'union,
de l'action en commun et du dialogue échappent complètement au
domaine de la productivité artisanale, ce n'est qu'en s'arrêtant,
lorsque son produit est achevé, que l'ouvrier peut sortir de son
isolement. »31(*) Puisque dans la politique nul ne peut agir seul, la
puissance du marché de l'homo faber est celle d'échange
combiné que chacun des participants a acquise dans l'isolement.32(*) C'est qui est à
fustiger à ce stade c'est bien le manque des relations avec autrui qui
s'absorbe dans le primat des produits.
Tout compte fait, l'animal laborans et l'homo
faber, contrairement à l'homme de l'action politique, sont donc
à proprement parler apolitiques parce qu'ils inclinent à traiter
la parole et l'action d'occupations oiseuses. Ce qui compte pour ces deux types
d'hommes c'est l'exercice de la force pour le premier et le déploiement
de la violence, comme refus de la naturalité, pour le second.
Nous pouvons provisoirement dire que la force et la violence
chez Hannah Arendt, si elles ne sont pas pré-politiques, sont alors
antipolitiques. L'animal laborans et l'homo faber ont leurs
yeux non pas tournés vers les hommes, mais vers la nature :
la nature, aux yeux de l'animal laborans, est la
grande pourvoyeuse de toutes les bonnes choses qui appartiennent
également à tous ses enfants, lesquels « les lui
prennent » et « s'y mêlent » dans le
travail et la consommation. La même nature, aux yeux de l'homo faber, le
constructeur du monde, « ne fournit des matériaux presque sans
valeur en eux-mêmes », et dont toute la valeur réside
dans l'oeuvre accomplie sur eux.33(*)
Il ressort de cette exploration de la vita activa, par ses
trois modalités fondamentales, que seule l'action est humainement
politique. La pluralité est consubstantielle à la politique comme
agir entre pairs. C'est avec et par elle que se réalise l'action
politique chez Hannah Arendt : « Si tous les aspects de la
condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique,
cette pluralité est spécifiquement la condition- non seulement la
conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam- de
toute vie politique. »34(*)
En conséquence, la pluralité est la loi de la
terre et vivre, comme l'avait si bien compris les Romains, est toujours
inter homines esse, c'est-à-dire `être parmi les hommes'.
Nous accédons dans l'univers politique où l'homme se situe
directement en présence d'autres hommes, sans intermédiaire
quelconque, ni pour exercer la force, ni pour déployer la maîtrise
des outils et la fabrication des objets, mais pour échanger les paroles,
agir ensemble, et partant donner place à l'action de tout un chacun. La
politique et tout ce qui y va de pair présupposent la pluralité
vécue dans la mise en commun de paroles et d'actions.
CHAPITRE DEUXIEME
LES IMPLICATIONS POLITIQUES
DE LA PLURALITÉ
Il est certain que la pluralité est exigeante et
entraîne des implications politiques de taille. Nous allons, dans le
présent chapitre, découvrir celles qui semblent capitales,
à notre avis, pour une politique et un leadership politique à
l'aune de la pluralité.
II.1. La pluralité
humaine dans l'action et dans la parole de tous
Chez Arendt, l'agir est comprise toujours
à la fois comme lexis et praxis. : le langage et l'action sont
considérées, à la suite de l'antiquité grecque,
comme choses égales et simultanées, de même rang et de
même nature. Par conséquent, l'action politique, dans la mesure
où elle ne participe pas de violence, s'exerce
généralement au moyen du langage.35(*) Puisque la force exigée dans le travail et la
violence artificielle permettant l'avènement de l'oeuvre, sont
rejetées de la sphère politique, les hommes quand ils
apparaissent vraiment comme personnes, ou comme des humains dignes de ce nom,
n'ont besoin que d'agir et de parler ensemble.
Ce qui faisait défaut à l'homo
laborans et à l'homo faber, avions-nous dit, c'est
l'absence de l'agir et du parler à plusieurs. C'est-à-dire que
l'homme qui exerce sa force et sa violence contre la nature n'a pas besoin de
l'action ni de la parole puisque celles-ci ne sont de mise qu'au sein d'une
communauté de personnes.
Il n'y a pas d'action ni de parole solitaire. L'agir et le
parler, à l'opposé du `travailler' et de l' `oeuvrer', se
conjuguent toujours au pluriel et nécessitent à jamais le
dialogue puisque, à ce stade, l'homme n'est pas en face de la nature
qu'il doit dompter ou transformer, mais en face et avec ses semblables, ses
pairs qui, comme lui, parlent. Pour Arendt, la politique véritable ne
commence qu'avec cette parole partagée qui est à vrai dire une
parole donnée, créatrice et opérante. « Quand le
rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par
définition, parce que c'est le langage qui fait de l'homme un animal
politique. Et toute action de l'homme, tout savoir, toute expérience n'a
de sens que dans la mesure où l'on en peut parler. »36(*)
La parole et l'action révèlent l'unique
individualité de chaque homme ; c'est par elles que les hommes se
distinguent au lieu d'être simplement distincts. A dire autrement, la
parole et l'action sont les modes sous lesquels les êtres humains
apparaissent les uns aux autres, non certes comme des objets physiques, mais en
tant qu'hommes. A en croire Arendt, une politique à taille humaine est
bien celle qui, en vertu de la pluralité qui la précède et
la fonde, fait pièce à la parole et à l'action de tout un
chacun. Car « c'est par le verbe et l'acte que nous nous
insérons dans le monde humain et cette insertion est comme une seconde
naissance dans laquelle nous confirmons et assurons le fait brut de notre
apparition physique originelle. »37(*)
Il en résulte qu'une vie politique sans la parole et
l'action de tous est une vie non humaine et ipso facto non vécue parmi
les hommes. L'agir politique chez Arendt est essentiellement l'initiative de
plusieurs, et partant la politique est animée par une exigence ou un
devoir de sincérité et de vraie relation entre les hommes de la
même communauté.38(*) Il faudrait donc des structures qui permettent
à cette transparence et à cette vérité
d'apparaître au grand jour, c'est-à-dire au vu et au su de tout le
monde. Parole et action font apparaître ce que nous sommes à
l'égard des autres et ce que les autres sont à l'égard de
nous-mêmes : « en agissant et en parlant les hommes font
voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités
personnelles uniques [...] Cette qualité de révélation de
la parole et de l'action est en évidence lorsque l'on est avec autrui,
ni pour ni contre- c'est-à-dire dans l'unité humaine pure et
simple. »39(*)
Ainsi, personne ne peut se dispenser de cette révélation
très capitale pour Arendt :
bien que personne ne sache qui il révèle
lorsqu'il se dévoile dans l'acte ou le verbe, il lui faut être
prêt à se risquer cette révélation [...] Ce sont des
solitaires, contre tous les hommes [qui] restent, par conséquent, en
dehors des rapports humains et, politiquement, ce sont des figures marginales
qui d'ordinaire, montent sur la scène de l'Histoire aux époques
de corruption, de désintégration et de banqueroute
politique.40(*)
Par-delà l'exigence de la vérité, Hannah
Arendt pose, une exigence idoine pour toute action politique à
savoir : le dialogue entre pairs. Toute action politique authentique ne
peut pas ne pas supposer la riche diversité d'hommes dans l'espace
politique, et cela implique une `inter-action' et une
`inter-locution'. Ainsi, l'`être-ensemble', affirmation
de la pluralité, repose sur la mise en commun des paroles et des actions
des citoyens : la décision ne résulte plus de l'emploi de la
force ni de l'exercice d'une violence, mais s'affirme comme la
résultante d'actes de langage. Par conséquent, le politique a
pour nerf le dialogue qui révèle les affaires publiques aux yeux
de la cité tout entière.41(*)
La place accordée au dialogue, par Hannah Arendt, tire
son origine de la Grèce antique où les citoyens savaient bien
organiser l'espace public en discussions entre citoyens. Dans
l'`inter-locution' incessante, les Grecs découvrirent que le
monde que nous avons en commun est habituellement constitué d'un nombre
infini de situations différentes, auxquelles correspondent les points de
vue les plus multiples. Et « dans un flot d'arguments tout à
fait inépuisable, le Grec apprenait à échanger son propre
point de vue, sa propre opinion comme la manière dont le monde lui
apparaissait et s'ouvrit à lui, avec ceux de ses
concitoyens. »42(*)
Toutefois, il arrive bien souvent que l'action et la parole
perdent leur signification humaine et politique. Dans pareil cas, le dialogue
s'estompe et la politique cesse d'exister : faute de la
révélation de l'agent dans l'acte, l'action perd son
caractère spécifique. Cela se produit chaque fois que
l'unité humaine est perdue et que les hommes se lancent dans la force et
utilisent les moyens de la violence afin d'atteindre certains objectifs au
profit de leur parti et contre l'ennemi. En de telles circonstances qui ont
sûrement toujours existé, la parole devient en effet du bavardage,
ce n'est plus qu'un moyen en vue d'une fin, qu'elle serve à tromper
l'ennemi ou à étourdir tout le monde à coups de
propagande.43(*)
Somme toute, la pluralité, qui est la loi de
l'humanité, offre une place à tous et à chacun, d'agir et
de parler ensemble pour la construction d'un vrai espace politique. L'homme se
découvre ainsi dans ses relations avec autrui, c'est -à- dire en
tant qu'il n'est pas au singulier, mais au pluriel avec les autres dans la
parole et dans l'action. Avec la pluralité, nous sommes conduits
à une réalité politique autorisant l'expression de toutes
les opinions, aussi divergentes soient-elles. C'est le `nous' de la
pluralité qui l'emporte sur le `moi totalitaire'. Il faut alors noter
que la mise en commun d'actes et des paroles fait des citoyens des égaux
sans pour autant supprimer leurs différences, contribuant ainsi à
la prospérité de l'Etat. Ce `vouloir-vivre-ensemble'
implique nécessairement à la fois l'égalité et la
distinction.
II.2. La pluralité
dans son double caractère d'égalité et de distinction
La pluralité comprise par l'action et la parole de
tous, inaugure un système politique autorisant l'expression de toutes
les opinions. En d'autres termes, Hannah Arendt voudrait responsabiliser tous
les citoyens et par-là leur faire comprendre que l'édification de
leur Etat est l'affaire de tous et de chacun. Pour cela, il sied de comprendre
que l'Etat est toujours fait des hommes qui doivent être égaux et
distincts à la fois. Mais que comprendre par cette égalité
et cette distinction ?
Les hommes ayant adopté l'agir au pluriel, sont
conviés d'intégrer les deux réalités
inhérentes à cette pluralité. En principe, il s'agit d'une
seule réalité qui se comprend dans un double mouvement :
la pluralité humaine, condition fondamentale de
l'action et de la parole, a le double caractère de
l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient
pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni
comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer
l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux.
Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se
distinguant de tout autre être présent, passé et futur, ils
n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire
comprendre.44(*)
Arendt met un accent particulier sur la valeur de
l'égalité dans l'établissement d'un Etat. Dans l'espace
politique arendtien, il n'y a pas de `plus- hommes' ni des `moins-hommes'. Il
n'y a pas non plus de race aryenne !
Cependant, l'égalité dont parle Arendt n'est pas
une égalité de par notre naissance. Car, elle est une
égalité politique qui prend sa source dans
l'égalité grecque, instituée parce que les hommes par
nature ne sont pas égaux et qu'ils ont besoin d'une institution
artificielle, la polis, qui par la vertu de sa norme les rends
égaux : « l'égalité que l'on trouve dans
le domaine public est nécessairement une égalité de gens
inégaux qui ont besoin d'être `égalisées'
à certains égards et pour des fins politiques
spécifiques. »45(*)
En parlant de l'égalité politique, il sied donc
de faire la part des choses, car cette isonomie ne signifie guère
une égalité des biens, autrement dit une égalité
économique. Ce qui revient à dire qu'il n'y a
d'égalité politique que lorsque tous les citoyens ont
accès à l'espace public et que la loi, identique pour chacun,
autorise l'égale participation au pouvoir.46(*) S'il faut le dire autrement,
l'égalité politique cherche à mettre un terme aux rapports
de domination ou de soumission dans la polis. Elle s'inscrit en faux contre
toute tendance d'inféoder la politique par le rapport
maître-esclave ou par la relation entre un seigneur et ses vassaux.
L'égalité politique vise à établir les relations
parfaitement réciproques entre tous. Mais, cela ne veut nullement dire
qu'une fois les citoyens reconnus égaux, ils cessent d'êtres
distincts.
D'aucuns jugeraient paradoxale cette égalité
politique du fait qu'elle aille de pair avec la distinction. Hannah Arendt
supprime le malentendu : « si l'action en tant que commencement
correspond au fait de la naissance, elle est l'actualisation de la condition
humaine de natalité, la parole correspond au fait de
l'individualité, elle est l'actualisation de la condition humaine de
pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi les
égaux.»47(*)
C'est donc une erreur politique que de ne pas remarquer
qu'inévitablement les hommes se révèlent comme sujets,
comme personnes distinctes et uniques même s'ils se consacrent tout
entier à des objectifs mondains ou matériels.48(*)
Dans l'égalité de condition politique, on ne
s'attend pas à ce que tous les citoyens travaillent comme un seul homme
dans un esprit de communauté frisant l'uniformité ou le
conformisme La nature collective, caractéristique du travail, loin de
fonder une réalité reconnaissable, identifiable pour chaque
membre, requiert au contraire, en fait l'effacement de toute conscience
d'individualité et d'identité.49(*) L'égalité politique refuse que la polis
soit organisée en un `ménage national', une seule et
énorme famille où les citoyens auraient les mêmes opinions
et les mêmes intérêts. Bien plus, il faut rejeter la
tendance de l'esprit grégaire régnant au sein d'un troupeau
dirigé par un seul berger. C'est pour cela qu'Arendt adopte
l'égalité grecque au grand dam de l'égalité
moderne. En effet, cette égalité moderne, fondée sur le
conformisme inhérente à la société de masse et qui
n'est possible que parce que le comportement a remplacé l'action comme
mode primordial des relations humaines, diffère à tous les points
de vue de l'égalité antique, notamment de celle des cités
grecques : appartenir au petit nombre des égaux, c'était
pouvoir vivre au milieu de ses pairs.50(*)
Il en résulte que les communautés politiques ne
sont réalisables que lorsque les gens différents et
inégaux, au paravent, prennent conscience et veulent vivre ensemble. Et
ce qui règne dans une telle communauté, c'est la relation de
citoyenneté : les critères ethniques, raciaux, tribaux et
ceux du foyer tombent caduques. On retiendra alors que le respect des
distinctions et des différences, ouvre à une compétition
loyale culminant dans l'excellence. Les Grecs en sont, pour Hannah Arendt, le
paradigme on ne peut plus indépassable :
le domaine public lui-même était animé
d'un farouche esprit de compétition : on devait constamment s'y
distinguer de tous les autres, s'y montrer constamment par des actes, des
succès incomparables, le meilleur de tous [...] en d'autres termes, le
domaine public était réservé à
l'individualité ; c'était le seul qui permettait à
l'homme de montrer ce qu'il était réellement, ce qu'il avait
d'irremplaçable. C'est pour pouvoir courir cette chance, par amour d'une
cité qui la leur procurait à tous, que les citoyens acceptaient
de prendre leur part des charges de la défense, de la justice et de
l'administration.51(*)
Toute compte fait, aller au principe du politique ne veut pas
dire résorber les différences, mais les affiner. Il ne faudrait
pas confondre la symphonie avec l'unisson et le rythme avec le pas
cadencé, car la polis humaine ne pense pas sous le signe de
l'unité : « le politique diversifie autant qu'il assemble
et les discordances elles-mêmes ne demandent jamais à être
résolues comme une composition. »52(*) Cependant, la question que
l'on pourrait se poser à présent est celle de savoir où
cette égalité et cette distinction pourraient-elles être
vraiment vécues ? Puisqu'il s'agit de l'égalité
politique, l'espace susceptible de nous accueillir en tant qu'égaux et
hommes distincts, vivant dans la pluralité effective, c'est l'espace
politique.
II. 3. La pluralité
vécue dans l'espace politique
L'égalité politique tout comme
la liberté, soutient, Hannah Arendt, ne peut s'appliquer que dans
certaines limites et à l'intérieur des limites d'un espace. Il
n'est de pluralité effective, c'est-à-dire d'action et de parole
en commun, qu'à l'intérieur de l'espace politique. Sans doute, il
est question de la polis grecque, car c'est avec l'avènement de la polis
que s'est formée de manière tangible l'espace politique chez les
Grecs.53(*)
La polis chez les Grecs n'a pas toujours
existé ; elle est l'oeuvre d'une volonté politique où
les hommes ont accepté, sans coercition et sans influence contraignante,
le `vivre-ensemble'. Pour éviter tout arbitraire et prendre en
considération la pluralité qui exige l'impartialité, les
Grecs délimitèrent les contours d'un espace artificiel par la
loi : « avant que les hommes se missent à agir, il
fallait un espace défini et une structure où puissent avoir lieu
toutes les actions subséquentes, l'espace étant le domaine public
de la polis et sa structure c'est la loi. »54(*) Mais, pourquoi cette
organisation de la polis doit-elle être garantie par la loi ?
Comme nous pouvons bien le remarquer, l'espace politique
présuppose une législation. Ce n'est donc pas dans l'anarchie
que les hommes doivent agir les uns avec les autres et se considérer
tous comme égaux et distincts. En d'autres mots, au seuil de l'espace
politique se place la nécessité du cadre constitutionnel qui doit
prévenir toute démesure dans l'agir en commun et ainsi ordonner
et canaliser les rapports entre les acteurs politiques. Tout citoyen ayant
franchi cet espace, par son courage, doit développer la vertu de la
modération et celle du respect des limites. Nul ne peut dire, qu'il soit
à la tête de l'Etat, que tout lui est permis.
Ainsi, la législation avait pour mission
pré-politique de clarifier les règles de jeu :
« a leur avis [chez les Grecs], le législateur était,
comme le constructeur du rempart, un homme qui avait à faire et terminer
son ouvrage avant que l'activité politique pût
commencer. »55(*) Bien plus, l'organisation de la polis chez les Grecs
était garantie par des lois de peur que personne n'en change
l'identité au point de la rendre méconnaissable.56(*)
L'espace politique pour les Grecs et pour Arendt, qui veut en
être l'héritière, permet non pas de brimer la
pluralité humaine et faire prévaloir la vérité d'un
seul ou la loi d'un seul, mais de promouvoir un lieu où s'exprime
radicalement la participation commune aux décisions. La polis s'y
présente ainsi comme un remède contre la fragilité des
affaires humaines :
le remède originel, préphilosophie, que les
Grecs avaient trouvé pour cette fragilité était la
fondation de la polis. La polis, née et toujours enracinée dans
l'expérience et l'opinion grecques antérieures à la
polis, de ce pourquoi il vaut la peine, pour les hommes, de vivre
ensemble [...], à savoir la mise en commun « des paroles et
des actes », avait une double fonction. En premier lieu elle
était destinée à permettre aux hommes de faire de
façon permanente, encore que sous certaines réserves, ce qui
n'avait été possible que comme une entreprise rare,
extraordinaire, pour laquelle il leur fallait quitter leurs foyers. La seconde
fonction de la polis [...] est d'offrir un remède à la
futilité de l'action et du langage : car pour un exploit digne de
renommée il y avait assez peu de chances de n'être pas
oublié, de devenir vraiment « immortel » [...] La
polis [...] garantit que ceux agissent pourront fonder ensemble le souvenir
immortel de leurs actes bons et mauvais, inspirer l'admiration de leur
siècle et des siècles futurs.57(*)
Il appert que l'espace politique est un lieu
privilégié de l'incroyable floraison des talents et des
génies. La cité grecque du début à la fin, a eu
pour premier objectif de faire de l'extraordinaire un phénomène
ordinaire de la vie quotidienne : « la polis devait multiplier
les occasions d'acquérir la « gloire immortelle »,
c'est-à-dire multiplier en chacun les chances de se distinguer, de faire
voir en parole et en acte qui il était en son unique
individualité »58(*)
Il faut aussi retenir que l'espace politique en tant que
monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche de tomber les uns
sur les autres. De la sorte, il est un espace du débat et de
délibération à plusieurs : les choses y sont vues par
un grand nombre d'hommes sous une variété d'aspects sans changer
d'identité. C'est un espace éclaté,
décentralisé, un monde `poly-archique' plutôt que
`mono-archique'. Les citoyens y voient l'identité dans la
parfaite diversité et alors seulement apparaît la
réalité du monde, sûre et vraie : dans les conditions
d'un monde commun c'est la variété des perspectives qui garantit
le réel.59(*)
Hannah Arendt refuse que la polis passe pour une immense
famille ; elle récuse l'hystérie des foules et les
conditions de la société de masse où les gens se
comportent tous soudain comme en un immense `foyer-national' en multipliant et
prolongeant niaisement la perspective de leurs voisins ou le commandement de
leur guide'. La polis refuse aussi l'incursion du privé dans son
organisation, car le privé fait que les hommes deviennent privés.
Ils sont privés de voir et d'entendre autrui, comme d'être vus et
entendus par autrui ; ils se font tous prisonniers de la
subjectivité de leur propre expérience qui ne cesse pas
d'être singulière. « La privation tient à
l'absence des autres ; en ce qui les concerne l'homme privé
n'apparaît point, c'est donc comme s'il n'existait pas. Ce qu'il fait
reste sans importance, sans conséquence pour les autres, ce qui compte
pour lui ne les intéresse pas.»60(*)
De ce qui précède, le domaine public se
présente au vu et au su de tout le monde, car le mot `public', soutient
Arendt, « désigne le monde lui-même en ce qu'il nous est
commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons
individuellement.»61(*) L'espace politique est un espace qui offre à
tous et à chacun un lieu de rencontre, mais une rencontre qui n'est pas
une collision. Car, ceux qui s'y présentent y ont des places
différentes, la place de l'un ne coïncide pas plus avec celle d'un
autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l'espace:
ce public space, qui est le propre du seul domaine
politique, doit donc être entendu au sens fort comme un lieu commun, un
espace à plusieurs voix qui permet non pas d'être devant tous,
mais face à face en entente directe qui interdit l'anonymat. Une fois
celui-ci résorbé, la politique dégénère en
dispersion tyrannique, où nous est contestée toute marque
d'individuation, ou en concentration totalitaire qui, « en
écrasant les hommes les uns contre les autres », les
réduit à l'état de masse amorphe.62(*)
II. 4. Le pouvoir et la
puissance à la mesure de la pluralité
La pluralité comme condition sine
qua non et condition per quam de la politique, est au coeur,
sinon au fondement du pouvoir et de la puissance chez Hannah Arendt. En
réalité dans la Condition de l'homme, ce qui est dit de
la puissance l'est aussi du pouvoir, car tous deux présupposent et
exigent la pluralité pour qu'ils viennent à être.
Néanmoins, est-il possible à un individu agissant seul, contre
tous, dans une ferme solitude, d'avoir le pouvoir et être puissant?
Qu'en est-il du pouvoir et de la puissance politiques à la mesure de la
pluralité ?
A en croire Arendt, la puissance d'une
communauté politique n'est pas le fruit des instruments de violence,
mais de l'action et la parole des tous. En conséquence, une puissance
qui n'est pas actualisée, c'est-à-dire une puissance qui n'est
plus rendue possible par la présence permanente des citoyens
égaux, finit par disparaître. La solution la meilleure pour une
actualisation incessante de la puissance réside dans un
`tenir-ensemble' de l'action et de la parole. Cela devient patent
lorsque la parole et l'action de tous se communiquent, lorsque les mots
ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas
à voiler les intentions mais à révéler les
réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et
détruire mais à établir des relations et créer des
réalités nouvelles. »63(*)
Toutefois, la puissance qui assure l'existence du domaine
public, de l'espace potentiel d'apparence entre les hommes agissant et parlant,
n'est pas à confondre avec la force ni l'énergie qui est la
qualité naturelle d'un individu isolé, parce qu'elle ne jaillit
que parmi les hommes lorsqu'ils agissent et défaille dès qu'ils
se dispersent.
Force est d'admettre que la puissance, eu égard
à son aspect possible et non inamovible, est pleinement
indépendante des facteurs matériels, du nombre ou des ressources.
Raison pour laquelle « un groupe relativement peu nombreux, mais bien
organisé peut dominer presque indéfiniment de justes empires
populeux et [...] que des petits peuples l'emportent sur de grandes et
riches. »64(*)
A l'origine de la puissance se trouve le rassemblement des
hommes, et ceux-ci doivent vivre assez près les uns des autres pour que
les possibilités de l'action soient toujours présentes. C'est la
puissance, en tant qu'organisation de tous, maintient la cohésion des
citoyens. C'est ainsi qu'elle n'a pas des limitations physiques dans la nature
humaine et dans l'expérience corporelle de l'homme, comme il en est le
cas pour la force.
S'agissant du pouvoir, il faut noter qu'il correspond
pour commencer à la condition de pluralité. L'omnipotence
n'existe pas dans la politique arendtienne, car elle est destructrice de la
pluralité.
le pouvoir correspond à l'aptitude de l'homme à
agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n'est
jamais une propriété individuelle : il appartient à
un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n'est pas
divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu'un est « au
pouvoir », nous entendons par là qu'il a reçu d'un
certain nombre de personnes le pouvoir d'agir en leur nom. Lorsque le groupe
d'où le pouvoir émanait à l'origine se dissout [...] son
« pouvoir » se dissout également.65(*)
Dans les conditions de la vie humaine, il n'y a d'alternative
qu'entre la puissance et la violence. Celle-ci peut être exercée
par un seul homme sur ses semblables et peut être aussi acquise par un
groupe d'hommes jusqu'à en posséder le monopole. Seule la
violence, contrairement à la force, peut détruire la puissance
sans pour autant la remplacer. De là résulte la combinaison
politique de violence et de l'impuissance qui se déploie de
manière spectaculaire et véhémente, mais dans une
futilité totale, ne laissant ni monuments ni légendes, à
peine assez de souvenirs pour figurer tout au plus dans l'histoire. Cette
combinaison de violence et d'impuissance est ce que Arendt appelle la
tyrannie.66(*)
La crainte séculaire qu'inspire la tyrannie, comme
forme de gouvernement, ne vient pas seulement de sa cruauté, puisque le
nombre des tyrans bienveillants et des despotes éclairés
l'atteste, mais de l'impuissance et de la futilité auxquelles elle
condamne les souverains autant que les sujets. C'est ici que Arendt
évoque l'intuition enrichissante de Montesquieu sur les formes de
gouvernement : Montesquieu comprit que la grande caractéristique
de la tyrannie est de dépendre de l'isolement parce que le tyran est
isolé de ses sujets et les sujets sont isolés les uns des autres
par la peur et la suspicion mutuelle. C'est pourquoi la tyrannie n'est pas
une forme de gouvernement parmi tant d'autres : elle contredit la
condition humaine essentielle de pluralité, dialogue et
communauté d'action, qui est la condition de toutes les formes
d'organisation politique.67(*)
En outre, la tyrannie empêche la puissance de se
développer dans sa totalité ; autrement dit elle produit
l'impuissance aussi naturellement que les autres systèmes politiques
produisent de la puissance : la tyrannie se caractérise toujours par
l'impuissance des sujets qui ont perdu leur faculté humaine d'agir et
parler ensemble ; mais elle n'est pas ipso facto marquée du sceau
de la stérilité parce qu'on peut y trouver l'émergence des
arts et des métiers.68(*)
Il résulte de ce qui précède que le
pouvoir et la puissance chez Hannah Arendt ne sont jamais la prérogative
d'une seule personne, fût-il le premier de la polis. Le pouvoir et la
puissance naissent parmi les hommes qui se rassemblent par la mise en commun de
leurs paroles et de leurs actions. Il n'y a donc pas de pouvoir absolu ni de
puissance absolue :
le pouvoir est donc phénomène collectif qui
surgit, non de la rivalité, mais de la communication où les
opinions s'échangent sans qu'un individu ou un groupe possède
jamais la capacité de déterminer les décisions des
autres ; son expression normale est l'interaction (l'interlocution), non
la compétition qui suppose un vainqueur.69(*)
Comme nous pouvons le remarquer, par les implications
politiques de la pluralité, nous sommes de plein pied dans un
communauté politique où rien ne sait se réaliser sans
l'apport ni la présence constante de tous les citoyens aux
différents niveaux de l'administration de l'Etat. C'est ainsi que Hannah
Arendt prend la pluralité pour fondement et pour mesure du leadership
politique.
CHAPITRE TROISIEME
HANNAH ARENDT ET LE
LEADERSHIP À L'AUNE DE LA PLURALITÉ
En faisant fond sur la pluralité comme condition
obligée de la politique et sur ses implications politiques, nous avons
voulu tracer un chemin pouvant nous donner accès à la
découverte du leadership politique dans la pensée arendtienne,
plus précisément dans la Condition de l'homme
moderne.
Nous avions dit au frontispice de ce travail que Arendt
entendait redorer l'image terni du leadership politique, cette image rendue
méconnaissable par le leadership totalitaire que nous pouvons appeler le
Reichführer, comme le règne du guide. Mais en amont de
cette forme dévoyée du leadership totalitaire se trouvent
plusieurs philosophies et théories politiques méconnaissant de
plein gré ou par ignorance la condition de la pluralité qui doit
résider au coeur de toute politique. Il s'agit principalement de Platon,
de Hobbes et de Machiavel sans oublier, à quelques égards,
Aristote.
Platon et Hobbes, à en croire Arendt, sont les premiers
des penseurs à avoir dénaturé la pluralité humaine,
le nerf central de la politique. S'il en est ainsi, ces deux philosophes
s'inscrivent en faux contre le leadership politique à l'aune de la
pluralité. Essayons maintenant de présenter ces formes
dévoyées du leadership et par-là entrer dans
l'intelligence du point nodal de notre étude.
III. 1. Les conceptions
monistes du leadership : la substitution du `faire' à l'`agir'
Le leadership moniste vient de la
volonté d'une personne de se débarrasser de la pluralité.
Or, se débarrasser de la pluralité c'est supprimer le domaine
public, de l'espace de l'apparence. Ces conceptions se présentent comme
une fuite de la fragilité des affaires humaines ; comme une
série d'essais en vue de découvrir les fondements
théoriques et les moyens pratiques d'une évasion
définitive de la politique : se réfugier dans une
activité où l'homme, isolé de tous, demeure maître
de ses faits et gestes du début à la fin. D'après Hannah
Arendt, la « tentative de remplacer l'agir par le faire est manifeste
dans tous les réquisitoires contre la démocratie qui, d'autant
plus qu'ils sont mieux raisonnés et plus logiques, en viennent à
attaquer l'essentiel de la politique. »70(*) Découvrons ces
conceptions monistes du leadership politique.
III. 1. 1. Le leadership
totalitaire : le Reichführer
Hannah Arendt met au bûcher le
Reichführer, le règne du guide absolu. Il va sans dire
qu'il s'agit de la figure de Hitler et de tout son système. Le
totalitarisme en tant que type de régime inédit est apparu
à l'ère moderne, et est destiné à organiser la vie
des masses.71(*) Le
leadership totalitaire constitue une rupture avec tous les régimes
possibles, en particulier ceux qui peuvent en être rapprochés,
qu'ils soient despotiques, tyranniques ou dictatoriaux. On puit donc dire que
le leadership totalitaire désigne la soif du pouvoir, la volonté
de domination, la terreur ainsi qu'une structure étatique monolithique.
Autrement dit, c'est la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul homme
qui l'exerce de manière à réduire tous les autres à
l'impuissance en vertu du `führerprinzip' : le désir
que l'humanité n'ait qu'une seule tête.72(*)
Trouvant son assise dans la société de masse,
le totalitarisme fait de la désolation son expérience
constitutive. D'après Hannah Arendt, la désolation est un
substitut de principe d'action en tant qu'une perte d'apparence au monde des
hommes : inter homines esse desinere, cesser d'être parmi
les hommes. C'est bien une `mort politique', déracinement
radical s'accomplissant comme inutilité de l'homme : privation d'un
espace politique, mais également de la condition de la pluralité
constitutive à cet espace. Ainsi, les hommes sont non seulement
isolés, mais surtout repliés sur la sphère privée
détruisant la sphère publique de la vie. Il s'y
caractérise aussi une perte d'identité et de distinction. C'est
le règne de l'idéologie et de la terreur qui subsiste
après la perte du monde et du `vivre-ensemble'. La terreur est
ce qui régit la conduite des hommes lorsqu'a été
éradiquée la possibilité même de l'agir, d'une
liberté et d'une égalité politiques.73(*)
Dans le totalitarisme, les citoyens, s'ils en
méritent encore le nom, sont coupés du sens commun et de la
pluralité des perspectives sur le monde. Ainsi, le vrai devient le pur
produit d'une volonté, celle du führer. La liberté
de penser est exclue, car l'idéologie devient l'ersatz d'un principe
d'action politique pour des individus privés de tout
intérêt et de toute conviction. Cette idéologie est la
force en acte d'un mouvement qui emporte tout le monde sur son passage au nom
des lois supérieures de la nature de l'histoire. Il s'ensuit une
destruction de toute force de légalité au sens d'un cadre
constitutionnel requis dans un corps politique. La loi qui vaut ici est celle
du leader.74(*)
De ce qui précède, le leadership totalitaire
se manifeste par le caractère infaillible des prédictions du
chef. La réalité est entre les mains de la volonté du chef
décryptant les lois infaillibles. Les conditions de survie de ce
leadership coïncident avec les mécanismes de défense et
l'adoption des systèmes qui protègent de la
réalité, c'est-à-dire du pluralisme des points de vue qui
pourrait venir des pairs et partant contredire sa logique
mono-idéique.75(*) Le danger de la pluralité n'est pas seulement
qu'il y ait plusieurs points de vue au lieu d'un seul, mais surtout le fait que
le rapport de l'esprit du réel où celui du régime ne
figurait plus qu'un point de vue parmi d'autres.
Ainsi, pour se défendre du danger de la
pluralité, la volonté toute puissance du führer
doit se réfugier dans le secret et sauvegarder celui-ci par toute une
série d'enveloppes protectrices. A en croire Arendt, le fonctionnement
du totalitarisme nous présente un leadership dont la structure est en
forme d'oignon, c'est-à-dire avec plusieurs enveloppes protégeant
le guide : (1) au centre, protégé de toute atteinte se
trouve le führer et ses déclarations toujours infaillibles
non par quelque accord entre ses pensées et la réalité,
mais parce que le réel est d'emblée ce que sa volonté
décrète et qu'il échappe au démenti venant de
l'expérience. (2) La première enveloppe, celle de l'élite
ou des membres du parti unique et inique, forme la protection la plus
rapprochée du chef. Elle ne fait pas crédit à celui-ci et
à ses paroles, mais elle doit les interpréter sans délai
en termes d'intentions. (3) La seconde enveloppe protectrice est celle des
sympathisants et autre compagnons de route. Ceux-ci croient aux paroles du chef
et, parce que dupés, jouent un rôle essentiel pour la
crédibilité du régime et constituent le meilleur
système de protection du régime contre les attaques du
réel. (4) En dernière strate, se trouve la masse des individus
atomisées et isolés qui représente pour finir une
extériorité réduite au maximum par la terreur. C'est
à cette masse qu'est destinée l'idéologie.76(*)
Ce mécanisme où l'on voit l'Etat
développer une structure plutôt amorphe, assure le pouvoir maximal
au guide qui se voit toujours être obéi : le guide donne
à ses propres paroles et ses propres ordres force de loi. La
volonté du chef qui décrypte le sens de l'histoire à la
lumière de l'idéologie trace la voie à un mouvement
où l'humanité s'abîme dans la création d'un monde
fictif qui défie toutes les catégories en usage dans les
pratiques et les institutions humaines. Il s'ensuit donc l'asservissement des
hommes, la terreur y règne sans partage, l'éradication de toute
appartenance au monde, la déshumanisation de l'homme, la destruction de
l'individualité au profit du conformisme et de l'uniformisme qui
parachèvent le processus en réduisant chaque homme à un
faisceau de réactions et interdisant la moindre
spontanéité de l'action.
Bref, le leader totalitaire se présente comme refus de
critique de la part de ses subordonnés, car ceux-ci doivent `faire'
tout en son nom et pour son bien. S'il veut corriger ses propres erreurs, le
guide doit liquider ceux qui les ont dévoilés et il blâme
les erreurs des autres en les tuant, comme l'homo faber insatisfait
des oeuvres de ses mains peut bien les détruire sans scrupule. Le
fûhrer se présente comme un imposteur qui, en tout et
pour tout, doit avoir raison. La normativité émigre dans sa
volonté qui rejette le libre consentement des citoyens. Ainsi, la
délibération entre pairs se présente comme un obstacle
majeur contre sa domination. Il faut donc un seul guide, une seule nation et un
seul peuple atomisé comme un seul homme.77(*) De la sorte, l'impératif catégorique
du Reichführer s'impose : « agir de telle sorte
que si le Führer connaissait ton action [supposée
être sa volonté] il l'approuverait. »78(*)
III. 1. 2. Platon : le
roi-philosophe ou le leadership à la dermiurgos79(*)
Pour Hannah Arendt, Platon serait
le pionnier du maniement de la politique et la gouvernance de l'Etat
d'après la technique des métiers. Selon la philosophie politique
de Platon, en effet « la politique est une technè, un
art comparable à des activités comme la médecine ou la
navigation où, de même que dans la danse ou le jeu de l'acteur, le
« produit » est identique à l'acte qui
s'exécute.»80(*)
D'après Hannah Arendt, c'est dans le domaine du `faire'
que Platon prend ses exemples pour démontrer la plausibilité de
ses propos politiques : le règne du roi-philosophe est un moyen
pour persuader la multitude de suivre les normes du petit nombre, ou pour
établir la domination du petit nombre sur le grand nombre. De la sorte,
la polis devient un corps politique fait des dogmes de la contemplation du
roi-philisophe et non une mise en commun des paroles et des actions de
tous : la soi-disant idée éternelle unique du philosophe
domine une multitude d'hommes et instaure une doctrine de la permanence et de
l'unicité du modèle du guide d'après lequel l'Etat peut
être fabriqué.
Il est certain que la division entre savoir et faire, si
étrangère à l'action, est une expérience
quotidienne de la fabrication dont les processus se présentent en deux
temps : d'abord la perception de l'image ou la forme (eidos) du
produit futur, ensuite l'organisation des moyens et le début de
l'exécution. C'est pourquoi Hannah Arendt affirme que la philosophie
politique de Platon entend combattre la frustration triple de l'agir à
plusieurs : résultats imprévisibles, processus
irréversible et auteurs anonymes. C'est donc une tentative
erronée de vouloir trouver un substitut à l'action dans l'espoir
d'épargner au domaine des affaires humaines le hasard et
l'irresponsabilité morale qui sont les marques signalétiques de
la pluralité d'agents.81(*)
En conséquence de ce qui vient d'être
exposé, le leader politique chez Platon se présente comme le
Démiurge, du grec demiurgos, artisan : il s'agit
d'échapper aux calamités de l'action en se réfugiant dans
une activité où l'homme, isolé de tous, demeure
maître de ses faits et gestes du début à la fin.82(*) Il y a donc un lien entre le
Démiurge et le roi-philosophe. Comme le Timée
le décrit, le Démiurge ou l'Artisan fabrique l'âme et
le corps du monde en tenant son regard fixé sur les Formes,
modèles éternels, tandis qu'il travaille un matériau
préexistant. Tout comme le roi-philosophe, Gardien et
incarnation du savoir, `fait' la polis à partir de la contemplation de
la Forme du Bien. C'est grâce à ces Formes éternelles que
le roi-philosophe arrive à diriger l'état, sur lequel il
exerce le pouvoir absolu.
Il faut noter que dans l'Etat idéal de Platon,
d'après la République, les gardiens auxiliaires ou les
soldats, bien qu'ayant pour tâche de garantir la sécurité
de l'Etat à l'extérieur, s'emploient de l'intérieur
à la soumission des autres citoyens au roi-philosophe. En
outre, bien que Platon évoque la structure d'une gouvernance
collégiale des philosophes se consacrant à tour de rôle
à la direction de l'Etat, il s'agit toujours d'un pouvoir absolu, requis
pour l'homo faber, le fabricant, et les oeuvres de ses mains.83(*)
A lire Platon avec attention, on se rend compte que le
roi-philosophe est le pendant politique du Démiurge, car tous deux
n'agissent pas : ils `font' ou `fabriquent' la république à
partir de leur contemplation qui est pour Hannah Arendt une fuite du monde des
affaires humaines, de la vraie apparence entre égaux. Le
roi-philosophe comme le Démiurge, Artisan de l'âme et du
corps du monde, `fait' la politique dans l'exigence de l'isolement
indispensable pour l'activité de l'`oeuvrer' où l'homo
faber s'isole avec l'idée de l'objet futur à créer.
En concevant l'espace public à l'image d'un objet
fabriqué, Platon pose comme condition qu'une maîtrise ordinaire,
une expérience dans l'art politique est comparable à celle que
l'on peut avoir dans tous les arts et métiers. Dans ce sens, Platon est
le premier, selon Hannah Arendt, à fournir un plan de montage pour
fabrication d'Etats ; il reste en outre l'inspirateur de toutes les
utopies : « Dans la République, le
roi-philosophe applique les idées comme l'artisan ses règles et
ses mesures ; il « fait » sa cité comme le
sculpteur sa statue ; et pour finir, dans l'oeuvre de Platon ces
idées deviennent des lois qu'il n'y a plus qu'à mettre en
pratique. »84(*)
Il est évident que le leadership platonicien oppose une
fin de non recevoir à la condition humaine de pluralité, qui est
la conditio sine qua non et conditio per quam de l'espace de
l'apparence, celui du domaine public :
le moyen le plus simple de se protéger contre les
dangers de la pluralité est la mon-archie, l'autorité d'un seul,
dans ses nombreuses variétés, depuis la franche tyrannie d'un
homme dressé contre tous, jusqu'au despotisme bienveillant et à
ces sortes de démocratie dans lesquelles le grand nombre forme un corps
collectif, le peuple étant « plusieurs en un »
et se constituant en « monarque ». La solution
platonicienne du roi-philosophe dont la « sagesse »
résout les énigmes de l'action comme si elles étaient des
problèmes de la connaissance, n'est que l'une des variétés
- certainement pas la moins tyrannique- du gouvernement d'un seul.
L'inconvénient de ces formes de gouvernement n'est pas qu'elles soient
cruelles, ce qui bien souvent n'est pas le cas, c'est plutôt qu'elles
fonctionnent trop bien.85(*)
Ce que Hannah Arendt veut affirmer par ces lignes, c'est
que la répartition des trois classes ou rangs sociaux que Platon
préconise dans la République instaure une tyrannie
subtile sans se livrer à une violence instrumentale qui a
caractérisé la tyrannie dans le monde moderne :
les tyrans, s'ils savent leur métier, peuvent fort bien
se montrer « doux et bons en toute chose » [...] Mais ils
ont tous en commun le bannissement des citoyens que l'on proscrit du domaine
public en leur répétant de s'occuper de leurs besognes
privées pendant que seul le souverain prendra soin des affaires
publiques ». Certes, voilà qui [tend] à favoriser le
commerce et l'industrie privée, mais les citoyens ne [voient] dans ces
mesures qu'une manoeuvre pour les priver du temps nécessaire à la
participation aux affaires communes. C'est des avantages immédiats de la
tyrannie, des avantages évidents de stabilité, de
sécurité, de productivité, qu'il faut se méfier, ne
serait-ce que parce qu'ils préparent une inévitable perte de
puissance, même si le désastre ne doit se produire que dans un
avenir relativement éloigné.86(*)
Platon favorise le roi-philosophe qui bannit tous les
autres citoyens de la gestion des affaires publiques. Cette expérience
n'est possible qu'en dehors de la pluralité des hommes. On sait bien le
voir avec le mythe de l'antre souterrain : « c'est ce que nous
enseigne, dans la République, la parabole de la Caverne,
où le philosophe, s'étant délivré des liens qui
l'enchaînaient à ses compagnons, s'éloigne en parfaite
« singularité » [...] car nul ne l'escorte, nul ne
le suit.»87(*)
Politiquement parlant, le roi-philosophe, par sa contemplation, cesse
d'être parmi les hommes. Il traite les affaires humaines non pas par
l'interaction et l'interlocution issues d'une polis d'égaux, mais par
les règles immuables, éternelles, de l'expérience de la
contemplation.
Hannah Arendt refuse toute politique gardant une
affinité avec la contemplation, comme fuite du monde marquée par
la pluralité humaine, telle que le veut Platon. Un des ressorts
principaux de la pensée arendtienne est précisément que la
pratique, praxis, ne peut guère s'appuyer sur un modèle
artificialiste.88(*)
D'où, il faut refuser que le roi-philosophe `fabrique' l'Etat à
partir des idées qui semblent être en dehors de
l'`inter-action' et de l'`inter-locution' des hommes
réunis dans une polis. Celle-ci ne doit pas être fabriquée
à la manière du demiurgos qui fabrique tout à
partir d'un modèle éternel et immuable.
Par ailleurs, Hannah Arendt stigmatise un autre aspect du
leadership platonicien : le concept de gouvernement traduisant
l'idée qu'il n'y a de `vivre-ensemble' légitime et
politique parmi les hommes que lorsque les uns sont chargés de commander
et les autres d'obéir. A ce niveau, Platon n'est pas le seul à
blâmer, car Aristote trouve aussi la nécessité qu'une
communauté politique soit faite de ceux qui gouvernent et de ceux qui
sont gouvernés. En substituant l'action par le gouvernement,
Platon et Aristote renforcent ce changement au moyen d'une
interprétation plus plausible encore en termes de faire ou de
fabrication. Bien plus, Platon savait fort bien que ses analogies
favorites empruntées à la vie familiale, les rapports entre
maître et esclave ou entre berger et troupeau, exigeraient du souverain
une vertu quasiment divine pour le distinguer de ses sujets aussi nettement que
le berger se distingue des moutons ou le maître des esclaves.89(*)
En séparant les gouvernants et les gouvernés,
Platon montre à suffisance que les expériences sur lesquelles
repose son leadership sont aussi celles du foyer où rien ne peut se
faire si le maître de la maison ne sait ce qu'il faut faire et ne donne
des ordres aux esclaves qui doivent les exécuter sans savoir. Platon
opère un changement révolutionnaire de la polis en appliquant
à son administration les maximes communément approuvables pour un
ménage bien ordonné. Ainsi se creuse un fossé sans pareil
entre les deux modes de l'action, archein (commencer) et prattein
(achever). Entreprendre (archein) et agir (prattein)
deviennent deux activités complètement
séparées : le leader devient un chef, archôn,
qui n'a pas à agir, mais il gouverne ceux qui sont capables
d'exécuter. Il faudrait donc, pour lui, savoir entreprendre et gouverner
dans les cas les plus graves en se transformant en un opportuniste. L'agir
à plusieurs est éliminé au bénéfice de
l'exécution des ordres. Le guide politique c'est celui qui sait sans
agir et les citoyens ceux qui agissent sans savoir. Son savoir est
assimilé au commandement, à l'autorité, à
l'obéissance, à l'exécution. C'est donc un leadership de
domination où tous les citoyens agiraient sûrement comme un seul
homme, sans une possibilité de dissension, moins encore de luttes
partisanes : au moyen du gouvernement du roi-philosophe, les
citoyens ne font plus qu'un.90(*)
III. 1. 3. Le leadership
hobbesien : Léviathan ou `dieu mortel'
A en croire Hannah Arendt, le leadership que Hobbes impose
s'origine dans sa conception de l'homme, car celui-ci n'est pas un animal
politique ni un être de langage comme le soutiendrait
Aristote. L'homme hobbesien est un meurtrier en puissance ; un être
enclin à la violence et à la `guerre de chacun contre
chacun' : la rivalité, la méfiance et la fierté
(la réputation) sont les trois causes principales de la querelle qui se
trouve dans l'être même de l'homme.91(*)
Par conséquent, si l'homme était vraiment la
créature que Hobbes a voulu voir en lui, C'est-à-dire un
être usant de violence pour se rendre maître de la personne
d'autres hommes et pour protéger ses biens, il serait incapable de
construire le moindre corps politique. Les hommes ne peuvent pas tirer aucun
d'agrément de la vie politique, là où il n'y a pas de
pouvoir capable de les tenir tous en respect.92(*) Ainsi, le souverain qui doit diriger des hommes
capables de nuire aux autres et de se détruirent mutuellement, doit
avoir un pouvoir absolu à la hauteur de toutes les violences des
citoyens réunis. Cette conception de l'homme, soutient Hannah Arendt,
n'est qu'un alibi pour soutenir la nécessité du
Léviathan.93(*)
L'Etat hobbesien est un Commonwealth qui aurait pour base et
pour fin ultime l'accumulation du pouvoir du souverain. Ainsi, la soif du
pouvoir doit être la passion fondamentale du leader qui est
lui-même l'Etat.94(*) De cette vision de l'Etat se dégage une
conception biaisée de l'égalité : une
égalité des hommes qui se définit, ou qui a son fondement
dans le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un
autre. L'égalité des hommes en tant que meurtriers en puissance
place tous les hommes dans la même insécurité, d'où
le besoin d'un Etat fort. La raison d'être de l'espace politique est
celui de la sécurité éprouvée par l'individu qui se
sent menacé par tous ces semblables comme potentiels
meurtriers.95(*)
Ainsi, le leadership hobbesien se présente et se
résume par l'image insolite du Léviathan :
` Non est potestas Super Terram quae comparetur ei', pour dire
`Sur terre, il n'a point de pareil'. S'inspirant du livre de Job,
Hobbes nous présente un leader, au coeur dur comme le roc, pour qui
le fer n'est que paille et l'airain, du bois pourri :il n'a point de
compte à rendre à personne, et tout ce qui est sous les cieux est
à lui.96(*)
A n'en point douter, le Léviathan est l'image
d'un pouvoir absolu, d'un guide omnipotent. Un tel guide qui n'a point de
pareil sur terre, n'a pas besoin d'agir parmi ses pairs, car tout autre homme
est son sujet. Seul le guide doit être au début et à
l'achèvement, par le truchement de ses sujets, de l'initiative. En
conséquence, la pluralité se trouve mise à mal, car la
force ou la violence devient le monopole du souverain dans un processus sans
fin d'acquisition.97(*)
Dans la loi du Léviathan comme pouvoir accumulé et
monopolisé dans les mains d'une seule personne, il est uniquement
question d'obéissance absolue, du conformisme aveugle des citoyens.
Bien plus, l'espace politique de Hobbes est un espace qui ne
s'est pas encore affranchi du stade du `travailler' et de l'`oeuvrer' que
Hannah Arendt considère comme apolitiques. Les hommes qui sont dans cet
espace public ne viennent pas pour mettre en commun leurs paroles et leurs
actes pour une histoire commune, et accomplir les plus grandes choses que leurs
vies privées respectives ne sauraient jamais offrir. Mais, ils viennent
en se confiant au Léviathan pour protéger leurs biens
privés, c'est-à-dire leurs intérêts individuels. Il
n'y a point de puissance qui naît du rassemblement libre des
égaux : exclu de toute participation à la conduite des
affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place
légitime dans la polis et son lien naturel avec ses semblables.98(*)
Il faut donc comprendre que chez Hobbes, conformément
aux analyses de Hannah Arendt, le pouvoir est foncièrement réduit
à la catégorie du `faire' où est exclu l'agir
concerté. Il devient essentiellement et exclusivement le moyen d'arriver
à une fin qui est l'accumulation des richesses. Hobbes présente
donc un leadership au profit de la bourgeoisie.99(*) Et c'est pour justifier cette accumulation du pouvoir
et des richesses qu'il s'appuie sur la théorie de l'état de
nature, la condition de guerre perpétuelle de tous contre tous. Par
conséquent, le Léviathan impose une soumission absolue
à son pouvoir, autrement dit, une peur omniprésente et
irrépressible. Car la prospérité de l'Etat tient à
l'obéissance de tous à un seul homme : le souverain est pris
pour un dieu et sa règle d'or c'est son seul maintien au pouvoir.
Puisqu'il est un dieu, il exige du citoyen le refus d'autres dieux : `non
habebis deos alienos', `tu n'auras point d'autres dieux'.
En fin de compte, le Léviathan se
résume à un gouvernement de la tyrannie, et le nom de la tyrannie
ne signifie pas autre chose que le nom de la souveraineté d'un seul.
Pour Hobbes, le roi dont le pouvoir est limité n'est pas
supérieur à ceux qui ont le pouvoir de limiter le sien. Ainsi, il
faut un pouvoir supérieur, suprême et souverain :
« il est donc tout à fait clair [...] que le pouvoir
souverain, qu'il réside en un seul homme, comme dans une monarchie
[...], est tel qu'on ne saurait imaginer que les hommes en édifient un
plus grand.»100(*)
Le système hobbesien réside précisément dans le
postulat du pessimisme anthropologique : le pari fait sur la
méchanceté humaine justifie la manipulation du
Léviathan. Le conatus du leader hobbesien, conatus
d'autoconservation, consiste dans l'accroissement du pouvoir sur la multitude,
dans l'affirmation et l'expansion du moi individuel.101(*)
III. 1. 4. Le `Prince' de
Machiavel ou le leadership à la virtù
Platon et Hobbes ne sont pas les seuls
à être mis au bûcher pour leur interprétation de
l'agir politique en termes de fabrication s'accompagnant de la violence, pas
toujours instrumentale, et de la domination d'un seul qui décide de la
destinée des hommes comme sait bien le faire un artisan sur les
matériaux. Machiavel se trouve aussi compté parmi ceux qui
veulent `faire' et domestiquer la politique jusqu'à devenir une somme
des platitudes vides. Toutefois, Hannah Arendt ne méconnaît pas le
mérite de Machiavel dans son réalisme politique et dans son
élan d'efficacité politique : « Machiavel devait
sûrement savoir ce qu'il disait, car lui, comme Robespierre et
Lénine et tous les grands révolutionnaires dont il fut
l'ancêtre, ne souhaita rien plus passionnément que d'instaurer un
nouvel ordre de choses. »102(*)
On ne peut instaurer un nouvel ordre de choses qu'en
considérant ce qu'est la politique dans sa dimension de
pluralité. C'est à ce sujet, à en croire Arendt, que
Machiavel a échoué. On ne saurait donc pas oublier les
célèbres thèses de Machiavel sur la
nécessité de la violence pour la fondation de nouveaux corps
politiques et pour la reforme des corps politiques corrompus : la
confusion entre fondation et fabrication. Le prince en est la
pièce à conviction on ne peut plus irréfutable.
Si le leadership machiavélien est exprimé dans
la figure du `Prince', force est d'affirmer que Machiavel tient sa
politique de l'expérience de la fabrication d'Etats qui remonte
déjà de Platon. Mais, seulement, Machiavel a su dire sans ambages
ce que Platon voilait par sa rhétorique adulatrice : le
gouvernement d'un seul, ou la mon-archie, comme méfiance envers l'action
et non comme mépris des hommes, moins encore comme une irresponsable ou
tyrannique volonté de puissance.103(*)
Bien que s'inspirant de l'expérience romaine de la
fondation, Machiavel a fini par confondre le vrai lien que les Romains
établissaient entre la fondation de la res publica et la
dictature : quand Cicéron invite Scipion à devenir
dictator rei publicae constituendae, c'est-à-dire
prendre la dictature afin de redresser la république, il ne lui demande
pas d'employer tous les moyens, car la fondation pour les Romains est l'action
politique centrale, le grand acte unique qui établissait le domaine
publico-politique et rendait la politique possible. Il ne s'agissait pas de la
justification de la terreur.
Cependant, Machiavel a fini par réduire cette
expérience du passé romain à la modalité de la
fabrication où, pour une `fin' suprême, tous les `moyens',
principalement le moyen de la violence, sont justifiées.104(*) Il comprit l'acte de la
fondation entièrement à l'image de la fabrication, car pour lui
la question était : comment `faire' une Italie
unifiée ? C'est en réponse à cette question que se
justifie la violence qui s'oriente et reçoit sa plausibilité
à cet argument implicite : « on ne fait pas de table sans
tuer des arbres, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs, on ne peut
faire une république sans tuer des gens.»105(*) Ainsi, tout est clair :
qui veut la fin veut les moyens et tous les moyens, pourvu qu'ils soient
efficaces, sont bons et justifiés à poursuivre ce qu'on aura
défini comme fin. En effet, « Tant que nous croirons
avoir affaire à des fins et à des moyens dans le domaine
politique, nous ne pourrons empêcher personne d'utiliser n'importe quels
moyens pour poursuivre des fins reconnues.»106(*)
Tout compte fait, Le Prince de Machiavel
s'énonce sous une figure de domination : le pessimisme
anthropologique justifie le despotisme comme seul rempart possible contre la
méchanceté humaine. D'où, l'idée d'une nature
humaine fictive : prendre les hommes non tels qu'ils sont mais tels qu'on
les voudrait être. Désormais, il s'agit de contenir la masse ou de
la tenir quelque peu en bride, car le prince désire `faire' tout seul.
En réalité, c'est l'affirmation de l'isolement qui redoute la
pluralité comme le `partager-le-monde-avec-autrui'.107(*)
III. 2. Primus inter pares
ou le leadership à l'aune de la pluralité
Le contenu des leaderships monistes, suivant Hannah Arendt,
sont tirés d'expériences spécifiquement non politiques,
prenant racine ou bien dans la sphère de la `fabrication' et des arts,
où il doit y avoir des spécialistes et où l'aptitude est
le plus haut critère, ou bien dans la communauté privée de
la maisonnée régie par l'inégalité du maître
et des esclaves.
Le paradigme arendtien est donc la Grèce antique :
pour les Grecs, les rapports entre gouvernement et gouvernés, entre
commandement et obéissance, étaient par définition
identiques aux rapports entre maître et esclaves, et par
conséquent, excluaient toute possibilité d'action. De ce fait, en
soutenant que dans la vie publique les règles de conduite doivent
s'inspirer des relations entre maître et esclaves dans une maison bien
ordonnée, les philosophes soutenant le leadership moniste voulaient
dire, en fait, que l'action ne devrait jouer aucun rôle dans les affaires
humaines.108(*)
Le tort de Platon, selon Arendt, a été
d'inaugurer la confusion entre la polis et l'oïkos,
entre les catégories de koïnon et d'idion en
prenant appui, ou bien sur le modèle des relations domestiques où
le maître, le dominus, a tout naturellement sa place, ou bien
sur le modèle de la fabrication où l'homo faber est
maître des oeuvres de ses mains : l'homo faber se conduit
en seigneur et maître de la terre, non seulement parce qu'il s'est fait
maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et
de ses actes. Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est
libre de produire et, confronté seul à l'oeuvre de ses mains, il
est libre de la détruire. Par contre, l'homo agens
dépend toujours de ses semblables, ses pairs, et par le fait même
il ne lui est pas donné de détruire le `produit' de la politique
comme le ferait si bien l'homo faber. L'histoire que la politique
crée, comme interaction et interlocution des égaux, ne peut que
survivre et ne peut supporter la destruction de l'homo
agens.109(*)
Hannah Arendt rejette la contrainte qui est à la base
de la souveraineté chez Hobbes. Il y a donc une antinomie remarquable
entre ce que Arendt comprend de la politique et ce que Hobbes propose. Tout
prête à diversifier leurs conceptions du leadership :
chez Hobbes, l'individu est premier, défini dans sa
nature autonome et prépolitique comme être de besoins et de
désirs, tandis que chez Arendt la cité est première,
l'homme ne coïncidant à lui-même qu'au sein de celle-ci. Si
pour celui-là le politique est essentiellement une ruse de l'entendement
qui se fait complice des désirs pour mieux les piéger en
organisant la circulation des appétits selon un calcul
économique, celle-ci n'ajuste pas la cité aux exigences des
passions, mais à un idéal de liberté. D'un
côté, la contrainte est base de la souveraineté, de
l'autre, la délibération fonde l'espace politique, puisqu'ici il
convient de favoriser le désir d'estime et l'excellence, là de
neutraliser la violence issue du choc des désirs.110(*)
S'agissant de Machiavel, son art de gouverner détruit
la pluralité au grand profit du prince. Pour lui, il y a deux
manières de combattre dans le domaine politique : l'une avec les lois,
l'autre avec la force ; la première est propre à l'homme, la
seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très
souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi
est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la
bête et de l'homme. En sus, il n'est pas bien nécessaire qu'un
prince possède toutes les bonnes qualités, mais il est bon qu'il
paraisse les avoir. On doit alors accepter que le prince agisse contre
l'humanité pour maintenir l'Etat. Dans la même lancée, un
prince ne doit jamais manquer d'excuses pour cacher son manque de parole, car
celui qui sait mieux faire le renard, réussit toujours le mieux en
politique : il faut savoir être grand simulateur et
dissimulateur.111(*)
Cette récapitulation des objections de Arendt à
l'égard des conceptions monistes du leadership, interroge le vrai sens
de l'agir politique. S'il faut rejeter le leadership qui prend pour paradigme
la fabrication ou le foyer, il faut considérer le leadership dans
l'action politique elle-même. C'est pour cette raison que Hannah Arendt
restitue le sens authentique de l'`agir' qui n'est pas à fusionner avec
le `fabriquer', moins encore avec le `travailler'.
III. 2. 1. L'`agir' comme
pluralité
Il est impossible, pour Arendt, et pour les
Grecs de qui elle tient ses arguments, de penser l'action en termes de `faire'
ou de `fabrication'. Cela pour la simple raison que le `faire', contrairement
à l'`agir', n'est possible que dans l'isolement qui est le fait
d'être privé d'agir. L'action et la parole ne peuvent
qu'être entourées de la présence d'autrui, de même
que le `fabriquer' nécessite la présence de la nature pour y
trouver ses matériaux et d'un monde pour y placer ses produits. Le
`fabriquer' est entouré par le monde, elle est constamment en contact
avec lui : l'action et la parole doivent être entourées par
le réseau des actes et du langage d'autrui, et inlassablement en contact
avec ce réseau.112(*)
Pour bien voir ce qui est en jeu dans la pluralité qui
fonde et traverse l'agir, Arendt recourt à l'étymologie grecque
et latine. En effet, dans la langue grecque et la langue latine, on trouve deux
mots distincts, encore qu'apparentés, pour signifier le verbe
`agir'. Aux deux verbes grecs archein (initier,
commencer, guider ou commander) et prattein
(traverser, aller jusqu'au bout et achever)
correspondent en latin agere (mettre en mouvement,
mener) et gerere dont le premier sens est porter. On
peut dire que pour les Grecs et les Romains, chaque action était
divisée en deux parties : le `commencement' fait par une
personne seule et l'`achèvement' auquel plusieurs participaient
en `portant' l'initiative, en `terminant' l'entreprise, en
`allant jusqu'au bout' de l'action commencée.
Cependant, au fil des âges, ces différents verbes ont vu
s'évanouir leur sens premier : le mot qui, à l'origine,
désignait seulement la seconde partie de l'action,
l'`achèvement' (prattein et gerere) devient
le mot courant pour l'action en général. Et, les mots qui
désignaient le commencement de l'action prirent un sens autre que celui
des Anciens, du moins dans la langue politique : archein en vint
à signifier surtout `commander', `mener' et
agere, `mener' plutôt que `mettre en
mouvement'. C'est à partir de ce pâmoison du vrai sens du
verbe `agir' que le diktat d'un seul, dans ses ramifications
innombrables, a trouvé de quoi construire sa forteresse. Autrement dit,
le changement historique du terme `agir' a vidé de toute sa
substance le rôle du `guide-novateur' pour le
réduire au rôle du souverain.113(*)
III. 2. 2. Primus inter
pares : un guide parmi les guides
Eu égard à ce qui
précède, il y a lieu à présent de déterminer
`qui' est véritablement `guide' ou `meneur' en politique. Chez Hannah
Arendt, le leader politique est celui qui est supposé entreprendre le
premier, mais sans rester maître absolu de l'initiative ni refuser l'aide
des autres pour la mener à bon port. La maîtrise isolée de
l'ordre du `fabriquer' n'est pas de mise dans le leadership arendtien. Car les
citoyens, pour autant qu'ils sont membres de l'espace public, issu d'une
volonté commune, et en vertu de leur droit de politeuesthai, de
s'occuper des diverses activités qui auraient lieu dans la polis, sont
appelés à participer, à collaborer à l'entreprise
du leader de leur propre gré, pour leurs raisons et leurs fins
personnelles conformément à la législation canalisant
toute action politique.
Le guide n'est pas celui qui doit mettre en mouvement les
citoyens à la manière des esclaves contraints d'exécuter
son initiative qui prend d'office force de loi ou de l'ordre. La raison en est
que le guide, pour autant qu'il initie, est censé se laisser
entraîner dans l'action entreprise. Par conséquent,
`entreprendre', ou initier, comme archein et `agir' comme prattein
ne peuvent guère devenir deux activités absolument
différentes : le leader n'est pas le chef, dans le sens de
archôn, qui n'a qu'à gouverner ceux qui doivent seulement
exécuter, main un citoyen, pareil à tout autre, accepté
à la tête de la communauté politique pour entreprendre et
agir de concert avec les autres.114(*)
Il appert que celui qui commence, entreprend et initie
l'action comme une seule personne, et l'insère dans l'achèvement
auquel plusieurs peuvent participer en la portant, en allant jusqu'au bout, et
partant, en la terminant, joue le rôle de novateur et de guide. De ce
fait, Hannah Arendt le nomme: un primus inter pares,
c'est-à-dire un premier entre ses pairs ; un roi parmi
les rois comme le dirait si bien Homère.115(*)
Il va sans dire qu'un tel leadership n'est pas celle
basée sur une exigence de gouvernement s'appuyant sur des
expériences de relations humaines tirées de la vie familiale
grecque, où un chef de famille gouvernait presqu'en despote, avec un
pouvoir absolu, incontesté sur les membres de sa famille et les esclaves
de sa maison : le despote, dominus, à la différence
du roi qui avait été le meneur des chefs de famille et, comme
primus inter pares, était par définition investi d'un
pouvoir coercitif qui était incompatible non seulement avec la
liberté des autres, mais également avec sa propre liberté.
C'est pourquoi partout où le despote tenait la tête de la
communauté politique, il gouvernait, en vertu d'une telle relation,
celle du maître et ses esclaves.116(*)
Le vrai guide doit rester dans l'interdépendance
originelle de l'action : il dépend de la collaboration des autres,
ses pairs, qui dépendent de lui pour avoir l'occasion d'agir
eux-mêmes. Cependant, il y a un élément d'isolement dans la
notion du guide, mais un isolement nécessaire à l'initiative
avant de trouver des compagnons qui vont la porter et l'achever. Ainsi, la
valeur du guide ne se manifeste que dans l'initiative et le risque et non pas
d'abord dans le succès à obtenir.117(*) Et parmi ses pairs, le guide
vit dans une mémoire organisée qui lui promet, en tant qu'acteur
mortel, que son existence passagère et sa grandeur fugace ne manqueront
jamais de la réalité que donne le fait d'être vu et entendu
et de paraître devant le public de ses semblables qui, hors la polis, ne
peuvent assister qu'à la brève durée de leurs
initiatives.118(*)
Par ailleurs, bien que Hannah Arendt emprunte l'expression
`primus inter pares' de Homère, elle la renouvelle par le
fondement qui se cristallise dans sa propre intuition de l'agir politique.
`Primus inter pares' se justifie par l'évidence que celui qui
est considéré et accepté à la tête de la
polis, n'a pas à gouverner comme un maître décidant du sort
des oeuvres de ses mains. Il faut admettre que s'entourer de ses pairs, et non
des esclaves, en politique, vient de la faiblesse fondamentale des hommes qui
ne peuvent garantir aujourd'hui qui ils seront demain, et de
l'impossibilité de prédire les conséquences d'un acte ou
d'une initiative dans une communauté d'égaux où tout le
monde a la même faculté d'agir :
si l'homme est incapable de compter sur soi ou d'avoir foi en
lui-même [...], c'est pour les humains le prix de la liberté, et
l'impossibilité de rester les seuls maîtres de ce qu'ils font,
d'en connaître les conséquences et de compter sur l'avenir, c'est
le prix qu'ils paient pour la pluralité et pour le réel, pour la
joie d'habiter ensemble un monde dont la réalité est garanti
à chacun par la présence de tous.119(*)
III. 2. 3. Primus inter
pares : novateur parmi les novateurs
On n'est donc pas leader parce qu'on soumet
les autres à la servitude, ou qu'on récolte là où
on n'a pas semé. Le guide chez Arendt n'est pas un chef qui se nourrit
sur le dos des citoyens, mais un novateur qui prend le risque de l'innovation.
En d'autres termes, il est novateur dans la mesure où il est l'homme qui
entreprend le premier : il est par analogie le `premier moteur
mobile'. Il n'est pas celui qui sait sans agir au milieu de ceux qui
agissent sans savoir.
Au vrai, l'innovation tient du fait que de l'homme, capable
d'action, on peut toujours s'attendre à l'inattendu, et de la certitude
que l'homme est en mesure d'accomplir ce qui est infiniment improbable. Chacun
de nous en est capable parce que chaque homme est unique et à chaque
naissance quelque chose d'uniquement neuf arrive au monde. Convaincu de cela,
nous pouvons donc dire que le guide, bien que supposé entreprendre le
premier, est toujours parmi les hommes qui sont eux aussi à leur
degré novateurs. Si les citoyens parviennent à porter,
jusqu'à l'achever, l'entreprise du guide, ce n'est pas parce qu'ils sont
une bande des vauriens pouvant être dupés, mais c'est parce qu'ils
savent que l'initiative, dans la polis, finit toujours par rencontrer la
présence des autres dont on souhaite la compagnie. L'impulsion de
l'initiative jusqu'à son achèvement tient du commencement de
notre venu au monde, de l'heure de notre naissance à laquelle nous
répondons en commençant quelque chose de neuf. Bref, les hommes
sont novateurs parce qu'ils sont chacun initium, c'est-à-dire
nouveaux venus et preneurs d'initiatives.120(*)
L'innovation équivaut à la liberté
d'agir parmi les égaux. Il faut laisser éclater les
différences et les initiatives, car laissées à
elles-mêmes, les initiatives du leader ne peuvent que périr sans
le soutien de ses pairs : le concours d'autrui apparaît, non
pas comme condamnation de l'initiative du leader, mais comme une sorte de
co-création continue pour l'action. Bien plus, il est question aussi
d'un consentement naissant du fait que le leader pense en communauté
avec les autres, à qui il communique ses pensées comme ils lui
communiquent les leurs.
Compris dans ce sens, le leadership politique n'est donc pas
un métier, mais un rôle s'opposant à l'accaparement et
à la monopolisation totalitaire. Le rôle refuse l'usurpation parce
qu'il s'insère dans un `jeu de tous entre tous' qui
éradique la `guerre de chacun contre chacun'. C'est pourquoi
Hannah Arendt prend toujours le théâtre comme l'exemple de l'art
politique par excellence, un art qui montre bien la sphère de la vie
humaine, de l'homme dans ses relations avec autrui. Il n'y a de rôle que
dans un monde commun qui nous accueille à notre naissance : le
monde commun, réalité de l'espace public, offre à tous et
à chacun un lien et un lieu de rencontre. Chaque citoyen y apparaissant
a une place différente, et cette place ne coïncidant pas avec celle
d'un autre, comme deux objets ne peuvent coïncider dans
l'espace.121(*)
On n'est donc jamais guide éternel, non pas seulement
à cause de la durée finie de la vie humaine, mais aussi à
cause de l'exigence de la pluralité. Il n'y a point de guide
indispensable et irremplaçable au point de dire : `après
moi, c'est le déluge'. L'Etat n'est jamais édifié sur
la durée de la vie du guide mortel, car il transcende cette vie aussi
bien dans le passé que dans le futur : il était là
avant lui, il survivra au bref séjour que quiconque peut y faire. Il ne
saurait mourir avec le leader, car les « hommes sont entrés
dans le domaine public parce qu'ils voulaient que quelque chose
d'eux-mêmes ou quelque chose qu'ils avaient en commun avec d'autres
fût plus durable que leur vie terrestre.»122(*)
III. 2. 4. Point de souverain,
point d'`homme fort' en politique
Le guide politique n'est pas le maître de
l'histoire devant tirer les ficelles et ménager l'exécution de
ses ordres par les marionnettes. Il faut revenir à cette thèse
marquante de Hannah Arendt : l'action et la parole ne prennent leur sens
que quand il y a présence d'autrui ; elles sont entourées
par le réseau des actes et des langages d'autrui et demeurent
constamment en contact avec ce réseau. Voilà pourquoi il faut
rejeter la croyance populaire en l'`homme fort' qui, seul contre tous, doit sa
force à sa solitude. Cette croyance est fondée sur l'illusion que
l'on peut `faire' dans le domaine politique des lois comme on fait des tables
et des chaises. Il convient de décourager toute action politique unie
à l'espoir utopique qu'il est possible de traiter les hommes comme des
matériaux. Il n'y a point d'homme fort en politique.123(*)
S'il n'y a point d'homme fort dans la république
arendtienne, il n'y a pas non plus de souverain, comme le soutient Hobbes, qui
doit être seul, isolé contre les autres par sa force. Le souverain
est un `guide acosmique', car il revendique toujours ce qui est en
fait la victoire du grand nombre. Il se caractérise par une usurpation
du mérite commun qui devient sa propre gloire: « par cette
revendication, le souverain monopolise, pour ainsi dire, la force de ceux qui
l'ont aidé et sans lesquels il n'aurait rien obtenu. Ainsi naît
l'illusion d'une force extraordinaire en même temps que la fable de
l'homme fort, puissant, parce qu'il est seul.»124(*)
Hannah Arendt refuse aussi un leadership se servant de
l'argument du salus populi pour justifier la domination. Elle veut et
promeut une liberté donnée dans la condition de
non-souveraineté. Si souveraineté il y a, elle ne sera possible
que dans la pluralité d'hommes libres et tenus non par une
volonté totalitaire qui les inspirerait toujours, mais par un dessein
concerté, unique raison d'être et seul lien des promesses :
« si la souveraineté est dans l'action et les affaires
humaines ce que la maîtrise est dans le domaine du faire et dans le monde
des choses, la grande différence qui les sépare est que la
première ne s'obtient que par union d'un grand nombre d'hommes, tandis
que la seconde ne se conçoit que dans l'isolement.»125(*)
Somme toute, ce que ce chapitre nous montre, c'est que pour
Hannah Arendt, Il n'y a donc pas de leader politique omnipotent, car la
puissance et le pouvoir, avions-nous dit, ne sont engendrées que lorsque
les hommes se rassemblent et agissent de concert, et elles disparaissent
dès qu'ils se séparent. Il n'y a pas non plus de leader politique
bannissant les citoyens de la gestion de la res publica et qui doit
prendre seul soin des affaires publiques. Le leadership à l'aune de la
pluralité veut que le guide politique apparaisse à ses pairs
comme ceux-ci lui apparaissent, non pas comme des simples objets vivants ou
inanimés, mais comme des hommes à part entière dans leur
apparition : une polis appartenant à une seule personne, n'est pas
une polis. Et contraindre et commander, au lieu de convaincre et de persuader
par des initiatives valables, sont des méthodes prépolitiques de
traiter les hommes. C'est ce qui caractérisait chez les Grecs la vie
hors de la polis, celle du foyer et de la famille dont le paterfamilias,
le dominus, exerçait un pouvoir absolu.126(*)
Le guide politique est fondamentalement un zôon
polikon et un zôon logon ekhon, c'est-à-dire un
être politique et un être de langage qui ne doit pas priver la
parole à ses pairs : il ne doit pas exclure ses pairs, comme sait
bien le faire le souverain, d'un mode de vivre dans lequel la parole et la
parole seule a réellement un sens ; d'une existence dans laquelle
les citoyens ont tous pour premier souci la conversation, l'intercommunication,
comme partage d'initiatives et volonté d'achèvement.127(*)
CONCLUSION
GÉNÉRALE
Nous avions voulu découvrir le leadership à
l'aune de la pluralité chez Hannah Arendt. La pluralité se
présente comme la conditio sine qua non et la
conditio per quam de la politique ; elle trouve son fondement
dans le fait que les hommes sont toujours et déjà au pluriel.
Dans ses implications politiques, la pluralité exige
l'égalité et la distinction, le respect des différences,
l'interaction et l'interlocution, l'intercommunication, le dialogue et toutes
les valeurs politiques s'opposant au pouvoir et à la puissance absolus
d'un seul individu. C'est en vertu de cette pluralité que les hommes
peuvent créer un espace politique fait des paroles et des actions de
tous.
S'agissant du leadership politique chez Hannah Arendt, elle se
veut un leadership non totalitaire, un leadership refusant le pouvoir absolu du
paterfamilias et la maîtrise requise pour l'artisan, l'homo
faber, dans la fabrication des produits: un leadership de concertation et
de consentement. Le guide est à la fois un novateur : son
initiative, dans l'agir à plusieurs, est portée jusqu'à
l'achèvement par tous les citoyens qui sont ses pairs et non ses sujets,
moins encore les oeuvres de ses mains. Comme la sphère politique ne fait
qu'apparaître une communauté d'actions et de paroles entre les
hommes, et non un espace où les hommes règneraient en
`maîtres et mesures' des ouvrages de leurs mains, le vrai leadership
politique à l'aune pluralité ne peut se comprendre que dans une
relation entre pairs. Par conséquent, le leader ou le guide
n'est pas un souverain ni un `homme fort', `incarnation de l'Esprit', mais `un
premier parmi ses pairs', `un citoyen parmi les citoyens', un `guide parmi les
guides', `un novateur parmi les novateurs': un primus inter pares.
La pensée arendtienne, comme opposition aux
régimes politiques monolithiques à pouvoir absolu, se veut
être un rempart contre la domination et l'exercice de la violence en
politique. Elle signifie de plus bel la pluralité de l'humanité
et la nécessité d'un monde commun où les hommes apprennent
à parler et à agir ensemble. A ce titre, nous ne saurons lui
refuser créance. Cependant, au-delà de ce mérite, il
convient d'apporter quelques nuances à certaines théories
développées par Hannah Arendt.
Premièrement, Hannah Arendt parle de la
pluralité, dans le domaine politique, comme si elle était
d'office un acquis, une réalité allant comme sur des roulettes.
Cela n'est pas toujours vrai, car cette pluralité conditionnant la
politique est toujours un `à-faire' et un
`à-refaire'. Ainsi, bien que la politique et le leadership
politique, basés sur l'interaction et l'interlocution, recèlent
une grande richesse par rapport au monolithisme politique, il convient de noter
que le dialogue et l'intercommunication, dans la politique, sont à
canaliser et à restreindre dans certains cas. De fois, il est
impérieux de permettre une décision possible à la place
des palabres interminables et inféconds. En outre, pour que la politique
et le leadership à l'aune de la pluralité réussissent, il
convient une préparation, une formation et une éducation du
peuple tout entier à cette culture qui est sans doute
démocratique. Et comme nous le savons, la démocratie n'est jamais
un acquis, elle est toujours à recréer et à parfaire.
Deuxièmement, l'authenticité du leadership
politique n'est pas seulement d'origine grecque. La Grèce n'est pas le
modèle parfait de la politique, elle est une expérience parmi
tant d'autres : la pluralité n'est jamais une, elle n'est pas
d'abord grecque ni romaine, elle est au coeur de toute l'humanité. Il ne
faut donc pas avaler d'emblée la pilule de l'idéalisation, de
l'idéologie et de la propagande grecques que Arendt tend à nous
imposer. Une transposition des réalités de la Grèce
antique n'est pas toujours de mise dans notre monde actuel. D'où, le
`sapere aude' s'impose à chaque peuple pour fonder une
politique et un leadership politique lui convenant.
On peut donc dépasser les paradigmes de la Grèce
antique, sans pour autant les ignorer, sur la question de la politique, du
leadership, de la pluralité et du dialogue politique. De nos jours, nous
pouvons évoquer la pensée de Jürgen Habermas et celle John
Rawls qui proposent des analyses plausibles sur notre manière de vivre
l'exigence du pluralisme, de la discussion rationnelle et de l'agir
communicationnel.
Troisièmement, le drame du totalitarisme ne doit pas
permettre un rejet total de l'expérience politique de la
modernité. Tout n'a pas été que sombre et totalitaire dans
le monde moderne. Il ne faut pas soutenir que seule l'antiquité avait
bien compris ce qu'est la politique. Chaque période de l'histoire a ses
mérites et ses déficiences.
Par ailleurs, Hannah Arendt doit nuancer ses arguments au
sujet de l'égalité politique. Bien que cette
égalité ne vienne pas directement de la nature humaine, elle
reste cependant attachée à celle-ci. La citoyenneté qui
égalise tous les hommes dans un espace politique prend sans doute racine
de cette vérité irréfutable : tous les hommes sont
pareils. D'où l'égalité politique n'égalise pas des
gens inégaux, comme le veut Arendt et les Grecs, mais des hommes
fondamentalement égaux dans leur nature humaine.
Quatrièmement, nous ne doutons pas que les
catégories du `travailler' et de l'`oeuvrer' soient apolitiques et
doivent être relégués à leurs places respectives
dans la hiérarchie du vécu humain ; cependant il est un peu
restrictif, d'admettre l'action comme la seule activité pleinement
humaine. Nous pensons que l'homme qui travaille, par sa force physique ou
intellectuelle, n'est pas seulement un animal laborans comme le veut
Arendt, il est plutôt un homo laborans comme on peut bien parler
de homo faber et de homo agens. C'est vrai qu'il ne faut pas
réduire l'homme au travail ; mais il faut aussi affirmer que par le
travail l'homme vit une dimension de l'humain. Ainsi, il n'y a pas que l'action
politique qui soit vraiment une réalisation humaine, bien que mettant
directement les hommes face à face, le travail et l'oeuvre le sont
aussi. Il faut éviter une séparation étanche de ces trois
activités parce qu'elles se tiennent, se complètent et peuvent
être vécue de manière harmonieuse dans une existence.
Cinquièmement, bien qu'il faut rejeter le monisme
absolu du roi-philosophe, il ne faut cependant pas ignorer l'exigence
du savoir et de la connaissance dans la politique comme le soutient Platon. Il
faut donc former les leaders, car s'ils sont novateurs, ils doivent aussi
à apprendre à discerner leurs initiatives. A ce niveau,
l'exigence de la formation, de la spécialisation et voire de l'expertise
est recommandée en politique pour préparer les vrais gardiens de
la cité. En outre, avec Hobbes et Machiavel, Arendt doit apprendre que
l'homme n'est pas seulement un être de langage et un être
politique, comme le veut Aristote, il se révèle aussi comme un
être de violence, capable de refuser l'inter homines esse.
D'où, dans certains cas, la nécessité de la contrainte et
de la coercition s'avère important, en politique, pour contenir la
violence avérée. S'il faut bien viser le consentement libre des
citoyens, il faut aussi canaliser leur liberté par des moyens idoines,
voire draconiens s'il le faut.
Sixièmement, l'origine de la violence, de la force, et
de la domination en politique, n'est pas à situer au niveau d'une simple
substitution du `faire' à l'`agir'. Elle n'est pas uniquement une
transposition des catégories de la fabrication et du domestique dans le
domaine politique. Sans doute, elle est finalement dans l'homme lui-même
: dans sa folie de grandeur, dans sa `sur-estime' de soi. En cela,
Hobbes n'a pas été qu'aveugle ; il a su voir en l'homme une
tendance à la domination et à la violence. Sûrement que la
solution du Léviathan n'est pas la bien indiquée, mais
la réalité de la violence qui marque l'homme n'est pas à
négliger dans l'édification d'un Etat à l'aune de la
pluralité. Derechef, Hannah Arendt doit restituer la juste mesure de la
contrainte et de la coercition qui est importante en politique. Car tout le
monde n'est pas enclin à mettre sa parole et son action avec celles des
autres.
Enfin, considérant les avantages et les faiblesses de
cette pensée, il ressort que nous devons désirer les exigences
pénibles, mais salutaires, de la pluralité au lieu de
préférer l'efficacité et la force incommodantes du monisme
totalitaire. Car, les hommes en mettant en commun leurs paroles et leurs
actions n'ont nullement le projet de se nuire mutuellement, mais plutôt
de créer une histoire commune, de créer la puissance de leur
polis. Certes, la pluralité est la loi de la politique et son respect,
l'avenir du monde.
BIBLIOGRAPHIE
A- OUVRAGES DE HANNAH
ARENDT
ARENDT, H., Condition de l'homme moderne,
Paris, Calmann-Lévy, 1961.
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____________, The Origins of Totalitarianism,
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Jérusalem, Paris, Gallimard, 1997.
A- OUVRAGES DES AUTRES AUTEURS
AMIEL, A., Hannah Arendt. Politique et
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ARISTOTE, La politique, Paris, Editions
Gonthier, 1964.
COURTINE-DENAMY, S., Hannah Arendt, Paris, Belfond,
1994.
ENEGREN, A., La pensée politique de Hannah
Arendt, Paris, PUF, 1984.
HABERMAS, J., L'éthique de la discussion et la
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______________, De l'éthique de la
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HOBBES, T., Léviathan, Paris,
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MACHIAVEL, N., Le prince, Paris, Gallimard, 1980.
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RAWLS, J., Théorie de la justice,
Paris, Editions du Seuil, 1993.
__________, Justice et
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B-
ARTICLES
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terreur : introduction à la philosophie politique de Hannah
Arendt », in Archives de philosophie, 1982, pp. 549-584.
Revault, M., « La
persévérance de la politique », in Ontologie et
politique. Actes du Colloque Hannah Arendt, Paris, Editions Tierce,
1989.
GABRIEL, K., « L'exercice du pouvoir dans
l'Eglise actuelle à travers les théories sociales du
pouvoir », in Concilium n° 127, juin 1988, pp.
45-55.
TABLE DE MATIERES
REMERCIEMENTS
1
INTRODUCTION
GÉNÉRALE
2
CHAPITRE PREMIER
5
LA PLURALITÉ : CONDITIO
SINE QUA NON ET CONDITIO PER QUAM DE LA
POLITIQUE
5
I.1. DE L'ISOLEMENT DU TRAVAIL ET DE L'oeUVRE
À LA PLURALITÉ DE L'ACTION
5
I. 2. LA PLURALITÉ CONSUBSTANTIELLE
À LA POLITIQUE
8
CHAPITRE DEUXIEME
13
LES IMPLICATIONS POLITIQUES DE LA
PLURALITÉ
13
II.1. LA PLURALITÉ HUMAINE DANS L'ACTION
ET DANS LA PAROLE DE TOUS
13
II.2. LA PLURALITÉ DANS SON DOUBLE
CARACTÈRE D'ÉGALITÉ ET DE DISTINCTION
16
II. 3. LA PLURALITÉ VÉCUE DANS
L'ESPACE POLITIQUE
19
II. 4. LE POUVOIR ET LA PUISSANCE À LA
MESURE DE LA PLURALITÉ
21
CHAPITRE TROISIEME
25
HANNAH ARENDT ET LE LEADERSHIP À
L'AUNE DE LA PLURALITÉ
25
III. 1. LES CONCEPTIONS MONISTES DU
LEADERSHIP : LA SUBSTITUTION DU `FAIRE' À L'`AGIR'
25
III. 1. 1. Le leadership totalitaire :
le Reichführer
26
III. 1. 2. Platon : le roi-philosophe
ou le leadership à la dermiurgos
28
III. 1. 3. Le leadership hobbesien :
Léviathan ou `dieu mortel'
33
III. 1. 4. Le `Prince' de Machiavel ou le
leadership à la virtù
36
III. 2. PRIMUS INTER PARES OU LE LEADERSHIP
À L'AUNE DE LA PLURALITÉ
37
III. 2. 1. L'`agir' comme
pluralité
39
III. 2. 2. Primus inter pares : un
guide parmi les guides
40
III. 2. 3. Primus inter pares :
novateur parmi les novateurs
42
III. 2. 4. Point de souverain, point
d'`homme fort' en politique
44
CONCLUSION
GÉNÉRALE
46
BIBLIOGRAPHIE
50
TABLE DE MATIERES
52
* 1 Hannah Arendt, d'origine
juive, est née à Hanovre en 1906. Elle a fait ses études
en Allemagne et a suivi ses cours aux universités de Marbourg et de
Fribourg, puis obtenu un doctorat en philosophie de l'université de
Heidelberg. Cette ancienne élève de Heidegger et Jaspers s'est
exilée en France de 1933 à 1940 avant d'aller aux Etats-Unis
où elle devint citoyenne américaine en 1951. Elle a
enseigné notamment aux universités de Californie, de Chicago, de
Columbia et de Princeton. Elle a écrit plusieurs ouvrages dont les
principaux sont : Le concept d'amour chez Augustin. Essai
d'interprétation philosophique ; Condition de l'homme
moderne ; Eichmann à Jérusalem ;
Essai sur la révolution ; La crise de la
culture ; Les origines du totalitarisme ; Du
mensonge à la violence ; Vies politiques ;
La vie de l'esprit(inachevé). Elle a collaboré à
plusieurs revues et journaux ; pour ne citer que les plus connus :
Partisan Review Commentary, Review of Politics, The New Yorker, Social
Research. Hannah Arendt reste une des figures majeures de la
pensée socio-politique contemporaine.
* 2 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961,
p.61.
* 3 Platon, Cratyle,
397 b -397 c.
* 4 Idem, 393 d.
* 5 Hannah Arendt, La
crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 26.
* 6 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 251.
* 7 Idem, p. 212.
* 8 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 45.
* 9 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 31.
* 10 Idem, pp. 12-15.
* 11 André
Enegrén, Op. Cit., p.35.
* 12 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 31.
* 13 Idem, p. 15.
* 14 Par l'oeuvre,
l'homme donne naissance à un monde qui est le refus de la
naturalité. De ce fait, il trouve dans ce monde,
caractérisé par la stabilité et la permanence des produits
de ses mains, sa patrie. Autrement dit, le monde d'objets faits de main
d'homme, l'artifice humain érigé par l'homo faber,
devient pour les mortels une patrie dont la stabilité
résiste et survit au mouvement toujours changeant de leurs vies et de
leurs actions.
* 15Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 31.
* 16 Idem, pp. 15 et 32.
* 17 Idem, p. 11.
* 18 Idem., p.17.
* 19 Idem., pp. 211- 212.
* 20 Idem., p. 89
* 21 André
Enegrén, Op. Cit., p. 41.
* 22 Idem, p. 42.
* 23 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, pp. 11-12.
* 24 Idem, p.239.
* 25 Ibidem.
* 26 Idem, p. 241.
* 27 Idem, p.240.
* 28 Idem, p. 180.
* 29 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 42.
* 30 Hannah Arendt, La
condition de l'homme moderne, p. 236.
* 31 Idem, p. 181.
* 32 Idem, p. 236.
* 33 Idem, p. 151.
* 34 Idem, p. 16.
* 35 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 35.
* 36 Idem, p. 10.
* 37 Idem, p. 199.
* 38 Selon Hannah Arendt,
`agir' signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l'indique le grec
archein, « commencer »,
« guider » et éventuellement
« gouverner », mettre en mouvement (ce qui est le sens
originel du latin agere). Parce qu'ils sont initium, nouveaux
venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des
initiatives, ils sont portés à l'action à plusieurs.
* 39 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 202.
* 40 Ibidem.
* 41 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 58.
* 42 Hannah Arendt, La
crise de la culture, p. 71.
* 43 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 203.
* 44 Idem, p. 198.
* 45 Idem, p. 242.
* 46 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 46.
* 47 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 200.
* 48 Idem, p. 206.
* 49 Idem, p. 240.
* 50 Idem, p. 51.
* 51 Idem, p. 51.
* 52 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p.
45.
* 53 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 219.
* 54 Idem, p. 219.
* 55 Ibidem.
* 56 Idem, p. 231.
* 57 Idem, pp. 221-222.
* 58 Ibidem.
* 59 Idem, p. 69.
* 60 Idem, p. 70.
* 61 Idem, p. 63.
* 62 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 49.
* 63 Idem, p. 225.
* 64 Ibidem.
* 65 Hannah Arendt, Du
mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris,
Calmann-Lévy, 1972, p. 153.
* 66 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 227.
* 67 Ibidem.
* 68 Ibidem.
* 69 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p.
100.
* 70 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, pp. 247-248.
* 71 Hannah Arendt, The
Origins of Totalitarianism, New York, The World Publishing Company, 1958,
pp.305-315.
* 72 Sylvie Courtine-Denamy,
Hannah Arendt, Paris, Belfond, 1994, p.239.
* 73 Hannah Arendt, The
Origins of Totalitarianism, pp. 460-479.
* 74 Idem, pp. 461-465.
* 75 Idem, pp. 405-406.
* 76 Hannah Arendt, La
crise de la culture, pp.131-132.
* 77 Hannah Arendt, The
Origins of Totalitarianism, pp. 374-375.
* 78 Milkos Vetö,
« Cohérence et terreur : introduction à la
philosophie politique de Hannah Arendt », in Archives de
philosophie, 1982, p. 567.
* 79 Cette section se
présente totalement comme une critique de Hannah Arendt à
l'endroit de Platon. Il est question d'une lecture arendtienne de la
République, du Politique et de Lois. Nous
tenons à respecter l'opinion de notre auteur sur la philosophie
politique de Platon.
* 80 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 233.
* 81 Idem., p. 253.
* 82 Idem., p. 247.
* 83 Platon,
République, Livre II.
* 84 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 255.
* 85 Idem, p. 248.
* 86 Idem, pp. 248-249.
* 87 Idem, p. 29.
* 88 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 42.
* 89 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 255.
* 90 Idem, p. 250.
* 91 Thomas Hobbes,
Léviathan, Paris, Sirey, 1971, pp. 123-124.
* 92 Idem, p. 123.
* 93 D'après Hobbes,
pour rendre l'accord constant et durable entre les hommes, il faut un pouvoir
commun qui les tienne en respect et dirige leurs actions en vue de l'avantage
commun. Dès lors, il faut désigner un seul homme à la
tête de l'Etat pour assurer la personnalité de tous les hommes.
Ainsi, chacun doit soumettre sa volonté et son jugement à la
volonté et au jugement de cet homme. Cela va plus loin que le
consensus : il s'agit d'une unité réelle de tous en une
seule et même personne, unité réalisée par une
convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c'est comme
si chacun disait à chacun : j'autorise cet homme de me
gouverner moi-même, à cette condition que je lui abandonne mon
droit et que j'autorise toutes ses actions de la même
manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne
est appelée une République. Telle est la génération
de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus
de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons,
sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection.
* 94 L'essence de la
république est une personne unique telle qu'une multitude d'hommes se
sont faits, chacun d'entre eux, par des conventions mutuelles qu'ils ont
passées l'un avec l'autre, l'auteur de ses actions, afin qu'elle use de
la force et des ressources de tous, comme le jugera expédient, ne vue de
leur paix et de leur commune défense.
* 95Hannah Arendt, The
Origins of Totalitarianism, p. 140.
* 96 Cfr. la Bible de
Jérusalem, Job 41.
* 97 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 40.
* 98 Idem, pp. 143-146.
* 99 Hannah
Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 139.
* 100 Thomas Hobbes,
Op.Cit., p. 219.
* 101 Mariam Revault
D'allones, « La persévérance de la
polititique », in Ontologie et politique. Actes du Colloque
Hannah Arendt, Paris, Editions Tierce, 1989, pp. 50-51.
* 102 Hannah Arendt, La
crise de la culture, p. 184.
* 103 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 250.
* 104 Hannah Arendt, La
crise de la culture, p. 182.
* 105 Ibidem.
* 106 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 258.
* 107 Mariam Revault
D'allones, « La persévérance de la
polititique », in Ontologie et politique. Actes du colloque
Hannah Arendt, p. 48.
* 108 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 251.
* 109 Idem, pp.
157-162.
* 110 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p.
148.
* 111 Nicolas Machiavel,
Le prince, Paris, Gallimard, 1980, chapitre XVIII.
* 112 André
Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p.
212.
* 113 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 213.
* 114 Idem, p.
250.
* 115 Ibidem. Ce
leadership se présente donc par la formule grecque de `primus inter
pares', du `premier entre ses pairs'. D'origine
homérique, cette formule désignait un système de
gouvernance d'un roi élu parmi les chefs des familles grecs. C'est dans
ce sens que le roi avait un pouvoir limité par ses pairs, chefs des
familles, qui l'ont élu. Arendt actualise cette formule en montrant que
le guide politique est d'abord `pareil' à tout autre citoyen de la
république, bien qu'il a été voulu à la tête
de l'Etat. Les `pairs' ne représentent pas ici les chefs des familles,
mais les citoyens dans leur ensemble.
* 116 Hannah Arendt,
La crise de la culture, p. 139.
* 117 Hannah Arendt,
Condition de l'homme moderne, p. 213.
* 118 Idem., p. 222.
* 119 Idem, p. 274.
* 120 Idem, p. 199.
* 121 Idem., p. 68.
* 122 Idem, p. 66.
* 123 Idem, p. 212.
* 124 Idem, p. 214.
* 125 Idem, p. 276.
* 126 Idem, pp. 36 et 223.
* 127 Idem, p. 36.
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