WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Primus inter pares. Le leadership politique et pluralité dans la Condition de l'homme moderne de Hannah Arendt

( Télécharger le fichier original )
par Raphaël RDAS MBOMBO MWENDELA bupela bwa Nzambi
Faculté de philosophie Saint Pierre Canisius - Bachélier en philosophie 2006
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

REMERCIEMENTS

Nous tenons à exprimer notre gratitude à l'égard du professeur Ntima Nkanza, doyen de la Faculté de Philosophie Saint Pierre Canisius, qui nous a introduit à l'intelligence de la pensée arendtienne et qui a bien voulu diriger ce travail. Nous savons bon gré à tout le corps professoral, particulièrement aux professeurs Mushamalirwa Cicura et Mutunda Mwembo pour nous avoir accompagné, respectivement, durant les séminaires de première et de deuxième année. Nos sincères remerciements s'adressent également à tout le personnel administratif de la Faculté et au père Bueya Emmanuël qui nous a encouragé dans la rédaction de ce travail. Nous ne saurons oublier nos `co-séminaristes' : Makwa, Somé, Ouedraogo et Tonduangu. Veillez trouver dans ces lignes l'effort de notre cheminement partagé et de notre quête inachevée vers le sens !

Nous ne saurons faire l'économie du soutien dont nous bénéficions de la communauté jésuite saint Pierre Canisius. Que tous nos formateurs, tous les ouvriers y compris, agréent l'expression de notre reconnaissance avérée. A toute la famille Mbombo ; à toute la famille Luboya ; à toute la famillle Mambu ; à toute la famille Mbu ; à tous les membres de notre équipe de vie Cana et à notre cher animateur Isangu ; au père Allary ; au père Hubert Mvula, au père Tshibamfumu, à la soeur Kaja Kayembe, à monsieur Simon Mbombangi , nous disons de vive voix : merci infiniment !

Puisse le Seigneur se souvenir de la générosité des gens qu'il a daigné mettre sur notre chemin. Nous pensons donc à  (la) : maman Jane Mputu, maman Elie Mingiedi, maman Dada Georgette, maman Jeanne Mawota, maman Nkanka, maman Nkalu, Fidéline Lukula, Wivine Nkusu, Obierge Makiese, Mamie Ngemba, Béatrice Mambu, Prisca, Gerard Maindo, Richard Ntontelo, Françoise Finisi, Etienne Mangombo, Joseph Mvunzi, Guy Mokengo, Loris Ekakasani, Joelle Issesa, Berthe Mingi, Florence Booto, Océan Aniwe, Martin Bilolo, Arnold Mbolekuni, Malick Ilo, Famé Lobota, Ghislain Ndombasi et Guy-Roger Nzamba.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Après les Origines du totalitarisme, Hannah Arendt, dans la Condition de l'homme moderne, pose les jalons d'un univers non totalitaire.1(*) Aussi, découvre-t-on l'effort de l'édification d'un monde commun, inter homines esse, traversant de part en part sa pensée.2(*)

Poser les conditions de possibilité d'un univers non totalitaire, c'est questionner la politique dans son essence, dans ses éléments constitutifs et dans ses notions corrélatives. Et une des réalités politiques mise à mal par le régime totalitaire est celle du `guide' ou du `leader'. Le leadership totalitaire, Reichführer, a voulu se faire passer pour le modèle par excellence de la conduite d'une nation, mieux de l'incarnation parfaite de l'Esprit en politique. 

Puisque chez les hommes, on trouve parfois des mythes et des mensonges dans la vie politique, il faut chercher à savoir si vraiment le nom `führer' témoigne du leadership politique et qu'il n'a pas été établi sans convenance aucune.3(*) Pour ce faire, Hannah Arendt entend puiser dans les intuitions primordiales et les intentions fondamentales de la politique où la conception du leadership contredit l'idéologie pour faire place à la véritable réalité : « [...] qu'on ajoute ou retranche une lettre [au mot `leader'], cela n'a pas non plus d'importance, pourvu que règne dans le nom la réalité de la chose qu'il [est supposé] mettre en évidence. »4(*) Il sied donc de découvrir les origines réelles du leadership politique afin d'en extraire derechef « l'esprit originel qui s'est tristement évaporé des mots mêmes de la langue politique, laissant derrière des coquilles vides propres à régler presque tous les comptes, indépendamment de leur réalité phénoménale sous-jacente. »5(*)

Notre monde a été étourdi, et l'est encore aujourd'hui, à coups de propagande par des prétendus leaders politiques qui se sont déclarés`guides éclairés et avérés' ou `meneurs d'hommes attitrés' sans pour autant l'être dans les faits. Nombre d'entre eux ont rendu méconnaissable la politique, en appliquant à son administration les maximes habituellement valables pour un ménage bien ordonné. Dès lors, la politique repose sur des règles de conduite et d'agir s'inspirant des relations entre maîtres et esclaves : rien ne se fait si le maître ne sait ce qu'il faut faire et ne donne ses ordres aux esclaves qui les exécutent sans savoir.6(*) Dans ce contexte, plus d'un ont cru à ces légendes et superstitions des `hommes forts' en politique qui, seuls avec une maîtrise de la catégorie du `faire', étaient convaincus de forcer la collaboration et de mobiliser la coaction non plus des citoyens, mais de leurs sujets.

Cependant, au gré des événements, il est apparu que ces mêmes guides et meneurs ne comprenaient plus la politique comme un `vouloir-vivre-ensemble' par la mise en commun des paroles et des actes, mais comme l'imposition de la volonté d'un seul. Ils ont fini par traiter les hommes, massifiés dans l'anonymat de l'isolement, comme des matériaux, gouvernés par des lois sans humanité comme on ferait des tables ou des chaises.7(*) Que des crises, que des guerres, que des luttes partisanes, que des tueries et des événements sans nom ont été des retombées paupérisantes de cette forme dévoyée, truquée, du leadership politique.

Eu égard à tout ce qui précède, Hannah Arendt entend redorer le blason terni du leadership politique qui, loin d'être une simple revendication nominale, est une prise au sérieux de la politique et du vécu dans la mouvance de la pluralité. Pour elle, il faut opérer un retour au sens et au vécu authentique du leadership politique. Car, il semble bien se trouver un malaise quelque part. D'où vient que le rôle, et non le métier, du guide politique que doit jouer le premier d'un Etat, s'avilisse au travail du souverain, de tyran, de despote... ? Comment en est-on arrivé au fait que le rôle du roi en vienne à s'évanouir dans celui du souverain qui monopolise la force de ses pairs qui l'ont aidé et sans lesquels il n'aurait rien obtenu ? D'où est née l'illusion, la superstition, la fable, la croyance populaire à l'`Homme fort' ou à la force extraordinaire d'un seul homme dans le domaine politique ? Le rôle du leader politique se confond-il à celui du souverain ?

Notre travail se veut une redécouverte de la pensée arendtienne dans son effort de mise en cause des structures tendant à occulter l'originalité ou l'authenticité de l'agir politique. Nous allons découvrir un leadership politique à l'aune de la pluralité : non pas `ce que' fut le leader, mais `qui' fut le leader. Il est fort à parier qu'une telle pensée aidera l'Afrique, à assainir sa politique et sa conception du leadership politique vu toute la déroute du passé dont nous payons les frais aujourd'hui. Bien plus, cette pensée très ouverte peut à n'en point douter éclaircir notre quête du vrai pouvoir et de la vraie politique au niveau international.

Notre étude est subdivisée en trois chapitres :

- le premier chapitre traite de la notion arendtienne de la pluralité comme fondement et mesure de l'action politique. Comme l'être humain ne peut guère se définir au singulier, parce qu'il est `toujours-ouvert-à- la-pluralité' d'hommes sur la terre, la politique ne peut jamais se concevoir comme l'oeuvre ni le travail d'un seule volonté. L'action politique refuse l'isolement et exige la constante présence d'autrui : la pluralité est la conditio sine qua non et la conditio per quam de la politique chez Hannah Arendt.

- le second chapitre mettra en exergue les implications marquantes de pluralité sur le plan politique. Nous découvrirons l'exigence de la parole et de l'action de tous ; de l'égalité et de la distinction ; de l'espace politique entre égaux et du pouvoir comme puissance émanant de tous.

- Le troisième chapitre, traitant du leadership politique, se reçoit comme conséquence logique de deux premiers, c'est-à-dire que le leadership politique chez Hannah Arendt se définit à la lumière de l'incontournable pluralité dans ses implications politiques.

Au terme de cette analyse, nous émettrons quelques avis critiques avant de conclure.

CHAPITRE PREMIER

LA PLURALITÉ : CONDITIO SINE QUA NON ET CONDITIO PER QUAM DE LA POLITIQUE

Il s'affirme dans la pensée politique de Arendt la pertinence et la radicalité de la pluralité comme thérapie efficace contre la mégalomanie et le monisme totalitaire : « Apparemment simple, cette idée de pluralisme mérite d'être approfondie puisqu'elle résonne dans toute la pensée de Arendt, dont elle ordonne les clivages à des niveaux très divers, et conduit notamment à un pluralisme politique. »8(*). La pluralité s'impose avec radicalité dans toute vie humaine, car « aucune vie humaine, fût-ce la vie de l'ermite au désert, n'est possible sans un monde qui, directement ou indirectement, témoigne de la présence d'autres humains.»9(*)

Dans ce chapitre, nous nous donnons comme tâche de comprendre cette pluralité qui influe sur ce que nous pouvons appeler la conception arendtienne du leadership. En quoi cette pluralité est-elle intrinsèquement liée à l'action politique au point de soutenir qu'il n'y a point de politique sans les hommes au pluriel ? Pourquoi cette pluralité est-elle à la fois conditio sine qua non et conditio per quam de la politique ? Il nous semble pour l'instant indiqué de restituer brièvement le surgissement de cette condition humaine de pluralité.

I.1. De l'isolement du travail et de l'oeuvre à la pluralité de l'action

Dans ce qu'elle appelle la vita activa, `ce que nous faisons', Hannah Arendt désigne trois activités humaines fondamentales : le travail, l'oeuvre et l'action. Et ces trois activités sont fondamentales dans la mesure où elles sont l'expression complète des conditions de base dans lesquelles la vie sur terre est donnée à tout être humain : les activités qui traditionnellement sont à la portée de tous les êtres humains. 10(*)

S'agissant du travail, Hannah Arendt le fait correspondre au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption sont liés aux productions élémentaires : « A son origine comme à sa fin, le travail tourne dans le cercle du processus naturel, puisqu'il vise exclusivement à la satisfaction des besoins primitifs de la vie : activité qui [...] ne laisse aucune trace durable, le résultat de l'effort laborieux [s'évanouit] dans la consommation qui en détruit le produit.»11(*)

La condition humaine du travail est la vie elle-même : l'homme travaille à la sueur de son front pour vivre, pour maintenir son processus vital. C'est pour cela qu'il n'y a pas tellement de différence, à ce stade, entre l'homme et l'animal. Hannah Arendt appelle l'homme soumis au travail l'animal laborans : « l'activité du travail n'a pas besoin de la présence d'autrui, encore qu'un être peinant dans une complète solitude ne puisse passer pour humain : ce serait un animal laborans, au sens rigoureux du terme. »12(*)

Par opposition au travail, l'oeuvre se présente comme un refus de la naturalité de l'existence humaine. Car, elle produit un monde artificiel d'objets qui diffèrent de tout milieu naturel.13(*) En cela, l'oeuvre assure une certaine durabilité et stabilité du monde. Elle est donc à la fois monument du passé et mémoire pour le futur. Aussi loge-t-elle chacune des vies individuelles à l'intérieur de ses frontières, mais se destine à leur survivre et à les transcender toutes : l'appartenance-au-monde, la mondanité, est la condition humaine de l'oeuvre.14(*)

L'homme qui produit les artefacts est appelé l'homo faber parce qu'il est de quelque degré supérieur à l'animal laborans : « l'homme à l'ouvrage, fabriquant, construit un monde qu'il serait seul à habiter, serait encore fabricateur, non toutefois homo faber : il aurait perdu sa qualité spécifiquement humaine et serait plutôt un dieu - non certes le Créateur, mais un démiurge tel que Platon l'a décrit dans un de ses mythes. »15(*)

La dernière activité humaine, mais pas la moindre, est l'action entendue ici comme action politique. L'action, correspondant à la condition humaine de la pluralité, est la seule activité mettant directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de la matière. Elle est en outre la seule activité qui demeure la prérogative de l'homme exclusivement ; ni bête ni dieu n'en est capable, elle seule dépend entièrement de la constante présence d'autrui.16(*)

L'action trouve sa vérité et son sens non pas au niveau de l'homme au singulier, mais à l'échelle de l'homme au pluriel. En réalité, ce sont les hommes, et non pas l'homme, qui vivent sur terre et habitent les monde : « les hommes au pluriel, c'est-à-dire les hommes en tant qu'ils vivent et se meuvent et agissent en ce monde, n'ont l'expérience de l'intelligible que parce qu'ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent eux-mêmes. »17(*)

Ainsi, la pluralité humaine est la condition de l'action, parce que nous sommes tous pareils : nous sommes humains, donc égaux, sans que jamais personne soit identique à aucun autre homme vécu, vivant ou encore à naître.18(*) Il va sans dire que l'action politique refuse l'isolement, car être isolé, c'est être privé d'agir : « l'action et la parole veulent être entourées de la présence d'autrui de même que la fabrication a besoin de la présence de la nature pour y trouver ses matériaux et d'un monde pour y placer ses produits. »19(*)

En comparant le travail et l'oeuvre d'une part et l'action d'autre part, Hannah Arendt montre à suffisance que les deux premières activités se réalisent et s'accomplissent dans l'isolement : l'animal laborans et l'homo faber sont soumis à un régime d'isolement qui ne sait pas les mettre directement en face des hommes. Cet isolement contredit parfaitement la condition humaine de la pluralité. Par son isolement pour produire les artefacts, l'homo faber fuyant le monde et ses habitants, nie l'espace que le monde offre aux hommes et, plus que tout, cette part publique du monde où chaque chose et chaque homme s'exposent à la vue d'autrui.20(*) Et dans l'`oeuvrer', l'artisan ou l'ouvrier, avant qu'il n'expose l'oeuvre de ses mains dans un semblant d'espace public', a nécessairement besoin de s'isoler du monde des hommes.

Cependant, cette situation de l'isolement ne concerne pas seulement l'homo faber ; elle est davantage le gage de l'animal laborans. Bien que les conditions sociales du travail et l'organisation du travail exigent la présence simultanée de plusieurs travailleurs pour toute tâche donnée et brisent les barrières de l'isolement, l'animal laborans est celui qui dans et par son travail ne se trouve en rapport qu'avec de la matière, non avec des hommes. Dans le travail, le corps reste captif de son métabolisme avec la nature, l'identité se confond dans l'uniformité et, au mieux, il n'est possible que de faire corps avec autrui sans qu'il n'y ait jamais réelle communauté.21(*)

On ne se doute, vu les considérations qui précèdent, que le travail et l'oeuvre ne sont pas capables de pluralité où les hommes agissent et parlent entre eux. La pluralité ne sait surgir à un stade où l'homme ne traite qu'avec la nature soit dans la servitude naturelle du travail de notre corps, soit dans la violence artificielle de l'oeuvre de nos mains. Pour Arendt, on ne devient vraiment homme qu'en dépassant le privatif de ces activités non plurielles.

Force est donc de dire que l'activité spécifiquement humaine n'est ni le travail qui promeut le processus de la vie biologique, ni l'oeuvre qui façonne le monde, mais l'action qui nécessite toujours la pluralité des hommes. Autrement dit, le fondement de la pluralité se trouve dans la dimension ontologique même de l'homme. S'il est évident pour Aristote que l'homme est un animal politique par nature, Hannah Arendt soutiendrait que l'homme n'est pas à concevoir au singulier, car il est `toujours-déjà-au-pluriel'.

La pluralité nous introduit dans l'univers du politique où l'homme est censé créer les conditions d'un devenir positif avec autrui : ni l'univers laborieux du besoin, ni le monde des artefacts ne sont à même de faire droit à la pluralité humaine.22(*)

I. 2. La pluralité consubstantielle à la politique 

L'exploration des formes de l'activité humaine non seulement met à jour les structures qui conditionnent l'existence, mais aussi entend protéger l'action politique du critérium du travail et de l'oeuvre. D'où, ce qui sert de norme dans les deux premières activités de la condition humaine, n'a pas automatiquement droit de cité dans l'action politique où l'homme n'est ni en face de la nature, ni la plus haute espèce parmi les espèces animales, mais un humain parmi les autres humains. Il faut donc reléguer le travail, l'oeuvre et l'action dans leurs sphères propres.

En fait, Hannah Arendt s'insurge contre la prédominance moderne du travail qui, transgressant sa sphère propre, s'annexe notamment tout le domaine de l'oeuvre et de l'action politique. Aussi remarque-t-elle que « même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des oeuvres et non comme des moyens de gagner leur vie.»23(*) Mais, pourquoi Arendt relègue-t-elle le travail et l'oeuvre dans le domaine de l'apolitique ?

Le travail est essentiellement apolitique parce qu'elle est « l'activité dans laquelle l'homme n'est ni uni au monde ni aux autres hommes, seul avec son corps, face à la brutale nécessité de rester en vie. »24(*) Cependant, on pourrait arborer l'argument selon lequel l'homme au travail est d'une certaine façon uni aux autres hommes pour soutenir que le travail est en quelque manière politique. Hannah Arendt reconnaît que l'animal laborans vit en présence et en compagnie d'autrui, les autres hommes au travail, mais cette compagnie n'a pas les marques distinctives d'une pluralité in se.25(*) Bien que dans sa nature le travail peut rassembler les hommes en équipes dans lesquelles les individus agissent ensemble comme un seul l'homme, l'esprit de communauté qu'imprègne le travail ne donne pas encore naissance à une communauté pleinement politique parce que pleinement humaine.

Un autre argument corroborant l'aspect apolitique du travail, c'est le fait que celui-ci requiert l'effacement de toute conscience d'individualité et d'identité et ne repose pas sur l'égalité mais sur l'uniformité : 

l'uniformité qui règne dans une société basée sur le travail et la consommation, et qui s'exprime dans le conformisme, est intimement liée à l'expérience somatique du travail en commun, où le rythme biologique du travail unit le groupe de travailleurs au point que chacun d'eux a le sentiment de ne plus être un individu, mais véritablement de faire corps avec les autres.26(*)

En sus, le travail s'accompagne toujours du nivellement et du conformisme qui non seulement sont apolitiques, mais peuvent bien être aussi en certaines proportions antipolitiques. L'esprit de communauté que nécessite le travail est une nature collective qui loin de fonder une réalité reconnaissable, identifiable pour chaque membre de l'équipe, réclame au contraire l'annulation de soi. C'est pour cette raison que « toutes les « valeurs » dérivées du travail, outre sa fonction évidente dans le processus vital, sont entièrement « sociales » : elles ne diffèrent pas essentiellement du surcroît de plaisir que l'on éprouve à manger et boire en compagnie.»27(*)

Bien qu'il échappe au cycle de la répétition du même qui mine et ruine le travail, l'homo faber n'est pas encore aussi politique, il est apolitique mais à un degré différent de l'homo laborans : contrairement à l'animal laborans dont la vie sociale est grégaire et `sans-monde', et qui, par conséquent, est incapable de construire ou d'habiter un domaine public, l'homo faber est parfaitement capable d'avoir un domaine public à lui, même s'il ne s'agit pas de domaine politique proprement dit.28(*)

L'homo faber arrive quand même à combattre l'isolement complet dans lequel il est plongé quand il fabrique ses artefacts : il crée, mutatis mutandis, son domaine public, où par le biais de ses produits, il apparaît et s'unit, à quelques égards, à d'autres hommes. Son domaine public, c'est le marché où il peut se livrer à la parade en exposant les oeuvres de ses mains : « en lui-même, l'homo faber reste apolitique puisqu'il vit dans « l'isolement » [...] même si par le marché, l'ouvrier accède bien à un substitut d'espace public. »29(*) Autrement dit, « les gens qui se rencontrent au marché ne sont pas d'abord des personnes : ce sont des producteurs de produits ; ils ne viennent pas pour se faire voir, ni même pour montrer leurs talents [...], mais pour montrer leurs produits.»30(*) C'est encore une vie inhumaine dans une société où l'échange des produits est devenu la principale activité publique ; les hommes perdent leur valeur en tant qu'hommes ; ils ne sont plus jugés en tant que personnes mais en tant que producteurs, d'après la qualité de leur production.

On peut donc dire que l'homo faber est apolitique parce que « les formes spécifiquement politiques de l'union, de l'action en commun et du dialogue échappent complètement au domaine de la productivité artisanale, ce n'est qu'en s'arrêtant, lorsque son produit est achevé, que l'ouvrier peut sortir de son isolement. »31(*) Puisque dans la politique nul ne peut agir seul, la puissance du marché de l'homo faber est celle d'échange combiné que chacun des participants a acquise dans l'isolement.32(*) C'est qui est à fustiger à ce stade c'est bien le manque des relations avec autrui qui s'absorbe dans le primat des produits.

Tout compte fait, l'animal laborans et l'homo faber, contrairement à l'homme de l'action politique, sont donc à proprement parler apolitiques parce qu'ils inclinent à traiter la parole et l'action d'occupations oiseuses. Ce qui compte pour ces deux types d'hommes c'est l'exercice de la force pour le premier et le déploiement de la violence, comme refus de la naturalité, pour le second.

Nous pouvons provisoirement dire que la force et la violence chez Hannah Arendt, si elles ne sont pas pré-politiques, sont alors antipolitiques. L'animal laborans et l'homo faber ont leurs yeux non pas tournés vers les hommes, mais vers la nature :

la nature, aux yeux de l'animal laborans, est la grande pourvoyeuse de toutes les bonnes choses qui appartiennent également à tous ses enfants, lesquels « les lui prennent » et « s'y mêlent » dans le travail et la consommation. La même nature, aux yeux de l'homo faber, le constructeur du monde, « ne fournit des matériaux presque sans valeur en eux-mêmes », et dont toute la valeur réside dans l'oeuvre accomplie sur eux.33(*)

Il ressort de cette exploration de la vita activa, par ses trois modalités fondamentales, que seule l'action est humainement politique. La pluralité est consubstantielle à la politique comme agir entre pairs. C'est avec et par elle que se réalise l'action politique chez Hannah Arendt : « Si tous les aspects de la condition humaine ont de quelque façon rapport à la politique, cette pluralité est spécifiquement la condition- non seulement la conditio sine qua non, mais encore la conditio per quam- de toute vie politique. »34(*)

En conséquence, la pluralité est la loi de la terre et vivre, comme l'avait si bien compris les Romains, est toujours inter homines esse, c'est-à-dire `être parmi les hommes'. Nous accédons dans l'univers politique où l'homme se situe directement en présence d'autres hommes, sans intermédiaire quelconque, ni pour exercer la force, ni pour déployer la maîtrise des outils et la fabrication des objets, mais pour échanger les paroles, agir ensemble, et partant donner place à l'action de tout un chacun. La politique et tout ce qui y va de pair présupposent la pluralité vécue dans la mise en commun de paroles et d'actions.

CHAPITRE DEUXIEME

LES IMPLICATIONS POLITIQUES DE LA PLURALITÉ

Il est certain que la pluralité est exigeante et entraîne des implications politiques de taille. Nous allons, dans le présent chapitre, découvrir celles qui semblent capitales, à notre avis, pour une politique et un leadership politique à l'aune de la pluralité.

II.1. La pluralité humaine dans l'action et dans la parole de tous

Chez Arendt, l'agir est comprise toujours à la fois comme lexis et praxis. : le langage et l'action sont considérées, à la suite de l'antiquité grecque, comme choses égales et simultanées, de même rang et de même nature. Par conséquent, l'action politique, dans la mesure où elle ne participe pas de violence, s'exerce généralement au moyen du langage.35(*) Puisque la force exigée dans le travail et la violence artificielle permettant l'avènement de l'oeuvre, sont rejetées de la sphère politique, les hommes quand ils apparaissent vraiment comme personnes, ou comme des humains dignes de ce nom, n'ont besoin que d'agir et de parler ensemble.

Ce qui faisait défaut à l'homo laborans et à l'homo faber, avions-nous dit, c'est l'absence de l'agir et du parler à plusieurs. C'est-à-dire que l'homme qui exerce sa force et sa violence contre la nature n'a pas besoin de l'action ni de la parole puisque celles-ci ne sont de mise qu'au sein d'une communauté de personnes.

Il n'y a pas d'action ni de parole solitaire. L'agir et le parler, à l'opposé du `travailler' et de l' `oeuvrer', se conjuguent toujours au pluriel et nécessitent à jamais le dialogue puisque, à ce stade, l'homme n'est pas en face de la nature qu'il doit dompter ou transformer, mais en face et avec ses semblables, ses pairs qui, comme lui, parlent. Pour Arendt, la politique véritable ne commence qu'avec cette parole partagée qui est à vrai dire une parole donnée, créatrice et opérante. « Quand le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, parce que c'est le langage qui fait de l'homme un animal politique. Et toute action de l'homme, tout savoir, toute expérience n'a de sens que dans la mesure où l'on en peut parler. »36(*)

La parole et l'action révèlent l'unique individualité de chaque homme ; c'est par elles que les hommes se distinguent au lieu d'être simplement distincts. A dire autrement, la parole et l'action sont les modes sous lesquels les êtres humains apparaissent les uns aux autres, non certes comme des objets physiques, mais en tant qu'hommes. A en croire Arendt, une politique à taille humaine est bien celle qui, en vertu de la pluralité qui la précède et la fonde, fait pièce à la parole et à l'action de tout un chacun. Car « c'est par le verbe et l'acte que nous nous insérons dans le monde humain et cette insertion est comme une seconde naissance dans laquelle nous confirmons et assurons le fait brut de notre apparition physique originelle. »37(*)

Il en résulte qu'une vie politique sans la parole et l'action de tous est une vie non humaine et ipso facto non vécue parmi les hommes. L'agir politique chez Arendt est essentiellement l'initiative de plusieurs, et partant la politique est animée par une exigence ou un devoir de sincérité et de vraie relation entre les hommes de la même communauté.38(*) Il faudrait donc des structures qui permettent à cette transparence et à cette vérité d'apparaître au grand jour, c'est-à-dire au vu et au su de tout le monde. Parole et action font apparaître ce que nous sommes à l'égard des autres et ce que les autres sont à l'égard de nous-mêmes : « en agissant et en parlant les hommes font voir qui ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles uniques [...] Cette qualité de révélation de la parole et de l'action est en évidence lorsque l'on est avec autrui, ni pour ni contre- c'est-à-dire dans l'unité humaine pure et simple. »39(*) Ainsi, personne ne peut se dispenser de cette révélation très capitale pour Arendt :

bien que personne ne sache qui il révèle lorsqu'il se dévoile dans l'acte ou le verbe, il lui faut être prêt à se risquer cette révélation [...] Ce sont des solitaires, contre tous les hommes [qui] restent, par conséquent, en dehors des rapports humains et, politiquement, ce sont des figures marginales qui d'ordinaire, montent sur la scène de l'Histoire aux époques de corruption, de désintégration et de banqueroute politique.40(*)

Par-delà l'exigence de la vérité, Hannah Arendt pose, une exigence idoine pour toute action politique à savoir : le dialogue entre pairs. Toute action politique authentique ne peut pas ne pas supposer la riche diversité d'hommes dans l'espace politique, et cela implique une `inter-action' et une `inter-locution'. Ainsi, l'`être-ensemble', affirmation de la pluralité, repose sur la mise en commun des paroles et des actions des citoyens : la décision ne résulte plus de l'emploi de la force ni de l'exercice d'une violence, mais s'affirme comme la résultante d'actes de langage. Par conséquent, le politique a pour nerf le dialogue qui révèle les affaires publiques aux yeux de la cité tout entière.41(*)

La place accordée au dialogue, par Hannah Arendt, tire son origine de la Grèce antique où les citoyens savaient bien organiser l'espace public en discussions entre citoyens. Dans l'`inter-locution' incessante, les Grecs découvrirent que le monde que nous avons en commun est habituellement constitué d'un nombre infini de situations différentes, auxquelles correspondent les points de vue les plus multiples. Et « dans un flot d'arguments tout à fait inépuisable, le Grec apprenait à échanger son propre point de vue, sa propre opinion comme la manière dont le monde lui apparaissait et s'ouvrit à lui, avec ceux de ses concitoyens. »42(*)

Toutefois, il arrive bien souvent que l'action et la parole perdent leur signification humaine et politique. Dans pareil cas, le dialogue s'estompe et la politique cesse d'exister : faute de la révélation de l'agent dans l'acte, l'action perd son caractère spécifique. Cela se produit chaque fois que l'unité humaine est perdue et que les hommes se lancent dans la force et utilisent les moyens de la violence afin d'atteindre certains objectifs au profit de leur parti et contre l'ennemi. En de telles circonstances qui ont sûrement toujours existé, la parole devient en effet du bavardage, ce n'est plus qu'un moyen en vue d'une fin, qu'elle serve à tromper l'ennemi ou à étourdir tout le monde à coups de propagande.43(*)

Somme toute, la pluralité, qui est la loi de l'humanité, offre une place à tous et à chacun, d'agir et de parler ensemble pour la construction d'un vrai espace politique. L'homme se découvre ainsi dans ses relations avec autrui, c'est -à- dire en tant qu'il n'est pas au singulier, mais au pluriel avec les autres dans la parole et dans l'action. Avec la pluralité, nous sommes conduits à une réalité politique autorisant l'expression de toutes les opinions, aussi divergentes soient-elles. C'est le `nous' de la pluralité qui l'emporte sur le `moi totalitaire'. Il faut alors noter que la mise en commun d'actes et des paroles fait des citoyens des égaux sans pour autant supprimer leurs différences, contribuant ainsi à la prospérité de l'Etat. Ce `vouloir-vivre-ensemble' implique nécessairement à la fois l'égalité et la distinction.

II.2. La pluralité dans son double caractère d'égalité et de distinction

La pluralité comprise par l'action et la parole de tous, inaugure un système politique autorisant l'expression de toutes les opinions. En d'autres termes, Hannah Arendt voudrait responsabiliser tous les citoyens et par-là leur faire comprendre que l'édification de leur Etat est l'affaire de tous et de chacun. Pour cela, il sied de comprendre que l'Etat est toujours fait des hommes qui doivent être égaux et distincts à la fois. Mais que comprendre par cette égalité et cette distinction ?

Les hommes ayant adopté l'agir au pluriel, sont conviés d'intégrer les deux réalités inhérentes à cette pluralité. En principe, il s'agit d'une seule réalité qui se comprend dans un double mouvement :

la pluralité humaine, condition fondamentale de l'action et de la parole, a le double caractère de l'égalité et de la distinction. Si les hommes n'étaient pas égaux, ils ne pourraient se comprendre les uns les autres, ni comprendre ceux qui les ont précédés ni préparer l'avenir et prévoir les besoins de ceux qui viendront après eux. Si les hommes n'étaient pas distincts, chaque être humain se distinguant de tout autre être présent, passé et futur, ils n'auraient besoin ni de la parole ni de l'action pour se faire comprendre.44(*)

Arendt met un accent particulier sur la valeur de l'égalité dans l'établissement d'un Etat. Dans l'espace politique arendtien, il n'y a pas de `plus- hommes' ni des `moins-hommes'. Il n'y a pas non plus de race aryenne !

Cependant, l'égalité dont parle Arendt n'est pas une égalité de par notre naissance. Car, elle est une égalité politique qui prend sa source dans l'égalité grecque, instituée parce que les hommes par nature ne sont pas égaux et qu'ils ont besoin d'une institution artificielle, la polis, qui par la vertu de sa norme les rends égaux : « l'égalité que l'on trouve dans le domaine public est nécessairement une égalité de gens inégaux qui ont besoin d'être `égalisées' à certains égards et pour des fins politiques spécifiques. »45(*)

En parlant de l'égalité politique, il sied donc de faire la part des choses, car  cette isonomie ne signifie guère une égalité des biens, autrement dit une égalité économique. Ce qui revient à dire qu'il n'y a d'égalité politique que lorsque tous les citoyens ont accès à l'espace public et que la loi, identique pour chacun, autorise l'égale participation au pouvoir.46(*) S'il faut le dire autrement, l'égalité politique cherche à mettre un terme aux rapports de domination ou de soumission dans la polis. Elle s'inscrit en faux contre toute tendance d'inféoder la politique par le rapport maître-esclave ou par la relation entre un seigneur et ses vassaux. L'égalité politique vise à établir les relations parfaitement réciproques entre tous. Mais, cela ne veut nullement dire qu'une fois les citoyens reconnus égaux, ils cessent d'êtres distincts.

D'aucuns jugeraient paradoxale cette égalité politique du fait qu'elle aille de pair avec la distinction. Hannah Arendt supprime le malentendu : « si l'action en tant que commencement correspond au fait de la naissance, elle est l'actualisation de la condition humaine de natalité, la parole correspond au fait de l'individualité, elle est l'actualisation de la condition humaine de pluralité, qui est de vivre en être distinct et unique parmi les égaux.»47(*) C'est donc une erreur politique que de ne pas remarquer qu'inévitablement les hommes se révèlent comme sujets, comme personnes distinctes et uniques même s'ils se consacrent tout entier à des objectifs mondains ou matériels.48(*)

Dans l'égalité de condition politique, on ne s'attend pas à ce que tous les citoyens travaillent comme un seul homme dans un esprit de communauté frisant l'uniformité ou le conformisme La nature collective, caractéristique du travail, loin de fonder une réalité reconnaissable, identifiable pour chaque membre, requiert au contraire, en fait l'effacement de toute conscience d'individualité et d'identité.49(*) L'égalité politique refuse que la polis soit organisée en un `ménage national', une seule et énorme famille où les citoyens auraient les mêmes opinions et les mêmes intérêts. Bien plus, il faut rejeter la tendance de l'esprit grégaire régnant au sein d'un troupeau dirigé par un seul berger. C'est pour cela qu'Arendt adopte l'égalité grecque au grand dam de l'égalité moderne. En effet, cette égalité moderne, fondée sur le conformisme inhérente à la société de masse et qui n'est possible que parce que le comportement a remplacé l'action comme mode primordial des relations humaines, diffère à tous les points de vue de l'égalité antique, notamment de celle des cités grecques : appartenir au petit nombre des égaux, c'était pouvoir vivre au milieu de ses pairs.50(*)

Il en résulte que les communautés politiques ne sont réalisables que lorsque les gens différents et inégaux, au paravent, prennent conscience et veulent vivre ensemble. Et ce qui règne dans une telle communauté, c'est la relation de citoyenneté : les critères ethniques, raciaux, tribaux et ceux du foyer tombent caduques. On retiendra alors que le respect des distinctions et des différences, ouvre à une compétition loyale culminant dans l'excellence. Les Grecs en sont, pour Hannah Arendt, le paradigme on ne peut plus indépassable :

le domaine public lui-même était animé d'un farouche esprit de compétition : on devait constamment s'y distinguer de tous les autres, s'y montrer constamment par des actes, des succès incomparables, le meilleur de tous [...] en d'autres termes, le domaine public était réservé à l'individualité ; c'était le seul qui permettait à l'homme de montrer ce qu'il était réellement, ce qu'il avait d'irremplaçable. C'est pour pouvoir courir cette chance, par amour d'une cité qui la leur procurait à tous, que les citoyens acceptaient de prendre leur part des charges de la défense, de la justice et de l'administration.51(*)

Toute compte fait, aller au principe du politique ne veut pas dire résorber les différences, mais les affiner. Il ne faudrait pas confondre la symphonie avec l'unisson et le rythme avec le pas cadencé, car la polis humaine ne pense pas sous le signe de l'unité : « le politique diversifie autant qu'il assemble et les discordances elles-mêmes ne demandent jamais à être résolues comme une composition. »52(*) Cependant, la question que l'on pourrait se poser à présent est celle de savoir où cette égalité et cette distinction pourraient-elles être vraiment vécues ? Puisqu'il s'agit de l'égalité politique, l'espace susceptible de nous accueillir en tant qu'égaux et hommes distincts, vivant dans la pluralité effective, c'est l'espace politique.

II. 3. La pluralité vécue dans l'espace politique 

L'égalité politique tout comme la liberté, soutient, Hannah Arendt, ne peut s'appliquer que dans certaines limites et à l'intérieur des limites d'un espace. Il n'est de pluralité effective, c'est-à-dire d'action et de parole en commun, qu'à l'intérieur de l'espace politique. Sans doute, il est question de la polis grecque, car c'est avec l'avènement de la polis que s'est formée de manière tangible l'espace politique chez les Grecs.53(*)

La polis chez les Grecs n'a pas toujours existé ; elle est l'oeuvre d'une volonté politique où les hommes ont accepté, sans coercition et sans influence contraignante, le `vivre-ensemble'. Pour éviter tout arbitraire et prendre en considération la pluralité qui exige l'impartialité, les Grecs délimitèrent les contours d'un espace artificiel par la loi : « avant que les hommes se missent à agir, il fallait un espace défini et une structure où puissent avoir lieu toutes les actions subséquentes, l'espace étant le domaine public de la polis et sa structure c'est la loi. »54(*) Mais, pourquoi cette organisation de la polis doit-elle être garantie par la loi ?

Comme nous pouvons bien le remarquer, l'espace politique présuppose une législation. Ce n'est donc pas dans l'anarchie que les hommes doivent agir les uns avec les autres et se considérer tous comme égaux et distincts. En d'autres mots, au seuil de l'espace politique se place la nécessité du cadre constitutionnel qui doit prévenir toute démesure dans l'agir en commun et ainsi ordonner et canaliser les rapports entre les acteurs politiques. Tout citoyen ayant franchi cet espace, par son courage, doit développer la vertu de la modération et celle du respect des limites. Nul ne peut dire, qu'il soit à la tête de l'Etat, que tout lui est permis.

Ainsi, la législation avait pour mission pré-politique de clarifier les règles de jeu : « a leur avis [chez les Grecs], le législateur était, comme le constructeur du rempart, un homme qui avait à faire et terminer son ouvrage avant que l'activité politique pût commencer. »55(*) Bien plus, l'organisation de la polis chez les Grecs était garantie par des lois de peur que personne n'en change l'identité au point de la rendre méconnaissable.56(*)

L'espace politique pour les Grecs et pour Arendt, qui veut en être l'héritière, permet non pas de brimer la pluralité humaine et faire prévaloir la vérité d'un seul ou la loi d'un seul, mais de promouvoir un lieu où s'exprime radicalement la participation commune aux décisions. La polis s'y présente ainsi comme un remède contre la fragilité des affaires humaines :

le remède originel, préphilosophie, que les Grecs avaient trouvé pour cette fragilité était la fondation de la polis. La polis, née et toujours enracinée dans l'expérience et l'opinion grecques antérieures à la polis, de ce pourquoi il vaut la peine, pour les hommes, de vivre ensemble [...], à savoir la mise en commun «  des paroles et des actes », avait une double fonction. En premier lieu elle était destinée à permettre aux hommes de faire de façon permanente, encore que sous certaines réserves, ce qui n'avait été possible que comme une entreprise rare, extraordinaire, pour laquelle il leur fallait quitter leurs foyers. La seconde fonction de la polis [...] est d'offrir un remède à la futilité de l'action et du langage : car pour un exploit digne de renommée il y avait assez peu de chances de n'être pas oublié, de devenir vraiment « immortel » [...] La polis [...] garantit que ceux agissent pourront fonder ensemble le souvenir immortel de leurs actes bons et mauvais, inspirer l'admiration de leur siècle et des siècles futurs.57(*)

Il appert que l'espace politique est un lieu privilégié de l'incroyable floraison des talents et des génies. La cité grecque du début à la fin, a eu pour premier objectif de faire de l'extraordinaire un phénomène ordinaire de la vie quotidienne : « la polis devait multiplier les occasions d'acquérir la « gloire immortelle », c'est-à-dire multiplier en chacun les chances de se distinguer, de faire voir en parole et en acte qui il était en son unique individualité »58(*)

Il faut aussi retenir que l'espace politique en tant que monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche de tomber les uns sur les autres. De la sorte, il est un espace du débat et de délibération à plusieurs : les choses y sont vues par un grand nombre d'hommes sous une variété d'aspects sans changer d'identité. C'est un espace éclaté, décentralisé, un monde `poly-archique' plutôt que `mono-archique'. Les citoyens y voient l'identité dans la parfaite diversité et alors seulement apparaît la réalité du monde, sûre et vraie : dans les conditions d'un monde commun c'est la variété des perspectives qui garantit le réel.59(*)

Hannah Arendt refuse que la polis passe pour une immense famille ; elle récuse l'hystérie des foules et les conditions de la société de masse où les gens se comportent tous soudain comme en un immense `foyer-national' en multipliant et prolongeant niaisement la perspective de leurs voisins ou le commandement de leur guide'. La polis refuse aussi l'incursion du privé dans son organisation, car le privé fait que les hommes deviennent privés. Ils sont privés de voir et d'entendre autrui, comme d'être vus et entendus par autrui ; ils se font tous prisonniers de la subjectivité de leur propre expérience qui ne cesse pas d'être singulière. « La privation tient à l'absence des autres ; en ce qui les concerne l'homme privé n'apparaît point, c'est donc comme s'il n'existait pas. Ce qu'il fait reste sans importance, sans conséquence pour les autres, ce qui compte pour lui ne les intéresse pas.»60(*)

De ce qui précède, le domaine public se présente au vu et au su de tout le monde, car le mot `public', soutient Arendt, « désigne le monde lui-même en ce qu'il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement.»61(*) L'espace politique est un espace qui offre à tous et à chacun un lieu de rencontre, mais une rencontre qui n'est pas une collision. Car, ceux qui s'y présentent y ont des places différentes, la place de l'un ne coïncide pas plus avec celle d'un autre que deux objets ne peuvent coïncider dans l'espace: 

ce public space, qui est le propre du seul domaine politique, doit donc être entendu au sens fort comme un lieu commun, un espace à plusieurs voix qui permet non pas d'être devant tous, mais face à face en entente directe qui interdit l'anonymat. Une fois celui-ci résorbé, la politique dégénère en dispersion tyrannique, où nous est contestée toute marque d'individuation, ou en concentration totalitaire qui, « en écrasant les hommes les uns contre les autres », les réduit à l'état de masse amorphe.62(*)

II. 4. Le pouvoir et la puissance à la mesure de la pluralité

La pluralité comme condition sine qua non et condition per quam de la politique, est au coeur, sinon au fondement du pouvoir et de la puissance chez Hannah Arendt. En réalité dans la Condition de l'homme, ce qui est dit de la puissance l'est aussi du pouvoir, car tous deux présupposent et exigent la pluralité pour qu'ils viennent à être. Néanmoins, est-il possible à un individu agissant seul, contre tous, dans une ferme solitude, d'avoir le pouvoir et être puissant? Qu'en est-il du pouvoir et de la puissance politiques à la mesure de la pluralité ?

A en croire Arendt, la puissance d'une communauté politique n'est pas le fruit des instruments de violence, mais de l'action et la parole des tous. En conséquence, une puissance qui n'est pas actualisée, c'est-à-dire une puissance qui n'est plus rendue possible par la présence permanente des citoyens égaux, finit par disparaître. La solution la meilleure pour une actualisation incessante de la puissance réside dans un `tenir-ensemble' de l'action et de la parole. Cela devient patent lorsque la parole et l'action de tous se communiquent,  lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas à voiler les intentions mais à révéler les réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir des relations et créer des réalités nouvelles. »63(*)

Toutefois, la puissance qui assure l'existence du domaine public, de l'espace potentiel d'apparence entre les hommes agissant et parlant, n'est pas à confondre avec la force ni l'énergie qui est la qualité naturelle d'un individu isolé, parce qu'elle ne jaillit que parmi les hommes lorsqu'ils agissent et défaille dès qu'ils se dispersent.

Force est d'admettre que la puissance, eu égard à son aspect possible et non inamovible, est pleinement indépendante des facteurs matériels, du nombre ou des ressources. Raison pour laquelle « un groupe relativement peu nombreux, mais bien organisé peut dominer presque indéfiniment de justes empires populeux et [...] que des petits peuples l'emportent sur de grandes et riches. »64(*)

A l'origine de la puissance se trouve le rassemblement des hommes, et ceux-ci doivent vivre assez près les uns des autres pour que les possibilités de l'action soient toujours présentes. C'est la puissance, en tant qu'organisation de tous, maintient la cohésion des citoyens. C'est ainsi qu'elle n'a pas des limitations physiques dans la nature humaine et dans l'expérience corporelle de l'homme, comme il en est le cas pour la force.

S'agissant du pouvoir, il faut noter qu'il correspond pour commencer à la condition de pluralité. L'omnipotence n'existe pas dans la politique arendtienne, car elle est destructrice de la pluralité.

le pouvoir correspond à l'aptitude de l'homme à agir, et à agir de façon concertée. Le pouvoir n'est jamais une propriété individuelle : il appartient à un groupe et continue de lui appartenir aussi longtemps que ce groupe n'est pas divisé. Lorsque nous déclarons que quelqu'un est « au pouvoir », nous entendons par là qu'il a reçu d'un certain nombre de personnes le pouvoir d'agir en leur nom. Lorsque le groupe d'où le pouvoir émanait à l'origine se dissout [...] son « pouvoir » se dissout également.65(*)

Dans les conditions de la vie humaine, il n'y a d'alternative qu'entre la puissance et la violence. Celle-ci peut être exercée par un seul homme sur ses semblables et peut être aussi acquise par un groupe d'hommes jusqu'à en posséder le monopole. Seule la violence, contrairement à la force, peut détruire la puissance sans pour autant la remplacer. De là résulte la combinaison politique de violence et de l'impuissance qui se déploie de manière spectaculaire et véhémente, mais dans une futilité totale, ne laissant ni monuments ni légendes, à peine assez de souvenirs pour figurer tout au plus dans l'histoire. Cette combinaison de violence et d'impuissance est ce que Arendt appelle la tyrannie.66(*)

La crainte séculaire qu'inspire la tyrannie, comme forme de gouvernement, ne vient pas seulement de sa cruauté, puisque le nombre des tyrans bienveillants et des despotes éclairés l'atteste, mais de l'impuissance et de la futilité auxquelles elle condamne les souverains autant que les sujets. C'est ici que Arendt évoque l'intuition enrichissante de Montesquieu sur  les formes de gouvernement : Montesquieu comprit que la grande caractéristique de la tyrannie est de dépendre de l'isolement parce que le tyran est isolé de ses sujets et les sujets sont isolés les uns des autres par la peur et la suspicion mutuelle. C'est pourquoi la tyrannie n'est pas une forme de gouvernement parmi tant d'autres : elle contredit la condition humaine essentielle de pluralité, dialogue et communauté d'action, qui est la condition de toutes les formes d'organisation politique.67(*)

En outre, la tyrannie empêche la puissance de se développer dans sa totalité ; autrement dit elle produit l'impuissance aussi naturellement que les autres systèmes politiques produisent de la puissance : la tyrannie se caractérise toujours par l'impuissance des sujets qui ont perdu leur faculté humaine d'agir et parler ensemble ; mais elle n'est pas ipso facto marquée du sceau de la stérilité parce qu'on peut y trouver l'émergence des arts et des métiers.68(*)

Il résulte de ce qui précède que le pouvoir et la puissance chez Hannah Arendt ne sont jamais la prérogative d'une seule personne, fût-il le premier de la polis. Le pouvoir et la puissance naissent parmi les hommes qui se rassemblent par la mise en commun de leurs paroles et de leurs actions. Il n'y a donc pas de pouvoir absolu ni de puissance absolue :

le pouvoir est donc phénomène collectif qui surgit, non de la rivalité, mais de la communication où les opinions s'échangent sans qu'un individu ou un groupe possède jamais la capacité de déterminer les décisions des autres ; son expression normale est l'interaction (l'interlocution), non la compétition qui suppose un vainqueur.69(*)

Comme nous pouvons le remarquer, par les implications politiques de la pluralité, nous sommes de plein pied dans un communauté politique où rien ne sait se réaliser sans l'apport ni la présence constante de tous les citoyens aux différents niveaux de l'administration de l'Etat. C'est ainsi que Hannah Arendt prend la pluralité pour fondement et pour mesure du leadership politique.

CHAPITRE TROISIEME

HANNAH ARENDT ET LE LEADERSHIP À L'AUNE DE LA PLURALITÉ

En faisant fond sur la pluralité comme condition obligée de la politique et sur ses implications politiques, nous avons voulu tracer un chemin pouvant nous donner accès à la découverte du leadership politique dans la pensée arendtienne, plus précisément dans la Condition de l'homme moderne.

Nous avions dit au frontispice de ce travail que Arendt entendait redorer l'image terni du leadership politique, cette image rendue méconnaissable par le leadership totalitaire que nous pouvons appeler le Reichführer, comme le règne du guide. Mais en amont de cette forme dévoyée du leadership totalitaire se trouvent plusieurs philosophies et théories politiques méconnaissant de plein gré ou par ignorance la condition de la pluralité qui doit résider au coeur de toute politique. Il s'agit principalement de Platon, de Hobbes et de Machiavel sans oublier, à quelques égards, Aristote.

Platon et Hobbes, à en croire Arendt, sont les premiers des penseurs à avoir dénaturé la pluralité humaine, le nerf central de la politique. S'il en est ainsi, ces deux philosophes s'inscrivent en faux contre le leadership politique à l'aune de la pluralité. Essayons maintenant de présenter ces formes dévoyées du leadership et par-là entrer dans l'intelligence du point nodal de notre étude.

III. 1. Les conceptions monistes du leadership : la substitution du `faire' à l'`agir'

Le leadership moniste vient de la volonté d'une personne de se débarrasser de la pluralité. Or, se débarrasser de la pluralité c'est supprimer le domaine public, de l'espace de l'apparence. Ces conceptions se présentent comme une fuite de la fragilité des affaires humaines ; comme une série d'essais en vue de découvrir les fondements théoriques et les moyens pratiques d'une évasion définitive de la politique : se réfugier dans une activité où l'homme, isolé de tous, demeure maître de ses faits et gestes du début à la fin. D'après Hannah Arendt, la « tentative de remplacer l'agir par le faire est manifeste dans tous les réquisitoires contre la démocratie qui, d'autant plus qu'ils sont mieux raisonnés et plus logiques, en viennent à attaquer l'essentiel de la politique. »70(*) Découvrons ces conceptions monistes du leadership politique.

III. 1. 1. Le leadership totalitaire : le Reichführer

Hannah Arendt met au bûcher le Reichführer, le règne du guide absolu. Il va sans dire qu'il s'agit de la figure de Hitler et de tout son système. Le totalitarisme en tant que type de régime inédit est apparu à l'ère moderne, et est destiné à organiser la vie des masses.71(*) Le leadership totalitaire constitue une rupture avec tous les régimes possibles, en particulier ceux qui peuvent en être rapprochés, qu'ils soient despotiques, tyranniques ou dictatoriaux. On puit donc dire que le leadership totalitaire désigne la soif du pouvoir, la volonté de domination, la terreur ainsi qu'une structure étatique monolithique. Autrement dit, c'est la concentration du pouvoir dans les mains d'un seul homme qui l'exerce de manière à réduire tous les autres à l'impuissance en vertu du `führerprinzip' : le désir que l'humanité n'ait qu'une seule tête.72(*)

Trouvant son assise dans la société de masse, le totalitarisme fait de la désolation son expérience constitutive. D'après Hannah Arendt, la désolation est un substitut de principe d'action en tant qu'une perte d'apparence au monde des hommes : inter homines esse desinere, cesser d'être parmi les hommes. C'est bien une `mort politique', déracinement radical s'accomplissant comme inutilité de l'homme : privation d'un espace politique, mais également de la condition de la pluralité constitutive à cet espace. Ainsi, les hommes sont non seulement isolés, mais surtout repliés sur la sphère privée détruisant la sphère publique de la vie. Il s'y caractérise aussi une perte d'identité et de distinction. C'est le règne de l'idéologie et de la terreur qui subsiste après la perte du monde et du `vivre-ensemble'. La terreur est ce qui régit la conduite des hommes lorsqu'a été éradiquée la possibilité même de l'agir, d'une liberté et d'une égalité politiques.73(*)

Dans le totalitarisme, les citoyens, s'ils en méritent encore le nom, sont coupés du sens commun et de la pluralité des perspectives sur le monde. Ainsi, le vrai devient le pur produit d'une volonté, celle du führer. La liberté de penser est exclue, car l'idéologie devient l'ersatz d'un principe d'action politique pour des individus privés de tout intérêt et de toute conviction. Cette idéologie est la force en acte d'un mouvement qui emporte tout le monde sur son passage au nom des lois supérieures de la nature de l'histoire. Il s'ensuit une destruction de toute force de légalité au sens d'un cadre constitutionnel requis dans un corps politique. La loi qui vaut ici est celle du leader.74(*)

De ce qui précède, le leadership totalitaire se manifeste par le caractère infaillible des prédictions du chef. La réalité est entre les mains de la volonté du chef décryptant les lois infaillibles. Les conditions de survie de ce leadership coïncident avec les mécanismes de défense et l'adoption des systèmes qui protègent de la réalité, c'est-à-dire du pluralisme des points de vue qui pourrait venir des pairs et partant contredire sa logique mono-idéique.75(*) Le danger de la pluralité n'est pas seulement qu'il y ait plusieurs points de vue au lieu d'un seul, mais surtout le fait que le rapport de l'esprit du réel où celui du régime ne figurait plus qu'un point de vue parmi d'autres.

Ainsi, pour se défendre du danger de la pluralité, la volonté toute puissance du führer doit se réfugier dans le secret et sauvegarder celui-ci par toute une série d'enveloppes protectrices. A en croire Arendt, le fonctionnement du totalitarisme nous présente un leadership dont la structure est en forme d'oignon, c'est-à-dire avec plusieurs enveloppes protégeant le guide : (1) au centre, protégé de toute atteinte se trouve le führer et ses déclarations toujours infaillibles non par quelque accord entre ses pensées et la réalité, mais parce que le réel est d'emblée ce que sa volonté décrète et qu'il échappe au démenti venant de l'expérience. (2) La première enveloppe, celle de l'élite ou des membres du parti unique et inique, forme la protection la plus rapprochée du chef. Elle ne fait pas crédit à celui-ci et à ses paroles, mais elle doit les interpréter sans délai en termes d'intentions. (3) La seconde enveloppe protectrice est celle des sympathisants et autre compagnons de route. Ceux-ci croient aux paroles du chef et, parce que dupés, jouent un rôle essentiel pour la crédibilité du régime et constituent le meilleur système de protection du régime contre les attaques du réel. (4) En dernière strate, se trouve la masse des individus atomisées et isolés qui représente pour finir une extériorité réduite au maximum par la terreur. C'est à cette masse qu'est destinée l'idéologie.76(*)

Ce mécanisme où l'on voit l'Etat développer une structure plutôt amorphe, assure le pouvoir maximal au guide qui se voit toujours être obéi : le guide donne à ses propres paroles et ses propres ordres force de loi. La volonté du chef qui décrypte le sens de l'histoire à la lumière de l'idéologie trace la voie à un mouvement où l'humanité s'abîme dans la création d'un monde fictif qui défie toutes les catégories en usage dans les pratiques et les institutions humaines. Il s'ensuit donc l'asservissement des hommes, la terreur y règne sans partage, l'éradication de toute appartenance au monde, la déshumanisation de l'homme, la destruction de l'individualité au profit du conformisme et de l'uniformisme qui parachèvent le processus en réduisant chaque homme à un faisceau de réactions et interdisant la moindre spontanéité de l'action.

Bref, le leader totalitaire se présente comme refus de critique de la part de ses subordonnés, car ceux-ci doivent `faire' tout en son nom et pour son bien. S'il veut corriger ses propres erreurs, le guide doit liquider ceux qui les ont dévoilés et il blâme les erreurs des autres en les tuant, comme l'homo faber insatisfait des oeuvres de ses mains peut bien les détruire sans scrupule. Le fûhrer se présente comme un imposteur qui, en tout et pour tout, doit avoir raison. La normativité émigre dans sa volonté qui rejette le libre consentement des citoyens. Ainsi, la délibération entre pairs se présente comme un obstacle majeur contre sa domination. Il faut donc un seul guide, une seule nation et un seul peuple atomisé comme un seul homme.77(*) De la sorte, l'impératif catégorique du Reichführer s'impose : « agir de telle sorte que si le Führer connaissait ton action [supposée être sa volonté] il l'approuverait. »78(*)

III. 1. 2. Platon : le roi-philosophe ou le leadership à la dermiurgos79(*)

Pour Hannah Arendt, Platon serait le pionnier du maniement de la politique et la gouvernance de l'Etat d'après la technique des métiers. Selon la philosophie politique de Platon, en effet « la politique est une technè, un art comparable à des activités comme la médecine ou la navigation où, de même que dans la danse ou le jeu de l'acteur, le « produit » est identique à l'acte qui s'exécute.»80(*)

D'après Hannah Arendt, c'est dans le domaine du `faire' que Platon prend ses exemples pour démontrer la plausibilité de ses propos politiques : le règne du roi-philosophe est un moyen pour persuader la multitude de suivre les normes du petit nombre, ou pour établir la domination du petit nombre sur le grand nombre. De la sorte, la polis devient un corps politique fait des dogmes de la contemplation du roi-philisophe et non une mise en commun des paroles et des actions de tous : la soi-disant idée éternelle unique du philosophe domine une multitude d'hommes et instaure une doctrine de la permanence et de l'unicité du modèle du guide d'après lequel l'Etat peut être fabriqué.

Il est certain que la division entre savoir et faire, si étrangère à l'action, est une expérience quotidienne de la fabrication dont les processus se présentent en deux temps : d'abord la perception de l'image ou la forme (eidos) du produit futur, ensuite l'organisation des moyens et le début de l'exécution. C'est pourquoi Hannah Arendt affirme que la philosophie politique de Platon entend combattre la frustration triple de l'agir à plusieurs : résultats imprévisibles, processus irréversible et auteurs anonymes. C'est donc une tentative erronée de vouloir trouver un substitut à l'action dans l'espoir d'épargner au domaine des affaires humaines le hasard et l'irresponsabilité morale qui sont les marques signalétiques de la pluralité d'agents.81(*)

En conséquence de ce qui vient d'être exposé, le leader politique chez Platon se présente comme le Démiurge, du grec demiurgos, artisan : il s'agit d'échapper aux calamités de l'action en se réfugiant dans une activité où l'homme, isolé de tous, demeure maître de ses faits et gestes du début à la fin.82(*) Il y a donc un lien entre le Démiurge et le roi-philosophe. Comme le Timée le décrit, le Démiurge ou l'Artisan fabrique l'âme et le corps du monde en tenant son regard fixé sur les Formes, modèles éternels, tandis qu'il travaille un matériau préexistant. Tout comme le roi-philosophe, Gardien et incarnation du savoir, `fait' la polis à partir de la contemplation de la Forme du Bien. C'est grâce à ces Formes éternelles que le roi-philosophe arrive à diriger l'état, sur lequel il exerce le pouvoir absolu.

Il faut noter que dans l'Etat idéal de Platon, d'après la République, les gardiens auxiliaires ou les soldats, bien qu'ayant pour tâche de garantir la sécurité de l'Etat à l'extérieur, s'emploient de l'intérieur à la soumission des autres citoyens au roi-philosophe. En outre, bien que Platon évoque la structure d'une gouvernance collégiale des philosophes se consacrant à tour de rôle à la direction de l'Etat, il s'agit toujours d'un pouvoir absolu, requis pour l'homo faber, le fabricant, et les oeuvres de ses mains.83(*)

A lire Platon avec attention, on se rend compte que le roi-philosophe est le pendant politique du Démiurge, car tous deux n'agissent pas : ils `font' ou `fabriquent' la république à partir de leur contemplation qui est pour Hannah Arendt une fuite du monde des affaires humaines, de la vraie apparence entre égaux. Le roi-philosophe comme le Démiurge, Artisan de l'âme et du corps du monde, `fait' la politique dans l'exigence de l'isolement indispensable pour l'activité de l'`oeuvrer' où l'homo faber s'isole avec l'idée de l'objet futur à créer.

En concevant l'espace public à l'image d'un objet fabriqué, Platon pose comme condition qu'une maîtrise ordinaire, une expérience dans l'art politique est comparable à celle que l'on peut avoir dans tous les arts et métiers. Dans ce sens, Platon est le premier, selon Hannah Arendt, à fournir un plan de montage pour fabrication d'Etats ; il reste en outre l'inspirateur de toutes les utopies : « Dans la République, le roi-philosophe applique les idées comme l'artisan ses règles et ses mesures ; il « fait » sa cité comme le sculpteur sa statue ; et pour finir, dans l'oeuvre de Platon ces idées deviennent des lois qu'il n'y a plus qu'à mettre en pratique. »84(*)

Il est évident que le leadership platonicien oppose une fin de non recevoir à la condition humaine de pluralité, qui est la conditio sine qua non et conditio per quam de l'espace de l'apparence, celui du domaine public :

le moyen le plus simple de se protéger contre les dangers de la pluralité est la mon-archie, l'autorité d'un seul, dans ses nombreuses variétés, depuis la franche tyrannie d'un homme dressé contre tous, jusqu'au despotisme bienveillant et à ces sortes de démocratie dans lesquelles le grand nombre forme un corps collectif, le peuple étant « plusieurs en un » et se constituant en « monarque ». La solution platonicienne du roi-philosophe dont la « sagesse » résout les énigmes de l'action comme si elles étaient des problèmes de la connaissance, n'est que l'une des variétés - certainement pas la moins tyrannique- du gouvernement d'un seul. L'inconvénient de ces formes de gouvernement n'est pas qu'elles soient cruelles, ce qui bien souvent n'est pas le cas, c'est plutôt qu'elles fonctionnent trop bien.85(*)

Ce que Hannah Arendt veut affirmer par ces lignes, c'est que la répartition des trois classes ou rangs sociaux que Platon préconise dans la République instaure une tyrannie subtile sans se livrer à une violence instrumentale qui a caractérisé la tyrannie dans le monde moderne :

les tyrans, s'ils savent leur métier, peuvent fort bien se montrer « doux et bons en toute chose » [...] Mais ils ont tous en commun le bannissement des citoyens que l'on proscrit du domaine public en leur répétant de s'occuper de leurs besognes privées pendant que seul le souverain prendra soin des affaires publiques ». Certes, voilà qui [tend] à favoriser le commerce et l'industrie privée, mais les citoyens ne [voient] dans ces mesures qu'une manoeuvre pour les priver du temps nécessaire à la participation aux affaires communes. C'est des avantages immédiats de la tyrannie, des avantages évidents de stabilité, de sécurité, de productivité, qu'il faut se méfier, ne serait-ce que parce qu'ils préparent une inévitable perte de puissance, même si le désastre ne doit se produire que dans un avenir relativement éloigné.86(*)

Platon favorise le roi-philosophe qui bannit tous les autres citoyens de la gestion des affaires publiques. Cette expérience n'est possible qu'en dehors de la pluralité des hommes. On sait bien le voir avec le mythe de l'antre souterrain : « c'est ce que nous enseigne, dans la République, la parabole de la Caverne, où le philosophe, s'étant délivré des liens qui l'enchaînaient à ses compagnons, s'éloigne en parfaite « singularité » [...] car nul ne l'escorte, nul ne le suit.»87(*) Politiquement parlant, le roi-philosophe, par sa contemplation, cesse d'être parmi les hommes. Il traite les affaires humaines non pas par l'interaction et l'interlocution issues d'une polis d'égaux, mais par les règles immuables, éternelles, de l'expérience de la contemplation.

Hannah Arendt refuse toute politique gardant une affinité avec la contemplation, comme fuite du monde marquée par la pluralité humaine, telle que le veut Platon. Un des ressorts principaux de la pensée arendtienne est précisément que la pratique, praxis, ne peut guère s'appuyer sur un modèle artificialiste.88(*) D'où, il faut refuser que le roi-philosophe `fabrique' l'Etat à partir des idées qui semblent être en dehors de l'`inter-action' et de l'`inter-locution' des hommes réunis dans une polis. Celle-ci ne doit pas être fabriquée à la manière du demiurgos qui fabrique tout à partir d'un modèle éternel et immuable.

Par ailleurs, Hannah Arendt stigmatise un autre aspect du leadership platonicien : le concept de gouvernement traduisant l'idée qu'il n'y a de `vivre-ensemble' légitime et politique parmi les hommes que lorsque les uns sont chargés de commander et les autres d'obéir. A ce niveau, Platon n'est pas le seul à blâmer, car Aristote trouve aussi la nécessité qu'une communauté politique soit faite de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés. En substituant l'action par le gouvernement, Platon et Aristote renforcent ce changement au moyen d'une interprétation plus plausible encore en termes de faire ou de fabrication. Bien plus, Platon savait fort bien que ses analogies favorites empruntées à la vie familiale, les rapports entre maître et esclave ou entre berger et troupeau, exigeraient du souverain une vertu quasiment divine pour le distinguer de ses sujets aussi nettement que le berger se distingue des moutons ou le maître des esclaves.89(*)

En séparant les gouvernants et les gouvernés, Platon montre à suffisance que les expériences sur lesquelles repose son leadership sont aussi celles du foyer où rien ne peut se faire si le maître de la maison ne sait ce qu'il faut faire et ne donne des ordres aux esclaves qui doivent les exécuter sans savoir. Platon opère un changement révolutionnaire de la polis en appliquant à son administration les maximes communément approuvables pour un ménage bien ordonné. Ainsi se creuse un fossé sans pareil entre les deux modes de l'action, archein (commencer) et prattein (achever). Entreprendre (archein) et agir (prattein) deviennent deux activités complètement séparées : le leader devient un chef, archôn, qui n'a pas à agir, mais il gouverne ceux qui sont capables d'exécuter. Il faudrait donc, pour lui, savoir entreprendre et gouverner dans les cas les plus graves en se transformant en un opportuniste. L'agir à plusieurs est éliminé au bénéfice de l'exécution des ordres. Le guide politique c'est celui qui sait sans agir et les citoyens ceux qui agissent sans savoir. Son savoir est assimilé au commandement, à l'autorité, à l'obéissance, à l'exécution. C'est donc un leadership de domination où tous les citoyens agiraient sûrement comme un seul homme, sans une possibilité de dissension, moins encore de luttes partisanes : au moyen du gouvernement du roi-philosophe, les citoyens ne font plus qu'un.90(*)

III. 1. 3. Le leadership hobbesien : Léviathan ou `dieu mortel'

A en croire Hannah Arendt, le leadership que Hobbes impose s'origine dans sa conception de l'homme, car celui-ci n'est pas un animal politique ni un être de langage comme le soutiendrait Aristote. L'homme hobbesien est un meurtrier en puissance ; un être enclin à la violence et à la `guerre de chacun contre chacun' : la rivalité, la méfiance et la fierté (la réputation) sont les trois causes principales de la querelle qui se trouve dans l'être même de l'homme.91(*)

Par conséquent, si l'homme était vraiment la créature que Hobbes a voulu voir en lui, C'est-à-dire un être usant de violence pour se rendre maître de la personne d'autres hommes et pour protéger ses biens, il serait incapable de construire le moindre corps politique. Les hommes ne peuvent pas tirer aucun d'agrément de la vie politique, là où il n'y a pas de pouvoir capable de les tenir tous en respect.92(*) Ainsi, le souverain qui doit diriger des hommes capables de nuire aux autres et de se détruirent mutuellement, doit avoir un pouvoir absolu à la hauteur de toutes les violences des citoyens réunis. Cette conception de l'homme, soutient Hannah Arendt, n'est qu'un alibi pour soutenir la nécessité du Léviathan.93(*)

L'Etat hobbesien est un Commonwealth qui aurait pour base et pour fin ultime l'accumulation du pouvoir du souverain. Ainsi, la soif du pouvoir doit être la passion fondamentale du leader qui est lui-même l'Etat.94(*) De cette vision de l'Etat se dégage une conception biaisée de l'égalité : une égalité des hommes qui se définit, ou qui a son fondement dans le fait que chaque homme a par nature assez de pouvoir pour en tuer un autre. L'égalité des hommes en tant que meurtriers en puissance place tous les hommes dans la même insécurité, d'où le besoin d'un Etat fort. La raison d'être de l'espace politique est celui de la sécurité éprouvée par l'individu qui se sent menacé par tous ces semblables comme potentiels meurtriers.95(*)

Ainsi, le leadership hobbesien se présente et se résume par l'image insolite du Léviathan : ` Non est potestas Super Terram quae comparetur ei', pour dire `Sur terre, il n'a point de pareil'. S'inspirant du livre de Job, Hobbes nous présente un leader, au coeur dur comme le roc, pour qui le fer n'est que paille et l'airain, du bois pourri :il n'a point de compte à rendre à personne, et tout ce qui est sous les cieux est à lui.96(*)

A n'en point douter, le Léviathan est l'image d'un pouvoir absolu, d'un guide omnipotent. Un tel guide qui n'a point de pareil sur terre, n'a pas besoin d'agir parmi ses pairs, car tout autre homme est son sujet. Seul le guide doit être au début et à l'achèvement, par le truchement de ses sujets, de l'initiative. En conséquence, la pluralité se trouve mise à mal, car la force ou la violence devient le monopole du souverain dans un processus sans fin d'acquisition.97(*) Dans la loi du Léviathan comme pouvoir accumulé et monopolisé dans les mains d'une seule personne, il est uniquement question d'obéissance absolue, du conformisme aveugle des citoyens.

Bien plus, l'espace politique de Hobbes est un espace qui ne s'est pas encore affranchi du stade du `travailler' et de l'`oeuvrer' que Hannah Arendt considère comme apolitiques. Les hommes qui sont dans cet espace public ne viennent pas pour mettre en commun leurs paroles et leurs actes pour une histoire commune, et accomplir les plus grandes choses que leurs vies privées respectives ne sauraient jamais offrir. Mais, ils viennent en se confiant au Léviathan pour protéger leurs biens privés, c'est-à-dire leurs intérêts individuels. Il n'y a point de puissance qui naît du rassemblement libre des égaux : exclu de toute participation à la conduite des affaires publiques qui concernent tous les citoyens, l'individu perd sa place légitime dans la polis et son lien naturel avec ses semblables.98(*)

Il faut donc comprendre que chez Hobbes, conformément aux analyses de Hannah Arendt, le pouvoir est foncièrement réduit à la catégorie du `faire' où est exclu l'agir concerté. Il devient essentiellement et exclusivement le moyen d'arriver à une fin qui est l'accumulation des richesses. Hobbes présente donc un leadership au profit de la bourgeoisie.99(*) Et c'est pour justifier cette accumulation du pouvoir et des richesses qu'il s'appuie sur la théorie de l'état de nature, la condition de guerre perpétuelle de tous contre tous. Par conséquent, le Léviathan impose une soumission absolue à son pouvoir, autrement dit, une peur omniprésente et irrépressible. Car la prospérité de l'Etat tient à l'obéissance de tous à un seul homme : le souverain est pris pour un dieu et sa règle d'or c'est son seul maintien au pouvoir. Puisqu'il est un dieu, il exige du citoyen le refus d'autres dieux : `non habebis deos alienos', `tu n'auras point d'autres dieux'.

En fin de compte, le Léviathan se résume à un gouvernement de la tyrannie, et le nom de la tyrannie ne signifie pas autre chose que le nom de la souveraineté d'un seul. Pour Hobbes, le roi dont le pouvoir est limité n'est pas supérieur à ceux qui ont le pouvoir de limiter le sien. Ainsi, il faut un pouvoir supérieur, suprême et souverain : « il est donc tout à fait clair [...] que le pouvoir souverain, qu'il réside en un seul homme, comme dans une monarchie [...], est tel qu'on ne saurait imaginer que les hommes en édifient un plus grand.»100(*) Le système hobbesien réside précisément dans le postulat du pessimisme anthropologique : le pari fait sur la méchanceté humaine justifie la manipulation du Léviathan. Le conatus du leader hobbesien, conatus d'autoconservation, consiste dans l'accroissement du pouvoir sur la multitude, dans l'affirmation et l'expansion du moi individuel.101(*)

III. 1. 4. Le `Prince' de Machiavel ou le leadership à la virtù

Platon et Hobbes ne sont pas les seuls à être mis au bûcher pour leur interprétation de l'agir politique en termes de fabrication s'accompagnant de la violence, pas toujours instrumentale, et de la domination d'un seul qui décide de la destinée des hommes comme sait bien le faire un artisan sur les matériaux. Machiavel se trouve aussi compté parmi ceux qui veulent `faire' et domestiquer la politique jusqu'à devenir une somme des platitudes vides. Toutefois, Hannah Arendt ne méconnaît pas le mérite de Machiavel dans son réalisme politique et dans son élan d'efficacité politique : « Machiavel devait sûrement savoir ce qu'il disait, car lui, comme Robespierre et Lénine et tous les grands révolutionnaires dont il fut l'ancêtre, ne souhaita rien plus passionnément que d'instaurer un nouvel ordre de choses. »102(*)

On ne peut instaurer un nouvel ordre de choses qu'en considérant ce qu'est la politique dans sa dimension de pluralité. C'est à ce sujet, à en croire Arendt, que Machiavel a échoué. On ne saurait donc pas oublier les célèbres thèses de Machiavel sur la nécessité de la violence pour la fondation de nouveaux corps politiques et pour la reforme des corps politiques corrompus : la confusion entre fondation et fabrication. Le prince en est la pièce à conviction on ne peut plus irréfutable.

Si le leadership machiavélien est exprimé dans la figure du `Prince', force est d'affirmer que Machiavel tient sa politique de l'expérience de la fabrication d'Etats qui remonte déjà de Platon. Mais, seulement, Machiavel a su dire sans ambages ce que Platon voilait par sa rhétorique adulatrice : le gouvernement d'un seul, ou la mon-archie, comme méfiance envers l'action et non comme mépris des hommes, moins encore comme une irresponsable ou tyrannique volonté de puissance.103(*)

Bien que s'inspirant de l'expérience romaine de la fondation, Machiavel a fini par confondre le vrai lien que les Romains établissaient entre la fondation de la res publica et la dictature : quand Cicéron invite Scipion à devenir dictator rei publicae constituendae, c'est-à-dire prendre la dictature afin de redresser la république, il ne lui demande pas d'employer tous les moyens, car la fondation pour les Romains est l'action politique centrale, le grand acte unique qui établissait le domaine publico-politique et rendait la politique possible. Il ne s'agissait pas de la justification de la terreur.

Cependant, Machiavel a fini par réduire cette expérience du passé romain à la modalité de la fabrication où, pour une `fin' suprême, tous les `moyens', principalement le moyen de la violence, sont justifiées.104(*) Il comprit l'acte de la fondation entièrement à l'image de la fabrication, car pour lui la question était : comment `faire' une Italie unifiée ? C'est en réponse à cette question que se justifie la violence qui s'oriente et reçoit sa plausibilité à cet argument implicite : « on ne fait pas de table sans tuer des arbres, on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs, on ne peut faire une république sans tuer des gens.»105(*) Ainsi, tout est clair : qui veut la fin veut les moyens et tous les moyens, pourvu qu'ils soient efficaces, sont bons et justifiés à poursuivre ce qu'on aura défini comme fin. En effet, « Tant que nous croirons avoir affaire à des fins et à des moyens dans le domaine politique, nous ne pourrons empêcher personne d'utiliser n'importe quels moyens pour poursuivre des fins reconnues.»106(*)

Tout compte fait, Le Prince de Machiavel s'énonce sous une figure de domination : le pessimisme anthropologique justifie le despotisme comme seul rempart possible contre la méchanceté humaine. D'où, l'idée d'une nature humaine fictive : prendre les hommes non tels qu'ils sont mais tels qu'on les voudrait être. Désormais, il s'agit de contenir la masse ou de la tenir quelque peu en bride, car le prince désire `faire' tout seul. En réalité, c'est l'affirmation de l'isolement qui redoute la pluralité comme le `partager-le-monde-avec-autrui'.107(*)

III. 2. Primus inter pares ou le leadership à l'aune de la pluralité

Le contenu des leaderships monistes, suivant Hannah Arendt, sont tirés d'expériences spécifiquement non politiques, prenant racine ou bien dans la sphère de la `fabrication' et des arts, où il doit y avoir des spécialistes et où l'aptitude est le plus haut critère, ou bien dans la communauté privée de la maisonnée régie par l'inégalité du maître et des esclaves.

Le paradigme arendtien est donc la Grèce antique : pour les Grecs, les rapports entre gouvernement et gouvernés, entre commandement et obéissance, étaient par définition identiques aux rapports entre maître et esclaves, et par conséquent, excluaient toute possibilité d'action. De ce fait, en soutenant que dans la vie publique les règles de conduite doivent s'inspirer des relations entre maître et esclaves dans une maison bien ordonnée, les philosophes soutenant le leadership moniste voulaient dire, en fait, que l'action ne devrait jouer aucun rôle dans les affaires humaines.108(*)

Le tort de Platon, selon Arendt, a été d'inaugurer la confusion entre la polis et l'oïkos, entre les catégories de koïnon et d'idion en prenant appui, ou bien sur le modèle des relations domestiques où le maître, le dominus, a tout naturellement sa place, ou bien sur le modèle de la fabrication où l'homo faber est maître des oeuvres de ses mains : l'homo faber se conduit en seigneur et maître de la terre, non seulement parce qu'il s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire et, confronté seul à l'oeuvre de ses mains, il est libre de la détruire. Par contre, l'homo agens dépend toujours de ses semblables, ses pairs, et par le fait même il ne lui est pas donné de détruire le `produit' de la politique comme le ferait si bien l'homo faber. L'histoire que la politique crée, comme interaction et interlocution des égaux, ne peut que survivre et ne peut supporter la destruction de l'homo agens.109(*)

Hannah Arendt rejette la contrainte qui est à la base de la souveraineté chez Hobbes. Il y a donc une antinomie remarquable entre ce que Arendt comprend de la politique et ce que Hobbes propose. Tout prête à diversifier leurs conceptions du leadership :

chez Hobbes, l'individu est premier, défini dans sa nature autonome et prépolitique comme être de besoins et de désirs, tandis que chez Arendt la cité est première, l'homme ne coïncidant à lui-même qu'au sein de celle-ci. Si pour celui-là le politique est essentiellement une ruse de l'entendement qui se fait complice des désirs pour mieux les piéger en organisant la circulation des appétits selon un calcul économique, celle-ci n'ajuste pas la cité aux exigences des passions, mais à un idéal de liberté. D'un côté, la contrainte est base de la souveraineté, de l'autre, la délibération fonde l'espace politique, puisqu'ici il convient de favoriser le désir d'estime et l'excellence, là de neutraliser la violence issue du choc des désirs.110(*)

S'agissant de Machiavel, son art de gouverner détruit la pluralité au grand profit du prince. Pour lui, il y a deux manières de combattre dans le domaine politique : l'une avec les lois, l'autre avec la force ; la première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme la première, très souvent, ne suffit pas, il convient de recourir à la seconde. Aussi est-il nécessaire à un prince de savoir bien user de la bête et de l'homme. En sus, il n'est pas bien nécessaire qu'un prince possède toutes les bonnes qualités, mais il est bon qu'il paraisse les avoir. On doit alors accepter que le prince agisse contre l'humanité pour maintenir l'Etat. Dans la même lancée, un prince ne doit jamais manquer d'excuses pour cacher son manque de parole, car celui qui sait mieux faire le renard, réussit toujours le mieux en politique : il faut savoir être grand simulateur et dissimulateur.111(*)

Cette récapitulation des objections de Arendt à l'égard des conceptions monistes du leadership, interroge le vrai sens de l'agir politique. S'il faut rejeter le leadership qui prend pour paradigme la fabrication ou le foyer, il faut considérer le leadership dans l'action politique elle-même. C'est pour cette raison que Hannah Arendt restitue le sens authentique de l'`agir' qui n'est pas à fusionner avec le `fabriquer', moins encore avec le `travailler'.

III. 2. 1. L'`agir' comme pluralité

Il est impossible, pour Arendt, et pour les Grecs de qui elle tient ses arguments, de penser l'action en termes de `faire' ou de `fabrication'. Cela pour la simple raison que le `faire', contrairement à l'`agir', n'est possible que dans l'isolement qui est le fait d'être privé d'agir. L'action et la parole ne peuvent qu'être entourées de la présence d'autrui, de même que le `fabriquer' nécessite la présence de la nature pour y trouver ses matériaux et d'un monde pour y placer ses produits. Le `fabriquer' est entouré par le monde, elle est constamment en contact avec lui : l'action et la parole doivent être entourées par le réseau des actes et du langage d'autrui, et inlassablement en contact avec ce réseau.112(*)

Pour bien voir ce qui est en jeu dans la pluralité qui fonde et traverse l'agir, Arendt recourt à l'étymologie grecque et latine. En effet, dans la langue grecque et la langue latine, on trouve deux mots distincts, encore qu'apparentés, pour signifier le verbe `agir'. Aux deux verbes grecs archein (initier, commencer, guider ou commander) et prattein (traverser, aller jusqu'au bout et achever) correspondent en latin agere (mettre en mouvement, mener) et gerere dont le premier sens est porter. On peut dire que pour les Grecs et les Romains, chaque action était divisée en deux parties : le `commencement' fait par une personne seule et l'`achèvement' auquel plusieurs participaient en `portant' l'initiative, en `terminant' l'entreprise, en `allant jusqu'au bout' de l'action commencée. Cependant, au fil des âges, ces différents verbes ont vu s'évanouir leur sens premier : le mot qui, à l'origine, désignait seulement la seconde partie de l'action, l'`achèvement' (prattein et gerere) devient le mot courant pour l'action en général. Et, les mots qui désignaient le commencement de l'action prirent un sens autre que celui des Anciens, du moins dans la langue politique : archein en vint à signifier surtout `commander', `mener' et agere, `mener' plutôt que `mettre en mouvement'. C'est à partir de ce pâmoison du vrai sens du verbe `agir' que le diktat d'un seul, dans ses ramifications innombrables, a trouvé de quoi construire sa forteresse. Autrement dit, le changement historique du terme `agir' a vidé de toute sa substance le rôle du `guide-novateur' pour le réduire au rôle du souverain.113(*)

III. 2. 2. Primus inter pares : un guide parmi les guides

Eu égard à ce qui précède, il y a lieu à présent de déterminer `qui' est véritablement `guide' ou `meneur' en politique. Chez Hannah Arendt, le leader politique est celui qui est supposé entreprendre le premier, mais sans rester maître absolu de l'initiative ni refuser l'aide des autres pour la mener à bon port. La maîtrise isolée de l'ordre du `fabriquer' n'est pas de mise dans le leadership arendtien. Car les citoyens, pour autant qu'ils sont membres de l'espace public, issu d'une volonté commune, et en vertu de leur droit de politeuesthai, de s'occuper des diverses activités qui auraient lieu dans la polis, sont appelés à participer, à collaborer à l'entreprise du leader de leur propre gré, pour leurs raisons et leurs fins personnelles conformément à la législation canalisant toute action politique.

Le guide n'est pas celui qui doit mettre en mouvement les citoyens à la manière des esclaves contraints d'exécuter son initiative qui prend d'office force de loi ou de l'ordre. La raison en est que le guide, pour autant qu'il initie, est censé se laisser entraîner dans l'action entreprise. Par conséquent, `entreprendre', ou initier, comme archein et `agir' comme prattein ne peuvent guère devenir deux activités absolument différentes : le leader n'est pas le chef, dans le sens de archôn, qui n'a qu'à gouverner ceux qui doivent seulement exécuter, main un citoyen, pareil à tout autre, accepté à la tête de la communauté politique pour entreprendre et agir de concert avec les autres.114(*)

Il appert que celui qui commence, entreprend et initie l'action comme une seule personne, et l'insère dans l'achèvement auquel plusieurs peuvent participer en la portant, en allant jusqu'au bout, et partant, en la terminant, joue le rôle de novateur et de guide. De ce fait, Hannah Arendt le nomme: un primus inter pares, c'est-à-dire un premier entre ses pairs ; un roi parmi les rois comme le dirait si bien Homère.115(*)

Il va sans dire qu'un tel leadership n'est pas celle basée sur une exigence de gouvernement s'appuyant sur des expériences de relations humaines tirées de la vie familiale grecque, où un chef de famille gouvernait presqu'en despote, avec un pouvoir absolu, incontesté sur les membres de sa famille et les esclaves de sa maison : le despote, dominus, à la différence du roi qui avait été le meneur des chefs de famille et, comme primus inter pares, était par définition investi d'un pouvoir coercitif qui était incompatible non seulement avec la liberté des autres, mais également avec sa propre liberté. C'est pourquoi partout où le despote tenait la tête de la communauté politique, il gouvernait, en vertu d'une telle relation, celle du maître et ses esclaves.116(*)

Le vrai guide doit rester dans l'interdépendance originelle de l'action : il dépend de la collaboration des autres, ses pairs, qui dépendent de lui pour avoir l'occasion d'agir eux-mêmes. Cependant, il y a un élément d'isolement dans la notion du guide, mais un isolement nécessaire à l'initiative avant de trouver des compagnons qui vont la porter et l'achever. Ainsi, la valeur du guide ne se manifeste que dans l'initiative et le risque et non pas d'abord dans le succès à obtenir.117(*) Et parmi ses pairs, le guide vit dans une mémoire organisée qui lui promet, en tant qu'acteur mortel, que son existence passagère et sa grandeur fugace ne manqueront jamais de la réalité que donne le fait d'être vu et entendu et de paraître devant le public de ses semblables qui, hors la polis, ne peuvent assister qu'à la brève durée de leurs initiatives.118(*)

Par ailleurs, bien que Hannah Arendt emprunte l'expression `primus inter pares' de Homère, elle la renouvelle par le fondement qui se cristallise dans sa propre intuition de l'agir politique. `Primus inter pares' se justifie par l'évidence que celui qui est considéré et accepté à la tête de la polis, n'a pas à gouverner comme un maître décidant du sort des oeuvres de ses mains. Il faut admettre que s'entourer de ses pairs, et non des esclaves, en politique, vient de la faiblesse fondamentale des hommes qui ne peuvent garantir aujourd'hui qui ils seront demain, et de l'impossibilité de prédire les conséquences d'un acte ou d'une initiative dans une communauté d'égaux où tout le monde a la même faculté d'agir :

si l'homme est incapable de compter sur soi ou d'avoir foi en lui-même [...], c'est pour les humains le prix de la liberté, et l'impossibilité de rester les seuls maîtres de ce qu'ils font, d'en connaître les conséquences et de compter sur l'avenir, c'est le prix qu'ils paient pour la pluralité et pour le réel, pour la joie d'habiter ensemble un monde dont la réalité est garanti à chacun par la présence de tous.119(*)

III. 2. 3. Primus inter pares : novateur parmi les novateurs

On n'est donc pas leader parce qu'on soumet les autres à la servitude, ou qu'on récolte là où on n'a pas semé. Le guide chez Arendt n'est pas un chef qui se nourrit sur le dos des citoyens, mais un novateur qui prend le risque de l'innovation. En d'autres termes, il est novateur dans la mesure où il est l'homme qui entreprend le premier : il est par analogie le `premier moteur mobile'. Il n'est pas celui qui sait sans agir au milieu de ceux qui agissent sans savoir.

Au vrai, l'innovation tient du fait que de l'homme, capable d'action, on peut toujours s'attendre à l'inattendu, et de la certitude que l'homme est en mesure d'accomplir ce qui est infiniment improbable. Chacun de nous en est capable parce que chaque homme est unique et à chaque naissance quelque chose d'uniquement neuf arrive au monde. Convaincu de cela, nous pouvons donc dire que le guide, bien que supposé entreprendre le premier, est toujours parmi les hommes qui sont eux aussi à leur degré novateurs. Si les citoyens parviennent à porter, jusqu'à l'achever, l'entreprise du guide, ce n'est pas parce qu'ils sont une bande des vauriens pouvant être dupés, mais c'est parce qu'ils savent que l'initiative, dans la polis, finit toujours par rencontrer la présence des autres dont on souhaite la compagnie. L'impulsion de l'initiative jusqu'à son achèvement tient du commencement de notre venu au monde, de l'heure de notre naissance à laquelle nous répondons en commençant quelque chose de neuf. Bref, les hommes sont novateurs parce qu'ils sont chacun initium, c'est-à-dire nouveaux venus et preneurs d'initiatives.120(*)

L'innovation équivaut à la liberté d'agir parmi les égaux. Il faut laisser éclater les différences et les initiatives, car laissées à elles-mêmes, les initiatives du leader ne peuvent que périr sans le soutien de ses pairs : le concours d'autrui apparaît, non pas comme condamnation de l'initiative du leader, mais comme une sorte de co-création continue pour l'action. Bien plus, il est question aussi d'un consentement naissant du fait que le leader pense en communauté avec les autres, à qui il communique ses pensées comme ils lui communiquent les leurs.

Compris dans ce sens, le leadership politique n'est donc pas un métier, mais un rôle s'opposant à l'accaparement et à la monopolisation totalitaire. Le rôle refuse l'usurpation parce qu'il s'insère dans un `jeu de tous entre tous' qui éradique la `guerre de chacun contre chacun'. C'est pourquoi Hannah Arendt prend toujours le théâtre comme l'exemple de l'art politique par excellence, un art qui montre bien la sphère de la vie humaine, de l'homme dans ses relations avec autrui. Il n'y a de rôle que dans un monde commun qui nous accueille à notre naissance : le monde commun, réalité de l'espace public, offre à tous et à chacun un lien et un lieu de rencontre. Chaque citoyen y apparaissant a une place différente, et cette place ne coïncidant pas avec celle d'un autre, comme deux objets ne peuvent coïncider dans l'espace.121(*)

On n'est donc jamais guide éternel, non pas seulement à cause de la durée finie de la vie humaine, mais aussi à cause de l'exigence de la pluralité. Il n'y a point de guide indispensable et irremplaçable au point de dire : `après moi, c'est le déluge'. L'Etat n'est jamais édifié sur la durée de la vie du guide mortel, car il transcende cette vie aussi bien dans le passé que dans le futur : il était là avant lui, il survivra au bref séjour que quiconque peut y faire. Il ne saurait mourir avec le leader, car les « hommes sont entrés dans le domaine public parce qu'ils voulaient que quelque chose d'eux-mêmes ou quelque chose qu'ils avaient en commun avec d'autres fût plus durable que leur vie terrestre.»122(*)

III. 2. 4. Point de souverain, point d'`homme fort' en politique

Le guide politique n'est pas le maître de l'histoire devant tirer les ficelles et ménager l'exécution de ses ordres par les marionnettes. Il faut revenir à cette thèse marquante de Hannah Arendt : l'action et la parole ne prennent leur sens que quand il y a présence d'autrui ; elles sont entourées par le réseau des actes et des langages d'autrui et demeurent constamment en contact avec ce réseau. Voilà pourquoi il faut rejeter la croyance populaire en l'`homme fort' qui, seul contre tous, doit sa force à sa solitude. Cette croyance est fondée sur l'illusion que l'on peut `faire' dans le domaine politique des lois comme on fait des tables et des chaises. Il convient de décourager toute action politique unie à l'espoir utopique qu'il est possible de traiter les hommes comme des matériaux. Il n'y a point d'homme fort en politique.123(*)

S'il n'y a point d'homme fort dans la république arendtienne, il n'y a pas non plus de souverain, comme le soutient Hobbes, qui doit être seul, isolé contre les autres par sa force. Le souverain est un `guide acosmique', car il revendique toujours ce qui est en fait la victoire du grand nombre. Il se caractérise par une usurpation du mérite commun qui devient sa propre gloire: « par cette revendication, le souverain monopolise, pour ainsi dire, la force de ceux qui l'ont aidé et sans lesquels il n'aurait rien obtenu. Ainsi naît l'illusion d'une force extraordinaire en même temps que la fable de l'homme fort, puissant, parce qu'il est seul.»124(*)

Hannah Arendt refuse aussi un leadership se servant de l'argument du salus populi pour justifier la domination. Elle veut et promeut une liberté donnée dans la condition de non-souveraineté. Si souveraineté il y a, elle ne sera possible que dans la pluralité d'hommes libres et tenus non par une volonté totalitaire qui les inspirerait toujours, mais par un dessein concerté, unique raison d'être et seul lien des promesses : « si la souveraineté est dans l'action et les affaires humaines ce que la maîtrise est dans le domaine du faire et dans le monde des choses, la grande différence qui les sépare est que la première ne s'obtient que par union d'un grand nombre d'hommes, tandis que la seconde ne se conçoit que dans l'isolement.»125(*)

Somme toute, ce que ce chapitre nous montre, c'est que pour Hannah Arendt, Il n'y a donc pas de leader politique omnipotent, car la puissance et le pouvoir, avions-nous dit, ne sont engendrées que lorsque les hommes se rassemblent et agissent de concert, et elles disparaissent dès qu'ils se séparent. Il n'y a pas non plus de leader politique bannissant les citoyens de la gestion de la res publica et qui doit prendre seul soin des affaires publiques. Le leadership à l'aune de la pluralité veut que le guide politique apparaisse à ses pairs comme ceux-ci lui apparaissent, non pas comme des simples objets vivants ou inanimés, mais comme des hommes à part entière dans leur apparition : une polis appartenant à une seule personne, n'est pas une polis. Et contraindre et commander, au lieu de convaincre et de persuader par des initiatives valables, sont des méthodes prépolitiques de traiter les hommes. C'est ce qui caractérisait chez les Grecs la vie hors de la polis, celle du foyer et de la famille dont le paterfamilias, le dominus, exerçait un pouvoir absolu.126(*)

Le guide politique est fondamentalement un zôon polikon et un zôon logon ekhon, c'est-à-dire un être politique et un être de langage qui ne doit pas priver la parole à ses pairs : il ne doit pas exclure ses pairs, comme sait bien le faire le souverain, d'un mode de vivre dans lequel la parole et la parole seule a réellement un sens ; d'une existence dans laquelle les citoyens ont tous pour premier souci la conversation, l'intercommunication, comme partage d'initiatives et volonté d'achèvement.127(*)

CONCLUSION GÉNÉRALE

Nous avions voulu découvrir le leadership à l'aune de la pluralité chez Hannah Arendt. La pluralité se présente comme la conditio sine qua non et la conditio per quam de la politique ; elle trouve son fondement dans le fait que les hommes sont toujours et déjà au pluriel. Dans ses implications politiques, la pluralité exige l'égalité et la distinction, le respect des différences, l'interaction et l'interlocution, l'intercommunication, le dialogue et toutes les valeurs politiques s'opposant au pouvoir et à la puissance absolus d'un seul individu. C'est en vertu de cette pluralité que les hommes peuvent créer un espace politique fait des paroles et des actions de tous.

S'agissant du leadership politique chez Hannah Arendt, elle se veut un leadership non totalitaire, un leadership refusant le pouvoir absolu du paterfamilias et la maîtrise requise pour l'artisan, l'homo faber, dans la fabrication des produits: un leadership de concertation et de consentement. Le guide est à la fois un novateur : son initiative, dans l'agir à plusieurs, est portée jusqu'à l'achèvement par tous les citoyens qui sont ses pairs et non ses sujets, moins encore les oeuvres de ses mains. Comme la sphère politique ne fait qu'apparaître une communauté d'actions et de paroles entre les hommes, et non un espace où les hommes règneraient en `maîtres et mesures' des ouvrages de leurs mains, le vrai leadership politique à l'aune pluralité ne peut se comprendre que dans une relation entre pairs. Par conséquent, le  leader  ou le guide n'est pas un souverain ni un `homme fort', `incarnation de l'Esprit', mais `un premier parmi ses pairs', `un citoyen parmi les citoyens', un `guide parmi les guides', `un novateur parmi les novateurs': un primus inter pares.

La pensée arendtienne, comme opposition aux régimes politiques monolithiques à pouvoir absolu, se veut être un rempart contre la domination et l'exercice de la violence en politique. Elle signifie de plus bel la pluralité de l'humanité et la nécessité d'un monde commun où les hommes apprennent à parler et à agir ensemble. A ce titre, nous ne saurons lui refuser créance. Cependant, au-delà de ce mérite, il convient d'apporter quelques nuances à certaines théories développées par Hannah Arendt.

Premièrement, Hannah Arendt parle de la pluralité, dans le domaine politique, comme si elle était d'office un acquis, une réalité allant comme sur des roulettes. Cela n'est pas toujours vrai, car cette pluralité conditionnant la politique est toujours un `à-faire' et un `à-refaire'. Ainsi, bien que la politique et le leadership politique, basés sur l'interaction et l'interlocution, recèlent une grande richesse par rapport au monolithisme politique, il convient de noter que le dialogue et l'intercommunication, dans la politique, sont à canaliser et à restreindre dans certains cas. De fois, il est impérieux de permettre une décision possible à la place des palabres interminables et inféconds. En outre, pour que la politique et le leadership à l'aune de la pluralité réussissent, il convient une préparation, une formation et une éducation du peuple tout entier à cette culture qui est sans doute démocratique. Et comme nous le savons, la démocratie n'est jamais un acquis, elle est toujours à recréer et à parfaire.

Deuxièmement, l'authenticité du leadership politique n'est pas seulement d'origine grecque. La Grèce n'est pas le modèle parfait de la politique, elle est une expérience parmi tant d'autres : la pluralité n'est jamais une, elle n'est pas d'abord grecque ni romaine, elle est au coeur de toute l'humanité. Il ne faut donc pas avaler d'emblée la pilule de l'idéalisation, de l'idéologie et de la propagande grecques que Arendt tend à nous imposer. Une transposition des réalités de la Grèce antique n'est pas toujours de mise dans notre monde actuel. D'où, le `sapere aude' s'impose à chaque peuple pour fonder une politique et un leadership politique lui convenant.

On peut donc dépasser les paradigmes de la Grèce antique, sans pour autant les ignorer, sur la question de la politique, du leadership, de la pluralité et du dialogue politique. De nos jours, nous pouvons évoquer la pensée de Jürgen Habermas et celle John Rawls qui proposent des analyses plausibles sur notre manière de vivre l'exigence du pluralisme, de la discussion rationnelle et de l'agir communicationnel.

Troisièmement, le drame du totalitarisme ne doit pas permettre un rejet total de l'expérience politique de la modernité. Tout n'a pas été que sombre et totalitaire dans le monde moderne. Il ne faut pas soutenir que seule l'antiquité avait bien compris ce qu'est la politique. Chaque période de l'histoire a ses mérites et ses déficiences.

Par ailleurs, Hannah Arendt doit nuancer ses arguments au sujet de l'égalité politique. Bien que cette égalité ne vienne pas directement de la nature humaine, elle reste cependant attachée à celle-ci. La citoyenneté qui égalise tous les hommes dans un espace politique prend sans doute racine de cette vérité irréfutable : tous les hommes sont pareils. D'où l'égalité politique n'égalise pas des gens inégaux, comme le veut Arendt et les Grecs, mais des hommes fondamentalement égaux dans leur nature humaine.

Quatrièmement, nous ne doutons pas que les catégories du `travailler' et de l'`oeuvrer' soient apolitiques et doivent être relégués à leurs places respectives dans la hiérarchie du vécu humain ; cependant il est un peu restrictif, d'admettre l'action comme la seule activité pleinement humaine. Nous pensons que l'homme qui travaille, par sa force physique ou intellectuelle, n'est pas seulement un animal laborans comme le veut Arendt, il est plutôt un homo laborans comme on peut bien parler de homo faber et de homo agens. C'est vrai qu'il ne faut pas réduire l'homme au travail ; mais il faut aussi affirmer que par le travail l'homme vit une dimension de l'humain. Ainsi, il n'y a pas que l'action politique qui soit vraiment une réalisation humaine, bien que mettant directement les hommes face à face, le travail et l'oeuvre le sont aussi. Il faut éviter une séparation étanche de ces trois activités parce qu'elles se tiennent, se complètent et peuvent être vécue de manière harmonieuse dans une existence.

Cinquièmement, bien qu'il faut rejeter le monisme absolu du roi-philosophe, il ne faut cependant pas ignorer l'exigence du savoir et de la connaissance dans la politique comme le soutient Platon. Il faut donc former les leaders, car s'ils sont novateurs, ils doivent aussi à apprendre à discerner leurs initiatives. A ce niveau, l'exigence de la formation, de la spécialisation et voire de l'expertise est recommandée en politique pour préparer les vrais gardiens de la cité. En outre, avec Hobbes et Machiavel, Arendt doit apprendre que l'homme n'est pas seulement un être de langage et un être politique, comme le veut Aristote, il se révèle aussi comme un être de violence, capable de refuser l'inter homines esse. D'où, dans certains cas, la nécessité de la contrainte et de la coercition s'avère important, en politique, pour contenir la violence avérée. S'il faut bien viser le consentement libre des citoyens, il faut aussi canaliser leur liberté par des moyens idoines, voire draconiens s'il le faut.

Sixièmement, l'origine de la violence, de la force, et de la domination en politique, n'est pas à situer au niveau d'une simple substitution du `faire' à l'`agir'. Elle n'est pas uniquement une transposition des catégories de la fabrication et du domestique dans le domaine politique. Sans doute, elle est finalement dans l'homme lui-même : dans sa folie de grandeur, dans sa `sur-estime' de soi. En cela, Hobbes n'a pas été qu'aveugle ; il a su voir en l'homme une tendance à la domination et à la violence. Sûrement que la solution du Léviathan n'est pas la bien indiquée, mais la réalité de la violence qui marque l'homme n'est pas à négliger dans l'édification d'un Etat à l'aune de la pluralité. Derechef, Hannah Arendt doit restituer la juste mesure de la contrainte et de la coercition qui est importante en politique. Car tout le monde n'est pas enclin à mettre sa parole et son action avec celles des autres.

Enfin, considérant les avantages et les faiblesses de cette pensée, il ressort que nous devons désirer les exigences pénibles, mais salutaires, de la pluralité au lieu de préférer l'efficacité et la force incommodantes du monisme totalitaire. Car, les hommes en mettant en commun leurs paroles et leurs actions n'ont nullement le projet de se nuire mutuellement, mais plutôt de créer une histoire commune, de créer la puissance de leur polis. Certes, la pluralité est la loi de la politique et son respect, l'avenir du monde.

BIBLIOGRAPHIE

A- OUVRAGES DE HANNAH ARENDT

ARENDT, H., Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961.

____________, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.

____________, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1972.

____________, The Origins of Totalitarianism, New York, The World Publishing Company, 1958.

____________, Auschwitz et Jérusalem, Paris, Gallimard, 1997.

____________, Eichmann à Jérusalem, Paris, Gallimard, 1997.

A- OUVRAGES DES AUTRES AUTEURS

AMIEL, A., Hannah Arendt. Politique et événement, Paris, PUF, 1996.

ARISTOTE, La politique, Paris, Editions Gonthier, 1964.

COURTINE-DENAMY, S., Hannah Arendt, Paris, Belfond, 1994.

ENEGREN, A., La pensée politique de Hannah Arendt, Paris, PUF, 1984.

HABERMAS, J., L'éthique de la discussion et la question de la vérité, Paris, Bernard Grasset, 2003.

______________, De l'éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992.

______________, Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Editions Fayard, 1981/1987.

HOBBES, T., Léviathan, Paris, Sirey, 1971.

MACHIAVEL, N., Le prince, Paris, Gallimard, 1980.

PLATON, République, Paris, Flammarion, 1982.-

________, Lois, in OEuvres complètes, Paris, Paris, Société d'édition « Les belles lettres », 1975.

________, Le politique, Paris, GF Flammarion, 2003.

________, Cratyle, Paris, Vrin, 1998.

________, Timée, in OEuvres complètes, Paris, Editions Gallimard, 1950.

RAWLS, J., Théorie de la justice, Paris, Editions du Seuil, 1993.

__________, Justice et démocratie, Paris, Seuil, 1993.

B- ARTICLES

VETO, M., « Cohérence et terreur : introduction à la philosophie politique de Hannah Arendt », in Archives de philosophie, 1982, pp. 549-584.

Revault, M., « La persévérance de la politique », in Ontologie et politique. Actes du Colloque Hannah Arendt, Paris, Editions Tierce, 1989.

GABRIEL, K., « L'exercice du pouvoir dans l'Eglise actuelle à travers les théories sociales du pouvoir », in Concilium n° 127, juin 1988, pp. 45-55.

TABLE DE MATIERES

REMERCIEMENTS 1

INTRODUCTION GÉNÉRALE 2

CHAPITRE PREMIER 5

LA PLURALITÉ : CONDITIO SINE QUA NON ET CONDITIO PER QUAM DE LA POLITIQUE 5

I.1. DE L'ISOLEMENT DU TRAVAIL ET DE L'oeUVRE À LA PLURALITÉ DE L'ACTION 5

I. 2. LA PLURALITÉ CONSUBSTANTIELLE À LA POLITIQUE 8

CHAPITRE DEUXIEME 13

LES IMPLICATIONS POLITIQUES DE LA PLURALITÉ 13

II.1. LA PLURALITÉ HUMAINE DANS L'ACTION ET DANS LA PAROLE DE TOUS 13

II.2. LA PLURALITÉ DANS SON DOUBLE CARACTÈRE D'ÉGALITÉ ET DE DISTINCTION 16

II. 3. LA PLURALITÉ VÉCUE DANS L'ESPACE POLITIQUE 19

II. 4. LE POUVOIR ET LA PUISSANCE À LA MESURE DE LA PLURALITÉ 21

CHAPITRE TROISIEME 25

HANNAH ARENDT ET LE LEADERSHIP À L'AUNE DE LA PLURALITÉ 25

III. 1. LES CONCEPTIONS MONISTES DU LEADERSHIP : LA SUBSTITUTION DU `FAIRE' À L'`AGIR' 25

III. 1. 1. Le leadership totalitaire : le Reichführer 26

III. 1. 2. Platon : le roi-philosophe ou le leadership à la dermiurgos 28

III. 1. 3. Le leadership hobbesien : Léviathan ou `dieu mortel' 33

III. 1. 4. Le `Prince' de Machiavel ou le leadership à la virtù 36

III. 2. PRIMUS INTER PARES OU LE LEADERSHIP À L'AUNE DE LA PLURALITÉ 37

III. 2. 1. L'`agir' comme pluralité 39

III. 2. 2. Primus inter pares : un guide parmi les guides 40

III. 2. 3. Primus inter pares : novateur parmi les novateurs 42

III. 2. 4. Point de souverain, point d'`homme fort' en politique 44

CONCLUSION GÉNÉRALE 46

BIBLIOGRAPHIE 50

TABLE DE MATIERES 52

* 1 Hannah Arendt, d'origine juive, est née à Hanovre en 1906. Elle a fait ses études en Allemagne et a suivi ses cours aux universités de Marbourg et de Fribourg, puis obtenu un doctorat en philosophie de l'université de Heidelberg. Cette ancienne élève de Heidegger et Jaspers s'est exilée en France de 1933 à 1940 avant d'aller aux Etats-Unis où elle devint citoyenne américaine en 1951. Elle a enseigné notamment aux universités de Californie, de Chicago, de Columbia et de Princeton. Elle a écrit plusieurs ouvrages dont les principaux sont : Le concept d'amour chez Augustin. Essai d'interprétation philosophique ; Condition de l'homme moderne ; Eichmann à Jérusalem ; Essai sur la révolution ; La crise de la culture ; Les origines du totalitarisme ; Du mensonge à la violence ; Vies politiques ; La vie de l'esprit(inachevé). Elle a collaboré à plusieurs revues et journaux ; pour ne citer que les plus connus : Partisan Review Commentary, Review of Politics, The New Yorker, Social Research. Hannah Arendt reste une des figures majeures de la pensée socio-politique contemporaine.

* 2 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p.61.

* 3 Platon, Cratyle, 397 b -397 c.

* 4 Idem, 393 d.

* 5 Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 26.

* 6 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 251.

* 7 Idem, p. 212.

* 8 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 45.

* 9 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 31.

* 10 Idem, pp. 12-15.

* 11 André Enegrén, Op. Cit., p.35.

* 12 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 31.

* 13 Idem, p. 15.

* 14 Par l'oeuvre, l'homme donne naissance à un monde qui est le refus de la naturalité. De ce fait, il trouve dans ce monde, caractérisé par la stabilité et la permanence des produits de ses mains, sa patrie. Autrement dit, le monde d'objets faits de main d'homme, l'artifice humain érigé par l'homo faber, devient pour les mortels une patrie dont la stabilité résiste et survit au mouvement toujours changeant de leurs vies et de leurs actions.

* 15Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 31.

* 16 Idem, pp. 15 et 32.

* 17 Idem, p. 11.

* 18 Idem., p.17.

* 19 Idem., pp. 211- 212.

* 20 Idem., p. 89

* 21 André Enegrén, Op. Cit., p. 41.

* 22 Idem, p. 42.

* 23 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, pp. 11-12.

* 24 Idem, p.239.

* 25 Ibidem.

* 26 Idem, p. 241.

* 27 Idem, p.240.

* 28 Idem, p. 180.

* 29 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 42.

* 30 Hannah Arendt, La condition de l'homme moderne, p. 236.

* 31 Idem, p. 181.

* 32 Idem, p. 236.

* 33 Idem, p. 151.

* 34 Idem, p. 16.

* 35 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 35.

* 36 Idem, p. 10.

* 37 Idem, p. 199.

* 38 Selon Hannah Arendt, `agir' signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l'indique le grec archein, « commencer », « guider » et éventuellement « gouverner », mettre en mouvement (ce qui est le sens originel du latin agere). Parce qu'ils sont initium, nouveaux venus et novateurs en vertu de leur naissance, les hommes prennent des initiatives, ils sont portés à l'action à plusieurs. 

* 39 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 202.

* 40 Ibidem.

* 41 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 58.

* 42 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 71.

* 43 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 203.

* 44 Idem, p. 198.

* 45 Idem, p. 242.

* 46 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 46.

* 47 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 200.

* 48 Idem, p. 206.

* 49 Idem, p. 240.

* 50 Idem, p. 51.

* 51 Idem, p. 51.

* 52 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 45.

* 53 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 219.

* 54 Idem, p. 219.

* 55 Ibidem.

* 56 Idem, p. 231.

* 57 Idem, pp. 221-222.

* 58 Ibidem.

* 59 Idem, p. 69.

* 60 Idem, p. 70.

* 61 Idem, p. 63.

* 62 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 49.

* 63 Idem, p. 225.

* 64 Ibidem.

* 65 Hannah Arendt, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Paris, Calmann-Lévy, 1972, p. 153.

* 66 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 227.

* 67 Ibidem.

* 68 Ibidem.

* 69 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 100.

* 70 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, pp. 247-248.

* 71 Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, The World Publishing Company, 1958, pp.305-315.

* 72 Sylvie Courtine-Denamy, Hannah Arendt, Paris, Belfond, 1994, p.239.

* 73 Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, pp. 460-479.

* 74 Idem, pp. 461-465.

* 75 Idem, pp. 405-406.

* 76 Hannah Arendt, La crise de la culture, pp.131-132.

* 77 Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, pp. 374-375.

* 78 Milkos Vetö, « Cohérence et terreur : introduction à la philosophie politique de Hannah Arendt », in Archives de philosophie, 1982, p. 567.

* 79 Cette section se présente totalement comme une critique de Hannah Arendt à l'endroit de Platon. Il est question d'une lecture arendtienne de la République, du Politique et de Lois. Nous tenons à respecter l'opinion de notre auteur sur la philosophie politique de Platon.

* 80 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 233.

* 81 Idem., p. 253.

* 82 Idem., p. 247.

* 83 Platon, République, Livre II.

* 84 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 255.

* 85 Idem, p. 248.

* 86 Idem, pp. 248-249.

* 87 Idem, p. 29.

* 88 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 42.

* 89 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 255.

* 90 Idem, p. 250.

* 91 Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Sirey, 1971, pp. 123-124.

* 92 Idem, p. 123.

* 93 D'après Hobbes, pour rendre l'accord constant et durable entre les hommes, il faut un pouvoir commun qui les tienne en respect et dirige leurs actions en vue de l'avantage commun. Dès lors, il faut désigner un seul homme à la tête de l'Etat pour assurer la personnalité de tous les hommes. Ainsi, chacun doit soumettre sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme. Cela va plus loin que le consensus : il s'agit d'une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c'est comme si chacun disait à chacun : j'autorise cet homme de me gouverner moi-même, à cette condition que je lui abandonne mon droit et que j'autorise toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection.

* 94 L'essence de la république est une personne unique telle qu'une multitude d'hommes se sont faits, chacun d'entre eux, par des conventions mutuelles qu'ils ont passées l'un avec l'autre, l'auteur de ses actions, afin qu'elle use de la force et des ressources de tous, comme le jugera expédient, ne vue de leur paix et de leur commune défense.

* 95Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 140.

* 96 Cfr. la Bible de Jérusalem, Job 41.

* 97 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 40.

* 98 Idem, pp. 143-146.

* 99 Hannah Arendt, The Origins of Totalitarianism, p. 139.

* 100 Thomas Hobbes, Op.Cit., p. 219.

* 101 Mariam Revault D'allones, « La persévérance de la polititique », in Ontologie et politique. Actes du Colloque Hannah Arendt, Paris, Editions Tierce, 1989, pp. 50-51.

* 102 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 184.

* 103 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 250.

* 104 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 182.

* 105 Ibidem.

* 106 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 258.

* 107 Mariam Revault D'allones, « La persévérance de la polititique », in Ontologie et politique. Actes du colloque Hannah Arendt, p. 48.

* 108 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 251.

* 109 Idem, pp. 157-162.

* 110 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 148.

* 111 Nicolas Machiavel, Le prince, Paris, Gallimard, 1980, chapitre XVIII.

* 112 André Enegrén, La pensée politique de Hannah Arendt, p. 212.

* 113 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 213.

* 114 Idem, p. 250.

* 115 Ibidem. Ce leadership se présente donc par la formule grecque de `primus inter pares', du `premier entre ses pairs'. D'origine homérique, cette formule désignait un système de gouvernance d'un roi élu parmi les chefs des familles grecs. C'est dans ce sens que le roi avait un pouvoir limité par ses pairs, chefs des familles, qui l'ont élu. Arendt actualise cette formule en montrant que le guide politique est d'abord `pareil' à tout autre citoyen de la république, bien qu'il a été voulu à la tête de l'Etat. Les `pairs' ne représentent pas ici les chefs des familles, mais les citoyens dans leur ensemble.

* 116 Hannah Arendt, La crise de la culture, p. 139.

* 117 Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, p. 213.

* 118 Idem., p. 222.

* 119 Idem, p. 274.

* 120 Idem, p. 199.

* 121 Idem., p. 68.

* 122 Idem, p. 66.

* 123 Idem, p. 212.

* 124 Idem, p. 214.

* 125 Idem, p. 276.

* 126 Idem, pp. 36 et 223.

* 127 Idem, p. 36.






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Ceux qui vivent sont ceux qui luttent"   Victor Hugo