L'assistance médicale au décès en Suisse( Télécharger le fichier original )par Garin Gbedegbegnon Université de Fribourg - MA Politique sociale, analyse du social 2006 |
3.2.2. La gestion transactionnelle de l'identité médicaleSi l'un des enjeux de la transaction médicale est de définir les conditions de la dignité du mourant, la portée qu'elle peut avoir sur l'identité du médecin est indéniable, au vu des éléments qui précèdent. Promouvoir une pratique et un sens alternatifs à la déontologie médicale en ce qui concerne l'accompagnement du mourant, pousse le médecin à remettre en cause son positionnement vis-à-vis du patient dans le cadre de la relation thanatologique, vis-à-vis de ses pairs au sein de l'institution hospitalière, ainsi que face à lui-même du point de vue des croyances et des connaissances acquises durant sa formation. Pour rétablir une identité cohérente et stable, le médecin va mener ses transactions en fonction de sa propre vision du monde social et médical, de sorte qu'il puisse accéder à l' « identité désirée ». Cependant, cela suppose la recherche de supports de légitimité extérieurs au champ médical sur la base desquels la construction d'une identité alternative est justifiable. Dans une société pluriculturelle où coexiste des plusieurs systèmes sociaux, cela ne peut se faire sans occasionner de multiples rapports de force entre les différents acteurs sociaux impliqués dans l'accompagnement du mourant. Il est possible de distinguer quatre modalités de gestion transactionnelle de l'identité par le médecin, en fonction de son positionnement par rapport à la doctrine et à la déontologie médicales, selon qu'il recherche l'accomplissement de soi ou la légitimité de ses actes, et ce, en dehors ou au sein du champ médical. Cette typologie explique aussi les rapports de force qui peuvent s'établir entre les différentes formes d'identité professionnelles. Guy Badoit parle à ce propos de « stratégie relationnelle » et différencie quatre formes d'échanges selon que les acteurs sont dans un rapport de coopération, de conflit, de concurrence ou de rupture avec les tiers. Dans le cadre du présent travail, son approche est intéressante car elle permet de mettre en lumière la façon dont les différentes acceptions de l'identité médicale entretiennent des rapports de force en fonction des transactions qui les soutiennent199(*). Pour obtenir une meilleure compréhension des différentes stratégies identitaires, il est possible de consulter le schéma au point quatre de ce chapitre. L'identité de consolidation Le médecin-chef, partisan d'un accompagnement du mourant sans euthanasie active et sans assistance au suicide, souligne que la concordance entre sa position personnelle, la mission publique de l'institution hospitalière et la déontologie, contribue à le conforter dans sa position, car toutes les trois se fondent sur le même support de légitimité, à savoir la religion chrétienne qu'il pratique. « Moi, je suis très à l'aise avec ça, ça ne me pose absolument aucun problème. D'abord, j'ai une conviction... J'ai une conviction médicale, elle est en l'occurrence, c'est facile, la même que ce que propose la déontologie médicale actuelle, c'est de dire, il y a des soins palliatifs, on peut soulager avec les soins palliatifs, donc on n'a pas besoin d'une euthanasie active. C'est la réponse officielle, un peu, du corps médical. Moi, je partage ce point de vue, je ne vais pas à l'encontre de ce qu'on dit. Après j'ai une conviction personnelle qui me fait dire que je pense que le temps de la mort, la préparation à la mort est un temps important, pour soi, pour la famille et je pense qu'on doit pas, même dans les moments de découragement important minimiser l'importance de ce temps qu'on a à vivre. Et cettet opinion-là est facile à défendre, puisqu'il va dans le même sens de l'idée que prône le corps médical que les soins palliatifs existent et que ça suffit. Après il y a une décision juridique qui est celle que vous connaissez que l'on n'a pas le droit de pratiquer une euthanasie active qui va aussi dans le même sens de ce que je pense personnellement et de ce que pense le corps médical.200(*) » Cette concordance entre les différents supports de son identité lui permet donc d'agir sans avoir de raisons particulières de douter du bien-fondé de son engagement, ce qui se traduit dans les faits par une assurance et une autorité telles que ses transactions se traduisent le plus souvent en décisions institutionnelles que les autres acteurs ne peuvent pas vraiment contrer. Pourtant cette position de domination, liée à la conformité de la vision personnelle du médecin au cadre objectif (légal, déontologique et religieux) de la gestion sociale de la mort, n'exclut pas que le médecin doive consulter les tiers pour obtenir leur adhésion au projet thanatologique. Le fait qu'il favorise ouvertement la solution des soins palliatifs et du retrait thérapeutique (au détriment de toute autre alternative) - tous les deux sont conformes à l'orientation symbolique du champ d'activités hospitalières - n'empêche pas que le succès du projet thanatologique dépende pour l'essentiel de la cohésion de l'équipe soignante et médicale autour d'un même credo, ainsi que de l'acceptation par le mourant et sa famille des décisions médicales. Dés lors le médecin recherche la complémentarité dans ses transactions de façon à ce que l'intervention des différents acteurs s'inscrive dans le sens symbolique qui oriente le projet thanatologique. Les médiations que mène le médecin sur la base de son identité de consolidation, ne remettent ainsi pas en cause sa position, ni la validité de la justification de ses décisions et de ses actes. Il peut donc conduire le projet thanatologique et coordonner le travail des différents acteurs autour du mourant à partir d'une position centrale, en quelque sorte formalisée, institutionnalisée. L'identité d'alternation A la question du pourquoi de son engagement associatif, un médecin répond de la façon suivante : « A partir du moment où j'ai quitté l'hôpital, je suis devenu indépendant. En l'étant je peux faire et dire ce que je veux, si je suis dans un hôpital, je dois suivre la ligne de l'hôpital, le politiquement correct, sinon je vais perdre mon poste. Cela est la liberté de l'indépendant. Ceci étant, je me suis dit que du point de vue philosophique que l'on dit toujours, les politiciens n'ont qu'à, il n'y a qu'à, ils ont été élus pour cela. Non, moi je pars de la responsabilité individuelle, nous sommes tous responsables de ce qui se passe, chacun à notre niveau et nous sommes en charge d'améliorer ce qui peut l'être en fonction de notre situation, de notre compétence, d'où on est, chacun201(*). » Ce témoignage est très significatif de la gestion spatiale de l'identité professionnelle, car il montre comment ce médecin s'engage auprès d'Exit après avoir exercé durant quelques années en cabinet. Son engagement fait sens dès lors qu'il voit en Exit une possibilité de pouvoir militer pour les intérêts des personnes qui veulent absolument mourir avant de tomber dans une déchéance physique ou psychosociale totale, et ce hors du champ médical, afin de ne pas mettre sa position professionnelle en danger. Il montre aussi le support de légitimation que constitue la structure associative, car elle permet au médecin de militer et d'agir au niveau des institutions politiques et institutionnelles. Toutefois son intérêt est aussi de montrer que ce médecin fait le choix délibéré de s'engager en dehors du champ médical pour mieux faire valoir sa vision subjective du droit du patient à disposer de lui-même, ainsi que celle du médecin à l'aider dans ce sens. L'identité d'alternation repose sur la construction d'un espace intermédiaire entre la société civile et le champ médical, l'association, au travers de laquelle le médecin peut non seulement incarner l'identité professionnelle de la façon dont il la souhaite, mais grâce à laquelle il accède aux supports socio-juridiques nécessaires à la légitimation de sa pratique alternative. En effet, par le biais de l'association, à titre privé, il devient un acteur social qui peut revendiquer une certaine position, exercer un pression médiatique et entrer en négociation pour obtenir de la part de l'appareil judiciaire ou étatique une légitimité, qu'il n'obtiendrait pas dans le champ médical. La structure associative soutient l' « alternation202(*) » au sens où l'entendent Peter Berger et Thomas Luckmann, c'est-à-dire une modification durable de l'identité issue d'une socialisation secondaire, par une transformation du discours, des normes, des procédures, en somme de l'univers symbolique qui la soutient. L'association sert de plaque tournante pour la diffusion d'une conception alternative du rôle et de la relation thérapeutiques (de la position relative du patient et du médecin), pour le partage de savoirs spécifiques, comme la connaissance des produits létaux, de leur dosage, ou encore pour générer un discours politique et médiatique de façon à susciter le débat social. L'identité d'alternation se caractérise par l'intense activité de négociation qu'elle suppose, avec les tiers. Le médecin entretient essentiellement des rapports conflictuels avec ses pairs et avec les autorités médicales. La négociation vise une reconnaissance sociale non seulement de la dignité du patient, mais aussi d'un rôle médical en fin de vie non plus ancré sur la centralité du médecin, mais plutôt sur celle du patient. Cette seconde modalité de gestion de l' « identité engagée » est caractéristique des pratiques innovantes qui supposent une transformation radicale de la doctrine médicale et par conséquent une redéfinition du cadre légal, éthique. L'identité d'alternation subsiste tant que l'activité, l'idéologie sur lesquelles elle se fonde ne sont pas reconnues. Ainsi la promotion des soins palliatifs est aussi passée par cette modalité de gestion identitaire, par le biais de la mobilisation de fonds privés et d'associations pour diffuser cette approche holistique de la prise en charge médicale des mourants. Ceci est bien illustré par le montre le témoignage suivant d'un médecin qui, tout en pratiquant l'euthanasie active, a aussi milité pour l'adoption en milieu hospitalier des soins palliatifs : « Donc pour prescrire largement des antalgiques, c'était déjà un combat. Ensuite pour utiliser des antalgiques par voie orale, la solution de Prampton, du premier centre de soins palliatifs qui a été créé à Londres, cela avait été aussi tout un débat, à l'époque, est-ce que c'était juste que le patient ait des opiacés sous forme liquide dans une solution qu'il pouvait prendre à la demande, ou est-ce que c'était donner un pouvoir extraordinaire au patient que de lui permettre de gérer ses douleurs203(*). » Le fait que les soins palliatifs n'aient pas été tout de suite introduits dans les unités hospitalières, mais ont d'abord pratiqués dans des structures privées, des associations ou des fondations, en marges des institutions hospitalières est significatif de ce second mode de gestion identitaire. L'identité retournement A la question du fondement de l'adhésion de certains médecins à la doctrine professionnelle, un médecin répond que « cela provient justement du serment d'Hippocrate, de 300 ans av. J.-C. : tu ne dois jamais donner au patient de poison. Si cela est encore valable aujourd'hui, cela est la question. On ne doit jamais donner au patient de poison à la demande d'un tiers, de l'État par exemple ou de la famille. Nous le faisons aussi ainsi. Mais si on le lui donne pour respecter le patient, on peut le voir de façon différente, ceci est à discuter. Le serment d'Hippocrate joue-t-il un rôle important ? Non, ce ne l'est pas plus pour moi que pour la plupart de mes collègues médecins. Je peux m'y soustraire, je ne veux pas être le seul à me battre qui vienne et dise, que cela ne joue aucun rôle. Je trouve que c'est mal ce que j'ai dit d'un côté, mais il y en a d'autres qui le pensent aussi. Cela fait 2500 ans, ce n'est donc plus important. Il est tout à fait possible que le suicide entre dans le devoir médical. Je le vois ainsi, sinon je ne le ferai pas.204(*) » L'identité de retournement se distingue des deux identités précédentes sur deux points essentiels. Premièrement, elle se différencie de l'identité de consolidation par le fait qu'elle détourne le sens initial de la déontologie par une interprétation alternative des principes qui la fonde. tout en étant reconnue et en se basant sur le rôle d'intermédiaire du médecin. Deuxièmement, elle diverge de l'identité d'alternation en cela qu'elle ne vise pas une reconnaissance sociale, étant donné qu'elle concerne un acte d'ores et déjà toléré par les instances légitimatrices du champ médical, entre autre l'Académie suisse des sciences médicales (ASSM). De ce fait, le but n'est plus tant d'obtenir une légitimité, mais plutôt d'exercer une influence plus grande au sein du réseau transactionnel pour faire aboutir le projet thanatologique du mourant, notamment, dans le cas présent, celui de l'assistance au suicide. Par là, l'identité de retournement permet au médecin de se maintenir dans le champ médical, mais tout en étant en concurrence par rapport à l'acceptation classique de son rôle. L'identité de retournement est en quelque sorte le résultat d'une reconnaissance partielle de la pratique et du rôle considérés. Elle constitue avec l'identité d'alternation une forme transitoire, mais non moins socialement structurée de l'identité, en cela que l'activité sur laquelle elles se basent peut à terme faire l'objet d'une légitimation complète, éthique, légale et déontologique. L'identité de rupture Pour expliquer la façon dont il évalue une demande d'euthanasie active, un médecin s'exprime dans les termes qui suivent : « Alors c'est dire qu'une fois que l'on a remis ce contexte, qu'est-ce que c'est que le médecin, quel est finalement son rôle, qu'est-ce qu'il doit au patient. une fois que l'on a mis le patient au centre et que dans chaque situation on est prêt à reconsidérer avec ce patient-là, à ce moment-là de sa vie, dans son contexte de vie, quelle peut être sa demande à mon égard et qu'est-ce que moi je peux ou non entrer en matière et si on reste honnête, si on s'est interrogé sur ce qu'il y avait à faire, le moment de l'acte est simple. Ce n'est pas compliqué de rajouter quelques ampoules dans une perfusion. Et l'état émotionnel du médecin est grave, je ne vois pas comment l'on peut être gai dans des moments pareils, mais on peut être grave, mais pas tourmenté205(*). » La particularité de ce témoignage est de montrer à quel point le médecin n'agit plus en fonction de la déontologie dominante, encore moins en fonction d'un souci de reconnaissance sociale, son évaluation se fait en dépit des risques objectifs liés à une pratique illégale. Ceci est illustré par la suite de ses propos : « Si il y a un bon Dieu, le moment venu j'assumerai et si il n'y en a pas, et ben on ne va pas se tourmenter pour ça. Et cela m'est égal le prix à payer. J'aurai la même position personnelle par rapport à la justice des hommes, si un jour je dois avoir des ennuis à cause d'un acte d'euthanasie, je l'assumerai sans problème. C'est égal, j'irai expliquer, les juges feront leur travail qui est de juger. Et puis voilà, j'assumerai les conséquences. Si l'on n'est pas prêt à assumer les conséquences de ce que l'on fait, il ne faut pas le faire206(*). ». Dans cette ultime figure de la gestion transactionnelle de l'identité, il apparaît que le médecin s'oriente exclusivement en fonction de la vision du monde communément construite avec le mourant, de façon interpersonnelle. Il inscrit son acte dans une réflexion interpersonnelle. L'identité de rupture se caractérise donc par le fait qu'elle est coupée de tout support institutionnel ou collectif de légitimation. C'est la communauté d'expérience entre le médecin et le patient qui justifie le choix et la décision euthanasiques. L'accomplissement de soi se déroule indépendamment de toute instance sociale médiatrice ou génératrice de légitimité. D'une certaine façon, le médecin se prive volontairement de toute formalisation, de toute institutionnalisation de sa pratique, dans le but de pouvoir agir exclusivement en fonction du libre-arbitre du patient et selon son principe d'intégrité personnelle, qui vont dans le même sens. De ce fait, l'identité de rupture est dans le cas présent un choix volontaire, stratégique, d'agir indépendamment de tout cadre objectif, excluant donc toute transaction légitimante. En ce sens, on peut considérer les échanges menés par le médecin comme contradictoires, d'une part, car l'orientation symbolique du projet explicité ne correspond pas au sens réellement poursuivi, d'autre part, car l'acte envisagé contredit le fondement éthique de la profession. Le médecin ne se contente plus seulement de détourner les principes de ce dernier ou de rechercher un compromis comme dans le cas de l'identité de retournement, respectivement celui de l'identité d'alternation. La gestion transactionnelle de l'identité professionnelle ne doit pas être comprise comme une description statique. S'agissant de stratégie identitaire, il apparaît que selon les situations et les besoins, le médecin adopte l'une ou l'autre des modalités. Il s'est même présenté des situations, où le médecin adoptait l'une ou l'autre en fonction de l'espace où il exerçait. Tout comme il est imaginable qu'au fur et à mesure de sa trajectoire professionnelle et en fonction de l'évolution de sa propre intégrité, le médecin adopte tour à tour différentes stratégies identitaires, pour finalement se stabiliser sur l'une d'entre elles. Ce qui est important de retenir au terme de cette partie importante du travail consacré au déroulement du projet thanatologique et au rôle que joue le médecin au travers de ses transactions, c'est que la justification médicale est un processus dynamique et stratégique qui repose essentiellement sur la façon dont le médecin détermine son principe d'intégrité pour soutenir la confrontation répétée à la mort des individus. Les différentes formes d'identité transactionnelle identifiées ne se rapportent pas automatiquement ou exclusivement à une forme d'assistance au décès. Selon l'évolution du cadre légal, du débat social et de la reconnaissance dont jouit la pratique considérée, le médecin peut adopter une forme de transaction ou l'autre, par conséquent choisir une stratégie identitaire en fonction des interactions qu'il estime nécessaires à l'aboutissement du projet thanatologique. * 199 BAJOIT G., op. cit., p. 134-137. * 200 P11 169632 (615 : 629) * 201 PX (414 : 427) * 202 BERGER P. & LUCKMANN T., La construction sociale de la réalité, Editions Masson & Armand Colin, 1996, p. 214-222. * 203 P4 249192 (284 :290) * 204 P5 AG220802 (550 : 564) * 205 P4 249192 (726 : 741) * 206 Idem (800 : 809) |
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