L'assistance médicale au décès en Suisse( Télécharger le fichier original )par Garin Gbedegbegnon Université de Fribourg - MA Politique sociale, analyse du social 2006 |
2.2. Les enjeux de la transaction médicalePartant du constat que la dignité du mourant est à la fois la résultante et l'objet du projet thanatologique, il est facile d'imaginer que les enjeux des transactions menées dans le cadre de l'assistance médicale au décès soient intimement liés à la détermination des conditions nécessaires à ce que le mourant puisse accéder à cette dignité et, ce faisant, transiter vers le statut de défunt. Il est aisé de comprendre que chacun des acteurs présents dans le cadre de l'accompagnement du mourant ne participent pas de la même réalité, en cela que les mondes sociaux qui orientent leur intervention auprès du mourant et desquels leurs identités participent, ne sont pas identiques. Ces mondes diffèrent non seulement en fonction de leur acception de la dignité, mais aussi par leur temporalité et la logique selon laquelle les acteurs y agissent. Ainsi la famille et les proches relèvent du monde domestique, alors que les religieux et certains accompagnants appartiennent au monde de l'inspiration. De ce fait même le personnel soignant et le personnel médical opérant dans le même champ thérapeutique, n'ont pas auprès du mourant la même position, car l'espace autour du mourant fait l'objet d'une division du travail particulière entre ces deux corps de métier. Les premiers entretiennent leur relation au mourant sur le mode intersubjectif, alors que les autres relèvent plutôt du monde technique, industriel. Les institutions de santé publique, que ce soient les hôpitaux ou les établissements médicosociaux appartiennent au monde civique. Au chevet du mourant, chacun des acteurs établit avec lui un rapport différencié, obéissant à des règles différentes et étant soumis à des contraintes spécifiques. La réalisation d'une assistance médicale au décès exige donc du médecin, qu'il prenne en considération la façon dont le mourant participe également à ces différents mondes, étant entendu que l'identité du mourant est plurielle118(*). Ceci est indispensable s'il entend transiger avec les différents acteurs sur une dignité communément acceptée, et ce faisant favoriser la construction d'une identité cohérente du défunt. Si l'idée d'une « intercompréhension119(*) » chère à Jürgen Habermas est inopérante, la notion d' « entente120(*) » en tant que forme initiale et préalable à l'accord, présente ici son intérêt. En effet, l'entente présuppose que les acteurs puissent convenir d'un arrangement qui soutienne un ordre commun transitoire et qui oriente leurs interactions dans le présent, en fonction d'une vérité communément définie. En somme, l'entente rejoint la figure du « compromis121(*) » entre plusieurs mondes que présentent Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Les deux notions rendent possible une formalisation partielle et provisoire des rapports. Elles permettent même d'envisager que les différents acteurs puissent convenir d'une suspension momentanée des différentes temporalités sociales en présence, relatives aux différents mondes, de façon à ce qu'autour du mourant se crée un espace hors monde, transitoire, à partir duquel ce dernier puisse accéder au statut de défunt. De la même manière, il est possible d'imaginer qu'à défaut d'entente entre tous les acteurs, le médecin doive transiger en traduisant, voire en masquant le sens de son intervention, de façon à ce que le mourant puisse participer des différentes temporalités en présence. La transaction médicale, nous l'avons vu est essentielle, en cela que le rôle de médecin dans le domaine de la gestion sociétale de la mort, est tout simplement incontournable. C'est au travers des différents objets de l'expertise médicale, que sont entre autres l'évaluation de la douleur et des ressources présentes, le choix de l'antalgie, du lieu de prise en charge, qu'il est possible d'en appréhender les enjeux. La transaction médicale doit en effet pouvoir s'appuyer sur des univers symboliques reconnus comme légitimes pour fonder la pratique de l'assistance médicale au décès, l'identification des éléments de réalité pris en compte dans la transaction révèle en somme les différentes formes de compromis en présence. 2.2.1. L'évaluation des atteintes à l'intégrité de la personneL'intégrité de l'individu se décline en deux formes, la préservation de sa santé mentale et physique. La notion d' « intégrité » renvoie au devoir de protection de l'État vis-à-vis du citoyen. L'intégrité physique et psychique est effectivement un droit du citoyen, dans la mesure où elle est nécessaire à sa participation au monde civique. L'intégrité physique En premier lieu, le propos va porter sur l'intégrité physique de la personne. L'évaluation de l'intégrité physique ne participe pas du même compromis que celle des conséquences sur l'apparence physique de la pathologie morbide. Le corps humain dans une société industrialisée est un bien de production, son altération implique en quelque sorte qu'il ait perdu de son utilité socioéconomique, c'est pourquoi le mourant est alors pris en charge par le système de santé publique, qui lui relève du monde civique, où les droits du citoyen lui assurent la protection de sa vie jusqu'à son décès. C'est plutôt cette forme de compromis entre le monde civique et domestique qu'illustre la position d'un médecin qui ne voit pas en l'altération de l'apparence physique de raisons suffisantes à ce que soit menée une euthanasie active, mais qui par contre envisage que les soins palliatifs offrent une alternative à l'euthanasie. « Je pense que les structures qu'on peut mettre en place répondent à la grande majorité des situations que ce soit une fin de vie avec défiguration ou pas. Je pense pas qu'il y ait des situations de médecine palliative qui soient dépassées, au point que l'on doive pratiquer une euthanasie active. Mais, c'est mon avis personnel. Je pense qu'il y a des situations très difficiles, ici on a par exemple, une atteinte physique vraiment dure pour la famille et pour l'entourage. Je pense que là on est dans une situation où c'est pas que de la morphine, c'est pas que des anxiolytiques, etc. » Dans une société de plus en plus hédoniste et soucieuse du bien-être corporel, l'évaluation de l'intégrité physique tend à devenir de plus en plus subjective. Il apparaît au travers des différents témoignages que les atteintes à l'apparence physique du mourant induites par les pathologies sévères, constituent pour les médecins un point d'attention. En effet, selon la gravité des atteintes, la vue du mourant peut devenir insupportable, autant pour lui-même que pour ses proches. C'est en somme comme si l'altération radicale de l'apparence physique, par exemple du visage, venait à remettre en question la capacité du mourant à entrer en relation avec le monde qui l'entoure. La préservation de son visage malgré la souffrance constituerait en somme le dernier refuge de sa dignité. Aussi, dans le cadre de la communauté d'expérience, le médecin et le patient peuvent être amenés à considérer l'altération radicale de l'apparence physique comme un motif d'agir. « Il s'agit d'un patient qui m'avait été confié, qui avait eu différentes interventions chirurgicales pour un cancer et tous les traitements possibles et qui avait récidivé, et son cancer progressait et on me l'avait confié pour l'aider, parce que son cancer progressait encore et on ne savait pas où le mettre, comment faire et tout. C'était un immense cancer de la bouche qui avait détruit une grande partie de la mâchoire, qui avait envahi une bonne partie de la langue, il y a avait eu des rayons, il y avait eu une nécrose de l'os. L'os sortait par la joue. On avait essayé de reconstruire et le tout récidivait et en fait sa tumeur. Ce qu'il se passe dans certaines tumeurs, c'est que les vaisseaux sont atteints et le patient meure d'hémorragie, et puis elle va pouvoir se voir mourir. Si c'est un gros vaisseau, elle va mourir très vite, si c'est des petits vaisseaux, cela va commencer à suinter pendant quelques jours jusqu'au moment où un gros vaisseau est atteint.122(*) » Dans les situations extrêmes, la conscience qu'a le mourant de la destruction de sa propre apparence et de l'effet de celle-ci sur les autres, peut le conduire à considérer une assistance au décès. Dans le cas présent il s'agit d'une euthanasie active, comme un moyen de mettre un terme à ce qu'il considère comme un « état de déchéance 123(*)», dans la mesure où privé de son visage, le patient se sent privé de son image et perd son amour propre. Or, dans le monde de l'opinion fortement médiatisée et centré sur l'amour propre, la perte de l'image équivaut à ne plus exister. Il est souvent fait référence au caractère inéluctable et irréversible de la maladie comme seuil d'accès au recours à une assistance au décès. Il est utile de relever que l'énonciation du caractère inéluctable de la mort consiste finalement à signifier le moment où un compromis entre les mondes peut entrer en ligne de compte pour soutenir une assistance au décès. Lorsque le médecin pose ce constat, il signifie au patient que celui-ci peut ou doit envisager sa propre mort. L'intégrité psychique Contrairement à l'intégrité physique, les atteintes portées à l'intégrité psychique ne sont d'une part pas visibles, d'autre part leur irréversibilité n'est jamais vraiment prouvée. Pour beaucoup de médecins, c'est l'état des connaissances qui détermine si une atteinte psychique est réversible ou non. En conséquence, nombre de médecins éprouvent des réticences à mener une assistance au décès pour des personnes atteintes de maladies psychiques. Cette attitude est illustrée par les propos d'un médecin pratiquant pourtant l'euthanasie active. « Par rapport au malade psychiatrique, c'est ma tendance qu'est-ce que l'on pourrait encore faire, qu'est-ce que l'on peut encore imaginer qui prime. J'arrive pas à me résigner que pour eux, il n'y a aucune issue, une thérapeutique. Vous voyez, c'est cela la différence. Après je dis effectivement, je ne peux pas renoncer à vous, je ne peux renoncer à l'idée, que peut être l'année prochaine, l'on trouve quelque chose pour vous et c'est peut-être trop me demander, je ne sais pas.124(*) » L'intégrité psychique constitue un enjeu majeur car elle conditionne la capacité de discernement de l'individu, donc l'usage de son libre-arbitre et de son autonomie. Selon la nature de l'atteinte psychique, l'individu n'a pas accès à une assistance au décès car il n'est plus considéré comme responsable de ses actes d'une part, d'autre part son incapacité de discernement le prive du droit à disposer de lui-même. Ainsi, l'assistance médicale au suicide pour les malades psychiques peut être à l'heure actuelle pénalement poursuivie, sous réserve que leur capacité de discernement puisse être prouvée. Médicalement parlant, le champ psychiatrique est très réservée en la matière. « Et en principe, on accompagne pas aujourd'hui des maladies psychiques. C'est toujours assez dangereux. Naturellement, il y a les changements et la psychiatrie officielle suisse est absolument contre. Quoiqu'il y a des cas où on comprend très bien... les schizophrènes chroniques qui sont vraiment tombés dans le social, qui en ont marres parce qu'ils n'ont plus d'amis, ils ont plus de famille, etc (...) mais on n'ose pas pour l'instant. Ce sera peut-être une question de futur125(*). » Dans le cadre de la pratique de l'assistance au suicide, lorsque les médecins sont en présence d'une pathologie psychique et somatique chez le même patient, certains préfèrent attendre que l'avancement de la maladie somatique soit telle que la mort soit inéluctable, avant d'envisager la remise d'une ordonnance pour le pentobarbital. Ce qui montre que le statut de l'affection psychique n'est pas le même que celui de l'affection somatique. L'évaluation de l'intégrité psychique ne semble par conséquent jamais acquise et elle pose d'autant plus problème qu'une atteinte psychique grave et chronique se traduit le plus souvent par l'incapacité de la personne à entretenir des relations sociales dans la continuité. Ainsi, l'état de déchéance auquel le malade psychique tente de remédier par le biais de la dignité attendue de l'assistance au suicide est tout simplement la mort sociale, l'isolement. Du point de vue de la dignité de la personne, l'atteinte psychique pose un problème pour tous les mondes, mais en particulier pour le monde civique et le monde domestique. Pour y être partie prenante, l'individu doit effectivement pouvoir satisfaire aux conditions minimales de l'exercice de sa liberté personnelle et pouvoir entretenir des relations sociales, soit son autonomie et sa réflexivité. Si l'on considère le cas particulier de la pratique de l'assistance au suicide, l'assimilation de cette pratique au suicide pathologique indique qu'à son propos, il n'est pas facile de trouver un compromis avec le monde de l'inspiration, autrement dit avec les institutions religieuses qui en relèvent. * 118 LAHIRE B., L'homme pluriel. Les ressorts de l'action, Paris, Nathan, 1998. * 119 HABERMAS J., idem. * 120 HABERMAS, Vérité et Justification, Paris, Editions Gallimard, 1999, p. 56-61. * 121 BOLTANSKI L. & THEVENOT L., op. cit., p. 337-338. * 122 P3 192573 (167 : 179) * 123 Idem (595) * 124 P4 249192 (775 : 781) * 125 P6 947129 (73 : 80) |
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