Des Etats particuliers libres à l'organisation sociale mondialepar Raphaël BAZEBIZONZAS Saint Pierre Canisius - Bachelier en Philosophie 2006 |
2.2. Mécanisme de l'organisation sociale mondialeWeil définit le mécanisme social comme étant un système de lois auquel l'individu se trouve toujours soumis et sur lequel en même temps il s'appuie pour obtenir le prix de sa personnification dans la société. Trois catégories résument le mécanisme de la société universelle : le calcul, le matériel et le mécanique. La société mondiale est calculatrice dans la mesure où elle recherche en tout l'efficacité et le profit : Toute décision, toute transformation des procédés du travail ou de l'organisation, tout emploi des forces disponibles...doivent être justifiés par la démonstration que la domination de l'homme sur la nature s'en trouve renforcée, que, en d'autres termes, le même résultat mesurable est atteint avec une moindre dépense d'énergie humaine ou que plus de forces naturelles sont mises à la disposition de l'humanité...qu'il ne serait possible avec les méthodes antérieures.40(*) Elle est mécaniste dans la mesure où tout problème est transposé en problème de méthodes de travail et d'organisation et de ce fait ne relève que du mécanisme social. Elle est matérialiste en ce que l'élément pertinent pour ses décisions est le quantifiable, donc les facteurs matériels. Quel est l'esprit qui caractérise cette organisation ? L'esprit de l'organisation sociale mondiale est sans aucun doute la rationalité, non pas une rationalité abstraite, mais une rationalité concrète ou mieux pragmatique puisqu'elle débouche sur la technique. On pourrait alors affirmer sans risque de se tromper que l'esprit qui sous-tend l'organisation universelle est un esprit technico-rationnel. C'est cet esprit empiriste, moteur de la modernité et de la modernisation, qui caractérise les sociétés contemporaines quand bien même chacune d'elles participe à cette modernité à des degrés très divers. Cette différence entre les sociétés se concrétise dans les rapports entre les Etats et entre les hommes du monde. Cela révèle un malaise dans la mondialisation actuelle et remet en cause l'esprit rationnel qui la sous-tend. En réalité, le rationalisme de la société mondiale n'est pas un rationalisme de fait mais de principe. L'unité de la société mondiale n'est que technologique. Dans la pensée de Weil, la société mondiale homogène n'existe pas en fait, mais seulement en principe.
2.3. Approche éthique de l'organisation sociale mondialeLe « principe d'universalité »41(*) aide à comprendre éthiquement l'importance d'une organisation sociale mondiale. Eric Weil pense que la question se pose avec acuité : « elle vise la possibilité de la présence de l'universel dans la pluralité des particularités qui le rendent concret »42(*). Comment ouvrir les Etats souverains, autonomes au flot de l'universel formel du travail social, de l'efficacité ? Les communautés historiques ont été interpellées par la violence de la nature extérieure. Pour se défendre et conserver ce qu'elles ont d'historique, elles ont dû travailler et sont devenues des sociétés. Ces sociétés, une fois au contact de la modernité, ont été obligées à rendre leur travail plus efficace, plus opérationnel via la rationalité. Bref, la modernité les a obligées à dépasser la lutte progressive avec la nature, faute de quoi, elles auraient accepté de « s'immoler sur l'autel de [leurs] sacrés traditionnels »43(*). L'Etat particulier qui, en quelque sorte, est la conscience d'une communauté organisée pour l'action, est aussi à comprendre selon cette logique de rationalité. Sa vocation n'est-elle pas d'éduquer, par le biais de ses institutions, la morale vivante des individus à l'universalité de la raison ? La clef d'intelligibilité de cette éducation, c'est que pour que les communautés, puissent survivre, avec tout ce qu'elles ont d'historique et d'irrationnel, elles doivent assumer la rationalité de la société et en accepter les conditions essentielles qu'elle exige. Mais qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut tout simplement dire que la communauté, devenue société et Etat en définitive, « devra accepter d'abandonner celles parmi ses valeurs qui ne sont pas conciliables avec cette efficacité sans laquelle aucune de ses valeurs ne survivront »44(*). Mais en fait, et dans le concret, la réalisation d'une société mondiale, selon les exigences de l'universalité rationnelle, apparaît de plus en plus comme la condition sine qua non pour sauvegarder les morales particulières. « Ce n'est qu'après la réalisation d'une société mondiale - pense Eric Weil - que les morales concrètes pourront se développer librement, que l'éducation des citoyens pourra devenir le seul but du gouvernement et de tous les citoyens. »45(*) Le génie de Weil est d'avoir suggéré la création d'une organisation sociale mondiale qui aura pour mission la promotion de la rationalité globale, laquelle rationalité se traduirait dans l'« égalisation des niveaux de vie des différentes sociétés »46(*) et la possibilité pour chaque Etat historique et particulier, de « faire place à la loyauté morale envers une tradition vivante, une vertu concrète, un groupe humain uni, non pas par les liens de la nécessité et de la peur, mais par l'adhésion à un sens »47(*). « Ce n'est qu'alors - poursuit Weil - que le mot amitié pourra reprendre ce sens moral et politique qu'il a perdu dans le monde moderne au profit d'une signification privée et sentimentale. »48(*) Eric Weil donne ainsi une conscience, mieux encore, une âme à l'organisation sociale mondiale en réconciliant l'universel et le particulier, le rationnel et l'historique. Ainsi donc, dans la logique d'une telle société, tout Etat doit tendre à l'universel tout en gardant une touche de particularité. * 40 PP., p. 71. * 41 C'est justement grâce à l'assomption du critère de l'universalisation que Weil peut préfigurer un modèle socio-politique fondé sur la valeur absolue de la personne humaine destinée à fonder et à garantir les conditions extérieures de la moralité, c'est-à-dire une forme d'ordre social dans laquelle la personne puisse toujours être considérée en tant que but et jamais en tant que moyen. Dans ce sens, la dimension politique va être strictement liée à la dimension morale, car c'est à elle qu'il appartient de mettre en oeuvre les conditions de cette éducation à la liberté raisonnable qui est, dans la conception weilienne, son but dernier. * 42 PP., p. 248. * 43 PP., p. 70 * 44 Ibid. * 45 PP., pp. 244-245 * 46 PP., p. 240. * 47 PP., p. 245. * 48 Ibid. |
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