FACULTE DE
PHILOSOPHIE
SAINT PIERRE CANISIUS
KIMWENZA
L'INTERPRETATION DE LA LOI PAR LE JUGE ET L'HISTOIRIEN
DU DROIT :
Le problème de l'application dans
Vérité et Méthode
Par
Jean-Luc MALANGO KITUNGANO, S.J.
Gradué en sciences politiques et administratives
malangojeanluc@yahoo.fr
Mémoire présenté pour l'obtention
du Grade
de Bachelier en philosophie
Directeur :
Jean Onaotsho Kawende
Docteur en philosophie.
Professeur aux facultés catholiques de
Kinshasa
et à la faculté de philosophie saint Pierre
Canisius
MAI 2006
EPIGRAPHE
« L'idée d'une dogmatique juridique
parfaite, qui réduirait toute sentence à une pure
opération de subsomption, n'est pas tenable »
Hans-Georg Gadamer, Vérité et
Méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique
philosophique, Paris, Seuil, 1996, pp. 351-352.
REMERCIEMENTS
Ce travail n'aurait pas été possible sans le
suivi fidèle et efficace du professeur Jean Onaotsho Kawende, directeur
de ce mémoire. Je le remercie sincèrement.
Je tiens également à dire ma gratitude à
tous les professeurs, collègues et amis qui, par leurs enseignements,
les critiques stimulantes et leur intérêt pour mes
réflexions, ont grandement contribué au contenu de ce travail.
Sans être exhaustif, je tiens à remercier particulièrement
les compagnons Julien Ndongo S.J., les juristes Jean Ilboudo S.J et Pichu
Mukanya S.J. qui, par leurs critiques positives, m'ont encouragé dans
mes réflexions sur une approche juridique de l'herméneutique de
Hans-Georg Gadamer.
A la compagnie de Jésus, je dédie
chaleureusement cette réflexion en espérant que d'autres
chercheurs la dépasseront, c'est la récompense ultime que j'en
escompte.
INTRODUCTION GENERALE
Reliant historiquement la problématique de
l'application en herméneutique à la description du
phénomène éthique et, en particulier, celle de la vertu et
du savoir moral chez Aristote, Gadamer montre que l'analyse
aristotélicienne livre une sorte de modèle des problèmes
que pose la tâche herméneutique.
Le droit dans sa dimension de doctrine et de loi offre une
signification exemplaire de l'application dans les sciences de l'esprit.
L'application n'est pas une partie accessoire et occasionnelle du
phénomène de la compréhension en droit et dans toutes les
autres sciences humaines, mais elle contribue à déterminer la
compréhension. Le raisonnement juridique se présente le plus
souvent sous la forme de l'application d'une règle à un cas,
généralement du point de vue du juge, en vue de rendre justice.
Dans un sens large, l'interprétation en droit désigne toute forme
de raisonnement qui conduit à la solution d'un cas ou à la
découverte de la vérité d'une règle s'il s'agit
d'une recherche historique, indépendamment de la référence
ou non à un texte. L'interprétation est donc le problème
central en droit et pas seulement du coté du juge, car pour l'historien
du droit aussi, il faut interpréter.
Quelles attitudes prennent en face d'un même texte
législatif donné et en vigueur, le juriste et l'historien
du droit? Plus précisément, la différence entre
l'intérêt dogmatique du juge et l'intérêt historique
de l'historien du droit est-elle sans équivoque ?
Au plan des sciences humaines contemporaines, est-t-il
possible de rétablir l'unité des disciplines
herméneutiques, mieux, reconquérir l'unité
herméneutique des sciences humaines à partir du modèle
d'application de l'herméneutique juridique?
Les règles du droit oscillent, selon les
époques, en réaffirmant tantôt le primat de la
méthode, tantôt les insuffisances des méthodes dites
traditionnelles. L'herméneutique peut-elle offrir une perspective des
recherches alternatives au juridisme?
Il est indubitable que l'application joue un rôle
essentiel aussi bien pour le juriste que pour l'historien du droit.
L'interprétation juridique ne constitue en réalité qu'un
genre particulier d'une activité plus générale dont il ne
faut pas l'isoler. Le droit entretient des relations avec d'autres disciplines
sous l'aspect justement de l'interprétation.
Nous soutenons comme thèse centrale de ce travail,
à la suite de Gadamer, que l'activité du comprendre n'est pas
distincte de l'application. A partir de l'application saisie en
herméneutique juridique, on peut reconquérir l'unité
herméneutique des sciences humaines. Plus précisément, de
l'histoire, de la philosophie, de la philologie et du droit lui-même.
L'application, l'interprétation et la compréhension doivent
être saisies dans un processus unitaire.
La méthode à suivre est l'explicitation des
différents thèmes relatifs à l'application dans
Vérité et Méthode en partant de la tradition
éthique socratico-platonicienne telle que Gadamer le développe.
Nous effectuerons ainsi notre analyse à partir de l'évolution de
thèmes relatifs au problème d'application dans
Vérité et Méthode et les ouvrages ou les articles
des commentateurs tels Jean Grondin et Pierre Fruchon ou des critiques tels
Emilio Betti et Pascal Michon.
Nous subdivisons notre travail en trois chapitres :
Dans le premier chapitre, nous explicitons l'application dans
l'éthique d'Aristote comme interprète et critique de la tradition
éthique socratico-platonicienne. Chez Socrate et Platon, Gadamer
s'intéresse à la dialectique comme modèle d'ouverture du
dialogue herméneutique entre l'interprète et la tradition. Et
chez Aristote, il retient l'application dans l'agir moral qui s'offre comme
critique de la tèchne et qui s'élargit dans sa propre
critique de la méthode et la réhabilitation de la
compréhension dans les sciences humaines.
Dans le deuxième chapitre, nous analysons, à la
section première, la signification exemplaire de l'herméneutique
juridique, en partant de l'interprétation de la loi par l'historien du
droit et le juge pour montrer leur point commun par rapport à la
tradition. En une deuxième section, nous analysons l'unité des
disciplines herméneutiques dans l'expérience d'application.
Le troisième chapitre est une critique de
l'herméneutique universelle d'application de Gadamer. Il s'agira, en
deux sections, de présenter la critique du juriste Emilio Betti ainsi
que celle de l'historien Pascal Michon. De ces deux critiques, celle d'un
juriste et celle d'un l'historien, nous cherchons à montrer qu'on ne
peut pas attribuer à Gadamer l'opposition entre vérité et
méthode. Une telle lecture ne rend pas justice à sa
pensée.
L'intérêt de ce travail est justement de montrer
que la thèse de Gadamer sur l'interprétation, la
compréhension et l'application comme processus unitaire est
d'actualité. L'interprétation d'une loi en vigueur faite par le
juge et celle faite par l'historien du droit confortent la thèse de
l'unité des sciences humaines dans l'expérience d'application.
L'homme qui comprend en histoire ou en droit ou encore dans les sciences
humaines en général, comprend toujours à partir d'une
tradition ; celle-ci l'englobe déjà. Il n'est pas dans une
position d'objectivité absolue.
Une conclusion générale reprendra les acquis de
notre travail.
CHAPITRE PREMIER : L'EXPLICITATION DE L'APPLICATION DANS
L'ÉTHIQUE D'ARISTOTE.
INTRODUCTION
Ce chapitre analyse l'explicitation de l'application dans
l'éthique d'Aristote en partant de l'éthique et de l'utopie
législative dans la République de Platon pour
déboucher sur la critique et l'interprétation de celle-ci par
Aristote. Il ne s'agira pas de faire l'éloge du relativisme moral chez
Aristote, mais de montrer que le savoir moral n'est pas un savoir de pure
intellection, c'est-à-dire un savoir moral général,
incapable de s'appliquer à la situation concrète et qui resterait
comme dénué de sens dans la pratique.
Comme chapitre préparatoire, l'énonciation de
Platon constitue une première brèche pour les sciences humaines
en montrant que tous les savoirs ne sont pas des techniques mais Platon
n'approfondit pas cette thèse qui sera reprise par Aristote avec la
problématique de l'application dans l'agir moral et le droit naturel.
Les sections sur Platon et Aristote préparent la critique de la
méthode que Gadamer cherche à remettre à sa juste place
pour ce qui est des sciences de l'esprit.
Le but spécifique poursuivi dans ce chapitre est donc
de poser les bases historiques du problème d'application chez Aristote
et la manière dont celle-ci culmine dans le droit naturel
aristotélicien, du moins, sur le plan de l'application, en se rattachant
à la question du comprendre et à la signification exemplaire de
l'herméneutique juridique chez Gadamer1(*).
Par le problème de l'application du savoir
éthique et du droit naturel chez Aristote, Gadamer cherche aussi
à réhabiliter Aristote2(*) en montrant comment celui-ci recourt aux sources
traditionnelles de la pensée éthique, à savoir Socrate et
Platon dont il se réclame aussi dans l'explicitation de la
problématique de l'application.
I.1. ETHIQUE ET UTOPIE LÉGISLATIVE DANS LA
RÉPUBLIQUE3(*) DE PLATON
Pour bien comprendre la critique d'Aristote vis-à-vis
de Platon, il nous faut préciser la pensée de Platon en ce qui
concerne le Bien.
Pour Platon, le Bien est ce que toute âme poursuit et en
vue duquel elle fait tout, dont elle soupçonne l'existence sans pouvoir
saisir suffisamment ce qu'il est, et y croire de cette foi solide qu'elle a en
d'autres choses4(*). Seule
la divinité possède le Bien de manière parfaite et
inaliénable. L'homme, lui, est à la recherche du bonheur.
Puisqu'il ne possède pas encore le bonheur, il le poursuit,
poussé par un dynamisme appelé amour (éros).
Une question mérite d'être posée :
quel est le critère du Bien chez Platon ? Il y a beaucoup de choses
que les hommes jugent « bonnes » et qu'ils essaient
d'atteindre : richesse, prestige, puissance...Or, de tels biens ne nous
conduisent pas au bonheur par le seul fait que nous les possédons ;
nous devons plutôt nous en servir. Seul le savoir apparaît comme
élément pouvant fonder un jugement correct5(*).
Mais quel savoir? Il ne peut s'agir d'un savoir technique, qui
par définition n'est compétent que dans le domaine
spécialisé. Or, recherchant le bien qui fasse réussir la
vie dans son ensemble, dans la mesure où les objets des
différentes connaissances techniques ne sont pas seulement utiles, de
sorte que les circonstances les font devenir tantôt bons, tantôt
mauvais ; le savoir recherché ne peut se confondre avec la
sophistique ou la rhétorique6(*).
En rapport avec la pensée de Platon, Gadamer soutiendra
que toute appréciation correcte de la situation (pour Gadamer il s'agit
de la situation herméneutique) à laquelle nous sommes
susceptibles d'être confrontés, doit nécessairement
résulter de la fixation de notre intelligence sur la forme du Bien ou du
juste qui sont des formes absolues7(*). Pour Gadamer, c'est une ouverture à la
vérité que nous transmet la tradition8(*).
Comme son maître Socrate, Platon soutient que le savoir
moral n'est réel que si l'homme s'engage de toute son âme pour le
Bien en cherchant toujours à approfondir ce savoir. La dimension
d'approfondissement chez Platon s'effectue selon la dialectique, or celle-ci
offre la structure logique d'ouverture qui caractérise la conscience
herméneutique. On ne fait pas d'expérience si on ne se met pas
à questionner9(*).
L'éducation chez Platon est importante. Elle vise la conversion de
l'âme et comme art, elle recherche les moyens les plus aisés et
les plus efficaces de l'opérer10(*).
Ainsi conçue, la vertu a un lien intime avec la
philosophie et seuls les philosophes peuvent tendre davantage vers le bonheur
parfait. La masse des hommes ne peut atteindre que la forme inférieure
et non réfléchie de la vertu. C'est ce que Platon appelle
« vertu populaire ». Celle-ci est le fruit du dressage, de
la suggestion artistique et de la pression sociale. La vertu populaire,
différente de celle du philosophe, préserve l'homme du
désordre et de la dégradation que la débauche et les
passions ne manqueraient pas de provoquer11(*). Si nous mettons la pensée de Platon en
rapport avec l'herméneutique philosophique de Gadamer, celui-ci estime
que la philosophie est importante, parce que « dans toute science
humaine, il y a de la philosophie qui ne parvient jamais tout à fait
à être conceptualisée »12(*).
Quelques remarques s'imposent : La connaissance morale
n'est pas chez Platon un savoir propositionnel et elle n'est pas transmissible
à la façon du contenu que transmet une proposition. Ce qui
distingue la connaissance morale, c'est plutôt l'absence de l'ambivalence
qui caractérise le savoir technique. Le fait que la tèchne
puisse être susceptible de bon ou de mauvais usage implique la
nécessité d'une juridiction supérieure. Mais cette
juridiction qui devrait être la cité idéale n'existe pas
dans la réalité13(*).
C'est pourquoi, chez Platon, l'homme juste est
récompensé après sa mort. Le mythe d'Er au livre
X ( 615a-621d) de la République stipule que notre vie
présente détermine la façon dont nous nous porterons
après notre mort ; il n'est donc pas sage d'être injuste, car
un bref plaisir sur terre sera suivi de tourments dix fois plus grand
après notre mort.
Ce que nous pouvons retenir de Platon, par rapport à
l'herméneutique Gadamérienne, c'est le fait que Gadamer
s'intéresse au questionnement. D'où l'herméneutique est
dialectique. La tradition questionne avant que le questionnant ne puisse
questionner. Nous expliciterons cet argument dans les paragraphes suivants.
I.2. ARISTOTE : CRITIQUE ET INTERPRÈTE DE
PLATON
Dans Ethique à Nicomaque, Aristote traite de
l'appréciation juste du rôle que doit jouer la raison dans
l' « agir » moral. Ainsi, au premier livre (IV, 5-6),
il critique l'intellectualisme de Platon dans la question du Bien :
N'oublions pas la différence existant entre les
raisonnements qui partent des principes et ceux qui tendent à en
établir. Platon lui-même se trouvait sur ce point, et à
juste titre, embarrassé et il cherchait à préciser si la
marche à suivre allait aux principes ou partait des principes (...) Ce
qu'il y a de sûr, c'est qu'il faut partir du connu ; or ce qui est
connu l'est de deux façons : relativement à nous et
absolument. Vraisemblablement, ici, il nous faut partir de ce qui nous est
connu. Ainsi, faut-t-il déjà avoir une bonne éducation
morale, si l'on veut entendre parler avec profit de l'honnête, du juste
et, en un mot, de la politique14(*).
Pour Aristote, le problème de la méthode est
essentiellement déterminé par son objet. Gadamer renchérit
que c'est là un principe général d'Aristote15(*). On peut envisager, à
partir de ce principe, le rapport spécifique entre l'être moral et
la conscience morale. Aristote comme interprète, maintient à la
suite de Socrate (de Platon) que le savoir est un élément
essentiel de l'être éthique. Mais le savoir moral n'est
manifestement pas celui de l'artisan. La technè, c'est
l'habileté, le savoir de l'artisan qui sait comment produire quelque
chose de déterminé. On peut se demander si le savoir moral est un
savoir technique et visant à se produire soi-même comme être
moral. La même question est pertinente pour les sciences humaines :
peut-on dire que les sciences humaines sont des sciences devant user de la
primauté de la méthode comme pour les sciences de la nature et
trouver leur sens dans la méthode?
Aristote comme critique et interprète de Platon aurait
porté au concept ce que ce dernier signifiait dans un langage
mythique16(*). Le
socratisme de Platon pose problème chez Aristote, parce que Platon ne
semble pas distinguer résolument la phronésis de tout
savoir théorétique ou technique. Comment Platon peut-t-il
étendre le sens de ce terme au point d'en faire apparemment un synonyme
de la Technè ou de l'Epistémé? L'usage
pratique de la raison, tout en refusant d'identifier le « savoir du
Bien » à un savoir technique ou scientifique, celui de
l'artisan, du médecin ou du mathématicien, comme savoir qui peut
être appris et transmis, n'en clarifie pas moins son contenu dans
l'action. Gadamer relève dans l'analyse aristotélicienne de la
phronèsis une série d'éléments qui
répondent à la question : comment se fait-t il que le savoir
moral soit un savoir mais de toute autre espèce que celle de la
technè ?17(*) Le génie d'Aristote va se déployer
justement dans sa capacité d'analyser le phénomène
éthique sous toutes ses faces. A ce titre, Aristote procède comme
un herméneute ouvert aux multiples sens qu'il saisit à partir de
la tradition platonicienne.
Pour Gadamer, il est évident que les sciences de
l'esprit ne peuvent être réduites à l'idéal de la
méthode selon les sciences de la nature. La tradition philosophique
à laquelle l'herméneutique universelle d'application se rattache
est justement celle qui critique la conception des Lumières en
ce qui concerne la nature des sciences. La pensée de Gadamer, en rapport
avec la tradition philosophique d'Aristote, se propose de discerner, partout
où elle se rencontre, l'expérience de vérité qui
dépasse le domaine soumis au contrôle de la méthode
scientifique18(*).
Pour Pierre Fruchon, commentateur de Gadamer, Aristote a le
dernier mot de manière prioritaire, non pas comme critique mais comme
interprète du platonisme. La problématique socratique
était attachée à la distinction éthique du Bien et
du Mal en débouchant en même temps sur une perspective plus vaste
qui a fait oublier la réalité19(*). Justement, à ce niveau, les
Lumières n'ont pas pu approfondir le phénomène de
la compréhension de la tradition. La compréhension de la
tradition dans son altérité se dévoile dans l'effort
d'Aristote pour comprendre Platon en participant à la
vérité de la tradition socratico-platonicienne20(*).
C'est pour cela que le concept d'application peut
paraître hautement problématique. Car on ne peut appliquer que
quelque chose dont on est déjà en possession et il apparaît
clairement qu'Aristote avait suffisamment médité la pensée
de Platon, il la possédait et se l'appliquait en même temps pour
sa propre pensée. Or la possession en propre du savoir moral ne saurait
signifier que l'on commence par l'avoir et qu'on l'applique ensuite à la
situation concrète21(*).
Ce que Gadamer suggère ici est qu'Aristote ne s'est
jamais posé en opposant de Platon, mais en interprète, dans la
mesure où il recherchait la vérité de la tradition
platonicienne. De même, les sciences humaines ne seront plus
fécondes que quand elles se tourneront non vers l'idéal de
méthodes des sciences de la nature, mais vers l'interprétation et
l'exploitation de l'héritage classique et de la tradition.
En ce qui concerne le droit, Gadamer estime que
l'administration de la justice est, elle aussi, une tâche qui demande
savoir et pouvoir dans l'application. A ce titre, n'est-elle pas alors une
technè ? Ne consiste-t-elle pas elle aussi à
appliquer lois et règles à un cas concret ? Ne parlons-nous
pas de l' « art » du juge ? Comment se fait-il
que ce qu'Aristote définit comme la forme de la phronesis ne
soit pas une technè? Gadamer fait une judicieuse
réflexion sur la loi (que le juge doit appliquer) et la
technè (que l'artisan doit appliquer) quant aux adaptations qui ont
lieu dans la mise en application.
En comparaison avec la situation de l'artisan qui produit un
objet, celle de la loi est toute autre. Disposant du projet de la chose et des
règles à observer pour produire une oeuvre, puis passant à
l'exécution, l'artisan peut se trouver contraint de s'adapter à
des conditions et des données concrètes, c'est-à-dire de
renoncer à exécuter son projet exactement comme il l'avait
primitivement conçu. Mais un tel renoncement ne signifie nullement que
se complète par là même le savoir de ce qu'il veut faire.
Dans l'exécution, il ne fait que des corrections correspondant à
des renoncements22(*).
Par contre, quand le juge applique la loi, il l'adapte aux
circonstances en enrichissant ainsi la jurisprudence (la doctrine
juridique)23(*). Gadamer
reconnaît lui-même que la réflexion à ce sujet nous
renvoie dans le domaine de l'application des lois et à une
difficulté propre au domaine juridique24(*). Nous suivrons l'herméneutique du droit
naturel chez Aristote telle que présenté par Gadamer avant de
passer au chapitre relatif à l'herméneutique juridique.
I. 3. DROIT NATUREL25(*) ET ACTUALITÉ HERMÉNEUTIQUE D'ARISTOTE.
Celui qui applique le droit tient toujours compte des
circonstances atténuantes ou aggravantes. Si la prise en compte des
circonstances est faite, ce n'est pas faute de mieux, mais pour ne pas
commettre l'injustice. En atténuant ou en appliquant rigoureusement la
loi, on n'apporte pas de restriction au droit, mais on découvre un droit
meilleur.
Aristote distingue ce qui est juste par nature de ce qui est
juste selon la loi. Il prend ainsi position contre le conventionnalisme ou le
positivisme extrême en matière de loi. Si, d'une part, cette
distinction est claire dans Ethique à Nicomaque (E, 10),
d'autre part, il faut préciser que la distinction entre les
règles de droit qui sont purement et simplement affaires de conventions
(une règle de code de la route, par exemple la circulation à
droite) et celles qui ne sont pas de l'ordre de l'arbitraire de l'homme, trouve
son origine dans le débat des sophistes. Mais sous la contrainte du
logos platonicien, elle perd son sens relatif pour être
clarifié par Platon dans le Politique (IV, 8)26(*) et par Aristote dans
Ethique à Nicomaque.
Aristote montre dans son analyse du droit naturel que toute
règle établie est nécessairement en état de tension
par rapport au concret de l'action, dans la mesure où elle est
générale et incapable, par conséquent, d'inclure la
plénitude concrète de la réalité pratique27(*).
La position d'Aristote sur le problème du droit naturel
est de nature plus subtile que celle de la tradition du droit naturel
contemporain. Les formes classiques sous lesquelles nous connaissons
aujourd'hui la doctrine du droit naturel ne datent pas d'une époque
très ancienne. L'une d'elles, « l'école du droit de la
nature et des gens »28(*), est l'oeuvre d'une pléiade de jurisconsultes
des XVIIe et XVIIIe siècles ; une autre fut créée en 1789
par l'Assemblée Constituante.
L'école de juristes à laquelle je fais allusion
s'intitulait elle-même « Ecole du droit de la nature et des
gens ». Grotius29(*),
considéré comme le père de cette école,
définissait le droit naturel comme une règle qui nous est
suggérée par la droite raison d'après laquelle nous
jugeons nécessairement qu'une action est injuste ou morale selon sa
conformité avec la nature raisonnable et qu'ainsi Dieu est l'auteur de
la nature et défend l'une et commande l'autre.
A la question du droit naturel, Aristote avait adopté
une position nuancée. En effet, le droit codifié ne remplit pas
de soi les conditions de la justice. Il voyait, par conséquent, dans la
délibération en fonction de l'équité une
tâche juridique importante pour compléter le droit codifié.
Il s'opposait ainsi au conventionnalisme d'un positivisme juridique30(*).
Gadamer estime qu'il serait toutefois erroné de
pratiquer la distinction étanche entre le droit naturel et le droit
positif en fondant le droit naturel sur le seul critère
d'éternité et d'immuabilité et en refusant ces
caractères au droit positif. Pour Aristote d'ailleurs, l'idée
d'un droit naturel immuable ne valait que pour le monde divin31(*).
Il arrive qu'en raison des caractéristiques d'une
situation concrète, on soit obligé d'adoucir la rigueur de la
loi. Mais « adoucir », ce n'est pas « ne
pas appliquer » le droit qu'exprime la loi, ni non plus permettre un
« laisser-aller » illégitime. Lorsqu'on
« adoucit » la loi, ce n'est pas qu'on y
« renonce », mais que sans cet adoucissement, il n'y aurait
pas vraiment de justice32(*).
Par conséquent, chez les hommes, le droit naturel est
tout aussi changeant que le droit positif. Cette théorie se confirme par
les exemples que nous lisons chez Aristote33(*). Aristote rapporte que si par nature la main droite
est beaucoup plus forte que la main gauche, rien n'empêche cependant
qu'en l'entraînant, la main gauche ne devienne aussi forte que l'autre.
Un autre exemple est pris en rapport avec l'échange économique.
Les mesures de vin sont partout identiques ; à l'achat cependant
elles sont, selon toute apparence, plus petites qu'à la vente. Aristote
ne suggère pas par là que le vendeur trompe
régulièrement l'acheteur, mais que chaque application
concrète de la loi implique qu'il n'est pas injuste de tolérer un
certain jeu dans l'exactitude.
La conception du droit naturel chez Aristote entraîne
des conséquences sur le plan de la conception de l'éthique et
partant de la compréhension dans l'herméneutique
gadamérienne. Tout comme il n'y a pas d'usage dogmatique du droit
naturel, ainsi y a-t-il moins encore d'usage dogmatique de l'éthique et
l'herméneutique universelle de l'application ne peut-être
élevé à un niveau dogmatique. L'herméneutique
développée dans Vérité et Méthode
n'est pas une méthodologie des sciences de l'esprit, mais une tentative
pour s'entendre sur ce que les sciences de l'esprit sont en
vérité par delà la conscience méthodique des
sciences de la nature34(*).
En ce qui concerne l'intuition d'Aristote sur la même
problématique35(*),
Gadamer renchérit en ces termes : lorsque Aristote décrit
les formes concrètes d'un comportement équilibré quant aux
choix des moyens valables, il s'appuie avant tout sur la conscience
éthique qui modèle de l'intérieur les exigences d'une
situation concrète. Le savoir éthique qui s'oriente sur ses
idées est le même savoir qui doit répondre aux exigences
momentanées d'une situation de fait. Aussi ne peut-on jamais parler,
lorsqu'il s'agit des fins éthiques, en termes
d' « opportunité » des moyens ; la
rectitude éthique contribue essentiellement à la validité
éthique des fins. Réfléchir aux moyens est eo
ipso un engagement éthique36(*). Ceci signifie que dans les sciences de l'esprit, la
méthode ne peut pas servir d'opportunité pour cerner comme par la
force la vérité de la tradition.
Ce n'est que dans un « savoir » de
l'actuellement donné que s'achève un savoir éthique. Le
savoir éthique qui est le « savoir pour soi » est
nettement à distinguer du savoir méthodique. Comme implication,
le savoir éthique ainsi que la compréhension dans les sciences
humaines sont à délimiter par rapport au savoir technique ou
méthodique des sciences de la nature et c'est justement pour formuler
cette double délimitation qu'Aristote risque l'expression tout a fait
singulière de « savoir de soi »37(*) pour désigner l'agir
moral.
CONCLUSION
Ce chapitre s'est ouvert par la description du savoir moral
dans l'utopie législative de la République de Platon
comme préparation de l'explicitation du savoir moral par Aristote dans
Ethique à Nicomaque commenté par Gadamer. Celui-ci fait
appel à Platon parce qu'il estime que dans la tradition
herméneutique à laquelle Platon peut être rattaché,
la dialectique de la question et de la réponse a toujours prévenu
la dialectique de l'interprétation. « C'est elle qui fait de
la compréhension un événement »38(*).
Le savoir moral, dont l'analyse du droit naturel chez Aristote
n'a été qu'un prétexte, nous a montré que ce savoir
ainsi que les sciences de l'esprit, ne sont pas des savoirs d'objets
nécessitant la primauté de la méthode dans la quête
de la vérité. Celui qui sait dans le domaine du savoir moral ou
des sciences de l'esprit n'est pas confronté à un état des
choses qu'il ne ferait que constater. Il est au contraire immédiatement
impliqué par ce qu'il connaît.
Pour les Grecs, la science pensée sur le modèle
de la mathématique est science de l'immuable, science fondée sur
la preuve et que chacun par conséquent peut apprendre. Une
herméneutique des sciences de l'esprit ne peut être
comparée à ces sciences du genre mathématique. Les
sciences de l'esprit sont des « sciences morales »39(*). Leur objet, c'est l'homme et
ce qu'il sait de lui-même. Le savoir de soi doit ici guider le faire de
l'homme. Le savoir éthique comme la compréhension dans les
sciences de l'esprit est la forme originelle de l'expérience de l'homme.
Approfondissons donc la question en analysant la
manière dont le juge et l'historien du droit interprètent la loi
et cherchons dans l'application faite par eux une signification de
l'application dans les sciences humaines. C'est l'objet du deuxième
chapitre.
CHAPITRE DEUXIEME :
L'APPLICATION EN DROIT ET SON EXTENSION A LA COMPREHENSION DANS LES SCIENCES
HUMAINES
INTRODUCTION
Ce chapitre examine l'attitude que prend le juriste (juge) et
l'historien du droit en face d'un texte législatif donné et en
vigueur. Il s'agira, à la suite de Gadamer, d'examiner la manière
dont l'herméneutique juridique et l'herméneutique historique
travaillent sur le même objet. Et, dans quelle mesure l'application en
herméneutique juridique peut servir de modèle exemplaire dans
l'extension de l'application à la compréhension dans les sciences
humaines.
Les textes de droit peuvent être
interprétés du point de vue du juriste ou compris du point de vue
de l'historien. Gadamer a consacré dans Vérité et
Méthode40(*) une section à la signification
exemplaire de l'herméneutique juridique. Il montre que l'application
joue un rôle important en droit41(*), dans la mesure où le juge essaie toujours de
comprendre un texte de loi en vue de son application à un cas.
L'activité du comprendre n'est donc pas distincte, dans ce cas, de la
fonction d'application. L'historien du droit, quant à lui, cherche la
signification de la loi dans son contexte d'émergence et sa valeur pour
le présent. Il ne s'agit pas pour lui de résoudre un cas
présent à partir de la loi.
Même si le travail d'interprétation est
directement pratique, le juge ne se trouve pas dans une situation bien
différente de l'historien du droit, car il doit aussi
« comprendre », historiquement, le texte légal qu'il
doit appliquer. L'application d'un texte de loi est toujours un acte qui
s'inscrit dans l'histoire et où se médiatise l'autorité
juridique, le passé d'une loi et la situation présente en rapport
avec un cas, voilà la thèse qu'il faudra étayer.
La première section va analyser la compréhension
qui a lieu dans l'interprétation d'une loi par le juriste et l'historien
du droit.
Dans la seconde section, il faudra expliciter la
manière dont l'application en herméneutique juridique peut
être étendue à la question de la compréhension dans
les sciences humaines, thèse que Gadamer défend ardemment quand
il s'agit de la compréhension dans les sciences de l'esprit. La
signification exemplaire de l'herméneutique juridique serait de montrer
qu'aussi bien dans le domaine du droit, de l'histoire que celui de la
compréhension dans toutes les sciences de l'esprit, le monde des
concepts dans lesquels ses activités de l'esprit se déploient
« nous a depuis toujours englobés, de la même
manière que la langue dans laquelle nous vivons nous a
déterminés »42(*)
II. 1. L'INTERPRETATION DE LA LOI
PAR LE JUGE ET L'HISTORIEN DU DROIT
II.1.1. L'interprétation de
la loi par le juge.
La tâche de l'interprétation juridique est de
concrétiser la loi dans le cas donné (le plus souvent cette
tâche est de résoudre un litige)43(*), la tâche du juge est donc de dire la loi par
une application à une situation concrète. Sans doute, la
réalisation d'un procès enrichit la doctrine du droit, le juge
lui-même est soumis à la loi et la loi laisse toujours la
possibilité de recourir à une instance supérieure, sous
réserve de dispositions prévues par le système juridique,
si l'une des parties n'est pas satisfaite du verdict.
Dans l'interprétation juridique, il faut distinguer
l'interprétation du juge ayant force de loi et l'interprétation
de doctrine, mieux l'interprétation scientifique de la loi.
L'interprétation par le juge est souvent qualifiée d'authentique
en tant qu'elle émane de l'auteur même de l'acte,
c'est-à-dire c'est l'interprétation que l'auteur de la loi a seul
le droit de donner. Deux raisons postulent à cette
prétention : d'une part, c'est celui qui a édicté un
acte (le pouvoir législatif représenté sur le plan de
l'application par les juges qui siègent dans les Cours et Tribunaux) en
connaît mieux la signification ; d'autre part, et surtout le pouvoir
de déterminer la signification de l'acte permet de le refaire, de sorte
qu'autoriser un autre que le législateur à interpréter la
loi reviendrait à lui transférer le pouvoir législatif.
L'idée d'un ordre juridique implique, selon Gadamer,
que la sentence du juge ne procède pas d'un caprice imprévisible,
mais de la juste estimation de l'ensemble de la communauté juridique. Le
juge est supposé s'être penché sur la plénitude
concrète de la situation jugée44(*). La notion de la plénitude concrète
présuppose que la loi est dite dans un contexte de
sécurité juridique, c'est-à-dire que dans un Etat de droit
ou tout Etat qui tend vers l'Etat de droit, chacun peut idéalement
savoir où il en est avec ses droits et ses devoirs publics et
privés. Le rôle de l'avocat n'est-il pas de bien
conseiller son client (l'accusé) pour que la peine ne lui soit pas
injustement imputée, d'une part, dans le cas du plaignant que sa cause
soit justement défendue, d'autre part?
Tout avocat, tout conseiller a en principe la
possibilité de bien conseiller, c'est-à-dire de prédire
correctement la décision du juge en se fondant sur les lois existantes.
Bien sûr la tâche de la concrétisation ne consiste pas
simplement à connaître les articles du code juridique. Si l'on
veut juger en juriste le cas soumis, il faut évidemment connaître
aussi la jurisprudence, ainsi que tous les éléments qui la
déterminent.45(*)
Il sied d'approfondir l'herméneutique juridique en
élucidant les types d'arguments qui ont cours en droit. Les arguments en
droit selon une analyse de Michel Troper46(*) ne sont pas les résultats des simples
procédés ou des techniques d'interprétation. Ils suivent
néanmoins, d'une part, une typologie d'argumentation qui est soit a
contrario, soit a simili, soit encore a fortiori ;
d'autre part une interprétation soit extensive, soit restrictive.
Les méthodes en droit ne seraient que des arguments qui sous-tendent
l'interprétation considérée comme la meilleure. Ainsi, les
méthodes sémiotique47(*), génétique48(*), systémique49(*) ou fonctionnelle50(*) sont utilisées
indifféremment selon les cas dans ce but51(*).
Si nous nous situons sur le plan du pouvoir de
l'interprète, deux thèses s'affrontent. Selon la première
thèse, la théorie de l'interprétation comme
activité de découverte d'une signification cachée est
étroitement liée à l'idée que le juge ne s'occupe
que d'énoncer un syllogisme dont la prémisse majeure est la loi
et la prémisse mineure le fait. Lorsque l'énoncé de la loi
est clair, il n'y a pas lieu d'interpréter, et lorsqu'il n'est pas
clair, l'interprétation consiste seulement à découvrir,
à l'aide de méthodes sûres52(*), une signification cachée, mais
néanmoins présente dans l'énoncé.
En revanche, la deuxième thèse stipule que
l'interprétation est un acte de volonté qui conduit à
reconnaître au juge, et plus généralement à tout
interprète (le cas de l'avocat ou du citoyen connaissant la loi) un
pouvoir considérable. Si interpréter, c'est déterminer la
signification du texte de loi, et si cette signification n'est pas autre chose
que la norme exprimée par le texte, c'est l'interprète
légale qui détermine la norme mettant fin au conflit des
interprétations. Ici le véritable législateur n'est pas le
parlement, mais l'interprète de la loi, par exemple la Cour
Suprême de la République et les Cours et Tribunaux qui sont les
garants de l'interprétation authentique. Le juge qui comprend la loi ne
choisit pas arbitrairement son point de vue, il trouve au contraire sa place
fixée d'avance par la communauté qui a accepté les lois en
vigueur.
Les conclusions sur ces deux thèses doivent être
nuancées et le pouvoir de l'interprète est en même temps
étendu et limité. Selon l'argument de Gadamer, l'ordre juridique
pour prétendre à la validité pour tous, de sorte que
personne n'y fasse exception, doit impliquer la communauté dans
l'acceptation de l'interprétation qui a cours53(*). Il arrive que les
compléments à la loi soient assimilés dogmatiquement. Cela
crée une tension entre l'herméneutique légale et la
dogmatique juridique qui se construit autour de la loi en question.
« L'idée d'une dogmatique juridique parfaite, qui
réduirait toute sentence à une pure opération de
subsomption, n'est pas tenable »54(*). Le cas de la marge décisionnelle notable
laissée au discernement du juge dans un cas concret est perceptible en
droit congolais et étaye la thèse de Gadamer dans un cas
précis.
En effet, la section VI du droit pénal congolais,
portant sur les circonstances atténuantes précise aux articles 18
et 19 que s'il existe des circonstances atténuantes, la peine de mort
pourra être remplacée par la servitude pénale à
perpétuité ou par une servitude pénale dont le juge
déterminera la durée. Les peines de servitude pénale et
d'amende pourront être réduites dans la mesure
déterminée par le juge. Il ne sera pas prononcé,
toutefois, de peine de servitude pénale de moins d'un jour, ni de peine
d'amende de moins d'un franc. Tout jugement admettant des circonstances
atténuantes les indiquera et les énumérera55(*).
II .1.2.
L'interprétation de la loi par l'historien du droit.
Avant d'aborder la question de l'interprétation de la
loi par l'historien du droit, il faut saisir le sens de l'histoire :
L'histoire est la science qui veut reconstruire en l'expliquant un aspect du
passé de l'humanité56(*). Comme science, l'histoire ne peut pas être
réduite à la conception de la méthode des sciences de la
nature. Les sciences de la nature, telles la chimie, la biologie, etc.,
proposent d'établir, à partir des phénomènes qui
peuvent être reproduits, des lois générales et qui se
formulent le plus souvent sous forme d'équations mathématiques.
L'historien a sa manière propre d'aborder les textes en
général, dans la mesure où, à travers les textes,
il s'efforce de connaître une tranche du passé à partir de
plusieurs sources. Qu'en est-t-il dans le cas d'une loi ? Quelle est la
règle fondamentale de l'historien dans l'interprétation de la
loi selon Gadamer?
Tout d'abord, l'historien du droit se doit d'examiner la
cohérence interne d'une loi et de celle-ci par rapport au système
juridique ; ensuite, la mesure dans laquelle le législateur est
parvenu à réaliser le but du bien commun et satisfaire ainsi aux
exigences que la loi s'est fixée. Enfin, l'historien du droit ne peut
avancer des jugements critiques si ce n'est qu'à partir d'un point de
vue historique déterminé. Ainsi, plusieurs interprétations
historiques peuvent être données sur l'évolution historique
d'une même loi57(*).
La thèse de Gadamer en ce qui concerne
l'herméneutique historique est que celle-ci a à accomplir un
travail d'application, car elle est, elle aussi, au service de la mise en
valeur du sens, en comblant expressément et consciemment la distance
temporelle qui sépare l'interprète du texte, de même qu'en
surmontant l'aliénation de sens survenue au texte58(*). La règle fondamentale
de l'historien est qu'il faut interpréter la tradition autrement que
les textes le demandent59(*).
Dans l'interprétation des textes, l'historien
considère donc le texte de loi comme un vestige qui parle du
passé. A travers le texte de loi, ce sont les données de la
tradition à interpréter qui expriment leur sens et en même
temps s'y dissimulent. L'historien oriente à ce titre son
interprétation vers ce qui n'est pas déclaré dans le texte
lui-même et ne se trouve pas nécessairement dans la direction du
sens proposé par le texte. L'historien cherche à remonter le plus
souvent au-delà des textes pour leur arracher une information qu'ils ne
donnent pas spontanément : le contexte d'élaboration,
l'humeur de l'assemblée législative, la réaction des
destinataires à la promulgation, etc. Ce qui est en jeu dans
l'herméneutique historique, c'est la question de la conscience
historique et l'historicisme comme perversion de l'herméneutique
historique.
Gadamer estime qu'une herméneutique historique qui ne
se donne pas pour centre l'essence du problème historique et ne
recherche pas les raisons pour lesquelles un historien se tourne vers la
tradition, s'ampute de ce qui en est le coeur60(*) dans la mesure où l'historien qui veut
comprendre la loi à partir de sa situation d'origine ne peut absolument
pas faire abstraction de l'influence juridique qu'elle a continué
à exercer. C'est justement celle-ci qui lui inspire les questions qu'il
pose à la tradition historique61(*).
Le problème de l'application demeure déterminant
dans la situation de la compréhension en histoire. La
compréhension historique semble apparemment se refuser à
satisfaire à l'exigence d'application formulée par la tradition.
Or, de toute évidence, l'historien ne fait pas valoir l'intention propre
à son texte, mais voit en lui une source pour l'histoire ; ce qui
signifie qu'il en tire la compréhension de quelque chose que le texte ne
voulait nullement dire mais qui au contraire ne s'y exprime que pour
nous62(*).
Pour élucider le sens d'une herméneutique
authentiquement historique, Gadamer part dans la partie intitulée
« préparation historique » de
Vérité et Méthode de l'échec de
l'historicisme donc les apories persistèrent chez Dilthey et il propose
les nouvelles dimensions ontologiques qu'offrent les analyses de Husserl et de
Heidegger63(*). La
connaissance historique ne peut pas être décrite d'après le
modèle de la connaissance de la nature car elle est elle-même un
processus qui a tous les caractères d'un événement
historique. La compréhension est l'acte de l'existence et l'objectivisme
en histoire n'est qu'une illusion.
Voilà pourquoi il est impérieux pour
l'herméneutique historique de commencer par abolir l'opposition
abstraite entre tradition et science historique, entre l'histoire et savoir de
l'histoire. L'action d'une tradition historique exprimée dans une loi
qu'analyse l'historien du droit et celle de l'investigation historique du
contexte d'émergence de cette loi forment une action unique dans
laquelle l'analyse ne saurait jamais trouver des coupures radicales ; ces
éléments sont en actions réciproques.
Il sied de rappeler que l'herméneutique historique est
souvent tendue entre l'idéalisme et l'historicisme. Autrement,
l'herméneutique était pour Dilthey l'élément
universel de la « conscience historique »64(*) pour laquelle il n'y a pas
d'autres connaissances de la vérité que celle qui consiste
à comprendre les expressions et en celle-ci, la vie. C'est la vie qui
saisit la vie et comme conséquence, « l'ensemble de la
tradition deviendra pour la conscience historique une rencontre de l'esprit
avec lui-même »65(*) .
Du point de vue de la compréhension, Dilthey voulait
fonder la théorie historique dans une psychologie de la
compréhension. Les limites qu'impose la finitude historique de notre
être à l'universalité de la compréhension ne sont
pour lui que de nature subjective. Seule, assure-t-il, la sympathie66(*) rend possible une
réelle compréhension. L'aporie est ici qu'il ne voit dans la
sympathie qu'une condition de la connaissance. Or, la sympathie est tout de
même beaucoup plus qu'une simple condition de la connaissance. Par
elle, soutient Gadamer, le toi se trouve en même temps
métamorphosé. L'autoréflexion de la conscience historique
ne peut mener qu'à des relativisations successives. Si la recherche du
passé historique est déchiffrement, il est clair que ce
passé ne peut être saisi prioritairement comme une
expérience historique de la vie.
Gadamer critique dans la conscience historique l'influence que
cette conscience tend à étendre aux sciences humaines modernes,
dans la mesure où s'allient en elle la reconnaissance de
l'historicité de son objet et l'aveuglement à l'égard de
l'implication de l'historien dans la même histoire. « C'est
là l'objectivisme historique, la naïveté de la croyance en
la méthode, à laquelle succombe celui qui croit pouvoir faire
abstraction de lui-même dans le comprendre »67(*). Une pensée historique
doit penser sa propre historicité. Et ici Gadamer précise que la
tâche de la philosophie herméneutique authentique consiste en une
prise en compte du « principe de l'histoire de l'action »
dans la mesure où la compréhension est par essence un
phénomène qui relève de cette histoire68(*).
II.2. L'UNICITE DES DISCIPLINES
HERMENEUTIQUES DANS L'EXPERIENCE D'APPLICATION69(*)
II. 2. 1. Unité de
l'herméneutique juridique et de l'herméneutique historique dans
l'application.
L'interprétation du juriste et celle de l'historien du
droit se rencontrent-t-elles ? Nous allons essayer dans ce point de
déterminer, dans quelle mesure, la tâche du juge et celle de
l'historien du droit est unique, c'est-à-dire essayer de comprendre
l'homme dans l'un de ses multiples aspects. Le but visé est de montrer
que l'herméneutique juridique et celle historique ont justement un
rapprochement unificateur dans le fait que ceux qui interprètent sont
des hommes, qu'ils soient juristes ou historiens, leur activité vise la
compréhension d'une réalité humaine et le langage humain
dans lequel se formule cette compréhension.
Le rôle respectif du juge et de l'historien du droit
est, selon une séparation d'ordre pédagogique70(*), pour le premier, de rendre
justice et, pour le deuxième, de rechercher la vérité
d'une loi à travers son contexte historique. Aussi bien le juge que
l'historien du droit occupe dans l'espace public des protagonistes une place de
tiers, mais ce tiers reste inscrit dans l'histoire, il a des
préoccupations historiques. Que le juge ou l'historien du droit
prétende à l'impartialité, la même prétention
est revendiquée par tous les chercheurs en sciences humaines et
naturelles. Se placer en état d'impartialité absolue est un
leurre, aussi bien en droit qu'en histoire.
Certes, le juge et l'historien du droit partagent la
déontologie qui vise la vérité dans l'impartialité,
c'est-à-dire sans faveur ni colère. Mais « comment et
jusqu'à quel point l'historien et le juge satisfont-t-ils à cette
exigence d'impartialité inscrite dans leurs déontologies
professionnelles respectives?»71(*)
Aussi bien le juge que l'historien, a un souci de la
vérité, de la preuve qu'il faut produire et de ce souci
découle un examen critique de la crédibilité des
témoins. L'affaire qui est jugée dans un procès est le
plus souvent proche d'une reproduction, mieux une reconstruction des faits
passés, mais cette reconstruction dévoile-t-elle la
vérité des personnes concernées. Cette reconstruction
n'est possible que grâce aux témoins à charge ou à
décharge72(*) mais
elle n'égale jamais l'acte qui se produit une fois pour toute.
Le juge procède comme l'historien dans la mesure
où il y a complémentarité entre le témoignage et la
matérialité des indices identifiés par des expertises
pointues. On observe la même pertinence dans la recherche des
« petites erreurs » signes de probables
inauthenticités ; même primat accordé au
questionnement, au jeu de l'imagination avec les possibles ; même
perspicacité appliquée à déceler les
contradictions, incohérences, invraisemblances ; même
attention accordée aux silences, aux omissions volontaires ;
même familiarité avec les ressources de falsification du langage
en termes d'erreur, de mensonge, d'intoxication et d'auto-intoxication voire
d'illusion. A cet égard, le juge ainsi que l'historien sont
passés maîtres dans le maniement du soupçon73(*).
Malgré les similitudes, la thèse produite par
l'historien sur une loi est différente du verdict d'un juge, parce que
les perspectives sont aussi différentes. La chose jugée ne peut
être rejugée, à moins que des vices notoires permettent un
recours à une autre instance prévue par le système
juridique en vigueur. Le juge doit juger, il doit conclure, il doit
trancher : il doit remettre à une juste distance le coupable et la
victime, selon une typologie que Ricoeur qualifie d'impérieusement de
binaire74(*).
Si l'historien s'érige tout seul en tribunal de
l'histoire ; c'est au prix de la précarité d'un jugement
dont il reconnaît la partialité voire la militance. Tout audacieux
que soit le jugement d'un historien, il faudra le confronter à la
critique de la corporation historienne et à celle du public
éclairé. L'oeuvre de l'historien est offerte à un
processus illimité de révisions qui fait de l'écriture de
l'histoire une perpétuelle réécriture75(*). Mais pouvons-nous dire que la
loi est fixée une fois pour toutes ? N'est-elle pas aussi une
réécriture issue de la volonté des hommes qui s'entendent
selon les époques de l'histoire ?
L'ouverture sur la réécriture marque, selon Paul
Ricoeur, une différence importante entre une interprétation
historique qui aboutit à une thèse sur l'historique d'une loi et
un jugement judiciaire définitif. Le jugement pénal, par exemple,
est régit par la responsabilité individuelle du délit,
c'est-à-dire que le principe de culpabilité individuelle ne
reconnaît par nature que des inculpés porteurs de noms propres.
Certes, parmi les circonstances de l'action posée par un inculpé
vont figurer les influences directes et indirectes (pressions, contraintes,
bref les dysfonctionnement de la société). Malgré ce
détour, le juge finira par juger tel être humain et pour des actes
bien déterminés, tout en tenant compte des circonstances
aggravantes ou atténuantes. La parole du juge, par la sentence
prononcée, vient mettre un terme au débat. L'historien du droit
peut réouvrir le cercle que le juge vient de refermer par son verdict en
analysant le procès lui-même et la loi qui a été
appliquée, de manière historique76(*) mais son verdict même ne sera qu'un verdict
d'historien.
Selon Gadamer, l'historien du droit doit effectuer la
même chose que le juge s'il veut comprendre le sens de la loi,
c'est-à-dire qu'il doit lui-même accomplir un effort
d'application77(*). Cet
effort s'effectue d'après les commentaires que nous livre Jean
Grondin78(*) a deux
niveaux : Si l'historien veut comprendre le sens d'une loi, il doit aussi
en comprendre l'application possible, car une loi n'a de sens qu'en fonction
de son adaptation à un contexte particulier. En
« reconstruisant » ce contexte, l'historien doit
lui-même tâcher de comprendre en quoi la loi pouvait s'y appliquer.
La loi n'a aucun sens sans ce contexte d'application possible.
L'historien du droit ne peut pas comprendre ce contexte
« originel » d'application en faisant abstraction de ses
propres attentes juridiques et de son sens du droit. Sa compréhension du
droit reste dictée par des attentes. Ce qu'en distinguant le contexte
juridique ancien du sien, c'est toujours la norme du sien qui gouverne la
distinction79(*).
Gadamer souligne que le caractère effectivement commun
à toutes les formes d'herméneutique se résume dans le fait
que c'est seulement dans l'interprétation que se concrétise et
s'accomplit le sens qu'il s'agit de comprendre, mais pourtant cet acte
d'interprétation reste entièrement lié au sens du texte.
Ni le juriste, ni le théologien (encore moins l'historien qui
étudie un texte juridique) ne verra dans la tâche d'application
une objectivité (totale) vis-à-vis du texte80(*).
II. 2.2. L'unité des
sciences humaines à partir de l'expérience d'application
En écoutant attentivement notre
« dire » dans le langage ordinaire, nous percevrons la
manière dont, comme interprète, nous nous impliquons dans la
compréhension. Le langage utilisé en droit, en philologie, en
théologie et dans toutes les autres sciences humaines est toujours un
langage humain qui s'applique à l'interprète et concerne la
tradition dans laquelle celui-ci est toujours et déjà
inséré. Qu'il s'agisse des us et coutumes ou de la tradition de
pensée.
Dans les sciences humaines, on narre des
réalités humaines d'une part, et on transpose aussi en concept ce
qui est narré, d'autre part. Par la transposition en concepts
compréhensibles pour l'interprète et sa communauté, des
nouveaux horizons s'ouvrent. On remarque, certes, que dans les sciences
humaines, on fait de plus en plus recours aux statistiques, on établit
des comparaisons, on interprète les résultats
comparés...mais toutes ces opérations visent, en
définitive, une meilleure compréhension de
nous-mêmes81(*).
L'unicité des sciences humaines dans
l'expérience herméneutique d'application veut nous signifier
qu'il y a « un tournant ontologique pris par l'herméneutique
sous la conduite du langage »82(*). Si les sciences humaines sont des pratiques
vivantes, la fonction herméneutique du langage, comme application, se
trouve être dégagée pour l'ensemble de notre pratique
vivante dans ces sciences. Les résultats auxquels les chercheurs en
sciences humaines aboutissent sont des événements d'une
expérience authentique dans le sens, non de vérifiabilité
et de répétitions valables dans les sciences de la nature, mais
dans la mesure où, dans ce qui est dit la tradition s'éclaire
pour le chercheur et pour la communauté à laquelle il se
rattache. Ce qui est trouvé, tout en étant une expérience
authentique, n'est pas pour autant assuré, jugé une fois pour
toute, décidé à tous égards. Ce qui est compris en
s'appliquant à la compréhension du chercheur ou à la
communauté, fait reculer l'horizon qui était jusque là
admis. C'est au coeur de la finitude historique de l'homme que ces
expériences nouvelles viennent se dire sans les clôturer une fois
pour toutes.
L'application du concept de jeu au comprendre est très
éclairant et Gadamer a, avec raison, consacré la première
partie de Vérité et Méthode à
l'expérience de l'art et du jeu. L'expérience du jeu qui se joue
des joueurs signifie que dans les sciences humaines la vérité
exprimée n'est pas le fruit de la possession de l'homme à partir
d'une méthodologie aveugle à coller aux réalités
humaines. Quand nous comprenons une réalité humaine, que ce soit
un texte, une expression, des faits sociaux, ce qui nous captive, c'est
l'advenir de la vérité de la tradition humaine qui s'y dit et
nous porte déjà.
Les préjugés sont positivement
réhabilités comme condition de la connaissance d'une nouvelle
réalité humaine, cela d'autant plus que nous entendons par
tradition, le fait que l'être propre de celui qui connaît entre
également en jeu dans la connaissance et cela marque la limite de la
« méthode », mais non celle de la science. Ce que la
méthode n'atteint pas forcement une interrogation et une recherche
assidue, nourrie dans l'expérience de la tradition, finit par
déboucher sur la vérité.
Dans les sciences humaines, la conscience de
l'interprète ne maîtrise pas radicalement ce qu'il étudie.
Ce n'est pas uniquement grâce à des ressources de la
méthode que le chercheur en sciences humaines parvient à saisir
ce qui est véritablement signifié dans l'expérience
humaine. La réflexion en sciences humaines apparaît comme un
véritable événement qui a pour condition que «
la parole qui nous est parvenue en tant que tradition et que nous avons
à écouter nous atteigne réellement, nous atteigne comme si
elle s'adressait à nous et nous était personnellement
destinée »83(*). Il faut donc que dans les recherches en sciences
humaines, celui qui interroge soit interrogé dans sa pratique et les
résultats de ses recherches.
L'unicité des sciences humaines dans
l'expérience d'application stipule que le langage est un centre
où le moi et le monde fusionnent, c'est-à-dire qu'ils sont dans
une relation originelle. Il sied de libérer les sciences humaines, ainsi
que toute expérience de l'homme, du préjugé scientiste
contenu dans l'idéal d'objectivité selon les sciences de la
nature.
Considérant l'expérience de l'art et de la
science, Gadamer débouche sur une herméneutique universelle qui
porte sur la relation générale entre le monde et l'homme. La
langue est justement ce qui permet l'application de l'interprète
à son objet. La formulation de l'herméneutique universelle
d'application à partir de la langue permet d'écarter le
méthodologisme qui dénature le concept d'objectivité dans
les sciences de l'esprit ; mais aussi le spiritualisme idéaliste
d'une métaphysique de l'infini sans racines dans le vécu de
l'homme.
De plus, il existe ce qu'on peut appeler avec D. Kennedy
« le tournant interprétatif de la pensée
juridique »84(*). Les méthodes usuelles en droit,
fondées sur une application logique des règles et la recherche de
l'intention de l'auteur de la loi, sont accusées d'insuffisance. Un
écart est souvent perceptible entre les procédés
effectivement utilisés par les interprètes, en particulier le
juge, et les justifications qu'il formule. Le pouvoir confié aux juges,
lequel est censé s'appuyer sur le savoir de la société et
de son harmonie, est de plus en plus contesté85(*). Il en est de même des
chercheurs en sciences humaines dont les résultats produits par une
application rigoureuse de la méthode, tout en étant valides, ne
disent pas forcément la vérité de la tradition et partant
de l'homme.
On peut affirmer avec Gadamer que le langage, qui permet
qu'une chose soit exprimée, n'est pas une possession dont puisse
disposer l'un ou l'autre interlocuteur. Tout dialogue entre le chercheur et les
réalités humaines donne naissance à un langage
commun86(*). Comprendre
une expérience humaine, une tradition, une histoire, c'est
« comprendre ce que quelqu'un dit (...) s'entendre sur ce qui est en
cause et non se transposer en autrui et revivre ce qu'il a
vécu »87(*). L'expérience de sens qui s'effectue de la
sorte dans la compréhension inclut toujours une application, et ce
processus tout entier est un processus langagier.
Ce qui interpelle dans les sciences humaines, c'est souvent la
situation où l'entente est perturbée ou compliquée. Une
telle situation permet de prendre conscience des conditions de toute
communication. Le dialogue qui a lieu dans les sciences de l'esprit est un
processus d'application qui s'effectue dans l'explication-entente.
Toute véritable conversation implique que l'on
réagisse à ce que dit l'autre, que l'on fasse vraiment droit
à ses points de vue et que l'on se mette à sa place au sens
où l'on veut comprendre non pas l'autre même comme
individualité, mais ce qu'il dit. Ce qu'il importe de saisir, c'est le
droit de cela même qu'il pense, de sorte que nous puissions nous mettre
d'accord sur la chose même.88(*)
Les sciences humaines font-elles droit à l'homme quand
elles appliquent de manière uniquement technique les
méthodes? Le chercheur dialogue-t-il avec les vérités de
l'homme qui se profilent dans son objet? Le chercheur se sent-il
impliqué, mieux, s'applique-t-il à saisir la vérité
de la tradition de l'homme qui lui parle des profondeurs de
l'humanité dont il fait toujours et déjà partie?
Gadamer estimait que l'interprétation est, tout comme
la conversation, un cercle qui se boucle dans la dialectique de la question et
de la réponse. Les sciences humaines réfléchissant sur
l'homme peuvent être qualifiées, sur le plan de
l'interprétation, comme d'authentiques relations de vie. Ici, on ne
dissèque pas la réalité humaine comme on le ferait pour
une bête, on ne pèse pas les cultures comme on pèserait un
caillou, on ne mesure pas l'étendue de l'intériorité ou de
l'extériorité d'une personne comme un espace. Le caractère
langagier de la compréhension de l'homme est la concrétisation de
l'histoire de l'action89(*).
Les entreprises herméneutiques sont constamment
co-déterminées par un facteur se rapportant à l'histoire
de l'action. Les scientifiques se tiennent dans des traditions, qu'ils les
connaissent largement ou pas du tout, ils ne peuvent pas commencer sans aucun
présupposé. L'action de la tradition humaine s'exerce sur la
compréhension de tout chercheur. Il y a une fusion des horizons90(*) : le langage étant
justement le médium universel dans lequel s'opère la
compréhension, qui se réalise dans l'interprétation. Une
lecture simpliste de la notion de « fusion des horizons »
entre l'interprète et son objet pourrait nous faire croire que Gadamer
fonde les préjugés les plus pernicieux dans les sciences
humaines. Une telle hypothèse serait biaisée, dans la mesure
où une lecture attentive de Vérité et
Méthode nous prévient contre une mauvaise fusion et estime
qu'il est possible d'avoir une fusion
« contrôlée », mieux avoir de la
vigilance91(*).
CONCLUSION
L'historien du droit doit faire la même chose que le
juge s'il veut comprendre le sens de la loi, c'est-à-dire qu'il doit
accomplir l'effort d'application. L'application qui unifie
herméneutique historique et herméneutique juridique
s'opère à deux niveaux.
Le premier niveau postule que si l'historien du droit veut
comprendre le sens de la loi, il doit aussi en comprendre l'application. Car
une loi n'a de sens qu'en fonction de son adaptation à un contexte
particulier. L'historien en reconnaissant le contexte doit comprendre en quoi
la loi pouvait s'y appliquer.
Le deuxième niveau est que l'historien du droit ne peut
pas comprendre le contexte originel d'application en faisant abstraction de ses
attentes juridiques et de son sens du droit.
Entre l'herméneutique historique et
l'herméneutique juridique, il y a similitudes et différences.
L'application de la loi par le juge a des conséquences
immédiates : il institue le droit. L'application historique est
plus contemplative. Mais la compréhension juridique (que Gadamer associe
dans cette partie à celle théologique) et celle historique se
trouvent partagées entre deux caps, celui de la loi du passé et
celui du cas présent. Or cette bipolarité vaut pour toute
compréhension et c'est aussi en ce sens que l'herméneutique
juridique jouit d'un rôle exemplaire.
L'herméneutique juridique rappelle que l'ignorance de
la situation herméneutique de l'interprète peut
représenter un manquement à la vérité. Comme
l'affirme Gadamer, le cas de l'herméneutique juridique n'est pas en
réalité un cas à part ; mais il est propre, au
contraire, à restituer à l'herméneutique historique son
extension intégrale et à rétablir ainsi l'unité
ancienne du problème herméneutique, dans laquelle le juriste et
le théologien rencontrent le philologue92(*).
En toute compréhension dans les sciences humaines, il
appert qu'il y a un risque. On a beau prendre toutes les précautions,
une vigilance est nécessaire et les méthodes en sciences humaines
nous éveillent à cette vigilance, on ne peut pas être
totalement à l'abri de la mauvaise fusion des horizons entre
soi-même et son objet dans les sciences. Dans le langage, les sciences
humaines ouvrent des horizons pour l'homme mais en même temps
dévoilent sa finitude, car le même langage limite l'horizon du
chercheur.
CHAPITRE TROISIEME : CRITIQUES DE L'HERMENEUTIQUE
GADAMERIENNE
INTRODUCTION
D'après une analyse de l'herméneutique du
juriste italien Emilio Betti, Grondin estime que Emilio Betti est vraiment aux
antipodes de l'herméneutique de Gadamer93(*). E. Betti avait parlé de la fonction normative
d'application qui s'exerce dans le verdict du juge, mais il y voyait un effort
supplémentaire qui venait s'ajouter à la tâche
herméneutique originelle de la compréhension : le juge qui
doit appliquer une loi concrète doit en avoir déjà le sens
originel. C'est le modèle philologique qui reste déterminant pour
lui.
L'herméneutique de Gadamer est l'inversion des
perspectives d'Emilio Betti. Celle-ci soutient que c'est l'application qui
représente la véritable et première compréhension
digne de ce nom. Pour le montrer, Gadamer recourt à la situation de
l'historien du droit qui cherche seulement à comprendre le sens original
d'une loi, exemple qu'avait aussi utilisé E. Betti pour en distinguer le
travail supplémentaire d'application accompli par le juge, qui, lui,
institue le droit.
III. 1. LA CRITIQUE D'EMILIO BETTI
Emilio Betti critiquait déjà dans
l'interprétation de Heidegger, l'abandon du projet méthodologique
de Dilthey par les herméneutes ultérieurs des sciences humaines.
Il critiquait également l'ontologisation de la
précompréhension et la place prépondérante
accordée à
l' « être-dans-le-monde » pratique. Aux yeux
d'Emilio Betti, cette doctrine équivalait à une destruction de
l'objectivité et de la scientificité des sciences
humaines.94(*)
« L'herméneutique comme méthodologie
des sciences humaines »95(*) poursuit avec l'herméneutique de Gadamer le
débat contre la perversion relativiste et subjectiviste de
l'herméneutique de Heidegger, Bultmann et leurs adeptes96(*).
Bien qu'elle se présente comme théorie autonome
et combien systématique, l'herméneutique de Betti comporte une
dimension nettement réactionnaire, non pas dans un sens
idéologique, mais au sens où elle se veut la réaction au
détournement de sens dont aurait souffert la théorie
herméneutique sous l'influence de Heidegger et sans doute aussi du
dernier Dilthey (Ce que Betti dira moins, car il préfère se
montrer solidaire du propos méthodologique de Dilthey et du romantisme
en général). Tout dans l'herméneutique
Heideggérienne le repoussait97(*).
E. Betti a par conséquent rattaché
l'herméneutique à ses origines méthodologiques, mobilisant
dans des notes érudites toutes les lumières de
l'herméneutique comme science rigoureuse déployée de
Schleiermacher à Dilthey, se réclamant de tous les penseurs de la
tradition allemande, Kant, Hegel, Humboldt, Nicolai Hartmann, Droysen, Husserl
et même Nietzsche. Le succès de l'herméneutique
gadamérienne l'éclipsera98(*).
Dans l'herméneutique que prône Betti, la
condition de possibilité de la compréhension est l'universelle
communauté des esprits humains qui sont capables de se comprendre
grâce à des formes porteuses de sens. Le monde culturel des
objectivations spirituelles, ayant été produit par l'esprit
humain, peut de ce fait être reproduit par tout esprit. Betti
développe une structure triadique du comprendre : sujet, forme
représentative, objet. Le comprendre ne devient qu'un aspect du
problème de la connaissance, rivé à la dichotomie
sujet-objet. Le sujet n'accède à l'objet que par
l'intermédiaire des « formes
représentatives ». Ce que vise la compréhension, ce
n'est pas une « volonté » comme telle, mais une
forme représentative d'un esprit, lequel n'est pas uniquement ou en soi
« psychologique ». E. Betti fait appel à son
expérience de juriste afin d'illustrer sa pensée99(*)
En effet, celui qui cherche à comprendre une loi ou un
texte constitutionnel ne cherche pas à pénétrer l'esprit
de son fondateur, mais l'esprit de la loi elle-même, l'entité
idéale représentant l'ordre juridique qui a trouvé son
expression dans telle ou telle loi. Betti insiste sur l'aspect proprement
épistémologique de la compréhension dont
l'objectivité doit être assurée par une
herméneutique générale100(*).
La problématique d'Emilio Betti, même si elle ne
touchait pas de manière claire l'herméneutique de Gadamer
s'étant attaqué à Heidegger, Gadamer l'a perçue
comme critique le visant aussi. Dans la section de Vérité et
Méthode qui traite de « la signification exemplaire de
l'herméneutique juridique »101(*) Gadamer, tout en se rattachant aux travaux de
Betti102(*), se
défend par rapport à celui-ci.
Ainsi, tout en examinant l'attitude que prennent en face d'un
même texte législatif donné et en vigueur l'historien
du droit et le Juriste, Gadamer se réfère aux
travaux d'Emilio Betti et y rattache ses réflexions. Mais son
problème est de savoir si « la différence entre
l'intérêt dogmatique et l'intérêt historique est sans
équivoque »103(*) . En opposition à Emilio Betti, il estime
qu'il est insuffisant de ne voir dans la tâche de l'historien du droit
qu'une « reconstruction du sens premier contenu dans
l'énoncé de la loi » et de dire en revanche du juriste
qu'il lui faut mettre ce sens en accord avec les conditions actuelles de la
vie.
En effet, une telle délimitation signifie que la
compétence du juriste est la plus ample et englobe aussi la tâche
de l'historien du droit. Quiconque veut effectuer l'adaptation juste du sens
d'une loi doit d'abord connaître son contenu de sens premier. Il doit
donc lui-même penser en historien du droit. Sous une réserve
toutefois : la compréhension historique n'est ici pour lui qu'un
moyen en vue d'une fin. Mais, inversement, la tâche dogmatique du juriste
ne concerne pas l'historien en tant que tel. En tant qu'historien, il aborde
l'objectivité historique, pour la saisir selon son importance en
histoire, alors que le juriste procède, en outre, à l'adaptation
du sens ainsi déterminé aux conditions présentes du droit.
Telle est à peu près la position de Betti. Mais, le
problème est de savoir si l'attitude de l'historien est alors vue et
caractérisée de manière assez large. Comment s'introduit
dans notre exemple la dimension historique ? En effet, vis-à-vis
d'une loi en vigueur, la tendance naturelle est bien de penser que son sens
juridique est univoque et que la pratique juridique du présent se
conforme tout simplement au sens premier. S'il en était toujours ainsi,
la question que pose le sens d'une loi, en droit et en histoire, serait une
seule et même question. Pour le juriste lui-même, la tâche
herméneutique se bornerait à constater le sens premier de la loi
et à l'appliquer comme étant le sens juste104(*).
Voici ce qui ressort de cette citation de
Vérité et Méthode : il existe une tension
existant entre le sens juridique premier et le sens juridique présent,
cela Emilio Betti l'a perçu. Pour parvenir au contenu normatif d'une loi
qui a traversé le temps, il faut le déterminer au vu du cas
concret auquel il doit être appliqué. Le point de divergence entre
Gadamer et Betti est que Gadamer soutient que la situation
herméneutique semble être la même pour l'historien et pour
le juriste en ce que, confrontés à n'importe quel texte, ils
vivent dans une attente du sens immédiat. « Il ne peut y avoir
d'accès direct à l'objet historique, qui permette
d'établir objectivement son importance propre. L'historien doit
effectuer la même réflexion que celle qui guide le
juriste »105(*).
Le contenu effectif de ce qui est compris d'une manière
ou d'une autre est le même. La connaissance historique ne peut
s'effectuer que si, en chaque cas, elle voit le passé en
continuité avec le présent. C'est exactement, estime Gadamer, ce
que fait le juriste dans la tâche pratique et normative si, ce qu'il
veut, c'est « assurer la survivance du droit en tant que
continuum et maintenir la tradition de la pensée
juridique »106(*). Ainsi, l'herméneutique juridique rappelle la
manière dont procèdent les sciences de l'esprit pour se saisir
elles-mêmes en vérité.
De quatre canons de l'interprétation selon Emilio Betti
: l'autonomie de l'objet ou de l'immanence du critère
herméneutique, la totalité ou la cohérence de
l'appréciation herméneutique, l'actualité de
l'interprétation107(*) ainsi que l'adéquation de la
compréhension ou de la correspondance et de la cogénialité
herméneutique108(*) ; le dénominateur commun qui se
dégage est que toute interprétation est d'ordre cognitif et tout
processus d'interprétation aura pour vocation de résoudre le
problème strictement épistémologique de la
compréhension.
C'est justement le point de controverse entre Gadamer et E.
Betti. Même si E. Betti se rattache à Schleiermacher en
déclarant situer son analyse sur le sol épistémologique de
la subjectivité transcendantale, en distinguant connaissance
herméneutique scientifique et connaissance herméneutique
ordinaire. Gadamer aussi se réclame de la suite de Schleiermacher dont
il apprécie l'intuition dans la fondation d'une herméneutique
universelle, mais prend une perspective phénoménologique. Il
estime à ce titre que la faille qui sépare la fonction cognitive
de la fonction normative passe au coeur même de l'herméneutique
théologique et il est difficile de la combler en distinguant la
connaissance scientifique de l'application édifiante
ultérieure109(*).
De toute évidence, la même faille traverse aussi
l'interprétation juridique, dans la mesure où le discernement du
sens d'un texte juridique et son application à un cas concret sont, non
pas deux actes séparés, mais un processus unitaire110(*).
Alors qu'Emilio Betti opère une distinction
méthodologique entre les interprétations cognitive, normative et
reproductive, Gadamer estime que la distinction qui veut s'imposer entre les
interprétations cognitive, normative et reproductive n'a aucune
validité fondamentale. Ces trois interprétations ne font que
transcrire un phénomène unitaire dans l'application. Distinguer
une fonction normative et une fonction cognitive ou encore reproductive serait
démembrer ce qui, de toute évidence n'est qu'un. Le sens de la
loi qui se montre dans son application normative, ne diffère pas en son
principe du sens de la « chose », qui se fait valoir dans
la compréhension du texte111(*).
Si d'une part on peut opposer l'approche de Gadamer à
celle de E. Betti, d'autre part, il faut admettre avec J. Grondin qu' il y
a une symétrie savoureuse dans le privilège que Gadamer
reconnaît au droit et celui que Betti reconnaît à la
philologie. En effet, Gadamer jouit d'une formation de philologue et Betti
d'une formation de juriste. Tous deux ont développé assez tard
leurs carrières (Betti avait soixante cinq ans, Gadamer en avait
soixante) une théorie générale de l'interprétation
afin d'éclairer les principes de leurs pratiques herméneutiques.
Chacun a puisé son modèle herméneutique de la discipline
de l'autre, pour Gadamer l'application et pour Betti la contemplation d'un sens
objectivé dans les formes sensibles.
Tandis que Betti exalte la compréhension
théorique réalisée en philologie, Gadamer tire son
inspiration de l'application pratiquée par les juristes. C'est un bel
exemple de l'ouverture à l'autre qui doit distinguer toute
réflexion herméneutique112(*). L'herméneutique juridique,
théologique, philologique et historique présente, non une forme
de domination qui s'observe dans l'usage qu'on fait de la méthode dans
les sciences de la nature, mais plutôt un exemple de service pour
l'homme.
III. 2. LA CRITIQUE DE PASCAL MICHON
La critique de Pascal Michon113(*), comme pour celle d'Emilio Betti, part de la
critique de Heidegger pour déboucher sur Gadamer. Pascal Michon estime
que lorsque Heidegger, Gadamer et tous ceux qui s'inspirent d'eux soutiennent
que les hommes ne peuvent se prévaloir d'aucune rationalité
autonome dans leurs connaissances du passé et du présent, ni
d'aucune possibilité de subjectivation, qu'ils ne savent ni ne font
jamais l'histoire, et qu'il ne nous reste que la médiation ouverte
à la venue de l'être sur le modèle du jeu et de
l'expérience artistique, ils n'abandonnent pas la notion de
vérité. Ils ne font que démarquer l'affirmation
néo-herméneutique centrale selon laquelle seule la langue est
sujet, seule la langue est raison114(*).
Une telle affirmation est-elle correcte ? Ce qui
préoccupe davantage Heidegger et Gadamer est-ce la langue comme
sujet ? Une lecture attentive de leur pensée nous montre que ce qui
les préoccupe c'est la problématique du comprendre. Pour
Heidegge, c'est la question de l'être posée
phénoménologiquement à partir du Dasein et pour
Gadamer, si nous nous référons à la troisième
partie de Vérité et Méthode, c'est le
problème du caractère langagier du comprendre qui le
préoccupe.
Trois propositions dirigées directement contre
Heidegger et une contre Gadamer étayent la critique de P. Michon.
Tout d'abord, le succès de Heidegger réside dans
son ontologie qui sert de paradigme des pensées de l'historicité
qui sont à la base de l'anti-anthropologie contemporaine, de la
même manière que l'ontologie hégélienne avait
constitué celui des pensées historicistes depuis le siècle
précédent.
Ensuite, le paradigme heideggérien poursuit sous
d'autres formes l'ambition totalisante du paradigme hégélien
(seconde proposition). La continuité historique est
avérée. Chez Heidegger comme chez Hegel, la radicalité de
la pensée impressionne et facilite sa diffusion : tout semble
prévu, pensé d'avance, même ce qui échappe à
la prévision. Sous l'apparence polémique, il n'y a que
continuité. L'idée d'ignorance absolue remplace celle de
l'histoire absolue.
Enfin, Michon estime que Heidegger par son ontologie joue
contre la théorie du langage (troisième proposition
)115(*).
De Heidegger, l'offensive de Michon se tourne vers Gadamer. La
doctrine de l'historicité essentielle qui caractérise aussi bien
la pensée de Heidegger que celle de son disciple Gadamer ne s'appuierait
en réalité que sur une réduction du langage à la
langue116(*). Avec
l'ontologie de la facticité, s'approfondit, de manière brutale,
le grand refoulement de la question du langage au profit de celle de la langue,
alter ego de l'être117(*).
Pour Pascal Michon, Vérité et
Méthode se situe dans la continuité directe de la
pensée Heideggérienne118(*) et mérite donc de recevoir les critiques
portées contre l'ontologie de Heidegger. L'oeuvre de Gadamer ne
fournirait ainsi qu'un accès à un ensemble culturel qui la
dépasse de fort loin. Vérité et Méthode
peut-être pris comme un exemple significatif du courant
anti-anthropologique dominant notre époque. Elle en dévoile le
fonctionnement général119(*).
Le refus de la maîtrise de la tradition des sciences de
l'esprit (sciences humaines) ne serait en définitive qu'une
stratégie de domination. Gadamer, en face de la dissolution du
système hégélien, consacre des longues discussions
à Humboldt et Schleiermacher, Savigny, Ranke et Droysen, Husserl, mais
ce qu'on peut lui reprocher, c'est d'avoir refoulé, voire de travestir
par son silence la tradition anti-hégélienne inaugurée par
Schopenhauer et Nietzsche et dont la pensée est exclue de
Vérité et Méthode. Il ne parle que timidement de
Marx, ne dit rien sur Auguste Comte, Durkheim, Max Weber ou Freud.
Le silence de Gadamer montre la véritable nature de la
stratégie herméneutique, celle-ci ne mène pas, comme elle
le prétend, une discussion de la question de l'historicité
« avec » la tradition, mais prend une position
stratégique et offensive dans la lutte pour l'objectivité entre
les sciences.
L'oeuvre de Gadamer est exemplaire, à cet égard,
de la stratégie de domination qui se cache derrière les
proclamations de plus en plus nombreuses qui font de la philosophie une
ascèse orientée - au nom de la différence ontologique et
du primat de la langue - contre toute méthode et toute critique
rationnelle identifiées à un esprit de domination120(*).
A ces critiques, une lecture attentive de Gadamer montre qu'il
n'est pas contre la méthode, il estime même que la méthode
est essentielle pour la compréhension dans les sciences humaines, mais
le concept de méthode est inadéquat pour décider de la
légitimité des sciences humaines121(*).
Les sciences humaines avec lesquels je romps une lance en leur
offrant une justification théorique plus adéquate, appartiennent
elles-mêmes davantage au patrimoine philosophique. Elles se distinguent
des sciences de la nature non seulement par leurs procédures, mais aussi
par leur relation préalable aux objets (Sachen),
c'est-à-dire par la participation à la tradition
(Überlieferung) qu'elles expriment de façon toujours
nouvelle pour nous. Pour cette raison, j'ai proposé de compléter
l'idéal de la connaissance objective qui domine nos concepts de savoir,
science et vérité par l'idéal de participation122(*).
En tant qu'instrument, les méthodes sont toujours
bonnes. Seulement, on doit s'entendre sur les situations où ces
instruments peuvent être utilisés avec profit. Ce qui
caractérise le scientifique productif oeuvrant dans le domaine des
sciences humaines, ce n'est pas uniquement la maîtrise de la
méthode, mais plutôt l'imagination herméneutique123(*).
Michon critique aussi les philosophes (herméneutes) qui
s'inspirent de la tradition herméneutique heideggérienne et
gadamérienne en ces termes : Les philosophies battues par les
sciences de la nature, n'affirment plus un savoir absolu du réel, mais
la commune ignorance absolue entre toutes les sciences. Sur le plan des
énoncés, la philosophie de l'être de Heidegger et de
Gadamer semble inattaquable. Elle est close sur elle-même, comme la
maison qui l'abrite, et dissout par avance toute critique qui lui serait
opposée. Mais si on scrute les énoncés, en particulier
quand ceux-ci sont confrontés aux questions du langage, de l'art et du
sujet, il y a des failles124(*). Mais quelles sont ces failles ? Pascal Michon
ne le dit pas clairement125(*).
Tout en reconnaissant la valeur et le rôle de la langue
dans l'herméneutique gadamérienne, Michon estime que Gadamer n'a
pas perçu (de suite de sa confusion ou de son réductionnisme du
langage à la langue) combien son ontologie qui affirme l'unité de
la langue et de la tradition reste prise dans le modèle de la
dialectique platonicienne qui se déploie dans la métaphysique
occidentale126(*). La
langue n'existe pas en soi, elle n'est qu'une réduction
sémiotique du langage, une façon de le figer et de le
déshistorialiser. Elle est un sous-produit du dualisme du signe qui
oppose le discours et la langue, au seul profit de cette dernière, et
empêche paradoxalement la connaissance des langues aussi bien que celle
du langage127(*).
Une critique de la conception de la langue chez Gadamer ne
nous semble pas juste car la langue en soit n'est pas la problématique
de ses recherches, elle est l'élément qui, de manière
phénoménologique vient expliciter la question du comprendre dans
les sciences de l'esprit. C'est pourquoi les linguistes ne l'intéressent
pas de manière prioritaire et on peut ainsi comprendre le silence sur
Saussure et tant d'autres auteurs qui ont inspiré les sciences
humaines.
Les critiques de Michon, si elles nous éveillent
à la vigilance contre l'inflation de l'herméneutique dans les
sciences humaines, semblent assises sur une lecture qui ne rend pas toujours
justice à la pensée de Gadamer telle qu'elle se déploie
dans Vérité et Méthode ainsi que dans l'entretien
avec Carsten Dutt qui en clarifie plusieurs aspects.
CONCLUSION
Nous avons montré dans la première section que
la réflexion d'Emilio Betti est aux antipodes de l'herméneutique
de Gadamer. Dans la mesure où Betti sépare la fonction normative
d'application qui s'exerce dans le verdict du juge de la fonction cognitive et
de celle reproductive, en voyant dans la première un effort
supplémentaire qui venait s'ajouter à la tâche
herméneutique originelle de la compréhension. C'est le
modèle philologique qui reste déterminant pour lui.
Gadamer estime que la distinction entre les
interprétations cognitive, normative et reproductive n'a aucune
validité fondamentale, mais ne fait que transcrire un
phénomène unitaire. Distinguer une fonction normative et une
fonction cognitive ou encore reproductive serait démembrer ce qui, de
toute évidence, ne fait qu'un. Le sens de la loi qui se montre dans son
application normative, ne diffère pas en son principe du sens de la
« chose », qui se fait valoir dans la compréhension
du texte, ou de toute autre expression de la tradition.
Dans la deuxième section, nous avons
développé quelques critiques de Pascal Michon. Celles-ci portent
essentiellement sur le langage qui aurait été mal compris par
Heidegger et Gadamer. Ces deux auteurs ainsi que leurs commentateurs ont
réduit le langage à la langue. Tout en se réclamant de la
tradition, Gadamer principalement n'a pas rendu justice à certains
auteurs, notamment ceux des sciences humaines (Schopenhauer, Nietzsche,
Saussure, Durkheim, Freud, Marx ...).
Nous avons également relevé la confusion
courante qui se glisse chez les critiques de Gadamer et dans laquelle tombe
Pascal Michon, à savoir opposer vérité à
méthode dans l'herméneutique universelle d'application
développée par Gadamer. Celui-ci estime que les méthodes
sont importantes mais il faut les remettre à leur place quand il s'agit
de l'interprétation dans les sciences humaines.
CONCLUSION GENERALE
Nous voici au terme de notre lecture philosophique sur le
problème de l'application dans Vérité et
Méthode de Gadamer.
En trois chapitres, nous avons essayé de comprendre la
signification exemplaire de l'herméneutique juridique et son extension
à la compréhension dans les sciences humaines
Dans le premier chapitre, en partant de l'idée du bien
chez Platon, nous avons relevé que ce qui fascine Gadamer dans la
sagesse éthique d'Aristote, c'est le fait qu'Aristote montre que le
savoir moral échappe à l'objectivation. Se refusant à
l'objectivation, le savoir pratique ne peut être appris comme on apprend
à appliquer le savoir de l'artisan. Dans le savoir moral, il ne s'agit
pas de se mettre soi-même entre parenthèse si l'on veut comprendre
ce qui est juste. C'est justement le modèle de savoir moral qui pousse
Gadamer à l'étendre à une interprétation du droit
naturel chez Aristote et l'interpréter afin de l'appliquer à la
problématique herméneutique du comprendre dans
Vérité et Méthode.
Dans le second chapitre, dans une première section,
nous avons essayé d'étayer la thèse de la signification
exemplaire de l'herméneutique juridique en confrontant
l'herméneutique juridique à celle historique dans la
manière dont le juriste et l'historien du droit interprètent une
loi en vigueur. De cette confrontation, nous sommes arrivés à une
conclusion selon laquelle le juriste et l'historien du droit en
interprétant une même loi en vigueur n'ont pas la même
perspective même s'ils nécessitent la même obligation de
s'appliquer le sens compris dans la tradition juridique et historique. Nous
avons montré par le fait même que l'application de la loi par le
juge a des conséquences immédiates : il institue le droit.
L'application historique n'institue pas le droit.
Néanmoins, et c'est ici que la thèse de
l'unité de l'herméneutique juridique et historique commence
à s'éclairer, la compréhension juridique et celle
historique sont partagées entre deux caps, celui de la loi du
passé et celui du cas présent. Cette bipolarité vaut pour
toute compréhension et c'est aussi en ce sens que l'herméneutique
juridique jouit d'une première signification exemplaire.
Une deuxième signification exemplaire de
l'herméneutique juridique se rattache au fait qu'à la
lumière de l'herméneutique juridique on peut réviser les
faux modèles d'objectivité qui ignorent la situation
herméneutique de l'interprète. Le cas de l'herméneutique
juridique n'est pas en réalité un cas à part ; mais
il est propre, au contraire, à restituer à l'herméneutique
historique son extension intégrale et à rétablir ainsi
l'unité ancienne du problème herméneutique, dans laquelle
le juriste et le théologien rencontrent le philologue.
La seconde section visait à clarifier en quoi,
l'herméneutique juridique à une signification exemplaire pour
l'unité des sciences humaines dans l'application. Nous avons relever le
rôle central joué par la langue / le langage humain. Celle-ci/
celui-ci permet que dans tout comprendre dans les sciences humaines, il y ait
la compréhension de soi de celui qui comprend. La réflexion sur
les sciences humaines a pour tâche de mettre en lumière la
réalité de l'histoire au sein de la compréhension. C'est
ce que Gadamer nomme le « principe de l'histoire de
l'action ».
A ce titre, le concept de méthode est inadéquat
pour décider de la légitimité des sciences humaines.
L'idéal de la connaissance objective dans les sciences humaines devrait
davantage se compléter par l'idéal de participation dans la
mesure où une élucidation complète de nos propres
motivations dans les recherches en sciences humaines laisse un excédent
des questions et des réponses. Dans les sciences humaines, on ne
retrouve pas l'idéal de maîtrise du monde qui caractérise
les sciences de la nature. Les sciences humaines se rencontrent dans leur forme
de participation à la tradition. Elles introduisent dans la vie du
scientifique et de sa communauté un savoir - produit par l'imagination
herméneutique par delà les méthodes - qui n'est pas
dominateur mais qui est important comme savoir de la culture.
Le chapitre troisième s'est penché sur deux
auteurs qui développent des réflexions qui se placent aux
antipodes de la thèse de Gadamer et le critique, lui et son maître
Heidegger.
Le premier, Emilio Betti, part du modèle cognitif de
l'interprétation philologique. Au lieu de partir du même
modèle de l'interprétation philologique et historique visant une
compréhension d'un sens objectivé, Gadamer se réclame du
modèle pratique des herméneutiques juridique et
théologique afin de repenser à nouveaux frais
l'interprétation philologique et historique, et partant, ce que sont les
sciences de l'esprit.
La distinction entre les interprétations cognitive,
normative et reproductive n'a aucune validité fondamentale pour Gadamer,
mais ne fait que transcrire un phénomène unitaire. Distinguer une
fonction normative et une fonction cognitive ou encore reproductive serait
démembrer ce qui, de toute évidence, n'est qu'un. De même,
application, explication, compréhension doivent être saisies dans
un processus unitaire.
Des critiques de Pascal Michon, nous avons relevé
qu'elles tiennent essentiellement sur le langage qui aurait été
mal compris par Heidegger et Gadamer. Ceux-ci ont réduit le langage
à la langue. Tout en se réclamant de la tradition, Gadamer
principalement n'a pas rendu justice aux auteurs tels (Schopenhauer, Nietzsche,
Saussure, Durkheim, Freud, Marx, etc.). Et plus particulièrement aux
linguistes dont Saussure vient en tête pour sa révolution par le
structuralisme en linguistique.
Nous avons également relevé la confusion
courante qui se glisse chez les critiques de Gadamer et dans laquelle tombe
Pascal Michon, à savoir opposer vérité à
méthode, alors que Gadamer estime que les méthodes sont
nécessaires mais il faut les remettre à leur place quand il
s'agit de l'interprétation dans les sciences humaines.
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par R. Baccou, Flammarion, 1966.
- TROPER, M., La philosophie du droit, (Collection
QSJ), Paris, PUF, 2003, p. 98-126.
B.
ARTICLES
- CAMBIANO, G., « Remarques sur Platon et la
technè », in Revue philosophique de la France et
de l'étranger, n°4 (1991) pp., 407-441.
- GRONDIN, J., « La fusion des horizons. La version
gadamérienne de l'aedequatio rei et intellectus ?»,
in Archives de philosophie, 68 (2005), pp. 401-418.
-
« L'herméneutique comme science rigoureuse selon Emilio
Betti (1890-1968) », in Archives de philosophie, 53 (1990),
pp. 177-199.
- D. Kennedy, « The Turn to
Interpretation », Southers California Law Review, (1985),
pp. 251-275.
TABLE DES MATIERES
EPIGRAPHE
1
REMERCIEMENTS
2
INTRODUCTION GENERALE
3
CHAPITRE PREMIER : L'EXPLICITATION DE
L'APPLICATION DANS L'ÉTHIQUE D'ARISTOTE.
6
INTRODUCTION
6
I.1. ETHIQUE ET UTOPIE LÉGISLATIVE
DANS LA RÉPUBLIQUE DE PLATON
7
I.2. ARISTOTE : CRITIQUE ET
INTERPRÈTE DE PLATON
9
I. 3. DROIT NATUREL ET ACTUALITÉ
HERMÉNEUTIQUE D'ARISTOTE.
13
CONCLUSION
16
CHAPITRE DEUXIEME : L'APPLICATION EN
DROIT ET SON EXTENSION A LA COMPREHENSION DANS LES SCIENCES HUMAINES
18
INTRODUCTION
18
II. 1. L'INTERPRETATION DE LA LOI PAR LE
JUGE ET L'HISTORIEN DU DROIT
19
II.1.1. L'INTERPRÉTATION DE LA LOI PAR LE
JUGE.
19
II .1.2. L'INTERPRÉTATION DE LA LOI PAR
L'HISTORIEN DU DROIT.
23
II.2. L'UNICITE DES DISCIPLINES
HERMENEUTIQUES DANS L'EXPERIENCE D'APPLICATION
27
II. 2. 1. UNITÉ DE L'HERMÉNEUTIQUE
JURIDIQUE ET DE L'HERMÉNEUTIQUE HISTORIQUE DANS L'APPLICATION.
27
II. 2.2. L'UNITÉ DES SCIENCES HUMAINES
À PARTIR DE L'EXPÉRIENCE D'APPLICATION
30
CONCLUSION
35
CHAPITRE TROISIEME : CRITIQUES DE
L'HERMENEUTIQUE GADAMERIENNE
37
INTRODUCTION
37
III. 1. LA CRITIQUE D'EMILIO BETTI
37
III. 2. LA CRITIQUE DE PASCAL MICHON
42
CONCLUSION
46
CONCLUSION GENERALE
48
BIBLIOGRAPHIE
51
A. OUVRAGES DE HANS-GEORG GADAMER
51
A. OUVRAGES DES AUTRES AUTEURS
51
B. ARTICLES
51
TABLE DES MATIERES
52
* 1 Gadamer est
considéré comme le fondateur de l'herméneutique
contemporaine. Né à Marburg le 11 février 1900, fils d'un
chimiste éminent, il a côtoyé au cours de sa vie
l'éminent philosophe Martin Heidegger (1889-1976) qui exercera une
influence déterminante sur sa pensée et fut son directeur de
thèse en 1928 sur « l'Éthique dialectique de
Platon ». Son oeuvre majeure, "Vérité et
méthode - Les grandes lignes d'une herméneutique
philosophique", a été publiée en 1960 et traduite en
plusieurs langues. Il y expose le concept central de sa philosophie, la
compréhension, attitude fondamentale à avoir envers la
tradition.
* 2 Une lecture attentive
montre que Gadamer s'est abondamment référé dans
différentes parties de Vérité et Méthode
à la tradition philosophique grecque et à Aristote de
manière particulière. Dans la première partie, concernant
l'art, il décrit justement ce qui se passe dans l'art à partir de
l'expérience du tragique dont parle Aristote pour expliciter la
structure de l'être esthétique en général. H.-G.
Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d'une
herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996, p. 146.
* 3 Dans La
République, vaste ouvrage en dix livres, Platon recherche l'essence
de la justice tant dans l'individu que dans la société. La
justice est la vertu grâce à laquelle chaque partie ou membre d'un
ensemble complexe qu'est la société remplit sa fonction propre et
collabore à l'établissement d'un ordre harmonieux. L'Etat qui est
décrit dans la République est idéal. Il comprend
trois classes ou rangs sociaux dont 1) les gardiens proprement dits ou
philosophes. Ceux-ci sont l'incarnation du savoir. Ils sont
préparés par une longue formation mathématique et
dialectique qui les conduit à la contemplation de la forme du Bien. 2)
les gardiens auxiliaires ou soldats, ceux-ci garantissent la
sécurité de la République à l'extérieur et
à l'intérieur. 3) les agriculteurs et les artisans qui veillent
par le travail à l'entretien de tous.
* 4 Platon, La
République, Traduction et notes par R. Baccou, Paris, Flammarion,
1966, VI, 505 c.
* 5 Socrate s'adressant
à Glaucon : « Mais quoi ! N'as-tu pas
remarqué à quel point les opinions qui ne reposent pas sur la
science sont misérables ? Les meilleures d'entre elles sont
aveugles » (République, VI, 506c)
* 6 Certes, ces disciplines
prétendent pouvoir résoudre les problèmes sociaux ;
mais elles s'appuient sur les opinions de la masse, et non sur la
vérité objective. La personne ne se contente pas de passer pour
heureuse mais veut l'être effectivement. Tant que l'homme reste sur le
terrain des critères subjectifs, la meilleure norme est celle du
philosophe-roi (République, IX, 581b-583a). Le philosophe est
l'homme qui comme Socrate, ne se laisse jamais conduire par la passion,
l'instinct, la vanité ou d'autres motifs purement égoïstes,
mais il tente de confronter ses actes à des normes objectives valables
pour tous. Il use des qualités requises pour bien juger à savoir
l'expérience, la sagesse et le raisonnement.
* 7 Ces formes sont pour
Platon des réalités suprêmes. Dans l'ordre subjectif,
« la santé de l'âme » a plus de valeur que
celle du corps et il en est de même de leurs plaisirs respectifs. Savoir
et plaisir sont en compétition mais ont, en même temps, leur place
dans la vie parfaite à condition que le savoir dirige et que le plaisir
suive. La vertu est la disposition d'où émane l'action
bonne ; elle conduit à la vie bonne et au bonheur. Elle est
essentiellement un savoir qui perçoit la transcendance du Bien.
* 8 « Comprendre un
texte, c'est au contraire être prêt à se laisser dire
quelque chose par ce texte. Une conscience formée à
l'herméneutique doit donc être ouverte d'emblée à
l'altérité du texte (...) Il s'agit de se rendre compte que l'on
est prévenu, afin que le texte lui-même se présente en son
altérité et acquière ainsi la possibilité d'opposer
sa vérité, qui est de fond, à la pré-opinion du
lecteur » H.-G. Gadamer, Idem. p. 290.
* 9 Ibidem, p.
385.
* 10
République, VII, 518 c -519c.
* 11 Emile Destrycker S.J.,
Précis de la philosophie antique, Inst. Sup. de philosophie,
Louvain, 1956, p., 116.
* 12 Carsten Dutt,
Herméneutique. Esthetique. Philosophie pratique. Dialogue avec Hans
Georg Gadamer, Québec, Fides, 1998. p. 24.
* 13 Nous nous
référons à l'analyse de Giuseppe Cambiano,
« Remarques sur Platon et la technè », in
Revue philosophique de la France et de l'étranger, n°4,
1991, pp., 407-441.
* 14 Ethique à
Nicomaque, (Livre A, IV, 5-6)
* 15 Gadamer, Idem,
p. 335. Il sied de préciser que Gadamer à en vue la critique
de l'idéalisme et des Lumières en commentant Aristote.
* 16 Nous suivons l'analyse
faite par Pierre Fruchon, L'herméneutique de Gadamer :
platonisme et modernité, Paris, Cerf, 1994, pp. 341-359.
* 17 Gadamer, Idem,
p. 339.
* 18 H-G., Gadamer,
Idem, p. 11.
* 19 Fruchon, op.
cit, p. 349.
* 20
« L'actualité du phénomène herméneutique
consiste, à mes yeux, en ce que seul l'approfondissement du
phénomène de la compréhension peut fournir une telle
légitimation. Cette conviction reçoit une confirmation non
négligeable quand on considère le poids que possède
l'histoire de la philosophie dans l'activité philosophique contemporaine
(...) Une des expériences les plus élémentaires de la
réflexion philosophique est que les classiques de la philosophie font
valoir d'eux-mêmes une prétention à la vérité
que la conscience contemporaine ne saurait ni récuser, ni
dépasser ». Idem, p.12.
* 21 Idem, p.
349.
* 22 H-G., Gadamer,
Vérité et Méthode., p. 340.
* 23 Ibidem.
* 24 Ibidem.
* 25 En ce qui concerne le
droit naturel, pour les uns, il serait celui qui est voulu par Dieu et
s'imposant aux hommes, il trouve son expression dans des dogmes
éternellement vrais qui sont à la base de la civilisation
chrétienne : respect dû à la parole donnée,
force obligatoire des contrats, réparation des dommages injustement
causés à autrui, intangibilité du droit de la famille, du
droit de propriété etc.
Pour les autres tenant de ce courant (XVIIe
siècle École du droit de la nature et des gens), la notion de
droit naturel est infléchie dans une direction individualiste. On part
de la nature de l'Homme (toujours et partout le même) pour en
déduire qu'il a des droits fondamentaux qui lui appartiennent en tant
qu'homme et qui doivent être reconnus par le droit positif. Cette
école a beaucoup influencé les révolutionnaires et les
rédacteurs du droit de la famille, ceux-ci ont fait entrer dans le droit
naturel des institutions entières, telles que l'obligation alimentaire,
le mariage, la puissance paternelle.
* 26 Platon montre qu'il y a
un écart entre la constitution idéale et les constitutions
concrètes.
* 27 H.-G., Gadamer,
Idem., pp. 340-341.
* 28Le baron Pufendorf
samuel (1632-1694) est l'un des maîtres de cette école, il se
situe dans la voie ouverte par Grotius. Il a publié en 1660 à la
Haye des Elementorum jurisprudentiae universalis libri II. Dont
l'accueil fut enthousiaste. Il fut nommé professeur de droit naturel
à L'université de Heidelberg, puis à l'Université
de Lund en Suède où il publie le Jus naturae et gentium octo
libri (1672). Innovant par rapport à ses
prédécesseurs, dont le plus illustre est
Grotius,
Pufendorf cherche à fonder sa science du
droit sur la
méthode mathématique à la lumière de la philosophie
cartésienne. Il fut un juriste soucieux de mettre en lumière le
fondement de validité du droit positif, étatique et
inter-étatique. Denis Huisman, Dictionnaire des philosophes,
Paris, PUF, 1984, article Pufendorf Samuel, pp. 2365-2366.
* 29 Grotius de son vrai nom
Hugues Cornet (1583-1646) publie De Jure belli ac pacis. Il explique
ce qu'est le droit de la nature et, tout particulièrement, expose les
principes du droit public et du droit des gens. Par cette oeuvre monumentale
qui entend énoncer les moyens juridiques d'humaniser la guerre en la
légalisant, il peut être considéré comme le
père de l'école du droit naturel et des gens qu'illustreront
Pufendorf, Burlamaqui, Barbeyrac, Vattel... Idem, article Grotius, pp.
1208-1210.
* 30 Hans-Georg Gadamer,
Idem, p. 340-341.
* 31 Idem, p.
340.
* 32 Hans-Georg Gadamer,
Le problème de la conscience historique, Louvain,
Université de Louvain, 1963, p. 58.
* 33 Idem,
p. 59.
* 34
Vérité et Méthode, p. 13.
* 35 Il s'agit ici de l'agir
moral.
* 36 Idem, p.
61.
* 37 Idem, p.
338.
* 38
Vérité et Méthode, pp. 497-498.
* 39 Cette expression est de
John Stuart Mills. Idem, p. 19.
* 40 Il s'agit de la
deuxième partie de Vérité et Méthode
intitulée « Les grandes lignes d'une théorie de
l'expérience herméneutique ». pp. 347-363.
* 41 La polysémie du
mot droit qui peut désigner à la fois, un ensemble des lois et
une faculté (la puissance, le pouvoir de faire ceci ou cela
conformément à la loi, dont l'opposé est l'obligation), a
été très souvent soulignée, on peut lire avec
profit : Geneviève Chrétien-Vernicos, Introduction
historique au droit, Université Paris 8, 2001-2002. pp.
1-13 et Pindi-Mbeza, Introduction au droit, FPSCK, cours 1999-2000. On
définit, en philosophie du droit, le droit par le juste, et ce qui est
juste par ce qui est conforme au droit. La tradition latine encrait le droit
dans ce qui était juste. Ainsi le Digeste d'Ulpien (I, 1),
citant Celse, dit que le droit est l'art du bon et de l'équitable
(Jus est ars boni et aequi) et les Institutes (I, 2) de
Justinien en définissaient les préceptes ainsi : vivre
honnêtement, ne léser personne, donner à chacun le sien
(honeste vivere, alterum non laedere, sum quique tribuere). Thomas
d'Aquin, à partir d'une lecture du livre V sur la Justice de
l'Ethique à Nicomaque d'Aristote, définit le droit
comme le juste (Jus id quod Iustum est), Thomas d'Aquin, Sommes
théologiques, IIa, IIae, 57, 1. Une tentative de regroupement des
définitions montre que certains juristes ne définissent le droit
que par la manière dont il se présente ; ce sont des
définitions formelles, tandis que d'autres s'attachent à son
contenu fixé a priori, ce sont des définitions
substantielles. Des définitions formelles du droit, nous pouvons
retenir : celles qui définissent le droit comme un ensemble de
règles, pourvues de la sanction étatique. Ici, la
spécificité de la règle de droit c'est, d'une part, son
caractère obligatoire, c'est-à-dire que son non-respect est
nécessairement sanctionné, et que cette sanction est
étatique, autrement dit le droit est lié à l'État.
Existe-t-il des lois étatiques sans sanction ? En droit public par
exemple : le Président de la République est tenu de
promulguer les lois votées par le Parlement. Or aucune sanction n'est
prévue en cas de non promulgation de la loi. De même, souvent le
Parlement vote une loi et charge le gouvernement de prendre un décret
complétant la loi, décret d'application qui règle les
détails pratiques. En général, le Parlement assigne un
délai au Gouvernement, mais rien n'est prévu en cas de
non-respect de ce délai, ce qui arrive souvent. Il y a une obligation,
pour toute personne majeure de s'inscrire sur les listes électorales,
mais aucune sanction n'est prévue en général en cas de
non-respect. On connaît les cas des congolais - dont entre autres, les
partisans de l'UDPS (Union des Démocrates pour le Progrès
Social), parti d'opposition congolais - qui ne se sont pas fait enrôler
et qui n'ont subi aucune sanction juridique parce qu'aucune n'était
prévue par la loi. Il sied de rappeler qu'il existe des sanctions
morales comme il existe des sanctions juridiques.
Les définitions quant au contenu du droit sont celles
qui se rattachent aux doctrines appelées idéalistes ou
jusnaturalistes. Une règle de droit, une loi (au sens large) qui ne
serait pas conforme au droit naturel, n'est pas obligatoire, et il est juste
d'y résister, il est même fortement recommandable de le faire. Ce
qui implique que le droit qui n'est pas conforme au droit naturel n'est pas du
droit puisqu'il n'est pas obligatoire. Une autre approche de la
définition du droit est celle qui procède des fins du
droit : Elle part de la formule d'origine cicéronienne (salus
populi suprema lex esto) « le bien du peuple est la suprême
loi ». Selon Kant, la fin du droit ne peut être que la
constitution d'une société juridique parfaite et aux droits
cosmopolitiques (accord juridique des Etats entre eux pour garantir les droits
des peuples et bannir les guerres qui sont les plages de non droit). Emmanuel
Kant, « Idée d'une histoire universelle du point de vue
cosmopolitique », in oeuvres philosophiques, II. Paris,
Gallimard, 1985, pp. 187-205.
* 42
Vérité et Méthode, p. 15.
* 43 On parle
également de la doctrine en droit, celle-ci ne vise pas à
résoudre un litige directement, mais plutôt de constituer un
savoir scientifique sur le droit en proposant des solutions qui n'ont pas force
de loi.
* 44 Etant donné que
le juge ne peut épuiser tous les cas, une possibilité de recours
reste ouverte.
* 45 Gadamer, Idem,
p. 351.
* 46 Nous nous
référerons souvent au quatrième chapitre « le
raisonnement en droit » du livre de Michel Troper, La philosophie
du droit, (Collection QSJ), Paris, PUF, 2003, p. 98-126.
* 47 L'interprétation
sémiotique se fonde sur le langage. Les mots et les expressions
reçoivent le sens qu'ils ont habituellement dans la langue. La langue
dont il s'agit peut être la langue usuelle ou une langue technique, celle
du droit par exemple ou celle spécifique à d'autres
disciplines.
* 48 L'interprétation
génétique repose, elle, sur une connaissance de la volonté
de l'auteur du texte, telle que l'on peut la reconstituer dans les travaux
préparatoires en rapport avec un procès.
* 49 L'interprétation
systémique vise à éclairer un fragment du texte par un
autre, voire par d'autres textes.
* 50 L'interprétation
fonctionnelle donne au texte la signification qui lui permettra de remplir la
fonction qu'on lui a attribuée. Une variété de
l'interprétation fonctionnelle est celle téléologique.
Celle-ci vise le but poursuivi par le législateur.
* 51 Michel Troper,
op.cit., p. 103.
* 52 Il s'agit des
méthodes précitées.
* 53 Pour Gadamer un
dogmatisme juridique du monarque comme garant et interprète
attitré de ses propres lois ne permet pas d'herméneutique.
« Il est donc essentiel à la possibilité d'une
herméneutique juridique que la loi lie pareillement tous les membres de
la communauté juridique. Dans le cas contraire, comme dans l'absolutisme
par exemple, où la volonté du maître absolu prévaut
sur la loi, il ne peut y avoir d'herméneutique, « car un chef
suprême peut interpréter ses propres paroles, même à
l'encontre des règles de l'interprétation commune ».
Dans ce cas, en effet, la question ne se pose même pas
d'interpréter la loi de manière à ce que le cas concret
soit correctement réglé conformément au sens juridique de
la loi. Au contraire, la volonté du monarque qu'aucune loi ne lie peut
faire ce que bon lui semble, sans égard pour la loi, c'est-à-dire
en s'épargnant d'interpréter. En effet, la tâche de
comprendre et d'interpréter ne subsiste que là où une
règle établie a valeur d'obligation que l'on ne peut
annuler ». Vérité et Méthode, pp.
351-352.
* 54 Ibidem.
* 55 République
Démocratique du Congo, Les Codes Larcier : tome II, Droit
pénal, Bruxelles, Larcier, 2003. p. 3. (Articles 18 et 19).
* 56 L'histoire se donne
pour tâche de reconstruire le passé humain. Dans le cas de la loi,
il s'agira d'analyser le contexte d'émergence de cette loi,
l'environnement économique et social, le conditionnement des
législateurs, l'impact de la loi dans son évolution historique,
ou la tension sociale qui est à l'origine de son émergence. Cette
reconstruction s'effectue à partir de l'explication. Il est du ressort
de l'histoire de montrer comment une loi déterminée est issue
d'une situation sociale précédente. L'historien du droit a pour
première tâche de comprendre exactement ce qu'une loi dit, telle
qu'elle se présente à lui, d'une part et d'autre part, de montrer
à partir de l'interprétation du contexte d'émergence de la
loi, les dimensions que la loi ne dit pas expressément.
* 57 Notre point de vue
soutient que les historiens prennent positions pour ou contre une loi selon les
présupposés idéologiques, méthodologiques,
politiques, économiques et sociales qui les prédéterminent
de manière implicite ou explicite.
* 58
Vérité et Méthode, p. 332.
* 59 Idem, p.
359.
* 60 Ibidem.
* 61 Idem, p.
351.
* 62 Idem. p.
362.
* 63 Idem, pp.
275-285.
* 64 La prétention de
la conscience historique était justement d'adopter un point de vue
authentiquement historique en regard de tout. Elle était donc soucieuse
de former le « sens historique » afin d'apprendre à
s'élever au-dessus des préjugés de son propre temps.
* 65
Vérité et Méthode, p. 249.
* 66 Dilthey, dans sa
théorie de la sympathie, pense un lien intuitif de
co-génialité qui permet à l'historien d'avoir une
compréhension spontanée qu'il lui serait autrement très
difficile d'atteindre. Il estime fondamentalement qu'une telle
compréhension qui réussit dans les cas d'exception grâce au
génie, peut toujours être atteinte grâce à la
méthode de la science. Il justifie ainsi l'emploi que font les sciences
de l'esprit des méthodes comparatives en soulignant que leur tâche
est de surmonter les frontières contingentes que représente notre
propre cercle d'expérience pour accéder à des
vérités d'une généralité toujours plus
grande. C'est justement ici, selon Gadamer, que se trouve le point
problématique de la théorie. « L'essence de la
comparaison présuppose déjà le détachement de la
subjectivité connaissante qui peut disposer d'un point de vue comme de
l'autre ». Idem, p.254.
* 67 Carsten Dutt,
Herméneutique. Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue
avec Hans-Georg Gadamer, Québec, Fides, 1998. p. 23.
* 68 Gadamer, Idem,
p. 323.
* 69 Chez Gadamer,
l'application est un concept important de l'herméneutique. L'application
en herméneutique n'est pas, selon Gadamer, une partie occasionnelle de
la compréhension, mais une partie essentielle incluant prioritairement
celui qui cherche à comprendre avant d'appliquer le
général au particulier. L'application s'effectue dans la
langue.
* 70 Il faut noter que
l'herméneutique juridique et celle théologique sont
traitées concomitamment dans Vérité et
Méthode. Cela signifie que Gadamer voit dans la prédication
une application de la parole de la tradition chrétienne à la
communauté chrétienne et dans la loi qui s'accomplit dans le
verdict une mise en application de la tradition juridique.
* 71 Cette question est une
préoccupation de Paul Ricoeur dans La Mémoire, l'histoire,
l'oubli. Il estime qu'il existe des contraintes les plus
générales et les plus stables pesant sur les métiers
respectifs du juge et de l'historien. On peut partir de l'enceinte d'un
tribunal judiciaire ou historique à la critique historiographique
codifié dans les archives. Le témoignage lui-même subit le
plus souvent une bifurcation quand il passe de son usage dans la conversation
ordinaire, à son usage historique ou judiciaire. Paul Ricoeur, La
Mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Seuil, 2000, pp. 415-416.
* 72 Nous devons
préciser que Paul Ricoeur a une toute autre visée dans l'analyse
de la manière de procéder de l'historien et du juge. Tout d'abord
en ce qui concerne la thèse selon laquelle la situation du procès
présenterait in vivo les sources du jugement commun à
l'historien et au juge, il faut établir les limites, dans la mesure
où ce qui préoccupe Paul Ricoeur c'est le sens de l'histoire et
du procès pour le cas du génocide. Les limites sont aussi
perceptibles dans les cas des procès manipulés par les pouvoirs
politiques et dont la preuve n'est pas toujours évidente. C'est le plus
souvent le cas dans les procès en trahison, les complots politiques,
l'accusation de terrorisme. On peut y déceler l'esprit pervers qui a
prévalu lors des accusations de sorcellerie au Moyen-âge et dont
le Saint Office avait pour charge d'exécuter la sentence en
brûlant les présumés sorciers. De telles accusations ne
diminuèrent et ne disparurent que lorsque la preuve matérielle
fut davantage sollicitée.
* 73 Nous devons
préciser que ces analyses que nous empruntons à Ricoeur
s'appuient sur le livre de Carlo Ginzburg Le juge et l'historien,
Paris, Verdier 1997.
* 74 Paul Ricoeur, op.cit,
p. 421.
* 75 Paul Ricoeur, op.
cit, p. 421. Selon Gadamer, l'historien interprète les
données de la tradition de manière à s'assurer de son
véritable sens qui, à la fois, s'exprime dans la tradition et s'y
dissimule. L'historien oriente son interprétation vers quelque chose
qui n'est pas déclaré dans le texte lui-même et ne se
trouve pas nécessairement dans le sens proposé par le texte.
Vérité et Méthode, p. 359.
* 76 Ricoeur, partant de
visée de l'historien et du juge, se demande si c'est de la même
oreille que le juge et l'historien entendent le témoignage. Nous
estimons pour notre part que c'est justement à ce niveau que l'histoire
de l'influence ou histoire de l'action intervient, car l'historien du droit et
le juge n'ont pas la même préoccupation.
* 77
Vérité et Méthode, p. 349
* 78 Jean Grondin,
Introduction à Hans-Georg Gadamer, Paris, Cerf, 1999, p.
161.
* 79 Idem, p.
161-162.
* 80
Vérité et Méthode, p. 355.
* 81 Carsten Dutt, Op.
cit., pp. 55-56.
* 82
Vérité et Méthode, pp. 403-516.
* 83 Idem, p.
487.
* 84 D. Kennedy,
« The Turn to Interpretation », Southers California Law
Review, 1985, pp. 251-275.
* 85 L'interprétation
de la doctrine du droit, qui est une activité de connaissance ne visant
pas à résoudre un cas immédiat mais susceptible
d'éclairer le juge n'aboutit pas à une signification unique. Elle
vise seulement à décrire plusieurs sens possibles d'un
énoncé, de manière à permettre à
l'interprète authentique d'opérer entre eux un choix
éclairé. Mais il arrive aussi que le juge, comme
interprète authentique ou interprète légitime d'une loi,
attribue au texte un sens auquel nul n'avait songé. Cela ne signifie
nullement qu'il y a échec de la doctrine.
* 86
Vérité et Méthode, p. 403.
* 87 Idem, p.
406.
* 88 Idem, p.
407.
* 89 Idem, p.
411.
* 90 Dans les sciences
humaines, il y a application dans le sens de la « fusion des
horizons », comme le juge qui s'applique une loi (même quand il
juge, il est d'abord lui-même soumis à la loi) avant de
l'appliquer à un cas, il y a dans les sciences humaines la
compréhension qui met ainsi en oeuvre une fusion d'horizons, ceux de
l'interprète et de son objet, où on ne peut pas toujours
distinguer ce qui relève de l'un ou de l'autre. Dans le cas de
l'herméneutique historique, la compréhension comme fusion du
passé et du présent dans un texte donné a une
portée plus large. La fusion des horizons déborde le cadre de la
compréhension d'autrui, celle d'autres cultures et celle de soi. Jean
Grondin développe de manière assez étayée la
problématique de la fusion des horizons chez Gadamer. Jean Grondin,
« La fusion des horizons. La version gadamérienne de
l'aedequatio rei et intellectus ?», Archives de
philosophie, n°68, 2005, p. 403 et ss.
* 91 Pour Grondin, Gadamer
précise qu'il est capital de faire la distinction entre une mauvaise
fusion et une fusion juste. « Pourquoi Gadamer parle-t-il donc d'une
fusion « contrôlée » alors que toute son
herméneutique vise un peu à atténuer cette idée de
contrôle ? Il le fait, dit-il, pour reconnaître la situation
spécifique de la compréhension scientifique, celle des sciences
humaines où celui qui interprète doit esquisser une idée
de l'horizon du texte qu'il a à interpréter », J.
Grondin, Introduction à Hans-Georg Gadamer, p. 410.
* 92
Vérité et Méthode, p. 351.
* 93 Nous suivrons les
critiques d'Emilio Betti en lisant la synthèse que nous présente
Jean Grondin, « L'herméneutique comme science rigoureuse selon
Emilio Betti (1890-1968) », in Archives de philosophie,
n°53, 1990, pp. 177-199.
* 94 Jean Grondin,
Idem, p. 181.
* 95 Opuscule d' E. Betti paru
en 1962 en Allemagne sous le titre Die Hermeneutik als allgemeine Mathodik
der Geisteswissenschaften, Mohr, Tübingen, 1962.
* 96 Si nous suivons
l'analyse de l'herméneutique comme science rigoureuse chez Emilio Betti
tel que Grondin nous le présente, le rappel des canons de
l'interprétation de Betti permet de comprendre la divergence avec
Gadamer. Dans le premier canon, Betti prône l'autonomie de l'objet ou de
l'immanence du critère herméneutique. Ce canon veut dire que les
formes représentatives doivent être comprises selon l'esprit qui
s'y est objectivé. Le sens du texte n'est pas celui que nous lui
conférons, selon nos questions, mais le sens original du texte
lui-même. Le sens doit être tiré du texte et non
dicté de l'extérieur. Ce canon a le mérite, selon Grondin,
d'opposer une fin de non recevoir aux interprétations purement
actualisantes qui passent à coté de l'altérité
irréductible du texte à interpréter. Le deuxième
canon concerne la totalité ou la cohérence de
l'appréciation herméneutique. Ce canon exige que l'objet soit
interprété comme un tout où les parties s'éclairent
réciproquement. La cohérence dont il est question n'est pas
d'abord celle de l'interprétation, mais celle de l'objet lui-même.
C'est l'objet qui bénéficie d'une présomption de
cohérence. Comme critique de ce canon, toutes les interprétations
paraissent cohérentes en elles-mêmes, mais la cohérence
d'un texte ne se dévoile pas de soi, elle est toujours une
cohésion que nous lui prêtons par le biais d'une autre
interprétation. (« L'herméneutique comme science
rigoureuse selon Emilio Betti (1890-1968) » p. 185-189)
* 97 Ibidem.
* 98 Ibidem.
* 99 Emilio Betti,
commenté par J. Grondin, Idem, pp. 184-185.
* 100 Idem. p.
185.
* 101 Vérité
et Méthode, p. 347-348.
* 102 Il s'agit des
écrits cités dans Vérité et
Méthode : « Hermeneutik und
Historismus », Ges. Werke, tome II, p. 387 sq. et
« Emilio Betti und die Idealistische Erbe », in
Quaderni Fiorentini 7.
* 103 Idem, p.
348.
* 104 Ibidem.
* 105 Idem, p.
349.
* 106 Betti cité par
Gadamer, Idem, p. 350.
* 107 Selon ce canon,
l'interprète est appelé à parcourir à nouveau
à l'intérieur de lui-même le processus
génétique de création en partant de son point terminal et
à le reconstruire en lui-même. Betti s'oppose à
l'objectivisme qui trouve beaucoup d'adeptes chez ses collègues
juristes. Par rapport à l'application, ce canon vise à nous
prémunir contre une assimilation trop rapide de l'interprétation
à une simple application de ce qui veut être compris. Jean
Grondin, idem, p. 191.
* 108 Le canon de
l'adéquation de la compréhension stipule que l'interprète
doit s'efforcer de mettre sa propre actualité vivante en étroite
harmonie avec le message qui lui parvient de l'objet de façon à
ce que le sujet et l'objet, ainsi accordés, vibrent à l'unisson.
Ici le sujet se met en diapason de l'autre (Grondin, Idem, p. 192).
* 109 Idem, pp.
332-333.
* 110 Ibidem.
* 111 Ibidem.
* 112 Jean Grondin,
idem, p. 196.
* 113 Pascal Michon,
Poétique d'une anti-anthropologie. L'herméneutique de
Gadamer. Paris, J. Vrin, 2000.
* 114 idem, p.
213.
* 115 Idem, p.
214.
* 116 Idem., p.
215.
* 117 Ibidem.
* 118 Ibidem
* 119 Idem. p.
216.
* 120Idem. p. 217.
* 121 On peut lire avec profit
l'entretien accordé à Carsten Dutt,
Herméneutique.Esthétique. Philosophie pratique. Dialogue avec
Hans-Georg Gadamer, Fides, Quebéc, 1998. p. 23.
* 122 H-G. Gadamer, in Carsten
Dutt, pp. 23-24.
* 123 Idem, pp.
26-27.
* 124 Op. cit.,
219.
* 125 En ce qui concerne la
question du statut du sujet, la question de Carsten Dutt est plus
pertinente : « - Comment assurez-vous la place du je
dans ce « je comprends » ? On vous a
reproché de réduire, sous le principe de l'histoire de l'action,
le sujet qui comprend à un simple réflexe d'une tradition ayant
reçu les pouvoirs absolus, faisant de celle-ci une sorte de supra
sujet » et à Gadamer de répondre : -
« Eh bien ma réponse est la suivante : par le langage
(...) L'interprétation langagière conduit à
l'identification explicite de soi-même ; elle est la
concrétisation du sens qui est compris dans le contact avec la
tradition. La thèse selon laquelle ceci se produit chaque fois dans une
situation déterminée par l'histoire de l'action ou que la
tradition pose des questions et ébauche des réponses ne signifie
aucunement que la tradition est un supra-sujet. Le dialogue avec la tradition
est un véritable dialogue auquel prend part activement celui qui est
concerné par la parole (...) Dans cette mesure, l'interprétation
de la tradition n'est jamais une simple répétition de cette
dernière, mais toujours, en quelque sorte, une nouvelle création
du comprendre qui vient à sa détermination par la parole de
l'interprète. », Op. cit, pp. 47-48.
* 126 D'après P.
Michon, « Gadamer critique le signe et le platonisme de la
métaphysique occidentale au nom d'une ontologie qui s'enracinerait non
plus dans les rapports de l'homme et du monde, mais directement dans le rapport
de la langue et du monde. De ce point de vue, la langue est une
réalité ontologique transcendante à tout sujet, parce
qu'elle constitue pour lui une « tradition »,
c'est-à-dire une somme des expériences passées qui s'y
sont déposées et à partir desquelles il peut
s'exprimer : « Si chaque langue est une vision du monde, elle
l'est en premier lieu, non pas comme un type défini de langue (c'est
ainsi que le linguiste voit la langue), mais par ce qui dans cette langue est
dit, donc transmis ». Gadamer affirme ainsi
« l'unité de la langue (die Sprache) et de la
tradition (die Überlieferung) » Op. Cit., pp.
226-227.
* 127 Op. cit., p.
227.
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