Naissance médiatique de l'intellectuel musulman en France (1989-2005)( Télécharger le fichier original )par Tristan WALECKX Université Montpellier 3 - Master Histoire 2005 |
III. L'intellectuel représentant de l'islam de FranceNous avons vu que les médias français pris dans leur globalité ont tendance à calquer l'image d'une évolution désirée de l'islam sur « notre » propre histoire occidentale. Ils ont été jusqu'à inventer un nouveau clan du parfait intellectuel réformateur musulman. Parallèlement à celui-ci, les années 1990 marquent la naissance d'une catégorie d'intellectuels organiques de la religion musulmane, là encore en établissant des ponts et des points de comparaison évidents avec l'histoire du christianisme ou du judaïsme en France. L'islam étant une religion sans Eglise, il faut créer un « islam gallican », ce à quoi s'attellent plusieurs « Napoléon de l'islam138(*) ». Néanmoins, à l'image de la difficile naissance d'un islam de France, l'accouchement de ces intellectuels musulmans officiels est bien complexe. Nous étudierons donc dans cette partie comment se constitue une nouvelle place de légitimation d'intellectuels musulmans organiques, avant de tirer un bilan précoce des forces de ce tout nouveau paysage islamique français. Enfin, le troisième point permettra de nous demander si le rôle de ces intellectuels est plus large que purement organique. A) Une nouvelle place de légitimation intellectuelle1) Bref historique de la mise en place de l'islam de France Passer d'un islam en France à un islam de France n'est pas chose aisée. La communauté islamique prend conscience dans les années 1980 de la nécessité d'organiser le culte musulman dans l'Hexagone. Certaines difficultés apparaissent en effet pour le choix de la date du ramadan, le marché de la viande halal, le recrutement des imams, l'enseignement de l'arabe, ou encore la gestion des lieux de prières. Le processus déclenché par le ministre des cultes Pierre Joxe en 1989 lance réellement l'impulsion qui aboutit finalement à l'élection du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) en 2003. Mais le chemin n'a pas été sans cahots. De novembre 1989 à mars 1990, quinze personnalités sont réunies à l'initiative de Pierre Joxe au sein du CORIF (Conseil de Réflexion sur l'Islam en France). Ce processus de consultation est stoppé par le retour de la droite au pouvoir en 1993. Charles Pasqua, arrivé place Beauvau, s'appuie à nouveau sur la Mosquée de Paris. Dalil Boubakeur, son recteur, devient alors l'interlocuteur privilégié des pouvoirs publics, tandis que le processus de création d'un l'islam de France représentatif est en sommeil pour quelques années. En novembre 1999, c'est Jean-Pierre Chevènement qui relance une très large consultation (7 fédérations, 5 grandes moquées et 6 personnalités). Ses efforts sont relayés par Daniel Vaillant et aboutissent à la première élection d'un Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) sous l'ère Nicolas Sarkozy en avril 2003. En quinze ans donc, un long chemin est parcouru dans l'instauration d'un islam de France. Et le processus reste inachevé : le CFCM peine à s'assurer une réelle légitimité, ses grands projets restant encore à l'état d'ébauches. Sur la forme, le CFCM subit crise sur crise et enregistre fréquemment la démission de ses membres les plus influents. Sur le fond, il n'arrive pas à s'imposer sur tous les sujets qui font partie de son champ d'attribution. Malgré cette naissance encore partielle, comment ce nouvel islam de France a-t-il créé une nouvelle posture de légitimation intellectuelle ? 2) Un marché complexe : la loi de l'offre et de la demande Grâce au processus de mise en place d'un islam de France, celui qui devient interlocuteur privilégié de l'Etat gagne en crédibilité. L'enjeu est de devenir un intellectuel jouant le rôle de pont entre la République et la communauté musulmane. Avec la création du Conseil des sages musulmans le 6 novembre 1989, quinze musulmans ont, selon les mots de Michel Kubler dans La Croix, l'occasion d'ajouter une ligne à leur « carte de visite139(*) ». La place est donc convoitée, le marché est complexe : l'offre est précise, la demande multiple. L'offre de l'Etat français présente trois exigences : la République réclame de ce futur émissaire de la communauté musulmane qu'il soit à la fois français, républicain et représentatif. La première exigence des ministres des cultes successifs est donc de « gallicaniser », de « franciser » l'islam. Chaque interlocuteur entretient en général des relations plus ou moins soutenues avec des pays du monde musulman, comme l'Algérie pour les proches de la Mosquée de Paris, le Maroc pour ceux de la FNMF (Fédération Nationale des Musulmans de France) ou l'Arabie Saoudite pour ceux de l'UOIF (Union des Organisation Islamiques de France). Pour effacer ces luttes d'influence étrangères, l'Etat va s'efforcer de choisir des représentants français. L'Institut Musulman de la Mosquée de Paris est le symbole de la lutte menée par la France, qui ne parvient à imposer un recteur français à sa tête qu'en 1992. A défaut de pouvoir couper totalement ses interlocuteurs des pressions de l'étranger, l'Etat français va donc s'efforcer d'annihiler les influences extérieures potentielles de ceux-ci en les combinant et donc en les neutralisant. La deuxième revendication de l'Etat est que le futur représentant de l'islam de France montre patte blanche en matière républicaine. La « Déclaration d'intention relative aux droits et obligations des fidèles du culte musulman », que Jean-Pierre Chevènement impose à ses interlocuteurs comme préalable à toute négociation, en est l'illustre exemple. Seront donc favorisés, dans la mesure du possible, les interlocuteurs porteurs de l'islam le moins menaçant possible pour les grands principes de la République française. Français et républicain donc, le candidat doit également être représentatif. Dès le départ du dialogue, Pierre Joxe fait part de son souci d'encourager les personnes qui ont une « expérience de terrain » : « L'essentiel, pour moi, est de pouvoir dialoguer avec des gens qui m'informeront par une expérience de première main sur l'islam concret, vécu quotidiennement en France par des centaines de milliers d'hommes et de femmes, français et étrangers140(*). » Pas question donc pour l'intellectuel musulman potentiel de représenter un islam trop éloigné de celui pratiqué à sa base. Quant à la demande des leaders musulmans, elle est hétérogène mais s'adapte à l'offre de l'Etat. Il convient de distinguer trois types de « solliciteurs de légitimité ». Il y a tout d'abord les leaders de fédérations : la Mosquée de Paris (de Cheikh Abbas au Docteur Boubakeur), l'UOIF ( Abdallah Ben Mansour, Lhaj Thami Breze, Fouad Alaoui, ou encore Farid Abdelkrim), la FNMF ( Youssouf Leclerc, Mohamed Bechari, Abdallah Boussouf), les autres leaders de fédérations étant plus en retrait (le Tabligh par exemple). Ce trio de fédérations constitue les partenaires les plus naturels pour les pouvoirs publics, un privilège qui a d'ailleurs été contesté par un « front de refus contre la bande des trois141(*) ». Les recteurs des grandes mosquées ont en effet aussi l'intention de se faire entendre (Kamel Katbane de la Grande Mosquée de Lyon, Khalil Merroun de la Grande Mosquée d'Evry, Amar Lasfar de la Grande Mosquée de Lille). Enfin, un troisième type d'acteur, l'intellectuel indépendant, c'est-à-dire n'appartenant officiellement ni aux fédérations, ni aux grandes mosquées, complète ce panel de candidats. Il s'agit entre autres des convertis Michel Chodkiewicz et Eric Geoffroy, du cheikh alawi Khaled Bentounès, de l'anthropologue Dounia Bouzar, ou encore du mufti de Marseille Soheib Bencheikh. La mise en place de l'islam de France crée donc un nouveau champ pour l'intellectuel musulman : celui d'interface avec les pouvoirs publics. Des acteurs hétérogènes répondent diversement aux critères exigés par l'Etat. Quel est donc le portrait du paysage islamique français qui se dégage de ce jeu complexe ? * 138 Xavier Ternisien, « Sarkozy et l'islam de France », Le Monde, 16/1/2003. * 139 Michel Kubler, « Quinze sages pour un islam en France », La Croix, 20/3/1990. * 140 Entretien de Henri Tincq avec Pierre Joxe, Le Monde, 17/3/1990. * 141 Xavier Ternisien, « Accord sur la composition du futur Conseil du Culte Musulman », Le Monde, 21/12/2002. |
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