Le Goff Julien
Mémoire de fin de cycle
ESRA
2004-2005
JOHN CARPENTER : UNE MISE EN SCENE DU MENACANT
Directeur de mémoire :
Mr Pierre Berthomieu
SOMMAIRE
Introduction..................................................................p.02
Plan............................................................................p.04
Mémoire : John Carpenter, une mise en
scène du menaçant......p.07
Conclusion....................................................................p.68
Citations........................................................................p.71
Bibliographie.................................................................p.78
INTRODUCTION
« En France je suis considéré comme un
auteur, en Allemagne comme un metteur en scène, en Angleterre comme un
réalisateur de films d'horreur, et aux Etats-Unis comme un
fainéant »
John Carpenter.
Difficile de cerner John Carpenter : cinéaste
à l'oeuvre riche (déjà dix-sept longs métrages)
mais mésestimée, cinéphile passionné et
passionnant, capitaliste convaincu et critique acerbe du système
américain, explorateur d'un cinéma de genre populaire et symbole
du cinéma indépendant, artiste instinctif et bourreau de travail
perfectionniste... Autant de facettes du personnage liées par la
cohérence formelle et thématique absolue de son oeuvre. J'ai
décidé d'aborder cette oeuvre sous l'angle de la peur, ou
plutôt celui de la menace, c'est-à-dire le sentiment, l'indice que
quelque chose de fâcheux va arriver, sentiment qui
traverse la filmographie carpentérienne. Comment s'y
prend-il pour jouer avec nos mécanismes d'anticipation et nous
communiquer cette angoisse du moment à venir ? Surtout que nous
révèle-t-il de notre vraie nature à travers ce
sentiment ?
Carpenter construit en effet son oeuvre filmique sur un
sentiment de tension constante ; très vite posée (dès
la situation de départ en fait), cette tension ne fait que se
développer jusqu'au climax final (l'affrontement) qui viendra clore le
récit tout en laissant ouvert un champ des possibles que chacun sera
libre d'interpréter. Car c'est là une des clefs de la puissance
du cinéma carpentérien : s'il utilise toutes les ressources
dont il dispose en tant que metteur en scène pour faire naître la
peur, Carpenter n'hésite pas à laisser la porte de son espace
filmique entr'ouverte pour le spectateur. Le hors-champ et la suggestion sont
bien évidemment les premières armes d'un cinéaste exigeant
formé à l'art subtile de la série B et habitué aux
budgets démesurément inférieurs à ses
ambitions : travailler dans de telles conditions de production, c'est
accepter le défi permanent de viser, sous couvert d'une
simplicité apparente, une efficacité absolue de la narration.
Mais chez Carpenter, épurer le film (scénario qui va droit
à l'essentiel, découpage sans artifice : tout doit
être efficace !) c'est également laisser d'autant plus de
place au spectateur pour l'investir de ses propres affects et de ses propres
angoisses, en bref c'est rendre son propos d'autant plus effrayant en
même temps qu'universel... Universel car au travers de personnages
confrontés à des situations de crise, nous verrons que c'est bien
l'Humanité entière, sa place, sa nature, ses valeurs même
que Carpenter entend étudier. D'ailleurs, il sait mieux que quiconque
que le cinéma fantastique, avec ses vampires, ses
« choses » et autres croquemitaines, peut se
révéler le vecteur (idéal ?) d'un discours d'auteur
audacieux et subversif qui parle de lui, de vous, de nous, de
l'Amérique, de l'Homme et qui n'hésite pas à questionner
le statut même du spectateur.
Pour mener cette étude j'ai choisi d'utiliser
l'ensemble de la filmographie de Carpenter à quelques exceptions
près : j'ai écarté de sa filmographie les
expérimentations (Dark Star, Jack Burton dans les griffes du
Madarin) et les films de commande (Starman, Christine, Les
Aventures d'un Homme Invisible,), ne conservant que le noyau dur son
oeuvre, à savoir, par ordre chronologique de sortie :
Assaut, Halloween, Fog, New York 1997, The
Thing, Prince des Ténèbres, Invasion
Los-Angeles, Le Village des Damnés, L'Antre de la
Folie, Los-Angeles 2013, Vampires et Ghosts of
Mars.
Nous mènerons cette étude en trois grande
parties :
· Dans la première, intitulée
L'espace cinématographique : une déclinaison
du huis-clos, nous verrons comment Carpenter délimite
précisément son espace filmique (lieux, temporalité...)
afin de resserrer sur ses personnages un étau révélateur
de leur nature profonde.
· Dans la seconde, Une montée
progressive de la tension, nous étudierons la
mécanique scénaristique de Carpenter qui parvient à
maintenir le spectateur tout autant que le personnage dans une situation de
tension permanente.
· Dans la troisième enfin, Une
mythologie de l'Amérique menacée, nous
découvrirons comment la notion de menace, qui traverse et structure
toute l'oeuvre carpentérienne, peut se faire le vecteur d'un discours
à la fois politique et philosophique bien plus large.
PLAN
I- l'espace cinématographique: une
déclinaison du huis-clos.
1- un espace / temps par définition
clos et hostile.
1.1- un espace clos réel ou
métaphorique.
1.2- une hostilité progressive: l'espace
déréglé et
contaminé.
2- un espace qui oblige à la confrontation avec
l'ennemi.
2.1- une logique d'affrontements et de domination avec
un seul enjeu: la survie.
2.2- masse indistincte contre agglomérat
d'identités.
3- un espace qui oblige à la confrontation avec
l'autre, donc avec soi-même.
3.1- du huis-clos sartrien à la construction
d'une unité dans la différence.
3.2- trouver sa voie et choisir d'être humain.
II- une montée progressive de la tension.
1-une structure simple et récurrente que domine le
spectateur.
1.1- des oeuvres séminales à l'oeuvre
synthèse: vers
une définition de la recette Carpenter.
1.2- regard entomologique et temps d'avance du
spectateur.
2- Menace suggérée et principes
d'évitement
2.1- des personnages construits sur le mode de l'observation:
comprendre avant d'affronter.
2.2- une menace retardée car suggérée et
incarnée.
3- flux et reflux, une structure sinusoïdale.
3.1- le basculement des enjeux.
3.2- gestion du rythme et art du contre-pied.
III- une mythologie de l'Amérique
menacée.
1- une épuration porteuse de sens.
1.1- suggestion et moyens de production.
1.2- fin ouverte et dérisoire, ou plutôt
dérisoire car
ouverte.
1.3- vers un mal pur.
2- une normalité effrayante: le paradoxe
carpentérien.
2.1- le travail de détournement du quotidien et des
institutions.
2.2- De l'inversion qui dissimule une ressemblance à
l'humaine monstruosité, une réflexion sur
ce qui
fait l'Humanité.
3- l'humain à dimension fantastique, le fantastique
à dimension politique.
.
3.1- un nouveau décentrement: la logique de
domination successive.
3.2- des codes westerniens aux menaces internes :
l'Amérique revisitée
I- l'espace cinématographique: une
déclinaison du huis-clos.
1- un espace / temps par définition clos et
hostile.
1.1- un espace clos réel ou
métaphorique.
C'est sûrement la constatation la plus évidente que
l'on puisse faire sur l'ensemble de l' oeuvre carpentérienne: chaque
film a pour cadre un espace, ou une temporalité close.
L'espace tout d'abord: le commissariat d'Assaut, la base
scientifique de The Thing, l'église du Prince des
Ténèbres, le pénitencier de New-York dans New-York
1997, Los-Angeles dans Los-Angeles 2013... Autant de lieux clos,
fermés sur eux-mêmes, comme coupés du monde et dont il est
difficile de s'échapper. Cette utilisation de l'espace clos, où
l'assiégé se réfugie pour échapper à
l'agresseur, est une des marques les plus facilement identifiables de la
filmographie de Carpenter. On connaît sa fascination pour le
cinéaste Howard Hawks, et en particulier pour son Rio Bravo dont
Assaut est une réécriture officieuse mais
revendiquée. Comme nous le verrons plus tard, Carpenter accorde dans son
cinéma une importance capitale à l'observation de la nature
humaine: or quoi de mieux qu'un espace clos et fermé associé
à une situation de crise pour révéler la véritable
nature de chacun? C'est dans l'attente, la résistance et le combat que
l'on révèle ses doutes et ses failles puis qu'on les
dépasse. C'est une leçon majeure, peut-être la plus belle,
qu'il retiendra du maître du cinéma de genre. Bertrand Rougier (1)
définit ainsi Assaut: "une petite fratrie d'êtres
liés par le désir de survivre est emprisonné dans un
espace lui étant homogène: fermé, étranglé,
angoissant. Dans ce décor (le commissariat), la multiplicité des
angles de prises de vue, un montage heurté, l'exploitation des axes
obliques et des contre-plongées composent un espace dense,
heurté, vacillant". Dense, heurté, vacillant... A l'image
finalement de cette poignée de personnages amenés à
dépasser leurs différences originelles pour s'unir contre la
menace extérieure comme en témoigne le couple antinomique et pour
tout dire contre-nature que forment le lieutenant Bishop et Napoléon
Wilson, c'est-à-dire un agent de police noir et un criminel blanc. Cette
démarche de l'un vers l'autre sera la condition de leur survie à
mesure que l'espace se rétrécit et se referme sur eux (ville,
commissariat, cave). L'espace clos qui sert de décor est donc bien plus
qu'une simple commodité de scénario: placé au centre du
dispositif filmique (Carpenter en épuise toutes les ressources, tant au
point de vue du scénario que de la mise en scène) l'utilisation
de l'espace clos se révèle une donnée essentielle,
fondamentale et porteuse de sens. De la même manière, dans
New-York 1997 comme dans Los-Angeles 2013, le personnage de
Plissken est envoyés dans deux villes closes, véritablement
coupées du reste des Etats-Unis, où il est difficile d'entrer, et
d'où il est bien plus difficile encore de sortir. Pour Plissken, entrer
dans ces villes, c'est entrer dans des univers clos, régis par leurs
propres règles: il devra apprendre à identifier ces
règles, à comprendre le fonctionnement de ces micro-univers (voir
la scène de la horde cannibale dans New-York 1997, où une
femme explique à Plissken qu'il ne faut être dans cette partie de
New-York la nuit et que "tout le monde sait ça") et à surmonter
les épreuves qui lui seront soumises (l'épreuve du basket dans
Los-Angeles 2013), accomplissant par là même un
véritable parcours initiatique.
Cet espace clos peut-être également celui, cette
fois plus métaphorique, de la ville: non pas les villes closes de
New-York et de Los-Angeles dans New-York 1997 et Los-Angeles
2013, celles-ci étant concrètement et physiquement
coupées de l'extérieur, mais les villes ouvertes dont les
personnages carpenteriens ne peuvent pourtant pas s'extraire. L'exploitation
minière de Ghosts of Mars, ville fantôme d'inspiration
westernienne assiégée par les esprits de Mars revanchards. La
ville d'Haddonfield, Illinois où l'on fête Halloween:
malgré l'utilisation du format scope et des nombreux extérieurs,
le personnage de Laurie Strode semble écrasé, enfermé,
étouffé par ce cadre urbain. Pour développer cette
idée de huis-clos au travers même de l'espace urbain, Carpenter
compose soigneusement des cadres très géométriques, et
surtout utilise la notion de cadre dans le cadre pour ôter toute
possibilité de fuite au personnage de Jamie Lee Curtis. Une
fenêtre, un arbre, une voiture, tout élément du
décors peut-être utilisé pour limiter la marge de mouvement
de Laurie et donner le sentiment qu'elle est véritablement
prisonnière de cette ville que Michael Myers est revenu hanter. Pour
accentuer cette oppression, Carpenter prend bien soin d'associer
étroitement, presque organiquement la figure de Michael Myers à
la ville, comme dans les derniers plans du film, où des cadres de plus
en plus larges dévoilent Haddonfield, tandis que se fait entendre la
respiration caractéristique du tueur... Cette ville est sienne, et
Laurie est sa proie. La ville de Midwich dans le Village des
Damnés forme également un espace clos tout en étant
ouverte: on notera ainsi qu'on ne sort quasiment absolument jamais de la ville
ou de son environnement immédiat. Seul le personnage de Kirstie Alley a
de rares contacts avec l'extérieur. La ville semble coupée du
reste du monde, notamment en terme de communications, ce qui renforce encore le
sentiment d'une "ville laboratoire" développé par le sujet du
film, où les habitants et leurs enfants ne sont que des objets
d'étude observés "in-vitro". Une séquence en particulier
traduit très bien cette idée d'espace clos: juste après
l'invasion, tous les habitants sont plongés dans un profond sommeil. Or,
les secours envoyés peu après ne peuvent intervenir: dès
qu'ils dépassent une frontière invisible mais très
précise située à l'extérieur de la ville ils
s'endorment à leur tour: d'où l'idée très
drôle d'envoyer un policier attaché par une corde ramené
à l'extérieur dès qu'il vient de s'écrouler. A
peine tiré hors de cet espace "contaminé", le policier se
réveille aussitôt...
Enfin, on pourra également parler de l'inattendu
espace-clos du film l'Antre de la Folie. Bien sûr, le personnage
de John Trent voyage, de New-York à Hobb's End (ville maudite au centre
des romans de Sutter Cane, où l'on pénètre par un tunnel
après un voyage pour le moins étrange, et d'où il est
encore une fois, très difficile de repartir...) mais si la
réalité dans son entier n'est qu'une création du romancier
Sutter Cane, ne peut-on pas considérer que tout le film se
déroule dans un espace clos? Celui, métaphorique, de l'esprit de
Cane, démiurge, Créateur, et limite de toute chose...
La question de la temporalité enfin: dans New-York
1997, Snake Plissken, interprété par le fidèle Kurt
Russell, ne dispose que de 24 heures pour ramener le président
échoué en plein New-York, devenu quartier pénitentiaire
ultra-dangereux. Au-delà de cette limite, c'est, concrètement, un
homme mort. Même situation de "deadline" dans Los-Angeles 2013,
suite et remake assumé du précédent. Dans Vampires
, Jack Crow et Montoya doivent retrouver Valek le vampire avant que Katrina,
une prostituée mordue par celui-ci, ne soit complètement
contaminée... Par temporalité close, on entend donc l'idée
de moment limite au-delà duquel le héros carpenterien ne peut
strictement plus poursuivre sa quête. Ainsi, que ce soit dans l'espace,
temporellement, ou métaphoriquement, Carpenter travail sur l'idée
d'un espace filmique clos, propre à développer la tension qui
servira de révélateur pour ses personnages.
1.2- une hostilité progressive: l'espace
déréglé et contaminé.
Les personnages carpentériens s'inscrivent donc
viscéralement dans un espace propre: le pénitencier de New-York
et l'enfer de Los-Angeles pour Plissken, à nouveau Los-Angeles pour John
Nada, le "suburb" d'Haddonfield pour Laurie Strode, la base scientifique et
l'immensité glaciale de The Thing, la ville maudite d'Antonio Bay
dans The Fog, Midwich dans Le Village des Damnés, le
commissariat d'Assaut...
Cet espace peut sembler tout d'abord pour le personnage
carpentérien un espace-refuge en mesure de le protéger des
agressions extérieures. Or ce sentiment peut se révéler
illusoire; ainsi dans Assaut, les personnages, et Bishop en tête,
se sentent dans un premier temps en confiance dans le commissariat où
ils sont réfugiés, d'abord pour des raisons concrètes (les
murs de l'enceinte) mais également pour une raison d'ordre symbolique:
cet espace est une représentation physique d'une institution, celle de
la police, donc un espace a priori sacralisé et inviolable. Le tabou va
être pourtant brisé, car la menace qui se profile, en tant que
représentation épurée du Mal, n'a pas (et ne peut pas
avoir) de limites. Le commissariat, pris d'assaut, va donc perdre son statut de
sanctuaire intouchable, et, pire encore, se voir progressivement
"contaminé" par la masse assaillante pour finir par se refermer sur ses
occupants. Comment va se construire cette contamination? D'abord par le message
délivré par les assaillants, qui désigne "officiellement"
le bâtiment comme cible. Puis par leurs balles, qui vont venir briser la
frontière symbolique des vitres et détruire l'intérieur du
commissariat (voir la succession irréelle d'inserts sur les balles qui
viennent frapper et démolir les éléments du décor,
donnant le sentiment d'un nombre illimité de munitions), transformant un
espace ordonné et stable en un champ de ruines à l'image de la
violence aveugle du gang. En détruisant cet espace ils le contaminent et
le modifient à leur image. Puis ils vont le pénétrer, se
l'appropriant petit à petit et reléguant Bishop et ses compagnons
dans un environnement à l'inverse de plus en plus confiné:
l'assaut final sera ainsi donné dans un couloir très
étroit. C'est ainsi que l'espace d'abord refuge, du fait de la
"contamination" dont nous avons parlé, se referme progressivement sur
ses occupants. C'est d'ailleurs pour cette raison que s'extraire du
commissariat deviendra un enjeu de plus pour Bishop, Wilson et les autres,
Carpenter empruntant directement cette séquence à La Nuit des
Morts-Vivants, où les survivants, terrés dans une maison
éloignée, tentent de gagner une voiture postée à
l'extérieure afin de fuir. Dans les deux cas, l'échec sera
cinglant. Pour Carpenter, on ne déserte pas un espace aussi facilement
qu'on l'investit, surtout lorsque celui-ci a laissé
pénétrer le Mal. Car le Mal contamine l'espace et se l'approprie.
Bertrand Rougier (2), s'il ne parle pas à proprement parler de
"contamination", ne dit pas autre chose: "A l'instar de la majorité des
films de Carpenter, Assaut est hanté par un malaise qui sourd
à tous les coins de rue, chaque parcelle du cadre étant
minée par la promesse d'un drame. Figure archétypale du Western,
la "ville morte" d'Anderson est habitée par les forces destructrices. La
lente désagrégation des murs a libéré les esprits
maléfiques de la cité."
L' espace peut également sembler au départ
rassurant parce que le personnage carpentérien y est parfaitement
habitué, développant avec son environnement une relation
quotidienne. Les habitants d'Antonio Bay (Adrienne Barbeau, Janet Leigh...)
constituent un bon exemple de ces personnages carpentérien qui vont voir
l'espace qu'ils maîtrisent (Janet Leigh est ainsi la maire, donc celle
qui détient l'autorité sur la ville, Adrienne Barbeau est la
gardienne du phare, celle qui domine physiquement la ville) se
dérégler progressivement. Et de la même manière que
dans Assaut, ce sont les forces maléfiques qui menacent la ville
qui en l'infiltrant (encore une fois en la "contaminant" donc) vont provoquer
son dérèglement: Hélène Frappat (3) relève
que "dans le long générique en forme de prologue (il dure presque
10 minutes), l'irruption des fantômes fait dérailler
l'électricité (lampes et télévisions qui
s'éteignent ou s'allument), endommagent un supermarché et une
station météorologique, renverse les voitures." Bref,
note-t-elle, "les fantômes menacent l'Amérique à travers
ses biens de consommation, c'est-à-dire ce qu'elle a de plus
précieux". Là encore, la force menaçante modifie l'espace
à son image, le brouillard supprimant les moyens de communication
modernes et l'électricité, renvoyant littéralement la
ville d'Antonio Bay dans le passé, et donc à son passé
(coupable). A noter enfin que l'image du brouillard, masse sans matière
qui s'infiltre, se faufile et se répand traduit bien cette idée
de "contamination" que nous avons évoqué. On pourra rapidement
relever ce même système de
"contamination-dérèglement de l'espace" dans Prince des
Ténèbres et Halloween : dans Prince des
Ténèbres, Arnaud Bordas (4) remarque que "Carpenter enferme
donc à nouveau ses personnages dans un lieu clos assiégé
de l'extérieur et miné de l'intérieur." Développant
l'idée de virus maléfique, Bordas constate également que
"le Mal gangrène [l'église] de l'intérieur, par ses
attaques répétées sur les protagonistes, mais aussi de
l'extérieur, par les nombreux changements qu'il entraîne dans le
comportement des humains (clochards menaçants) et des animaux
(grouillement d'insectes) mais aussi par la modification des conditions
climatiques ("il y a quelque chose dans l'air" dira le
prêtre).". Dans Halloween, c'est le personnage de Myers qui va
dérégler de sa présence fantomatique le cadre urbain
d'Haddonfield, Carpenter pliant cet espace, par le simple fait de sa mise en
scène, à la volonté du tueur. Par un savant jeu de
montage, Carpenter lui donne ainsi la capacité d'apparaître et de
disparaître à volonté, le rendant invisible aux yeux de
Laurie pendant les trois-quarts du film (seuls les enfants pouvant apercevoir
le "croquemitaine"). Myers imprègne même complètement
l'espace (voir par exemple le plan où il observe la maison de Laurie: un
plan large nous dévoile la maison, avec au premier plan Myers à
côté d'un arbre. Plus tard, Carpenter réutilisera le
même plan, avec exactement la même valeur et le même cadre,
mais sans le tueur. Pourtant la mémoire visuelle du spectateur fait
l'association entre les deux plans et "insère" malgré lui dans le
deuxième plan un Myers pourtant physiquement absent.) pour finir par
fusionner parfaitement avec lui comme en témoigne les derniers plans du
film, des plans larges de la ville accompagnés de sa respiration
caractéristique: plus qu'il n'est dans la ville, Michael Myers est la
ville en tant qu'il la hante. Pour finir, on pourra relever dans The
Thing un dernier exemple d'espace contaminé et modifié par ce
qui le menace: lorsque Mac-Ready se rend à la base Norvégienne,
il découvre un espace complètement déstructuré,
corrompu, en ruines (Carpenter qualifie lui-même ce passage de
"séquence maison hantée") mais ne comprend pas ce qui c'est
passé. A la fin du film, après que Mac-Ready ait affronté
la chose, un des derniers plans nous le dévoile errant dans les vestiges
de sa propre base en ruine, cette destruction de l'espace constituant la marque
caractéristique du passage de la chose. Notons enfin que l'idée
de « contamination » et même de virus au sens large
est présente à travers toute la filmographie de Carpenter :
de l'Anti-Dieu qui projette sa matière verte sur les personnages pour
les assujettir dans Le Prince des Ténèbres aux
envahisseurs qui inséminent les habitants de Midwich dans Le Village
des Damnés (cette idée d'infiltration étant
déjà présente dans le livre dont s'est inspiré
Carpenter comme il le révèle lui-même (5) :
« The Midwich Coockoos écrit par John Wyndham. Le
coucou du titre est une race d'oiseaux qui mettent leurs oeufs dans le nid
d'autres oiseaux afin qu'ils élèvent ces créatures comme
les leurs. Méthode que les extraterrestres appliquent chez les habitants
du Village des Damnés. »), en passant par les ondes
radios qui asservissent l'humanité dans Invasion Los-Angeles, le
syndrome vampirique de Vampires ou les esprits de Mars qui voyagent de corps en
corps dans Ghosts of Mars. Cette idée de virus trouve bien
sûr son apogée dans The Thing où la créature
absorbe les identités les uns après les autres par simple
contact, ses cellules contaminant et détruisant celles du corps que la
chose vient remplacer. En lisant un article avant même le tournage
Carpenter s'étonnera d'ailleurs des similitudes entre le syndrome HIV
qui vient de faire son apparition et sa propre créature.
Enfin, concluons ce chapitre en remarquant tout de même
qu'il peut arriver que le héros Carpentérien n'assiste pas au
dérèglement progressif de son espace, mais qu'il prenne
simplement conscience qu'il a simplement toujours évolué dans un
espace contaminé sans le savoir. Ainsi, dans Invasion
Los-Angeles, John Nada découvre que tout l'espace dans lequel il
évolue est régi par des extra-terrestres manipulant
l'humanité. Le dérèglement, déjà
opéré, a institué un nouvel ordre qui est désormais
la norme. En voulant renverser cet ordre, Nada devient lui-même le virus
qui dérègle l'espace, Carpenter retournant ici ses propres
stéréotypes cinématographiques. Pourchassé par la
police et l'armée, véritable système immunitaire de
l'ordre instauré par les extraterrestres, le corps étranger John
Nada (d'autant plus étranger qu'au début du film il
débarque à Los-Angeles) va néanmoins réussir
à poser les bases d'un renversement de la situation de nature à
rétablir l'équilibre initial (c'est-à-dire avant que les
envahisseurs ne prennent le pouvoir).
2- un espace qui oblige à la confrontation avec
l'ennemi.
2.1- une logique d'affrontements et de domination avec
un seul enjeu: la survie.
Dire que la survie est le seul enjeu de l'univers
carpentérien est probablement exagéré... Comme nous le
verrons ultérieurement, d'autres enjeux (narratifs, thématiques,
métaphysiques même) viennent structurer le film en se
succédant et se répondant les uns les autres. Il serait
probablement plus juste de dire que cette "survie" en est l'enjeu principal,
celui qui est le coeur même du film et dont découlent tous les
autres. Penchons nous précisément sur les films de Carpenter
afin de vérifier cette logique de la survie comme enjeu central: dans
Assaut, Bishop et les occupants d'un commissariat doivent survivre aux
assauts d'un gang venu récupérer un père de famille
coupable d'avoir exercé sa vengeance sur l'un des leurs; dans
Halloween, afin d'assurer sa survie Laurie Strode tente
d'échapper à un tueur masqué et sans mobile apparent; dans
The Thing, Mac-Ready et un groupe de scientifiques américains
cherchent à repousser une créature protéiforme venue de
l'espace qui les absorbe les uns après les autres; dans Prince des
Ténèbres, le professeur Birak (Victor Wong) et le
prêtre Loomis (Donald Pleasence, ainsi nommé en
référence à son rôle de docteur dans
Halloween) entament une lutte à mort contre l'Anti-Dieu et ses
serviteur afin d'empêcher son avènement; dans Invasion
Los-Angeles, John Nada (Roddy Pipper) un ouvrier pauvre fraîchement
débarqué à Los-Angeles découvre que la
réalité n'est pas ce qu'elle semble être et que le monde
est en fait contrôlé par des extra-terrestres ayant réduit
l'humanité à l'asservissement, ce qui provoque son engagement du
côté de la résistance; dans le Village des
Damnés, des envahisseurs fécondent les femmes du petit
village de Midwich afin que les enfants ainsi créés prennent le
contrôle de la planète; dans Vampires, Jack Crow cherche
à éliminer Valek avant qu'il ne récupère un
artefact qui le rendrait quasi-invincible et condamnerait l'humanité
à disparaître; dans Ghosts of Mars, Mélanie Ballard
et son équipe doivent survivre à l'attaque des esprits de Mars,
bien décidés à récupérer leur terre...
Survivre, voilà bien le maître mot de la dramaturgie
carpentérienne. Et cette survie s'exprime tout d'abord de la
manière la plus concrète, la plus physique, la plus organique qui
soit: le héros carpentérien et la force qui le menace ne peuvent
coexister, la victoire de l'un passant nécessairement par
l'élimination physique de l'autre, tout du moins dans l'espace / temps
pur du métrage (en effet nous verrons plus tard que chez Carpenter rien
n'est jamais vraiment terminé, chaque victoire de l'un ou l'autre camp
n'étant qu'une simple bataille dans l'immense -et éternelle?-
guerre que se livrent le Bien et le Mal), l'exemple le plus probant
étant sûrement celui de la chose dans The Thing, qui pour
éliminer sa proie prend strictement sa place. Ainsi lorsque le
héros carpentérien échoue à éliminer
physiquement ce qui le menace, la victoire lui échappe, car une menace
simplement repoussée est une menace destinée à revenir
"hanter" le personnage : ainsi en est-il de Michael Myers dans
Halloween, dont le final suggère que le tueur masqué,
parce qu'il n'a pas été, encore une fois, physiquement
éliminé (mais peut-il réellement l'être?), reviendra
encore et encore tourmenter sa proie, Myers devenant même le héros
d'une franchise ultra-rentable et mondialement connue (une dizaine de suites,
dont un nouveau projet qui vient tout juste d'entrer en pré-production!)
même si elle n'entretient plus de rapport direct avec John Carpenter. De
même, dans Le Village des Damnés, la survie du petit David,
envahisseur humanisé mais envahisseur tout de même, annonce
probablement une nouvelle lutte à mort à venir...
Mais la menace qui pèse sur le héros
carpentérien peut-elle être d'ailleurs éradiquée? En
étudiant de près la filmographie de Carpenter, on peut en douter:
dans Prince des Ténèbres, le sacrifice de Catherine semble
condamner l'avènement de l'Anti-Dieu, pourtant un dernier plan final
terrible montre l'inutilité de son acte, qui n'aura finalement servi
qu'à gagner un peu de temps. On ne lutte pas contre une force
supérieure semble nous dire Carpenter dans un constat froidement
pessimiste. Allons même plus loin en prenant l'exemple d'Assaut,
un des rares films de Carpenter où le héros carpentérien
semble anéantir complètement la menace qui pèse sur lui,
en l'occurrence un gang déterminé à aller au bout de son
action meurtrière, quel qu'en soit le prix à payer: en effet,
Bishop et Napoléon Wilson, retranchés dans la cave du
commissariat finissent par prendre tous les risques en "dynamitant" purement et
simplement leurs assaillants. La victoire semble alors totale. Mais Bishop, qui
a grandi dans ces quartiers et les a vus progressivement gangrenés par
la corruption et la délinquance, peut-il réellement croire que
cette victoire anecdotique suffira à mettre fin à la violence qui
embrase les rues? Bien évidemment non. Même constat amer de
Carpenter, qui avoue s'être entretenu de ce sujet avec l'acteur et
ex-chanteur de hip-hop Ice Cube (du groupe NWA, Niggas With Attitude, issu des
ghettos les plus durs de Los-Angeles), à l'occasion du tournage de son
dernier film Ghosts of Mars (6): "la situation aujourd'hui n'est pas
reluisante, regardez ce qu'ils ont fait au commissariat ici à
Los-Angeles. Il y a eu un article dans Rolling Stone Magazine qui
affirmait que les gangs de L.A. avaient infiltré la police. Pourquoi se
battent-ils? Ice Cube a tenté de m'expliquer la situation, il m'a dit:
"imagine que tu vives pépère dans ton quartier. Seulement
à côté de chez toi il y a des gars qui ont des gros
calibres. Ben t'es obligé de choper l'équivalent pour être
prêt lorsqu'ils viendront faire chier. C'est la guerre mec!". Le
pire c'est qu'ils n'ont que faire des victimes, ils arrosent les rues un point
c'est tout. Les gamins apprennent à se jeter par terre lorsqu'ils
entendent des coups de feu. Je ne pense pas que mon film (Assaut)
était si terrible quand je vois les rues de L.A. aujourd'hui."
Un personnage dans l'oeuvre de Carpenter est
particulièrement représentatif de cette idée de survie
comme enjeu majeur voire unique: c'est le personnage de Snake Plissken. Que ce
soit dans New-York 1997 ou bien dans Los-Angeles 2013, Plissken
est un être dont toute l'énergie est dirigée vers un seul
but, assurer sa survie coûte que coûte. Une scène, qui a
fait couler beaucoup d'encre, illustre parfaitement cet instinct de survie
prioritaire: lorsqu'au début du film, alors qu'il vient d'entrer dans
New-York, on le voit passer à côté d'une femme en train de
se faire violer sans qu'il daigne intervenir. Surprenant de la part d'un
"héros"? Pas si l'on considère que Plissken n'est absolument rien
d'autre qu'un survivant, et que donc tout ce qui peut le détourner des
conditions de sa survie n'existe pour ainsi dire pas. Plissken n'est pas
au-dessus des notions de bien ou de mal, il est ailleurs: un
personnage plus amoral qu'immoral. Ou plus précisément, la seule
morale qui tienne, c'est celle qui lui permettra de s'en tirer. Comme
l'explique Carpenter (7) : « je crois que ce détail fait
froid dans le dos, parce qu'il montre que Plissken est un homme
renfermé, même cynique, et qui place sa mission au-dessus de tout.
La seule chose qui l'intéresse, c'est de retrouver le président
des Etats-Unis pour sauver sa peau.". Pour résumer, Carpenter (8)
définit d'ailleurs ainsi le personnage: "Snake Plissken symbolise
surtout la liberté totale sans entrave, sans la moindre contrainte
sociale. Il se fiche de tuer, de secourir des gens. Il est terriblement
mauvais, terriblement innocent. Rien ne peut le changer, c'est un
incorruptible. Tout ce qu'il désire c'est vivre 60 secondes de plus." Et
effectivement, Snake est parfaitement réductible à son instinct
de survie. Ce n'est pas par hasard qu'il est choisi par deux fois pour mener
à bien les missions périlleuses, pour ainsi dire même
impossibles, de traverser des espaces mortifères (traduisons: où
la mort rôde à chaque coin de rue): en lui injectant un poison (ou
en le lui faisant croire, l'effet placebo se révélant tout aussi
efficace) qui le ronge lentement, c'est-à-dire en mettant en balance sa
vie contre la réussite de la mission qui lui est assignée
(ramener le président ou une étrange boite noire: missions que
Hélène Frappat qualifie de "mac guffin" (9) vivre constituant
bien sa seule et unique quête), ses employeurs profitent son instinct de
survie, qui, concentrant toute ses ressources vers ce seul but, lui permettent
de littéralement déplacer des montagnes. Ainsi, Carpenter
sème les pires embûches sur le chemin de son personnage, lui
dressant un parcours initiatique que l'on peut qualifier de véritable
chemin de croix sans qu'à aucun moment Plissken ne semble même
songer à renoncer: trahi, kidnappé, roué de coups,
humilié, s'éloignant de son objectif à chaque fois
même qu'il semble s'en approcher, le "snake" ne cesse jamais de reprendre
sa marche en avant, sur une jambe s'il le faut, inéluctablement, en un
étrange reflet du personnage de Michael Myers. Si ce dernier est conduit
par un besoin de tuer qui transcende son statut de mortel, c'est la
volonté de vivre qui donne à Plissken un caractère
surnaturel, quasi-miraculeux; on peut citer la séquence de
l'épreuve de basket dans Los-Angeles 2013, où Cuervo Jones
qui vient de le capturer lui lance un défi insurmontable: effectuer des
allers-retours sur un terrain de basket en mettant un certain nombre de paniers
en un temps limité, ce que personne n'a jamais réussi.
Tâche d'autant plus difficile pour un Plissken affaibli, qui pourtant n'a
qu'un panier de retard à la dernière seconde: un dernier panier
à marquer... du milieu de terrain! En un plan large magistral, Carpenter
nous montre Plissken prendre le ballon, le lancer de manière peu
orthodoxe, presque à l'aveuglette et réussir l'impossible (le
gang de Cuervo Jones en reste sans voix pendant de longues secondes, dans un
silence assourdissant, avant de se mettre à scander son nom, validant
son statut de figure "mythique"), mais finalement de manière
parfaitement prévisible. Echouer signifie mourir: et pour Plissken,
voilà l'impossible. En effet, ce personnage est le seul "héros"
carpentérien à être ainsi virtuellement immortel: pourquoi?
Peut-être parce qu'il est déjà d'une certaine
manière, toujours à l'instar d'un Michael Myers,
déjà mort. Hélène Frappat relève ainsi (10)
que dans New-York 1997 "'à chaque nouvelle rencontre s'engage le
même dialogue: "t'es Snake Plissken, je te connais. Je te croyais
mort." "- toi t'es un flic? - Non moi je suis un con. - Je te connais,
j'avais entendu dire que t'étais mort. - Je le suis.". Ce dialogue
en forme de running gag se poursuivra évidemment dans
Los-Angeles 2013 (...): "Plissken est mort tellement de fois qu'on
ne peut pas toutes les compter." A l'un des ennemis qui le menace:
"s'il m'arrive quelque chose tu es mort" Plissken, en toute logique,
répond: "je suis déjà mort"." Allant plus loin
encore, Hélène Frappat (11) dresse une association entre le final
de Los-Angeles 2013 et le statut fantomatique du héros: "Snake
est le fantôme du héros, et sa nature fantomatique surgit
d'ailleurs "en pleine lumière" à la fin de Los-Angeles
2013, quand il envoie à ses adversaires un hologramme, autrement dit
un leurre de lui-même". Personnage donc particulièrement
paradoxal, et donc d'autant plus intéressant, qui ne cherche rien tant
qu'à assurer sa survie par tous les moyens alors qu'il a peut-être
déjà quitté le monde des vivants.
Enfin , notons succinctement que le combat pour la survie du
héros carpentérien engage presque systématiquement la
survie de l'humanité entière, faisant de ce héros, plus
qu'un dernier rempart de l'humanité, un représentant symbolique
de celle-ci. Le combat du héros carpentérien, c'est le combat de
l'humanité pour sa survie et celle de ses valeurs contre la menace du
Mal, que ce soit le Dr Allan Chaffee qui s'oppose aux enfants envahisseurs et
à leur volonté d'uniformisation, Mac-Ready contre "la chose" et
la menace qu'elle fait peser sur l'identité humaine ou John Nada
résistant à la volonté d'asservissement intellectuel et
mental des extra-terrestres... Comme le prouve le final de l'Antre de la
Folie, l'échec de Trent, notamment à saisir ce qui fait les
limites de notre perception de la réalité, entraîne la
disparition de l'humanité entière contaminée par la
réalité terrifiante proposée comme nouveau modèle
par Sutter Cane. Au contraire dans Assaut, la victoire de Bishop, c'est
celle (temporaire) des valeurs d'entraide, de loyauté et de confiance
sur la violence aveugle...
2.2- masse indistincte contre agglomérat
d'identités.
C'est une caractéristique majeure de la menace
carpentérienne: son in-distinction. Dans Fog, les fantômes,
toujours plongés dans le brouillard, ne distinguent physiquement
absolument pas les uns des autres. Dans Le Village des Damnés,
Carpenter joue sur une parfaite uniformisation (de physique, de pensée)
et une parfaite synchronisation, notamment dans les déplacements,
créant une homogénéité que viendra d'autant plus
perturber le seul élément différent du groupe, le petit
David. Dans Prince des Ténèbres, tous les sans-abris sous
l'emprise de l'Anti-Dieu font montre de la même in-expressivité de
visage, cette absence d'une quelconque émotion leur retirant
irrémédiablement toute notion d'identité. Seul le marginal
incarné par Alice Cooper semble être légèrement mis
en avant, soit par sa position spatiale par rapport au reste du groupe
(quelques pas en avant par rapport aux autres) soit par le fait que c'est lui
qui tue l'un des étudiants venant de s'aventurer à
l'extérieur de l'église. On pourra noter également que
Carpenter travaille cette idée de menace maléfique comme
indistincte avec la métaphore des insectes. L'Anti-Dieu est un
être qui s'incarne: or il s'incarne soit en un groupe de marginaux (comme
on l'a dit) indistincts dont il prend possession, soit en une nuée
d'insectes: fourmis sur le sol, blattes sur une télé, sur le
visage d'une clocharde, vers sur la vitre d'une église et enfin cafards
carnivores qui dévorent complètement un personnage. Et qu'elle
meilleure image d'une masse indistincte, confuse et sans identité
peut-on avoir que celle d'un tas d'insectes? Ce phénomène d'
indistinction est particulièrement intéressant dans
Assaut: à partir du moment où le gang s'attaque au
commissariat, il sera exclusivement filmé en plans larges, au mieux en
plan moyen, le cinéaste refusant de s'approcher plus près afin
d'éviter toute existence aux membres du gang en dehors de
l'identité de groupe. L'action se déroulant de nuit, la
pénombre renforce encore cet effet de masse, de meute avec un
côté presque animal (voir les plans où ils se
déplacent autour du commissariat, toujours avec des valeurs larges ou
lointaines.) On notera d'ailleurs que Carpenter refuse de nous montrer ne
serait-ce qu'un seul des assaillants isolé: individuellement ils ne
représentent rien, seule la notion de gang leur donne une raison
d'exister (belle représentation par Carpenter de ce qu'est en
réalité la notion de gang aux Etats-Unis: un groupe fort qui
assure une protection à ses membres en échange du sacrifice de
leur propre personnalité au profit de celle du groupe, cela passant par
des tatouages et autres signes rituels destinés à dire à
la face du monde que l'on fait partie de ce gang.). Dans le même ordre
d'idée, Bertrand Rougier (12) note très justement que dans
Assaut, "les assaillants succombent au moment précis où la
pellicule capture leur image en gros plan (fin du siège)". Dans
Assaut, quelle valeur peut-on accorder à cette masse
d'assaillants sans visages sur laquelle travaille la mise en scène de
Carpenter? C'est que le réalisateur souhaite volontairement donner un
aspect surréaliste, surnaturel à ses assaillants, la comparaison
qu'effectue Bertrand Rougier (13) avec les zombies de Romero ("la lenteur des
déplacements des assaillants d'Assaut, masse unitaire et homogène
soumise à une régénération permanente, rappelle la
procession des zombis de La Nuit des Morts-Vivants." n'étant pas
dénuée d'intérêt: les assaillants de Carpenter sont
une facette du Mal, une image pure de la violence au sein de la
société américaine, la situation de décomposition
sociale que sous-tend Assaut constituant un troublant rappel de la
décomposition physique au centre de l'oeuvre de Romero. Il est donc
logique que Carpenter refuse parfaitement d'individualiser la menace qui
pèse sur le commissariat, sa métaphore (à la fois
politique, sociale et métaphysique) n'en prenant que plus de sens.
Jean-François Richet, en réalisant le remake d'Assaut
(Assaut sur le central 13), a complètement occulté cet
aspect, passant finalement à côté du sens profond du film
de Carpenter: en ne gardant que la trame du film original (un commissariat
menacé) mais surtout en donnant scénaristiquement une
identité aux agresseurs, il n'a livré qu'un "actioner" sans
âme de plus, au contraire me semble-t-il de Florent Emilio-Siri qui avec
son remake officieux intitulé Nid de Guêpes colle au plus
près à l'esprit et à l'univers carpentérien.
En face de cette masse indistincte, Carpenter pose des
personnalités fortes, de vraies identités affirmées mais
différentes, ce qui crée des points de frictions
intéressants d'un point de vue dramaturgique, qui fragilisent leur
résistance face à une menace, elle, homogène. Certains
couples de personnages notamment mettent bien en valeur cette notion, Carpenter
n'hésitant pas à travailler sur des couples diamétralement
opposés: dans Assaut, c'est le couple Bishop (l'agent de police
noir qui a grandit dans ce quartier) / Napoléon Wilson (le criminel
blanc venu de l'extérieur, Carpenter s'amusant à renverser les
stéréotypes); dans Prince des Ténèbres c'est
le couple Birak (le physicien qui fait confiance à la science) / Loomis
(le prêtre qui s'appuie sur sa foi); dans Invasion Los-Angeles
c'est enfin le couple Frank (l'ouvrier noir qui veut croire en
l'Amérique) / John Nada (le travailleur itinérant blanc qui a
découvert le "vrai visage" de l'Amérique). Ainsi, face à
la menace, les individualités résistantes semblent a priori
plutôt difficilement "s'agglomérer" que de trouver une
véritable cohérence. Mais c'est peut-être le combat
à mener qui se révélera le véritable ciment de ces
personnages.
Enfin notons qu'un film de Carpenter semble renverser ce rapport
entre "masse indistincte et agglomérat d'identités fortes": ce
film c'est The Thing. Cette fois-ci, c'est la créature qui est
individualisée (puisque unique) et le groupe de scientifiques
américains uniformisé. C'est ainsi un casting entièrement
masculin, où au départ peu de figures se détachent:
Carpenter aura ainsi rapidement l'idée d'affubler Mac-Ready d'un chapeau
de cow-boy (encore une référence à l'univers du western)
afin de permettre au spectateur de plus facilement identifier son
"référent". Pourtant ce rapport va se renverser au fil du
métrage, les résistants s'individualisant progressivement tandis
que la créature révèle sa véritable nature,
c'est-à-dire celle d'un être parfaitement transparent. En effet,
lorsque la créature absorbe un être, elle s'identifie physiquement
parfaitement à elle, et sur tous les points: déplacements,
apparence, voix, capacités physiques... Elle peut adopter toutes les
identités, mais dans un mouvement inverse elle n'exprime personnellement
strictement aucune identité. L'absorption et la destruction des autres
formes de vie semble être son seul projet. Quel peut-être le sens
d'une telle existence? Au contraire, en individualisant ses personnages (par
exemple en les isolant progressivement dans l'espace les uns par rapport aux
autres, contredisant la situation de départ où ils sont tous
regroupés), et ce y compris au travers des erreurs qu'ils commettent
(Mac-Ready qui abat un humain non-contaminé), Carpenter nous livre en
réaction le véritable prix de l'existence humaine: celui de
pouvoir construire son identité, y compris dans l'adversité et la
souffrance, et affirmer son individualité en effectuant des choix que
l'on assume. Mac-Ready a bien saisi ce prix, lui qui envisage de se sacrifier
pour éviter que "la chose" ne contamine l'humanité. Voilà
donc une double référence (pas forcément volontaire, mais
néanmoins bien présente) à Sartre pour Carpenter:
référence au huis-clos sartrien (son fameux "l'enfer c'est les
autres", comme en témoigne le plan final nous laissant sur une
ambiguïté terrible: y'a t-il un contaminé parmi les deux
survivants?), et référence à la morale sartrienne pour qui
l'Homme est "condamné à être libre", c'est-à-dire
qu'il a la liberté d'agir comme bon lui semble, mais cette
liberté s'accompagne d'un devoir existentiel terrible, celui d'assumer
strictement tous nos actes ainsi que leurs conséquences, et notamment en
cas d'erreur. "On est ce que l'on fait": voilà une morale qui, comme
nous le verrons sied bien à l'univers carpentérien
3- un espace qui oblige à la confrontation avec
l'autre, donc avec soi-même.
3.1- du huis-clos sartrien à la construction d'une
unité dans la différence.
Ainsi Carpenter s'ingénie donc à confronter ses
personnages à une situation de crise caractérisée par
l'affrontement d'une menace extérieure dans un espace / temps clos et
restreint. Mais ce qui est encore plus intéressant, c'est que Carpenter
va aller plus loin en démontrant que la menace vient aussi de
l'intérieur. Et cette menace va naître des différences
physiques, intellectuelles, morales qui règnent entre les personnages.
En effet, si la menace extérieure est caractérisée par son
homogénéité et son fonctionnement "symbiotique", les
résistants, eux, doivent construire la cohérence
nécessaire à leur survie. Car dans un premier temps, Carpenter va
construire un huis-clos tout ce qu'il y a de plus "sartrien", où chacun
va découvrir que si l'enfer est à l'extérieur, il est
aussi présent en chacun de nous, dans notre difficulté toute
humaine à coexister. Ainsi, notons que le système de mise en
scène de Carpenter, lorsqu'il désire traduire les rapports
humains qui se construisent parmi les résistants, repose presque
systématiquement sur une confrontation entre plans larges et surtouts
plans moyens d'un côté, lesquels permettent de représenter
dans l'espace les rapports de force, de défiance et de hiérarchie
entres les différents groupes ou personnages, et systèmes de
champ / contre-champ d'un autre côté, ce système
étant le plus à même de traduire le fossé qui
sépare, idéologiquement et stratégiquement, les
personnages. Ainsi, lorsque les personnages débattent, par exemple, de
la conduite à tenir ou de la stratégie à adopter,
Carpenter met en scène "l'affrontement" à travers, donc, un
système de champ / contre-champ sans quasiment jamais placer d'amorce:
de cette manière il sépare même physiquement les
personnages qui ne coexistent plus dans le plan, accentuant la "distance" (au
sens le plus large du terme) qui les sépare (on peut constater cet effet
dans la première partie d'Assaut, un exemple parmi d'autres) .
Dans le même ordre d'idée, on pourra s'attarder sur la
manière dont Carpenter met en image la tension et le rapport de force
psychologique qui se construisent dans le huis-clos The Thing;
écoutons pour cela le monteur du film, Todd Ramsay (14), parler de la
manière dont Carpenter a découpé la scène cruciale
des poches de sang trouées révélant le fait que l'un des
scientifiques est "la chose": "Mettre en scène 10 personnages debout,
dans un lieu relativement clos, avec quatre enjeux simultanés (les
renvois de soupçons entre Garry et le Dr Copper, l'arbitrage de Mac
Ready, le début de rixe entre Childs et Palmer, la fuite de windows) est
en soi un défi narratif incroyable. N'importe quel réalisateur
aurait choisi la solution de facilité, en plaçant sa
caméra au centre d'un cercle délimité par les
protagonistes. John a, au contraire, découpé son espace en
mettant en valeur les interactions entre tel ou tel personnage, avec une
incroyable précision. Je n'ai pas le souvenir de m'être dit:
"Ah si je pouvais avoir tel ou tel angle!". Sa couverture était
parfaite. Cette séquence compte parmi mes préférés
dans toute ma carrière." Ainsi, Carpenter accorde une attention toute
particulière à mettre en scène de manière
très précise les rapports a priori difficiles qui se mettent en
place entre les personnages, éludant et éllipsant dans un
mouvement inverse d'autres types de relations psychologiques (par exemple la
love story de Jamie Lee Curtis dans Fog est à peine
suggérée: elle est prise en stop, on la retrouve dans la
séquence suivante alors qu'elle vient de coucher avec Tom Atkins, puis
le sujet ne sera plus évoqué. De même, dans Invasion
Los-Angeles, la relation d'amitié que Nada semble entretenir avec
Franck est à peine esquissée.) au profit des points de friction.
Qu'est-ce que cela signifie?
Ce que Carpenter nous fait partager, c'est le
décentrement originel que tout être humain expérimente dans
sa vie et notamment lorsque, enfants, nous nouons nos premiers
véritables rapports sociaux. En effet, durant les premiers mois de notre
vie, nous sommes au centre de toutes les attentions, notamment maternelles, et
nous ne faisons pas de différence entre nous et les autres: ou
plutôt nous confondons les autres avec nous même en une grande
fusion ego-centrique (au sens premier, notre "moi" se posant comme le centre de
tout). Puis nous découvrons qu'il existe d'autres "moi" et que chaque
"moi" est le centre de son propre monde au sein duquel il "m'objectivise",
n'hésitant pas à me juger et parfois même à me
condamner. Décentrement fondateur donc, puisque avec la
découverte de l'alter-ego (c'est-à-dire au sens propre "l'autre
moi") c'est mon statut d'être unique et supérieur qui
s'évanouit. C'est le même mouvement que l'on observe chez
Carpenter: en privilégiant les points de frictions et les confrontations
entre ses personnages, il les oblige à prendre conscience de
l'existence et de la valeur de l'autre. Et avec cette prise de conscience,
c'est la découverte d'une vision du monde différente, et
même d'une autre réalité possible. C'est ce que Carpenter
(15) qualifie de "réalité créée par celui qui
l'observe" , c'est une vision relativiste du monde, changeant suivant celui qui
le regarde. C'est cette même théorie d'une réalité
relative que développe un des personnages de l'Antre de la Folie
lorsqu'il dit que "la vérité c'est ce que nous disons
être vrai". Une des clefs de la personnalité et de
l'oeuvre de Carpenter, c'est donc cette question de la relativité: "La
relativité du temps, de l'espace et de ce que l'on perçoit, sont
des choses qui paraissent tout à fait normales. Plus tard, on les
comprend à nouveau, mais d'un point de vue plus intellectuel et moins
émotionnel."(16). C'est ainsi que nous pouvons voir dans le professeur
Birak (Victor Wong dans Prince des Ténèbres) un double
métaphysique de Carpenter lui-même, car comme le dit
Hélène Frappat (17), "en quoi consistent les thèses
"relativistes" défendues par le scientifique Birak dans Le Prince des
Ténèbres? Dans la découverte que ce que nous croyons
être la réalité ne repose sur aucun socle "absolu" ou
"objectif"." Chez Carpenter, les morts se relèvent, les extra-terrestres
nous contrôlent ou nous "inséminent", et que ces situations
contredisent ou non la vision du monde qu'ont les personnage (et ce qu'ils
pensent possible ou non), il va leur falloir faire avec et s'organiser pour
résister. Vision relativiste de la vie intéressante (et qui
justifie peut-être le caractère insaisissable et
"kaléïdoscopique" de John Carpenter lui-même) mais
dangereuse. Pour le réalisateur (18), "c'est un truc très
compliqué et ça fait peur; beaucoup l'ignorent parce que
ça pourrait remettre en question tous leurs acquis sur le monde qui les
entoure."
Mais une fois dépassé ce premier rapport difficile
avec l'"autre", les résistants vont véritablement se construire
une unité à même de répondre à
l'homogénéité de la menace extérieure, unité
qui se construit par delà les différences et même
grâce à celles-ci. En effet, la friction et même plus loin
l'affrontement est une donnée essentielle de l'apprentissage de la
différence, apprentissage qui est lui même une étape
nécessaire de la construction d'une identité commune, celle de la
résistance. Cet affrontement peut-être d'ordre stratégique
(dans le Village des Damnés, comment s'opposer aux enfants
télépathes?), idéologique (dans Assaut, faut-il risquer le
prix de sa propre vie pour défendre un parfait inconnu?), physique (le
combat urbain entre John Nada-Roddy Piper et son ami Franck-Keith David, combat
nécessaire pour que Franck accepte d'abandonner ses certitudes afin de
voir au-delà des apparences, ce combat d'une longueur insensée
-presque 10 minutes!- faisant directement référence à
L'Homme Tranquille de John Ford où John Wayne et Victor McLaglen
n'en finissaient pas de se battre.) et enfin thématique comme dans
Prince des Ténèbres, où le professeur Birak et le
père Loomis semble d'abord exposer des points de vue totalement
différents: l'un se posant comme explorateur de la matière,
l'autre se posant comme croyant en l'existence de Dieu. Pourtant, la
confrontation de leurs points de vue va être la source d'un rapprochement
inattendu, comme le souligne Hélène Frappat (19), car à
leur insu ils partagent une même attitude ambivalente: "Ces deux hommes
sont ambivalents car ils oscillent entre la croyance et le scepticisme. D'un
côté ils sont croyants: le prêtre croit en Dieu, le
physicien croit en la science; d'un autre côté ils ne cessent de
douter: le prêtre doute parce qu'il reconnaît la "force
spirituelle" du mal et du diable, le scientifique parce qu'il se heurte
sans cesse à l'impuissance de la science.". La confrontation et
l'affrontement des points de vue est donc une condition de la découverte
et de l'apprentissage de l'autre permettant un éventuel rapprochement.
Que se passe-t-il ensuite?
Ensuite vient tout simplement le moment de combattre et donc de
prouver sa valeur dans l'action. En confrontant les points de vue et en se
rapprochant, on efface les préjugés et les a priori, en bref on
"remet les compteur à zéro". Charge ensuite à chacun de
soumettre sa valeur, cette fois-ci à travers l'affrontement avec la
menace extérieure, à l'évaluation des autres personnages
comme à celle du spectateur, dans Assaut le présumé
criminel Napoléon Wilson accédant ainsi au statut de héros
tout autant que Bishop le policier. Selon Bertrand Rougier (20), "pour
Carpenter et Hawks, l'action l'emporte sur les préjugés et
l'éducation, la valeur d'un homme s'appréciant à l'aune de
son comportement face à l'adversité. Ainsi, les individus
affichant un défaut de compétence (crise de nerf,
égoïsme) sont nécessairement destinés à
succomber." Comme succombe l'employée du commissariat dans Assaut,
éliminée parce qu'elle refuse de prendre le risque de payer de sa
vie la défense d'un inconnu. Finalement, chez Carpenter, on est rien
d'autre que ce que l'on fait, manière en quelque sorte de mettre fin aux
inégalités (sociales, raciales, économiques) qui
structurent et stratifient la société américaine.
3.2- Trouver sa voie et choisir d'être
humain.
Ainsi, comme nous venons de le voir, se confronter à
l'autre et à son point de vue est une étape essentielle pour la
construction du groupe, mais également pour la construction de sa propre
personnalité, puisque tout au long du métrage carpentérien
les personnages vont effectuer un véritable parcours psychologique et
métaphysique, sortant nécessairement transformés de
l'espace filmique : ce que Linda Seger, script-doctor et scénariste
qualifie de manière général, et pas seulement à
propos de Carpenter, d' arc transformationnel. (21). Or, le Carpenter
cinéaste, tout aussi libertaire que le Carpenter citoyen, laisse la
possibilité à chacun de ses personnages de trouver se propre
voie, d'un côté ou l'autre de la barrière. Carpenter montre
bien que les deux voies, celle du Bien comme celle du Mal, existent ;
ainsi, dans Invasion Los-Angeles au personnage de Nada, l'exclu qui se
révolte contre le système répond celui du clochard
entr'aperçu au début du film et que Nada et Franck retrouvent
à la fin du métrage : celui-ci, en choisissant de collaborer
a rejoint, tout du moins le croit-il, « le camp des
gagnants ». Pourquoi résister, puisque, de toutes
manières, « they're running the whole
show ! » comme le fait remarquer l'un des
collaborateurs ?
Afin de prouver sa valeur ; en résistant, soit, mais
surtout en respectant un certain nombre de règles : pour Bertrand
Rougier (22), « au terme du film [Assaut], les survivants ne
devront leur salut qu'au respect d'un code d'honneur strict, basé sur le
courage, la loyauté et la confiance », au-delà des
préjugés. En résistant dans le respect de ce code
d'honneur, le personnage carpentérien prouve sa valeur, et dans un
même mouvement celle de l'Humanité, au contraire du Mal qui lutte
avec ses armes indignes, à savoir corruption (Le Prince des
Ténèbres), dissimulation (The Thing) et mensonge
(Invasion Los-Angeles). Cela implique donc un choix draconien pour le
personnage, choix qui engage tout son être dans un camp ou dans
l'autre : céder à la tentation et à la
facilité, comme les marginaux du Prince des
Ténèbres ? Ou accepter de sacrifier sa vie s'il faut
parce que l'on connaît le prix de l'Humanité, comme Catherine dans
Le Prince des Ténèbres ou John Nada dans Invasion
Los-Angeles ? Quel que soit la voie choisie par le personnage
carpentérien, le chemin sera long, difficile et possiblement
parsemé de choix erronés (Mac-Ready qui tue un homme sain et non
contaminé dans The Thing, acte pour le moins choquant dans la
perspective Hollywoodienne du Héros.) L'erreur sera de toutes
façons pardonnée au personnage tant qu'elle est motivée,
assumée responsabilisée ; ainsi note Rafik Djoumi (23),
« Mac-Ready n'est définitivement pas le
téméraire Snake Plissken », qui lui tue sans
sourciller. « Les personnages de The Thing ont peur. Aucune
des mises à mort n'est aisée, et un sentiment de consternation
bien palpable envahit le groupe après chacune d'entre elle. Il n'est pas
inutile de souligner, à ce titre, que seuls les responsables du groupe
(Garry tue le Norvégien, Mac-Ready abat Clark qui tentait de
l'agresser). » Tout ceci fait partie d'un parcours initiatique du
personnage carpentérien qui, face au mal, doit effectuer le choix
volontaire et conscient d'être humain.
Comme le relève Hélène Frappat (24),
« l'idée même de survie est profondément
ambivalente : les personnages carpentériens peuvent pour survivre
faire alliance avec le diable (tels les collaborateurs d'Invasion Los
Angeles ou de Vampires passés dans le camp des
gagnants), ou bien comprendre, au contraire, que la seule
véritable survie consiste dans une lutte à mort contre les forces
du démon. » Ces forces du démon, ce sont celles qui
menacent physiquement le héros carpentérien, mais
également la part de mal qui sommeille en chacun de nous et qui ne
demande qu'à se réveiller, Carpenter développant un
mouvement de focalisation progressif de l'extérieur (la menace physique)
vers l'intérieur (le combat moral interne) ; pour Carpenter (25),
« la chose la plus terrible avec le diable, quand il s'introduit dans
notre coeur, c'est que nous devenons des créatures, des animaux,
littéralement des démons, dans ce que nous faisons les uns aux
autres. Choisir d'être humain, c'est chercher la compassion, l'amour, la
passion, tous les jours, comme un travail de longue
Haleine ». « L'idée, dit-il encore, est que la
sauvagerie et la brutalité font partie de chacun d'entre
nous ». Finalement, ce que traduit Carpenter au travers de ce combat
physique contre la menace maléfique, c'est, de manière
métaphorique et pour ainsi dire psychanalytique, le combat quotidien que
chacun d'entre nous mène avec la part sombre qu'il porte au plus profond
de lui-même...
C'est toute la valeur de l'emploi par Carpenter de certains
plans subjectifs : ainsi dans l'ouverture du Village des
Damnés, l'arrivée des extra-terrestre est
représentée à l'écran par un de ces fameux plans
subjectifs. Dans l'un des derniers plans du Prince des
Ténèbres, le spectateur se retrouve subjectivement de l'autre
côté du miroir à contempler le personnage de Brian Marsh,
adoptant la place et le point de vue du fils de Satan (donc du mal). Dans
Halloween, Hélène Frappat (26) note que le
réalisateur « alterne les plans tournés du point de vue
du tueur et de ses victimes » et que « la créature
sans visage se dissimule derrière un masque car elle peut prendre
tous les visages : le tien, le mien - le nôtre. »
Forcé par le réalisateur d'adopter, même pour quelques
images, la place et le point de vue du Mal, le spectateur est
viscéralement, intimement frappé au plus profond par le discours
de Carpenter sur l'ambivalence fondamentale de l'être humain, fruit de la
réunion complémentaire d'Abel et de Caïn, du Bien et du Mal.
Carpenter conclue (27) : « mon père me disait :
« je me demande si Dieu n'est pas tout - le bien et le
mal ». C'est ainsi que nous sommes. Le mal est
partout. »
II- une montée progressive de la tension.
1-une structure simple et récurrente que domine
le spectateur.
1.1- des oeuvres séminales à l'oeuvre
synthèse: vers
une définition de la recette Carpenter.
Carpenter fait partie cette catégorie de
réalisateurs cinéphiles qui expriment un amour viscéral
pour l'art qu'ils expérimentent tout autant comme réalisateur que
comme spectateur : Carpenter est ainsi prompt à convoquer la longue
liste de films ou de cinéastes qui ont influencé aussi bien son
travail que la construction de sa personnalité. Il répond par
exemple ainsi (28) à un journaliste lui demandant la liste de ses films
favoris : « Seuls les anges ont des Ailes de Hawks,
grâce à son romantisme stylisé, et à son
côté fataliste qui [lui] plaît beaucoup. The Quatermass
Experiment (Le Monstre) et Quatermass 2 (La Marque) de
Val Guest. Les deux Quatermass sont terrifiants, tournés avec un
budget ridicule en noir et blanc, l'ambiance y est vraiment atroce... Rio
Bravo bien sûr, Le Grand Sommeil pour son cynisme... La
Rivière Rouge, Cent dollars pour un Shérif d'Henri
Hathaway... Chinatown de Polanski... La Dame du Vendredi de Hawks
parce que c'est amusant... La liste serait trop longue. » La liste
serait trop longue... Peut-on pourtant tenter de définir un nombre
restreint d'oeuvres séminales, qui portent en elles les germes du
travail carpentérien à venir ? On note évidemment
chez Carpenter l'influence de cinéastes comme Jacques Tourneur
(Rendez-vous avec la peur) pour sa capacité à jouer sur le
hors-champ et la suggestion ; Sam Peckinpah (Chiens de
Paille) pour la capacité à construire une tension
progressive éclatant dans un feu d'artifice de violence finale, et
également pour cette capacité à s'affranchir du
système (« Je suis un rebelle comme Sam Peckinpah
l'était par le passé. Je revendique ce titre. »
(29)) ; Hitchcock, auquel il rend hommage dans Fog :
« dans les deux films [Fog et les Oiseaux], une
population se retrouve soumise à un fléau insolite. D'ailleurs
nous avons tourné quelques plans à Bodega Bay, la ville que
Hitchcock a utilisée pour tourner Les Oiseaux. C'est une petite
station balnéaire étrange, située dans le nord de la
Californie. » (30). Il ira même (hasard ou choix volontaire)
jusqu'à employer Janet Leigh, mère de Jamie Lee Curtis mais
surtout victime de la célèbrissime scène de douche de
Psychose...
Pourtant, plus encore que la liste de cinéastes
précitée, si je ne devais retenir que deux noms ayant posé
les fondements de l'oeuvre de Carpenter, je choisirai Howard Hawks et George A.
Romero. De Howard Hawks, Carpenter a déjà retenu bien entendu
Rio Bravo, qui fut pour lui une expérience fondatrice de son
désir de faire du cinéma : « Puis, en 1959,
à onze ans, j'ai découvert Rio Bravo. Toute la ville se
battait pour aller voir ce film, je me suis demandé ce que cela pouvait
signifier. Je n'avais aucune conscience du système mis en place
derrière tout ça, mais je me suis dit que quelque chose
d `énorme se tramait là-dessous, et je voulais en faire
partie. A cette époque, mon père m'a offert une petite
caméra et j'ai mis en pratique, ou du moins j'ai tenté de mettre
en pratique les idées qui me passaient par la tête. Le
résultat était nul. Personne ne verra jamais mes premières
tentatives. Jamais ! » (31). C'est tout naturellement
qu'après Dark Star, pastiche de 2001, l'Odyssée
de l'Espace et film de fin d'étude gonflé pour une sortie
en salle, Carpenter décidera de s'orienter, avec l'inconscience
caractéristique des débuts, de réaliser sa propre version
de Rio Bravo. Apprenant qu'il n'aura pas le budget nécessaire
pour se payer des chevaux, il rédige en huit jours un scénario
transposant le schéma hawksien dans un cadre contemporain en s'inspirant
d'un fait-divers bien réel. Il fait d'Assaut une version
contemporaine de Rio Bravo, mais va également entièrement
structurer son oeuvre autour des leçons fondamentales qu'il tire de son
film-référence. Ainsi, ce qu'il retient principalement de Hawks,
c'est la construction patiente d'une situation d'attente menacée (dans
Rio Bravo, John Wayne et Dean Martin, représentants de la loi, se
préparent pendant l'essentiel du film à l'attaque de bandits
désirant libérer l'un des leurs retenu prisonnier) qui servira de
révélateur pour ses personnages : John Wayne apprenant
à s'ouvrir au monde et à l'amour, Dean Martin retrouvant sa
dignité en dépassant sa faille originelle à savoir sa
dépendance à l'alcool. Or, Carpenter semblerait presque pouvoir
réutiliser ce système à l'infini (Assaut, The
Thing, Prince des Ténèbres, Ghosts of Mars...)
tout en le réinventant constamment dans le détail et les
thématiques : par exemple, dans Assaut, Carpenter dépasse le
modèle hawksien, car si Rio Bravo exposait d'emblée
l'identité et l'objectif des tueurs, le suspens se construisant sur le
moment de l'attaque, Assaut laisse volontairement en friche ambitions et
identité des gangsters, Carpenter conférant une dimension
fantastique et métaphorique à son propos qu'il n'y avait pas chez
Hawks. Il retiendra également de son maître à penser une
donnée essentielle de sa filmographie, le travail sur
l'ambiguïté des situations et des personnages, soulignant à
quel point la frontière entre le Bien et le Mal peut se
révéler ténue, les deux extrêmes se rejoignant
parfois même. Ainsi, chez Carpenter, flic et bandit, héros et
menace, Bien et Mal ne se tiennent jamais bien loin l'un de l'autre : pour
plus de précision sur cette notion, on peut se référer
à la partie III 2.2 de cette étude, intitulée
« de l'inversion qui dissimule une ressemblance
à l'humaine monstruosité , une
réflexion sur ce qui fait l'Humanité. » Enfin,
dernière caractéristique fondamentale du cinéma de Hawks
que Carpenter emploie à son compte, l'idée que c'est dans
l'action que l'Homme prouve sa valeur, indépendamment de ses origines
sociales ou économiques, chacun d'entre nous ayant en soi le potentiel
de se transcender pour accomplir des miracles : le meilleur exemple en est
John Nada, travailleur itinérant qu'a priori rien ne distingue du
reste
de la masse des exclus que produit le système
ultra-capitaliste américain et qui pourtant, par sa capacité
à accepter de bouleverser ses repères et son mode de
pensée, puis par sa volonté de défendre ce qui fait
l'Humanité (capacité d'initiative, liberté de
pensée et d'action) au prix de sa propre vie, endossera le statut de
Sauveur au sens le plus noble du terme. On pourrait relever encore de
nombreuses citations de moindre importance de l'oeuvre hawksienne chez
Carpenter (par exemple, Bertrand Rougier (32) remarque que dans Assaut
Carpenter montre « jusqu'aux tics cinématographiques du
réalisateur du Grand Sommeil et du Port de l'Angoisse,
comme en atteste la position dominante de la cigarette dans tout dialogue
spirituel » ; avec notamment le fameux gimmick de
Napoléon Wilson : « Do you have a
smoke ? »). Enfin, on notera que comme Hawks, Carpenter
s'est essayé, directement ou indirectement (le western), à
explorer les genres pour mieux les renouveler.
Carpenter, dans son travail de scénariste et de
réalisateur, emprunte aussi beaucoup à Romero. Il y a
déjà bien sûr dans ses films de nombreuses
références plus ou moins directes au zombie si cher à
Romero, cette figure fantastique obsédant particulièrement
Carpenter : les fantômes lépreux décomposés de
Fog et leur marche en avant inéluctable qui rappelle celle de
Michael Myers dans Halloween, personnage démoniaque à
l'apparence humaine mais qui n'est ni vivant ni mort ; la meute cannibale
que croise rapidement Plissken dans New-York 1997 (à noter
d'ailleurs que la composition musicale qui accompagne cette séquence a
été intitulée par Carpenter... « He's still
alive Romero » !!) ; les corps possédés et
mutilés de Ghosts of Mars ou bien encore les extra-terrestres
décomposés de Invasion Los-Angeles ; d'ailleurs
Carpenter a volontairement rapproché le look des envahisseurs de celui
des morts-vivants de son modèle : « Nous voulions que les
aliens ressemblent aux créatures du Zombie de George Romero.
Ceux-ci représentaient déjà des personnages pourris,
corrompus... Mais j'ai craint que les gens pensent que le film mettait en
scène des morts-vivants. C'est pourquoi j'ai choisi d'accentuer le
côté extra-terrestre avec des yeux métalliques, de
façon à les robotiser. » (33) Il ira même dans ce
film jusqu'à placer un clin d'oeil directement adressé à
Romero lorsque une télé diffuse les images d'un envahisseur
déguisé débattant du danger que représente le
cinéma violent du réalisateur de La Nuit des
Morts-Vivants. Mais c'est surtout le discours social de Romero qui
intéresse Carpenter ; en effet sous couvert de divertissement
fantastique et de cinéma d'exploitation, Romero dresse une
métaphore extrêmement subversive, la décomposition des
cadavres revenus à la vie renvoyant directement à la
déliquescence d'une société américaine en bout de
course : il ne faut pas oublier que La Nuit des Morts-vivants sort
sur les écrans américains pour la première fois en 1968,
date symbolique s'il en est. Par la suite, Romero ne cessera de travailler et
de développer son propos au travers d'une ré-écriture
permanente de son oeuvre (Zombie, Le Jour des Morts-Vivants et le
dernier en date, Land of The Dead, dont le discours sur la fracture
sociale aux Etats-Unis, machine à créer des exclus, rappelle, par
un curieux renvoi d'ascenseur, le discours tenu quinze ans plus tôt par
Carpenter dans Invasion Los-Angeles.). Dans la même optique,
Carpenter a toujours travaillé à créer des divertissements
avec un vrai fond, développant dans chacun de ses films une
réflexion poussée sur l'Humanité ou la
société américaine, peut-être au prix d'un
succès commercial qu'il a trop peu rencontré (à part
peut-être, dans une certaine mesure Assaut et Halloween)
compte tenu de la qualité de son cinéma. Il en exprime une
amertume bien compréhensible (34) : « je ne fais pas de
films sûrs. Plutôt des trucs sauvages. Les gens en ont-ils
besoin ? Peut-être qu'en ce moment ils ne veulent pas en entendre
parler. On a repoussé beaucoup de dates de sorties. Encore pour
contenu inapproprié. C'est la manière
américaine : repliez-vous, ayez peur ! »
Enfin, on notera que si Rio Bravo et La Nuit des Morts-Vivants
constituent des oeuvres séminales, Ghosts of Mars, le dernier
film en date de John Carpenter, semble bien constituer une oeuvre
synthèse dans le sens où il résume et synthétise
purement et simplement à lui seul presque l'ensemble de sa filmographie.
On y retrouve ainsi tous ses leitmotivs et toutes ses obsessions : travail
sur le genre westernien (l'exploitation minière abandonnée,
véritable ville fantôme du genre ; esprits de Mars dont
l'aspect tribal fait directement référence aux Indiens
d'Amérique ; topographie Martienne rappelant fortement celle des
rocheuses...) ; rapprochement entre les deux facettes de la nature humaine
(la collaboration du flic, Mélanie Ballard et du
bandit, désolation Williams) ; les changements de ton (le
frère qui se coupe les doigts en pleine préparation de la
bataille) ; la notion de virus (les esprits de Mars qui se
répandent d'un corps à l'autre) ; l'espace clos (ils sont
assiégés) ; la notion d'affrontement et de survie pour
assurer sa domination (les esprits de Mars veulent récupérer leur
terre) ; la position ambivalente des femmes (aussi bien porteuses d'espoir
comme le souligne le matriarcat adopté comme norme politique dans le
futur, que corrompues : Mélanie Ballard se drogue, Pam Grier la
harcèle sexuellement) ; le discours politique (une critique de
l'attitude colonialiste et méprisante des Etats-Unis)... Carpenter
lui-même considère ce film (35) comme « un
mélange de ce qu'[il a] pu faire auparavant (...) » : que
faire après avoir ainsi parfaitement analysé et
synthétisé son propre travail ? Carpenter, ayant le
sentiment d'avoir fait le tour de la question, a envisagé un moment de
se retirer définitivement du circuit. Contre toute attente, il a
pourtant annoncé il y a peu de temps avoir entamé la
préparation d'un nouveau projet énigmatique, temporairement
intitulé Le 13ème apôtre.
1.2- regard entomologique et temps d'avance du
spectateur.
L'une des premières et plus évidentes constatation
que l'on peut faire à propos de la mise en scène de John
Carpenter, c'est que pour ainsi dire elle ne se voit pas: en effet, à la
vision isolée d'un film de Carpenter, sans effectuer de rapprochement
avec le reste de sa filmographie, le spectateur peut-être tenté
de définir le pur découpage technique de transparent. C'est un
fait que chez Carpenter le découpage se refuse à être
démonstratif et s'efface au profit de la narration; de plus on peut
effectivement remarquer chez lui une nette propension à l'utilisation de
plans larges ou moyens permettant de délivrer un maximum d'informations
(scénaristiques ou spatiales) et garantissant la fluidité
narrative de l'ensemble. Bien sûr Carpenter n'exclue pas l'utilisation du
plan serré (même s'il serait intéressant de prendre le
temps de compter le nombre moyen de gros plans par film dans sa filmographie)
ou de l'effet (voir par exemple l'utilisation ultra-efficace de la
caméra-viseur dans Assaut lorsque les assaillants cherchent une
cible): mais il est important de noter l'importance extrême qu'il accorde
à l'utilisation du chaque gros plans. Ainsi l'insert n'est
utilisé que pour donner une information capitale, qu'elle soit d'ordre
narrative (une main saisit une arme qu'elle va utiliser par la suite) ou autre
(l'insert sur le paquet de cigarette écrasé à terre dont
se saisit Snake Plissken - Kurt Russell, symbole d'une Amérique
respectueuse des libertés individuelles -celle de fumer en l'occurrence,
cette activité étant prohibée dans le film- et disparue
dans la fiction d'anticipation New-York 1997 ). Cette utilisation
parcimonieuse ne donne que plus de sens à chaque emploi du gros plan,
qui créé là un véritable choc visuel chez le
spectateur amené, même inconsciemment, à s'interroger sur
la raison de sa présence: par exemple, il est souvent utilisé
pour traduire une forme de violence. On notera deux exemples: tout d'abord dans
Invasion Los-Angeles, lorsque le personnage de John Nada s'attaque
à la station de télévision chargée de retransmettre
les ondes servant à asservir la population. Nada prend d'assaut la
station en éliminant les extra-terrestres sur son passage. Un montage
régulier raccorde des plans tailles et des plans larges de Nada qui
avance et tirant et des très gros plans récurrents du canon de
son arme en train de cracher des balles: ces gros plans souligne la violence de
l'entreprise de Nada, et en particulier pour les témoins de la
scène car il ne faut pas oublier que dans le film les extra-terrestres
se dissimulent sous une apparence humaine que seuls les résistants
humains (dont Nada) peuvent percer à l'aide de lentilles
spéciales. Aussi pour les employés de la station dans
l'ignorance, Nada est tout simplement un fou-furieux en train de tirer sur des
innocents. C'est cette violence reçue par les témoins qui est ici
mise en valeur. Violence qui est aussi celle reçue par le spectateur: en
effet, Nada est équipé de lentilles spéciales qui lui
permettent de déceler l'ennemi, mais le spectateur lui, ne l'est pas.
Bien sûr, il est mis au courant de cette réalité par le
biais du scénario et de la mise en scène (utilisation de plans
subjectifs de Nada voyant les extra-terrestres), mais dans cette
séquence, en l'absence (volontaire) de l'emploi de plans subjectifs, le
spectateur ne voit réellement... qu'un homme qui tire sur d'autres
hommes. Et comme l'a déjà magnifiquement démontré
Brian De Palma, au cinéma ce que le spectateur voit c'est ce qui est. Il
y a pour le spectateur une vérité de l'image, et dans cette
séquence il ne peut recevoir l'action de Nada autrement que comme
violente, adoptant malgré lui le point de vue de la masse dormante
jugeant les résistants comme des criminels alors qu'ils
représentent leur seule chance de liberté.
On pourra noter également un autre exemple de ce type
d'utilisation signifiante du gros plan chez Carpenter dans le film Fog:
lors de l'attaque des fantômes lépreux sur le bateau aux abords
d'Antonio Bay, les marins voient s'approcher un brouillard étrange qui
les décime un par un. Le dernier marin ne voit pas la brume
derrière lui, dont s'extrait un fantômes qui l'attaque avec un
crochet. s'ensuivent une série de très gros plans successivement
sur l'arme puis sur la partie du corps frappé enchaînés
cut, ce découpage exprimant la soudaineté et la sauvagerie de
l'attaque. On retrouve en fait là une référence directe au
découpage de la scène de douche de Psychose avec sa
succession de très gros plans enchaînés, le choc visuel du
découpage étant l'exact pendant visuel de la violence de l'acte.
On sait que Carpenter considère comme majeure l'influence de Hitchcock
sur son travail, même si Hawks et Romero restent ses deux plus grandes
sources d'inspiration visuelle et scénaristique: d'ailleurs, cette
scène d'attaque n'est pas la seule référence au
maître du suspens dans Fog, Carpenter ayant choisi de tourner
quelques plans à Bodega Bay, la ville utilisée par Hitchcock
comme cadre pour son film Les Oiseaux.
Ce recours quasi-systématique à des valeurs de
plan larges ou intermédiaires permet à certes Carpenter
d'inscrire ses personnages dans un espace (et l'on sait l'importance de
l'espace chez lui - voir la partie I - ) mais permet également au
réalisateur de se poser en narrateur omniscient, et même plus en
démiurge observant ses personnages se débattre dans les
situations qu'il a crée. Or, ces situations vont se
révéler de véritables catalyseurs propres à exposer
toutes les failles des personnages puis à leur permettre de les
dépasser, et c'est en cela que le regard de Carpenter se
révèle parfaitement scientifique et entomologique: le plan large
c'est situer les personnages par rapport à l'espace mais
également les uns par rapport aux autres, c'est poser physiquement
(distance/proximité, gestuelle...) les rapports de force et les liens
qui unissent (ou justement désunissent) les personnages. Ainsi, on
pourra prendre l'exemple de Assaut, où les personnages sont
amenés physiquement, par leur placement à, comme le dit
très justement l'expression, "choisir leur camp": lorsque des
dissensions se font sentir sur la stratégie à adopter, la
standardiste du commissariat vient se mettre aux côtés de l'agent
de police afin de signifier qu'elle choisit de lui accorder sa confiance, et
bien sûr Carpenter choisit de les filmer en plan moyen, l'agent de police
laissant à ses côtés dans le cadre un espace que viendra
combler la standardiste qui fait son entrée dans le champ. Comme le
remarque Rafik Djoumi à propos du Prince des
Ténèbres et du Village des Damnés,
l'utilisation du plan large, et notamment du cinémascope, "permet de
constants rapports de force entre les groupes et les individus à
l'écran" (36). Le cinéma de Carpenter c'est donc aussi ça:
placer des personnages dans un espace restreint (Assaut, The
Thing, Ghosts of Mars...), une temporalité restreinte sur
laquelle pèse une sorte de compte à rebours (Vampires et
la contamination de Baldwin qui progresse, le personnage de Trent dans
l'Antre de la Folie qui doit mener son enquête rapidement...)
voire même les deux en même temps (comme dans New-York 1997,
où Plissken est enfermé dans New-York et contaminé par un
virus); puis observer leurs réactions et en tirer finalement une analyse
de la nature humaine, nature qui se révèle dans les situations de
crise. Ainsi, comme nous le verrons à nouveau plus tard, le sujet du
cinéma carpentérien, derrière la couverture fantastique,
c'est l'Homme, et peut-être même plus précisément
l'homme américain et sa place dans la paradoxale société
américaine.
Or, comme nous l'avons dit, pour observer la nature humaine, il
faut placer les personnages en situation de crise. C'est avec une certaine
jubilation que Carpenter construit patiemment ces situations de crise, prenant
le temps de faire exister ses personnages tout en posant les jalons de la
confrontation à venir. Dans le début d'Assaut, un montage
alterné nous montre d'un côté les différents
protagonistes (l'agent de police, le père et sa fille...) évoluer
dans un cadre quotidien (l'agent en patrouille, le père et la fille en
voiture) tandis que d'un autre côté nous voyons la menace se
préciser (le gang se réunit, s'arme, se ballade en voiture
à la recherche d'une cible...): cela permet à Carpenter de
construire une base psychologique pour ses personnages (l'agent de retour dans
le quartier de son enfance, désormais en proie à la violence,
l'attachement du père pour sa fille et la notion de
responsabilité qu'il développe à son égard...) tout
en préparant de manière inéluctable leur rencontre avec la
force menaçante (le gang), le père de famille servant de trait
d'union entre ces deux univers, puisque, poursuivi par le gang il viendra se
réfugier dans le commissariat confié à l'agent de police.
Mais Carpenter va encore plus loin en entraînant le spectateur dans la
jubilation de cette mise en place par l'intermédiaire de l'utilisation
du suspens et de l'ironie dramatique: en laissant toujours un temps d'avance au
spectateur durant cette préparation, cette mise en place des
événements, il le rend tout simplement complice de sa
démarche entomologique. Ainsi le spectateur en sait plus que les
personnages... Soit. Mais comment cela se manifeste-t-il?
Premièrement, il y a les informations
supplémentaires que Carpenter livre au spectateur, notamment par le
biais du montage. Dans Halloween, on trouve de nombreuses manifestations
de ce phénomène: lorsque Jamie Lee Curtis se trouve dans la
voiture avec son amie, le montage nous fait passer successivement de
l'intérieur de la voiture où les filles rigolent et discutent,
à l'extérieur de la voiture, ce qui nous permet de constater que
la voiture est suivie par une autre voiture, voiture que nous avons vu
être volée par le tueur peu de temps auparavant. Pendant ce temps,
les filles elles ne se doutent de rien... D'ailleurs toute la construction du
film repose sur ces temps d'avance du spectateur: pendant près d'une
heure nous voyons le tueur observer Jamie Lee Curtis, puis lorsque elle se
retourne, il n'est plus là. Mais si elle ne sait pas, le spectateur lui
sait... Ce qui permet parfois de l'entraîner dans de fausses pistes:
ainsi lorsque la baby-sitter se rend dans la buanderie, le spectateur, sachant
que le tueur rôde, s'attend à ce qu'elle se fasse attaquer (ce qui
est annoncé également par la rythmique musicale associée
au tueur). Pourtant il ne se passera rien: Carpenter pose ses règles du
jeu, mais n'hésite pas à les redéfinir lorsque cela lui
chante, conservant ainsi sa capacité à surprendre le spectateur.
Toujours dans cette perspective de temps d'avance du spectateur, on notera
qu'Halloween est une très bonne illustration de l'utilisation de
la profondeur de champ chez Carpenter, laquelle est souvent utilisée
pour dissimuler une menace au personnage tout en la livrant au spectateur: on
citera le plan très célèbre, ayant souvent servi de visuel
pour le film, où l'on voit Jamie Lee Curtis net au 1er plan, face
caméra, armée d'un couteau, et dans la profondeur, flou, la
menace Michael Myers s'approcher dans son dos.
Deuxièmement, il y a les indices que Carpenter se
plaît à livrer au spectateur: ce ne sont pas à proprement
parler des informations, mais ils orientent la vision que se fait le spectateur
du métrage, instaurant une tension certaine. Dans The Thing,
Carpenter fait une utilisation toute particulière de la figure du chien
récupéré par l'équipe de scientifique. Dans la
magistrale ouverture du film, nous voyons des scientifiques Norvégiens
en hélicoptère poursuivre un chien afin de l'abattre: cette
situation surréaliste prend tout son sens en un plan qui interviendra
plus tard au court du métrage. Une fois le chien
récupéré par les scientifiques américains, celui-ci
se promène librement dans la station. Or, lorsque Mac-Ready - Kurt
Russell revient du campement Norvégien, un plan d'une simplicité
terrifiante nous montre le chien en train de regarder le retour de Mac-Ready
d'une manière presque humaine, comme s'il comprenait ce qu'il se passe
et les enjeux de ce retour. Le tout accompagné d'une rythmique musicale
répétitive lourde de menace. En un plan, Carpenter rend sensible
l'intelligence supérieure qui habite cet animal, et le danger qu'elle
représente, illustrant le propos même du film: les apparences sont
trompeuses... Plus tard, quand les scientifiques comprendront que ce chien
n'est pas vraiment ce qu'il semble être et qu'ils s'interrogeront sur les
personnes exposées à la contamination, le spectateur lui se
souviendra qu'il est entré dans la chambre de l'un des membres de
l'équipe, Carpenter choisissant de couper la séquence en fondu au
noir au moment où l'ombre de ce dernier se tourne vers le chien. En
jouant ainsi sur le hors-champ et la suggestion, le réalisateur laisse
fonctionner l'imaginaire du spectateur à plein régime,
manière la plus simple et la plus efficace de susciter l'angoisse...
Enfin, dans la liste des indices subtils délivrés par Carpenter,
toujours dans The Thing, on pourra noter l'exemple suivant,
relevé par Rafik Djoumi (37): lors de chaque monologue de Mac Ready, "la
caméra panote sur les visages des protagonistes et les mots "the thing"
sont prononcés lorsque la caméra passe sur le personnage
effectivement contaminé". Cet effet plutôt anecdotique car
très difficile à remarquer est en tout cas une bonne illustration
de l'esprit retors et calculateur de Carpenter, qui dans sa construction
filmique ne laisse apparemment rien au hasard!
2- Menace suggérée et principes
d'évitement.
2.1- des personnages construits sur le mode de
l'observation:
comprendre avant d'affronter.
Un des premiers principes d'évitement que l'on peut
constater chez Carpenter, c'est sa manière bien particulière de
retarder l'affrontement entre le héros et la menace qui pèse sur
lui. Et ce tout simplement parce que le personnage carpentérien doit
d'abord effectuer un travail d'étude et d'observation afin de saisir (au
sens intellectuel du terme) son ennemi ; c'est en effet au prix de cette
étude que l'affrontement pourra tourner à son avantage. La
première étape consiste à accepter de voir la menace en
tant que telle, Carpenter jouant sur l'importance toute
cinématographique du regard : dans Halloween, si Laurie
Strode ressent la menace Myers sans jamais la voir pendant plus de la
moitié du film, c'est aussi parce qu'elle refuse d'accepter la
possibilité que le Mal puisse exister. Il n'est pas étonnant de
constater que seuls les enfants voient d'abord le tueur, car ce qui les
caractérise c'est l'absence de préjugés sur la
réalité et la capacité de croire à
l'impossible : en l'occurrence ici le croquemitaine. Au contraire, Laurie
répète inlassablement que « le croquemitaine
n'existe pas », autant pour rassurer les enfants que pour se
convaincre elle-même. Il faudra qu'elle fasse l'expérience d'une
attaque directe de Michael Myers pour enfin bousculer ses certitudes d'adulte
et accepter de remettre en question sa perception de la réalité,
pour qu'elle aille, fondamentalement, chercher en elle ses peurs d'enfant. On
retrouve la même chose dans Fog : si le petit Andy Wayne (Ty
Mitchell) trouve le morceau du bateau maudit échoué sur la plage,
c'est parce qu'en tant qu'enfant il accepte de croire aux manifestations de
l'irrationnel. Carpenter remarque d'ailleurs (38) que « ce n'est pas
si innocent si dans ces deux films (Halloween et Fog), les
enfants jouent un grand rôle. D'une certaine manière, l'histoire
est racontée à travers eux. »
Même question du regard dans Invasion Los-Angeles :
en chaussant cette paire de lunette spéciale qu'il trouve dans un
carton, John Nada découvre l'envers du décor, ou comment
l'entière société est manipulée par des
envahisseurs. Mais Nada, s'il ne fait pas le choix de voir (le fait qu'il
trouve cette paire de lunette est un pur hasard scénaristique) fait au
moins celui de croire. Il accepte presque immédiatement ce
bouleversement de ses certitudes et de ses repères et choisit
immédiatement son camp, celui de la résistance, en tentant
maladroitement d'éliminer à lui seul tous les envahisseurs. Il
accepte donc un double danger ; le premier, d'après
Hélène Frappat (39), est celui d'être vu (par les
extraterrestres s'entend), puisque John Nada va découvrir
« qu'apprendre à voir, c'est prendre conscience d'être
vu. Le regard est toujours réversible : je vois pour autant que je
suis vu. Et être vu, c'est risquer d'être tué
(...) ». Le second, c'est celui d'être « mal
vu » : en effet, les humains ne disposant pas des moyens de
comprendre la démarche de Nada, celui-ci ne peut être perçu
autrement que comme un fou furieux (notamment lorsqu'il entre dans la banque et
abat froidement les envahisseurs à l'apparence humaine), ce qui ne peut
que contribuer encore à renforcer son statut de paria et d'exclu social.
Franck, au contraire, va lui dans un premier temps refuser de voir : il
faudra un combat homérique avec Nada pour que, équipé
à son tour de la fameuse paire de lunettes, il accepte de voir le monde
tel qu'il est. Hélène Frappat (40) souligne qu'il s'agit
« d'un renversement crucial au coeur d'Invasion Los-Angeles, mais
aussi de toute l'oeuvre de John Carpenter dans ce qu'elle a de
subversif : renversement de l'aveugle qui acquiert un regard, de
l'individu passif qui décide de faire un choix, de l'esclave qui devient
libre - bref, de l'individu asservi qui parvient à changer les
règles du jeu. A l'issu de ce combat interminable, John Nada peut
conclure : « mon frère, une nouvelle vie commence
pour nous ». » Cette première étape du
regard est donc une étape essentielle d'après John Carpenter.
Laissons-le conclure à ce sujet : « la vue est sans aucun
doute l'un des sens les plus importants. Mais les sens, quels qu'ils soient,
peuvent produire une sensation de réalité étrange. Les
hallucinations ou les troubles de la vue sont autant de
phénomènes qui peuvent conduire l'homme à apercevoir
quelque chose de différent. Au cinéma, le regard est, à
l'évidence, quelque chose de fondamental. » (41)
Enfin, il s'agira pour le héros carpentérien
d'identifier clairement la menace, de comprendre
« scientifiquement » son mode de fonctionnement pour mieux
la combattre. C'est parce qu'il a compris que le miroir est le point de
traversée entre le monde de l'Anti-Dieu et le nôtre que le
père Loomis, en le brisant, peut stopper temporairement son
avènement (Le Prince des Ténèbres). C'est parce
qu'il ont identifié ses particularités biologiques que Mac-Ready
et Blair (Wilford Brimley) peuvent mettre au point un test sanguin à
même de déceler la présence de la chose (The Thing).
C'est parce que Nada et les résistants ont compris que les envahisseurs
utilisent des ondes radio afin d'asservir les humains qu'ils peuvent, en
s'attaquant à leur antenne émettrice, dévoiler leur vrai
visage à la population (Invasion Los-Angeles). C'est parce que il
s'est occupé de Myers pendant quinze longues années que le Dr
Loomis sait de quoi cette figure du Mal est capable et comment l'affronter
(Halloween). C'est enfin parce que le Dr Allan Chaffee a observé
patiemment les enfants-envahisseurs de Midwich qu'il pourra leur
résister en dressant un véritable mur mental contre leurs
pouvoirs télépathiques (Le Village des Damnés).
Celui qui tente d'affronter la menace sans avoir pris le temps de
l'étudier ne peut alors que rencontrer l'échec, et de ce fait, la
mort : ainsi, toujours dans Le Village des Damnés, lorsque
la police tente de d'éradiquer les enfants retranchés dans la
grange, ils se mettent rapidement à s'entretuer, manipulés par
les pouvoirs télépathiques des envahisseurs.
2.2- une menace retardée car suggérée
et incarnée.
Notons que si la menace peut être observée et
étudiée par le personnage carpentérien, c'est qu'avant de
se manifester frontalement, elle s'incarne d'abord dans un premier temps
physiquement par des effets sur notre monde scientifiquement observables.
Hélène Frappat (42) souligne que « l'oeuvre de
Carpenter s'est [toujours] attachée à prouver l'existence du mal
par les effets qu'il produit ». Ainsi, dans Fog, avant que les
fantômes ne marchent sur la ville, un médecin pratique une
autopsie sur le cadavre d'un des marins, celui-ci portant une marque physique
(son corps est décomposé comme s'il avait séjourné
extrêmement longtemps dans l'eau) surnaturelle mais scientifiquement
observable qui lui a été léguée par le brouillard
maléfique. Dans The Thing, Mac-Ready ramène du camp
Norvégien une preuve de l'existence de la chose avec ce corps
horriblement difforme fruit d'une mutation avortée. Ce corps,
étudié par Blair, en plus d'incarner l'existence de la chose,
livrera de précieuses informations sur son mode de fonctionnement, ce
qui permettra de la combattre. Dans Halloween, le Dr Loomis prouve la
présence de Michael Myers dans la ville grâce au cadavre de chien
trouvé dans la maison abandonnée, cadavre qui lui permettra dans
le même temps de prouver au policier la violence extrême et
gratuite du personnage, qui comme il prendra bien soin de le préciser,
« n'est pas humain » (« Ce n'est pas
un être humain. C'est le mal en personne. Ce qui vit derrière ce
regard n'est que le mal à l'état pur. » « A
man wouldn't do that. This is not a man »). Enfin, dans
Prince des Ténèbres, Arnaud Bordas (43) précise que
la menace trouve son incarnation physique « dans une corruption de la
chair qui envahit littéralement le film. Un personnage est
complètement dévoré par une multitude de cafards
carnivores, tandis que Calder s'égorge au moyen d'une écharde en
bois et qu'un bleu étrange grossit sur le bras de Kelly. Cette
progression virale du mal, cette contamination, est une marque de fabrique de
Carpenter, et il s'emploie, dans Prince des Ténèbres,
à en développer toute la richesse thématique. Le Mal, dans
ses films en général, et dans Prince des
Ténèbres en particulier, n'est pas une notion abstraite,
c'est une réalité tangible qui s'imprime dans les chairs et
suinte des murs. ». A côté de cette incarnation physique
et concrète du Mal par les effets qu'il produit, Carpenter travaille
à sa suggestion par l'intermédiaire de sa mise en
scène : on ne reviendra pas sur la manière dont Carpenter
gère sa représentation de l'espace pour imprégner la ville
toute entière de la présence de Michael Myers, suggérant
sa présence oppressante en permanence. On peut par contre citer
l'utilisation qu'il fait de plans faussement subjectifs dans The
Thing : lorsque Mac-Ready s'approche du camp Norvégien, la
caméra, placée à l'intérieur du camp
abandonné, derrière la fenêtre, à hauteur d'homme,
effectue un léger mouvement de travelling accompagnant le mouvement du
visiteur, donnant la sensation que quelqu'un (ou quelque chose) est là
et observe Mac-Ready. En fait, il n'en est rien ; il s'agit juste d'une
fausse piste employée pour faire ressentir au spectateur le poids de la
menace qui pèse sur les personnages sans avoir besoin de la
matérialiser physiquement. Enfin, on ne peut pas ne pas citer l'emploi
particulier que fait Carpenter de la musique qu'il compose essentiellement par
lui-même (dans la liste de films que nous avons retenu, seule la musique
de The Thing n'a pas été composée par
Carpenter ; elle est l'oeuvre de Ennio Morricone), utilisée pour
suggérer la présence du Mal qui rôde près des
personnages : que ce soit la rythmique musicale de Fog qui
accompagne les avancées du brouillard ou bien encore la fameuse
mélodie 5/4 (cinq temps dans une mesure) accompagnant le boogey man
d'Halloween (et que Carpenter tient de son père), la musique
chez Carpenter devient un palliatif suffisant à la représentation
physique de la menace : autrement dit, même s'ils ne sont pas
présents à l'image, le simple fait d'entendre la musique qui leur
est liée suffit au spectateur pour ressentir physiquement la
présence des fantômes de Fog ou celle de Michael Myers.
Cette utilisation ambivalente de la suggestion (qui
désincarne et métaphorise la menace) et de l'incarnation physique
(qui au contraire ne la rend plus abstraite mais bien physique) rapproche
beaucoup la mise en scène de Carpenter de l'écriture de
Lovecraft : cet écrivain né à Providence (Rhodes
Island) en 1890 et mort en 1937, partage en effet cette même ambivalence
dans sa représentation du mal, représentation qui est le coeur
même de son écriture. D'un côté, il traite du Mal
indicible et innommable qui ne peut
irrémédiablement être que suggéré pour la
simple et bonne raison qu'il dépasse les capacités
d'appréhension intellectuelle de l'Homme. D'un autre, il cherche
constamment à en exprimer les effets physiques, scientifiques sur notre
monde. Comme le résume Michel Houellebecq dans son étude de
Howard Phillips Lovecraft (44) : « Plus les
évènements et les entités décrites seront
monstrueuses et inconcevables, plus la description sera précise et
clinique ». Carpenter, conscient de cette filiation formelle et
thématique, aura plusieurs fois officieusement adapté l'univers
de Lovecraft, notamment dans Prince des Ténèbres et
surtout dans l'Antre de la Folie : à ce sujet, il
reconnaît d'ailleurs (45) s'être « replongé dans
l'univers de Lovecraft avant de faire le film. L'antre de la Folie est
effectivement une histoire de Lovecraft sans Lovecraft. Il s'agit donc
clairement d'un hommage à ce romancier. Je n'avais pas encore dix ans
que je lisais déjà The Dunwich Horror dans mon lit. Et
j'étais glacé de terreur jusqu'à l'os. J'ai d'ailleurs
cité carrément Lovecraft texto. Quand Lynda Styles lit des
passages du nouveau livre de Sutter Cane, passages que Trent va voir se
matérialiser sous ses yeux, elle lit en fait des citations presque
exactes de textes de Lovecraft, des Rats dans les Murs
notamment.
3- flux et reflux, une structure sinusoïdale.
3.1- le basculement des enjeux.
Il y a chez Carpenter un talent certain pour cumuler les enjeux
et une évidente facilité à passer de l'un à
l'autre. Comme nous l'avons vu précédemment, il y a un enjeu
principal et essentiel dans l'oeuvre carpentérienne, c'est celui de la
survie. En analysant de près sa filmographie, on se rend pourtant compte
que c'est loin d'être un enjeu exclusif. Quels sont donc ces autres
enjeux?
Les enjeux narratifs tout d'abord. Pour le héros
carpentérien, il y a toujours une quête principale liée,
comme on l'a dit, à sa survie: ramener le président ou la boite
noire pour Snake Plissken dans New-York 1997 puis Los-Angeles
2013, empêcher le gang de venir prendre le père de famille
réfugié dans son comissariat pour l'agent Bishop dans
Assaut, échapper à la mort masquée pour Laurie
Strode dans Halloween, découvrir qui est "la chose" et comment
l'éliminer pour Mac Ready dans The Thing, retrouver Valek le
vampire pour Jack Crow-James Wood dans Vampires ou bien encore
comprendre le fonctionnement des envahisseurs afin de mieux les repousser pour
le Dr Alan Chaffee - Christopher Reeve dans Le Village des
Damnés... Mais cette quête principale va avoir pour effet de
faire surgir une multitude de petits enjeux secondaires comme autant
d'étapes obligatoires à la réalisation de l'enjeu
principal. Prenons l'exemple de Assaut: le lieutenant Bishop
décide de sauver le père qui a trouvé refuge dans son
commissariat, à partir de ce moment, il lie donc son propre sort
à celui de cet homme. L'enjeu principal de Bishop devient celui de la
survie, enjeu que nous nommerons enjeu A. Pour survivre, Bishop doit
résister aux assauts du gang pendant un temps indéterminé
en attendant les renforts, et donc organiser la défense du commissariat
(enjeu B). Or la défense du commissariat peut se faire, mais à
l'unique condition que Bishop arrive à convaincre ses compagnons du bien
fondé de sa démarche (sauver cet homme qu'il ne connaît
pas) et de sa stratégie: c'est l'enjeu C. Par la suite, se rendant
compte qu'il risque de ne pas être en mesure de résister
suffisamment longtemps, Bishop cherche une solution avec Napoléon Wilson
afin de s'échapper de leur refuge qui n'en est plus un (enjeu D). On
voit donc comment enjeu principal et enjeux secondaires se croisent, se
répondent et se construisent les uns par rapport aux autres (notamment
dans le fait que chez Carpenter, très souvent la résolution d'un
enjeu secondaire entraîne l'apparition d'un nouvel enjeu secondaire, et
que la résolution dramatique de l'ensemble de l'oeuvre filmique ne peut
se faire qu'au prix de la résolution successive de tous les enjeux
secondaires) contribuant à maintenir un niveau de tension dramatique
constant, sans temps mort. On pourra également citer la construction
dramatique de The Thing, où Mac Ready afin de survivre doit
résoudre également une multitude d'enjeux secondaires (comprendre
le fonctionnement de la chose, comment l'éliminer, découvrir qui
est infecté, convaincre qu'il est lui même un "corps sain",
trouver un moyen d'empêcher que la menace se propage...), tout comme le
Dr Chaffee dans Le Village des Damnés (s'approcher des
envahisseurs pour mieux les détruire, trouver comment résister
à leurs attaques mentales...). A noter d'ailleurs que, comme nous
l'avons vu, comprendre la menace est un enjeu secondaire mais nécessaire
que l'on retrouve au sein de toute l'oeuvre de Carpenter.
A côté de cette stratification des enjeux
narratifs, d'autres types d'enjeux se manifestent, moins attendus mais qui
trouvent tout autant leur place. On s'attardera ainsi sur un enjeu majeur chez
John Carpenter, l'enjeu métaphysique: en effet, traverser le
métrage carpentérien c'est également bien souvent mettre
à l'épreuve la notion de réalité. Finalement
qu'est-ce que désigne ce mot? Pour Carpenter c'est une vieille question
qui "donne sa définition au genre fantastique: comment savoir que ce que
l'on voit ou expérimente est bien réel?" (mad p.22) C'est tout le
sens de cette phrase d'Edgar Allan Poe placée en exergue au début
de Fog: "is all that we see or seem but a dream within a dream"
("tout ce que nous voyons ou croyons voir n'est-il qu'un rêve dans un
rêve?"). En effet, dépasser les apparences et découvrir la
véritable nature de la "réalité" ou de la soit-disant
réalité dans laquelle il évolue peut s'avérer une
étape fondamentale dans la démarche du héros
carpentérien: John Nada doit ainsi chausser par hasard une paire de
lunettes pour découvrir que le monde dans lequel il évoluait et
en lequel il croyait ("je crois en l'Amérique!"
s'écrie-t-il naïvement au début du film) n'existe pas,
ou plutôt n'existe plus. La terre n'est plus qu'une masse d'individus
apathiques et soumis régentée par une race d'extra-terrestres
hideux et dissimulés parmi la population. Dès lors Nada doit
faire table rase de ses anciens repères et se reconstruire une
réalité: charge à lui d'effectuer des choix afin de
déterminer comment se placer par rapport à cette
réalité. Certains, tel un sans-abris entr'aperçu au
début du film, choisiront de collaborer. Nada, lui choisira de mourir en
combattant, déterminé à s'exclure de ce monde dont il a
découvert qu'il n'était qu'un leurre. Mais il ne partira pas sans
avoir créé une brèche dans le réalité de
carton pâte mise en place par les extra-terrestre (il détruit
l'antenne qui masque le véritable aspect des aliens), ouvrant la voie
à une résistance humaine mondiale dont on devine qu'elle ne
tardera pas à se mettre en place, John Carpenter réutilisant
là la structure et le final de la nouvelle, "Eight O'Clock in the
Morning", dont est tiré le film. Même phénomène
chez Laurie Strode qui va découvrir que la mort se dissimule
derrière l'apparente tranquillité d'un petit "suburb"
américain (Halloween), et surtout chez John Trent, le
privé cynique et revenu de tout, qui va voir sa conception de la
réalité s'effriter à mesure qu'il va progresser dans son
enquête. En effet, John Trent va finir par découvrir qu'il n'est
rien d'autre qu'un personnage de fiction inventé par un écrivain
démoniaque; le film se conclue d'ailleurs sur un John Trent en camisole,
dans un cinéma, en train de regarder défiler depuis le
début le film de ce qu'il a vécu, réalisé par un
certain... John Carpenter! Le tout en une boucle probablement sans fin, une
mise en abyme perpétuelle sans doute la plus absurde et la plus absolue
qu'il ait été donné de voir au cinéma... On
constatera avec quel maîtrise Carpenter joue sur les différents
niveaux de réalité, mettant à mal les certitudes de Trent
comme celles du spectateur: voir par exemple la magnifique scène
onirique de la voiture où Trent semble croiser sans cesse le même
cycliste puis où la voiture quitte le sol pour se retrouver de l'autre
côté du tunnel, c'est-à-dire, et la métaphore en est
évidente, de l'autre côté du miroir, là où la
frontière entre fiction et réalité n'existe plus. Ce
travail de déconstruction de la réalité passe
également par la figure du cauchemar, figure ultra-classique ici
revisitée par Carpenter grâce à un subtil artifice: Trent
fait un cauchemar, puis se réveil... dans un nouveau cauchemar!
Illustration au mot près des propos de Poe cités plus haut, et
manière de dire qu'il serait illusoire de chercher à
définir précisément les limites de la
réalité dans laquelle nous vivons, car cela échappe aux
capacités de raisonnement de la nature humaine. Carpenter ne dit pas
autre chose au début de son film Le Prince des
Ténèbres, lorsque un le professeur de physique expose
à ses élèves les limites de leur perception de la
réalité ("laissez tomber ce que vous croyez être la
réalité!" s'exclame-t-il): il démontre, à
travers l'exemple de l'indiciblement petit (les particules), qu'il existe des
éléments dont nous n'avons pas conscience mais dont la science
prouve l'existence. Etre scientifique c'est chercher à tout expliquer,
mais c'est aussi apprendre à accepter que certaines choses puissent nous
échapper. Car vouloir appréhender les limites de la
réalité à tout prix peut s'avérer dangereux, comme
va l'apprendre à ses dépends John Trent: le film commence par son
incarcération dans un asile psychiatrique, où il est
considéré comme fou. Pourtant son discours apparemment absurde va
se révéler bien plus cohérent que prévu, puisque
les événements vont lui donner raison: le final, poursuivant la
scène d'introduction, va tout simplement voir s'avérer la
destruction de l'humanité. Mais Trent, qui sait la vérité
(si tant est qu'il y ait une vérité. comme le précisera de
manière absolument relative l'un des personnages, "la
vérité c'est que nous disons être vrai". Et encore,
après tout, tout ceci n'est-il pas qu'un autre "rêve à
l'intérieur d'un rêve", un de plus...), peut il être
considéré autrement que comme fou par ses pairs? Accepter son
discours reviendrait à remettre en cause les principes mêmes de la
réalité, de notre réalité... Comme le dit justement
Stéphane Moïssakis, "quel stade de folie Trent doit-il atteindre
pour prouver au monde entier sa logique imparable?" Voilà que John
Carpenter relance un vaste débat, et vieux comme le monde: les fous, ou
considérés comme tels, sont-ils des marginaux, des exclus de la
réalité, ou bien de manière paradoxale sommes-nous, nous
les gens "sains", à la marge d'une réalité que nous
croyons à tort appréhender, les fous devenant alors des
élus, une minorité d'êtres qui eux "savent"...
Enfin, derrière ces enjeux narratifs et
métaphysiques, se jouent chez Carpenter des enjeux humains: rapports de
force, de confiance ou de défiance qui se nouent et se dénouent
tout au long du film. Ce sujet a déjà été
abordé dans les sections intitulées "un agglomérat
d'individus qui se construit dans la différence" et "dépasser la
logique de l'élimination pour choisir d'être humain", aussi nous
ne nous attarderons pas dessus... A noter tout de même comment ces enjeux
humains peuvent se retrouver au coeur même de la construction filmique
(écriture et mise en scène) de Carpenter: c'est le cas de The
Thing, où les rapports au sein du groupe sont la condition
même de sa survie, et plus encore le sujet du film. Nous assistons
à des retournements permanents de hiérarchie, de pouvoir et de
confiance, Mac-Ready passant par exemple du statut de leader à celui de
suspect potentiel dont on cherche à se débarrasser, chaque
fissure au sein du groupe précipitant un peu plus celui-ci vers une mort
inéluctable. Se soutenir les uns les autres c'est survivre, se
déchirer c'est donner du pouvoir à la chose, et donc mourir. Mais
comment savoir qui ment? Même la découverte du test sanguin ne
résout pas le problème, car pour effectuer le test il faut
quelqu'un de confiance! L'enjeu humain est bien le sujet central du film,
au-delà de l'argument fantastique, en témoigne le final, d'une
efficacité totale: la confrontation de deux hommes, perdus dans
l'immensité glaciale, condamnés à attendre
d'hypothétiques renforts en se soupçonnant mutuellement,
n'attendant qu'un faux pas de la part de l'autre pour l'attaquer... Carpenter
va même encore plus loin en laissant l'ambiguïté: ni l'un ni
l'autre se savent qui est "la chose", mais le spectateur non plus! Dans une
ironie toute carpentérienne, l'on pourrait même imaginer que ni
l'un ni l'autre n'est infecté et que, doutant l'un de l'autre, ils
finissent par s'entretuer... Une illustration bien contemporaine de la morale
du "Huis-Clos" de Sartre, "l'enfer c'est les autres".
3.2- gestion du rythme et art du contre-pied.
Alors que la structure scénaristique
carpentérienne semble a priori relativement simple et facilement
dominée par le spectateur, elle ne cesse pourtant de le surprendre.
Pourquoi ? Parce que Carpenter maîtrise à la perfection les
changements de direction ou de ton et multiplie les enjeux secondaires qui
découlent tous de l'enjeu central, celui de la survie (voir la partie
précédente). C'est pour cela qu'empruntant une image
mathématique on pourrait qualifier la structure carpentérienne de
sinusoïdale, le réalisateur choisissant de dilater certains moments
ou d'en ellipser d'autres (ainsi, dans Fog, on peut remarquer qu'il
prend le temps, dans un très long prologue de presque 10 minutes, de
soigneusement retranscrire les effets de l'approche de la force
maléfique en une succession de plans aux quatre coins de la ville -
voitures malmenées, électricité coupée,
supermarché saccagé - préparant même l'incursion de
ces effets surnaturels venus bouleverser l'espace quotidien en une longue
scène dans le supermarché a priori banale, puisque nous suivons
un employé en plein nettoyage, mais où nous sentons pourtant
intuitivement par le jeu sur le découpage, la musque et la longueur des
plans, que quelque chose va arriver. Au contraire, il choisit de ne pas montrer
certains moments, comme le passage à l'acte de la relation entre Jamie
Lee Curtis et Tom Atkins), imprimant un rythme variable à ses
séquences, enchaînant moments de pause (dans The Thing,
c'est par exemple l'étude médicale du corps difforme, avant que
la chose ne se révèle dans le chenil) et brusques regains de
tension (la scène du test sanguin). Sur la gestion du rythme, on pourra
citer les effets de montage de The Thing, puisque « aux
traditionnels fondus au noir, [Carpenter] substitue pour moitiés
d'étranges fondus au blanc qui assurent la respiration
intraséquentielle tout en enveloppant les personnages, au choix, dans
un no man's land immaculé ou au plus profond de
l'obscurité. ». Même gestion étrange du rythme
qui bouscule les repères du spectateur dans Le Village des
Damnés : les nombreuses ellipses temporelles nous mettent en
difficulté pour nous repérer par rapport au temps qui passe,
donnant la sensation que le temps peut aussi bien s'écouler
incroyablement vite (les enfants qui grandissent) qu'incroyablement lentement
(la séquence de résistance mentale du Dr Chaffee dans les ultimes
séquences qui paraît alors en comparaison extrêmement
longue). Voyons enfin comment Bertrand Rougier (46) analyse la construction, ou
plutôt la déconstruction rythmique qu'adopte Carpenter dans
Vampires : « Par le biais de [son introduction brutale],
Carpenter vise à captiver [le spectateur] par un rythme qui ne se
relâchera pas, l'assaut de la première séquence provoquant
une onde de choc qui se propage sur tout le film, infléchissant
même son intrigue. Le mouvement, la tension, au lieu d'accompagner le
récit qui les engendrent parviennent ici à le dérober,
à s'en rendre maître, tendant à assouplir le
découpage au profit de la continuité du rythme. La composition
filmique classique, fondée sur les principes d'équilibre, de
variété et d'harmonie, en est bouleversé au point que
Carpenter en vienne à contester le rôle directeur du
scénario. Si le récit progresse bien vers un climax, chaque
scène se développe de manière autonome en exploitant
toutes ses ressources jusqu'à l'épuisement. Dans Vampires,
Carpenter décide de valoriser la vitalité du mouvement au
détriment de la cohérence stricte du récit. Mais le
miracle permanent des réactions en chaîne permet à
Carpenter de conserver intacte l'énergie produite au départ. Le
cinéaste (...) joue avec les nerfs d'un public déjà bien
surpris par les accélérations et les ralentissements impromptus
du récit. [l'ouverture] communique dès le départ aux
spectateurs toutes les informations dont ils auront besoin pour
appréhender correctement le film et ses protagonistes. Carpenter peut
donc se permettre de laisser retomber la pression, le long-métrage
adoptant un rythme lancinant, bercé non pas par le crépitement
des armes, mais par l'alternance du cycle jour / nuit, les plaines
ensoleillées du Far-West s'opposant aux repères étroits,
lugubres, dans lesquels les monstres sont confinés jusqu'au
crépuscule, moment où les grands espaces s'ouvrent à leur
tour à la menace. » Ainsi, Carpenter, à travers un
subtil mais précis travail de gestion du rythme des séquences, de
leur enchaînement, de leurs respirations (respirations internes aux
séquences et respirations entre les séquences), ainsi que
grâce à un enchevêtrement d'enjeux qui s'associent se
répondent et se valorisent mutuellement, Carpenter complexifie et
densifie la structure de son scénario.
Cela est favorisé par la volonté de Carpenter de
retarder au maximum l'affrontement final (Laurie / Myers, Nada / les
envahisseurs, Loomis / l'Anti-Dieu, Trent / Sutter Cane, Mac-Ready / la chose)
promis par son scénario, car étrangement, plus que le climax, ce
qui semble l'intéresser c'est ce qui se passe avant, toute la
préparation scénaristique qui va conduire le spectateur à
aborder ce final dans un état de tension particulier, conscient des
enjeux de tous ordres qui ont été posés tout au long du
film. Pour Carpenter, la préparation du climax semble d'ailleurs presque
plus jouissive que le climax lui-même : peut-être parce que
c'est cette préparation, en tant qu'elle place le spectateur dans un
état à la fois d'attente et d'anticipation permanente, qui est la
plus émotionnellement intéressante. Carpenter définit
d'ailleurs ainsi le sentiment de peur (47) : « il faut tenir
compte du fait que la peur émane de l'anticipation d'un
événement atroce. Une fois l'événement
passé, on tombe dans la tragédie. Imaginez vous à
Hiroshima en 1945. La partie terrifiante des évènements a lieu
avant le largage de la bombe, après c'est autre chose. » Pour
continuer à surprendre le spectateur et réactiver sans cesse son
anticipation de l'événement atroce, Carpenter va jouer
sur deux éléments : le travail sur l'état transitif
et la capacité à prendre le contre-pied des attentes du
spectateur. Il travaille donc d'abord sur l'état transitif :
état transitif du héros carpentérien, qui, comme nous
l'avons vu se construit dans l'affrontement physique et métaphysique, et
surtout état transitif de ce qui le menace. Les contours de la menace se
précisent (On ne voit d'abord que le bras de Myers, puis son dos, puis
son masque et enfin son visage) où se transforment (la créature
de The Thing qui se transforme à chaque apparition, signe de son
caractère protéiforme), obligeant le spectateur, en bouleversant
continuellement ses repères et la représentation visuelle qu'il
peut avoir de la menace, à se tenir constamment sur ses gardes.
Carpenter sait également parfaitement jouer sur les changements de ton
ou les effets de surprise qui vont venir désarçonner le
spectateur dans ses attentes ; on pourra citer deux exemples de traits
d'humour noir qui viennent désamorcer des situations tendues : dans
le Village des Damnés, dans la séquence d'ouverture,
l'arrivée des extra-terrestres provoque l'évanouissement
inexplicable des habitants : lorsque ceux-ci se réveillent sans
aucun souvenir de ce qui a bien pu se passer, le spectateur constate,
mi-effaré mi-amusé, que l'un d'entre eux s'est évanoui...
sur son barbecue ! Même humour noir et violent dans Ghosts of
Mars, lorsque le frère de Désolation Williams se coupe
accidentellement tous les doigts en voulant démontrer sa force. Mais si
Carpenter sait désamorcer des situations, il sait également, en
déjouant les attentes du spectateur, en amorcer de nouvelles :
attardons-nous sur la gestion du cas Mac-Ready dans The Thing. Rafik
Djoumi (48) relève que dans ce film Carpenter va tellement loin dans sa
volonté de déjouer les attentes du spectateur qu'il va
carrément «abattre un interdit narratif. En effet Mac-Ready,
référent du spectateur, se trouve à son tour
suspecté d'être la chose. Or, au lieu de nous faire partager son
sentiment d'exclusion, Carpenter met tout en oeuvre pour que nous le
suspections à notre tour ! Sa main tente d'ouvrir lentement une
poignée de porte, en référence à un plan
incontournable du film de fantômes. Puis il nous apparaît dans la
remise d'explosifs, éclairé sur un fond bleuté glacial,
les yeux brillants, métalliques, et une barbe de givre qui lui
confère une apparence de mort-vivant. Impossible dès lors, de
pousser plus loin la confusion paranoïaque du spectateur, qui vient de
soupçonner son référent, la projection de soi à
l'écran. » En posant comme postulat qu'il est le seul
maître à bord de son espace filmique et qu'il peut à tout
moment renverser les perspectives du spectateur, Carpenter entraîne alors
le spectateur dans les mailles de son filet, suscitant le trouble et l'angoisse
du prochain renversement : en un mot, Carpenter, avec brio
créé l'angoisse, ce sentiment de ne pouvoir se reposer sur aucune
certitude qui est la caractéristique même de son cinéma. Le
spectateur est, littéralement, soumis à la volonté de
Carpenter !
III- une mythologie de l'Amérique
menacée.
1- une épuration porteuse de sens.
1.1- suggestion et moyens de production.
On a souvent présenté Carpenter comme un fervent
partisan de la suggestion et de l'emploi du hors-champ, ce qui est vrai, mais
dans une certaine mesure seulement. Notons tout d'abord que Carpenter sait
parfaitement suggéré la menace qui pèse sur se personnages
sans la montrer à l'image : ainsi, dans Halloween, la
première fois que nous voyons Michael Myers à l'âge adulte,
Carpenter prend bien soin de dissimuler son apparence. En jouant au maximum sur
la pénombre, et surtout sur la subjectivité des points de vue
(notamment le point de vue de l'infirmière dans la voiture qui ne voit
que le bras Myers traversant la vitre), le réalisateur nous donne
à voir l'élément qu'il juge essentiel à ce moment
du film pour l'appréhension du personnage par le spectateur (son
extrême violence) sans pour autant que nous sachions rien d'autre de lui.
Bien sûr cela répond à un souci d'efficacité (poser
la violence de Myers tout en laissant travailler l'imaginaire du spectateur),
mais également à une volonté de Carpenter d'épurer
au maximum son personnage : il n'a, au sens strict, pas d'identité
(un masque inexpressif, et sous ce masque un visage tout aussi inexpressif
comme nous le découvrirons à la fin du film) car
l'identité pour Carpenter c'est l'humanité et Myers n'a rien
d'humain malgré les apparences. Il n'est rien d'autre qu'une pure
représentation du Mal, tout comme le sont les assaillants
d'Assaut. D'ailleurs dans ce film de la même manière,
Carpenter jouera à suggérer la présence de la masse
d'assaillants d'abord grâce aux effets de leur violence, notamment les
multiples inserts montrant les balles frapper l'intérieur du
commissariat : souci d'efficacité et d'économie bien
sûr (il n'a ainsi pas besoin d'utiliser des centaines de figurants pour
faire ressentir au spectateur le danger qu'ils représentent), mais
également réelle volonté de jouer sur la toute puissance
du hors-champ ; Bertrand Rougier (49) constate ainsi que « le
cadre étant restreint, l'essentiel du film se joue en dehors de
celui-ci, la caméra servant uniquement à enregistrer
mécaniquement l'effet dévastateur du hors-champ ».
Lorsque Carpenter choisit donc de ne pas montrer, ce n'est jamais gratuit et
cela s'inscrit dans une vraie réflexion par rapport à sa mise en
scène : dans Fog par exemple, Carpenter a d'abord choisi de
ne rien montrer, s'inspirant d'un Jacques Tourneur pour travailler sur
« une mise en scène d'autant plus angoissante qu'elle ne
cherche pas à représenter le visage du mal, mais qu'elle
suggère son ombre portée sur notre monde. »
(Hélène Frappat (50)), même s'il se rendra compte au
montage que le film tel quel ne fonctionne pas parfaitement, décidant
alors de retourner certaines scènes dans l'optique de les expliciter et
de rendre le film plus effrayant. Mais le film repose encore beaucoup sur cette
notion de donner à croire au spectateur qu'il a vu alors qu'il n' a
souvent fait que deviner ou distinguer, son imaginaire comblant les images
manquantes : il suffira de revoir les scènes ou les fantômes
attaquent les marins près d'Antonio Bay. Par un jeu très
précis sur le son et le montage, la scène semble bien plus
violente qu'elle ne l'est en réalité (inserts sur le visage de la
victime au moment précis où l'arme frappe, son de chair et d'os
qui craque tandis que la lame transperce les corps hors-champ). Mettre en
scène la peur, c'est donc principalement relever le défi de
trouver un équilibre entre ce que je suggère et ce que je
montre.
Parfois, au contraire, Carpenter décide de
montrer parfois bien plus qu'on ne pourrait s'y attendre: dans The
Thing, son film le plus représentatif de cet état de fait,
les SFX particulièrement gores de Rob Bottin (probablement le meilleur
maquilleur d'effets spéciaux avec Tom Savini) traumatisent les
personnages tout autant que le spectateur, bien aidés en cela par toute
la préparation psychologique sur laquelle travaille le cinéaste.
Remarquons avec Rafik Djoumi (51) « qu'il s'agit dorénavant
pour Carpenter de détourner systématiquement l'attention de son
public, avant que n'éclatent les visions cauchemardesques amoureusement
préparées par le maquilleur Rob Bottin. Lors de la
réanimation de Norris, non seulement Mac-Ready occupe l'essentiel des
plans, mais de savants cadrages mettent en évidence les manoeuvres de
Clark pour s'emparer du scalpel. Lors du test sanguin, une dispute
éclate quelques secondes avant le moment fatidique. Si les visions
infernales et grotesques de Bottin ont effectivement un impact cauchemardesque,
la tentation de rire, pourtant bien réelle, est d'emblée
désamorcée par la longue préparation psychologique
à laquelle nous a soumis Carpenter. » Ainsi non seulement
Carpenter décide de montrer et d'incarner physiquement la menace, mais
ce choix conscient s'accompagne de tout un travail de mise en scène
visant à venir soutenir cette incarnation. Dans le même ordre
d'idée, Carpenter fait le choix de montrer à l'écran
l'indicible cher à Lovecraft ;pari risqué quand l'on sait
que représenter à l'écran ce que l'on a d'abord
travaillé à suggérer a de fortes chances de venir
décevoir le tout-puissant imaginaire du spectateur. Dans l'Antre de
la folie, Carpenter a choisi de représenter les créatures
diaboliques qui entrent dans notre monde alors qu'il aurait pu décider
de ne pas le faire (ce passage étant à mon avis sans doute le
moins réussi du film) ;Carpenter confirme d'ailleurs qu'il aurait
pu se passer de cette représentation (52): « C'est vrai,
les effets spéciaux ne sont pas indispensables pour ce genre d'histoire.
Mais j'adore les effets spéciaux ! Ils rendent le film plus
effrayant, lui donnent un aspect étrange. Si vous voulez suggérer
une créature de l'au-delà ou une métamorphose, il faut se
fixer une limite sur ce que vous voulez montrer. Moi, j'ai décidé
d'y aller à fond sur les effets. Alors certes ils ne sont pas
indispensables au film, mais je suis bien content d'en avoir. » Plus
loin, Carpenter soulève un point essentiel concernant sa manière
d'aborder la question de la limite entre représentation et suggestion
(53) : « Et puis, c'est une décision que j'ai prise sur
le moment. Vous savez, je n'ai aucun raisonnement arrêté sur mes
choix quand je fais un film. Je raconte toujours mes histoires comme je le
sens. Je m'en tient toujours à mon instinct. »
Voilà une nouvelle facette intéressante de
Carpenter : un réalisateur d'instinct dont l'oeuvre traduit une
très grande cohérence thématique et visuelle. En tout
cas, qu'il s'agisse de représenter ou de suggérer la menace, une
constante se dégage du travail de Carpenter : son habileté
à faire la synthèse de son sujet, de l'angle selon lequel il
souhaite l'aborder et des moyens de production qui lui sont accordés.
Carpenter est un véritable artisan au sens noble du terme, formé
à la difficile école de la série B et de la
« débrouille » capable de travailler avec des
budgets dérisoires compte tenu des ses ambitions sans pourtant
pratiquement jamais les dépasser. Ainsi, l'emploi du hors-champ est
parfois tout simplement une solution efficace et économique
pragmatiquement adoptée par un cinéaste soucieux d'optimiser ses
moyens de production. Le Prince des Ténèbres en est
sûrement l'exemple le plus flagrant : après l'échec
cuisant Des Aventures de Jack Burton dans les Griffes du
Mandarin, hommage grand-guignolesque vibrant à tout un pan du
cinéma asiatique qui le fascine (les production venues de Honk Kong de
la Shaw Brothers, Tsui Hark, Bruce Lee bien sûr...), Carpenter
décide de se refaire une santé loin de la pression des studios et
de se tourner vers ce qu'Arnaud Bordas (54) désigne comme « un
cinéma indépendant, fauché mais ingénieux,
où la pauvreté du budget n'a d'égale que la rigueur de la
conception. Bref, de la série B authentique, pour résumer
rapidement. ».Carpenter multiplie donc les images économiques
mais fulgurantes : prolifération d'insecte qu'il décrit (55)
comme « un hommage direct à l'univers de Bunuel qui adorait
inclure des images d'insectes », horde de marginaux aussi effrayants
qu'inexpressifs, rêves prémonitoires des personnages
matérialisés par une image vidéo sale et granuleuse
d'autant plus inquiétante, Catherine prisonnière de l'autre
côté du miroir... La représentation de l'Anti-dieu
enfin : comment retranscrire à l'image une image inversée de
Dieu censée créer la plus grande frayeur physique et
métaphysique ? Le plus simplement du monde en choisissant de ne pas
la retranscrire, ou si peu : un liquide vert dans un container, une forme
massive et indistincte derrière un miroir... Et c'est tout. Point. Le
réalisateur laisse simplement le spectateur s'effrayer lui-même en
convoquant ses propres peurs les plus intimes, ce que confirme Carpenter
lui-même (56) : « Au départ, nous voulions que
l'Anti-Dieu ait l'aspect d'une créature de Lovecraft mais nous n'y
sommes pas parvenus. C'est pourquoi je les ai finalement supprimés de la
version définitive. Mais peut-être que Le
Prince des Ténèbres ressemble de cette façon plus
à un film lovecraftien que si nous avions inclus ces
plans. Vous savez, on peut arriver à décrire un monstre de
Lovecraft facilement, mais lorsqu'il s'agit de lui donner une forme visuelle,
le problème prend une autre dimension. ». Laissons le mot de
la fin à Arnaud Bordas (57) résumant le travail de Carpenter sur
Prince des Ténèbres : « Comment Carpenter
arrive-t-il à nous coller une pétoche pareille avec seulement un
million et demi de dollars en poches ? Ayant retenu les leçons d'un
Robert Wise (La Maison du Diable - 1963) ou d'un Jacques Tourneur
(Rendez-vous avec la peur - 1957), il maîtrise parfaitement l'art
de la suggestion et l'utilise mieux que personne pour générer la
peur. Mieux encore, de même que chez Lovecraft, dans Prince des
Ténèbres ce qui est dans le noir n'est pas horrible mais
innommable (au sens littéral). Et l'imagination de turbiner à
plein rendement... »
1.2- fin ouverte et dérisoire, ou plutôt
dérisoire car
ouverte.
Il est clair que John Carpenter est loin d'être un adepte
du manichéisme: dans son univers, le "tout blanc ou tout noir" ne trouve
pas sa place. Il travail constamment la question de l'ambiguïté, et
en particulier dans la façon dont il choisit de terminer ses films, ou
plutôt dans la façon dont il choisit de ne pas les terminer. Le
cinéma de Carpenter pose des questions, mais n'y répond pas
forcément, ouvrant des pistes et laissant au spectateur et à son
imagination le soin de s'investir afin de trouver ses propres
réponses...
Il y a tout d'abord les fins qui portent en soi les germes d'un
prolongement probable: dernière image évocatrice, final "In Media
Res" c'est-à-dire en plein milieu d'une action... On pourra ainsi citer
le final du Village des Damnés, où nous voyons le petit
David sauvé par sa mère, son regard vide se promenant sur
l'horizon tandis que la voiture roule vers une destination inconnue. Or, si son
comportement s'est révélé différent des autres
envahisseurs (beaucoup plus "humanisé), nous savons que David n'est pas,
et ne sera jamais, un être humain. Le cauchemar de Midwich (des enfants
identiquement parfaits et parfaitement identiques envahissant une
communauté de l'intérieur) est donc voué à se
répéter, d'autant que comme l'a précisé le
personnage de Kirstie Alley, d'autres communautés se sont vues
infiltrées à leur tour... De même à la fin de
Ghosts of Mars, nous voyons le personnage de Désolation Williams
secourir Mélanie Ballard, puis tous deux repartir à l'assaut des
"esprits de Mars", qui échappés de leur ville fantôme,
viennent s'attaquer à la civilisation. Nous n'en saurons pas plus sur le
destin de nos deux personnages, mais en est-il vraiment besoin? Tout juste
avons nous besoin de savoir que le mal n'est jamais vaincu, qu'il est
là, tapi dans l'ombre prêt à frapper de nouveau. C'est en
cela que l'on pourrait qualifier le cinéma carpentérien de
dérisoire, voire même d'absurde: durant 1h30, nous suivons le
combat désespéré de personnages pour assurer leur survie,
avant que les derniers plans du film nous révèle que la menace
n'a été que repoussé, et qu'elle est destinée
à revenir, encore et encore, inéluctablement, condamnant les
humains à un éternel combat. Ainsi, à la fin
d'Halloween, le Dr Loomis (Donald Pleasence) abat Michael Myers qui
tombe par la fenêtre. Or, lorsque le docteur se penche par la
fenêtre il n'y a plus de corps. Bien au contraire, les derniers plans,
des cadres de plus en plus larges de la ville (la maison de Laurie, la rue, la
ville..) accompagnés de la respiration lancinante et
caractéristique du tueur nous mettent sur la piste: Myers ne peut pas
mourir car il est déjà mort 15 ans plus tôt lorsque il a
froidement poignardé sa soeur. Toute humanité est morte en lui,
et désormais, comme le précise le Dr Loomis, "he's the
evil", une figure du mal vouée à hanter éternellement
la ville d'Haddonfield (c'est le sens de ces derniers plans), à la
recherche de la proie qui lui a échappé. On a reproché
à Carpenter d'avoir fait un calcul commercial en choisissant cette fin:
penser ainsi c'est passer complètement à côté du
sens profond de ce final, c'est-à-dire de faire de Laurie Strode une
sorte de Sisyphe contemporain condamné à mener
éternellement le même combat pour assurer sa survie. D'ailleurs,
Carpenter n'hésitera pas à abandonner la franchise nouvellement
créée pour aller réaliser Fog. Cette fin ouverte
contribue également à faire d'Halloween un conte cauchemardesque:
Myers c'est le croquemitaine, et comme le résume Stephen King, "il
était une fois trois baby-sitters qui décidèrent de sortir
pendant la nuit d'Halloween, et une seule d'entre elles était encore
vivante lorsque vint le jour de la Toussaint." C'est le
même phénomène que l'on retrouve à la fin du Prince
des Ténèbres: Kelly s'est sacrifiée en plongeant de
l'autre côté du miroir qui est ensuite brisé afin
d'éviter l'avènement de l'Anti-Dieu. Or, au final le personnage
de Brian Marsh (interprété par Jameson Parker),
réveillé par un cauchemar récurrent (en fait un message
adressé par le futur à travers le temps), s'approche du miroir
situé dans sa chambre, tend la main... et le film se termine. Carpenter
sous-entend ainsi que les personnages ont fait une erreur
d'interprétation: le miroir de l'église n'était pas le
seul vecteur d'entrée pour la force maléfique; tout miroir
peut-être une condition suffisante permettant à l'Anti-Dieu de
s'incarner dans notre monde, cette donnée changeant la situation, en
rendant dérisoire la résistance menée dans
l'église, et surtout en rendant dérisoire même toute forme
de résistance. C'est pourquoi Brian Marsh continue de faire ses
cauchemars alors même qu'ils devraient cesser: ils expriment la victoire
certaine du mal (la forme noire sur le pas de l'église) quelque soient
les conditions. Dans Fog enfin, dans l'avant dernière
scène du film, le personnage d'Adrienne Barbeau, gardienne du phare et
voix d'Antonio Bay, engage les habitants à surveiller le brouillard: son
"look for the fog" faisant directement référence au
"watch the skies" clôturant le film de Howard Hawks et Christian
Nyby, La Chose d'un Autre Monde, film de chevet de Carpenter. Ici,
comme le précise Hélène Frappat (58) , la voix d'Adrienne
Barbeau "délivre alors la "morale" de la fable carpentérienne. Le
mal peut revenir. Autrement dit, la menace de Fog est d'autant plus
terrifiante qu'elle est incertaine, indéterminée, puisqu'elle
réside dans les zones d'ombre et de brouillard présentes en
chacun de nous."
Ainsi chez Carpenter, paradoxalement, toute fin ne
peut-être définitive: de Jack Crow voué à
pourchasser éternellement ses ennemis vampires et notamment Katrina et
Montoya, contaminés (Vampires, encore que le final met fin
à la traque de Valek et en relance une nouvelle, celle de Montoya,
l'enjeu n'étant plus alors la survie de l'humanité, mais le
rapport de compétition entre Crow et Montoya) à John Trent dans
l'Antre de la Folie condamné à revivre à
l'écran une mise en abyme perpétuelle de son existence
créée de toute pièce par Sutter Cane (un final en boucle,
à la fois ouvert et fermé), il y a dans son oeuvre un goût
certain pour l'ambiguïté et l'ambivalence. D'où cela
vient-il? Comme le précise John Carpenter lui-même (59), il "aime
beaucoup les fins ambiguës. [Il a] toujours eu des problèmes avec
les films qui ont une "vraie fin". Ce n'est pas comme ça que cela se
passe dans la vraie vie, tout y est beaucoup plus stable et incertain. C'est
pourquoi [il] utilise souvent des fins ouvertes. En fait, [il] leur ressemble
beaucoup. [il lui] arrive très souvent de ne pas trouver de solution
à un problème." C'est dans cette même optique qu'il
effectue une comparaison entre John Ford et Hawks (60) : "j'apprécie
John Ford, mais je n'aime pas son sentimentalisme, son romantisme, ni son
respect pour les valeurs morales. Les films de Hawks sont plus ambigus."
Enfin, le choix d'un final ouvert peut-être
également l'occasion pour Carpenter d'y tenir un discours
spécifique, comme c'est le cas dans The Thing: à la fin,
Mac- Ready semble avoir éliminé la chose, mais il découvre
alors qu'un autre personnage a survécu. Dès lors, le plan final
montre les deux hommes armés, perdus dans l'immensité glaciale,
se surveillant l'un l'autre à la recherche d'un signe pouvant trahir la
présence de l'extra-terrestre protéiforme. En un seul plan
très "sartrien", Carpenter résume le sujet même du film,
c'est-à-dire la peur de l'autre: deux hommes incapables de se faire
confiance, prêts à s'entre-tuer à tout moment, symboles
d'une humanité paradoxale qui ne peut vivre qu'en groupe mais sans pour
autant pouvoir faire confiance à son prochain.
Carpenter est bien conscient que son goût pour les fins
ouvertes ne sert pas forcément ses intérêts commerciaux:
"Un de mes grands problèmes, c'est que la plupart de mes fins sont
ambiguës et ne sont pas toujours très gaies. Elles mettent mal
à l'aise, alors que Spielberg, par exemple, est conscient des sentiments
qui nous animent et sait comment les flatter. (...) Chose dont je suis
totalement incapable, parce que je fais d'abord ce métier pour moi."
(61)
1.3- vers un mal pur.
Carpenter refuse de perdre son temps en explication et en
justification: dans son espace cinématographique, les choses arrivent,
un point c'est tout. Libre au spectateur de refuser d'entrer dans l'univers mis
en place par le cinéaste, mais s'il accepte d'y entrer c'est pour
accepter ce postulat de départ: les choses arrivent un point c'est tout.
Dans l'univers carpentérien, il y a toujours un événement
perturbateur de départ qui déclenche une crise et qui pousse les
personnages à s'organiser pour la dépasser, et il importe peu de
savoir pourquoi ou comment cet événement arrive: les enfants
envahisseurs qui colonisent le Village des Damnés, la chose qui
s'infiltre dans la base américaine dans The Thing ou encore les
esprits vengeurs qui se réveillent sur Mars dans Ghosts of
Mars...
On peut aisément établir un parallèle avec
un film qui fait partie des références cinématographiques
de Carpenter: Les Oiseaux d'Alfred Hitchcock. Dans son métrage,
Hitchcock fait s'abattre sur une île (et sur ses personnages) un
fléau bien particulier, puisque tous les oiseaux s'unissent pour
attaquer les humains sans raison apparente. Il n'y a pas d'explication, et
c'est bien là le plus terrifiant. Cela permet bien sûr à
Hitchcock de rendre son film ultra-efficace, puisque en ne perdant pas de temps
en explications (qui auraient été de toutes manières
probablement peu crédibles), il dispose d'un maximum de temps pour
mettre en place ses personnages, en particulier son héroïne
incarnée par Tippi Hendren, une femme à la marge car trop
moderne, trop "libérée" pour son époque, puis pour filmer
l'attaque proprement dite. Mais cela permet également à Hitchcock
de se libérer du joug réaliste pour métaphoriser son
discours et livrer, au travers de ses oiseaux, une incarnation du Mal. Or, que
fait de son côté Carpenter, si ce n'est explorer dans chacun de
ses films une facette différente du Mal?
Ainsi dans Assaut, pour Bertrand Rougier (62), Carpenter
"ne révèle jamais franchement les ambitions ni le visage des
gangsters, le film se nourrissant précisément de ces
interrogations pour alimenter la teneur fantastique du récit".D'autre
part, comme le souligne Hélène Frappat, "on ne saura jamais
exactement qui sont les fantômes de Fog"(63). Bien sûr, ils
ont une histoire, une histoire de vengeance plus précisément
puisqu'ils reviennent éliminer les descendants de ceux qui ont fait
échouer leur bateau pour de l'or, fondant la communauté d'Antonio
Bay sur un crime originel. Mais cette motivation, cette explication que choisit
Carpenter est là avant tout pour véhiculer un discours
métaphorique sur les Etats-Unis, pays fondé lui aussi sur un
crime originel, celui du massacre des indiens. Pour le reste, John Carpenter
choisit, comme le dit justement encore Hélène Frappat, de
s'intéresser à la "confrontation avec le mal pur (d'autant plus
"pur" qu'il est aussi vague qu'un banc de brouillard) et à la terreur
qu'il engendre", recherchant "une forme de stylisation très pure et
abstraite de l'horreur". Cela est encore plus prégnant dans le film
Halloween, où Carpenter part d'une figure réaliste, ou
tout du moins crédible (le tueur sociopathe) pour en faire la figure
même du mal: démarche lente et inéluctable rappelant les
zombies de Romero, absence totale d'expression donc d'émotion et donc
d'humanité comme le montre une des dernières séquences du
film où l'on voit Laurie Strode arracher le masque de son agresseur et
révéler un visage tout aussi transparent et inexpressif (la
même in-expressivité que l'on découvrait sur le visage du
petit Michael Myers après le meurtre de sa soeur: il n'y a plus trace
d'humanité en lui), emploie d'un champ lexical très précis
de la part du Dr Loomis qui désigne Myers par les termes
"devil" (= le diable) ou bien "evil" (= le mal), sentiment
d'invincibilité: Myers se fait tirer dessus, tombe par la fenêtre
mais ne meurt pas, sûrement parce que d'une certaine manière il
est déjà mort...
Surtout, un élément en particulier contribue
à faire de Michael Myers non plus un simple serial-killer de
série B, mais bien plus une figure mythologique du Mal, c'est sa
capacité à "hanter l'espace": cela a déjà
été abordé dans la partie "l'espace
déréglé et contaminé" mais précisons ici le
propos. Toute le dispositif de mise en scène de Carpenter, en
particulier dans la gestion de l'espace, est destiné à donner la
capacité à Myers de se "fondre" véritablement dans le
décors urbain d'Haddonfield (rues, maison...). Ainsi, il y a un recours
régulier au système de montage suivant: plan de Myers qui observe
Laurie Strode, puis plan de Laurie qui, sentant intuitivement la menace, se
retourne vers Myers, puis retour au plan précédent (même
valeur et même cadre) mais cette fois-ci Myers a disparu; ce
système confère à Myers la possibilité
d'apparaître et de disparaître comme bon lui semble au sein de cet
espace urbain, ou tout du moins donne à croire au spectateur qu'il a
cette possibilité. De même, Myers semble maîtriser
complètement l'espace dans lequel il évolue: lorsque Laurie
Strode se dissimule dans la penderie pour échapper au tueur, celui-ci la
repère immédiatement comme s'il pouvoir voir à travers les
surfaces solides de cet espace qu'il a fait sien; lorsqu'il poursuit Laurie,
notamment dans l'affrontement final dans la maison, Myers se retrouve
systématiquement derrière elle de manière
quasi-surnaturelle... D'ailleurs, comme nous l'avons remarqué
précédemment, les ultimes plans du film, ces plans de plus en
plus larges de la ville avec en fond sonore la respiration du tueur, confondent
complètement Myers et son environnement en une symbiose parfaite et
parfaitement indissociable. Enfin, dernier élément qui fait de
Myers un personnage de conte terrifiant comme l'a définit Stephen King,
c'est le fait que pendant plus de la moitié du film seuls les enfants
que gardent Laurie semblent avoir la capacité de voir réellement
le tueur: comme le dit le jeune garçon dont s'occupe Laurie, "he's
the boogey man", "c'est le croquemitaine". Et effectivement c'est bien
ça dont il s'agit: Michael Myers c'est le croquemitaine, le monstre
caché sous le lit ou dans le placard prêt à revenir nous
terrifier à tout instant. Dès lors, la comptine chantée
par les enfants lorsqu'ils sortent de l'école à propos du "Boogey
man" devient, plus qu'un effet de style, une véritable
déclaration d'intention.
D'ailleurs on pourra noter pour conclure que la volonté
de Carpenter de faire de Myers une figure mythique était présente
dès l'origine du projet comme il le précise lui-même: "nous
cherchions à donner notre interprétation d'une icône comme
le Frankenstein de Boris Karloff. Nous aimions ces monstres. Godzilla par
exemple, dans son premier film, était un monstre horrible... Et il est
devenu un héros! (64)" Tout comme Myers, entré au panthéon
des figures maléfiques du cinéma au même titre justement
qu'un Frankenstein, un Dracula ou un Freddy Krueger...
2- une normalité effrayante: le paradoxe
carpentérien.
2.1- le travail de détournement du quotidien et des
institutions.
Un des talents que l'on peut certainement reconnaître
à Carpenter, c'est sa capacité à travailler sur des
éléments du quotidien, donc des éléments a priori
rassurants, pour les rendre a posteriori terrifiants. Les rues d'un petit
"suburb" américain moyen, un commissariat de police, un village, un
chien qui court dans la neige... Autant d'éléments, d'images qui
dans n'importe quel film traditionnel sembleraient anodines et qui prennent un
tout autre sens pour les spectateurs de Carpenter. Cela peut paraître
surprenant, mais comme le précise Carpenter (65) "certaines des choses
les plus terrifiantes pour moi et pour pas mal de gens, ce sont les trucs qui
ont l'air en apparence tout à fait normal. Une personne, un quartier...
Mais sous le vernis ils ne sont pas comme vous et moi.". A propos de quartier,
on a déjà beaucoup parlé d'Halloween et de la
capacité de Michael Myers à se fondre dans l'espace urbain
d'Haddonfield, petite ville de l'Illinois: c'est également un moyen pour
Carpenter de brouiller tous les repères traditionnels de Laurie Strode,
de l'étouffer dans cet espace qui est le sien depuis toujours et qui
devrait la rassurer. Ainsi toute la mise en scène de Carpenter va
travailler soit à la "perdre" dans l'espace (utilisation du scope, et de
plans d'ensemble accompagnés d'une focale extrêmement courte,
presque déformante qui isolent Jamie Lee Curtis et semblent la mettre
à la merci de son prédateur) soit à l'y enfermer avec des
cadres très composés où arbres, voitures, maisons, fil
à linge (toutes les composantes d'un ville en somme) viennent
créer des lignes et des cadres dans le cadre qui emprisonnent le
personnage en limitant ses possibilités de déplacement, donnant
le sentiment d'interdire toute tentative de fuite. L'espace urbain quotidien,
loin d'être rassurant, devient par le travail de découpage une
menace pour le personnage de Laurie. Dans cette même perspective de
détournement, on pourra citer le plan du chien déjà
évoqué dans The Thing, lorsque celui-ci, regarde par la
fenêtre le retour de Mac-Ready ramenant avec lui une preuve de
l'existence de la chose: un chien regardant par la fenêtre, voilà
bien une image qui semble a priori bien peu effrayante. Pourtant, quelque chose
vient susciter le malaise du spectateur: est-ce cette façon de regarder
par la fenêtre comme s'il comprenait réellement les enjeux de ce
qui est en train de se passer? Peut-être, mais pas seulement. C'est aussi
le travail très précis de mise en scène du
réalisateur qui vient donner une force particulière au plan. Il y
a déjà, comme nous venons de le dire, et aussi surprenant que
cela puisse paraître, un travail de "direction d'acteur" sinon de
dressage: cette fixité du chien, le corps tendu, en arrêt
constitue déjà une perturbation pour le spectateur qui ne peut
alors s'empêcher d'effectuer un rapprochement avec la séquence
d'ouverture du film où l'on voyait le chien se faire poursuivre par un
hélicoptère. Il se passe définitivement quelque chose avec
ce chien: mais quoi? Enfin, Carpenter, choisit de filmer ce chien en deux plans
qui entrecoupent au montage l'action de Mac-Ready, Carpenter liant les deux
propositions (le chien / le retour de Mac-Ready) comme si le chien avait bel et
bien un rapport direct avec ce qui est en train de se jouer,
c'est-à-dire la découverte de la menace extra-terrestre :
or, comme nous le découvrirons par la suite, c'est effectivement le cas.
De plus, le choix de cadre du 1er plan du choix est
significatif : Carpenter décide de placer la caméra
derrière le chien, avec celui-ci en amorce, plaçant le spectateur
dans la perspective de l'animal, type de cadrage que l'on emploie en
général pour un personnage humain puisqu'il souligne une
observation consciente et raisonnée, le tout contribuant à
conférer au plan un sous-texte qui deviendra évident lorsque le
chien placé dans le chenil se révélera être le
corps-véhicule de "la chose". Dernier exemple de ce travail de
détournement, les envahisseurs du Village des Damnés:
Carpenter s'attaque ici à un tabou essentiel puisque il choisit des
enfants pour incarner une nouvelle figure du Mal! Comme le précise
Carpenter (66), "la métaphore du Village des Damnés est
effectivement assez complexe et touche un des points les plus sensibles des
sociétés urbaines actuelles: qu'arrive-t-il quand les enfants
deviennent des tueurs froids et sans remords?" Comment s'y prend-il alors pour
rendre ses enfants effrayants? Et bien il va effectuer tout un travail de mise
en scène reposant sur l'uniformisation: uniformisation physique bien
évidemment avec tous ces enfants aussi parfaitement identiques
qu'identiquement parfaits, tous blonds aux yeux bleus dans une
réminiscence de fantasmatique nazi; uniformisation de réaction
ensuite comme par exemple lorsque l'un des médecin blesse
accidentellement l'un des enfants avec du produit oculaire et que nous voyons
tous les autres enfants attendant dans le couloir se lever d'un coup et se
tourner vers la salle (les enfants semblent réagir physiquement à
la douleur de l'un des leurs, comme autant de composantes d'un même et
unique corps); uniformisation des déplacements enfin, avec ces
nombreuses séquences où l'on voit les enfants traverser le
village à un rythme exactement synchronisé, dans une
espèce de parodie de démarche militaire (et la comparaison n'est
pas anodine: sous leur apparence, ces enfants sont-ils finalement autre chose
que des "soldats" envoyés pour nous envahir? Carpenter développe
d'ailleurs volontiers dans sa mise en scène un champ lexical militaire
lorsque les enfants sont représentés à l'écran,
notamment le fait que les envahisseurs en viennent petit à petit
à véritablement "occuper" la ville...). Mais c'est
peut-être avant même que les enfants ne fassent leur apparition que
Carpenter montre le plus de talent pour détourner les images
quotidiennes; examinons ainsi comment le réalisateur nous donne à
voir toutes les étapes de la grossesse des femmes du village de Midwich:
Carpenter nous montre les images traditionnelles d'une préparation de
naissance, mais renverse complètement notre perspective par
l'intermédiaire d'un principe très simple, le principe de
répétition. Nous voyons ainsi tout d'abord des femmes se
succéder chez le Dr Chaffee, apprenant leur grossesse les unes
après les autres, le Dr sous-entendant par la suite que strictement
toutes les femmes du village ayant la capacité de procréer
attendent un "heureux" évènement. Premier malaise: en
généralisant de manière surréaliste cette vague de
grossesse, Carpenter lui ôte tout aspect personnel créant une
première fracture avec l'image traditionnelle de la grossesse heureuse,
attendue et préparée. Il ne va cesser par la suite, toujours
suivant ce même principe de répétition, d'utiliser des
images vues mille fois mais qui cette fois-ci prennent une tournure
foncièrement malsaine: on citera la vague de rêves frappant au
même moment toutes les femmes sans exception durant leur grossesse (et le
même rêve, répété strictement à
l'identique: l'angoisse pré-natale traditionnelle prenant là une
tournure bien plus menaçante) ou bien encore les gestes
préparatoires à l'accouchement répétés par
une multitude de couples de tous âges regroupés dans un petit
espace, cette négation de l'individualité surréaliste,
presque absurde, achevant de renverser notre perspective de spectateur comme
celle des personnages: voir le visage des "pères", complètement
dépassés par le non-sens de la situation s'observant les uns les
autres. Ce travail trouve son apothéose lors de la scène de
l'accouchement même, où dans un hôpital de fortune
dressé par l'armée, un long travelling passe devant cette
multitude de femmes en plein travail (exactement au même moment!),
transformant l'hôpital en gigantesque usine à bébés:
les limites de l'absurde sont ici atteintes, mais alors que la scène
pourrait prêter à rire ce n'est absolument pas le cas, car avec
cette parfaite négation de l'individualité, et de
l'humanité donc, c'est aussi les limites de l'horreur qui sont
atteintes... On notera également rapidement qu'au centre de cette
uniformisation des envahisseurs Carpenter travaille à isoler un enfant
en particulier, David, cette identité qui se dégage du groupe ne
prenant alors que plus d'importance: pour Rafik Djoumi, (67) "le petit David
devient, par la force des choses l'élément principal qui renvoie
à la fragilité de ce groupe d'envahisseurs, offrant au
cinéaste l'occasion de jouer à plusieurs reprises sur la
désynchronisation (tout en conservant le rythme de marche du groupe, le
petit David s'en détourne pour pénétrer dans le
cimetière)". Or, si David est un élément perturbateur,
c'est parce qu'il est "orphelin, à cheval entre deux mondes". Personnage
d'une ambiguïté extraordinaire en somme, talon d'Achille des
envahisseurs de par son humanité sûrement, fossoyeur de
l'humanité peut-être car il reste malgré tout un
envahisseur (cf le final où la voiture s'éloigne avec le petit
David à son bord, la musique sous-entendant que cette histoire est loin
d'être terminée).
Cette attaque directe au tabou de la maternité montre
bien que Carpenter n'hésite donc pas à égratigner les
institutions: par institutions nous entendons les choses instituées
(règles, usages, organismes...) auxquelles, par définition, on ne
touche pas, les lois fondamentales régissant la vie politique et sociale
d'un pays. Première institution mise à mal dans l'oeuvre de
Carpenter, la police, et la notion de forces de l'ordre en particulier. Une
image pourrait résumer le sentiment de Carpenter à l'égard
de la police, celle du cauchemar de Trent dans l'Antre de la Folie,
où il voit, dans une ruelle étroite un policier frapper à
mort un sans-abris. Lorsque le policier se retourne vers Trent pour le menacer,
il expose un visage bouffi et déchiré, cette corruption physique
faisant directement référence à une autre forme de
corruption, mentale cette fois-ci. Carpenter vit à Los-Angeles: comment
ne pas voir dans cette image une référence (à peine)
dissimulée aux violences policières et notamment à
l'affaire Rodney King datée de 1992, où des agents de Los-Angeles
se virent filmés alors qu'ils s'en prenaient à un
afro-américain innocent, des émeutes raciales éclatant par
la suite dans toute la ville? L'image de la police n'est pas plus reluisante
dans New-York 1997 et Los Angeles 2013 ou bien encore dans
Invasion Los-Angeles, le problème principal étant que
cette police est une force de l'ordre, autrement dit un bras armé au
service de l'ordre établi, sans possibilité de jugement ni de
réflexion, y compris si celui-ci se révèle moralement
discutable comme peuvent l'être les régimes fascisants des films
cités, où sont progressivement gommés capacités
d'initiatives et libertés individuelles des citoyens (voir ainsi la
bande annonce de Los-Angeles 2013, où une voix
énumère les règles à suivre dans les
cinémas, les ordres devenant progressivement ceux qu'il faudra suivre en
2013: "interdiction de parler, de fumer, de manger de la viande rouge, de
choisir sa religion, de se marier sans le consentement du département de
la santé..."). Carpenter boulverse donc encore une fois les
repères du spectateur en faisant de la police (au sens large du terme,
comme garantie d'un ordre établi) non plus une présence
rassurante mais une menace, une de plus, pour le héros
carpentérien: Snake Plissken est arrêté par la police, ce
qui contribuera à l'envoyer derrière les murs du
pénitencier de New-York (dans une scène d'introduction finalement
coupée au montage de New-York 1997, on voyait Plissken se faire
arrêter et son complice se faire abattre), John Nada est poursuivi par
les forces de l'ordre tandis que "Justiceville", le refuge des laissés
pour compte, est mis à sac dans un triste reflet des exactions
policières courantes aux Etats-Unis. Chez Carpenter, la police est donc,
au pire, une menace, au mieux inefficace, comme dans Assaut où
Bishop attendra désespérément des renforts qui ne
viendront jamais ou dans Halloween, avec cette figure du policier de
banlieue complètement transparente et inutile...
L'Eglise, et surtout la hiérarchie ecclésiastique,
est également une cible de choix pour Carpenter, en particulier dans sa
volonté permanente de dissimuler pour mieux contrôler: dans
Prince des Ténèbres, c'est l'existence de l'Anti-Dieu qui
est dissimulée afin d'éviter un contre-poids qui pourrait nuire
à la domination de la religion traditionnelle sur les hommes. Mais
Carpenter va encore plus loin dans Vampires, puisque Jack Crow,
engagé par l'Eglise pour éliminer les créatures de la
nuit, va découvrir que c'est son employeur même qui est
responsable (par une ambition démesurée) de l'existence de Valek,
ce qu'elle a toujours cherché à cacher! Ainsi les deux
extrêmes (l'Eglise / les vampires) finissent par se rejoindre en une
espèce de boucle bouleversant les repères traditionnels du bien
et du mal: en effet, poussant la métaphore vampirique jusque dans ses
derniers retranchements, Carpenter unit les deux opposés par une
même et inextinguible soif, soif de sang pour Valek, soif de pouvoir pour
les hommes de Dieu... Mais Valek, lui, ne peut lutter contre cette sombre part
de lui-même, car son avidité est physique et condition de sa
survie: s'il n'a physiquement pas le choix, peut-on encore juger sa soif de
sang en terme de bien ou de mal? Fait-il autre chose que consommer pour
survivre, soit l'équivalent de ce que nous faisons chaque jour avec les
matières premières de notre planète au risque d'en
épuiser les ressources? D'autant que comme l'explique Bertrand Rougier
(68), "l'existence de Valek est littéralement infernale. A peine est-il
sur pied qu'il lui faut courir après sa subsistance, guetter ses
victimes, les séduire, les absorber. Valek est perpétuellement
menacé par le dessèchement de ces sangs volatils, ces mauvais
sangs faisant de lui un éternel sursitaire de la mort. Sa soif, aveugle
et irrépressible, est celle de vivre" (69) Pourquoi cette acharnement
contre l'institution religieuse, plus précisément l'institution
catholique? Carpenter nous en livre peut-être une clef dans un de ses
entretiens: à la question "êtes-vous une personne
religieuse?", il répond "non, je ne crois pas au surnaturel. La
seule place où il existe c'est sur un écran. La vraie vie est
telle qu'elle est: nous sommes assis dans ce café, il y a des voitures
dehors, il n'y a pas de fantômes autour de nous, il n'y a pas d'Ovni
au-dessus de nos têtes, je ne vais pas me transformer en loup-garou et
vous n'êtes pas un vampire. Si nous étions dans un film, tout ceci
pourrait arriver." (70).Voici donc peut-être l'explication de ce rapport
conflictuel: Carpenter reprocherait à la religion catholique, non pas de
mentir puisque le mensonge est une donnée fondamentalement
cinématographique, mais de mentir dans le but d'exercer un
contrôle sur l'Homme. Ainsi dit-il encore dans le même entretien
(71), alors que le journaliste remarque qu'il n'est pas très tendre avec
les autorités catholiques dans Vampires: "j'ai été
élevé dans le protestantisme, chez les méthodistes pour
être plus précis. Les méthodistes composent une branche
très particulière de la religion protestante: ils ne
reconnaissent pas la culpabilité comme une valeur sacrée. Tout le
contraire du catholicisme qui, justement, repose sur la notion de
culpabilité, de péché. Le catholicisme est très
étrange à mes yeux. D'autant plus qu'il accorde une place
importante à l'apparat, aux costumes, aux ornements, à tous ces
symboles rituels. Je ne comprends pas cette manière d'habiller une
religion. Tout ce decorum rend le catholicisme très suspect. Je m'en
méfie." Apparat, culpabilité, autant d'armes de
l'Eglise pour asseoir sa position de supériorité et
contrôler les foules...
Enfin, dernière cible, et pas la moindre, de Carpenter:
l'institution politique. Que ceux qui nous dirigent soient manipulateurs (les
extra-terrestres d'Invasion Los-Angeles qui asservissent la masse humaine par
l'intermédiaire de messages subliminaux), inefficaces (dans Ghosts of
Mars, malgré l'interrogatoire de Mélanie Ballard qui annonce
la menace, le matriarcat est incapable d'organiser une défense et se
trouve débordé comme le suggère la fin du film: les
esprits gagnent la civilisation), assoiffés de pouvoir (les militaires
du Village des Damnés qui font de Midwich un laboratoire
d'observation en espérant en tirer des informations avant de se faire,
encore une fois, déborder) ou bien héritiers d'une
culpabilité originelle (Janet Leigh qui joue le rôle d'une maire
dans Fog, commémorant l'anniversaire d'une ville -Antonio Bay-
fondée dans le crime et le sang), il est clair que Carpenter n'accorde
pas une confiance aveugle aux instances dirigeantes. Probablement parce qu'il a
fait l'expérience, en tant qu'homme, des injustices du système
dans lequel il évolue: ainsi dit-il, "j'ai vu comment l'Homme est
traité par la grande machine capitaliste et comment ceux qui la
contrôlent n'ont absolument rien à faire des autres. J'ai du mal
à comprendre cela. Je suis né en 1948, et j'ai grandi dans cette
époque de grande espérance. On croyait alors que le
système était amical et qu'il tenait compte de chacun. En
grandissant, je me suis rendu compte que ce n'était pas le cas, et cela
m'a plongé dans une terrible colère." (72) Ainsi, à sa
manière, Carpenter est ce que l'on pourrait appeler un véritable
(et grand) cinéaste politique, malheureusement sous-estimé. Mais
un cinéaste politique au sens premier du terme: étymologiquement,
le terme "politique" vient du grec "polis" (= la cité). La politique
c'est donc ce qui concerne la vie de la cité, et que fait Carpenter si
ce n'est observer la "cité" dans laquelle il évolue,
c'est-à-dire la société américaine? Mais cette
observation, Carpenter la fait avec un certain recul, presque lointainement,
sans jamais vraiment se livrer, et bonne chance à celui qui tentera de
cerner le personnage! Stéphane Moïssakis et Rafik Djoumi (73) se
sont risqué à ce difficile exercice, dressant un portrait en
forme de kalédioscope à partir de sa filmographie: Carpenter est
"un narrateur (cartésien), un cadreur perfectionniste
(mathématicien), un naïf pessimiste et anarchiste (individualiste
mais socio-capitaliste), un monteur-compositeur-interprète à la
rythmique infaillible (et sa rock'n'roll attitude) et un fidèle
conservateur des grandes traditions, un amoureux dévolu à
l'entité cinéma, bref Carpenter le cinéaste!". Mais,
reconnaissent-ils tous deux, "tous ceux qui s'intéressent à son
cas lui reconnaissent une certaine constance, assimilent sans peine le
personnage à ses films, lui font porter de multiples casquettes plus ou
moins militantes, sans pourtant s'accorder sur une définition
satisfaisante de ce qu'est "John Carpenter". Anarchiste ou gauchiste pour
certains, réactionnaire pour d'autres voire même les deux à
la fois (pour Jan Kounen, "on retrouve dans ses films des idées à
la fois provocatrices et sociales (Invasion Los-Angeles) mais aussi des
côtés plus réactionnaires, sécuritaires
(Assaut, qui est pour [lui] un chef-d'oeuvre)" (74)), Carpenter est le
cinéaste de tous les partis et d'aucun à la fois (parlant
d'Invasion Los-Angeles, il qualifie le film de "révolte contre la
gauche, la droite, la censure et le politiquement correct" (75) et pour lui
Los-Angeles 2013, "n'attaque pas un parti en particulier, il tape sur
tout le monde. Plus que de servir la soupe aux républicains ou aux
démocrates, [ce film] dit tout simplement que le pays abandonne
actuellement la liberté au profit de l'ordre. Un pas de plus vers le
fascisme. Notre société se trompe, se berce d'illusion." (76)),
pour finir souvent mal aimé "car les gens ne savent pas comment [le]
considérer, [l']aborder." Et il est d'autant plus difficile à
"considérer" qu'il n'hésite pas à se contredire,
contribuant à rendre son image encore plus insaisissable! Il critique
ainsi "la grande machine capitaliste", avant de reconnaître: "je
mentirais si je vous disais que je ne me suis jamais soucié de l'argent.
C'est important, je suis un capitaliste, je suis Américain! Si quelqu'un
débarquait avec beaucoup d'argent je serais facilement à sa
merci." (77)... Pour ma part, si je devais m'engager sur ce terrain glissant de
la définition, forcément réductrice, je dirais que John
Carpenter est un réalisateur libertaire, et profondément
indépendant, dans son travail comme dans ses opinions, très
proche finalement de son personnage de Snake Plissken, comme il le
reconnaît volontiers lui-même (78): "il y a effectivement du John
Carpenter en lui. A Hollywood on me perçoit comme un hors-la-loi. Je
suis un rebelle comme Sam Peckinpah l'était par le passé. Je
revendique ce titre. Et c'est vrai que c'est ce qui m'a attiré dans le
personnage de Snake Plissken". Alors, Plissken-Carpenter, même combat?
2.2- De l'inversion qui dissimule une ressemblance
à
l'humaine monstruosité, une réflexion sur ce
qui
fait l'Humanité.
Chez Carpenter, la menace n'est jamais loi, dissimulée
dans l'ombre, prête à
surgir pour s'emparer du héros carpentérien (ainsi,
dans Assaut, lorsque Bishop effectue son tour de reconnaissance dans la
ville au début du film, il n'entend pas sa radio énoncer des
informations inquiétantes, comme un indice de l'explosion de violence
à laquelle nous assisterons par la suite. ) Mais en allant plus loin,
n'y a t-il pas une frontière des plus mince qui sépare le
héros carpentérien de ce qui le menace ? Ainsi, en regardant
bien, héros et menaces, une fois soumis à
l'analyse, semblent dangereusement se rapprocher, presque se confondre parfois.
On a déjà parler de l'étrange ressemblance de Plissken et
de Myers, tous deux entre deux mondes, ni tout à fait vivants ni tout
à fait morts. Même cas de figure entre Jack Crow et Valek qui
finissent par se rejoindre dans leur manière de n'exister qu'à
travers leurs quêtes respectives. Carpenter l'admet lui-même
(79) : « finalement Jack Crow et Valek ne forment qu'une seule
et même personne. Ils sont si fortement impliqués dans une
même quête ! Les similitudes entre les bons et méchants
donnent un peu de piment au scénario de Vampires. A l'instar de
La Horde Sauvage d'ailleurs. Dans ce western les bandits sont les
héros et vice-versa. J'en ai assez du manichéisme radoteur des
vieux films de vampires. » Dans le même ordre d'idée,
Bertrand Rougier (80) constate que « aucun personnage dans
Vampires ne peut revendiquer le rôle de good guy. C'est
contre la figure héroïque incarnant généralement les
valeurs de la collectivité américaine que l'attaque de Carpenter
porte le plus ardemment. Pouvant laconiquement être définis comme
une fratrie d'assassins dénués d'âme, tous les personnages
du film offrent l'image d'une intégrale négativité. (...)
Valek n'est pas un dandy hautain mais un animal enragé, aveuglé
par sa haine et son ambition. Tony Montoya n'est pas l'inébranlable bras
droit de Jack Crow, mais un vulgaire pantin se désarticulant dès
que son maître l'abandonne. Les pontifes du clergé ne sont
évidemment pas les représentants d'une foi altruiste, mais de
vils hypocrites animés par une vanité sacrilège :
devenir immortels. Quant à Jack Crow, c'est une brute
dénuée de spiritualité, un être
viscéralement, voire exclusivement, violent. » Ainsi donc, les
deux côtés de la barrière se rejoignent, les extrêmes
s'unissent et en viennent à se confondre, en une bouillie de
valeur où les repères traditionnels de Bien et de Mal n'ont plus
de valeur.
Pour Carpenter la ligne qui sépare les bons et les
méchants dans ses films est « comme dans la vie bien
ténue. Les flics et les voleurs sont les mêmes » (81).
Pas étonnant donc qu'ils s'associent (Bishop / Wilson dans
Assaut ; Mélanie Ballard / Désolation Williams dans
Ghosts of Mars). Pour rendre sensible cette atténuation, voire
cette disparition de la frontière entre les deux mondes, Carpenter
convoque l'image du miroir : le miroir, très présent dans Le
Prince des Ténèbres, c'est qui renverse mon image tout en la
renvoyant quasiment à l'identique. Exactement comme peuvent l'être
Crow et Valek, inversés (camps différents, quêtes
opposées...) mais identiques dans une même violence, une
même brutalité et surtout un même déficit d'existence
en dehors de leur traque réciproque. En un sens, ils n'existent qu'en
tant qu'ils se combattent...
Carpenter souligne encore la minceur de ce qui sépare ses
héros des forces maléfiques en employant justement et
volontairement des anti-héros. John Nada par exemple en est
l'archétype même. John Carpenter remarque à ce sujet
(82) : « John Nada est un individu sans grande motivation,
quelqu'un de complètement banal. (...) Du point de vue de la
société il n'est rien (nada en espagnol signifie
littéralement rien. Vous savez pour les riches les pauvres sont
invisibles. Ils n'existent pas. » Carpenter va même plus loin
dans sa volonté de brouiller les pistes (et les valeurs) en
créant des figures du mal capables d'adopter la forme même de
l'Humanité : Michael Myers affiche un visage humain derrière
lequel toute humanité est décédée tandis que la
chose se montre capable de reproduire tout être humain dans ses moindres
détails : voix, déplacements, physique... Dans un mouvement
inverse, comme nous l'avons vu Carpenter fait du référent
même du spectateur (Mac-Ready dans The Thing) une menace
potentielle. Dans cette confusion des places et des statuts où `on ne
peut savoir à qui se fier, que reste-t-il à défendre pour
l'Humanité ?Peut-être pas son apparence qui peut être
copiée et imitée, mais sûrement ses valeurs et ses
principes, et en particulier le combat éthique qu'elle peut mener contre
elle-même afin de contenir le Mal qui se trouve en chacun de nous.
3- l'humain à dimension fantastique, le
fantastique à dimension politique.
3.1- un nouveau décentrement: la logique de
domination successive.
Le combat, la résistance, la survie est l'enjeu principal
du cinéma carpentérien. Mais survie contre qui, contre quoi? Gang
de Los-Angeles dans Assaut, extra-terrestres dans The Thing ou
bien Invasion Los-Angeles, l'Anti-Dieu dans Prince des
Ténèbres, vampires dans... Vampires, fantômes
revanchards dans Fog ou bien Ghosts of Mars, écrivain
démiurge et démoniaque dans l'Antre de la Folie. Qu'est-ce
qui unie toutes ses menaces? Tout simplement la volonté d'imposer sa
domination en soumettant le personnage carpentérien, ouvrant ainsi la
voie à l'instauration d'un nouvel ordre renversant, parfois à
l'exact opposé de celui établi.
Dans Vampires, Valek cherche à
récupérer un artefact qui lui permettrait, à lui et aux
siens, de "marcher le jour", faisant de lui un prédateur complet. En
effet, en l'état, Valek est maître la nuit et traqué le
jour comme un animal ainsi que le démontre la scène d'ouverture
où Jack Crow et ses comparses arrachent les vampires à leur
repère et les exposent sauvagement à la lumière du jour.
Au début du film, de manière surprenante, c'est donc plus Jack
Crow (l'homme) qui représente une menace pour Valek (le vampire) que
l'inverse. Mais avec cet artefact, Valek ferait de la terre un gigantesque
terrain de chasse, l'homme se trouvant réduit au rang de gibier et
perdant de ce fait son statut d'être supérieur de la
création. Après le premier décentrement que constitue la
rencontre avec "l'alter-ego", il s'agit là d'un nouveau
décentrement tout aussi fondamental, car désormais l'être
humain est mis à bas de son piédestal, est déchu de son
statut de figure centrale et dominante de la création, mis en
concurrence (et bien sûr à son désavantage) avec d'autres
formes d'existence. Dans Ghosts of Mars par exemple, les humains se
trouvent confrontés aux esprits de Mars, et le final, pour être
ouvert, laisse bien entendre que le rapport de force risque d'être
déséquilibré, tout comme dans The Thing: si la
chose est battue pour cette fois (et au vu du final choisi par Carpenter on
peut en douter), ce n'est que partie remise, car comment lutter contre une
force qui se répand et que l'on ne peut identifier?
De la même manière, dans Prince des
Ténèbres, l'avènement de l'Anti-Dieu signifierait
l'avènement d'un nouvel ordre parfaitement opposé, en
témoigne les sans-abris qui entourent l'église: mis au service de
l'Anti-Dieu ils seraient les premiers à profiter de ce bouleversement
total. Pourquoi des sans-abris? Peut-être justement parce que ce sont des
marginaux, Carpenter instaurant là un décentrement d'un nouveau
type, et politiquement très subversif: paraphrasant une phrase biblique
très célèbre, avec la victoire de l'Anti-Dieu les derniers
seront les premiers et inversement. Dans ce décentrement, c'est la
majorité, celle de l'intégration et de la réussite
sociale, qui se trouve menacée par la minorité, celle des exclus
et des laissés pour compte, dans un bouleversement total des valeurs et
des repères... On peut facilement imaginer la résonance qu'un tel
propos peut avoir dans une société américaine championne
toutes catégories de la fracture sociale!
Si dans un film comme Prince des Ténèbres
le renversement total des valeurs n'est que suggéré (même
fortement: en tout cas, le décentrement évoqué, s'il se
fait, se fera en dehors de l'espace filmique, dans l'extrapolation que se fera
le spectateur de "l'après-film" tout comme dans Ghosts of Mars),
dans d'autres films il est véritablement mis en image: ainsi le final de
l'Antre de la Folie qui voit l'humanité décimée au profit
d'une force obscure, et qui voit surtout, dans un renversement par rapport au
début du film, le personnage de Trent d'abord considéré
comme fou, avoir raison dans les paroles prophétiques qu'il avait
lancé. Désormais, ce sont les fous, ou considérés
comme tel, qui détiennent la vérité. Parfois même ce
renversement des valeurs est posé comme norme dès le début
du film et non seulement traverse tout le film mais le structure même:
dans New-York 1997, la ville de New-York, fleuron et fierté de
l'Amérique, est devenue un pénitencier peuplé des pires
criminels, et dans Los-Angeles 2013, la ville de Los-Angeles, devenue
une terre d'exclusion pour tous les inadaptés de la
société américaine, est paradoxalement le dernier espace
de liberté. Dans Invasion Los-Angeles, le décentrement qui
menace traditionnellement le héros carpentérien est cette fois-ci
réalisé avant même le début du film: s'il a
confiance en le monde dans lequel il vit, John Nada ne sait pas encore que les
extra-terrestres ont (temporairement) gagné et qu'ils ont pris le
pouvoir. Beau (et subtil) miroir tendu par le cinéaste à la
société américaine d'ailleurs: les nantis humains
méprisant les exclus sans se douter qu'ils sont eux-mêmes les
exclus d'une race supérieure et dominante... Dès lors la mission
du héros carpentérien n'est plus d'éviter le
décentrement, mais de renverser le renversement déjà
opéré en rétablissant ainsi l'ordre originel... Sans pour
autant, et c'est cela aussi l'ironie carpentérienne, que cela change
quelque chose aux inégalités sociales aussi
caractéristiques de la société humaine que de celle mise
en place par les extra-terrestre... Une fois les envahisseurs chassés,
fondamentalement que cela changera-t-il? peut-être tout. Sûrement
rien. Enfin, en s'attardant sur Ghosts of Mars, on remarquera que c'est
cette fois le décentrement qui menace le héros
carpentérien (les esprits de Mars dominant les humain) qui vient
pourtant rétablir un ordre originel: en effet cette terre de Mars
appartient aux esprits puisqu'ils étaient là avant les hommes, il
ne font finalement que reprendre leurs droits. Comme si les esprits des indiens
d'Amérique se réveillaient et venaient "botter les fesses" du
cow-boy en somme...
Ainsi Carpenter ose menacer le statut même de l'Homme en
posant la possibilité, sinon la certitude, que l'être humain est
voué à être remplacé par "quelque chose d'autre" que
ce soit fantômes, extra-terrestres ou quoi que ce soit d'autre... Comme
l'Homme a succédé aux dinosaures, quelque chose d'autre, de
supérieur lui succédera. Et ce pour la simple et bonne raison que
l'Homme porte en soi les germes de sa propre destruction...
3.2- des codes westerniens à la menace
interne : l'Amérique revisitée.
Carpenter n'a jamais réalisé de western, bien
qu'il ne sache pas très bien lui-même pourquoi (82) :
« j'ai failli en faire un mais je ne sais pas pourquoi je ne suis
jamais passé à l'acte. Je ne saurais formuler une réponse
correcte. Peut-être que je n'ai pas eu le courage. Il ne faut pas oublier
que les jeunes n'en ont plus rien à faire des westerns. Ils ont fait
leur temps. » Pourtant le genre traverse toute son oeuvre, de la
ville déserte d'Assaut aux fantômes desperados de Fog, du
chapeau de cow-boy de Mac-Ready aux duels dans les couloirs de la
station de télé dans Invasion Los-Angeles, de l'arrivée de
Trent à Hobb's End (rien que le nom de cette ville est en soi un
manifeste !) tel un cow-boy vengeur dans l'Antre de la Folie aux esprits
primitifs de Mars venus récupérer leur terre conquise par les
terriens... a propos de Vampires, Bertrand Rougier (83) signale que
« Carpenter signe tout autant un western nocturne inspiré par
Rio Bravo (la musique), la Nuit des Mots-Vivants (l'ambiance et
la progression du récit) et la Horde Sauvage (les
thématiques générales et la gestion de l'espace) qu'un
remake de Prince des Ténèbres. » Mais les films
dans lesquels cette influence du western se fait le plus sentir, c'est
peut-être le couple New-York 1997 / Los-Angeles 2013 ;
Carpenter lui-même les définit ainsi (84) :
« Los-Angeles 2013 est comme New-York 1997, un western
noir, un film avec des Indiens et des cow-boys ».
Pourquoi cet attrait pour le western ? par goût bien
sûr, puisque c'est le cinéma populaire qui a bercé son
enfance et a provoqué ses premiers émois de spectateur... Mais
aussi parce qu' évoquer le western, c'est évoquer l'histoire des
Etats-Unis, et pas n'importe quelle histoire... C'est évoquer la
culpabilité originelle d'un pays qui s'est construit dans la violence et
dans le sang, et cette culpabilité, Carpenter n'a cessé de
travailler à la représenter à sa façon: dans
Fog avec les fantômes venus faire payer son crime à une
communauté qui se complaît dans le mensonge, dans Ghosts of
Mars avec les colons qui apprennent à leurs dépend qu'on ne
s'approprie pas une terre aussi aisément (les esprits se
définissant clairement comme un reflet vengeurs des Indiens
d'Amérique chassés de leur terre), et finalement au travers de
toute son oeuvre. En effet la notion de culpabilité et de
généalogie maudite structure complètement l'oeuvre
carpentérienne. C'est pourquoi Cédric Delelée
n'hésite pas à établir une comparaison pleine d'à
propos entre Carpenter et Clint Eastwood, les deux s'inscrivant dans une
même logique de conteurs de l'histoire de l'Amérique (84) :
« Carpenter se rapproche d'un autre grand cinéaste
fasciné par l'Amérique et sa mythologie . Il est en effet
impossible de ne pas songer dans Fog à l'Homme des Hautes
Plaines de Clint Eastwood, le seul réalisateur avec Carpenter
à s'inscrire dans une veine classique héritée de John
Ford, Howard Hawks, Anthony Mann et John Sturges. La passion que partagent
Carpenter et Eastwood est là pour le prouver , tout comme leur
désir de transmettre des légendes typiquement américaines
(c'est-à-dire inscrites dans l'inconscient collectif d'une nation encore
jeune) et qui ne peuvent avoir été forgées que dans ces
espaces héroïques que sont le Far-West et l'Océan. Dans
Fog, les spectres qui surgissent de la mer évoquent plus d'une
fois une bande de desperados. Et ce n'est pas un hasard si Carpenter en profite
pour mettre l'accent sur le fait que l'Amérique a été
bâtie sur les cadavres d'innocents à qui on a volé leurs
terres, tout comme l'avait fait Eastwood dans Josey Wales
Hors-la-loi. ».
Enfin, notons que si Carpenter nous balade d'un bout à
l'autre de l'Amérique (New-York, Los-Angeles, suburb, province, ville
côtière, grand nord...), c'est bel et bien , sous couvert de
divertissement, pour dresser un catalogue des menaces qui pèsent sur
elle... Quelles sont-elles ? Menace d'uniformisation avec les envahisseurs
du Village des Damnés ou les extraterrestres d'Invasion
Los-Angeles qui standardisent les comportements humains
(obéissez ! Mariez-vous !), cette uniformisation
étant aussi celle qui menace spécifiquement le monde du
cinéma (Carpenter dit ainsi (85) « qu'à l'époque
sa rage n'était pas dirigée contre un studio en particulier ou un
producteur. Ce qui le rendait fou, c'était plutôt l'état
dans lequel se trouvait le cinéma américain. Il était
révolté par ce qu'on proposait aux spectateurs, mais aussi par
l'apathie du public en général. Un public qui n'accepte plus
l'originalité et se rassure en consommant bêtement des formules
toutes faites. »). Dans la même optique, menace de la perte
d'identité individuelle dans The Thing, et menace de la perte
d'identité collective, c'est-à-dire notre culture, dans
Invasion Los-Angeles (ce qu'Hélène Frappat qualifie de
menace de la laideur, un nivellement par le bas de notre société
qui s'enferme dans la médiocrité : « le danger le
plus grand que les exploiteurs font courir à notre monde est moins sa
destruction que son enlaidissement. » ), menace de la
fracture sociale et de la violence de la grande machine capitaliste (machine
à produire de l'exclusion) dans Invasion Los-Angeles, menace de
la violence aveugle comme seule règle (Assaut, New-York
97 : c'est virtuellement la loi du plus fort qui règne), menace
du puritanisme et de la perte de libertés individuelles (Los-Angeles
2013, Los-Angeles se révélant paradoxalement le dernier espace de
liberté.), menace de la censure contre la différence (Trent dans
l'Antre de la folie est censuré parce que sa vision de la
réalité n'est pas conforme... Il est donc fou.) et enfin menace
de la technologie aliénante qui nous réduit à
l'état de moutons dépendants... (c'est le sens du dernier bras
d'honneur de l'incontrôlable Plissken qui décide d'éteindre
le monde).
Or ces menaces que Carpenter décide de faire peser de
manière fictionnelle sur les Etats-Unis (extra-terrestres, monstres...)
sous couvert de divertissement ne sont finalement que le reflet des obsessions
et des hantises qui rongent l'Amérique de l'intérieur. Finalement
voilà tout le mouvement métaphorique du cinéma de John
Carpenter : prendre les menaces bien réelles qui minent notre
société de l'intérieur et les déguiser en de moins
dérangeantes menaces extérieures fictives. Pourtant, bien
malgré nous nous ne sommes pas dupes. Voilà bien toute la
leçon du cinéma carpentérien ; s'il nous fait aussi
peur, c'est parce qu'il ne fait que nous tendre le reflet disgracieux de nos
névroses les plus intimes...
CONCLUSION
Il est impossible sur une si courte étude de faire le
tour de Carpenter comme de son oeuvre, riche et iconoclaste. Mais pour
résumer, que devrait-on en retenir ? Probablement deux traits
majeurs :
D'une part, si Carpenter aime à endosser le rôle du
metteur en scène / artisan, gestionnaire avisé des moyens de
productions au service de son récit (écoutons-le à ce
propos : « Ce dont je suis sûr, c'est que je suis d'abord
conduit par le récit. C'est toujours lui qui guide ma démarche de
metteur en scène. Je construis toujours mes images à partir du
récit et non l'inverse. J'essaie ensuite de viser la plus grande
simplicité possible. J'essaie surtout de faire en sorte que mon style,
c'est-à-dire la façon dont les images vont raconter l'histoire,
soit presque invisible. » (86) ), il est, quoi qu'il en dise,
indubitablement un cinéaste d'une profondeur (politique et
philosophique) rare et salutaire dans le cinéma contemporain. C'est
notamment dans le travail d'épure et d'économie (au sens large du
terme) qu'il entreprend à chaque instant que réside le secret de
l'universelle résonance de son oeuvre. Sous couvert de divertissement
fantastique, Carpenter nous livre bien autre chose : une réflexion
sur l'humanité, ce qui fait son prix, ses limites. John Carpenter, si
cela était encore à prouver, est, « comme Edgar G.
Ulmer ou Phil Karlson en leur temps, un auteur, un vrai » (87). Et
à ceux qui trouveraient surprenant que cinéma de genre et
cinéma fantastique puissent véhiculer du sens,
certifions avec Kent Jones que « l'engagement artistique de Carpenter
prétend satisfaire aux conventions du genre et aux exigences de la
narration tout en filtrant à travers elles des préoccupations
plus profondes. » (88). D'ailleurs Hélène Frappat voit
même en Invasion Los-Angeles une symbiose parfaite de la forme
(film de science-fiction) et du fond (discours politique) : « un
documentaire sur Los-Angeles en 1988, c'est nécessairement un film,
à la fois de politique et de science-fiction. C'est
l'articulation entre les deux qui fait la force et l'originalité
d'Invasion Los-Angeles : pour John Carpenter, la politique est
inséparable de la science-fiction, car dès qu'on regarde
la réalité sociale, économique et politique d'un pays
comme l'Amérique, on bascule dans la science-fiction. (...) Et si l'on
regarde de plus près, les « riches » qui peuplent
les hauteurs de la ville ne sont-ils pas, vu d'en bas, de chez les
« pauvres », aussi étranges que des
extra-terrestres ? » (89)
D'autre part, il y a chez Carpenter un mouvement
général de l'extérieur vers
l'intérieur, un mouvement que l'on pourrait qualifier
d'introspectif au sens large du terme : le menace extérieure
devient une menace interne, le mal qui menace le héros
carpentérien devenant une métaphore du démon
intérieur qu'il doit combattre (peur, méfiance,
égoïsme, lâcheté...) tout comme les menaces
fantastiques que le cinéaste fait peser sur l'Amérique dans sa
filmographie deviennent des métaphores des maux qui rongent la
société américaine de l'intérieur (fracture
sociale, marginalisation, perte d'identité...). Car Carpenter, s'il est
un auteur, est également (et peut-être surtout) sincèrement
et profondément humaniste. Un humaniste certes parfois critique à
l'instar d'un Clint Eastwood, n'hésitant pas à s'attarder sur le
« côté obscur » de la nature humaine, mais un
humaniste tout de même en ce sens qu'il place l'Homme et ses
potentialités de dépassement de soi au centre de son oeuvre,
faisant de la survie de l'Humanité (et des ses valeurs, ses principes et
son mode de vie) l'enjeu absolument nécessaire d'un combat entre le Bien
et le Mal : or comme nous venons de le préciser, pour Carpenter le
combat que doit mener l'Humanité c'est d'abord un combat avec
elle-même, avec « la sauvagerie et la brutalité qui font
partie de chacun d'entre nous et qui est là si on y fait pas
attention » (90), mais un combat qui vaut la peine d'être
mené car l'homme a en lui les ressources nécessaires et
suffisantes pour en sortir vainqueur. Comme il le précise
également (91), « il existe deux types de récits
d'horreur. Imaginez que nous sommes tous (..) les membres d'une même
tribu, et que nous parlons autour d'un feu. Notre chef va nous dire que
où se trouve le diable, il va nous protéger de cette
manière, en pointant du doigt la zone obscure au-delà de la
lumière des flammes. « là-bas dans le noir ce sont
nos ennemis, ils ne nous ressemblent pas. » C'est le premier
genre de récit d'horreur. Pour le second, dans la même situation,
le chef dira que l'ennemi est ici, parmi nous, autour du feu...
« Nous sommes tous capables de ce genre de choses. Nous devons
choisir de ne pas le faire, et notre humanité nous
sauve. » Cette deuxième option est la plus difficile en
Amérique car les gens vont directement vers l'autre,
« eux », ceux qui n'ont pas la même couleur de peau,
qui ont de drôles de chapeaux sur la tête, qui parlent une langue
bizarre. Nous sommes comme ça. ». Et ce combat contre
« la sauvagerie et la brutalité », Carpenter le
connaît mieux que quiconque, lui qu'il l'a expérimenté de
(très) près ; ainsi se confie-t-il en novembre 2001 :
« J'ai eu affaire au diable très jeune et de très,
très près. Un autre genre de diable, c'était... quelque
chose de similaire à ce que l'on voit dans certains de mes films... une
situation difficile... (...)Ce que je sais, c'est que les films que je tourne
sont le résultat de ce qui m'est arrivé. D'un côté
ça a été une chance : j'avais quelque chose pour
construire une oeuvre, un domaine dans lequel je suis un expert. Mais d'un
point de vue personnel, cela a été difficile et ça l'est
encore » (92). On notera comment la résilience dont nous parle
Carpenter semble soudain un écho bien douloureux aux personnages de son
oeuvre qui se construisent eux aussi dans le combat et la souffrance... Mais
malgré tout, Carpenter garde foi en l'humanité, comme il le
confie à Dario Argento : « Si le regard que vous portez
sur la société, et plus largement sur l'humanité, est
négatif, si vous ne croyez plus à l'autre, si vous n'êtes
plus capable de faire un film motivé par un sentiment d'amour ou
d'humanité, alors il faut changer de métier. » (93)
CITATIONS
(1) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.34-35
(2) : Ibid p.35
(3) : in Fog, une lecture du film de John
Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma -
StudioCanal Video, p.53
(4) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.72
(5) : Ibid entretien avec John Carpenter p.22
(6) : Ibid entretien avec John Carpenter p.9-10
(7) : conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.36
(8) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.16
(9) : in New-York 1997, une lecture du film de John
Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma -
StudioCanal Video,
(10) : Ibid p.36
(11) : Ibid p.41
(12) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.35
(13) : Ibid p.34
(14) : Ibid p.52
(15) : Ibid entretien avec John Carpenter p.18
(16) : conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p. 48-49
(17) : in Prince des Ténèbres, une
lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les
Cahiers du Cinéma - StudioCanal Video, p.33
(18) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.18
(19) : in Prince des Ténèbres, une
lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les
Cahiers du Cinéma - StudioCanal Video, p.30
(20) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.34
(21) : in Faire d'un bon scénario un
scénario formidable, Linda Seger, Dixit, p.216
(22) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.34
(23) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.54
(24) : in Prince des Ténèbres, une
lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les
Cahiers du Cinéma - StudioCanal Video, p.43
(25) : in Entretien avec Hélène Frappat et
Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001,
p.60
(26) : in Prince des Ténèbres, une
lecture du film de John Carpenter, Hélène Frappat, les
Cahiers du Cinéma - StudioCanal Video, p.50-51
(27) : in Entretien avec Bill Krohn, Cahiers du
Cinéma n°488, février 1995 p.44
(28) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.8
(29) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.16
(30) : conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.35
(31) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.7
(32) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.34
(33) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.19
(34) : in Entretien avec Hélène Frappat et
Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001,
p.59-60
(35) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.27
(36) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.90
(37) : ibid p.54
(38) : conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.36
(39) : in Invasion Los-Angeles, une lecture du film de
John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma
- StudioCanal Video, p.43-44
(40) : Ibid p.50
(41) : : conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.51
(42) : in Fog, une lecture du film de John
Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma -
StudioCanal Video, p.40
(43) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.72
(44) : in H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la
vie, Michel Houellebecq, j'ai lu, p.90
(45) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.22
(46) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.109-110
(47) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.19
(48) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.52
(49) : : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.34
(50) : in Fog, une lecture du film de John
Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma -
StudioCanal Video, p.25
(51) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.52-53
(52) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.22
(53) : Ibid p.22
(54) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.72
(55) : conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.48
(56) : Ibid p.49
(57) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.72
(58) : in Fog, une lecture du film de John
Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma -
StudioCanal Video, p.63
(59) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter
(60) : Ibid p.7
(61) : Ibid p.12
(62) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.34
(63) : in Fog, une lecture du film de John
Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma -
StudioCanal Video,
(64) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.10
(65) : Ibid
(66) : Ibid
(67) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter
(68) : Ibid p.111
(69) : Ibid p.111
(70) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.18
(71) : Ibid
(72) : Ibid
(73) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, introduction à
l'entretien
(74) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter annexes p.144
(75) : conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.51-52
(76) : in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter p.23
(77) : Ibid
(78) : Ibid p.16
(79) : Ibid p.26
(80): in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter
(81): in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter, entretien avec John
Carpenter
(82): Ibid
(83): in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.107
(84): in Mad Movies, hors-série collection
réalisateurs n°1, John Carpenter p.41
(85): conversation avec John Carpenter, in Mythes et
Masques : les fantômes de John Carpenter, Luc Lagier et
Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur, Paris, 1998 p.51-52
(86) : La profondeur et la surface, conversation entre John
Carpenter et Dario Argento, in Simulacres n°2 :
Circulations, p.110
(87) : American Movie Classic : John Carpenter in
Simulacres n°1: Filmer la peur, p.78
(88) : American Movie Classic : John Carpenter in
Simulacres n°1: Filmer la peur, p.77
(89) : in Invasion Los-Angeles, une lecture du film de
John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma
- StudioCanal Video, p.43-44
(90) : in Entretien avec Hélène Frappat et
Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001,
p.59
(91) : in Entretien avec Hélène Frappat et
Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001,
p.60
(92) : in Entretien avec Hélène Frappat et
Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma n°562, novembre 2001,
p.60
(93) : La profondeur et la surface, conversation entre John
Carpenter et Dario Argento, in Simulacres n°2 :
Circulations, p.115
BIBLIOGRAPHIE
- Mad Movies hors série, collection
réalisateur n °1 John Carpenter.
- Fog, une lecture du film de John Carpenter,
Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma - StudioCanal Video.
- Mythes et Masques : les fantômes de John
Carpenter, Luc Lagier et Jean-Baptiste Thoret, dreamland éditeur,
Paris, 1998.
- New-York 1997, une lecture du film de John Carpenter,
Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma - StudioCanal
Video.
- Prince des Ténèbres, une lecture du film de
John Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma
- StudioCanal Video.
- Invasion Los-Angeles, une lecture du film de John
Carpenter, Hélène Frappat, les Cahiers du Cinéma -
StudioCanal Video.
- H.P. Lovecraft, contre le monde, contre la vie,
Michel Houellebecq, j'ai lu.
- Simulacres n°2 : Circulations, hiver
2000.
- Simulacres n°1 : Filmer la peur, automne
1999.
- Faire d'un bon scénario un scénario
formidable, Linda Seger, Dixit.
- Cahiers du Cinéma n°488, février
1995 et n°562, novembre 2001.
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