De l'intempérance populaire à la
« sueur d'alcool »1(*) :
Le delirium tremens dans L'Assommoir d'Emile Zola.
(Séverine Weiss, université Lyon II, juin
2000)
Un professeur de la faculté de médecine de
Strasbourg, dans les années 1970, conseilla à ses
étudiants de se reporter, pour la description du delirium tremens,
à L'Assommoir1(*) d'Emile Zola (1877) : cette anecdote montre que le
contrat d'écriture naturaliste qui domine l'oeuvre semble atteint dans
ce passage, qui relate la crise alcoolique aiguë, puis la mort, du
personnage de Coupeau, mari de Gervaise. Zola écrit dans Le
Roman expérimental :
« (l'écrivain naturaliste) doit
remplacer la religion de l'idéal par celle de la réalité,
peindre les hommes non tels qu'ils devraient être mais s'efforcer de les
représenter tels qu'ils sont. Nous enseignons l'amère science de
la vie, nous donnons la hautaine leçon du réel »
Le passage, canonique, du delirium tremens, peut
apparaître comme la forme la plus achevée de l'étroite
collusion de l'écriture zolienne et de la science de son époque.
Le thème de l'alcoolisme semble en effet parfaitement
adapté à la stratégie d'écriture naturaliste : il
relève du domaine proprement médical, en tant que manifestation
exacerbée d'une pathologie, ce qui permet à Zola de consigner des
notes scrupuleuses tirées d'un ouvrage contemporain de la
rédaction du roman, intitulé De l'alcoolisme, des
diverses formes du délire alcoolique et de leur traitement, par
le docteur Valentin Magnan, aux éditions Delahaye, et paru en
18742(*); mais l'alcoolisme
relève également de préoccupations sociales qui sont d'une
actualité brûlante : en 1860, il y à Paris 180 cafés
et 25000 débits de boissons; les ventes d'alcool passent de 1,5
L/habitant en 1850 à 2, 5L/hab. en 18713(*). On touche dès lors à un problème
d'ordre idéologique et moral : Zola réprouve en effet le
développement de la distillation des mélasses et du jus de
betterave, qui permet de vendre l'alcool à plus bas prix4(*); c'est d'ailleurs un article
qu'il consacre le 18 juin 1868 à L'Ouvrière de
Jules Simon qui lui donne l'idée de partir lui aussi en guerre contre
les cabarets, même si la thématique de l'alcool ne devient
prééminente dans ses ébauches que tardivement.
Science, idéologie et littérature semblent donc
liées : le delirium tremens est un problème médical
traversé par des questions sociales, et qui soulève une
interrogation d'ordre moral et idéologique, à la limite du
politique. Il s'agit donc de voir comment se concilient objectivité
scientifique, écriture romanesque et projet moral au sein de ce passage.
Cette question étant essentielle pour comprendre les stratégies
d'écriture des Rougon Macquart, il faut aussi envisager
la cohérence de cette scène avec le reste de
L'Assommoir.
La volonté d'atteindre une écriture objective,
reflet de la réalité médicale, se heurte à des
choix romanesques qui viennent la contredire. Dans son introduction, le docteur
Magnan envisage l'alcoolisme comme un « danger pressant qui
menace à la fois la santé, la morale et la
société », mais aussi comme « une
déchéance telle que tous les actes pathologiques,
spontanés ou traumatiques, se présentent sous un aspect
particulier et avec un caractère d'insigne
gravité »; « pour les chirurgiens comme
pour les médecins, l'ivrogne est un sujet à part; il sent, il
souffre et il réagit autrement que les autres
malades »5(*). L'alcoolique pris de delirium tremens se trouve
donc, sur le plan médical, dans une situation à la fois marginale
et spectaculaire; mais c'est également le cas sur le plan social : dans
un autre ouvrage du docteur Magnan6(*), on découvre que le delirium tremens reste un
phénomène peu fréquent, qui touche en moyenne, entre 1888
et 1911, à Sainte-Anne, de une à six personnes par an (avec un
pic à seize cas en 1892, et onze cas en 1895) Cela reste exceptionnel en
comparaison des cas de délire alcoolique (entre cent et trois cent cas
par an, pour la même période), ou d'alcoolisme chronique (cinq
cent cas par an en moyenne) Un problème d'ordre poétique se
dégage de ces constatations : l'écriture naturaliste, qui tend au
« vérisme » dans ce passage, de par son sujet
d'ordre médical, se voit confrontée, grâce au choix de
cette pathologie précise, exceptionnelle et d'une grande
intensité, à une nécessaire spectacularisation du
phénomène : une lutte se crée entre la description neutre,
médicale, et les stratégies narratives de dramatisation et
d'amplification de cette pathologie.
Notre passage, pris entre ces deux impératifs, se
construit comme une gageure descriptive, c'est pourquoi le fonctionnement du
texte doit être étudié par rapport au matériau
initial dont il est sorti, et auquel il finit par échapper. De plus, si
l'écriture romanesque finit par trahir le projet scientifique qui y
préside, on peut penser que l'orientation idéologique
connaîtra elle aussi un infléchissement : le projet moral de Zola
reste donc à définir, une fois que le matériau
médical se trouve réparti dans un tissu romanesque dont il s'agit
de conserver la cohérence globale. Nous verrons donc que cette
scène se construit, paradoxalement, comme un morceau de bravoure se
détachant du reste de l'oeuvre par « l'amère
science » qu'il enseigne au lecteur, et comme un passage
résomptif de l'oeuvre entière, sorte de point d'orgue à
valeur symbolique, dépassant le projet scientiste initial. Il s'agit
bien d'un passage hybride, traversé par plusieurs lignes de forces
antagonistes, qui se construit, paradoxalement, à la fois comme le
sommet de l'oeuvre et comme son épilogue escamoté.
L'ouvrage du docteur Magnan offre à
L'Assommoir une véritable caution scientifique et
légitime les fondements réalistes du travail descriptif du
delirium tremens : Valentin Magnan se présente comme un
spécialiste des problèmes mentaux et de l'alcoolisme7(*); il est médecin-chef
à l'asile de Sainte-Anne, et, comme le précise la page de garde
du texte utilisé par Zola, « lauréat de l'Institut
(Académie des Sciences), de l'Académie de médecine (prix
Givrieux, concours de 1865), membre de la société de biologie,
etc... » L'ouvrage en lui-même a d'ailleurs
été couronné par l'académie de médecine du
prix Givrieux, concours de 1872. On sait de plus que « la psychiatrie
française s'est appuyée sur les études importantes de
Magnan (1874) et Garnier (1890) pour les descriptions classiques des ivresses
pathologiques »8(*) (alors que « dans la psychiatrie
germanophone, c'est Krafft-Ebing (1869) qui a crée le terme de
« réaction pathologique à l'alcool » qui est
souvent remplacé chez d'autres auteurs par « intoxication
pathologique », « compliquée » ou
« atypique » »9(*)- on voit bien ici, par cet accroissement du lexique
spécialisé, que l'alcoolisme entre définitivement dans le
domaine médical européen au début des années
1870)
Au delà de la caution de véracité que
cet ouvrage contemporain de la rédaction du roman apporte, c'est une
véritable cohérence idéologique qui s'établit entre
les oeuvres de Magnan et de Zola. En effet, Magnan explique que dans une
certaine catégorie d'ivrogne, « le délire persiste
longtemps. Les malades, en général, font des excès depuis
longtemps, et souvent ont déjà présenté d'autres
accès de délire alcoolique (...) Toutefois, ils sont encore
susceptibles de guérison, si, changeant de profession ou de
milieu, ils font trève avec leurs anciennes
habitudes »10(*). Magnan confirme l'importance qu'il accorde au
milieu dans les cas d'alcooliques qu'il choisit, tous d'origine populaire, et
confrontés à des problèmes sociaux, par exemple dans
l'observation XVIII : « M. Audry, âgé de 49 ans,
marié, débitant de vins à Paris »; celui-ci
se met à boire à la suite d'une décision d'expropriation,
suivie de « faibles indemnités » provoquant
l'amertume du commerçant11(*); de même que Zola trace dans
L'Assommoir un portrait du peuple des faubourgs de Paris,
où l'on retrouve la brunisseuse, le chapelier, le zingueur, le forgeron,
etc, Magnan puise ses cas typiques parmi les charcutiers, les
couturières, les petits commerçants, dont la profession est
à chaque fois scrupuleusement fournie, tandis que l'anonymat du nom est
respecté (Zola connaît lui aussi cette tendance à la
caractérisation professionnelle des personnages, par exemple
« le zingueur » pour Coupeau). Le lien entre alcoolisme et
milieu populaire est donc clairement établi, dès l'ouvrage
médical de Magnan, fortement traversé par des
éléments idéologiques.
Magnan est aussi fervent partisan des thèses sur le
rôle de l'hérédité : une autre catégorie
d'ivrogne, la plus grave, « conserve, après
l'accès, des idées délirantes que l'on voit persister
quelquefois très longtemps après la cessation des
phénomènes physiques. Ce sont là des malades à
systèmes nerveux plus impressionnables, chez lesquels les
antécédents héréditaires expliquent
ordinairement l'action plus puissante et plus durable de l'agent toxique. Ces
malades, d'ailleurs, s'ils s'améliorent et sortent des asiles, ne
tardent pas à faire de nouveaux excès, et pour eux les rechutes
sont, on peut dire, la règle »12(*); les exemples choisis par Magnan semblent
là encore confirmer l'inéluctabilité du rôle de
l'hérédité, à travers des cas
considérés comme exemplaires :
« D...François, 39 ans, chanteur ambulant dont le
père paraît être mort
aliéné »13(*); « C..., 43 ans, teinturier, fils d'une
mère tuberculeuse et d'un père ivrogne qui a fait une tentative
de pendaison, a contracté depuis longtemps l'habitude de
boire »14(*).
La « méthode expérimentale » de
Zola s'accorde donc parfaitement aux options idéologiques de Magnan :
« Sans me risquer à formuler des lois, j'estime que la
question d'hérédité a une grande influence dans les
manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Je donne aussi une
importance considérable au milieu »15(*). Ainsi, Coupeau a un
père alcoolique et commence à boire après être
tombé du toit pendant son travail, ce qui conjugue les deux
facteurs16(*).
Cependant, s'il paraît net que le travail
médical de Magnan est accompagné de théories sociales qui
se donnent comme des évidences, et par là-même
relèvent d'un soubassement idéologique17(*), le cas de l'alcoolisme est
peut-être la pathologie la plus complexe à envisager sous l'angle
du naturalisme. En effet, le rôle aggravant de
l'hérédité et du milieu, d'un strict point de vue
médical contemporain, ne peut être nié en ce qui concerne
l'intoxication éthylique :
« L'imprégnation fatale causée
par l'alcoolisme maternel est certaine : on a décelé de l'alcool
dans le placenta, dans le liquide amniotique et dans le sang du foetus (...) Il
faut rajouter à cela les expériences sur les animaux qui ont
permis de constater que l'alcool entraîne le ralentissement du
développement des embryons ainsi qu'une fréquence
élevée d'avortements chez les enfants viables, la proportion des
débiles est forte et se traduit par des retards de croissance, par des
troubles psychomoteurs ou psychosomatiques de tous ordres (...) 40 % des
enfants d'alcooliques présentent des anomalies dues à
l'alcoolisme des parents »18(*).
Cependant ,
« il y a aussi des facteurs extérieurs :
l'allaitement d'une femme qui s'enivre, l'alcoolisation précoce due
à l'exemple des parents, ou encore les conditions de vie, notamment les
carences alimentaires. Aussi a-t-on abandonné la terminologie
d'hérédo-alcoolisme qui imputait à tort à l'alcool
des parents, avant la naissance, tous les maux de leurs
enfants »19(*).
En bref, l'étiologie contemporaine relativise le
fatalisme latent des théories de neuropsychiatrie du siècle
dernier, en ne considérant pas que le sort de l'enfant est joué
parce que son père buvait avant sa naissance20(*); de même, l'étude
du contexte et des facteurs favorisant l'alcoolisme s'appuie sur des
éléments d'ordre physiologique, comme la présence d'alcool
dans le lait maternel, qui ne sont pas vus comme inhérents aux classes
sociales les plus défavorisées. L'alcoolisme est donc un
thème particulièrement bien adapté aux postulats
naturalistes, mais cette facilité d'adaptation de la théorie au
cas pratique montre justement que la dérive idéologique est
aisée.
Le fonctionnement du texte est paradoxal et constitue une
véritable gageure : il s'agit à la fois de rester très
proche des « observations » de cas pratiques
relevées par le docteur Magnan dans son ouvrage, et en même temps
de s'en détacher radicalement grâce à l'utilisation de deux
techniques scripturales : le choix de Zola d'un point de vue non scientifique
sur la crise de delirium, et la dramatisation de la scène,
transformée en véritable spectacle, à la tonalité
ambiguë.
Zola trace dans son ouvrage un tableau exhaustif des
différents stades de l'alcoolisme relevés par le docteur Magnan,
à savoir « l'ivresse, le délire alcoolique simple
(maniaque, mélancolique ou stupide), le delirium tremens, et
l'alcoolisme chronique (aboutissant à la démence ou à la
paralysie générale)21(*) »
Coupeau, pendant sa période d'invalidité,
connaît « l'ivresse », par
désoeuvrement :
« Maintenant, les jours où il allait
regarder travailler les autres, il entrait volontiers boire un canon avec les
camarades. Tout de même, on était pas mal chez le marchand de vin;
on rigolait, on restait là cinq minutes » (p. 146); et le
sobre Goujet s'arrête à ce stade de non-dépendance :
« (Goujet) était très poli, même un peu timide
(...) Un jour pourtant, il était rentré gris. Alors, madame
Goujet, pour tout reproche, l'avait mis en face d'un portrait de son
père, une mauvaise peinture cachée pieusement au fond de la
commode. Et, depuis cette leçon, Goujet ne buvait plus qu'à sa
suffisance » (p. 131)
Puis, Coupeau connaît des « délires
alcooliques simples », qui possèdent les signes classiques de
l'ivresse, mais s'inscrivent dans une pathologie :
« Le zingueur se retint à l'établi
pour ne pas tomber. C'était la première fois qu'il prenait une
pareille cuite. Jusque là, il était rentré pompette, rien
de plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur l'oeil, une claque amicale
égarée dans une bousculade. Ses cheveux frisés devaient
avoir épousseté une encoignure de quelque salle louche de
marchand de vin, car une toile d'araignée pendait à une
mèche, sur la nuque. Il restait rigolo d'ailleurs, les traits un peu
tirés et vieillis, la mâchoire inférieure saillant
davantage, mais toujours bon enfant, disait-il, et la peau encore assez tendre
pour faire envie à une duchesse » (p. 162)
On peut constater que cette description montre l'ensemble
des symptômes de l'intoxication alcoolique aiguë, marquée par
une modification de l'humeur (euphorie ou dépression), et une
modification du comportement (diminution du contrôle de soi, levée
des inhibitions, incoordination motrice).
« L'alcoolisme chronique, pouvant mener
à la démence » évoqué par Magnan se
retrouve dans le personnage de Bijard, qui brutalise sa fille Lalie :
« Non, jamais on ne se douterait des
idées de férocité qui peuvent pousser au fond d'une
cervelle de pochard (...) Une légère écume lui venait aux
lèvres, ses yeux jaunes sortaient de leurs trous noirs. Lalie,
affolée, hurlante, sautait aux quatre angles de la pièce, se
pelotonnait par terre, se collait contre les murs. Mais la mèche mince
du grand fouet l'atteignait partout » (p. 344)
Zola trace une description complète, à travers
ce personnage, des symptômes de cette pathologie liée à la
démence, que l'on classerait plutôt aujourd'hui dans les
intoxications alcooliques aiguës : « La forme excitomotrice
est dominée par des réactions motrices de violence impulsive, de
fureur et d'agressivité, avec agitation le plus souvent
désordonnée »22(*).
Avant d'arriver au delirium tremens, Coupeau connaît
donc tous les symptômes de l'alcoolisme chronique, et une aggravation
progressive de son état : devenu anorexique (« il tournait
au sécot » et « en était même
arrivé à cracher sur le fricot » (p. 346)), il
connaît ensuite les premières manifestations psychiques et
neurologiques : tremblement des extrémités digitales et linguales
(« Le verre, malgré son effort, dansait le chahut, sautait
à droite, sautait à gauche, avec un petit tremblement
pressé et régulier » (p. 346)); crampes
musculaires, fourmillement et douleur à la pression des mollets, qui
annoncent les troubles proprement polynévritiques, liés à
un alcoolisme profond et ancien (« Ses jambes étaient
devenues lourdes, les chatouilles avaient fini par se changer en crampes
abominables, qui lui pinçaient la viande comme dans un
étau » (p. 346))
Tout est donc préparé, dans les chapitres
antérieurs, pour amener de façon vraisemblable la crise majeure
de delirium tremens. Celle-ci connaît de même un traitement
romanesque approfondi, qui s'intéresse tout d'abord aux facteurs
favorisants : « La boisson avait profité (de la fluxion de
poitrine) pour lui tordre les nerfs » (p. 348) Magnan explique
en effet que les pneumonies sont fréquentes chez les buveurs, suite
à la chute de la température interne, provoquée par une
vasodilatation due à l'alcool. De plus, Coupeau n'échappe pas
à l'hypothermie, à la tachycardie, aux sueurs profuses et
à la déshydratation :
« il avait la peau si chaude, que l'air fumait
autour de lui; et son cuir était comme verni, ruisselant d'une sueur
lourde qui dégoulinait » (p. 432); « depuis
la veille, tout ce qu'il buvait lui paraissait de l'eau-de-vie. Ca redoublait
sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le
brûlait » (p. 436)
Coupeau connaît les deux types de délire
caractéristiques du delirium : le délire de type zoopsique et le
délire professionnel :
« Puis, Gervaise comprit qu'il s'imaginait
être sur un toit, en train de poser des plaques de zinc. Il faisait le
soufflet avec sa bouche, il remuait des fers sur le réchaud, se mettait
à genoux, pour passer le pouce sur le bord du paillasson, en croyant
qu'il le soudait. Oui, son métier lui revenait au moment de crever; et
s'il gueulait si fort, s'il se crochait sur son toit, c'était que des
mufes l'empêchaient d'exécuter proprement son travail. Avec
ça, ces blagueurs lui lâchaient des bandes de rats dans les
jambes. Ah! Les sales bêtes, il les voyait toujours! Il avait beau les
écraser, en frottant son pied sur le sol de toutes ses forces, il en
passait de nouvelles ribambelles, le toit en était noir. Est-ce qu'il
n'y avait pas des araignées aussi! » (p. 440) Il s'agit
bien d'« un état confuso-onirique avec
désorientation spatio-temporelle totale. Le délire onirique est
au premier plan. L'adhésion au thème délirant est grande,
tandis que l'anxiété très vive est entretenue par le
caractère terrifiant des hallucinations »23(*).
Pour résumer, l'ensemble des symptômes
décrits dans L'Assommoir est exact et dressent un
tableau complet des diverses formes de cette pathologie. Les limites de la
connaissance de Magnan fixent les limites descriptives de l'oeuvre romanesque :
si la description clinique est complète, en évoquant tous les
symptômes généraux, fonctionnels et physiques de la
pathologie, il n'y a ni étude physiopathologique (décrivant le
mécanisme de la maladie), ni véritable étiologie, et,
évidemment, aucune pathogénie, expliquant comment les diverses
causes entraînent la maladie. Le bilan reste donc partiel si on le
compare aux étapes d'une étude médicale contemporaine,
d'autant plus que les examens complémentaires, tels que radiographie ou
prise de sang, n'existent pas encore; mais le texte de Zola est un reflet exact
de l'état des connaissances à son époque.
Cependant, la mort de Gervaise pose un problème de
classification, même sur le plan de la pure description clinique. On sait
qu'elle est en proie à un alcoolisme chronique, après la mort de
Coupeau : « (Elle) mourait un peu de faim tous les jours.
dès qu'elle possédait quatre sous, elle buvait et battait les
murs » (p. 444), ce qui correspond aux descriptions de Magnan
sur l'alcoolisme féminin (« (les femmes) mangent peu,
boivent le matin ou dans l'intervalle des repas à titre de
tonique »24(*)); cependant, le diagnostic n'est pas fixé
: « On ne sut jamais au juste de quoi elle était morte. On
parla d'un froid et chaud » (p. 445) Il pourrait s'agir d'une
pneumonie provoquée par l'alcool, ce qui ferait entrer Gervaise dans
l'une des catégories mise en place par Magnan, à savoir
« le delirium tremens associé aux affections intercurrentes et
aux traumatismes » : il évoque en effet
« l'influence de certaines affections
intercurrentes (érysipèle, pneumonie, traumatismes, etc...), qui,
rompant plus ou moins brusquement l'équilibre physiologique dans lequel
se maintenait l'alcoolisé, malgré un certain degré
d'empoisonnement, ne tardent pas à ébranler la résistance
opposée par l'organisme à l'intoxication »25(*).
Appliquer ce diagnostic à Gervaise possède une
certaine logique : c'est le seul cas exposé par Magnan que Zola n'a pas
encore évoqué dans son ouvrage, et l'exhaustivité est l'un
des postulats de l'écriture naturaliste; de plus, la mort de Coupeau et
celle de Gervaise, déjà très proches sur le plan textuel
(elles constituent un épilogue en deux temps), se voient dès lors
rapprochées d'un point de vue scientifique (deux cas de delirium
tremens, sur un mode mineur et majeur) et d'un point de vue symbolique. Zola
lie en effet, dans un passage résomptif du Docteur
Pascal, dernier tome de la fresque sociale, le sort des deux
époux :
« Gervaise, si heureuse d'abord (...), coulant
ensuite avec son mari à l'inévitable déchéance du
milieu, lui peu à peu conquis par l'alcool, possédé
jusqu'à la folie furieuse et à la mort, elle-même
pervertie »26(*).
Cependant, le terme de « folie
furieuse » pour désigner l'affection dont souffre Coupeau
témoigne d'une tendance à remplacer les termes techniques, comme
« delirium tremens », qui n'est jamais utilisé, par
des termes à la fois plus simples et plus marqués symboliquement,
connotés par le tragique : on trouve ici les deux éléments
cardinaux du traitement romanesque de l'alcoolisme, à savoir le choix
d'un langage populaire et la dramatisation des phénomènes
scientifiques. De même, Zola fournit une explication d'ordre symbolique
et non médicale à la mort de Gervaise :
« La vérité était qu'elle
s'en allait de misère, des ordures et des fatigues de sa vie
gâtée. Elle creva d'avachissement, selon le mot des
Lorilleux » (p. 445)
La dégénérescence liée à
l'alcoolisme a une explication d'ordre social, qui fonctionne comme une
fatalité (même le Père Bazouge, croque-mort qui
prépare la bière de Gervaise, est « encore joliment
saoul » (p. 445), et non une explication d'ordre médical.
Zola, s'il s'appuie fortement sur le contenu scientifique du texte de Magnan,
du point de vue du déroulement des symptômes, introduit aussi des
éléments nouveaux, à valeur idéologique ou
symbolique dès lors qu'il s'agit d'interpréter ces
phénomènes. Il s'agit donc d'évaluer les parallèles
et les divergences entre le texte médical et le texte romanesque, pour
voir si les orientations poétiques et idéologiques de Zola
occultent la réalité du phénomène médical,
ou possèdent au contraire un effet heuristique, qui permet
d'élargir le propos.
Les différentes « observations »
de Magnan, rapport fait par un témoin au jour le jour de
l'évolution d'un malade, sont écrites dans un style simple, vif
et détaillé, possédant peu de vocabulaire technique, et
prenant la forme d'un récit, construit sur une linéarité
temporelle et une alternance de description visuelle et de propos
rapportés, au discours indirect, voire au discours indirect libre pour
rendre le propos plus saisissant : ces choix ne sont pas sans se rapprocher de
la technique descriptive choisie par Zola, comme dans l'observation XIV,
concernant « L...Auguste, 36 ans, charcutier »
:
« dès que l'on cesse l'interrogatoire,
les hallucinations reparaissent; il étire des fils entre les doigts,
arrache des épingles dont il voit sa peau hérissée; se
croit dans sa boutique, il aperçoit une tête de porc, il faut la
saler, dit-il, elle va se gâter »27(*).
Zola reprend même quasiment à la lettre certaines
phrases de Magnan, qui cherche lui aussi à transmettre
l'intériorité psychique du malade telle qu'elle se manifeste.
« Coupeau, cependant, se plaignait d'une voix
sourde. ses plaintes entrecoupées laissaient deviner toutes sortes de
maux. Des milliers d'épingles le piquaient. Il avait partout sur la peau
quelque chose de pesant; une bête froide et mouillée se
traînait sur ses cuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair.
Puis, c'étaient d'autres bêtes qui se collaient à ses
épaules, en lui arrachant le dos à coup de
griffes » (p. 436)
On retrouve ce passage dans les notes prises par Magnan
à partir d'un cas concret, celui du délire alcoolique de
« D...Anastasie, 45 ans, couturière » :
« Elle sent des piqûres sur le ventre,
quelque chose de pesant sur la peau; une bête froide et mouillée
se traîne sur ses cuisses, elle lui plonge un dard dans la chair; elle
sent des mouvements en dedans des jambes, les griffes d'un animal qui se
plantent dans le dos »28(*)
Cette proximité d'écriture montre que Zola
voulait donner au narrateur la même position testimoniale que celle de
l'interne en médecine, et par là se rapprocher le plus possible
du point de vue scientifique en vigueur.
Indépendamment de cette identique
focalisation, on constate que Zola a choisi d'évoquer les
éléments les plus modernes possibles de la médecine de son
temps. Par exemple, sur le plan des traitements suivis, comme des
aménagements de la chambre du malade, la précision avec laquelle
Zola suit Magnan est également frappante : Magnan estime qu'il faut
donner au malade du « lait, du bouillon, du chocolat, du vin et
du quinquina », et accorde « peu de crédit
à la saignée, au tartre stibié et à la
digitale »29(*); Zola suivra ces conseils, assez novateurs
à l'époque : le médecin recommande à l'interne
« le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique,
extrait mou de quinquina en potion » (p. 438)
Magnan explique aussi que le malade doit être
placé « dans une cellule matelassée, offrant sur le
parquet une double couche de paillassons, et renfermant dans un des coins un
matelas et un traversin. Cela suffit »30(*).
Gervaise décrit ainsi la chambre de Coupeau :
« Quelle vue! Elle resta saisie. La cellule
était matelassée du haut en bas; par terre, il y avait deux
paillassons, l'un sur l'autre; et, dans un coin, s'allongeaient un matelas et
un traversin, pas davantage » (p. 431)
Magnan recommande en effet l'abandon de la
« camisole » qui permet de clouer le malade sur le
lit, ce qui risque de l'étouffer, et décrit dans son livre le
« maillot » (sorte de camisole telle que nous
l'entendons aujourd'hui), qui permet au malade de se déplacer en tous
sens et sans danger; Zola place bien Coupeau, « avec sa blouse en
lambeaux et ses membres qui battaient l'air » (p. 431), dans
cette situation, qui est une innovation de Sainte-Anne à
l'époque31(*).
Cependant, même lorsque les ressemblances entre les deux
textes sont frappantes, l'écrivain remanie les travaux de Magnan,
grâce à la mise en place d'une véritable économie du
spectaculaire. Par exemple, Magnan relate le cas de
« D...François, 39 ans, chanteur ambulant dont le
père paraît être mort aliéné »
: « passant sur le Pont Neuf, il a entendu des voix qui le
menaçaient de lui donner des coups de pieds s'il ne jetait pas ses
vêtements par dessus les parapets », et on l'arrêta
alors qu'il se déshabillait en se parlant à voix haute32(*). Zola organise ce
matériau de départ de façon à créer des
degrés croissants de spectaculaire. Tout d'abord :
« on avait repêché Coupeau au
Pont-Neuf; il s'était élancé par dessus le parapet, en
croyant voir un homme barbu qui lui barrait le chemin » (p.
431)
Puis, lorsque Gervaise raconte la crise de delirium au
voisinage de la Goutte d'Or :
« Ce furent des commentaires interminables.
Boche avait connu un menuisier qui s'était mis tout nu dans la rue
Saint- Martin, et qui était mort en dansant la polka; celui-là
buvait de l'absinthe. Ces dames se tortillèrent de
rire. »(p. 434)
Zola utilise les anecdotes spectaculaires de façon
à augmenter peu à peu l'intensité du récit;
cependant, on constate que les passages où Gervaise apporte son
témoignage au voisinage agissent comme des caisses de résonance
des passages à l'hôpital, en venant désamorcer la
gravité de la maladie, pour en accentuer le côté de pur
spectacle, de divertissement. Contrairement à l'ouvrage de Magnan,
où le scripteur reste neutre devant les phénomènes qu'il
relate, Zola provoque ainsi des variations de tons grâce à
l'utilisation d'un faisceau de témoins : Gervaise, les médecins,
et indirectement le peuple du voisinage. Ils manifestent trois types de
réaction devant l'événement : le détachement
affectif combiné à l'intérêt scientifique pour les
médecins, comme dans le texte de Magnan; la fascination et la peur chez
Gervaise, liées à son incompréhension du
phénomène, ce qui permet d'introduire une tonalité
tragique dans le texte; la distance ludique chez les voisins, ce qui semble,
à première vue, souligner le caractère comique du
spectacle. Le point de vue du narrateur se loge donc entre ces trois champs
d'appréhension de la pathologie, et ne se cantonne pas, comme on aurait
pu l'imaginer, à celui de l'interne.
Ce choix de points de vue différents n'est pas sans
poser un problème de lecture : en effet, le narrateur semble s'effacer
pour laisser place à la description des phénomènes
visibles, les plus marquants, et les seuls que Gervaise puisse
appréhender correctement. Magnan, en effet, complète ses
observations des symptômes d'une autopsie très
détaillée, où cette fois-ci les termes médicaux
abondent33(*), et que Zola
n'utilise absolument pas, pour conserver la cohérence du point de vue
« innocent » de Gervaise sur le phénomène.
C'est donc bien son point de vue « populaire »,
élargi par celui des voisins, qui prédomine dans la description
de cette pathologie. La mise en scène des spectateurs du mime de
Gervaise, répétant la scène, semble l'inscription dans le
texte du lectorat de Zola ; public de non-spécialistes, curieux de
voir ce phénomène extraordinaire :
« Alors Boche, insistant davantage, la pria de
refaire un peu comme il faisait, pour voir. Oui, Oui, encore un peu! à
la demande générale! la société lui disait qu'elle
serait bien gentille, car justement il y avait là deux voisines, qui
n'avaient pas vu la veille, et qui venaient de descendre exprès pour
assister au tableau » (p. 438)
Zola semble donc inviter ses lecteurs
à poser un regard, certes de non-spécialistes, sur le cas qu'il
décrit, mais cependant curieux, et détaché de toute
implication affective, comme celui du voisinage : cet horizon de lecture
crée par le texte correspond au projet naturaliste, de montrer le
réel même dans ce qu'il a d'inédit aux yeux du lecteur,
pour enrichir ses connaissances et non jouer sur l'affect. Le pathétique
semble dès lors exclu, alors même qu'il s'agit de la mort
spectaculaire d'un des personnages principaux du texte, ce que montre la
réaction des proches de Coupeau :
« - Il est claqué, dit Gervaise en
poussant la porte, tranquillement, la mine éreintée et
abêtie. Mais on ne l 'écouta pas. Toute la maison
était en l'air. Oh! une histoire impayable! Poisson avait pigé sa
femme avec Lantier » (p. 443)
L'histoire de Poisson et Lantier était en germe tout au
long de la crise de Coupeau, évoquée en filigrane, p. 434 et 439.
Elle finit par s'imposer ici, nouveau rebondissement qui escamote toute
scène pathétique possible, de lamentation extrême, ou de
funérailles34(*).
Cependant, la présence des médecins lors de la
crise, quoique discrète et discontinue, est tout à fait
primordiale pour comprendre l'enjeu affectif de cette scène,
dissimulé sous le refus de la « scène à
faire » La comparaison précise avec le texte de Magnan est une
clé de compréhension du rôle des médecins dans notre
passage. L'intérêt scientifique principal de l'ouvrage de Magnan
est en effet de tenter de saisir quelles peuvent être les bases de
diagnostic du delirium tremens. Le délire à lui seul est un
critère insuffisant, car il intervient aussi dans le cas du
délire alcoolique simple, beaucoup plus bénin. Ainsi, Magnan
relève trois signes qui eux sont caractéristiques du delirium :
« le premier et le plus important, celui qui
poussera le vrai cri d'alarme, c'est le signe tiré de
l'élément fièvre (...) Toutes les fois que la
température prise au rectum (...) s'élèvera à
40°, 41°, le pronostic sera grave »35(*)
Le second critère est le
« désordre des mouvements » :
« un alcoolique, par exemple, présente un
tremblement énorme des bras, des jambes, de la face; si ce tremblement
ne persiste pas, s'il n'occupe pas tous les muscles du corps, on peut se
rassurer, c'est un coup de fouet, un accident passager (...) mais si le
tremblement d'une intensité d'ailleurs moyenne s'est emparé de
tous les muscles du corps, s'il s'accompagne de secousses et surtout de
frémissements et d'ondulations musculaires, si tous ces
phénomènes persistent, sans disparaître pendant le sommeil,
non seulement, on arrive, dès le deuxième ou troisième
jours, à l'épuisement nerveux, à un abattement complet des
forces, mais encore la persistance de tous ces symptômes est l'indice
d'un travail irritatif intense occupant les centres nerveux et plus
particulièrement l'axe rachidien, irritation dont l'autopsie donne
malheureusement une preuve trop fréquente ».
Le troisième symptôme est la
« faiblesse musculaire », plus tardive et moins
marquée, et dont Zola ne parle pas, obéissant ainsi à un
souci de concentration du phénomène sur deux jours, et de plus
grande densité de son propos, axé sur les éléments
les plus marquants. Par contre, les deux premiers symptômes sont
exploités par Zola :
« - Il dort, murmura le médecin en chef.
et il fit remarquer la figure de l'homme aux deux autres. Coupeau, les
paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui tiraient
toute la face (...) Mais les médecins, ayant aperçu les pieds,
vinrent mettre leur nez dessus d'un air de profond intérêt. Les
pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les pieds
dansaient » (p. 443); « (le médecin) se
tourna vers l'interne, lui demanda à demi-voix : « Et la
température, toujours quarante degrés, n'est-ce-pas? »
« Oui, monsieur. » Le médecin fit une
moue » (p. 457)
C'est bien grâce à la présence des
médecins dans la pièce que les deux signes qui
caractérisent le delirium sont inscrits dans le texte, car ils
dépassent la compétence de Gervaise; cependant, à aucun
moment ne nous est donné le point de vue des médecins sur
Coupeau, ils ne font aucun diagnostic, et deviennent en quelque sorte eux aussi
un spectacle soumis au regard de la jeune femme :
« Pourtant, elle saisissait des phrases, entre
l'interne et le médecin. Le premier donnait des détails sur la
nuit, avec des mots qu'elle ne comprenait pas. Toute la nuit, son homme avait
causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au
fond » (p. 435)
C'est le point de vue de Gervaise qui domine, même si
son regard est parfois stratégiquement orienté par les actes des
médecins, et le lecteur est guidé à adopter sa position
vis-à-vis du malade, notamment grâce à l'utilisation du
langage populaire, qui envahit toutes les descriptions de Coupeau. La
description, même lorsqu'elle pourrait être faite de façon
vraisemblable par un médecin, est toujours envahie par le langage
populaire et non scientifique de Gervaise :
« Le médecin avait tourné le dos.
Il s'accroupit, sans s'inquiéter s'il ne ramassait pas la
poussière du paillasson avec sa redingote; il étudia longuement
le tremblement de Coupeau, l'attendant au passage, le suivant du regard. Ce
jour-là, les jambes sautaient à leur tour, le tremblement
était descendu des mains dans les pieds; un vrai polichinelle dont on
aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raide comme du
bois » (p. 436)
La narration du phénomène, même exacte
dans les détails essentiels, est toujours contaminée par la voix
populaire et inculte de Gervaise. Ainsi, les médecins semblent s'opposer
à Gervaise sur le plan des connaissances scientifiques, mais aussi sur
le plan social :
« Justement, le médecin entra. Il
amenait deux collègues, un maigre et un gras, décorés
comme lui. Tous les trois se penchèrent sans rien dire, regardant
l'homme partout; puis, rapidement, à demi-voix, ils
causèrent » (p. 442)
Le mutisme des médecins et l'ignorance de Gervaise
conduisent le lecteur à envisager la crise de Coupeau comme un pur
spectacle, privé de son horizon herméneutique : un
véritable suspens peut se créer quant aux rebondissements et au
dénouement du tableau. On peut cependant se demander quel est le
lectorat visé par Zola : s'agit-il de disséminer des indices de
la mort prochaine de Coupeau, par souci de véracité, tout en les
laissant sans commentaires, afin de maintenir le lecteur, incompétent
comme Gervaise, dans l'expectative? ou s'agit-il, plus subtilement, de
s'adresser aussi aux lecteurs ayant les connaissances médicales
suffisantes pour saisir l'importance de ces phénomènes, et
capables dès lors de comprendre tout l'enjeu dramatique du texte? Dans
ce dernier cas, s'il y a différence entre ce que sait le lecteur et ce
que sait Gervaise, concernant le rôle primordial du tremblement et de la
température, une ironie tragique se met en place vis-à-vis de la
jeune femme, et les deux points de vue sont désolidarisés. On
voit bien que Zola a travaillé le matériau scientifique de
manière à provoquer l'intérêt du lecteur, quel que
soit son degré de connaissance, soit vers un plus grand suspens
dramatique, soit vers une ironie tragique. Dans les deux cas, il y a
volonté nette de mise en scène du matériau scientifique,
afin d'infléchir de façon symbolique l'horizon réaliste du
texte.
Si ce passage est privé d'autorité
médicale et coupé des explications des phénomènes,
c'est aussi pour introduire l'idée d'une fatalité,
incarnée ici par l'alcool, qui présiderait de façon
inéluctable à la déchéance des personnages. Cette
chute dont on ne peut saisir les causes profondes, mais uniquement
l'accumulation des symptômes, participe dès lors du mouvement
général du roman, lié à la fatalité du
ressassement et de la décadence. Ainsi, le mime qu'effectue Gervaise
devant le voisinage vient redoubler le spectacle de la crise de Coupeau, et
s'inscrit dans l'économie générale du texte, qui veut que
tout se répète inlassablement ( Par exemple, Lantier ruine la
blanchisserie de Gervaise, puis la confiserie de Virginie, et projette de
même avec la future triperie d'une voisine; cet épisode suit
directement la mort de Coupeau, p. 443). Gervaise suit ce mouvement fait de
cycles et de chute progressive : « au milieu de la loge, tandis
que les autres regardaient, elle fit Coupeau braillant, sautant, se
démanchant avec des grimaces abominables » (p. 434),
mais « elle craignait de se rendre malade »
(p. 438), et reste
« hébétée » (p. 435)
après avoir imité Coupeau. En fait, Gervaise meurt de la
contagion du delirium de son mari, elle est saisie elle aussi par son mal, de
façon symbolique et non plus réaliste, puisque le spectacle
qu'elle donne est comme une répétition, un signe avant-coureur,
de sa propre mort. Le médecin, lorsqu'il s'adresse pour la seule fois
à Gervaise, renforce ce sentiment d'inéluctabilité de son
destin, de sa descente avec Coupeau dans la mort :
« Le médecin la regarda de son oeil
perçant. Il reprit, de sa voix brutale :
-Vous buvez aussi, vous? Gervaise bégaya, se
défendit, posa la main sur son coeur pour donner sa parole
sacrée.
-Vous buvez! Prenez garde, voyez où mène la
boisson...Un jour où l'autre, vous mourrez ainsi » (p.
436)
Loin d'apporter une caution scientifique et un langage capable
de renforcer l'illusion réaliste, le médecin entraîne le
texte vers l'horizon du jugement moral, et ses propos sentencieux de personnage
omniscient, aux paroles rares, renforcent le sentiment du tragique. Gervaise
lui a rappelé que le père et la mère de Coupeau buvaient :
le rôle de l'hérédité dans les problèmes
d'alcoolisme prend peu à peu la forme, sous « l'oeil
méchant de commissaire de police » du médecin
(p.435), d'une malédiction familiale qu'il s'agit d'expier, sans
échappatoire; le Mal outrepasse les connaissances scientifiques, et
l'écriture naturaliste d'un phénomène médical se
voit dépassée par un élargissement mythique, lié au
péché originel, qui transforme le corps médical en
assemblée de Parques.
Cependant, ce tragique de la contamination de Gervaise par le
Mal se trouve exprimé dans une gestuelle grotesque, au sein d'un mime
qui dédramatise la scène de delirium pour n'en retenir que le
caractère spectaculaire. Gervaise compare Coupeau aux garçons de
lavoirs qui dansent pendant « les bals de la
mi-carême » (p. 435), il chante « une
engueulade continue de carnaval, la bouche grande ouverte » (p.
432); le mime qu'elle effectue entre dans la logique festive qui parcourt tout
le roman, et qui oppose à la dégénérescence une
sorte de lutte hédoniste pour la vie. C'est aussi une logique
d'inversion qui anime ces spectacles de Gervaise, où l'effroi devient
rire, la spectatrice devient actrice, la femme vivante remplace l'homme
moribond, la cellule vide devient appartement bondé. Gervaise
connaît à la fois « le désir et la
peur » (p. 434) d'aller voir Coupeau à l'hôpital :
tout le passage est en effet traversé par des courants contraires, entre
l'empathie tragique et la distance comique, entre la saisie objective du
phénomène et sa dramatisation à valeur symbolique, entre
les valeurs hédonistes de Gervaise et sa progressive fascination pour la
mort.
Le mime de Gervaise, s'il provoque le rire distancié
du groupe, n'entraîne chez elle que prescience de son destin et acception
de la fatalité : ainsi, il n'est pas si sûr, comme nous avons pu
l'envisager précédemment, que l'horizon de lecture du texte soit
dessiné par le groupe des voisins; le lecteur, s'il n'a pas d'empathie
pour Coupeau plongé dans le délire, oriente cependant sa lecture
vers l'affect lorsque Gervaise est entraînée vers sa perte, sous
la pression du cruel groupe de voisins. Le narrateur exprime la coupure entre
l'inquiétude de Gervaise et le détachement cynique des habitants
de La Goutte d'Or en mêlant les voix, pour en faire sortir la dissonance:
« On se tut brusquement, en apercevant Gervaise,
qu'on ne regardait plus et qui s'essayait toute seule au fond de la loge,
tremblant des pieds et des mains, faisant Coupeau. Bravo! c'était
ça, on n'en demandait pas davantage. Elle resta
hébétée, ayant l'air de sortir d'un rêve. Puis, elle
fila raide. Bien le bonsoir, la compagnie! » (p. 439)
La solitude de Gervaise face au groupe reprend ici l'une des
structures centrales du roman, à savoir l'échec de la jeune femme
à constituer un groupe social fondé sur l'intimité, et
l'inévitable déliquescence des liens entre les hommes, sans cesse
répétée, devant les jalousies et rancoeurs
individuelles.
On peut donc penser que tout le pathétique de la mort
de Coupeau, évacué par souci d'objectivité et de
détachement scientifique lors de la scène du delirium, est
reporté sur le personnage de Gervaise qui mime la maladie de Coupeau. Le
passage de l'une à l'autre de ces stratégies narratives se fait
cependant sans rupture, grâce à deux choix narratifs : d'une part,
la présence du langage populaire et l'entremêlement des voix, qui
vont jusqu'à contaminer la voix narrative, et cela dans la crise de
delirium comme dans le spectacle qu'en donne Gervaise; d'autre part, la
création de résonances mythiques et idéologiques au sein
même de la description du delirium, grâce à l'utilisation
des propos hallucinatoires de Coupeau.
Par exemple, Zola utilise une description d'hallucination
faite par Magnan en infléchissant son sens initial. Magnan évoque
le cas de « C..., 43 ans teinturier » :
« Il entre à l'asile le 7 juin. Sans
cesse en mouvement, regardant de tous les côtés, portant les mains
en tous sens, il est dans une terreur profonde, prononce des phrases
entrecoupées, pousse des soupirs, dit des injures, devient tout à
tour menaçant, suppliant, et, au milieu de ce désordre, fait
comprendre qu'il est condamné à mort, qu'il doit être
exécuté, qu'il voit sa femme dans les bras d'un autre
homme »36(*)
Zola évoque également le caractère
paranoïaque du délire de Coupeau, qui s'imagine voir Gervaise dans
les bras de Lantier :
« « Tu sais, ne m'embobine pas... (...) Tu
viens de la retape, chameau! attends un peu que je t'arrange!...Hein? Tu caches
ton monsieur derrière tes jupes. (...) Nom de Dieu! c'est encore lui!
d'un saut terrible, il alla se heurter la tête contre la muraille
(...)
-qui voyez-vous donc? répéta
l'interne.
-Le chapelier! le chapelier! hurlait Coupeau. et
l'interne, ayant interrogé Gervaise, celle-ci bégaya sans pouvoir
répondre, car cette scène remuait en elle tous les
embêtements de sa vie » (p. 441)
La valeur résomptive de tout le passage est ici
clairement énoncée : Gervaise voit défiler sa vie, mise en
scène par la parole hallucinée de Coupeau. Ce que l'on constate
aussi, et que ne signale pas Magnan, c'est la vérité contenue
dans le délire du patient : Coupeau n'est plus ici l'espèce de
cocu de vaudeville, sympathisant avec son rival Lantier, qu'il avait
été tout au long de l'ouvrage; il devient une figure à la
fois grotesque (en gesticulant pour se battre contre un fantôme) et
inquiétante : sorte de « fou du roi », il
énonce la vérité au sein d'un spectacle fondé sur
la folie. Un autre exemple est éloquent :
« L'interne l'interrogea :
-qui voyez-vous donc?
-ma femme, pardi! Il regardait le mur, tournant le dos
à Gervaise. Celle-ci eut un joli trac, et elle examina aussi le mur,
pour voir si elle ne s'apercevait pas » (p. 441)
Au delà de la gestuelle comique de Gervaise se dessine
l'inquiétude, celle de devenir l'ombre d'elle-même, une
caricature, comme l'avait déjà exprimé un passage
précédent, lorsqu'elle erre saoule dans Paris :
« Et, brusquement, elle aperçut son ombre
par terre. Quand elle approchait d'un bec de gaz, l'ombre vague se ramassait et
se précisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle
était ronde. (...) Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol,
l'ombre faisait la culbute à chaque pas; un vrai guignol! (...) Mon
Dieu, qu'elle était drôle et effrayante! Jamais elle n'avait si
bien compris son avachissement » (p. 421)
Gervaise devient un
« guignol » comme Coupeau pendant sa crise de delirium, et
ce dernier, dans son délire, énonce la vérité
profonde de la vie de Gervaise, à savoir qu'elle est privée de
lieu propre37(*) : le
destin des deux époux révèle en effet la
« question ontologique de la perte de coïncidence de
l'être avec soi-même »38(*), dont la manifestation la plus extrême est
le délire de Coupeau. Au sein de son monologue halluciné, il
prend l'allure d'une figure pythique, énonçant sur un mode
symbolique ce qu'il va advenir de Gervaise. Ainsi, Coupeau annonce le sort de
Gervaise, Gervaise mime Coupeau; les deux pendants du passage, à savoir
la scène de delirium et son commentaire, tous deux marqués par le
grotesque, témoignent à nouveau de la logique d'inversion et de
ressassement à l'oeuvre dans tout le roman.
Les mouvements de Coupeau, ainsi que ses monologues,
dépassent la portée réaliste, à visée
scientifique, du texte. Les hallucinations permettent, selon le contrat de
vraisemblance du texte, l'émission de propos incohérents et
décousus, accompagnés de gestes insensés. En laissant la
parole à Coupeau, sans ajout de commentaires distanciés, Zola
oriente le texte vers une tonalité presque fantastique, paradoxalement
autorisée par l'écriture réaliste :
« -Encore des fourbis, tout ça!...Je me
méfiais...Silence, tas de gouapes! Oui, vous vous fichez de moi. C'est
pour me turlupiner que vous buvez et que vous braillez là-dedans avec
vos traînées...Je vas (sic) vous démolir, moi, dans votre
chalet!...
Il serrait les poings; puis il poussa un cri rauque, il
s'aplatit en courant. Et il bégayait, les dents claquant
d 'épouvante :
-C'est pour que je me tue. Non, je ne me jetterai
pas!...Toute cette eau, ça signifie que je n'ai pas de coeur. Non, je ne
me jetterai pas! Les cascades, qui fuyaient à son approche,
s'avançaient quand il reculait » (p. 433)
La perte des repères, la confusion entre onirisme et
réalité, sont des traits caractéristiques du délire
alcoolique, mais aussi de l'écriture fantastique. On remarque que le
narrateur ne se dissocie jamais des visions de Coupeau, mais au contraire les
accompagne par le commentaire de sa gestuelle. La terreur ressentie par Coupeau
et son délire de persécution, la violence à l'oeuvre dans
ses propos, vraisemblables pour cette pathologie, sont aussi l'expression de la
violence inéluctable qui s'abat sur l'homme et l'aliène.
L'argument « scientifique », de l'alcoolisme
héréditaire est dépassé par un horizon mythique :
« la violence que désigne
l'écrivain -plutôt qu'il ne la dénonce- est coupée
du système qui la produit; elle est de la sorte déplacée
et transformée. Dans les représentations du roman, nous la
retrouvons qui fond sur les personnages comme un coup du sort et comme
tombée du ciel, ou bien elle passe pour une sauvagerie, une
bestialité, qui, par réaction, se réveille en
l'homme »39(*).
Cette violence pathologique, détournée vers une
violence mythique, est également infléchie vers une violence
d'ordre idéologique et politique.
En effet, la description d'une pathologie à travers le
personnage du zingueur Coupeau n'est pas seulement fondée sur
l'intérêt physiologique du phénomène, sur le
caractère instinctif, privé de conscience, du patient : ce type
de discours naturaliserait le regard porté sur l'ouvrier, dominé
par ses instincts et son hérédité, par son
« intempérance », à la manière dont le
discours bourgeois de l'époque naturalise la condition ouvrière
en l'intégrant au déterminisme biologique, pour l'éliminer
du processus historique. Au contraire, notre passage, qui pourrait facilement
n'être que le support de cette idéologie, la dépasse en
faisant de Coupeau une représentation de l'aliénation de l'homme
moderne devenu machine : Coupeau « parle d'une voix
saccadée » (p. 432), il marche uniquement
« du matelas à la fenêtre » (p. 435),
il croit qu'il a « une machine à vapeur dans le
ventre » (p. 440), ses pieds bougent quand il dort,
« de vrais pieds mécaniques » (p. 443) On
retrouve la crainte exprimée par Goujet devant l'utilisation de machines
pour remplacer les forgerons; mais l'on peut aussi penser au personnage de
Jacques Lantier, fils de Gervaise, dans La Bête Humaine,
rendu fou jusqu'au crime par son hérédité alcoolique et
son travail de cheminot sur la Lison, train effrayant et fantastique. La
violence provoquée par le delirium est l'amorce symbolique de
problèmes de la société moderne.
Un autre glissement idéologique se
produit si l'on considère plus attentivement les propos tenus par
Coupeau : ses monologues évoquent de façon décousue des
lieux liés à la fête, au spectacle :
« V'là que ça s'illumine; des
ballons rouges en l'air, et ça saute, et ça file!... Oh! oh! que
de lanternes dans les arbres! Il faut joliment bon! ça pisse de partout,
des fontaines, des cascades, de l'eau qui chante, oh! d'une voix d'enfant de
choeur...Epatant! les cascades! » (p. 433); « V'là
la cavalcade, des lions et des panthères qui font des grimaces...Il y a
des mômes habillés en chiens et en chats... » (p.
440)
Cependant, ses propos dévient vers une
évocation de la violence armée et du combat avec les forces de
l'ordre :
« Un instant, elle souffla devant la porte. Il
se battait donc avec une armée! » (p. 439);
« Il y a la grande Clémence, avec sa tignasse pleine de
plumes (...) Dis donc, ma biche, faut nous carapatter..Eh! bougres de roussins,
voulez-vous bien ne pas la prendre!...Ne tirez pas, tonnerre, ne tirez
pas... » (p. 440) « et ils ont mis une machine
derrière le mur, ces racailles! Je l'entends bien, elle ronfle, ils vont
nous faire sauter...Au feu! Nom de Dieu! » (p. 437).
Magnan lui aussi évoque des délires liés
à l'offensive armée, par exemple « L...Auguste, 36
ans, charcutier », qui « veut prendre son fusil
pour faire l'exercice, il doit rejoindre le bataillon »40(*). Cependant, Magnan
fournit une base historique à ce symptôme :
« Il paraît avoir été
frappé, en 1870, d'une attaque convulsive pendant qu'il était de
garde aux remparts »41(*).
Or, le texte de Zola est censé se dérouler
entre 1850 et 1868, soit avant les événements de 1870. On peut
penser que la fréquence de l'évocation relève, dans le
texte de Magnan, d'une peur bourgeoise de la prise d'armes par le peuple, trait
idéologique très présent dans les classes dominantes des
années 187042(*).
Chez Zola, il s'agit d'un anachronisme, sans doute inconscient, et difficile
à interpréter : Zola exprime-t-il lui aussi ses peurs devant la
violence des réactions de l'ouvrier aliéné, en les
inscrivant de façon fantasmatique dans les hallucinations d'un malade?
Ou veut-il signifier ici, en inscrivant en filigrane la révolte
populaire dans des monologues marqués par l'esprit festif et
carnavalesque, que la réaction ouvrière est en germe, et que
Coupeau, de façon prophétique, annonce au sein de son
aliénation la violence de Germinal, dominé par
la figure d'Etienne Lantier, autre fils de Gervaise?...
Quelle que soit l'analyse, le texte de Zola développe
des éléments propres au romanesque qui lui permettent de se
détacher de l'idéologie sous-jacente du texte de Magnan,
même si les deux hommes semblent à première vue avoir la
même conception du problème, fondée sur
l'hérédité et le milieu. En effet, Zola explique, dans
l'ébauche de L'Assommoir, à propos de Coupeau :
« le montrer gentil, généreux, bon
ouvrier dès le début, puis en dix-neuf ans en faire un monstre,
au physique et au moral, par une pente à expliquer. Etudier l'effet du
milieu sur lui »43(*)
Zola insiste plus sur le milieu que sur
l'hérédité; en fait, comme le montre la contamination
symbolique de Gervaise, il est intéressé par l'idée
d'imprégnation progressive des individus, comme en témoigne le
rôle de l'alambic de L'Assommoir :
« L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans
une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait,
laissait couler sa sueur d'alcool, pareille à une sueur lente et
entêtée, qui à la longue, devait envahir la salle, se
répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense
de Paris » (p. 70)
Comme devant Coupeau saisi du delirium, Gervaise a
« la curiosité de regarder l'alambic » (p.
69), mais est aussi prise d'un « frisson » de peur
devant ce spectacle (p. 70) Tout se déroule donc par une sorte de
contagion symbolique, plus proche du système tragique que d'une
explication médicale fondée sur l'hérédité.
Inversement, Magnan exprime de façon nette ses
théories eugénistes :
« Au point de vue de la race, cette population
envahie par le poison n'est malheureusement pas stérile et comme on l'a
depuis longtemps répété, l'ivrogne n'engendre rien qui
vaille »44(*); « Parmi les survivants on compte de
nombreux idiots, épileptiques, et beaucoup de
dégénérés dénués de sens moral,
instinctivement pervers, impulsifs, anormaux, victimes douloureuses de
l'alcoolisme des parents (...) Le seul profit pour la société est
une lourde charge, ou un danger »45(*)
L'ouvrage dont sont tirés ces extraits,
Alcoolisme et Dégénérescence,
était à l'origine un rapport fait par Magnan au First
International Eugenics Congress, à Londres, en 1912, sous la
présidence du fils de Darwin... On s'aperçoit que Magnan tient
beaucoup aux théories sur l'hérédité, sous des
prétextes non médicaux, mais moraux, contrairement à Zola
qui utilise ces théories au profit d'une description symbolique,
même si elle reste fortement déterministe, de l'horizon social qui
lui est contemporain.
La description du delirium peut donc être vue comme une
sorte d'exemplum, qui met en scène l'intempérance ouvrière
pour mieux renforcer le paternalisme bourgeois; mais aussi comme la
dénonciation en filigrane de ce même système bourgeois qui
provoque l'aliénation. Cette ambiguïté ne peut être
levée, car les éléments d'ordre idéologiques
reposent sur l'élargissement romanesque du discours
médical : aucun discours du narrateur ne vient prendre en charge la
description pour orienter le sens sur le plan éthique, tout repose dans
le traitement narratif des faits. C'est pourquoi la plus grande réussite
de ce passage, paradoxalement, n'est peut-être pas la connaissance
scientifique fournie au lecteur, mais bien l'impression de malaise qui se
dégage de cet univers coupé de son horizon herméneutique,
le sentiment de l'absurde provoqué par ce corps soumis à la
maladie et à la mort.
La description, inédite en littérature, que Zola
nous donne du delirium tremens, participe d'un mouvement de prise de conscience
progressive du problème : au quatrième Congrès
Confédéral de la CGT, en 1898, à Rennes, l'alcoolisme est
envisagé comme le garant de la bourgeoisie, car il détruit
les forces de résistance de l'ouvrier. La baisse du nombre de jours de
travail, l'augmentation des salaires et les progrès de l'hygiène,
doivent dès lors permettre de s'affranchir de l'alcool. Ainsi
envisagé, l'alcoolisme est une pathologie provoquée par de
mauvaises conditions de vie, et possède donc de lourdes implications
sociales qui finissent par provoquer la révolte populaire contre
l'oppression de la bourgeoisie; peut-être Zola a-t-il contribué
à sortir ce problème du ghetto de Sainte-Anne, à
relativiser l'idée d'inéluctable
dégénérescence des « classes laborieuses,
classes dangereuses », grâce à une dramatisation
à valeur symbolique de cette pathologie, qui montre la tragique
aliénation de l'homme contemporain, pris au piège d'une violence
qui le dépasse incarnée par la dépendance à
l'alcool.
BIBLIOGRAPHIE
ALLEM (G), La vie quotidienne sous le Second
Empire, Hachette, 1948.
BERNER (Peter), « les ivresses
pathologiques », in Les ivresses, sous la
direction du professeur Y. PELICIER, L'esprit du temps, Bordeaux, 1993.
DAUBY (J)., La question ouvrière en
Belgique, librairie Lebègue, Bruxelles, 1871.
DUBOIS (Jacques), « L'Assommoir »
de Zola, Belin, 1993.
LACOSTE (Gabriel), Etude médicosociale des
conditions de travail et de vie dans « L'Assommoir » et
dans « Germinal », thèse de
l'université de Bordeaux, sous la direction de H-J Lazarini, Editions
Bergeret, 1978.
MAGNAN (Valentin), -De l'alcoolisme, des diverses
formes du délire alcoolique et de leur traitement, Editions
Delahaye, 1874.
-Alcoolisme et
dégénérescence, C. Knight, Londres, 1912.
THOREL-CAILLETEAU (Sylvie), Trois arts
poétiques : « L'Assommoir », « Les
Malavoglia », « Les Buddenbrook »,
Editions Interuniversitaires, 1993.
ZOLA (Emile) -L'Assommoir,
Garnier-Flammarion, 1969
-Les Rougon-Macquart, vol.2, Gallimard,
« bibliothèque de la Pléiade »,
1960-1967, sous la direction de Henri MITTERAND.
-Le docteur Pascal, folio, 1993.
-Le roman expérimental, oeuvres
complètes, Cercle du livre précieux, 1968.
* ZOLA (Emile),
L'Assommoir, GF, 1969, p. 70.
* 1 Edition de
référence : Garnier-Flammarion, 1969, et plus
particulièrement les pages 348 à 350, et 430 à 443.
* 2 C'est le docteur Motet,
dans une lettre du 8 Novembre 1875, qui conseille cet ouvrage à Zola. (
Les Rougon Macquart, vol. 2, Gallimard,
« bibliothèque de la Pléiade »,
1960-1967, présenté par Henri Mitterand, p. 1553)
* 3 ALLEM (G.), La
vie quotidienne sous le Second Empire, Hachette, 1948.
* 4 « Elle se
retourna : c'était bien Coupeau qui se jetait son petit verre de schnick
dans le gosier, d'un geste familier déjà. Il mentait donc, il en
était donc à l'eau-de-vie maintenant! (...) Le vin, elle le
pardonnait, parce que le vin nourrit l'ouvrier; les alcools, au contraire,
étaient des saletés, des poisons qui ôtaient à
l'ouvrier le goût du pain. Ah! Le gouvernement aurait bien dû
empêcher la fabrication de ces cochonneries! » (p. 210)
* 5 MAGNAN (Valentin), op.
cit., p. 1.
* 6 MAGNAN (Valentin),
Alcoolisme et dégénerescence, statistiques du service
central d'admission des aliénés de la ville de Paris et du
département de la Seine de 1867 à 1912, C. Knight,
Londres, 1912.
* 7 Ses nombreux ouvrages, en
plus de ceux déjà cités, en témoignent :
Les dégénérés (état mental et syndromes
épisodiques), Rueff, 1895;
Dégénérescence mentale et syndromes épisodiques
multiples avec délire polymorphe chez le même sujet,
Maretheux, 1894; etc.
* 8BERNER (Peter),
« Les ivresses pathologiques », in Les
ivresses, ouvrage collectif sous la direction du professeur PELICIER
(Y), L'esprit du temps, Bordeaux, 1993, p. 31.
* 9 ibid., p. 32.
* 10MAGNAN, De
l'alcoolisme..., op. cit., p. 2.
* 11ibid., p. 137.
* 12 ibid., p. 2.
* 13 ibid., p. 60.
* 14 ibid., p. 140.
* 15ZOLA (Emile), Le
roman expérimental, in Oeuvres Complètes,
Cercle du livre précieux, 1968, p. 1184.
* 16
« Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, un jour
de ribote. Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais
enfin, la chose s'expliquait...Moi, j'étais à jeun, tranquille
comme Baptiste, sans une goutte de liquide dans le corps, et voilà que
je dégringole en voulant me tourner pour faire une risette à
Nana! ... vous ne trouvez pas ça trop fort? S'il y a un bon Dieu, il
arrange drôlement les choses. Jamais je n'avalerai
ça » (p. 144). On peut rapprocher l'amertume de Coupeau
de celle du marchand de vins exproprié injustement, dans l'exemple de
Magnan.
* 17
« Louis Althusser serre de près la notion lorsqu'il
écrit que « l'idéologie représente le raport
imaginaire des individus à leurs conditions d'existence »,
insistant sur le fait qu'une idéologie ne se donne jamais pour ce
qu'elle est et que là est le signe le plus patent de sa fonction
mystificatrice. Aucune idéologie ne s'avoue idéologie, mais au
contraire chacune se donne l'allure d'un savoir : elle renferme d'ailleurs et
utilise dans sa composition des éléments de connaissance. A
défaut d'élaborer cette connaissance, toute idéologie a
recours à la connaissance, démarche ou
« geste » par quoi elle érige ses
représentations, croyances et notions en vérités
premières, en évidences naturelles ». (DUBOIS
(Jacques), L'assommoir de Zola, Belin, 1993, p. 93-94)
* 18LACOSTE
(Gabriel), Etude médico-sociale des conditions de travail et de
vie dans L'Assommoir et Germinal, Thèse de
l'université de médecine de Bordeaux, sous la direction de H-J
Lazarini, 1978, éditions Bergeret.
On peut noter qu'un siècle auparavant, le docteur
Magnan relevait les mêmes chiffres, mais ajoutait un commentaire
dramatisant pour renforcer la thèse de l'hérédité :
selon lui, les problèmes de l'enfant sont provoqués par
l'alcoolisme des parents dans 40,6 % des cas, mais « nous
estimons ces chiffres en dessous de la vérité, surtout en ce qui
concerne l'alcoolisme de la mère, qui malheureusement devient de plus en
plus fréquent » (MAGNAN, Alcoolisme et
dégénérescence, op. cit., p. 10).
* 19 LACOSTE, op. cit., p.
26.
* 20
« L'expérience indique que ce sont surtout les sujets porteurs
d'une prédisposition aux psychoses maniaco-dépressives chez
lesquels l'alcool peut provoquer une instabilité dynamique produisant
des « états mixtes à alternances rapides »
qui se manifestent par une atmosphère délirante et l'apparition
d'hallucinations. Quelquefois il peut s'agir d'une accentuation d'un processus
schizophrénique. Dans les cas où l'obscurcissement de la
conscience prend l'importance d'un passage à une ivresse psychotique du
type delirium, ce sont surtourt des faiblesses intellectuelles dues à
une dysfonction cérébrale organique importante, souvent
causée par l'alcoolisme préexistant même, qui en sont
responsables » (BERNER (Peter)),
« Les ivresses pathologiques », in
Les ivresses, op. cit., p. 39.)
* 21 MAGNAN, De
l'alcoolisme..., op. cit., p. 4. Les classifications actuelles restent
proches de ces travaux : « Dans la dernière édition
du manuel alphabétique de psychiatrie de Porot (1984), nous trouvons
cinq types d'ivresses compliquées ou pathologique : 1. l'ivresse
excito-motrice marquée par des impulsions verbales et motrices; 2.
l'ivresse pathologique de type maniaque, présentant une agitation
psychomotrice où dominent l'euphorie et une grande mobilité; 3.
l'ivresse dépressive considérée comme
l'extériorisation d'une dépression, avec risque suicidaire
majeur; 4. les ivresses délirantes, présentant essentiellement
comme thème la mégalomanie, la persécution, la jalousie ou
l'autodépreciation; 5. les ivresses hallucinatoires parentes aux
états confuso-oniriques, avec hallucinations variées, surtout
visuelles » (BERNER (Peter), « les ivresses
pathologiques », in Les ivresses, op. cit., p.
32)
* 22 LACOSTE, op. cit., p.
29.
* 23 LACOSTE, op. cit., p.
35.
* 24 MAGNAN, De
l'alcoolisme..., op. cit., p. 55.
* 25 ibid., p. 5.
* 26 ZOLA, Le
docteur Pascal, folio, 1993, p. 170.
* 27 MAGNAN, De
l'alcoolisme..., p. 118.
* 28 MAGNAN, ibid., p.
57.
* 29 MAGNAN, ibid., p.
164.
* 30 MAGNAN, ibid., p.
163.
* 31 Si Zola suit
très précisement les innovations de Sainte-Anne autour de 1875,
ces méthodes sont bien sûr, pour une grande part,
dépassées aujourd'hui : l'utilisation de la voie
parentérale est encore inconnue à l'époque, ce qui
contraignait les médecins à l'administration exclusivement orale
des médicaments; de plus, les malades reçoivent aujourd'hui ,
dès le début de la crise, des calmants qui limitent l'usage de la
camisole. On peut constater aussi que les médecins de l'époque,
dont Magnan, ignoraient que le delirium tremens intervient en cas de sevrage
brutal du patient alcoolique, qui doit dès lors recevoir des substituts
de sa drogue pour empêcher la crise; Zola montre cette lacune des
connaissances scientifiques de l'époque : Coupeau entre à
Sainte-Anne après « une noce de huit
jours » (p. 431), et non suite à un manque.
On peut d'ailleurs remarquer d'autres lacunes scientifiques
dans son oeuvre, mimétiques des ignorances de son époque : Zola
n'établit par exemple pas de lien entre le manque d'hygiène et
les maladies infectieuses dans L'Assommoir, datant de 1874; en
effet, Pasteur ne montrera le rôle des bactéries que quelques
années plus tard (Le staphylocoque en 187, le streptocoque en 1879...)
* 32 MAGNAN, ibid., p.
60.
* 33 « La
couche corticale, légèrement rosée dans toute son
étendue, offre un pointillé rouge, à la convexité
des hémisphères, dans les parties correspondantes à
l'infiltration sanguine de la pie-mère. Les portions grises de la couche
optique et des corps striés sont également rosées. Les
vaisseaux de la base du cerveau ne sont pas athéromateux,
etc. » (MAGNAN, ibid., p. 121).
* 34 Il suffit de comparer
ce passage avec une autre mort d'alcoolique, celle de Marmeladov dans
Crime et Châtiment de Dostoïevsky : le corps est
exposé dans le salon, sa femme Catherine maudit le ciel et devient
folle, tandis que ses enfants gémissent, que sa fille Sonia
(prostituée elle aussi, comme Nana, qui semble se désinteresser
de la mort de son père), est en proie au désespoir, et que tous
les voisins sont conviés à un repas de funérailles
tournant en pugilat. Tout ce pathétique des romans feuilletons, qui a
pourtant souvent inspiré Zola (voir les scènes entre le pur
Goujet et Gervaise devenue prostituée), est totalement exclus du passage
sur le délirium tremens.
* 35 MAGNAN, De
l'alcoolisme, op. cit., p. 111.
* 36 MAGNAN, ibid., p.
141.
* 37 Le parcours de Gervaise
témoigne en effet d'une recherche de l'intimité :
« le « trou » tant désiré par
Gervaise nous révèle, à travers ses figurations
successives (les cinq demeures), une fidélité jamais
démentie aux mêmes valeurs profondes (...) Le refuge gervaisien
conjugue pour un temps plénitude de l'être et plénitude du
monde » (DUBOIS, op. cit., p. 38 et 40.)
* 38 THOREL-CAILLETEAU
(Sylvie), Trois arts poétiques : L'Assommoir, les
Malavoglia, les Buddenbrook, éditions
interuniversitaires, 1993.
* 39 DUBOIS, op. cit., p.
55.
* 40 MAGNAN, De
l'alcoolisme, op.cit., p. 118.
* 41 ibid., p. 117.
* 42 « Tout
cela désespère un jour (l'ouvrier) : il boit! Alors, quel
changement, quelle abdication, quelle métamorphose chez cet ouvrier!
(...) Chez lui tout s'affaisse, se m^le , dévie, se
désorganise.(...) Toutes ces facultés, toutes ces forces,
nées pour d'utiles et fécondes destinées, se
dérobent, ou, comme renversées sur elles-mêmes, se
retournent contre leur but. Vous avez un soldat prêt pour
l'émeute, soldat que l'on ne dominera plus que par la force,
peut-être par une sanglante répression » (DAUBY
(J), La question ouvrière en Belgique. Causes de nos crises
ouvrières; remèdes possibles, Bruxelles, Librairie
Lebègue, 1871, p. 14.
* 43 LACOSTE, op. cit., p.
127.
* 44 MAGNAN,
Alcoolisme et dégénérescence, op. cit.,
p. 8.
* 45 ibid., p. 10.
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