De l'intempérance populaire à la "sueur d'alcool": Le delirium tremens dans L'Assommoir de Zolapar Séverine Weiss Ecole Normale Supérieure - DEA de Lettres Modernes 2000 |
De l'intempérance populaire à la « sueur d'alcool »1(*) :Le delirium tremens dans L'Assommoir d'Emile Zola.(Séverine Weiss, université Lyon II, juin 2000)Un professeur de la faculté de médecine de Strasbourg, dans les années 1970, conseilla à ses étudiants de se reporter, pour la description du delirium tremens, à L'Assommoir1(*) d'Emile Zola (1877) : cette anecdote montre que le contrat d'écriture naturaliste qui domine l'oeuvre semble atteint dans ce passage, qui relate la crise alcoolique aiguë, puis la mort, du personnage de Coupeau, mari de Gervaise. Zola écrit dans Le Roman expérimental : « (l'écrivain naturaliste) doit remplacer la religion de l'idéal par celle de la réalité, peindre les hommes non tels qu'ils devraient être mais s'efforcer de les représenter tels qu'ils sont. Nous enseignons l'amère science de la vie, nous donnons la hautaine leçon du réel » Le passage, canonique, du delirium tremens, peut apparaître comme la forme la plus achevée de l'étroite collusion de l'écriture zolienne et de la science de son époque. Le thème de l'alcoolisme semble en effet parfaitement adapté à la stratégie d'écriture naturaliste : il relève du domaine proprement médical, en tant que manifestation exacerbée d'une pathologie, ce qui permet à Zola de consigner des notes scrupuleuses tirées d'un ouvrage contemporain de la rédaction du roman, intitulé De l'alcoolisme, des diverses formes du délire alcoolique et de leur traitement, par le docteur Valentin Magnan, aux éditions Delahaye, et paru en 18742(*); mais l'alcoolisme relève également de préoccupations sociales qui sont d'une actualité brûlante : en 1860, il y à Paris 180 cafés et 25000 débits de boissons; les ventes d'alcool passent de 1,5 L/habitant en 1850 à 2, 5L/hab. en 18713(*). On touche dès lors à un problème d'ordre idéologique et moral : Zola réprouve en effet le développement de la distillation des mélasses et du jus de betterave, qui permet de vendre l'alcool à plus bas prix4(*); c'est d'ailleurs un article qu'il consacre le 18 juin 1868 à L'Ouvrière de Jules Simon qui lui donne l'idée de partir lui aussi en guerre contre les cabarets, même si la thématique de l'alcool ne devient prééminente dans ses ébauches que tardivement. Science, idéologie et littérature semblent donc liées : le delirium tremens est un problème médical traversé par des questions sociales, et qui soulève une interrogation d'ordre moral et idéologique, à la limite du politique. Il s'agit donc de voir comment se concilient objectivité scientifique, écriture romanesque et projet moral au sein de ce passage. Cette question étant essentielle pour comprendre les stratégies d'écriture des Rougon Macquart, il faut aussi envisager la cohérence de cette scène avec le reste de L'Assommoir. La volonté d'atteindre une écriture objective, reflet de la réalité médicale, se heurte à des choix romanesques qui viennent la contredire. Dans son introduction, le docteur Magnan envisage l'alcoolisme comme un « danger pressant qui menace à la fois la santé, la morale et la société », mais aussi comme « une déchéance telle que tous les actes pathologiques, spontanés ou traumatiques, se présentent sous un aspect particulier et avec un caractère d'insigne gravité »; « pour les chirurgiens comme pour les médecins, l'ivrogne est un sujet à part; il sent, il souffre et il réagit autrement que les autres malades »5(*). L'alcoolique pris de delirium tremens se trouve donc, sur le plan médical, dans une situation à la fois marginale et spectaculaire; mais c'est également le cas sur le plan social : dans un autre ouvrage du docteur Magnan6(*), on découvre que le delirium tremens reste un phénomène peu fréquent, qui touche en moyenne, entre 1888 et 1911, à Sainte-Anne, de une à six personnes par an (avec un pic à seize cas en 1892, et onze cas en 1895) Cela reste exceptionnel en comparaison des cas de délire alcoolique (entre cent et trois cent cas par an, pour la même période), ou d'alcoolisme chronique (cinq cent cas par an en moyenne) Un problème d'ordre poétique se dégage de ces constatations : l'écriture naturaliste, qui tend au « vérisme » dans ce passage, de par son sujet d'ordre médical, se voit confrontée, grâce au choix de cette pathologie précise, exceptionnelle et d'une grande intensité, à une nécessaire spectacularisation du phénomène : une lutte se crée entre la description neutre, médicale, et les stratégies narratives de dramatisation et d'amplification de cette pathologie. Notre passage, pris entre ces deux impératifs, se construit comme une gageure descriptive, c'est pourquoi le fonctionnement du texte doit être étudié par rapport au matériau initial dont il est sorti, et auquel il finit par échapper. De plus, si l'écriture romanesque finit par trahir le projet scientifique qui y préside, on peut penser que l'orientation idéologique connaîtra elle aussi un infléchissement : le projet moral de Zola reste donc à définir, une fois que le matériau médical se trouve réparti dans un tissu romanesque dont il s'agit de conserver la cohérence globale. Nous verrons donc que cette scène se construit, paradoxalement, comme un morceau de bravoure se détachant du reste de l'oeuvre par « l'amère science » qu'il enseigne au lecteur, et comme un passage résomptif de l'oeuvre entière, sorte de point d'orgue à valeur symbolique, dépassant le projet scientiste initial. Il s'agit bien d'un passage hybride, traversé par plusieurs lignes de forces antagonistes, qui se construit, paradoxalement, à la fois comme le sommet de l'oeuvre et comme son épilogue escamoté. L'ouvrage du docteur Magnan offre à L'Assommoir une véritable caution scientifique et légitime les fondements réalistes du travail descriptif du delirium tremens : Valentin Magnan se présente comme un spécialiste des problèmes mentaux et de l'alcoolisme7(*); il est médecin-chef à l'asile de Sainte-Anne, et, comme le précise la page de garde du texte utilisé par Zola, « lauréat de l'Institut (Académie des Sciences), de l'Académie de médecine (prix Givrieux, concours de 1865), membre de la société de biologie, etc... » L'ouvrage en lui-même a d'ailleurs été couronné par l'académie de médecine du prix Givrieux, concours de 1872. On sait de plus que « la psychiatrie française s'est appuyée sur les études importantes de Magnan (1874) et Garnier (1890) pour les descriptions classiques des ivresses pathologiques »8(*) (alors que « dans la psychiatrie germanophone, c'est Krafft-Ebing (1869) qui a crée le terme de « réaction pathologique à l'alcool » qui est souvent remplacé chez d'autres auteurs par « intoxication pathologique », « compliquée » ou « atypique » »9(*)- on voit bien ici, par cet accroissement du lexique spécialisé, que l'alcoolisme entre définitivement dans le domaine médical européen au début des années 1870) Au delà de la caution de véracité que cet ouvrage contemporain de la rédaction du roman apporte, c'est une véritable cohérence idéologique qui s'établit entre les oeuvres de Magnan et de Zola. En effet, Magnan explique que dans une certaine catégorie d'ivrogne, « le délire persiste longtemps. Les malades, en général, font des excès depuis longtemps, et souvent ont déjà présenté d'autres accès de délire alcoolique (...) Toutefois, ils sont encore susceptibles de guérison, si, changeant de profession ou de milieu, ils font trève avec leurs anciennes habitudes »10(*). Magnan confirme l'importance qu'il accorde au milieu dans les cas d'alcooliques qu'il choisit, tous d'origine populaire, et confrontés à des problèmes sociaux, par exemple dans l'observation XVIII : « M. Audry, âgé de 49 ans, marié, débitant de vins à Paris »; celui-ci se met à boire à la suite d'une décision d'expropriation, suivie de « faibles indemnités » provoquant l'amertume du commerçant11(*); de même que Zola trace dans L'Assommoir un portrait du peuple des faubourgs de Paris, où l'on retrouve la brunisseuse, le chapelier, le zingueur, le forgeron, etc, Magnan puise ses cas typiques parmi les charcutiers, les couturières, les petits commerçants, dont la profession est à chaque fois scrupuleusement fournie, tandis que l'anonymat du nom est respecté (Zola connaît lui aussi cette tendance à la caractérisation professionnelle des personnages, par exemple « le zingueur » pour Coupeau). Le lien entre alcoolisme et milieu populaire est donc clairement établi, dès l'ouvrage médical de Magnan, fortement traversé par des éléments idéologiques. Magnan est aussi fervent partisan des thèses sur le rôle de l'hérédité : une autre catégorie d'ivrogne, la plus grave, « conserve, après l'accès, des idées délirantes que l'on voit persister quelquefois très longtemps après la cessation des phénomènes physiques. Ce sont là des malades à systèmes nerveux plus impressionnables, chez lesquels les antécédents héréditaires expliquent ordinairement l'action plus puissante et plus durable de l'agent toxique. Ces malades, d'ailleurs, s'ils s'améliorent et sortent des asiles, ne tardent pas à faire de nouveaux excès, et pour eux les rechutes sont, on peut dire, la règle »12(*); les exemples choisis par Magnan semblent là encore confirmer l'inéluctabilité du rôle de l'hérédité, à travers des cas considérés comme exemplaires : « D...François, 39 ans, chanteur ambulant dont le père paraît être mort aliéné »13(*); « C..., 43 ans, teinturier, fils d'une mère tuberculeuse et d'un père ivrogne qui a fait une tentative de pendaison, a contracté depuis longtemps l'habitude de boire »14(*). La « méthode expérimentale » de Zola s'accorde donc parfaitement aux options idéologiques de Magnan : « Sans me risquer à formuler des lois, j'estime que la question d'hérédité a une grande influence dans les manifestations intellectuelles et passionnelles de l'homme. Je donne aussi une importance considérable au milieu »15(*). Ainsi, Coupeau a un père alcoolique et commence à boire après être tombé du toit pendant son travail, ce qui conjugue les deux facteurs16(*). Cependant, s'il paraît net que le travail médical de Magnan est accompagné de théories sociales qui se donnent comme des évidences, et par là-même relèvent d'un soubassement idéologique17(*), le cas de l'alcoolisme est peut-être la pathologie la plus complexe à envisager sous l'angle du naturalisme. En effet, le rôle aggravant de l'hérédité et du milieu, d'un strict point de vue médical contemporain, ne peut être nié en ce qui concerne l'intoxication éthylique : « L'imprégnation fatale causée par l'alcoolisme maternel est certaine : on a décelé de l'alcool dans le placenta, dans le liquide amniotique et dans le sang du foetus (...) Il faut rajouter à cela les expériences sur les animaux qui ont permis de constater que l'alcool entraîne le ralentissement du développement des embryons ainsi qu'une fréquence élevée d'avortements chez les enfants viables, la proportion des débiles est forte et se traduit par des retards de croissance, par des troubles psychomoteurs ou psychosomatiques de tous ordres (...) 40 % des enfants d'alcooliques présentent des anomalies dues à l'alcoolisme des parents »18(*). Cependant , « il y a aussi des facteurs extérieurs : l'allaitement d'une femme qui s'enivre, l'alcoolisation précoce due à l'exemple des parents, ou encore les conditions de vie, notamment les carences alimentaires. Aussi a-t-on abandonné la terminologie d'hérédo-alcoolisme qui imputait à tort à l'alcool des parents, avant la naissance, tous les maux de leurs enfants »19(*). En bref, l'étiologie contemporaine relativise le fatalisme latent des théories de neuropsychiatrie du siècle dernier, en ne considérant pas que le sort de l'enfant est joué parce que son père buvait avant sa naissance20(*); de même, l'étude du contexte et des facteurs favorisant l'alcoolisme s'appuie sur des éléments d'ordre physiologique, comme la présence d'alcool dans le lait maternel, qui ne sont pas vus comme inhérents aux classes sociales les plus défavorisées. L'alcoolisme est donc un thème particulièrement bien adapté aux postulats naturalistes, mais cette facilité d'adaptation de la théorie au cas pratique montre justement que la dérive idéologique est aisée. Le fonctionnement du texte est paradoxal et constitue une véritable gageure : il s'agit à la fois de rester très proche des « observations » de cas pratiques relevées par le docteur Magnan dans son ouvrage, et en même temps de s'en détacher radicalement grâce à l'utilisation de deux techniques scripturales : le choix de Zola d'un point de vue non scientifique sur la crise de delirium, et la dramatisation de la scène, transformée en véritable spectacle, à la tonalité ambiguë. Zola trace dans son ouvrage un tableau exhaustif des différents stades de l'alcoolisme relevés par le docteur Magnan, à savoir « l'ivresse, le délire alcoolique simple (maniaque, mélancolique ou stupide), le delirium tremens, et l'alcoolisme chronique (aboutissant à la démence ou à la paralysie générale)21(*) » Coupeau, pendant sa période d'invalidité, connaît « l'ivresse », par désoeuvrement : « Maintenant, les jours où il allait regarder travailler les autres, il entrait volontiers boire un canon avec les camarades. Tout de même, on était pas mal chez le marchand de vin; on rigolait, on restait là cinq minutes » (p. 146); et le sobre Goujet s'arrête à ce stade de non-dépendance : « (Goujet) était très poli, même un peu timide (...) Un jour pourtant, il était rentré gris. Alors, madame Goujet, pour tout reproche, l'avait mis en face d'un portrait de son père, une mauvaise peinture cachée pieusement au fond de la commode. Et, depuis cette leçon, Goujet ne buvait plus qu'à sa suffisance » (p. 131) Puis, Coupeau connaît des « délires alcooliques simples », qui possèdent les signes classiques de l'ivresse, mais s'inscrivent dans une pathologie : « Le zingueur se retint à l'établi pour ne pas tomber. C'était la première fois qu'il prenait une pareille cuite. Jusque là, il était rentré pompette, rien de plus. Mais, cette fois, il avait un gnon sur l'oeil, une claque amicale égarée dans une bousculade. Ses cheveux frisés devaient avoir épousseté une encoignure de quelque salle louche de marchand de vin, car une toile d'araignée pendait à une mèche, sur la nuque. Il restait rigolo d'ailleurs, les traits un peu tirés et vieillis, la mâchoire inférieure saillant davantage, mais toujours bon enfant, disait-il, et la peau encore assez tendre pour faire envie à une duchesse » (p. 162) On peut constater que cette description montre l'ensemble des symptômes de l'intoxication alcoolique aiguë, marquée par une modification de l'humeur (euphorie ou dépression), et une modification du comportement (diminution du contrôle de soi, levée des inhibitions, incoordination motrice). « L'alcoolisme chronique, pouvant mener à la démence » évoqué par Magnan se retrouve dans le personnage de Bijard, qui brutalise sa fille Lalie : « Non, jamais on ne se douterait des idées de férocité qui peuvent pousser au fond d'une cervelle de pochard (...) Une légère écume lui venait aux lèvres, ses yeux jaunes sortaient de leurs trous noirs. Lalie, affolée, hurlante, sautait aux quatre angles de la pièce, se pelotonnait par terre, se collait contre les murs. Mais la mèche mince du grand fouet l'atteignait partout » (p. 344) Zola trace une description complète, à travers ce personnage, des symptômes de cette pathologie liée à la démence, que l'on classerait plutôt aujourd'hui dans les intoxications alcooliques aiguës : « La forme excitomotrice est dominée par des réactions motrices de violence impulsive, de fureur et d'agressivité, avec agitation le plus souvent désordonnée »22(*). Avant d'arriver au delirium tremens, Coupeau connaît donc tous les symptômes de l'alcoolisme chronique, et une aggravation progressive de son état : devenu anorexique (« il tournait au sécot » et « en était même arrivé à cracher sur le fricot » (p. 346)), il connaît ensuite les premières manifestations psychiques et neurologiques : tremblement des extrémités digitales et linguales (« Le verre, malgré son effort, dansait le chahut, sautait à droite, sautait à gauche, avec un petit tremblement pressé et régulier » (p. 346)); crampes musculaires, fourmillement et douleur à la pression des mollets, qui annoncent les troubles proprement polynévritiques, liés à un alcoolisme profond et ancien (« Ses jambes étaient devenues lourdes, les chatouilles avaient fini par se changer en crampes abominables, qui lui pinçaient la viande comme dans un étau » (p. 346)) Tout est donc préparé, dans les chapitres antérieurs, pour amener de façon vraisemblable la crise majeure de delirium tremens. Celle-ci connaît de même un traitement romanesque approfondi, qui s'intéresse tout d'abord aux facteurs favorisants : « La boisson avait profité (de la fluxion de poitrine) pour lui tordre les nerfs » (p. 348) Magnan explique en effet que les pneumonies sont fréquentes chez les buveurs, suite à la chute de la température interne, provoquée par une vasodilatation due à l'alcool. De plus, Coupeau n'échappe pas à l'hypothermie, à la tachycardie, aux sueurs profuses et à la déshydratation : « il avait la peau si chaude, que l'air fumait autour de lui; et son cuir était comme verni, ruisselant d'une sueur lourde qui dégoulinait » (p. 432); « depuis la veille, tout ce qu'il buvait lui paraissait de l'eau-de-vie. Ca redoublait sa soif, et il ne pouvait plus boire, parce que tout le brûlait » (p. 436) Coupeau connaît les deux types de délire caractéristiques du delirium : le délire de type zoopsique et le délire professionnel : « Puis, Gervaise comprit qu'il s'imaginait être sur un toit, en train de poser des plaques de zinc. Il faisait le soufflet avec sa bouche, il remuait des fers sur le réchaud, se mettait à genoux, pour passer le pouce sur le bord du paillasson, en croyant qu'il le soudait. Oui, son métier lui revenait au moment de crever; et s'il gueulait si fort, s'il se crochait sur son toit, c'était que des mufes l'empêchaient d'exécuter proprement son travail. Avec ça, ces blagueurs lui lâchaient des bandes de rats dans les jambes. Ah! Les sales bêtes, il les voyait toujours! Il avait beau les écraser, en frottant son pied sur le sol de toutes ses forces, il en passait de nouvelles ribambelles, le toit en était noir. Est-ce qu'il n'y avait pas des araignées aussi! » (p. 440) Il s'agit bien d'« un état confuso-onirique avec désorientation spatio-temporelle totale. Le délire onirique est au premier plan. L'adhésion au thème délirant est grande, tandis que l'anxiété très vive est entretenue par le caractère terrifiant des hallucinations »23(*). Pour résumer, l'ensemble des symptômes décrits dans L'Assommoir est exact et dressent un tableau complet des diverses formes de cette pathologie. Les limites de la connaissance de Magnan fixent les limites descriptives de l'oeuvre romanesque : si la description clinique est complète, en évoquant tous les symptômes généraux, fonctionnels et physiques de la pathologie, il n'y a ni étude physiopathologique (décrivant le mécanisme de la maladie), ni véritable étiologie, et, évidemment, aucune pathogénie, expliquant comment les diverses causes entraînent la maladie. Le bilan reste donc partiel si on le compare aux étapes d'une étude médicale contemporaine, d'autant plus que les examens complémentaires, tels que radiographie ou prise de sang, n'existent pas encore; mais le texte de Zola est un reflet exact de l'état des connaissances à son époque. Cependant, la mort de Gervaise pose un problème de classification, même sur le plan de la pure description clinique. On sait qu'elle est en proie à un alcoolisme chronique, après la mort de Coupeau : « (Elle) mourait un peu de faim tous les jours. dès qu'elle possédait quatre sous, elle buvait et battait les murs » (p. 444), ce qui correspond aux descriptions de Magnan sur l'alcoolisme féminin (« (les femmes) mangent peu, boivent le matin ou dans l'intervalle des repas à titre de tonique »24(*)); cependant, le diagnostic n'est pas fixé : « On ne sut jamais au juste de quoi elle était morte. On parla d'un froid et chaud » (p. 445) Il pourrait s'agir d'une pneumonie provoquée par l'alcool, ce qui ferait entrer Gervaise dans l'une des catégories mise en place par Magnan, à savoir « le delirium tremens associé aux affections intercurrentes et aux traumatismes » : il évoque en effet « l'influence de certaines affections intercurrentes (érysipèle, pneumonie, traumatismes, etc...), qui, rompant plus ou moins brusquement l'équilibre physiologique dans lequel se maintenait l'alcoolisé, malgré un certain degré d'empoisonnement, ne tardent pas à ébranler la résistance opposée par l'organisme à l'intoxication »25(*). Appliquer ce diagnostic à Gervaise possède une certaine logique : c'est le seul cas exposé par Magnan que Zola n'a pas encore évoqué dans son ouvrage, et l'exhaustivité est l'un des postulats de l'écriture naturaliste; de plus, la mort de Coupeau et celle de Gervaise, déjà très proches sur le plan textuel (elles constituent un épilogue en deux temps), se voient dès lors rapprochées d'un point de vue scientifique (deux cas de delirium tremens, sur un mode mineur et majeur) et d'un point de vue symbolique. Zola lie en effet, dans un passage résomptif du Docteur Pascal, dernier tome de la fresque sociale, le sort des deux époux : « Gervaise, si heureuse d'abord (...), coulant ensuite avec son mari à l'inévitable déchéance du milieu, lui peu à peu conquis par l'alcool, possédé jusqu'à la folie furieuse et à la mort, elle-même pervertie »26(*). Cependant, le terme de « folie furieuse » pour désigner l'affection dont souffre Coupeau témoigne d'une tendance à remplacer les termes techniques, comme « delirium tremens », qui n'est jamais utilisé, par des termes à la fois plus simples et plus marqués symboliquement, connotés par le tragique : on trouve ici les deux éléments cardinaux du traitement romanesque de l'alcoolisme, à savoir le choix d'un langage populaire et la dramatisation des phénomènes scientifiques. De même, Zola fournit une explication d'ordre symbolique et non médicale à la mort de Gervaise : « La vérité était qu'elle s'en allait de misère, des ordures et des fatigues de sa vie gâtée. Elle creva d'avachissement, selon le mot des Lorilleux » (p. 445) La dégénérescence liée à l'alcoolisme a une explication d'ordre social, qui fonctionne comme une fatalité (même le Père Bazouge, croque-mort qui prépare la bière de Gervaise, est « encore joliment saoul » (p. 445), et non une explication d'ordre médical. Zola, s'il s'appuie fortement sur le contenu scientifique du texte de Magnan, du point de vue du déroulement des symptômes, introduit aussi des éléments nouveaux, à valeur idéologique ou symbolique dès lors qu'il s'agit d'interpréter ces phénomènes. Il s'agit donc d'évaluer les parallèles et les divergences entre le texte médical et le texte romanesque, pour voir si les orientations poétiques et idéologiques de Zola occultent la réalité du phénomène médical, ou possèdent au contraire un effet heuristique, qui permet d'élargir le propos. Les différentes « observations » de Magnan, rapport fait par un témoin au jour le jour de l'évolution d'un malade, sont écrites dans un style simple, vif et détaillé, possédant peu de vocabulaire technique, et prenant la forme d'un récit, construit sur une linéarité temporelle et une alternance de description visuelle et de propos rapportés, au discours indirect, voire au discours indirect libre pour rendre le propos plus saisissant : ces choix ne sont pas sans se rapprocher de la technique descriptive choisie par Zola, comme dans l'observation XIV, concernant « L...Auguste, 36 ans, charcutier » : « dès que l'on cesse l'interrogatoire, les hallucinations reparaissent; il étire des fils entre les doigts, arrache des épingles dont il voit sa peau hérissée; se croit dans sa boutique, il aperçoit une tête de porc, il faut la saler, dit-il, elle va se gâter »27(*). Zola reprend même quasiment à la lettre certaines phrases de Magnan, qui cherche lui aussi à transmettre l'intériorité psychique du malade telle qu'elle se manifeste. « Coupeau, cependant, se plaignait d'une voix sourde. ses plaintes entrecoupées laissaient deviner toutes sortes de maux. Des milliers d'épingles le piquaient. Il avait partout sur la peau quelque chose de pesant; une bête froide et mouillée se traînait sur ses cuisses et lui enfonçait des crocs dans la chair. Puis, c'étaient d'autres bêtes qui se collaient à ses épaules, en lui arrachant le dos à coup de griffes » (p. 436) On retrouve ce passage dans les notes prises par Magnan à partir d'un cas concret, celui du délire alcoolique de « D...Anastasie, 45 ans, couturière » : « Elle sent des piqûres sur le ventre, quelque chose de pesant sur la peau; une bête froide et mouillée se traîne sur ses cuisses, elle lui plonge un dard dans la chair; elle sent des mouvements en dedans des jambes, les griffes d'un animal qui se plantent dans le dos »28(*) Cette proximité d'écriture montre que Zola voulait donner au narrateur la même position testimoniale que celle de l'interne en médecine, et par là se rapprocher le plus possible du point de vue scientifique en vigueur. Indépendamment de cette identique focalisation, on constate que Zola a choisi d'évoquer les éléments les plus modernes possibles de la médecine de son temps. Par exemple, sur le plan des traitements suivis, comme des aménagements de la chambre du malade, la précision avec laquelle Zola suit Magnan est également frappante : Magnan estime qu'il faut donner au malade du « lait, du bouillon, du chocolat, du vin et du quinquina », et accorde « peu de crédit à la saignée, au tartre stibié et à la digitale »29(*); Zola suivra ces conseils, assez novateurs à l'époque : le médecin recommande à l'interne « le même traitement, bouillon, lait, limonade citrique, extrait mou de quinquina en potion » (p. 438) Magnan explique aussi que le malade doit être placé « dans une cellule matelassée, offrant sur le parquet une double couche de paillassons, et renfermant dans un des coins un matelas et un traversin. Cela suffit »30(*). Gervaise décrit ainsi la chambre de Coupeau : « Quelle vue! Elle resta saisie. La cellule était matelassée du haut en bas; par terre, il y avait deux paillassons, l'un sur l'autre; et, dans un coin, s'allongeaient un matelas et un traversin, pas davantage » (p. 431) Magnan recommande en effet l'abandon de la « camisole » qui permet de clouer le malade sur le lit, ce qui risque de l'étouffer, et décrit dans son livre le « maillot » (sorte de camisole telle que nous l'entendons aujourd'hui), qui permet au malade de se déplacer en tous sens et sans danger; Zola place bien Coupeau, « avec sa blouse en lambeaux et ses membres qui battaient l'air » (p. 431), dans cette situation, qui est une innovation de Sainte-Anne à l'époque31(*). Cependant, même lorsque les ressemblances entre les deux textes sont frappantes, l'écrivain remanie les travaux de Magnan, grâce à la mise en place d'une véritable économie du spectaculaire. Par exemple, Magnan relate le cas de « D...François, 39 ans, chanteur ambulant dont le père paraît être mort aliéné » : « passant sur le Pont Neuf, il a entendu des voix qui le menaçaient de lui donner des coups de pieds s'il ne jetait pas ses vêtements par dessus les parapets », et on l'arrêta alors qu'il se déshabillait en se parlant à voix haute32(*). Zola organise ce matériau de départ de façon à créer des degrés croissants de spectaculaire. Tout d'abord : « on avait repêché Coupeau au Pont-Neuf; il s'était élancé par dessus le parapet, en croyant voir un homme barbu qui lui barrait le chemin » (p. 431) Puis, lorsque Gervaise raconte la crise de delirium au voisinage de la Goutte d'Or : « Ce furent des commentaires interminables. Boche avait connu un menuisier qui s'était mis tout nu dans la rue Saint- Martin, et qui était mort en dansant la polka; celui-là buvait de l'absinthe. Ces dames se tortillèrent de rire. »(p. 434) Zola utilise les anecdotes spectaculaires de façon à augmenter peu à peu l'intensité du récit; cependant, on constate que les passages où Gervaise apporte son témoignage au voisinage agissent comme des caisses de résonance des passages à l'hôpital, en venant désamorcer la gravité de la maladie, pour en accentuer le côté de pur spectacle, de divertissement. Contrairement à l'ouvrage de Magnan, où le scripteur reste neutre devant les phénomènes qu'il relate, Zola provoque ainsi des variations de tons grâce à l'utilisation d'un faisceau de témoins : Gervaise, les médecins, et indirectement le peuple du voisinage. Ils manifestent trois types de réaction devant l'événement : le détachement affectif combiné à l'intérêt scientifique pour les médecins, comme dans le texte de Magnan; la fascination et la peur chez Gervaise, liées à son incompréhension du phénomène, ce qui permet d'introduire une tonalité tragique dans le texte; la distance ludique chez les voisins, ce qui semble, à première vue, souligner le caractère comique du spectacle. Le point de vue du narrateur se loge donc entre ces trois champs d'appréhension de la pathologie, et ne se cantonne pas, comme on aurait pu l'imaginer, à celui de l'interne. Ce choix de points de vue différents n'est pas sans poser un problème de lecture : en effet, le narrateur semble s'effacer pour laisser place à la description des phénomènes visibles, les plus marquants, et les seuls que Gervaise puisse appréhender correctement. Magnan, en effet, complète ses observations des symptômes d'une autopsie très détaillée, où cette fois-ci les termes médicaux abondent33(*), et que Zola n'utilise absolument pas, pour conserver la cohérence du point de vue « innocent » de Gervaise sur le phénomène. C'est donc bien son point de vue « populaire », élargi par celui des voisins, qui prédomine dans la description de cette pathologie. La mise en scène des spectateurs du mime de Gervaise, répétant la scène, semble l'inscription dans le texte du lectorat de Zola ; public de non-spécialistes, curieux de voir ce phénomène extraordinaire : « Alors Boche, insistant davantage, la pria de refaire un peu comme il faisait, pour voir. Oui, Oui, encore un peu! à la demande générale! la société lui disait qu'elle serait bien gentille, car justement il y avait là deux voisines, qui n'avaient pas vu la veille, et qui venaient de descendre exprès pour assister au tableau » (p. 438) Zola semble donc inviter ses lecteurs à poser un regard, certes de non-spécialistes, sur le cas qu'il décrit, mais cependant curieux, et détaché de toute implication affective, comme celui du voisinage : cet horizon de lecture crée par le texte correspond au projet naturaliste, de montrer le réel même dans ce qu'il a d'inédit aux yeux du lecteur, pour enrichir ses connaissances et non jouer sur l'affect. Le pathétique semble dès lors exclu, alors même qu'il s'agit de la mort spectaculaire d'un des personnages principaux du texte, ce que montre la réaction des proches de Coupeau : « - Il est claqué, dit Gervaise en poussant la porte, tranquillement, la mine éreintée et abêtie. Mais on ne l 'écouta pas. Toute la maison était en l'air. Oh! une histoire impayable! Poisson avait pigé sa femme avec Lantier » (p. 443) L'histoire de Poisson et Lantier était en germe tout au long de la crise de Coupeau, évoquée en filigrane, p. 434 et 439. Elle finit par s'imposer ici, nouveau rebondissement qui escamote toute scène pathétique possible, de lamentation extrême, ou de funérailles34(*). Cependant, la présence des médecins lors de la crise, quoique discrète et discontinue, est tout à fait primordiale pour comprendre l'enjeu affectif de cette scène, dissimulé sous le refus de la « scène à faire » La comparaison précise avec le texte de Magnan est une clé de compréhension du rôle des médecins dans notre passage. L'intérêt scientifique principal de l'ouvrage de Magnan est en effet de tenter de saisir quelles peuvent être les bases de diagnostic du delirium tremens. Le délire à lui seul est un critère insuffisant, car il intervient aussi dans le cas du délire alcoolique simple, beaucoup plus bénin. Ainsi, Magnan relève trois signes qui eux sont caractéristiques du delirium : « le premier et le plus important, celui qui poussera le vrai cri d'alarme, c'est le signe tiré de l'élément fièvre (...) Toutes les fois que la température prise au rectum (...) s'élèvera à 40°, 41°, le pronostic sera grave »35(*) Le second critère est le « désordre des mouvements » : « un alcoolique, par exemple, présente un tremblement énorme des bras, des jambes, de la face; si ce tremblement ne persiste pas, s'il n'occupe pas tous les muscles du corps, on peut se rassurer, c'est un coup de fouet, un accident passager (...) mais si le tremblement d'une intensité d'ailleurs moyenne s'est emparé de tous les muscles du corps, s'il s'accompagne de secousses et surtout de frémissements et d'ondulations musculaires, si tous ces phénomènes persistent, sans disparaître pendant le sommeil, non seulement, on arrive, dès le deuxième ou troisième jours, à l'épuisement nerveux, à un abattement complet des forces, mais encore la persistance de tous ces symptômes est l'indice d'un travail irritatif intense occupant les centres nerveux et plus particulièrement l'axe rachidien, irritation dont l'autopsie donne malheureusement une preuve trop fréquente ». Le troisième symptôme est la « faiblesse musculaire », plus tardive et moins marquée, et dont Zola ne parle pas, obéissant ainsi à un souci de concentration du phénomène sur deux jours, et de plus grande densité de son propos, axé sur les éléments les plus marquants. Par contre, les deux premiers symptômes sont exploités par Zola : « - Il dort, murmura le médecin en chef. et il fit remarquer la figure de l'homme aux deux autres. Coupeau, les paupières closes, avait de petites secousses nerveuses qui lui tiraient toute la face (...) Mais les médecins, ayant aperçu les pieds, vinrent mettre leur nez dessus d'un air de profond intérêt. Les pieds dansaient toujours. Coupeau avait beau dormir, les pieds dansaient » (p. 443); « (le médecin) se tourna vers l'interne, lui demanda à demi-voix : « Et la température, toujours quarante degrés, n'est-ce-pas? » « Oui, monsieur. » Le médecin fit une moue » (p. 457) C'est bien grâce à la présence des médecins dans la pièce que les deux signes qui caractérisent le delirium sont inscrits dans le texte, car ils dépassent la compétence de Gervaise; cependant, à aucun moment ne nous est donné le point de vue des médecins sur Coupeau, ils ne font aucun diagnostic, et deviennent en quelque sorte eux aussi un spectacle soumis au regard de la jeune femme : « Pourtant, elle saisissait des phrases, entre l'interne et le médecin. Le premier donnait des détails sur la nuit, avec des mots qu'elle ne comprenait pas. Toute la nuit, son homme avait causé et pirouetté, voilà ce que ça signifiait au fond » (p. 435) C'est le point de vue de Gervaise qui domine, même si son regard est parfois stratégiquement orienté par les actes des médecins, et le lecteur est guidé à adopter sa position vis-à-vis du malade, notamment grâce à l'utilisation du langage populaire, qui envahit toutes les descriptions de Coupeau. La description, même lorsqu'elle pourrait être faite de façon vraisemblable par un médecin, est toujours envahie par le langage populaire et non scientifique de Gervaise : « Le médecin avait tourné le dos. Il s'accroupit, sans s'inquiéter s'il ne ramassait pas la poussière du paillasson avec sa redingote; il étudia longuement le tremblement de Coupeau, l'attendant au passage, le suivant du regard. Ce jour-là, les jambes sautaient à leur tour, le tremblement était descendu des mains dans les pieds; un vrai polichinelle dont on aurait tiré les fils, rigolant des membres, le tronc raide comme du bois » (p. 436) La narration du phénomène, même exacte dans les détails essentiels, est toujours contaminée par la voix populaire et inculte de Gervaise. Ainsi, les médecins semblent s'opposer à Gervaise sur le plan des connaissances scientifiques, mais aussi sur le plan social : « Justement, le médecin entra. Il amenait deux collègues, un maigre et un gras, décorés comme lui. Tous les trois se penchèrent sans rien dire, regardant l'homme partout; puis, rapidement, à demi-voix, ils causèrent » (p. 442) Le mutisme des médecins et l'ignorance de Gervaise conduisent le lecteur à envisager la crise de Coupeau comme un pur spectacle, privé de son horizon herméneutique : un véritable suspens peut se créer quant aux rebondissements et au dénouement du tableau. On peut cependant se demander quel est le lectorat visé par Zola : s'agit-il de disséminer des indices de la mort prochaine de Coupeau, par souci de véracité, tout en les laissant sans commentaires, afin de maintenir le lecteur, incompétent comme Gervaise, dans l'expectative? ou s'agit-il, plus subtilement, de s'adresser aussi aux lecteurs ayant les connaissances médicales suffisantes pour saisir l'importance de ces phénomènes, et capables dès lors de comprendre tout l'enjeu dramatique du texte? Dans ce dernier cas, s'il y a différence entre ce que sait le lecteur et ce que sait Gervaise, concernant le rôle primordial du tremblement et de la température, une ironie tragique se met en place vis-à-vis de la jeune femme, et les deux points de vue sont désolidarisés. On voit bien que Zola a travaillé le matériau scientifique de manière à provoquer l'intérêt du lecteur, quel que soit son degré de connaissance, soit vers un plus grand suspens dramatique, soit vers une ironie tragique. Dans les deux cas, il y a volonté nette de mise en scène du matériau scientifique, afin d'infléchir de façon symbolique l'horizon réaliste du texte. Si ce passage est privé d'autorité médicale et coupé des explications des phénomènes, c'est aussi pour introduire l'idée d'une fatalité, incarnée ici par l'alcool, qui présiderait de façon inéluctable à la déchéance des personnages. Cette chute dont on ne peut saisir les causes profondes, mais uniquement l'accumulation des symptômes, participe dès lors du mouvement général du roman, lié à la fatalité du ressassement et de la décadence. Ainsi, le mime qu'effectue Gervaise devant le voisinage vient redoubler le spectacle de la crise de Coupeau, et s'inscrit dans l'économie générale du texte, qui veut que tout se répète inlassablement ( Par exemple, Lantier ruine la blanchisserie de Gervaise, puis la confiserie de Virginie, et projette de même avec la future triperie d'une voisine; cet épisode suit directement la mort de Coupeau, p. 443). Gervaise suit ce mouvement fait de cycles et de chute progressive : « au milieu de la loge, tandis que les autres regardaient, elle fit Coupeau braillant, sautant, se démanchant avec des grimaces abominables » (p. 434), mais « elle craignait de se rendre malade » (p. 438), et reste « hébétée » (p. 435) après avoir imité Coupeau. En fait, Gervaise meurt de la contagion du delirium de son mari, elle est saisie elle aussi par son mal, de façon symbolique et non plus réaliste, puisque le spectacle qu'elle donne est comme une répétition, un signe avant-coureur, de sa propre mort. Le médecin, lorsqu'il s'adresse pour la seule fois à Gervaise, renforce ce sentiment d'inéluctabilité de son destin, de sa descente avec Coupeau dans la mort : « Le médecin la regarda de son oeil perçant. Il reprit, de sa voix brutale : -Vous buvez aussi, vous? Gervaise bégaya, se défendit, posa la main sur son coeur pour donner sa parole sacrée. -Vous buvez! Prenez garde, voyez où mène la boisson...Un jour où l'autre, vous mourrez ainsi » (p. 436) Loin d'apporter une caution scientifique et un langage capable de renforcer l'illusion réaliste, le médecin entraîne le texte vers l'horizon du jugement moral, et ses propos sentencieux de personnage omniscient, aux paroles rares, renforcent le sentiment du tragique. Gervaise lui a rappelé que le père et la mère de Coupeau buvaient : le rôle de l'hérédité dans les problèmes d'alcoolisme prend peu à peu la forme, sous « l'oeil méchant de commissaire de police » du médecin (p.435), d'une malédiction familiale qu'il s'agit d'expier, sans échappatoire; le Mal outrepasse les connaissances scientifiques, et l'écriture naturaliste d'un phénomène médical se voit dépassée par un élargissement mythique, lié au péché originel, qui transforme le corps médical en assemblée de Parques. Cependant, ce tragique de la contamination de Gervaise par le Mal se trouve exprimé dans une gestuelle grotesque, au sein d'un mime qui dédramatise la scène de delirium pour n'en retenir que le caractère spectaculaire. Gervaise compare Coupeau aux garçons de lavoirs qui dansent pendant « les bals de la mi-carême » (p. 435), il chante « une engueulade continue de carnaval, la bouche grande ouverte » (p. 432); le mime qu'elle effectue entre dans la logique festive qui parcourt tout le roman, et qui oppose à la dégénérescence une sorte de lutte hédoniste pour la vie. C'est aussi une logique d'inversion qui anime ces spectacles de Gervaise, où l'effroi devient rire, la spectatrice devient actrice, la femme vivante remplace l'homme moribond, la cellule vide devient appartement bondé. Gervaise connaît à la fois « le désir et la peur » (p. 434) d'aller voir Coupeau à l'hôpital : tout le passage est en effet traversé par des courants contraires, entre l'empathie tragique et la distance comique, entre la saisie objective du phénomène et sa dramatisation à valeur symbolique, entre les valeurs hédonistes de Gervaise et sa progressive fascination pour la mort. Le mime de Gervaise, s'il provoque le rire distancié du groupe, n'entraîne chez elle que prescience de son destin et acception de la fatalité : ainsi, il n'est pas si sûr, comme nous avons pu l'envisager précédemment, que l'horizon de lecture du texte soit dessiné par le groupe des voisins; le lecteur, s'il n'a pas d'empathie pour Coupeau plongé dans le délire, oriente cependant sa lecture vers l'affect lorsque Gervaise est entraînée vers sa perte, sous la pression du cruel groupe de voisins. Le narrateur exprime la coupure entre l'inquiétude de Gervaise et le détachement cynique des habitants de La Goutte d'Or en mêlant les voix, pour en faire sortir la dissonance: « On se tut brusquement, en apercevant Gervaise, qu'on ne regardait plus et qui s'essayait toute seule au fond de la loge, tremblant des pieds et des mains, faisant Coupeau. Bravo! c'était ça, on n'en demandait pas davantage. Elle resta hébétée, ayant l'air de sortir d'un rêve. Puis, elle fila raide. Bien le bonsoir, la compagnie! » (p. 439) La solitude de Gervaise face au groupe reprend ici l'une des structures centrales du roman, à savoir l'échec de la jeune femme à constituer un groupe social fondé sur l'intimité, et l'inévitable déliquescence des liens entre les hommes, sans cesse répétée, devant les jalousies et rancoeurs individuelles. On peut donc penser que tout le pathétique de la mort de Coupeau, évacué par souci d'objectivité et de détachement scientifique lors de la scène du delirium, est reporté sur le personnage de Gervaise qui mime la maladie de Coupeau. Le passage de l'une à l'autre de ces stratégies narratives se fait cependant sans rupture, grâce à deux choix narratifs : d'une part, la présence du langage populaire et l'entremêlement des voix, qui vont jusqu'à contaminer la voix narrative, et cela dans la crise de delirium comme dans le spectacle qu'en donne Gervaise; d'autre part, la création de résonances mythiques et idéologiques au sein même de la description du delirium, grâce à l'utilisation des propos hallucinatoires de Coupeau. Par exemple, Zola utilise une description d'hallucination faite par Magnan en infléchissant son sens initial. Magnan évoque le cas de « C..., 43 ans teinturier » : « Il entre à l'asile le 7 juin. Sans cesse en mouvement, regardant de tous les côtés, portant les mains en tous sens, il est dans une terreur profonde, prononce des phrases entrecoupées, pousse des soupirs, dit des injures, devient tout à tour menaçant, suppliant, et, au milieu de ce désordre, fait comprendre qu'il est condamné à mort, qu'il doit être exécuté, qu'il voit sa femme dans les bras d'un autre homme »36(*) Zola évoque également le caractère paranoïaque du délire de Coupeau, qui s'imagine voir Gervaise dans les bras de Lantier : « « Tu sais, ne m'embobine pas... (...) Tu viens de la retape, chameau! attends un peu que je t'arrange!...Hein? Tu caches ton monsieur derrière tes jupes. (...) Nom de Dieu! c'est encore lui! d'un saut terrible, il alla se heurter la tête contre la muraille (...) -qui voyez-vous donc? répéta l'interne. -Le chapelier! le chapelier! hurlait Coupeau. et l'interne, ayant interrogé Gervaise, celle-ci bégaya sans pouvoir répondre, car cette scène remuait en elle tous les embêtements de sa vie » (p. 441) La valeur résomptive de tout le passage est ici clairement énoncée : Gervaise voit défiler sa vie, mise en scène par la parole hallucinée de Coupeau. Ce que l'on constate aussi, et que ne signale pas Magnan, c'est la vérité contenue dans le délire du patient : Coupeau n'est plus ici l'espèce de cocu de vaudeville, sympathisant avec son rival Lantier, qu'il avait été tout au long de l'ouvrage; il devient une figure à la fois grotesque (en gesticulant pour se battre contre un fantôme) et inquiétante : sorte de « fou du roi », il énonce la vérité au sein d'un spectacle fondé sur la folie. Un autre exemple est éloquent : « L'interne l'interrogea : -qui voyez-vous donc? -ma femme, pardi! Il regardait le mur, tournant le dos à Gervaise. Celle-ci eut un joli trac, et elle examina aussi le mur, pour voir si elle ne s'apercevait pas » (p. 441) Au delà de la gestuelle comique de Gervaise se dessine l'inquiétude, celle de devenir l'ombre d'elle-même, une caricature, comme l'avait déjà exprimé un passage précédent, lorsqu'elle erre saoule dans Paris : « Et, brusquement, elle aperçut son ombre par terre. Quand elle approchait d'un bec de gaz, l'ombre vague se ramassait et se précisait, une ombre énorme, trapue, grotesque tant elle était ronde. (...) Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l'ombre faisait la culbute à chaque pas; un vrai guignol! (...) Mon Dieu, qu'elle était drôle et effrayante! Jamais elle n'avait si bien compris son avachissement » (p. 421) Gervaise devient un « guignol » comme Coupeau pendant sa crise de delirium, et ce dernier, dans son délire, énonce la vérité profonde de la vie de Gervaise, à savoir qu'elle est privée de lieu propre37(*) : le destin des deux époux révèle en effet la « question ontologique de la perte de coïncidence de l'être avec soi-même »38(*), dont la manifestation la plus extrême est le délire de Coupeau. Au sein de son monologue halluciné, il prend l'allure d'une figure pythique, énonçant sur un mode symbolique ce qu'il va advenir de Gervaise. Ainsi, Coupeau annonce le sort de Gervaise, Gervaise mime Coupeau; les deux pendants du passage, à savoir la scène de delirium et son commentaire, tous deux marqués par le grotesque, témoignent à nouveau de la logique d'inversion et de ressassement à l'oeuvre dans tout le roman. Les mouvements de Coupeau, ainsi que ses monologues, dépassent la portée réaliste, à visée scientifique, du texte. Les hallucinations permettent, selon le contrat de vraisemblance du texte, l'émission de propos incohérents et décousus, accompagnés de gestes insensés. En laissant la parole à Coupeau, sans ajout de commentaires distanciés, Zola oriente le texte vers une tonalité presque fantastique, paradoxalement autorisée par l'écriture réaliste : « -Encore des fourbis, tout ça!...Je me méfiais...Silence, tas de gouapes! Oui, vous vous fichez de moi. C'est pour me turlupiner que vous buvez et que vous braillez là-dedans avec vos traînées...Je vas (sic) vous démolir, moi, dans votre chalet!... Il serrait les poings; puis il poussa un cri rauque, il s'aplatit en courant. Et il bégayait, les dents claquant d 'épouvante : -C'est pour que je me tue. Non, je ne me jetterai pas!...Toute cette eau, ça signifie que je n'ai pas de coeur. Non, je ne me jetterai pas! Les cascades, qui fuyaient à son approche, s'avançaient quand il reculait » (p. 433) La perte des repères, la confusion entre onirisme et réalité, sont des traits caractéristiques du délire alcoolique, mais aussi de l'écriture fantastique. On remarque que le narrateur ne se dissocie jamais des visions de Coupeau, mais au contraire les accompagne par le commentaire de sa gestuelle. La terreur ressentie par Coupeau et son délire de persécution, la violence à l'oeuvre dans ses propos, vraisemblables pour cette pathologie, sont aussi l'expression de la violence inéluctable qui s'abat sur l'homme et l'aliène. L'argument « scientifique », de l'alcoolisme héréditaire est dépassé par un horizon mythique : « la violence que désigne l'écrivain -plutôt qu'il ne la dénonce- est coupée du système qui la produit; elle est de la sorte déplacée et transformée. Dans les représentations du roman, nous la retrouvons qui fond sur les personnages comme un coup du sort et comme tombée du ciel, ou bien elle passe pour une sauvagerie, une bestialité, qui, par réaction, se réveille en l'homme »39(*). Cette violence pathologique, détournée vers une violence mythique, est également infléchie vers une violence d'ordre idéologique et politique. En effet, la description d'une pathologie à travers le personnage du zingueur Coupeau n'est pas seulement fondée sur l'intérêt physiologique du phénomène, sur le caractère instinctif, privé de conscience, du patient : ce type de discours naturaliserait le regard porté sur l'ouvrier, dominé par ses instincts et son hérédité, par son « intempérance », à la manière dont le discours bourgeois de l'époque naturalise la condition ouvrière en l'intégrant au déterminisme biologique, pour l'éliminer du processus historique. Au contraire, notre passage, qui pourrait facilement n'être que le support de cette idéologie, la dépasse en faisant de Coupeau une représentation de l'aliénation de l'homme moderne devenu machine : Coupeau « parle d'une voix saccadée » (p. 432), il marche uniquement « du matelas à la fenêtre » (p. 435), il croit qu'il a « une machine à vapeur dans le ventre » (p. 440), ses pieds bougent quand il dort, « de vrais pieds mécaniques » (p. 443) On retrouve la crainte exprimée par Goujet devant l'utilisation de machines pour remplacer les forgerons; mais l'on peut aussi penser au personnage de Jacques Lantier, fils de Gervaise, dans La Bête Humaine, rendu fou jusqu'au crime par son hérédité alcoolique et son travail de cheminot sur la Lison, train effrayant et fantastique. La violence provoquée par le delirium est l'amorce symbolique de problèmes de la société moderne. Un autre glissement idéologique se produit si l'on considère plus attentivement les propos tenus par Coupeau : ses monologues évoquent de façon décousue des lieux liés à la fête, au spectacle : « V'là que ça s'illumine; des ballons rouges en l'air, et ça saute, et ça file!... Oh! oh! que de lanternes dans les arbres! Il faut joliment bon! ça pisse de partout, des fontaines, des cascades, de l'eau qui chante, oh! d'une voix d'enfant de choeur...Epatant! les cascades! » (p. 433); « V'là la cavalcade, des lions et des panthères qui font des grimaces...Il y a des mômes habillés en chiens et en chats... » (p. 440) Cependant, ses propos dévient vers une évocation de la violence armée et du combat avec les forces de l'ordre : « Un instant, elle souffla devant la porte. Il se battait donc avec une armée! » (p. 439); « Il y a la grande Clémence, avec sa tignasse pleine de plumes (...) Dis donc, ma biche, faut nous carapatter..Eh! bougres de roussins, voulez-vous bien ne pas la prendre!...Ne tirez pas, tonnerre, ne tirez pas... » (p. 440) « et ils ont mis une machine derrière le mur, ces racailles! Je l'entends bien, elle ronfle, ils vont nous faire sauter...Au feu! Nom de Dieu! » (p. 437). Magnan lui aussi évoque des délires liés à l'offensive armée, par exemple « L...Auguste, 36 ans, charcutier », qui « veut prendre son fusil pour faire l'exercice, il doit rejoindre le bataillon »40(*). Cependant, Magnan fournit une base historique à ce symptôme : « Il paraît avoir été frappé, en 1870, d'une attaque convulsive pendant qu'il était de garde aux remparts »41(*). Or, le texte de Zola est censé se dérouler entre 1850 et 1868, soit avant les événements de 1870. On peut penser que la fréquence de l'évocation relève, dans le texte de Magnan, d'une peur bourgeoise de la prise d'armes par le peuple, trait idéologique très présent dans les classes dominantes des années 187042(*). Chez Zola, il s'agit d'un anachronisme, sans doute inconscient, et difficile à interpréter : Zola exprime-t-il lui aussi ses peurs devant la violence des réactions de l'ouvrier aliéné, en les inscrivant de façon fantasmatique dans les hallucinations d'un malade? Ou veut-il signifier ici, en inscrivant en filigrane la révolte populaire dans des monologues marqués par l'esprit festif et carnavalesque, que la réaction ouvrière est en germe, et que Coupeau, de façon prophétique, annonce au sein de son aliénation la violence de Germinal, dominé par la figure d'Etienne Lantier, autre fils de Gervaise?... Quelle que soit l'analyse, le texte de Zola développe des éléments propres au romanesque qui lui permettent de se détacher de l'idéologie sous-jacente du texte de Magnan, même si les deux hommes semblent à première vue avoir la même conception du problème, fondée sur l'hérédité et le milieu. En effet, Zola explique, dans l'ébauche de L'Assommoir, à propos de Coupeau : « le montrer gentil, généreux, bon ouvrier dès le début, puis en dix-neuf ans en faire un monstre, au physique et au moral, par une pente à expliquer. Etudier l'effet du milieu sur lui »43(*) Zola insiste plus sur le milieu que sur l'hérédité; en fait, comme le montre la contamination symbolique de Gervaise, il est intéressé par l'idée d'imprégnation progressive des individus, comme en témoigne le rôle de l'alambic de L'Assommoir : « L'alambic, sourdement, sans une flamme, sans une gaieté dans les reflets éteints de ses cuivres, continuait, laissait couler sa sueur d'alcool, pareille à une sueur lente et entêtée, qui à la longue, devait envahir la salle, se répandre sur les boulevards extérieurs, inonder le trou immense de Paris » (p. 70) Comme devant Coupeau saisi du delirium, Gervaise a « la curiosité de regarder l'alambic » (p. 69), mais est aussi prise d'un « frisson » de peur devant ce spectacle (p. 70) Tout se déroule donc par une sorte de contagion symbolique, plus proche du système tragique que d'une explication médicale fondée sur l'hérédité. Inversement, Magnan exprime de façon nette ses théories eugénistes : « Au point de vue de la race, cette population envahie par le poison n'est malheureusement pas stérile et comme on l'a depuis longtemps répété, l'ivrogne n'engendre rien qui vaille »44(*); « Parmi les survivants on compte de nombreux idiots, épileptiques, et beaucoup de dégénérés dénués de sens moral, instinctivement pervers, impulsifs, anormaux, victimes douloureuses de l'alcoolisme des parents (...) Le seul profit pour la société est une lourde charge, ou un danger »45(*) L'ouvrage dont sont tirés ces extraits, Alcoolisme et Dégénérescence, était à l'origine un rapport fait par Magnan au First International Eugenics Congress, à Londres, en 1912, sous la présidence du fils de Darwin... On s'aperçoit que Magnan tient beaucoup aux théories sur l'hérédité, sous des prétextes non médicaux, mais moraux, contrairement à Zola qui utilise ces théories au profit d'une description symbolique, même si elle reste fortement déterministe, de l'horizon social qui lui est contemporain. La description du delirium peut donc être vue comme une sorte d'exemplum, qui met en scène l'intempérance ouvrière pour mieux renforcer le paternalisme bourgeois; mais aussi comme la dénonciation en filigrane de ce même système bourgeois qui provoque l'aliénation. Cette ambiguïté ne peut être levée, car les éléments d'ordre idéologiques reposent sur l'élargissement romanesque du discours médical : aucun discours du narrateur ne vient prendre en charge la description pour orienter le sens sur le plan éthique, tout repose dans le traitement narratif des faits. C'est pourquoi la plus grande réussite de ce passage, paradoxalement, n'est peut-être pas la connaissance scientifique fournie au lecteur, mais bien l'impression de malaise qui se dégage de cet univers coupé de son horizon herméneutique, le sentiment de l'absurde provoqué par ce corps soumis à la maladie et à la mort. La description, inédite en littérature, que Zola nous donne du delirium tremens, participe d'un mouvement de prise de conscience progressive du problème : au quatrième Congrès Confédéral de la CGT, en 1898, à Rennes, l'alcoolisme est envisagé comme le garant de la bourgeoisie, car il détruit les forces de résistance de l'ouvrier. La baisse du nombre de jours de travail, l'augmentation des salaires et les progrès de l'hygiène, doivent dès lors permettre de s'affranchir de l'alcool. Ainsi envisagé, l'alcoolisme est une pathologie provoquée par de mauvaises conditions de vie, et possède donc de lourdes implications sociales qui finissent par provoquer la révolte populaire contre l'oppression de la bourgeoisie; peut-être Zola a-t-il contribué à sortir ce problème du ghetto de Sainte-Anne, à relativiser l'idée d'inéluctable dégénérescence des « classes laborieuses, classes dangereuses », grâce à une dramatisation à valeur symbolique de cette pathologie, qui montre la tragique aliénation de l'homme contemporain, pris au piège d'une violence qui le dépasse incarnée par la dépendance à l'alcool.
* ZOLA (Emile), L'Assommoir, GF, 1969, p. 70. * 1 Edition de référence : Garnier-Flammarion, 1969, et plus particulièrement les pages 348 à 350, et 430 à 443. * 2 C'est le docteur Motet, dans une lettre du 8 Novembre 1875, qui conseille cet ouvrage à Zola. ( Les Rougon Macquart, vol. 2, Gallimard, « bibliothèque de la Pléiade », 1960-1967, présenté par Henri Mitterand, p. 1553) * 3 ALLEM (G.), La vie quotidienne sous le Second Empire, Hachette, 1948. * 4 « Elle se retourna : c'était bien Coupeau qui se jetait son petit verre de schnick dans le gosier, d'un geste familier déjà. Il mentait donc, il en était donc à l'eau-de-vie maintenant! (...) Le vin, elle le pardonnait, parce que le vin nourrit l'ouvrier; les alcools, au contraire, étaient des saletés, des poisons qui ôtaient à l'ouvrier le goût du pain. Ah! Le gouvernement aurait bien dû empêcher la fabrication de ces cochonneries! » (p. 210) * 5 MAGNAN (Valentin), op. cit., p. 1. * 6 MAGNAN (Valentin), Alcoolisme et dégénerescence, statistiques du service central d'admission des aliénés de la ville de Paris et du département de la Seine de 1867 à 1912, C. Knight, Londres, 1912. * 7 Ses nombreux ouvrages, en plus de ceux déjà cités, en témoignent : Les dégénérés (état mental et syndromes épisodiques), Rueff, 1895; Dégénérescence mentale et syndromes épisodiques multiples avec délire polymorphe chez le même sujet, Maretheux, 1894; etc. * 8BERNER (Peter), « Les ivresses pathologiques », in Les ivresses, ouvrage collectif sous la direction du professeur PELICIER (Y), L'esprit du temps, Bordeaux, 1993, p. 31. * 9 ibid., p. 32. * 10MAGNAN, De l'alcoolisme..., op. cit., p. 2. * 11ibid., p. 137. * 12 ibid., p. 2. * 13 ibid., p. 60. * 14 ibid., p. 140. * 15ZOLA (Emile), Le roman expérimental, in Oeuvres Complètes, Cercle du livre précieux, 1968, p. 1184. * 16 « Le papa Coupeau, disait-il, s'est cassé le cou, un jour de ribote. Je ne puis pas dire que c'était mérité, mais enfin, la chose s'expliquait...Moi, j'étais à jeun, tranquille comme Baptiste, sans une goutte de liquide dans le corps, et voilà que je dégringole en voulant me tourner pour faire une risette à Nana! ... vous ne trouvez pas ça trop fort? S'il y a un bon Dieu, il arrange drôlement les choses. Jamais je n'avalerai ça » (p. 144). On peut rapprocher l'amertume de Coupeau de celle du marchand de vins exproprié injustement, dans l'exemple de Magnan. * 17 « Louis Althusser serre de près la notion lorsqu'il écrit que « l'idéologie représente le raport imaginaire des individus à leurs conditions d'existence », insistant sur le fait qu'une idéologie ne se donne jamais pour ce qu'elle est et que là est le signe le plus patent de sa fonction mystificatrice. Aucune idéologie ne s'avoue idéologie, mais au contraire chacune se donne l'allure d'un savoir : elle renferme d'ailleurs et utilise dans sa composition des éléments de connaissance. A défaut d'élaborer cette connaissance, toute idéologie a recours à la connaissance, démarche ou « geste » par quoi elle érige ses représentations, croyances et notions en vérités premières, en évidences naturelles ». (DUBOIS (Jacques), L'assommoir de Zola, Belin, 1993, p. 93-94) * 18LACOSTE (Gabriel), Etude médico-sociale des conditions de travail et de vie dans L'Assommoir et Germinal, Thèse de l'université de médecine de Bordeaux, sous la direction de H-J Lazarini, 1978, éditions Bergeret. On peut noter qu'un siècle auparavant, le docteur Magnan relevait les mêmes chiffres, mais ajoutait un commentaire dramatisant pour renforcer la thèse de l'hérédité : selon lui, les problèmes de l'enfant sont provoqués par l'alcoolisme des parents dans 40,6 % des cas, mais « nous estimons ces chiffres en dessous de la vérité, surtout en ce qui concerne l'alcoolisme de la mère, qui malheureusement devient de plus en plus fréquent » (MAGNAN, Alcoolisme et dégénérescence, op. cit., p. 10). * 19 LACOSTE, op. cit., p. 26. * 20 « L'expérience indique que ce sont surtout les sujets porteurs d'une prédisposition aux psychoses maniaco-dépressives chez lesquels l'alcool peut provoquer une instabilité dynamique produisant des « états mixtes à alternances rapides » qui se manifestent par une atmosphère délirante et l'apparition d'hallucinations. Quelquefois il peut s'agir d'une accentuation d'un processus schizophrénique. Dans les cas où l'obscurcissement de la conscience prend l'importance d'un passage à une ivresse psychotique du type delirium, ce sont surtourt des faiblesses intellectuelles dues à une dysfonction cérébrale organique importante, souvent causée par l'alcoolisme préexistant même, qui en sont responsables » (BERNER (Peter)), « Les ivresses pathologiques », in Les ivresses, op. cit., p. 39.) * 21 MAGNAN, De l'alcoolisme..., op. cit., p. 4. Les classifications actuelles restent proches de ces travaux : « Dans la dernière édition du manuel alphabétique de psychiatrie de Porot (1984), nous trouvons cinq types d'ivresses compliquées ou pathologique : 1. l'ivresse excito-motrice marquée par des impulsions verbales et motrices; 2. l'ivresse pathologique de type maniaque, présentant une agitation psychomotrice où dominent l'euphorie et une grande mobilité; 3. l'ivresse dépressive considérée comme l'extériorisation d'une dépression, avec risque suicidaire majeur; 4. les ivresses délirantes, présentant essentiellement comme thème la mégalomanie, la persécution, la jalousie ou l'autodépreciation; 5. les ivresses hallucinatoires parentes aux états confuso-oniriques, avec hallucinations variées, surtout visuelles » (BERNER (Peter), « les ivresses pathologiques », in Les ivresses, op. cit., p. 32) * 22 LACOSTE, op. cit., p. 29. * 23 LACOSTE, op. cit., p. 35. * 24 MAGNAN, De l'alcoolisme..., op. cit., p. 55. * 25 ibid., p. 5. * 26 ZOLA, Le docteur Pascal, folio, 1993, p. 170. * 27 MAGNAN, De l'alcoolisme..., p. 118. * 28 MAGNAN, ibid., p. 57. * 29 MAGNAN, ibid., p. 164. * 30 MAGNAN, ibid., p. 163. * 31 Si Zola suit très précisement les innovations de Sainte-Anne autour de 1875, ces méthodes sont bien sûr, pour une grande part, dépassées aujourd'hui : l'utilisation de la voie parentérale est encore inconnue à l'époque, ce qui contraignait les médecins à l'administration exclusivement orale des médicaments; de plus, les malades reçoivent aujourd'hui , dès le début de la crise, des calmants qui limitent l'usage de la camisole. On peut constater aussi que les médecins de l'époque, dont Magnan, ignoraient que le delirium tremens intervient en cas de sevrage brutal du patient alcoolique, qui doit dès lors recevoir des substituts de sa drogue pour empêcher la crise; Zola montre cette lacune des connaissances scientifiques de l'époque : Coupeau entre à Sainte-Anne après « une noce de huit jours » (p. 431), et non suite à un manque. On peut d'ailleurs remarquer d'autres lacunes scientifiques dans son oeuvre, mimétiques des ignorances de son époque : Zola n'établit par exemple pas de lien entre le manque d'hygiène et les maladies infectieuses dans L'Assommoir, datant de 1874; en effet, Pasteur ne montrera le rôle des bactéries que quelques années plus tard (Le staphylocoque en 187, le streptocoque en 1879...) * 32 MAGNAN, ibid., p. 60. * 33 « La couche corticale, légèrement rosée dans toute son étendue, offre un pointillé rouge, à la convexité des hémisphères, dans les parties correspondantes à l'infiltration sanguine de la pie-mère. Les portions grises de la couche optique et des corps striés sont également rosées. Les vaisseaux de la base du cerveau ne sont pas athéromateux, etc. » (MAGNAN, ibid., p. 121). * 34 Il suffit de comparer ce passage avec une autre mort d'alcoolique, celle de Marmeladov dans Crime et Châtiment de Dostoïevsky : le corps est exposé dans le salon, sa femme Catherine maudit le ciel et devient folle, tandis que ses enfants gémissent, que sa fille Sonia (prostituée elle aussi, comme Nana, qui semble se désinteresser de la mort de son père), est en proie au désespoir, et que tous les voisins sont conviés à un repas de funérailles tournant en pugilat. Tout ce pathétique des romans feuilletons, qui a pourtant souvent inspiré Zola (voir les scènes entre le pur Goujet et Gervaise devenue prostituée), est totalement exclus du passage sur le délirium tremens. * 35 MAGNAN, De l'alcoolisme, op. cit., p. 111. * 36 MAGNAN, ibid., p. 141. * 37 Le parcours de Gervaise témoigne en effet d'une recherche de l'intimité : « le « trou » tant désiré par Gervaise nous révèle, à travers ses figurations successives (les cinq demeures), une fidélité jamais démentie aux mêmes valeurs profondes (...) Le refuge gervaisien conjugue pour un temps plénitude de l'être et plénitude du monde » (DUBOIS, op. cit., p. 38 et 40.) * 38 THOREL-CAILLETEAU (Sylvie), Trois arts poétiques : L'Assommoir, les Malavoglia, les Buddenbrook, éditions interuniversitaires, 1993. * 39 DUBOIS, op. cit., p. 55. * 40 MAGNAN, De l'alcoolisme, op.cit., p. 118. * 41 ibid., p. 117. * 42 « Tout cela désespère un jour (l'ouvrier) : il boit! Alors, quel changement, quelle abdication, quelle métamorphose chez cet ouvrier! (...) Chez lui tout s'affaisse, se m^le , dévie, se désorganise.(...) Toutes ces facultés, toutes ces forces, nées pour d'utiles et fécondes destinées, se dérobent, ou, comme renversées sur elles-mêmes, se retournent contre leur but. Vous avez un soldat prêt pour l'émeute, soldat que l'on ne dominera plus que par la force, peut-être par une sanglante répression » (DAUBY (J), La question ouvrière en Belgique. Causes de nos crises ouvrières; remèdes possibles, Bruxelles, Librairie Lebègue, 1871, p. 14. * 43 LACOSTE, op. cit., p. 127. * 44 MAGNAN, Alcoolisme et dégénérescence, op. cit., p. 8. * 45 ibid., p. 10. |
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