DROIT PUBLIC ECONOMIQUE
1998-1999 maîtrise
CONCENTRATION ORANGINA
ET COCA-COLA :
UN PROJET A BULLES...
Bibliographie :
Le Monde
Conclusions du Commissaire du gouvernement ; M. Stahl
Observations de MM. Lyon-Caen et Thiriez pour la
société Coca-Cola
de Me Baraduc Benabent pour la
société Pepsi-Cola
Merci à Marie-Anne Frison Roche
Il n'existe pas de notes juridiques sur cette
affaire
Selon un communiqué de L'AFP du 14 mai 1999 sur
le site du ministère des finances, de nouvelles négociations
seraient en cours...
"Coca-cola a le défaut d'être américain,
alors qu'Orangina est le symbole de la réussite familiale
française. Lors de la prise de décision politique, certains ont
vu d'un mauvais oeil que le méchant soda noirâtre de l'oncle Sam
mette la main sur la petite bouteille blonde et ronde qui fait notre
fierté nationale...". L'ironie de l'avocat de Coca-Cola n'est pas
innocente quant au sens de la décision du ministre de l'économie
(arrêté du 17 septembre 1998), M.Strauss-Kahn de refuser la
reprise de l'entreprise Orangina par le géant américain.
L'expansionnisme de la firme d'Atlanta irrite, la décision
française se double d'un refus similaire des autorités de
concurrence allemandes, mexicaines et australiennes. A l'instar de l'actuel
procès contre Microsoft aux Etats-Unis, la position française
semble marquer un retour des Etats contre la constitution d'empires commerciaux
mondiaux, dont Coca-Cola représente un exemple symptomatique, mettant
une limite au "laisser-faire" sauvage prôné par Reagan dans les
années 80. Alors que la nouvelle idéologie de la libre
concurrence semble impregner de façon de plus en plus profonde le droit
des activités économiques, entraînant logiquement le
désengagement de l'Etat de ses attributions réglementaires,
celui-ci s'est adapté à la nouvelle conjoncture en
définissant une troisième voie médiane entre un
interventionnisme archaïque, violemment traqué par les
autorités Européennes, et un libéralisme
débridé, lui-même incompatible avec les principes
solidaristes hérités de la tradition Républicaine. Une
investigation politique somme toute sereine, tempèrant les accents mis
sur une politique de dérégulation, conciliatrice entre un
passé et un avenir conjoncturels mus par des exigences contradictoires ;
d'autant plus que la juridiction suprême administrative, en tant que juge
de l'excès de pouvoir, a rejeté le recours déposé
par Coca-Cola en réponse au refus du ministre, avalisant ainsi cette
approche de la concurrence.
L'analyse de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 6
avril 1999 nous éclairera sur la teneur de cette affaire. Après
avoir présenté la situation concurrentielle au regard de la place
respective des protagonistes (exceptionnellement trois plaidoiries ont
été prononcées, par l'avocat de Coca-Cola, par celui de
Pernod-Ricard, maison-mère d'Orangina, et par celui de Pepsi-Cola,
concurrent de coca cola, et opposé à la transaction), nous
envisagerons la décision sous l'angle de l'applicabilité de
l'ordonnance de 1986, puis de l'application qui en a été faite :
en effet, si la liberté concurrentielle semble régner en
maître en matière de concentration, laissant au marché le
soin de déterminer la légalité de la concentration(1),
elle n'est pas exclusive d'une certaine compétence Etatique,
caractérisée par le passage d'une logique d'intervention sur les
marchés à une logique de gouvernement des marchés(2). Ce
n'est pas aujourd'hui que la gauche vouera une confiance aveugle au
marché. Mais si elle entretient de longue date un rapport ambivalent
avec la concurrence, la nouvelle approche, loin d'entraver les
potentialités que recèle celle-ci, consiste à
établir les règles du jeu, c'est à dire déterminer
les conditions dans lesquelles elle jouera en sorte de favoriser la croissance,
l'innovation et l'emploi, et de favoriser la solidarité. A cet
égard, la décision du CE est significative, les parties ne
manquant pas d'arguments en faveur du progrès économique et
social. Des dessous politiques et idéologiques face au spectre d'une
mondialisation croissante y ont cependant participé, et les crispations
identitaires des 2 parties se sont traduites par de nombreuses complications
contentieuses, sur lesquelles le Conseil d'Etat ne s'est pas attardé :
pour l'essentiel les ministres contestaient la compétence en premier et
dernier ressort du CE, les sièges des entreprises concernées
excédant le ressort d'un seul Tribunal administratif ; par ailleurs la
société Coca-Cola soulevait trois points : L'incompétence
des autorités signataires, l'existence d'un accord tacite
antérieur les dessaisissant, et enfin le caractère contradictoire
de la procédure suivie. Nous nous attacherons à examiner les
moyens tirés de la violation de la légalité interne.
1 - L'APPLICABILITE DE L'ORDONNANCE DE 1986 OU LA
DETERMINATION DE LA REGLE DE DROIT PAR LE MARCHE
Apres avoir défini une concentration et le risque
qu'elle est susceptible d'entrainer, nous observerons combien la règle
de droit applicable est conditionnée par la façon dont on
envisage le marché (A). D'ou les divergences d'approche du Conseil de la
concurrence et de l'acquéreur sur la définition du marché
pertinent : c'est une notion contingente, au même titre que celle
qui en constitue le fondement : la substituabilité des produits,
elle-même subjective car dépendante du regard que l'on porte sur
le comportement des consommateurs. Ces observations nous conduisent à
apprécier si la concentration est controlable (B).
Le contrôle des concentrations est organisé par
l'ordonnance de 1986 dans ses articles 38 à 40.
L'article 39 de l'ordonnance dispose qu'une concentration
résulte de tout acte, quelqu'en soit la forme, qui emporte transfert de
propriété ou de jouissance sur tout ou partie des biens, droits
ou obligations d'une entreprise ou qui a pour objet ou pour effet de permettre
à une entreprise ou un groupe d'entreprise d'exercer, directement ou
indirectement, sur une ou plusieurs entreprises une influence
déterminante.Le droit de la concurrence est fondé sur le postulat
qu'il existe un rapport direct entre le degré de concentration sur un
marché particulier et le niveau des prix pratiqué par les
entreprises présentes sur ce marché. Le point de départ
naturel du contrôle des concentrations consiste en une évaluation
des parts de marché des entreprises concernées et de l'impact que
pourra avoir l'opération sur le degré de concentration du
marché pertinent. Ainsi une entreprise ne peut déjouer le jeu
normal de la concurrence en acquérant par le biais d'une concentration
une position dominante au détriment de ses concurrents et des
consommateurs finaux. Profiter de sa puissance sur un marché pour
obtenir un avantage que le fonctionnement normal de celui-ci ne lui aurait pas
fourni, ou priver les concurrents d'un avantage que celui-ci aurait dû au
contraire leur procurer est systematiquement sanctionné par le droit de
la concurrence (art 8 Ordce 1986 ; art. 86 Traité UE). Une
opération de concentration est contrôlable si elle atteint l'un
des deux critères alternatifs fixés par l'art.38 :
-un seuil en termes de parts de marché : les
entreprises qui sont parties à l'opération ou qui en sont l'objet
ou qui leur sont économiquement liées détiennent 25% d'un
marché national de biens ou de services, ou une partie substantielle
d'un tel marché. Ce seuil est atteint si seulement l'une des entreprises
est présente sur le marché et dépasse seule ce seuil.
Ou
-un seuil exprimé en chiffre d'affaires : les
entreprises concernées réalisent ensemble un chiffre d'affaire
hors taxes en France d'au moins 7 milliards de francs, à condition que 2
au moins des entreprises parties à la concentration aient
réalisé un chiffre d'affaires d'au moins 2 milliards de
francs.
Apprécier si les seuils de contrôlabilité
sont en l'espèce franchis, nécessite en premier lieu de
déterminer quel est le marche pertinent.
A- La notion de marché pertinent
La légalité de la concentration dépend
directement du marché de référence sur lequel on se
place : la notion de marché pertinent constitue la clé de
voûte du contrôle d'une concentration.
A ce titre, cette notion a fait l'objet de vifs débats
entre le groupe Américain et les autorités françaises qui
n'adoptent pas les mêmes points de vue. Le droit de la concurrence est
par ailleurs éminemment pragmatique, et laisse une large place à
l'observation du comportement des consommateurs : Les divergences quant
aux contours du marché pertinent s'établissent en fonction de ce
comportement, par définition relatif à la culture à
laquelle il se referre, selon que les consommateurs considèrent les
produits substituables entre eux ou non.
La contingence de la notion de marché
pertinent :
Afin d'en délimiter les contours, le Conseil de la
concurrence a effectué une double distinction ; d'une part entre le
marché des boissons vendues dans les magasins alimentaires pour une
consommation à domicile et le marché «hors foyer» ou
les boissons sont consommées dans les cafés et restaurants,
d'autre part au regard des produits constituant l'objet de ce marché.
Coca-Cola a tout d'abord contesté cette distinction. En
effet, le Conseil de la Concurrence a mentionné qu'un risque de
position dominante n'existait que sur le marché du hors domicile. Or
prendre en considération la globalité du marché dilue de
façon significative le risque de domination. Contraint de se rallier
à cette distinction, Coca-Cola a ensuite voulu donner une
définition beaucoup trop réductrice du marché hors
domicile, en se limitant au cadre classique de la consommation dans les
cafés et restaurants. La DGCCRF a au contraire considéré
l'ensemble des lieux publics ou l'Américain est susceptible d'installer
ses buvettes et ses fameuses armoires réfrigérées :
cinémas, stades, gares... mettant ainsi le coeur même de la
croissance de Coca-Cola sur la sellette. Une divergence de définition
non négligeable : même si ce marché ne
représente que 21% des ventes, donc sans conséquences aux yeux de
Coca-Cola, c'est sur ce marché que se dégagent les plus fortes
marges, puisque les géants de la consommation n'y affrontent pas les
centrales d'achat de la grande distribution et surtout, c'est là que se
joue la croissance future avec le développement de nouveaux lieux de
consommation (stades, cinémas, stations-service...) sur lesquels
Coca-Cola et Orangina règnent en maîtres. En 1996, ils y vendaient
respectivement 253 millions et 70 millions de litres, soit 25% et 35% de leurs
ventes annuelles en France. Considérer les nouvelles habitudes de
consommation participe à l'observation du comportement du consommateur.
Cela nous conduit également à appréhender sa psychologie
dans le choix des produits.
La subjectivité de la notion de substituabilité
des produits :
Coca-Cola a encore une fois invoqué un marché
extrêmement large, celui des boissons rafraîchissantes sans alcool,
refusant la distinction entre boisson au goût de cola et les autres,
englobant ainsi toutes les boissons non gazeuses telles les jus de fruit ou les
eaux minérales. En considérant que ses boissons sont en
réalité concurrentes de «tout ce qui se boit »
(Douglas Ivester, PDG de Coca-Cola dans Le Monde du 16 juin), cela permet au
groupe d'afficher une part de marché mondial de seulement 2%... Ce qui a
plutôt irrité les gardiens de la concurrence française.
Or cette notion ne peut être considérée de
façon discrétionnaire, mais relève d'une définition
objective, qui s'impose aux acteurs économiques et à
l'autorité de concurrence, laquelle ne dispose d'aucune marge de
manoeuvre pour choisir un marché de référence plutôt
qu'un autre. Le marché pertinent est le lieu sur lequel se confrontent
l'offre et la demande de produits qui sont considérés par les
consommateurs comme substituables entre eux et non substituables aux autres
produits offerts. Entrent ainsi en ligne de compte les caractéristiques
intrinsèques des produits, leur prix et la psychologie des consommateurs
(en ce qu'il les considère comme substituables ou non). Le juge de
l'excès de pouvoir doit donc exercer un entier contrôle sur la
définition retenue par l'autorité administrative, parce que cet
élément compte au nombre des conditions posées par
l'ordonnance pour la mise en oeuvre du contrôle des concentrations.
Comment le Conseil de la concurrence et les ministres ont-ils
fondé leur propre conception du marché pertinent ?
Ils ont procédé par retranchements successifs
par rapport au comportement des consommateurs français, certes
différent de celui des américains, apparemment moins doués
de discernement, aveuglés sans doute par une culture de la consommation
à outrance, dont l'emblème majeur est justement... Coca-Cola.
Partant de la définition proposée par Coca-Cola,
les ministres ont tout d'abord retranché les eaux minérales, par
analogie avec une analyse antérieure de la Commission Européenne.
Ils ont ensuite distingué les boissons gazeuses des autres boissons
rafraîchissantes sans alcool, s'appuyant là encore sur la
Commission, selon laquelle il n'existe qu'une très faible
corrélation entre les boissons gazeuses au goût d'orange et les
jus de fruits. Ils ont enfin estimé qu'au sein des boissons gazeuses
sans alcool, il convenait de faire un sort à part aux boissons au
goût de cola. La précédente décision de la
Commission avait relevé que ces boissons présentaient, aux yeux
des consommateurs, une grande spécificité qui justifiait d'en
faire un marché distinct.
A l'encontre de ces estimations successives, la requête
de Coca-Cola a fait valoir que les appréciations antérieures de
la Commission ne liaient pas juridiquement les ministres, mais il a paru
toutefois important au Commissaire du Gouvernement que les diverses
autorités de concurrence en Europe veillent à adopter des
positions conciliables et cohérentes. Détail qui avait
évidemment échappé au protagoniste américain,
étranger au souci de cohésion des instances juridictionnelles,
corollaire indispensable à la volonté d'intégration et
à l'unicité du marché.
B - La contrôlabilité de la
concentration
Une fois cette approche du marché pertinent
validée, il faut encore apprécier si les seuils de
contrôlabilité sont en l'espèce franchis. A cet
égard, l'art.38 de l'ordonnance inclue, pour le calcul du seuil, les
entreprises qui sont parties à l'acte, et «celles qui leur sont
économiquement liées ». Une discussion s'est donc
engagée sur les relations qui unissent The Coca-Cola company et une
autre société, Coca-Cola enterprises, qui assure l'embouteillage
des produits. En effet, la barre des 25% du marché est indiscutablement
dépassée si l'on prend en considération les positions des
2 sociétés réunies. Les juges n'ont eu aucune
hésitation pour reconnaître que ces 2 entreprises sont
économiquement liées au sens de l'art. 38, la première
détenant une part significative du capital social de la seconde, ainsi
que ses droits de propriété intellectuelle. Les moyens
tirés de la législation américaine ont été
considérés comme inopérants.
L'observation de la conjoncture, sous le prisme de la notion
du marché pertinent, a donc permis de déduire que l'ordonnance de
1986 est applicable et que l'acquisition d'Orangina constitue bien une
concentration contrôlable.
La primauté est donc bien donnée au
marché, la loi ne fixant que des seuils pour canaliser ses
« débordements » . Mais l'appréciation
de sa légalité demeure du ressort du gouvernement : le droit
de la concurrence est un instrument flexible qui permet de trouver un juste
équilibre entre le respect de la liberté du commerce et de
l'industrie, largement invoquée par Coca-Cola et Pernod-Ricard, et
l'impératif de préserver une libre concurrence loyale et
effective (fer de lance de la plaidoirie de l'avocat de Pepsi-Cola).
La légalité de la concentration dépend
donc largement de l'observation du conseil de la concurrence sur l'état
du marché. Cette entité de régulation, pôle de
surveillance objectif et impartial doté d'un pouvoir extraordinaire, est
révélatrice de la mutation du rôle de l'Etat dans
l'économie, qui délegue en quelque sorte sa souveraineté
à des organes indépendants plus proches de la
réalité concrète des faits économiques et
ultraspécialisés pour être efficace. La devise
« Agir moins pour agir mieux » implique 2
observations :
En premier lieu, sur le rôle de cette autorité
administrative : sa mission a pour finalité de défendre
l'ordre public économique. En aucune manière elle n'intervient
pour défendre les intérêts d'une partie (ce n'est pas un
organe juridictionnel) . Le désistement de Coca-Cola qui l'avait
initialement saisi est impossible. L'auteur de la saisine n'a pas la
maîtrise de la procédure ainsi engagée. Le fait que le
retrait de plainte soit sans effet sur la décision rendue (CA Paris,
1ere ch ;section H ; 8 sept.1998) nous éclaire sensiblement
sur la nature de cette AAI.
De la même façon, c'est la fin de la
suprématie de la notion classique de loi en tant q' émanation
exclusive de l'Etat. Si celui-ci impose un cadre rigide et contraignant de
l'exterieur, la solution qui en résulte provient de la conjoncture, qui
seule permet d'évaluer l'impact concurrentiel du comportement fautif
d'une entreprise. La stabilité de la loi est devenue sa
mutabilité face au comportement qu'elle vise à sanctionner.
2- L'APPLICATION DE L'ORDONNANCE DE 1986 OU
L'ADMINISTRATION DE L'ECONOMIE AU NOM DE LA PRESERVATION D'UNE CONCURRENCE
EFFECTIVE
Il s'agit bien du retour d'une économie
administrée, mais d'un troisième type. L'ordonnance de 1986 sur
la libéralisation des prix consacre l'empire de la liberté
d'entreprendre et de concurrence. S'il est bien connu qu'un excès de
liberté est par lui-même liberticide, il revient à l'Etat
de souverainement arbitrer le terrain de jeu du marché, ou se
confrontent l'offre et la demande. Reniant ainsi les thèses
ultraliberales d'un équilibre spontané du marché (Hayek),
ou d'une main invisible déterminant l'intérêt
Général (A.Smith), l'Etat se doit d'intervenir pour compenser les
lacunes du marché : il lui appartient de réguler les
comportements pour préserver le libre fonctionnement de celui-ci(A). En
effet, seul l'Etat dispose de cette force contraignante permettant de
sanctionner les abus pour maintenir un équilibre optimal et redistribuer
les ressources de façon équitable. Ce qui confère aux
autorités économiques une certaine liberté
d'appréciation, néanmoins subordonnée, comme le principe
de légalité l'exige, au contrôle des décisions
administratives. (B)
A- L'objectif d'une libre concurrence effective
Le conseil de la concurrence a émis un avis
défavorable à la concentration car celle-ci aurait pour effet
d'évincer Pepsi-Cola, le principal concurrent, du marché hors
domicile.
Si le marché de la consommation à domicile via
le circuit de la grande distribution n'est pas directement concerné, le
conseil a néanmoins souligné l'existence d'un effet de
contamination des atteintes à la concurrence relevées sur le
marché du hors domicile : même si les bars et les machines ne
représentent que 20% des ventes, ce marché est néanmoins
très stratégique en tant qu'il façonne les nouvelles
habitudes alimentaires. De plus, la position d'un petit commerçant est
incomparable avec celle des grands distributeurs qui disposent d'un pouvoir de
négociation important vis à vis des producteurs, ainsi que d'une
surface de linéaire suffisamment importante pour proposer tous les
produits (sans compter qu'il relève de leur intérêt de
proposer un plus large choix possible à leur clientèle). Les
commerçants, au contraire, ne disposent que de peu d'espace pour stocker
et distribuer leurs produits. En s'approvisionnant, ils sont tenus de faire des
choix entre les marques pour ne retenir en général que les plus
renommées. Les titulaires de ces marques disposent ainsi d'un fort
levier pour imposer la distribution de leurs autres produits.
En effet, les géants des boissons gazeuses ne
produisent pas seulement des boissons au goût de cola, mais ont chacun
à leur actif une gamme de 3 boissons différentes : Un cola,
une boisson gazeuse à l'orange, et une limonade.
Les ministres ont estimé qu'avant la concentration, 2
ensembles complets de produits étaient proposés : le
premier, offert par Coca-Cola, comprenait donc le Coca-Cola, plus une boisson
à l'orange -Fanta-, plus encore une boisson gazeuse claire
-Sprite- ; l'autre ensemble proposait, en raison d'un accord de
distribution entre Pernod-Ricard et Pepsi-Cola, du pepsi-cola, de l'orangina et
enfin de seven-up. En France, les 2 marques jouissant d'une grande
réputation sont incontestablement Coca et Orangina. Les 2 concurrents
s'affrontaient alors à armes égales, puisque chacun disposait
d'un «produit phare ». Des lors, permettre l'acquisition
d'orangina par Coca, revenait à priver la seule gamme concurrente
(pepsi) d'une de ses composantes essentielles.
Estimant que cet effet de gamme ou de portefeuille constituait
un atout essentiel, il revenait aux ministres d'éviter de rompre
l'équilibre concurrentiel du marché -fait inévitable si
l'on brise l'un des 2 ensembles de produits en réunissant Coca cola et
orangina-. Compte tenu des barrières a l'entrée
élevées qui caractérisent les marchés en cause, ces
risques ont paru de nature à évincer Pepsi-Cola des
marchés et à interdire à de nouveaux producteurs de s'y
implanter. A titre significatif, schweppes a essaye de pénétrer
le marché en 1989 en débloquant des frais de marketing
dantesques, et enregistre aujourd'hui une baisse de 5%.
Ce à quoi Coca a opposé que Virgin parvenait
très bien à se frayer une place au soleil, en lançant des
produits tels que « virgin-pulp » ou
« virgin-cola ». Mais l'on connaît la taille et la
notoriété de cet investisseur...
Plus sérieusement, la requête de Coca-Cola a
vigoureusement contesté la légitimité de l'utilisation de
la notion d'effet de gamme ou de portefeuille en se plaçant sur 2
terrains :
Au plan théorique, la prise en compte de cet effet
serait contradictoire avec la définition retenue du marché
pertinent. Il est vrai que par ce raisonnement, les ministres prennent en
compte des produits qui ne relevent pas du marché pertinent tel qu'il a
été préalablement défini : l'effet de
portefeuille implique de considérer la renommée du Coca-Cola,
alors que le marché pertinent retenu n'englobe pas les boissons au
goût de cola. Le Conseil d'Etat a néanmoins
considéré que la contradiction n'était qu'apparente :
reconnaître que le marché des boissons au goût de cola est
distinct du marché des autres boissons gazeuses parce que les produits
n'y sont pas substituantes n'empêche pas de relever que les 2
marchés demeurent voisins, et qu'il peut y avoir des interactions
concurrentielles entre les 2. La notion d'effet de portefeuille permet au
contraire de conceptualiser une vision pragmatique de la réalité
des marchés. Si elle ne constitue pas une notion juridique
consacrée par la loi ou le règlement, elle semble pouvoir
être regardée comme un outil d'analyse adéquat, d'ailleurs
reconnu en doctrine et régulièrement utilisé par les
autorités de concurrence Européennes.
Au-delà de la contestation théorique s'ajoute la
contestation de l'application concrète de la notion : Coca-Cola
soutenant qu'elle ne disposerait pas de marques renommées au point
d'entraîner un tel effet... Cela n'a pas convaincu : il suffit de
constater qu'en l'état actuel du marché et des habitudes des
consommateurs, la gamme des 3 produits est toujours homogène, qu'il
s'agisse de la restauration rapide ou des fontaines automatiques. Coca cola, de
même qu'orangina sont donc indubitablement des produits phares dont la
notoriété est de nature a tirer la gamme dans laquelle ils
s'insèrent.
Même si Pepsi ne détient pas Orangina et que la
longévité de cet ensemble n'est pas certaine dans le long terme,
le contrat qui les lie date de 1993, a été reconduit en 1996,
avec des perspectives d'élargissement jusqu'en 2007. Coca-Cola
réfute ici que les ministres confondent accord de distribution et
propriété : ils raisonnent comme si Orangina appartenait
à Pepsi, or Orangina appartient à Pernod-Ricard. Pour l'avocat,
il n'y a aucun lien de causalité entre les soit-disantes
difficultés de Pepsi et le rachat par Coca-Cola...
Toujours est il qu'au regard de la conjoncture actuelle du
marché et de la présumée solidité de l'entente
entre Pepsi et Orangina (d'ailleurs, dans la foulée de la signature du
protocole d'accord entre Coca-Cola et Pernod-Ricard, le 19 décembre
1997, le PDG, le directeur juridique et le directeur des ressources humaines
d'Orangina ont démissionné, se sentant trahis par Pernod-Ricard
après avoir mené une longue bataille contre
l'hégémonie de Coca-Cola) ; Les ministres ont donc pu
légalement constater que le rachat d'orangina par Coca-Cola constituait
une atteinte décisive a la concurrence au sens de l'ordonnance de
1986.
En dernier lieu, l'argument tenant au détournement de
pouvoir des ministres dont la décision n'aurait eu pour seul but de
protéger la position acquise de Pepsi sur le marché a
été rejetée : En effet, les ministres n'ont agit que
dans le seul but de préserver une concurrence effective, ce qui revient
à évidemment préserver la survie de la seule gamme
concurrente. Décision qui relève uniquement de leur pouvoir de
contrôle des concentrations.
B- La libre appréciation du gouvernement sous le
contrôle du juge
Le droit de la concurrence ne repose pas sur des
règles intangibles fixées a priori, mais sa mise en oeuvre
résulte d'une analyse approfondie, comme nous l'avons
précédemment vu, des faits économiques. Dans le même
ordre d'idée, la puissance publique ne peut intervenir dans les
activités économiques en vertu de principes immuables du droit
public, mais dans le souci de faire respecter l'exigence d'une concurrence
loyale à tous les opérateurs privés. Ainsi une position
dominante n'est pas sanctionnable en tant que telle, il faut pour cela qu'elle
tombe sous le coup d'un abus. La flexibilité du droit de la concurrence
impose un bilan positif des effets de l'opération concernée par
rapport aux autres paramètres que recèle le marché : or la
concentration envisagée ne manquait pas d'éléments
susceptibles de jouer en faveur de la concurrence, tant au niveau du
développement des 2 entreprises françaises concernées par
l'opération (Pernod-Ricard et Orangina), que sur le plan de la question
sociale. Ces arguties constituaient évidemment les points forts de la
défense de Coca-Cola. Il convient donc d'analyser la teneur de
l'appréciation des autorités de concurrence au regard de cette
éventuelle contribution au progrès économique et social,
avant d'envisager l'étendue du contrôle effectué par le
juge de la légalité des actes administratifs.
Seront abordées successivement les contributions au
progrès économique, puis au progrès social.
En vertu de l'art.41 de l'ordonnance, le Conseil de la
concurrence apprécie en effet si la concentration n'est pas de nature
à apporter au progrès économique une contribution
suffisante pour compenser les atteintes à la concurrence. En
l'espèce, il est soutenu que la concentration contribuerait au
progrès économique essentiellement de 2 façons :
d'une part elle serait de nature à favoriser le développement
international d'Orangina ; d'autre part, la vente des actifs permettrait
au groupe Pernod-Ricard de se recentrer sur ses activités principales et
lui procurerait des ressources importantes qui lui sont nécessaires pour
financer son propre développement. Le conseil d'Etat invoque
l'imprécision des données fournies. Beaucoup de personnes
concernées y ont au contraire vu une réaction défensive
non fondée face à l'expansionnisme de la firme d'Atlanta.
L'hésitation est permise, a reconnu le commissaire du gouvernement.
L'acquisition aurait certes promis à Orangina une forte
expansion sous l'égide de Coca-Cola, en acquérant des parts de
marché mondial, améliorant ses possibilités d'exportation
et en bénéficiant de la puissance du réseau de
distribution de Coca-Cola. Enjeu qu'elle ne peut relever seule. Concernant
Pernod-Ricard, la cession d'Orangina lui permettait de recentrer ses ressources
sur les alcools, valorisant du même coup sa position globale dans le
secteur des boissons alcoolisées ou sévit une concurrence
acharnée. La fabuleuse somme de 5 milliards de francs promise par
Coca-Cola pour une reprise sans condition de sa branche des
«soft-drinks » lui aurait très certainement permis de
rattraper le retard enregistré ces dernières années (un
recul de 5%). Depuis les complications contentieuses, la valeur
boursière du titre a enregistré un repli de 17%. Ce climat
d'attente lui est donc très préjudiciable.
Mais ces considérations restent
étrangères à l'appréciation que porte le CE, qui
considère que ces éléments, bien qu'ils constituent des
avantages pour les entreprises concernées, ne participent pas pour
autant d'un progrès indéniable pour l'économie dans son
ensemble. Le même constat a été établi quant
à une éventuelle contribution au progrès social.
Pour prouver sa bonne foi, Coca-Cola avait accepté de
signer un accord avec l'intersyndicale d'Orangina, garantissant le maintien de
l'emploi et des salaires pour au moins 2 ans dans les usines françaises.
De plus, elle s'engageait à maintenir les 35 heures sans baisse de
salaire, les dispositifs de la loi Robien en vigueur dans l'entreprise,
à n'encourager la mobilité que sur la base du volontariat et
à promouvoir le dialogue social. Sauf que les révélations
faites par le Canard Enchaîné du 16 septembre, quant à une
éventuelle délocalisation des usines françaises en
Irlande, a dû attiser encore un peu plus l'intransigeance de Bercy.
Reste à se prononcer sur le point de savoir si, compte
tenu des appréciations précédemment portées, les
ministres n'ont pas pris une mesure excessive en enjoignant à Coca-Cola
de renoncer à l'acquisition d'Orangina, plutôt que de soumettre la
concentration à des conditions ou prescriptions. L'avocat de Coca-Cola
était scandalisé d'une interdiction totale de l'opération,
alors que le Conseil de la concurrence avait lui-même reconnu qu'il n'y
avait aucun risque pour la consommation à domicile qui est largement la
principale (80% contre 20%), avec pour seule justification des ministres que
l'on prend plus ses habitudes au café qu'au supermarché...
Quelle est l'étendue du contrôle exercé
par le juge de l'excès de pouvoir?
Selon une jurisprudence ancienne, CE Section 15 octobre 1982,
Le Bihan et autres, le juge n'exerce qu'un contrôle de l'erreur manifeste
d'appréciation en matière de concentrations économiques
dans le cadre de la loi du 19 juillet 1977. Ce pouvoir discrétionnaire a
été pérennisé sous l'empire de l'ordonnance de
1986, dont l'art.38 énonce clairement que le ministre peut
soumettre une concentration au conseil de la concurrence. Il n'est pas tenu
d'ouvrir la procédure de contrôle, quand bien même la
concentration serait de nature à porter atteinte à la
concurrence. Mais lorsque le ministre décide d'engager une
procédure, son action est soumise au respect des conditions
légales qui apparaissent aux articles 38 et 42 de l'ordonnance : il
ne peut prendre de mesures contraignantes qu'à la condition que la
concentration soit effectivement anticoncurrentielle et ces mesures doivent
être justifiées par le souci de rétablir une concurrence
suffisante. A cet égard, les mesures prises à l'encontre des
concentrations s'apparentent à des mesures de police économique,
car elles peuvent porter atteinte à la liberté du commerce et de
l'industrie. Elles doivent impérativement être guidées par
le souci d'assurer une concurrence effective. Agissant dans ce cadre,
l'autorité administrative ne peut prendre de mesure excédant ce
qui est nécessaire. Cela conduit le juge à un contrôle de
proportionnalité (donc normal), comparable au classique contrôle
des mesures de police administrative. Or un tel contrôle ne peut avoir
lieu qu'en tenant compte du contexte, c'est à dire des engagements que
les entreprises étaient prêtes à souscrire pour faire
admettre la concentration.
En l'espèce, les ministres ayant relevé un
risque d'atteinte a la concurrence sur le marche hors domicile, mais aussi par
une sorte de contagion sur le marché de la distribution alimentaire, ont
estimé qu'il était nécessaire, pour rétablir une
concurrence suffisante, de maintenir Coca-Cola à l'écart
d'Orangina, s'agissant du hors domicile, pendant une période
suffisamment longue. Ils ont considéré que les garanties
proposées par Coca-Cola n'étaient pas convaincantes. Coca avait
accepté au cours des négociations de confier la commercialisation
des produits Orangina à une entreprise tierce via une licence exclusive
de distribution.
La négociation a achoppé sur la durée
envisagée pour cette licence : Coca entendant s'en tenir à
une durée de 3 ans, les ministres estimant 10 ans nécessaires.
L'engagement ne valait pas davantage pour l'ensemble du marché hors
domicile, puisqu'il ne visait pas les clients qui ont une activité
internationale, ni la fourniture des écoles, de l'armée et des
manifestations culturelles ou sportives.
Le CE a confirmé que les garanties ainsi
envisagées par Coca-Cola n'étaient pas de nature a conjurer
l'impact anticoncurrentiel. Par conséquent, l'injonction de renoncer
à l'acquisition des actifs d'Orangina sans distinguer les 2
marchés n'était pas disproportionnée. Il ne s'est donc
agit ni d'une erreur économique, ni d'une facilité politique, ni
d'un excès de pouvoir.
Au marché revient la fonction de modeler les rapports
économiques.
A l'Etat incombe la tâche de le suppléer dans ses
absences, de soutenir son mode de fonctionnement en respectant ses principes,
ses modalités, mais en l'encadrant dans son activité.
Cette décision mets en lumiere le fait que l'Etat, loin
de se disperser aux quatre vents de la mondialisation, sait se faire entendre.
La régulation est la clé de son efficacité.