2020-2021
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord
UFR des
Sciences de la Communication
Master 2 Politiques éditoriales
Une réponse anticapitaliste et antipatriarcale
à la crise du livre
Sous la direction de Catherine Laulhère
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 1
M2 Politiques éditoriales 2021 UFR des Sciences de la
Communication
INTRODUCTION 2
I. ÉTAT DES LIEUX DE L'ÉCHEC DU
FONCTIONNEMENT DE L'ÉDITION FRANÇAISE 5
A. LA SURPRODUCTION 5
B. EN PRATIQUE : PLUS-VALUE, DISCRIMINATION, OPPRESSION 15
C. CE QUE LE COVID-19 A FAIT À L'ÉDITION 28
II. IMAGINER D'AUTRES FONCTIONNEMENTS ÉDITORIAUX
32
A. LES PETITES STRUCTURES CAPITALISTES 32
B. LES STRUCTURES COOPÉRATIVES ET ASSOCIATIVES 34
C. LE MÉCÉNAT : PATREON ET AUTRES FORMES DE
FINANCEMENTS PARTICIPATIFS 41
III. QUELQUES OUTILS POUR DEVENIR UNE ÉDITRICE
ANTICAPITALISTE ET FÉMINISTE 47
A. PRENDRE DES ENGAGEMENTS ÉTHIQUES CONTRE DES PRIX
COMPÉTITIFS 47
B. REDISTRIBUTION, RÉPARATION 54
C. LA NÉCESSITÉ D'UN FÉMINISME
INTERSECTIONNEL 59
CONCLUSION 65
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d'édition indépendantes, créant ainsi de
véritables multinationales. Toutes ces publications, qui augmentent
chaque année, génèrent énormément de
gaspillage des ressources naturelles, faisant fi des conséquences
écologiques de ces pratiques.
a) Origines et organisation
Grâce à un rapide historique du marketing
littéraire, nous pourrons identifier les moments marquants de la
surproduction de livres depuis le xixeme siècle. Le système de
prix littéraire contribue grandement à en produire en masse
chaque année, et ce depuis plus d'un siècle, en plus de
créer des conflits d'intérêts entre les différents
acteurs. Enfin, le lien entre l'institution de l'Éducation Nationale et
la surproduction dans le secteur scolaire constitue une particularité
sur laquelle il est pertinent de se pencher.
Historique du marketing du livre et de ses points de
vente
Au début du xixème siècle, on comptait
à peine 2 800 nouveautés par an, et les tirages moyens
s'élevaient à 2 000 exemplaires par titre ; à la fin du
xixeme siècle, la production était passée à 14 000
nouveautés par an et les tirages moyens affichaient 11 000 exemplaires.
En l'espace d'une génération, la production de livres s'est
multipliée par cinq, répondant à l'alphabétisation
grandissante de la population, et donc à l'augmentation du nombre de
lectrices potentielles. L'amélioration des conditions de travail, et de
vie en règle générale, a également permis
l'apparition des nouvelles acheteuses. Depuis l'industrialisation de sa
production, le livre a constamment évolué en tant qu'objet de
consommation courante. Deux événements marquent cette
évolution au xxème siècle : la reprise réussie du
format de livre de poche par Hachette ; et l'invention du code-barres (et son
apparition sur les couvertures des livres), comme signe de consommation de
masse, car les livres sont désormais disponibles en grande surface.
La première grande surface culturelle
spécialisée (GSS), Cultura, a été
créée en 1954 ; elle deviendra l'enseigne connue aujourd'hui sous
le nom de la Fnac (à ne pas confondre avec l'enseigne Cultura actuelle,
qui a été lancée en 1998). Ce réseau compte
à présent 140 points de vente en France et a
réalisé un chiffre d'affaires sur le livre de 538 millions
d'euros en 2018. Le déploiement des GSS, avec leurs systèmes de
gestion des marchandises modernes (système informatique, davantage de
ressources humaines, grande surface de stockage) a obligé les maisons
d'édition à
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Les maisons d'édition se copient souvent les unes les
autres, les segments les plus touchés étant les livres de
cuisine, le développement personnel et les loisirs créatifs. La
surproduction dilue l'offre d'ouvrages et baisse les gains
générés par le livre. Le nombre moyen d'exemplaires vendus
a été divisé par deux et cela amoindrit les
rémunérations des autrices. Les seuls acteurs qui
bénéficient de ce cercle vicieux sont les diffuseurs qui vivent
grâce aux transports des livres (les livraisons et les retours des
libraires), et les directeurs éditoriaux qui encouragent activement
à « remplir » le programme éditorial chaque
année, dictant des quotas de parution imposés.
L'ancien président du SNE s'est radicalement
opposé au ralentissement de la publication littéraire. Antoine
Gallimard, à peine 2 semaines après la publication du rapport
Racine (qui mettait en cause la surproduction littéraire dans la
paupérisation des autrices), prenait la tribune dans Le Monde
pour affirmer que « nous ne nous résignerons jamais
à une société qui choisit de publier moins pour lire
moins29 ». En choisissant cette analogie
spécifique, Gallimard associe clairement achat de livres neufs et
quantité de lecture, sans se poser la question de la pertinence des
catalogues, du contenu des livres publiés. La masse de livres produits
est-elle réellement un synonyme d'excellence ? Si la qualité d'un
écrit est subjective, elle répond tout de même à des
codes littéraires qui sont ancrés dans les codes de la classe
sociale dominante. Lorsque l'on considère la quantité d'ouvrages
pilonnés chaque année, n'y a-t-il pas tout de même un
chantier concernant le gaspillage des ressources ?
La surproduction littéraire est condamnée par
tous, sans qu'aucun des grands groupes éditoriaux ne décide de
freiner des quatre fers pour imposer des rythmes de travail moins pressurisant
pour leurs collaboratrices. Car la conséquence de ces programmes
éditoriaux qui se dotent de dix livres supplémentaires par an,
c'est un métier qui devient de plus en plus exigeant, avec toujours
moins de ressources. Être éditrice revient à être
exploitée pour le bien de la santé financière d'une
gigantesque structure, obéissant à des objectifs de ventes
toujours plus élevés.
B. En pratique : plus-value, discrimination,
oppression
Lorsque l'on parle d'exploitation de la salariée, on
parle : d'expropriation de la force de travail (le salaire versé est
largement inférieur à ce que la salariée rapporte à
l'entreprise) ; de sexisme (écart
29 GALLIMARD, Antoine, « Antoine Gallimard : "Nous ne
nous résignerons jamais à une société qui choisit
de publier moins pour lire moins" », tribune sur le site Le Monde.fr, 6
février 2020.
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de salaire, phénomène du plafond de verre,
harcèlement) et enfin, d'oppression (insultes, intimidation, homophobie,
agressions sexuelles). Dans les bureaux des maisons d'édition, pendant
les soirées des salons littéraires, au détour d'un mail,
d'un couloir, d'une réunion, d'un déjeuner... les situations
d'oppression sont partout. Nous chercherons à comprendre quelles sont
les spécificités de cette exploitation pour les éditrices,
les autrices et les prestataires qui évoluent dans l'industrie du
livre.
a) Dans les maisons d'édition
Le travail d'éditrice est réputé
difficile, parfois ingrat, notamment au début de sa carrière ;
sans nommer les causes de cette idée reçue, on ne peut pas
prendre conscience des ramifications de l'exploitation de l'éditrice
sans parler de situations qui font partie du quotidien pour nombre d'entre
nous.
Exploitation de la force de travail
Depuis le haut de l'échelle jusqu'en bas de la
chaîne alimentaire : comment cette exploitation est-elle organisée
? Les faibles salaires des éditrices sont l'une des preuves les plus
évidentes. Le salaire moyen pour une éditrice est compris entre
27 et 35 000 euros par an : un salaire qui permet tout juste de louer un studio
de 20 m2 à Paris. Considérées comme cadres,
elles pâtissent souvent d'un statut flexible dans le marché du
travail : celui du « forfait-jour », une manière pour
l'employeur de faire disparaître la notion d'heures «
supplémentaires » avec le pointage des heures travaillées.
Invoquant un rythme de production inégal sur l'année (les
périodes hors sorties littéraires seraient soi-disant plus calmes
par rapport aux périodes dites de « bouclage »"), ce rythme de
parution ne correspond plus aux réalités du quotidien dans une
maison d'édition, même en édition scolaire.
En 2019, la CGT UFICT (Union fédérale des
ingénieurs, cadres, techniciens et agents de maîtrise) avait
répondu à l'annonce du rachat d'Editis par Vivendi sur Twitter,
avec un tract affichant les rémunérations brutes du
Président du Conseil de surveillance, qui s'étaient
élevées à hauteur de 400 000 euros en 2018,
réparties entre Vincent Bolloré et son fils, Yannick
Bolloré.
30 On appelle « bouclage » la période de
rendus de Bon À Tirer, souvent créatrice de stress puisque c'est
l'aboutissement de plusieurs semaines ou mois de travail, et l'impression sur
papier d'une somme de contributions diverses, dans un temps réduit.
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Sans compter les dividendes perçus au titre de leurs
fonctions, ce montant est déjà 13 fois supérieur au
salaire annuel d'une éditrice.
Surmenage et burn out vont de pair dans les maisons
d'édition. De mon point de vue d'apprentie éditrice, cumulant un
maigre total de trois ans et demi d'expérience professionnelle
auprès de cinq entreprises différentes, je n'ai cependant jamais
connu un environnement dans lequel aucune collaboratrice n'avait
été en arrêt maladie pour burn out. En discutant
avec mes collègues apprenties en M1 et en M2, dans mon master et dans
les autres masters parisiens, dans ma promotion et celles des années
précédentes, mon sentiment est largement partagé. Ironie
tragique, beaucoup de maisons d'édition se sont lancées dans le
secteur très attractif du « Développement personnel »,
publiant des livres sur la gestion du stress en entreprise et sur les causes du
burn out, tout en continuant d'augmenter la cadence de publication de
livres et de surcharger les programmes éditoriaux. Les sources
spécifiques sur ces questions dans le secteur de l'édition sont
encore très difficiles à trouver ; le tabou de cette maladie
perdure, encore aujourd'hui.
Le nombre de stagiaires embauchées chaque année
dans les maisons d'édition est très élevé. Dans
certaines entreprises, les stagiaires peuvent représenter largement plus
de 10 % de l'effectif total. Cela contribue à l'invisibilisation d'un
travail réalisé par des étudiantes, grandement
sous-payées pour leurs services. En 2021, l'indemnité minimum du
stage est de 3,90 € par heure -- ou moins, lorsque l'entreprise
décide d'imputer aux stagiaires déjà précaires la
participation aux tickets-restaurants ou à la cantine d'entreprise.
Mêmes privilèges, mêmes exigences qu'une salariée,
mais pas le même salaire. La convention collective de l'édition ne
préconise pas d'indemniser les stagiaires autrement qu'au minimum
légal. Selon l'Insee, le seuil de pauvreté est fixé
à 1 015 € par mois3' ; une étudiante future
éditrice dispose donc d'un budget deux fois inférieur à ce
qu'il est recommandé pour vivre décemment, si celle-ci ne peut
pas compter sur l'aide financière ou matérielle de ses parents.
L'écrasante majorité des opportunités de stages se
trouvant à Paris, là où le coût de la vie est 9 %
plus élevé qu'ailleurs en France32, ce parti pris du
SNE est une des causes directes de la précarité des
étudiantes. L'édition est par conséquent un métier
inaccessible aux catégories de population les plus pauvres, qui ne sont
pas en mesure d'accumuler des expériences professionnelles
31 Insee référence, « Tableaux de
l'économie française, Édition 2018 », Niveau de vie
-- Pauvreté, 27 février 2018.
32 CLÉ, Émeline, SAUVADET, Luc,
JALUZOT, Laurence, MALAVAL, Fabien, RATEAU, Guillaume, « En 2015, les prix
en région parisienne dépassent de 9 % ceux de la province »,
Insee Première, n°1590, 14 avril 2016.
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surreprésentées dans la littérature
pour jeunesse54, pour laquelle les taux de
rémunération en droits d'autrice sont les plus faibles (5 %
environ) 55 »
Le sexisme se ressent aussi dans la part d'auteurs
primés par rapport au nombre d'autrices. La première autrice
récompensée par le Prix Goncourt, par exemple, l'a
été en 1944, soit 41 ans après la création du prix.
Le prix Femina a ainsi été créé en 1904, en
réaction au prix Goncourt qui n'acceptait pas les manuscrits
féminins. Le prix Femina dispose d'un jury composé à 100 %
de femmes de lettres, « contre la misogynie des jurés du Goncourt
», pour primer des oeuvres en vers ou en prose.
Si le métier d'éditrice est difficile, il ne
l'est pas autant que celui d'autrice, qui souffre d'une double peine : la
précarité de leur statut et le rapport de force imposé par
les maisons d'édition. Les prestataires, quant à elles,
évoluent avec les mêmes contraintes que les autrices, dans un
rapport encore différent avec les entreprises éditoriales.
c) Faire pression sur les prestataires
Grâce à la naissance du statut
d'auto-entrepreneur en France, les jeunes éditrices ou les jeunes
diplômées se voient proposer des opportunités
professionnelles sous la forme d'une uberisation de la fonction
d'éditrice. Le climat social dégradé en maison
d'édition et l'augmentation de la production littéraire
d'année en année contribue à réduire la
capacité des collaboratrices à tenir le planning
éditorial. Pour externaliser la production, pouvoir assurer le travail
sur tous les titres et dormir cinq heures par nuit, les éditrices
salariées font appel à des éditrices freelance.
Celles-ci sont payées à la page d'un projet éditorial
ou, de manière cynique, au mois, comme une éditrice
salariée mais sans les avantages de la sécurité de
l'emploi, à savoir : une mutuelle d'entreprise, un contrat de travail,
la médecine et le Code du Travail, des congés payées, etc.
Paradoxalement, cette opportunité est souvent présentée en
début de carrière, peut être très difficile car le
peu de réseau d'une étudiante ou d'une jeune éditrice ne
suffit pas souvent à vivre décemment. La filpac CGT
dénonce cette pratique dans un communiqué en 2017. Dans une
déclaration du secrétaire d'État chargé du commerce
en 2010, il est indiqué que « les entreprises qui utiliseraient
le statut d'auto-entrepreneur
54 Les femmes représenteraient près
de 70 % des auteurs de littérature pour jeunesse (source : Charte des
auteurs et des illustrateurs jeunesse).
55 RACINE, Bruno, « L'auteur et l'acte de création
», ministère de la Culture, 22 janvier 2020, p.25.
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professionnelles demandées pour intégrer ce
secteur sont de plus en plus nombreuses. Malheureusement, la crise sanitaire
engendrée par la pandémie de Covid-19 a largement assombri les
perspectives d'avenir des éditrices depuis mars 2020.
C. Ce que le Covid-19 a fait à
l'édition
« La fortune des milliardaires français a
augmenté de 170 milliards d'euros, soit une hausse moyenne de 40
%58 » : les milliardaires ne connaissent par la crise, et
encore moins celle du Covid-19. Si les premiers mois du confinement avait
jeté une chape d'incertitude sur la production des livres, le recul nous
permet maintenant d'affirmer que certains s'en sont très bien sortis.
Pour les éditrices, les relations professionnelles, les fonctionnements
d'équipe et les rythmes de production ont été
complètement bouleversés. Si le bilan financier est relativement
similaire aux années précédentes, le
télétravail a révolutionné les pratiques des
éditrices et a contraint les départements marketing et promotion
à transformer leur activité.
a) Bilan financier presque équivalent par rapport aux
années précédentes
Quinze mois se sont écoulés depuis la
première annonce d'un confinement national et de la fermeture de tous
les commerces jugés « non-essentiels ». Avec le recul d'une
année depuis le début de la pandémie de Covid-19, nous
avons pu voir se dessiner un bilan financier à peine déficitaire
: le rapport statistique du SNE paru en juin 2021 parle de de baisse «
modérée » de l'activité. Grâce à des
campagnes de communication numérique agressive, à la
stratégie sanitaire aléatoire du gouvernement et à la
mobilisation de toutes les actrices du livre (libraire, éditrice et
autrice), la plupart des grands groupes éditoriaux ont terminé
l'année 2020 avec un bilan financier très similaire aux
années passées. La baisse des chiffres d'affaires ne
dépasse pas -2,36 %, soit une perte de 66 millions d'euros,
répartis très inégalement selon les maisons
d'édition, certaines ayant pu s'appuyer sur le plan de relance aux
petites entreprises.
Le groupe Hachette, par exemple, n'a observé qu'une
baisse de 0,8 %, « la branche édition du groupe a
réalisé un chiffre d'affaires de 2,375 milliards d'euros avec un
résultat opérationnel courant de 246 millions d'euros, en hausse
de 26 millions d'euros par rapport à l'année
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58 ATTAC, OXFAM FRANCE, « L'indécent
enrichissement des milliardaires français pendant la pandémie
», avril 2021.
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précédente.s9 » Ces
chiffres contrastent drastiquement avec l'appel larmoyant d'Antoine Gallimard
au lendemain du premier confinement de l'année 2020. Le deuxième
confinement, et les plaintes incessantes pour que les librairies soient
considérées comme des « commerces essentiels », ont
achevé de balayer les voix dissidentes parmi les libraires, qui
appelaient à de la mesureC0.
Ces baisses très minimes des bénéfices
dans les grandes structures éditoriales contrastent de manière
saisissante avec le nouveau paysage du marché de l'emploi dans
l'édition. Ajoutant à la détresse, à l'isolement et
au décrochage scolaire des étudiantes pendant la période
de confinement dû au Covid-19, les stages ont été
annulés, les embauches sont ralenties au maximum dans ces secteurs
où pourtant, les recettes ont été au rendez-vous sur la
fin de l'année 2020. Les perspectives d'avenir sont troubles, voire
anéanties. Dans l'édition, où les opportunités
professionnelles se faisaient déjà rares, ces nouveaux
paramètres sont très décourageants.
On ne peut pas dire que l'édition ait souffert de la
crise du Covid-19, le livre ayant été
érigé comme produit culturel de prédilection,
là où les théâtres, les cinémas, les
musées, les concerts, n'ont pas bénéficiés de ce
statut particulier. On peut cependant affirmer que les éditrices ont
souffert des différentes périodes de confinement, et notamment du
travail à distance, dans un secteur qui n'y était pas du tout
préparé.
b) Lorsque le télétravail complique tout
L'édition n'est vraiment pas un secteur dans lequel la
pratique du télétravail, par des salariées internes
à l'entreprise, était démocratisée avant
l'arrivée de la pandémie du Covid-19. Du jour au lendemain, les
éditrices ont dû s'adapter avec les moyens du bord. Pourtant,
celles-ci ne devraient pas vivre dans leur bureau. Alors que le montant moyen
de leur salaire ne leur permet déjà pas de vivre dans un
appartement spacieux, on ne peut pas imaginer qu'elles puissent avoir la place
ou les ressources nécessaires pour disposer d'une imprimante ou de tout
le matériel nécessaire pour produire la même charge de
travail qu'au bureau. À ce sujet, une enquête de la Filpac CGT (le
livre, le papier et la communication) intitulée «
Télétravail dans l'édition : quelles
réalités ? » dénonçait le flou juridique
concernant le télétravail dans les maisons d'édition.
« Faute d'accord de branche
" FAIDHERBE, Thomas, « Exercice stable pour Hachette en 2020
», Livres Hebdo.fr, 25 février 2021.
60 GARDETTE, Hervé, « Antoine Gallimard
: "Je regrette que l'on ne donne pas un sort particulier aux livres et à
la librairie" », émission « Â quoi pensez-vous ? »
France Culture, 30 octobre 2020.
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et d'entreprise, les employeurs font un peu ce
qu'ils veulent et, dans bien des cas, s'épargnent de
prendre en charge une partie des coûts qu'impose le
télétravail et même d'équiper en matériel
informatique leurs salariés.61 » Lorsque l'on sait
que les entreprises ont réalisé d'énormes économies
pendant le confinement, dû à la présence moindre voire
l'absence totale de salariées, ne pas avoir compensé les
travailleuses pendant cette période délicate semble pour le moins
problématique.
S'agissant de l'intégration des stagiaires et des
apprenties à l'équipe éditoriale, il est très
difficile de nouer des liens avec des collaboratrices que l'on ne voit pas, ou
si peu. Encore plus difficile d'apprendre, par mimétisme, de suivre le
quotidien d'une tutrice que l'on ne voit qu'à travers un écran.
Plus de conseils attrapés à la volée, plus d'informations
glanées à la machine à café, plus de briefings
bienveillants, plus d'occasions de s'investir dans la vie quotidienne du bureau
: les expériences professionnelles pour les éditrices en herbe,
depuis mars 2020, ont été amputées de leur aspect le plus
stimulant. Quelles seront les difficultés pour s'insérer dans le
monde du travail pour la promotion d'étudiantes 2020, voire 2021 ?
Le télétravail éditorial a rajouté
des difficultés supplémentaires pour travailler sur les textes,
les images, pour appréhender les questions de fabrication, en plus
d'avoir complètement chamboulé le planning des sorties
littéraires et la promotion autour des livres.
c) Repenser la promotion et la communication
Sans même parler du fait que les canaux d'informations
étaient monopolisés par la crise sanitaire, les confinements
successifs ont fait connaître aux lectrices, et aux journalistes, des
véritables embouteillages dans la communication autour de la parution
des livres. Impossible pour les chargées de promotion d'organiser des
événements promotionnels avec les libraires pour assurer la
visibilité des livres, la communication s'est entièrement
reportée sur les canaux numériques. Considérant la
fracture numérique du lectorat plus âgée, mentionnée
plus tôt, un tel parti pris est une manière assurée de
perdre un pan de ses acheteuses. Le réseau social Instagram a ainsi pris
une place gigantesque dans le paysage éditorial, avec un succès
mitigé.
61 Enquête à remplir sur le site de la
filpac CGT :
https://www.filpac-cgt.fr/teletravail-dans-ledition-quelles-realites-participez-a-lenquete/
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II. Imaginer d'autres fonctionnements
éditoriaux
Il n'y a pas de consommation éthique possible dans une
société capitaliste : « l'idée de profit
éthique est un oxymore puisque le profit est le travail impayé de
la classe ouvrière, approprié et accumulé par la classe
dirigeante capitaliste.64 » Sortir du système
capitaliste peut sembler être une utopie, sûrement pas une
réalité, et encore moins une réalité dans laquelle
l'éditrice peut espérer toucher un salaire lui permettant de
vivre décemment. Pourtant, certaines le font. L'ignorance et le manque
de visibilité des alternatives économiques est l'une des
meilleures défenses du système capitaliste. Apporter de la
visibilité aux structures qui tentent de s'extraire de ce système
est une des solutions au sentiment de découragement, à la
résignation des éditrices à perdurer et à continuer
de subir ce rapport de force inégal. Parmi les options disponibles, il y
a celle de créer une petite maison d'édition, voire une maison de
« microédition » ; celle d'ouvrir une structure
coopérative ou une maison d'édition associative ; enfin,
s'appuyer sur le financement participatif des lectrices, dans le cadre d'une
publication autoéditée ou éditée dans une maison
d'édition.
A. Les petites structures capitalistes
Selon les chiffres du SNE, « la moitié des 670
maisons d'édition adhérant au SNE font moins de 300 000 euros de
chiffre d'affaires65 ». Il y a donc beaucoup plus de
petites maisons que l'on pourrait le penser. À travers l'exemple de deux
petites entreprises sélectionnées pour leur fonctionnement
original, peu importe leur production annuelle, nous verrons comment les
petites structures s'en sortent pour exister auprès de leur public sans
céder à la pression de la surproduction.
Les éditions Lapin
Il y a 15 ans, Philippe Simon souhaitait promouvoir le contenu
original, l'humour noir et irrévérencieux qui se multipliait sur
les formats blog de l'époque. Il fonde les éditions Lapin, avec
pour ambition de produire des livres à partir de cette mine d'or
pourtant trouvable gratuitement sur Internet. La ligne éditoriale de la
maison, décrite sur leur site internet, est simple : « vous achetez
des bandes dessinées et des livres qui se sont déjà fait
leur petit nom sur la toile ». Cette démarche a permis à de
nombreux artistes d'intégrer le paysage éditorial francophone.
Marc Dubuisson
64 PAPE, Olive, « Pourquoi il n'existe pas de
"consommation éthique" sous le capitalisme », Révolution, 2
août 2018.
65 COUNIS, Alexandre, « Pourquoi l'édition produit
toujours plus de livres », Les Échos.fr, 20 septembre 2016.
s s
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sous peine de poursuites pénales.74
» Monstrograph a répondu à cette accusation : «
C'est totalement ridicule ! [...] Ce livre n'est pas du tout une incitation
à la haine, explique Coline Pierré. Le titre est provocateur mais
le propos mesuré. C'est une invitation â ne pas s'obliger â
fréquenter les hommes ou à composer avec eux. À aucun
moment fautrice n'incite à la violence. [...] C'est insensé de
laisser penser que les hommes seraient blessés par un tel livre. Les
femmes ne font pas régner un climat de terreur ! Accueillons la parole
des personnes qui subissent des oppressions. Il ne faut pas oublier que la
misandrie est avant tout une réponse à la misogynie75
». L'essai avait été initialement imprimé
à 450 exemplaires, une menace apparemment insoutenable pour ses
détracteurs. La promotion suscitée par la polémique a
lancé une 2ème impression, puis une troisième,
avant d'épuiser (littéralement) les ressources physiques des
équipes de Monstrograph, qui se sont résolues à vendre
l'ouvrage aux éditions Seuil.
Les autres livres de ce duo d'édition peuvent
être commandés depuis leur site, comme les éditions Lapin,
ce qui permet de court-circuiter les réseaux de diffusion/distribution.
Néanmoins, l'empaquetage et l'envoi est réalisé
bénévolement par les bénévoles de l'association.
Éditions Hystériques &
associées
Créée en 2017, les éditions
Hystériques & associéEs se décrivent sur leur site
internet comme
une toute petite maison d'édition militante et
associative qui souhaite accompagner la publication d'autrices
marginalisées par l'industrie éditoriale et contribuer à
la diffusion en français de textes qui ont marqué les mouvements
féministes, lesbiens et/ou trans. » Dans une interview
donnée en 2018 au magazine Friction, la fondatrice Noémie
Grunenwald explique qu'« [elle tenait] vraiment à maintenir une
structure légère â administrer, afin que le rythme des
publications puisse se caler sur Mon rythme de vie perso et sur [s]es
disponibilités.76
Stone Butch Blues, de Leslie Feinberg, est l'ouvrage
le plus connu de leur tout jeune catalogue, paru en français pour la
première fois en 2019. Il a bénéficié d'une
campagne de crowdfunding pour cette première édition.
L'histoire de ce texte est ancrée dans l'histoire des luttes de la
communauté LGBTI. « Stone Butch Blues est un roman où
Leslie Feinberg raconte l'histoire
74 BARBIER, Marie, « Un livre féministe
provoque un désir de censure au ministère de
l'égalité femmes-hommes »,
Médiapart.fr, 31 août
2020.
75 Ibid.
76 FOUCHER, Matthieu, « Hystériques &
AssociéEs : l'édition DIY et féministe »,
Friction-magazine.fr, 2018.
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de la maison d'édition. Mettre le savoir et la
connaissance à disposition du public, tout en conservant
l'intégrité intellectuelle de ne pas reproduire des dynamiques
oppressives dans les relations entre employées.
Sur leur chaîne YouTube, l'équipe propose de
rencontrer les autrices autour d'une question politique ou sociologie, pour
introduire une présentation de leur livre.
Les éditions Buissonnières
Située sur la presqu'île de Crozon, en Bretagne,
les éditions Buissonnières sont devenues une coopérative
en 2013. Sur leur site, ils sont « reconnus pour la qualité de
leur contenu (vendus dans tout l'hexagone et à l'étranger), les
titres scolaires touchent principalement les écoles maternelles et
primaires, mais aussi les collèges, les centres de formation pour
adultes, les organismes de réinsertion, d'alphabétisation, les
prisons... ». Leur catalogue est salué par les associations de
parents Montessori, une pédagogie d'apprentissage basée sur les
observations d'une médecine et pédagogue italienne, Maria
Montessori. Grâce à des activités destinées à
aider les enfants dans leur développement physique, social et spirituel,
la philosophie Montessori se base sur une approche éducative globale, de
la naissance à l'âge adulte. Spécialisées dans
l'édition scolaire et musicale, les Éditions Buissonnières
proposent également un studio de création et d'exécution
graphique, travaillant pour les collectivités locales, les
éditeurs, les agences de communication et les entreprises.
Dans une coopérative éditoriale, les gains
générés par la vente des livres et par les cessions de
droits sont répartis entre toutes les collaboratrices. Pour Nadine,
graphiste aux éditions Buissonnières, on parle de « deux
casquettes »80, associés et collègues.
Être inclue dans toutes les décisions financières, disposer
d'un regard sur les comptes financiers, pour proposer des analyses et des
perspectives sur l'avenir de la société : impensable pour une
éditrice dans une maison d'édition classique. Le sentiment de
collectivité, de communauté permet de responsabiliser toutes les
collaboratrices, car « on sait tous où on va »81.
Quoi de plus anticapitaliste que l'absence de
hiérarchie financière au sein d'une entreprise ? Une
équité dans le partage des revenus, mais aussi des risques. Pour
garantir la viabilité d'un projet,
80 LA CORLAB, « Les éditions
Buissonnières #2 », L'économie autrement,
c-lab.fr, émission du mardi 14 mars
2017.
·
M2 Politiques éditoriales 2021 UFR des Sciences de la
Communication
pouvoir aider les projets d'autrices moins connues, qui
auraient besoin d'aide pour lancer leur première bande dessinée.
Le contrat est « validé à la condition que les objectifs
du financement participatif soient atteints. Le financement participatif a pour
objectif de financer les frais de production du livre (impression des 1 500
premiers exemplaires, frais de port, paiement des différents acteurs du
livre, réserve financière pour l'auteur
·ice, etc.). Si
l'objectif est atteint, nous nous lançons aux côtés de
l'auteur
·ice dans la production de l'ouvrage. Si le financement
échoue, l'auteur
·ice récupère automatiquement
l'intégralité de ses droits et peut proposer son projet ailleurs
ou l'autoéditer via d'autres plateformes de financement
participatif83 » Une manière d'éditer des
livres qui s'inscrit dans une philosophie communiste, une structure
éditoriale hybride, entre édition classique et
autoédition.
Pour clarifier sa rupture nette avec les maisons
d'édition classique, les éditions Exemplaire se sont
dotées d'une charte qui récapitule la philosophie fondamentale de
la maison :
1) L'auteur
·ice s'engage à ne pas publier de
livre faisant l'apologie de l'intolérance (sexisme, racisme,
islamophobie, antisémitisme, homophobie, transphobie, grossophobie,
etc.). Si par mégarde son projet contenait des propos offensants et
après décision unanime de la direction et du comité de
lecture, il
·elle s'engage à les retirer avant publication.
2) Exemplaire a vocation à être une structure
solidaire et équitable. L'auteur
·ice s'engage donc à
bien répartir les droits au pourcentage avec les autres personnes
travaillant sur l'ouvrage et à ne pas sous-traiter tout ou partie de son
travail à un tiers rémunéré au forfait. Si par
hasard l'auteur
·ice ne pouvait s'acquitter de la charge de travail
convenue dans le contrat, il
·elle en avertira Exemplaire, qui trouvera
avec lui
·elle une personne pour le
·la suppléer,
rémunérée, elle aussi, au pourcentage des livres
vendus.
3) Un comité de lecture est constitué, qui doit
valider chaque projet et donner une décision collégiale.
4) Chez Exemplaire, les décisions ne peuvent pas
être prises par un seul individu : la stratégie doit faire l'objet
d'une réflexion collective. C'est un fonctionnement qui tend vers la
sociocratie.
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 42
â3
https://www.exemplaire-editions.fr/a-propos/editer
5)
M2 Politiques éditoriales 2021 UFR des Sciences de la
Communication
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 43
Les répartitions de revenus sont établies en
parfaite transparence. Chaque auteur
·ice d'Exemplaire a le droit de
demander à consulter les répartitions de droits des autres
acteurs
·ices d'Exemplaire. Exemplaire s'engage à
répartir les droits de manière constante et équitable pour
chaque projet. Exemplaire s'engage à ne pas favoriser une
auteur
·ice par rapport à une autre qui tenterait une
négociation à son avantage.
6) Tous
·tes logées à la même
enseigne. Gros vendeurs et petits vendeurs, les droits ne varient pas d'un.e
auteur
·ice à l'autre.
7) Exemplaire s'engage à requestionner la
répartition des frais fixes d'Exemplaire tous les ans. Un comité
sera réuni afin d'évaluer la légitimité de la
répartition des pourcentages de la direction Exemplaire. Attention, les
pourcentages pourront autant être augmentés que diminués
par rapport à la charge de travail.
8) Exemplaire s'engage à proposer du salariat aux
autrices et auteurs qui le souhaitent aussitôt que cela sera possible
dans l'économie de la structure. (revenus suffisants des autrices et
auteurs)
Cette charte est bien la preuve que l'espoir est possible pour
sortir des carcans éditoriaux créés par le système
capitaliste et par le patriarcat, en s'imposant simplement une ligne
éditoriale claire, affirmée, militante, engagée. La
création de cette structure part du constat que, si les auteurs et
autrices de bandes dessinées sont des militantes de gauche, elles se
retrouvent à accepter des contrats « qui sont de l'ordre de
l'exploitation84 », avoue Garance Cocquart. La
volonté première, lors de la création de leur entreprise,
c'est avant tout une transparence sur la gestion de l'argent.
La création des éditions Exemplaire
répond à un véritable besoin pour une reconnaissance du
statut d'autrice en France, et propose un mode de fonctionnement original,
moderne, équitable, politique, militant. Se baser sur le financement
participatif pour tous les projets est une excellente manière de
constituer une communauté solide, un lectorat investi et une politique
publique de consommation culturelle radicalement différente. Le
financement participatif peut également être utilisé
ponctuellement au sein d'une maison d'édition, pour apporter de l'aide
à un projet spécifique.
â4 CENTRAL VAPEUR, « Table ronde avec
Lisa Mandel : une pratique exemplaire de l'édition ? », YouTube, 12
avril 2021.
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Communication
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b) Au sein des maisons d'édition
Lancer une campagne de financement participatif au nom d'une
structure éditoriale, c'était l'idée des éditrices
de la maison Même pas mal pour offrir à leur autrice et
dessinatrice, Tarmasz, une fabrication soignée pour sa bande
dessinée pour Alma, publiée en octobre 2019. Cette
petite maison marseillaise avait besoin d'aide budgétaire pour permettre
aux lectrices de lire une bande dessinée avec une qualité de
fabrication à la hauteur du premier album de fautrice. Publié
chez Delcourt, une grande maison d'édition de bande dessinée, ce
premier album, Voyage en République de Crabe, disposait d'un
vernis doré sur la couverture et était doré sur la
tranche. Réunir le budget manquant par le biais du financement
participatif a ainsi permis d'inclure les lectrices dans la confection du
produit et les récompenser de leur investissement a priori
plutôt que directement en librairie. L'ouvrage, livré
directement chez elles avec des contenus additionnels exclusifs (autocollant,
carnet, t-shirt, tote bag, etc) se retrouve à être un produit
collectif. L'objectif initial de 3 000 € a été rapidement
dépassé par les internautes, le jour même de son ouverture,
la campagne rapportant au total 17 636 €85.
Venir au secours d'ouvrage jeunesse, refusé par les
maisons d'édition pour cause de racisme, c'est ce qu'a fait la
communauté de fautrice Laura N'safou pour son livre, Comme un
million de papillons noirs. Ce livre, publié par Bilibok en 2017,
s'inspire d'une phrase de fautrice américaine Toni Morrison, dans son
roman God help the child : « Her clothes were white, her hair like a
million black butterflies asleep on her head »86 («
Ses vêtements étaient blancs, ses cheveux comme un million de
papillons noirs endormis sur sa tête. ») La campagne Ulule avait
atteint 200 % de son objectif' et proposait des contreparties qui ont ravies
les fans d'Adé, la petite héroïne aux cheveux crépus.
Le succès de cette campagne permet de prouver que les ouvrages «
communautaires » (un euphémisme qui signifie que les personnages ne
sont pas blancs) ont bien un public sur le marché du livre et
méritent d'être publiés au même titre que n'importe
quel autre.
S'appuyant en partie sur les ressources de la maison
d'édition, comme les éditrices, les fabricantes, les
attachées de presse, les commerciales, mais aussi sur la participation
du public, ces projets permettent aux entreprises de nouer une relation
particulière avec leurs lectrices. Les autrices
85 Éditions Même Pas Mal, « "Alma,
11 histoires et légendes" par Tarmasz », lien :
https://fr.ulule.com/alma-tarmasz/
86 MORRISON, Toni, God help the child, Alfred
A. Knopf Inc, États-Unis, 2015.
87 Paleanddelicate, « Comme un million de
papillons noirs », lien :
https://fr.ulule.com/les-papillons-noirs/
·
·
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pouvoir changer le système depuis l'intérieur,
il est possible d'avoir de l'espoir pour ce métier et cette industrie
dans son ensemble.
III. Quelques outils pour devenir une éditrice
anticapitaliste et féministe
« La quatrième vague féministe, celle
que nous vivons depuis #MeToo, est une révolution de mceurs90
>>. Ce que la journaliste Chloé Delaume appelle la
quatrième vague des mouvements féministes, a touché les
éditrices françaises comme toutes les femmes. Dans leurs
programmes éditoriaux, elles s'attellent de plus en plus à
proposer des ouvrages qui militent ouvertement pour l'égalité des
sexes, contre le sexisme et le racisme, à la fois par conviction
personnelle mais aussi par intérêt marketing. Pour la
première fois, ces ouvrages se vendent très bien auprès du
grand public, là où ces questions étaient
réservées autrefois aux rayons des essais et pour un public
d'initiées. Les libraires se dotent aujourd'hui d'un rayon entier
intitulé « Féminisme » : le tabou de ce mot aurait-il
disparu ? Du moins tant qu'il fait vendre, il ne dérange plus.
Réussir à concilier ses convictions féministes ou
anticapitalistes avec le quotidien de son métier n'est pas chose facile.
Si toutes les éditrices n'ont pas l'opportunité de pouvoir monter
leur propre microentreprise, association ou coopérative, toutes peuvent
décider de prendre des petites décisions pour mettre leur grain
de sable dans les rouages de la machinerie capitaliste. Cet engagement peut
prendre différentes formes, comme s'assurer de l'éthique des
conditions de travail de toutes les collaboratrices, s'engager dans une justice
réparatrice et redistributive, ou se revendiquer ouvertement
féministe intersectionnelle.
A. Prendre des engagements éthiques contre des
prix compétitifs
Les choix éditoriaux qui perpétuent des
dynamiques d'oppression et d'appauvrissement sont tellement ancrés dans
les pratiques des maisons d'édition, qu'il paraît impossible de
dévier la trajectoire des comptes d'exploitation et de production. Tant
pour les matières premières que pour les moyens de communication,
de distribution et de diffusion du livre, il est possible de changer les
habitudes et contribuer à rendre l'industrie du livre
bénéfique à toutes et tous. Parmi le champ des possibles,
on retrouve des nouvelles normes de fabrication du papier et de confection des
ouvrages
90 DELAUME, Chloé, « Chloé
Delaume : "La quatrième vague féministe, celle que nous vivons
depuis #MeToo, est une révolution de moeurs" », Causette.fr, 1"
novembre 2020.
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qui permettent des impressions plus écologiques, la
possibilité de rendre visible le travail
non-rémunéré des collaboratrices et enfin, le choix des
entreprises de diffusion/distribution qui ne jouent pas le jeu de la
surproduction littéraire.
a) Matières premières
Lorsque l'on parle de matières premières de
l'industrie du livre, on parle du papier et du carton nécessaires
à la confection du livre, et de l'encre pour imprimer le texte et les
images. La fabrication d'un livre est un enjeu écologique et politique,
dans une société où la question de la préservation
de l'environnement est de plus en plus pressante.
Les imprimeries ont davantage intégré dans leur
communication la question environnementale et les standards éditoriaux
ont opéré un nivellement vers le haut. Aujourd'hui, la plupart
des livres indiquent une impression sur du papier issu de forêts
gérées durablement. De plus, les sociétés laissent
entendre dans leurs outils de communication que l'industrie du livre consomme
moins d'arbres que d'autres industries (l'ameublement par exemple), ou que la
fabrication du papier n'est pas la cause principale de déforestation,
puisque la lignine est extraite à partir de branches
élaguées, et non de troncs d'arbres entiers. Enfin, les livres
pilonnés seraient tous recyclés. Cependant, qu'advient-il de ce
papier recyclé ? Car selon le rapport du WWF sur l'économie
circulaire du livre, « â peine plus de 4 500 tonnes de papier
recyclé (0,5 % de la consommation française de recyclé)
sont utilisées en France pour produire des livres. Le papier
recyclé a toujours mauvaise presse chez les éditeurs
français. 2 % des livres sont en papier recyclé
seulement.91 » Certaines structures de taille moyenne,
comme les éditions La Plage, s'engagent à imprimer jusqu'à
20 % de leurs ouvrages sur du papier recyclé. Même les encres qui
servent à la coloration du papier se dotent de labels «
écologiques ». En remplaçant les huiles minérales
pétrochimiques par des huiles végétales (de soja ou de
colza), l'impression de livres utilise de plus en plus de ressources
renouvelables. Thierry Quinqueton martèle que « le label
Imprim'Vert, considéré comme un acquis par les éditeurs,
n'a pas encore fait l'unanimité : de l'ordre de 20 % des
91 TAVERNIER, Julien, KING, Lisa, KACPRZAK,
Juliette, VALLAURI, Daniel, « Vers une économie plus circulaire
dans le livre ? », WWF, 2019.
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Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 49
imprimeurs de livres ne l'ont pas, bien que la
démarche soit peu contraignante et relativement peu
coûteuse.92 »
Beaucoup de progrès ont été
réalisés depuis l'industrialisation de la fabrication des
livres, mais ces pratiques écologiques doivent être davantage
prises en compte dès la genèse des titres, et non comme un bonus
ponctuel. De la même manière, les bonnes pratiques concernant les
conditions de travail décentes de la main d'oeuvre doivent être
renforcées, dans toutes les maisons d'édition.
b) Les petites mains invisibles
Engager de la main d'oeuvre dans des conditions respectant les
normes de travail françaises coûte plus cher que celle qui rendra
le produit compétitif sur le marché du livre. « La part
des livres français réalisés à l'étranger
est significative : en moyenne, 30 à 40 %.93 » Dans
le cas des livres jeunesse, cette proportion est encore plus large, notamment
lorsque la fabrication des ouvrages qui requiert un assemblage à la
main, comme les livres à systèmes, « car la fabrication
de pop-up reste artisanale : ils ne peuvent être montés que
manuellement, nécessitant des heures de pliage et parfois plus de 300
points de colle. Aujourd'hui, c'est donc en Asie que la quasi-totalité
de ces livres est imprimée et assemblée.94 »
Les livres pop-up ont inondé le marché du livre jeunesse
depuis deux décennies. On ne peut aujourd'hui plus ignorer les
conditions dans lesquelles les travailleuses asiatiques sont employées :
lorsque celles-ci ne sont pas littéralement des enfants, elles sont
payées à des tarifs très bas, ne disposent d'aucune
sécurité sur leur lieu de travail, vivent dans des lieux
insalubres... « La Chine prend des parts de marché sur la
fabrication du livre pour enfant quand celle-ci est complexe, pour des raisons
liées essentiellement au coût de la main d'ceuvre.95
» C'est donc purement pour des questions d'économies des
coûts que ces livres sont imprimés dans des régions du
monde qui ne respectent pas les conventions liées au travail des enfants
ou à la dignité des travailleuses. Si la fabrication de ces
livres devait respecter des conditions décentes de travail, ils ne
pourraient pas exister. L'argument éthique n'est presque jamais
évoqué dans la présentation d'un projet éditorial
qui nécessite une impression en Asie.
92 QUINQUETON, Thierry, « Le livre et
l'édition et l'économie sociale et solidaire », Master 2
« Droit et développement de l'économie sociale et solidaire
», université de Poitiers, 2017-2018.
93 GRANGERAY, Émilie, « Pop-up,
révolution de carton », Le Monde.fr, i décembre 2011.
94 Ibid.
2017-2018.
95 QUINQUETON, Thierry, « Le livre et
l'édition et l'économie sociale et solidaire », Master 2
« Droit et développement de l'économie sociale et solidaire
», université de Poitiers,
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Communication
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 50
Le monde de l'édition est peuplé de
métiers invisibles, de tout petits maillons pourtant essentiels, qui
travaillent dans des conditions parfois difficiles : stagiaires, coursiers,
routiers, commerciales... Même si la part invisible du travail sur un
livre, c'est encore à fautrice qu'elle revient : certaines maisons
demandent à leurs autrices d'ouvrages illustrés de scanner ses
pages, les nettoyer, parfois de s'occuper de la maquette, de faire
soi-même sa promotion sur les réseaux sociaux... Ce travail non
rémunéré mérite pourtant compensation. «
Avec un chiffre d'affaires de 326,9 millions d'euros en 2020, le
marché de la bande dessinée a très bien
résisté à la crise en 2020, avec une croissance de son
chiffre d'affaires de 6,3 % par rapport à 2019.96 »
Le secteur éditorial est imperméable à la
théorie du ruissellement : pendant la pandémie, les chiffres
d'affaires du secteur de la bande dessinée ont augmenté par
rapport à l'année précédente, sans pour autant
offrir d'amélioration des revenus pour toutes les actrices citées
précédemment.
L'invisibilisation du travail, notamment celui fourni par des
personnes précaires, est un enjeu des luttes anticapitalistes et
syndicales. Cela participe au combat pour le rehaussement des salaires, puisque
les salariées et les collaboratrices prennent de plus en plus de
responsabilités dans leurs fonctions. C'est aussi un combat pour une
meilleure répartition du travail, pour lutter contre le chômage de
masse. Pour participer à une économie circulaire qui redonne sa
place à ces travailleuses, on peut s'intéresser aux entreprises
de diffusion et de distribution qui ne s'insèrent pas dans des logiques
capitalistes et compétitives.
c) Sortir du monopole des circuits de diffusion/distribution
classiques
Sans le travail précieux des commerciales, le catalogue
d'une maison d'édition n'aurait que peu de visibilité, peu de
potentiel de promotion, et fautrice n'aurait pas la possibilité de
rencontrer ses lectrices en librairie. Toutes les maisons d'édition sont
obligées d'avoir des commerciales, donc d'être dépendantes
des quelques entreprises de diffusion qui existent, et qui appartiennent
à de très grands groupes. Comme le montre le planisphère
de l'édition Livres Hebdo, et selon Thierry Quinqueton, «
dans ce secteur de la chaîne du livre qu'est la diffusion, la
tendance depuis de
96 Syndicat National de l'Édition, «
Les chiffres de l'édition », Synthèse du rapport statistique
du SNE, France et international, 2020-2021, p.7.
M2 Politiques éditoriales 2021 UFR des Sciences de la
Communication
des livres. Au sein des maisons d'édition et dans la
composition des catalogues, il est également temps de redistribuer les
ressources et redonner leur place aux minorités.
B. Redistribution, réparation
Lorsque l'on parle des industries littéraires, les
notions de redistribution et de réparation s'inscrivent, dans des
politiques culturelles antiracistes et féministes notamment au vu des
oppressions systémiques citées dans la première partie.
Pour lutter contre le statu quo et permettre un
rééquilibrage en faveur des populations opprimées, il faut
pouvoir s'organiser collectivement, dans des syndicats ou d'autres structures
de luttes. En ce qui concerne la répartition des ressources, on peut
critiquer les gains générés par la vente d'un livre, et sa
représentation dans la culture populaire. Enfin, il faudrait produire
drastiquement moins de livres, ou produire mieux, afin de pouvoir appliquer les
mesures réparatrices et distributives nécessaires.
a) L'union fait la force
Dans les secteurs culturels, et particulièrement depuis
la crise du Covid-19, il faut remettre les luttes syndicales au goût du
jour. Ce sont les seuls cadres dans lesquels il est possible de lutter contre
les problèmes cités dans la première partie de ce travail
de recherche, à savoir : la précarité, le sexisme, la
misogynie, les abus sexuels, le surmenage, l'exploitation, la baisse des
salaires et la détérioration des conditions de travail.
Cependant, dans les maisons d'édition, les freins à l'engagement
syndical sont nombreux, même lorsque ce n'est seulement qu'au
comité social et économique de l'entreprise. Les intimidations de
la part du corps dirigeant, envers les élues du CSE, sont violentes,
alors même que ces comités sont obligatoires selon le Code du
Travail, et qu'ils ne relèvent même pas d'un travail syndical
à proprement parler.
Oser demander une augmentation relève d'une
réelle épreuve, contre soi-même et contre son responsable.
La première barrière est interne, c'est le manque de confiance en
soi qui empêche bon nombre d'éditrices d'exiger le salaire qui
correspond à leur niveau de qualification et de responsabilités,
mêlée à la culpabilité de demander trop : ces
réflexions prennent leur source dans la socialisation des femmes tout au
long de leur vie, entraînées à la serviabilité et au
silence102. Il faut se renseigner sur la santé
financière de son entreprise, et des dividendes qui sont versés
chaque année
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 54
102 FRAISSE, Geneviève, La Sexuation du inonde,
Paris, éditions des Presses de Sciences Po, 2016.
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Communication
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 56
« Les éditeurs réunis au sein du
Syndicat des Éditeurs Alternatifs (S.E.A), éditent et publient
des livres en s'attachant avant tout à la mise en valeur d'une ouvre ;
ni stratégies marketing ni exploitation de droits dérivés
ne président à leurs choix éditoriaux. Les éditeurs
du S.E.A travaillent en étroite collaboration avec les auteurs, en
étant toujours attentifs au respect de leurs droits et de leur ouvre.
Les éditeurs du S.E.A, en choisissant de proposer aux lecteurs des
ouvres tournées vers la création et éloignées du
formatage industriel, s'efforcent d'élargir sans cesse le champ
littéraire et visuel existant, tout en stimulant l'émergence et
la circulation d'idées. » Ce syndicat réunit cinquante
maisons d'édition de taille, nature juridique et de production diverses,
parmi lesquelles des maisons d'édition évoquées dans ce
mémoire comme les éditions Même Pas Mal, les
éditions Lapin ou encore les éditions de L'Association.
Le patrimoine et l'héritage syndicaliste en France a
toujours permis une amélioration des conditions de travail pour tous et
toutes : il n'y a pas de raison que cette histoire s'arrête au Xxieme
siècle. Lorsque l'on parle de redistribution des ressources, on peut
commencer par disséquer la répartition des gains de la vente d'un
livre, aussi appelé « camembert du prix du livre ».
b) Le « camembert » du prix du livre
Le « camembert » du prix de vente d'un livre est le
surnom donné à la représentation sous forme de diagramme
circulaire de la décomposition, par acteur, du chiffre d'affaires
généré par la vente d'un ouvrage. D'après
différentes sources, les parts de camembert sont de tailles variables,
représentant un gain inégal selon la contributrice, fautrice
étant celle qui touche la plus petite part. On peut opposer
différentes critiques sur ce diagramme, autant sur la forme que sur le
fond.
C'est sur ce diagramme que se fonde la philosophie
éditoriale des éditions Exemplaire : « pour une plus
grosse part de camembert ». La part de fautrice est en effet la plus
petite parmi les 6 maillons de la chaîne du livre : fautrice, la maison
d'édition, le diffuseur, le distributeur, l'imprimerie et la librairie.
Cependant, les maillons ne sont pas rémunérés de la
même manière, et la représentation de ce diagramme induit
le lectorat en erreur. Il n'y a que fautrice qui touche un pourcentage sur la
vente d'un livre, qui est fixé dans son contrat d'édition.
L'autrice ne touche pas sa part à chaque vente, ses droits lui sont
versés annuellement une fois l'à-valoir remboursé et elle
n'a pas accès aux outils qui lui permettraient de vérifier les
informations financières fournies par la maison d'édition. Les
entreprises de diffusion/distribution signent des contrats pluriannuels et sont
rémunérés sur des prévisions de programme
anticipés à l'avance. Les libraires vendent des livres
M2 Politiques éditoriales 2021 UFR des Sciences de la
Communication
achetés à un tarif préférentiel
auprès de la maison d'édition, elles doivent compter sur leur
fonds de roulement pour calculer et prévoir leurs
bénéfices. La répartition des gains sur le livre est donc
beaucoup plus inégalitaire que le diagramme, déjà
inéquitable, pourrait le faire penser.
De plus, la part du libraire dépend de ses accords
économiques avec la maison d'édition : la Fnac et Amazon peuvent
se permettre de négocier des tarifs bien plus avantageux que les petites
librairies indépendantes. Il subsiste une énorme
méconnaissance de l'existence du prix unique du livre la loi Lang : en
2021, « pour rappeler que le prix du livre est partout le même
et inciter les lecteurs â réaliser leurs achats en librairie
indépendante, le Syndicat de la librairie française et l'agence
régionale du livre en Nouvelle-Aquitaine déploient une
opération de communication de grande ampleur106
On peut noter que le mode de financement des autrices a subi
un changement radical dans les années 2000 : l'abandon du paiement
« à la page » pour passer à un système
d'à-valoir remboursable grâce aux ventes de ses titres, avant de
toucher ses premiers droits d'autrices. Cette décision a
été prise d'un commun accord par le SNE, faisant front pour
détériorer collectivement les conditions de vie des autrices.
Utile pour rappeler que l'édition est une
économie non seulement fragile, mais aussi complètement
inéquitable, le camembert du prix du livre mériterait
d'être contextualisé : s'agit-il d'un ouvrage de texte, d'un
ouvrage illustré, d'une librairie indépendante, d'une
chaîne culturelle ? Quoi qu'il en soit, cette répartition du prix
du livre ne met pas suffisamment en évidence les problématiques
liées à l'obsolescence des projets et de la surproduction
littéraire.
c) Produire moins pour produire mieux ?
Au sein de l'édition scolaire, ce sont les professeures
qui sont obligées de se mobiliser contre la surproduction, en
manifestant également contre leur ministère de tutelle. En 2020,
environ 300 enseignantes ont jeté des manuels scolaires
périmés pour protester contre le gaspillage. Leur geste a
été condamné par le ministre de l'Éducation
nationale, Jean-Michel Blanquer, qui n'avait apparemment pas compris ce
qu'impliquait concrètement la réforme des programmes : à
peine publiés, ces livres sont déjà obsolètes,
condamnés à être pilonnés ou donnés à
des associations pour
Université Paris 13 -- Sorbonne Paris Nord 57
106 CHARONNAT, Cécile, « Le SLF en
campagne pour le prix unique », Livres Hebdo.fr, 30 juin 2021.
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réunir autour de luttes communes et individuelles, pour
créer un mouvement d'ampleur. L'apparition du féminisme
intersectionnel, en opposition au féminisme universaliste, propose
d'éclairer ces différentes oppressions, pour proposer une
réponse qui adresse spécifiquement les luttes
nécessaires.
C. La nécessité d'un féminisme
intersectionnel
En matière de représentation, les autrices sont
sous-représentées : les éditrices proposent moins de
projets aux femmes, d'après le rapport Racine. Lorsque l'on pense au
travail d'une éditrice féministe, il ne suffit pas de mettre
seulement l'accent sur les autrices, car les oppressions systémiques
(sur la race, l'orientation sexuelle, le handicap physique ou mental, la
religion, la classe, etc.) se croisent et se recoupent. C'est ce recoupement
dont on parle quand on oppose le féminisme intersectionnel (qui est
à l'intersection de plusieurs luttes) au féminisme
universaliste110 Au sein des ouvrages de fictions comme de
non-fictions, jeunesse ou adultes, le point de vue du personnage principal est
bien quasiment toujours hétérosexuel, généralement
masculin et blanc. Beaucoup de choix éditoriaux sont possibles pour
transformer les pratiques collectives à son échelle, notamment en
s'engageant pleinement sur des projets auxquels on ne donne pas d'espace sur le
marché du livre français.
a) Changer les mentalités à son échelle
Chaque éditrice a la possibilité d'agir,
même de manière minime, pour permettre une amélioration des
conditions de travail de toutes les travailleuses de l'industrie du livre. De
la plus petite action à la résistance la plus solide, voici une
liste non exhaustive des manières de changer les mentalités dans
l'édition.
L'écriture dite « inclusive », qui fait
figurer à la fois le masculin et le féminin dans une langue
française qui avait imposé que « le masculin l'emporte sur
le féminin », s'est popularisée dans les pratiques courantes
des militantes féministes. Cette pratique s'est attirée les
foudres du ministère de l'Éducation nationale et du Premier
ministre, qui ont interdit son usage dans la documentation officielle.
Normaliser et imposer l'écriture inclusive participe donc à un
acte de résistance, contre le
70 Pour les féministes universalistes,
« il s'agit pour les femmes d'accéder à la position de sujet
ou d'individu neutre, position que les seuls hommes s'étaient
séculairement appropriée. » Féminisme, Les
théories, « Le devenir homme des femmes ou l'"universalisme"
», universalis.fr.
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Communication
temps de travail lié à l'activité
créatrice ; (3) la diffusion des bonnes pratiques professionnelles, dans
le sens d'un meilleur équilibre des relations entre les artistes-auteurs
et l'aval de la création, ainsi que d'un encouragement â la
diversité dans la création.115 »
Changer les mentalités passe également par des
moments inconfortables, comme celui de refuser que des livres paraissent
à cause de leur contenu sexiste, raciste, homophobe, grossophobe,
validiste, transphobe, etc. Le dernier livre sur lequel j'ai
réalisé le pointage des corrections avant la fin de mon contrat
d'apprentissage présentait de nombreuses blagues misogynes, que j'ai
signalées à ma maîtresse d'apprentissage. Elle n'a pas
trouvé utile de remplacer ces blagues par d'autres : elle a
trouvé ces blagues très drôles, malgré mes
explications claires sur leur nature discriminante et humiliante à
l'égard des femmes. Selon elle, la certitude que ce livre allait
être massivement acheté était une raison suffisante pour le
publier en l'état. Les éditrices ne doivent pas oublier qu'elles
ont une responsabilité morale et légale des ouvrages dont elles
sont responsables. Le sexisme et la misogynie sont des délits de presse
puni par la loi et passibles d'amendes, l'appât du gain ne devrait jamais
être une raison suffisante pour continuer de normaliser des valeurs
patriarcales archaïques.
Dans ce secteur où les femmes sont largement plus
nombreuses que les hommes, la solidarité féminine doit être
en mesure de faire pencher la balance en faveur des travailleuses. Il est
nécessaire de construire des ponts et des passerelles entre nos
différentes conditions, pour insuffler une vague qui renversera les
codes établis. Pour se faire, il est capital de s'opposer à la
censure du patriarcat, en encourageant la publication de récits par et
pour les minorités.
b) Donner à lire d'autres récits
La publication d'un livre est un enjeu politique qui
répond à une certaine idée que les détenteurs des
moyens de production se font de la culture, de l'accès à
l'information et de la pertinence d'un sujet et du public auquel il se destine.
En comparant à la diversité de la population française, on
peut affirmer que les catalogues ne représentent pas adéquatement
tous les points de vue, à cause du racisme notamment, mais aussi de
l'homophobie, de la transphobie, de la grossophobie, etc. La question de la
représentation dans la culture est abordée de manière
ludique par la dessinatrice Mirion Malle en 2014. Elle y explique que le point
de vue qui est donné par la
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115 RACINE, Bruno, « L'auteur et l'acte de création
», ministère de la Culture, 22 janvier 2020, p. 6.
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Communication
NOTE GRAMMATICALE, ORTHOGRAPHIQUE ET POLITIQUE 2
|
INTRODUCTION
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2
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I.
|
ÉTAT DES LIEUX DE L'ÉCHEC DU FONCTIONNEMENT DE
L'ÉDITION FRANÇAISE
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5
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A.
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LA SURPRODUCTION
|
5
|
|
A)
|
ORIGINES ET ORGANISATION
|
6
|
|
|
Historique du marketing du livre et de ses points de vente
|
6
|
|
|
Prix littéraires et conflits d'intérêts
|
8
|
|
|
Le secteur scolaire et parascolaire : la surproduction
institutionnalisée
|
9
|
|
B)
|
INVESTISSEURS ET CONCENTRATION DES MAISONS D'ÉDITION
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10
|
|
C)
|
SATURATION DU MARCHÉ ET GASPILLAGE
|
13
|
B.
|
|
EN PRATIQUE : PLUS-VALUE, DISCRIMINATION, OPPRESSION
|
15
|
|
A)
|
DANS LES MAISONS D'ÉDITION
|
16
|
|
|
Exploitation de la force de travail
|
16
|
|
|
Racisme, sexisme, homophobie
|
18
|
|
B)
|
ABUSER DU RAPPORT DE FORCE DE L'ÉDITRICE SUR L'AUTRICE
|
21
|
|
|
Paupérisation des autrices
|
22
|
|
|
Racisme, sexisme, homophobie
|
24
|
|
C)
|
FAIRE PRESSION SUR LES PRESTATAIRES
|
26
|
C.
|
|
CE QUE LE COVID-19 A FAIT À L'ÉDITION
|
28
|
A) BILAN FINANCIER PRESQUE ÉQUIVALENT PAR RAPPORT AUX
ANNÉES PRÉCÉDENTES 28
B) LORSQUE LE TÉLÉTRAVAIL COMPLIQUE TOUT 29
C) REPENSER LA PROMOTION ET LA COMMUNICATION 30
II. IMAGINER D'AUTRES FONCTIONNEMENTS ÉDITORIAUX
32
A. LES PETITES STRUCTURES CAPITALISTES 32
Les éditions Lapin 32
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Les éditions Monsieur Toussaint L'ouverture 33
B. LES STRUCTURES COOPÉRATIVES ET ASSOCIATIVES 34
A) L'ASSOCIATIF ÉDITORIAL 35
Les éditions Même Pas Mal 35
Les éditions Monstrograph 36
Éditions Hystériques & associées 37
B) SCOP 39
Alain Oriot, créateur des éditions du Croquant
39
Les éditions Buissonnières 40
C. LE MÉCÉNAT : PATREON ET AUTRES FORMES DE
FINANCEMENTS PARTICIPATIFS 41
A) LES ÉDITIONS EXEMPLAIRE : AUTEURS ET AUTRICES EN BANDE
ORGANISÉE 41
B) AU SEIN DES MAISONS D'ÉDITION 44
C) EN AUTOÉDITION 45
III. QUELQUES OUTILS POUR DEVENIR UNE ÉDITRICE
ANTICAPITALISTE ET FÉMINISTE 47
A. PRENDRE DES ENGAGEMENTS ÉTHIQUES CONTRE DES PRIX
COMPÉTITIFS 47
A) MATIÈRES PREMIÈRES 48
B) LES PETITES MAINS INVISIBLES 49
C) SORTIR DU MONOPOLE DES CIRCUITS DE DIFFUSION/DISTRIBUTION
CLASSIQUES 50
Dépendance financière aux grands groupes
éditoriaux 51
Distributeur d'indépendants 51
Se battre contre Amazon 52
B. REDISTRIBUTION, RÉPARATION 54
A) L'UNION FAIT LA FORCE 54
B) LE « CAMEMBERT » DU PRIX DU LIVRE 56
C) PRODUIRE MOINS POUR PRODUIRE MIEUX ? 57
C. LA NÉCESSITÉ D'UN FÉMINISME
INTERSECTIONNEL 59
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Communication
A) CHANGER LES MENTALITÉS À SON ÉCHELLE
59
B) DONNER A LIRE D'AUTRES RÉCITS 62
CONCLUSION 65