WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Les passerelles entre économie solidaire et économie collaboratve


par Eugenie Lobe
Conservatoire national des arts et métiers  - Master Sciences humaines et sociales 2017
  

Disponible en mode multipage

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

1

Table des matières

Introduction 3

1ère partie : L'économie solidaire 4

I. Mise en perspective historique 4

I.1 La solidarité, un enjeu éthique et politique 5

I.2 Economie solidaire, entre rupture et continuité de l'économie sociale 9

I.3 Reconnaissance et institutionnalisation dans une dynamique

de co-construction avec les politiques publiques 12

I.4 Dimension politique de l'économie solidaire 13

II Caractéristiques de l'économie solidaire 15

II.1 Hybridation des ressources 16

II. 2 Débat public : 17

II.2.a Le débat public comme outil d'émancipation 17

II.2.b Les espaces publics de proximité comme lieux de débats 18

II.2.c Production du débat public : dynamique de « voice » 19

II.3 Gouvernance 20

II.4 Co-construction 20

III. Grille de lecture de l'économie solidaire 2

2e partie : L'économie collaborative 24

I.1 Economie collaborative et communs 24

I.1.a Prise de conscience de l'aspect limité des ressources 24

I.1.b Une relecture de l'économie collaborative à travers les communs 25

I.1.c Une pluralité de droits se déclinant entre la propriété et l'usage 27

2

II.2 Les sources d'inspiration de l'économie collaborative 28

II.2.a Qu'est-ce que l'économie collaborative ? 28

II.2.b Les théoriciens de l'économie collaborative 29

II.2.c Les outils de l'économie collaborative 30

II.2.d Les enjeux et les défis de l'économie collaborative 35

III Grille de l'économie collaborative 40

3e partie : Analyse de terrain 54

Secteur du transport de voyageur 54

Secteur de l'alimentation 76

Conclusion 88

Bibliographie 91

Annexes 94

«Tout homme possède une propriété sur sa propre personne. A cela personne n'a aucun Droit que lui-même. Le travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu'ils lui appartiennent en propre»

John Locke

3

INTRODUCTION

L'intérêt pour ce sujet de mémoire s'est développé en marge de la démarche de reconversion professionnelle qui m'a conduite à entamer un master 2 en Economie sociale et solidaire, au Cnam (Conservatoire national des arts et métiers), tout en expérimentant, dans le même temps, différentes formes de travail : missions bénévoles de junior-consulting pour l'association AlterAction et le cabinet Accenture ; stage dans une structure sociale de l'IAE (institut d'administration des entreprises) ; contrat à durée déterminée dans le domaine de l'hébergement d'urgence ; création de l'association d'écriture publique et ludique Edoplumes dans laquelle je suis écrivaine publique bénévole et, enfin, projet de création d'une plateforme numérique collaborative, au sein d'Edoplumes, dédiée à l'écriture ludique.

L'ensemble de ces expériences m'ont poussé, forte de mon capital d'expérience antérieur, à non seulement reconsidérer ma relation au travail et à l'emploi, mais aussi à mieux cerner la dimension collaborative de chacune d'entre elles à travers la mutualisation de leurs ressources et l'interaction en réseau autour du bien commun, dans une perspective de transformation sociétale.

Les passerelles entre la sphère solidaire et la sphère collaborative se multipliant, j'ai choisi d'en faire le sujet de mon mémoire.

L'économie collaborative a connu un essor fulgurant ces dernières années, qui ne laisse aucun doute sur la très grande marge de progression qu'il lui reste. Cet essor est largement dû à la démocratisation d'Internet, des terminaux numériques et de l'évolution des modes de consommation. Par ailleurs, l'économie collaborative s'inscrit, à travers ses valeurs d'ouverture, de partage et son impact social, dans le sillon de l'économie solidaire.

4

Il convient cependant de se demander si l'économie du partage (« Sharing economy »), à savoir la mise sur le marché de l'usage d'un bien que l'on possède (mise à disposition de véhicules et de logement, de tables d'hôtes...) suffit à inscrire l'économie collaborative dans le champ de l'ESS.

La production de valeur en commun, les nouvelles formes d'organisation du travail, l'horizontalité des structures et la mutualisation des espaces, des outils et des biens, entrent en résonance avec les pratiques de l'économie solidaire. L'organisation en réseau et l'intermédiation de réseaux sur Internet, et des communautés qui les constituent, ont permis l'émergence de différents secteurs de l'économie collaborative, entrant en complète résonance avec les activités du champ de l'économie solidaire : la consommation collaborative, le financement participatif, les monnaies virtuelles, la production en commun ou encore la coproduction de connaissances en font partie.

Il est difficile, face à ce brouillage autour de la notion de « commun », propre à l'économie collaborative et à l'économie solidaire, de distinguer les initiatives partageant les valeurs de cette dernière et celles qui, par un habile glissement et une inversion de valeurs traditionnellement attribuées au modèle économique dominant, s'en éloignent ?

Je vais dans un premier temps de présenter les fondamentaux de l'économie solidaire, puis ceux de l'économie collaborative. Puis je vais tenter de définir, à travers une grille d'analyse constituée sur la base de lectures exploratoires et d'entretiens, de définir quels critères de l'économie solidaire peuvent être appliqués aux initiatives de l'économie collaborative.

5

Partie 1 : L'économie solidaire

Nous allons, dans un premier temps, faire la synthèse de la littérature scientifique que nous avons collectée sur la thématique de l'économie solidaire afin d'exposer les différentes acceptations théoriques de cette notion et mettre en lumière la dimension collaborative de cette économie.

Cette partie se subdivise en trois axes : les différents points de vue académiques sur l'économie solidaire, la façon dont elle se déploie dans les initiatives et, enfin, la proposition d'une grille de lecture de cette économie sur la base des principes qui la fondent.

I.

Mise en perspective historique

Dans cette première partie portant sur l'économie solidaire, nous analyserons les enjeux éthiques et politiques de la solidarité au XIXe siècle, puis nous replacerons l'émergence de l'économie solidaire au regard de l'économie sociale, dans une logique de rupture ou de continuité. Ensuite, nous étudierons la co-construction d'une économie solidaire dans une dynamique de reconnaissance et d'institutionnalisation. Enfin, la dernière partie abordera la dimension collaborative de l'économie solidaire.

I.1 La solidarité, un enjeu éthique et politique

La solidarité définit « une relation entre personnes ayant conscience d'une communauté d'intérêts, qui entraîne, pour les unes, l'obligation morale de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance. »1 Cette obligation morale engage chacune des parties à porter assistance à l'autre. Au cours du XIXe siècle, elle devient un enjeu politique au sein de l'économie sociale. Apparue dans la seconde moitié du XXe siècle, l'économie solidaire se distingue, au sein de l'économie sociale, par le rééquilibrage des rapports marchands et le plaidoyer politique.

1 Source Dictionnaire « Le petit Robert »

6

Aux fondements de la solidarité, et de l'économie solidaire, l'associationnisme, apparu au début du XIXe siècle, et porté par des actions collectives de citoyens se revendiquant libres et égaux, est un mouvement qui mêle l'économique et le politique. Il a vocation à limiter les impacts négatifs des dérives du libéralisme, qui privent un certain nombre d'individus de leurs droits les plus élémentaires et de leur dignité. Ce mouvement correspond à un élan démocratique majeur, à travers l'intervention de la question politique dans la sphère privée, que représentaient les ateliers, corporations de métiers. « (...) Axée sur l'entraide mutuelle autant que sur l'expression revendicatrice, elle relève à la fois de l'auto-organisation et du mouvement social, ce qui suppose une égalité entre les personnes qui s'y engagent. »2 ( Laville, 2014, p 48)

Cela donne lieu, en dépit de la Loi Le Chapelier qui circonscrit l'intrusion du politique dans la sphère privée de l'atelier, à une effervescence d'associations ouvrières qui visent à l'émancipation politique, tout en organisant l'entraide mutuelle envers les personnes qui y prennent part.

Les premières manifestations de l'économie solidaire sont présentes, mais celle-ci ne se déploiera que plus tard, en réponse à une institutionnalisation toujours plus grande de l'économie sociale qui apparaît dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

L'année 1848 marque en effet la fin de l'élan associationniste et l'émergence d'un double mouvement : d'une part, de solidarité philanthropique sans portée politique relevant de la charité et, d'autre part, une affirmation d'un capitalisme tournée vers la production de richesses marchandes. « Cette période correspond en effet à l'avènement de l'idéologie du progrès qui donne la priorité à la révolution industrielle et au décollage économique pour augmenter la richesse des nations et supprimer à terme la question sociale »3 (Laville, 2014)

Aussi, face à la stigmatisation des classes miséreuses, considérées comme potentiellement dangereuses, l'association entre misère et violence est systématique. Et la morale paternaliste des classes aisées, à travers les différentes institutions de charité et le patronage, est perçue comme étant la seule prévention et solution. La

2L'innovation sociale, sous la direction de Juan-Luis Klein, Jean-Louis Laville, Franck Moulaert, Ed. Eres, 2014.

3 Ibid

7

moralisation des pauvres est en oeuvre, à travers des structures philanthropiques dont le mode d'action, basé sur l'urgence du besoin et le libre-arbitre du donateur-bienfaiteur, crée ainsi une asymétrie entre les individus, contrairement aux principes égalitaires de l'associationnisme. C'est une « solidarité philanthropique » dont l'enjeu majeur est la lutte contre la pauvreté dans une logique d'asymétrie, liée à la charité. Il ne s'agit pas encore de « solidarité démocratique » qui s'appuie sur la réciprocité et le principe de redistribution, fondement des futures politiques sociales.

La résurgence d'une solidarité organique apparaît dans la fin du XIXe siècle, et le premier à l'évoquer en ces termes est Pierre Leroux : « J'ai le premier utilisé le terme solidarité pour l'introduire dans la philosophie, c'est-à-dire dans la religion de l'avenir. J'ai voulu remplacer la charité du christianisme par la charité chrétienne. »4 (Leroux, 1854, p 254). Comme beaucoup de ses contemporains, Leroux ne peut concevoir une société sans fait religieux, mais il considère que cette solidarité philanthropique, reposant sur la charité chrétienne, doit être remplacée par la solidarité organique, sorte de religion philosophique et moderne. Il promeut ainsi une foi laïque, garante d'unité. Leroux met au centre de sa pensée l'idée de dette intergénérationnelle, qui est le fondement d'une dette non plus interpersonnelle, mais organique. L'organe fait ainsi référence à l'Etat, garant de l'intérêt général et, donc, des principes de solidarité et d'égalité entre les individus. L'administration étatique, à travers le service public, mettra d'ailleurs en oeuvre ces principes.

L'idée de solidarité, véritable opportunité d'un rééquilibrage des forces, celle des plus faibles résidant dans l'union, se déploie différemment suivant les solidaristes. Selon Charles Gide, contemporain de Durkheim et de Bourgeois, ces solidarités requièrent l'engagement des volontés humaines. C'est en effet le passage d'une solidarité naturelle mais contrainte à une solidarité libre, réfléchie et organisée, notamment en associations professionnelles, qui fait de la solidarité un principe éthique. Gide rejoint en cela la pensée de Léon Bourgeois, théoricien du solidarisme, qui s'inspira lui-même de la pensée de Pasteur sur la contagion microbienne pour formuler le concept d'interdépendance entre les individus, et de dette intergénérationnelle : l'individu qui nait dans une société, à un instant donné, bénéficie de ressources mis à sa disposition par les générations précédentes, dont il

4 Pierre Leroux, La grève de Samarez, Paris, Dentu, 1859, I, p 254

8

est à la fois le dépositaire, et le garant pour les générations suivantes. Mais les hommes ne bénéficiant pas tous du même accès à ces ressources, la dette ne peut être la même pour tous. C'est sur ce principe que Bourgeois défendit ses propositions sur l'impôt sur les successions et sur les revenus.

Chez le solidariste Durkheim, la peur de « l'Anomie », cette absence d'organisation sociale de référence et reconnue de tous prévaut. Cette peur d'une liquéfaction de la société au XIXe siècle inspire sa pensée. Durkheim souhaite fonder une « morale scientifique ». L'être humain est pensé comme ayant structurellement besoin des autres. Et dans cette logique, la solidarité mécanique et non choisie s'oppose à la solidarité organique. Ce progrès social s'accompagne du passage d'une justice commutative, où chacun paie ce qu'il doit, à une justice distributive où, dans un parcours de reconnaissance et de réciprocité, chacun dispose de ce qui lui est nécessaire pour vivre.

Peu à peu, dans cette logique de solidarité démocratique s'élabore un droit social, régulateur des excès du marché, composé à la fois d'un droit du travail en entreprise et de droits sociaux, couvrant les principaux risques de la vie.

Les acquis sociaux, dont la sécurité sociale, initiative solidaire et collaborative par excellence, qui promeut la mutualisation des risques et des charges, et où chacun cotise suivant ses capacités et reçoit suivant ses besoins, voit le jour à cette période dans une dynamique fondamentalement politique.

Ainsi, le courant solidariste de l'économie sociale conforte la pertinence d'un rapprochement institutionnel entre l'économie sociale et l'économie solidaire. En effet, l'économie sociale est héritière du mouvement associationniste, mais se focalise sur les aspects fonctionnels de ses missions, dans une perspective managérialiste. De ce fait, elle a perdu son essence politique. Peu à peu, la structuration organisationnelle et fonctionnelle de la solidarité a pris le pas sur le champ politique qui l'animait au départ. Cette technicisation de la solidarité au sein de l'économie sociale laisse le champ libre à l'économie solidaire. Celle-ci apparaît dans la deuxième moitié du XXe siècle à travers des initiatives comme les systèmes d'échanges locaux (SEL), les services à la personne, et en privilégiant les finalités de la production, tel le rééquilibrage des rapports marchands, et le plaidoyer politique

9

(accompagnement des pratiques de production de revendications portées dans l'espace public), aux seuls statuts (propriété collective).

La notion de réciprocité se place au coeur des initiatives solidaires, car ce rééquilibrage des rapports marchands se fait en hybridant les différents principes économiques identifiés par Polanyi 5 face au couple marché-Etat sur lequel repose l'équilibre sociétal depuis le XIXe siècle. D'ailleurs, dans un chapitre publié en 2005, écrit avec Philippe Channial, Jean-Louis Laville définit l'économie solidaire, comme étant bien plus un mouvement social qu'un concept.

Pour autant, si l'économie solidaire se fond de plus en plus dans le concept d'ESS qui est apparu dans les années 1990 via un processus d'institutionnalisation, redessinant ainsi un secteur de la vie sociale, économique et politique, elle a toujours bénéficié de sa propre identité et dans une certaine mesure, d'une forme d'autonomie.

I.2 Economie solidaire, entre rupture et continuité de l'économie sociale

On observe cependant deux écoles distinctes dans le lien établi entre économie sociale et économie solidaire : l'une considérant qu'il y a une continuité historique entre l'économie sociale et l'économie solidaire, et l'autre, proposée par Jean-Louis Laville et Bernard Eme, qui défend l'idée de rupture dans l'émergence de l'économie solidaire.

Dans la première acceptation du concept d'économie solidaire, celle-ci poursuit et vient compléter les domaines d'intervention que l'économie sociale ne couvre pas nécessairement. Ainsi Corinne Bord, dans L'économie sociale pour transformer la société, explique que l'économie solidaire repose sur les mêmes valeurs que l'économie sociale, mais elle entend « faire vivre plus intensément » la solidarité et la réduction des inégalités. Elle se définit plutôt par ses finalités (insertion, lien social, produire autrement) que par ses statuts ou son mode de gestion.

5 Roustang Guy, « Préface », dans Les initiatives solidaires. La réciprocité face au marché et à l'Etat, sous

la direction de Gardin Laurent. Toulouse, ERES, « Sociologie économique », 2006, p. 7-16. URL : http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/les-initiatives-solidaires--9782749206707-page-7.htm

10

Dans l'autre approche, cette autre forme d'économie était jusque dans les années 1970 désignée par le terme « économie alternative », avant que Eme et Laville ne proposent la définition d'économie solidaire en ces termes : « l'ensemble des activités économiques soumis à la volonté d'un agir démocratique où les rapports sociaux de solidarité priment sur l'intérêt individuel ou le profit matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de l'économie à partir d'engagements citoyens. Cette perspective a pour caractéristique d'aborder ces activités, non par leur statut (associatif, coopératif, mutualiste...) mais par leur double dimension, économique et politique. »6

La dimension politique d'une autre façon de faire de l'économie est en effet prégnante, dès les années 1960. Elle fait écho à la revendication d'une plus grande participation des salariés dans l'organisation du travail, et de l'implication des usagers-citoyens dans les différentes étapes du cycle de consommation et de production. Selon Jean-Louis Laville, la standardisation de la demande et son « apparente normalisation égalisatrice » oriente l'offre vers des « biens de masse et services stéréotypés » ne prenant pas en compte les besoins sociaux tels que la dimension participative aux différentes sphères de la vie sociale, la volonté de préservation de l'environnement et le rééquilibrage des rapports entre sexes et classes d'âges. Le marché, tout comme la puissance publique, ne semble pas en mesure de répondre à cette volonté de changement sociétal, s'affirmant dans la dimension économique à travers de nombreuses initiatives citoyennes : « Des entreprises « autogestionnaires » ou« alternatives » veulent expérimenter « la démocratie en organisation » et aller «vers des fonctionnements collectifs de travail » [Sainsaulieu et coll., 1983]. »

Ainsi, la « résurgence » de l'économie solidaire, dans les années 60, remet en cause la vision sédimentaire de l'économie solidaire, qui ne serait qu'un nouveau substrat de l'économie sociale. Sa spécificité met l'accent sur la finalité de la production, la dimension politique (à travers les espaces publics de proximité garantissant l'exercice de la démocratie participative) et économique (dont

6 Philippe Chanial, Jean-Louis Laville, « L'économie solidaire : une question politique », Mouvements 2002/1 (no19), p. 11-20. DOI 10.3917/mouv.019.001

11

l'hybridation des ressources assure la viabilité et la pérennité du projet, en la prémunissant de l'isomorphisme marchand).

Enfin, une troisième approche, à mi-chemin entre les deux (continuité et rupture) serait celle de Draperi qui reconnaît donc à l'économie solidaire une identité propre, mais dont il situe le conflit avec l'économie sociale surtout dans l'arène académique. L'économie solidaire s'est, selon lui, re-saisi des valeurs de l'économie sociale en impulsant de nouvelles pratiques participatives au sein des associations et des coopératives, et en développant des formes d'organisation innovantes (cf. Amap, commerce équitable...). La rupture ne se situe pas tant au niveau des acteurs de terrain qui sont dans une forme de continuité renouvelée qu'au niveau du débat universitaire. Draperi considère cette approche de l'économie solidaire comme une spécificité française, dont les pratiques économiques visent le renforcement du lien social, en particulier le secteur des services aux personnes ou le crédit solidaire. 7 Il associe principalement l'écoomie solidaire aux travaux de Bernard Eme et Jean-Louis Laville8.

Il nous apparaît que si l'économie sociale se caractérise surtout par une forme juridique spécifique (coopérative, mutuelle, association), favorisant la mutualisation des ressources, l'économie solidaire se déploie surtout à travers des « initiatives », imbriquant finalités politiques et économiques : commerce équitable, autoproduction, finance solidaire, régies de quartier...

Dans un article intitulé « Vers des structurations régionales de l'économie solidaire », et extrait d'Action publique et économie solidaire, Annie et Jan Berger nous expliquent l'articulation du projet d'économie solidaire, entre projet politique et développement économique. L'émergence de nombreuses initiatives dans les années 1980, dans le domaine des services (crèche parentale, chantier d'insertion, épargne solidaire...) est ainsi l'occasion d'interpeller les politiques publiques (politique de l'enfance, direction du travail, institution bancaire...).

7Ibid ( p. 22).

8 D'après Draperi, ces chercheurs développent l'approche française de l'économie solidaire s'appuyant sur la théorie du Welfare Triangle d'Adalbert Evers, qui propose de mettre en relation trois types d'« organisations » (le marché, l'Etat et les ménages) associées à trois principes définis par Polanyi (marché, redistribution et réciprocité). Ainsi, pour Draperi, l'économie solidaire serait l'intermediate area d'Evers, qui se caractérise par l'hybridation des ressources des trois pôles.

12

Ces deux familles, économie sociale et économie solidaire, appelées à n'en former qu'une, partagent néanmoins le même ADN, à savoir la transformation sociétale grâce à des économies plurielles au service de l'expression démocratique.

I.3 Reconnaissance et institutionnalisation, dans une dynamique de co-construction avec les pouvoirs publics

La reconnaissance de l'économie solidaire s'inscrit dans une dynamique de co-construction avec les pouvoirs publics, qui a nécessité un rapprochement stratégique avec l'économie sociale et la mise en relief/valeur d'une complémentarité constructive. Mais la vision commune, qui viendrait remplacer un « compromis imparfait », résultant d'une institutionnalisation influencée par des élus locaux, reste à construire au travers de projets communs et d'entrecroisements de pratiques.

Suite aux premières initiatives solidaires sur un modèle plus émancipateur, collectif et démocratique, l'institutionnalisation de l'économie solidaire a rapidement été impulsée par la société civile à travers la création dans les années 1980 de structures comme le CRIDA (Centre de recherche et d'information sur la démocratie et l'autonomie), visant à travers leurs travaux sur la démocratie en entreprise, le mouvement coopératif, les emplois précaires ou encore l'économie locale, à analyser l'émergence de nouvelles formes de sociabilité dans les structures de production.

En 1995, le journal Le Monde lance un appel, porté par de nombreux acteurs locaux, forts de leur pratique sur le terrain. Ce manifeste a pour principal objectif d'interpeller le gouvernement en place et permettre la reconnaissance de cette économie face à des inégalités sociales grandissantes.

La nomination d'un secrétaire d'Etat à l'Economie solidaire en 2000 (Guy Hascoët) et la parution en 2001 du Rapport Lipietz qui propose deux réformes fondamentales pour le Tiers-secteur (clarification du statut et avantages fiscaux) accompagnent également cette dynamique de reconnaissance des initiatives de l'économie solidaire. Ces étapes seront suivies d'une démarche d'organisation en réseaux locaux, régionaux et nationaux de l'économie solidaire, porté par un travail de réflexion des collectivités territoriales en réseau avec les acteurs et les institutions publiques.

13

Enfin, ces dernières années sont marquées par la nomination en 2012 de Benoît Hamon, sous la présidence de François Hollande, comme ministre délégué de l'Economie sociale et solidaire, qui sera à l'origine de la loi ESS 2014, portant son nom. Cette loi opte pour une définition inclusive de l'ESS, considérée comme « un mode d'entreprendre ». Si l'approche par les statuts est souligné et les critères d'obtention de l'agrément « solidaire » sont bien encadrés, force est de constater que la volonté politique est également d'ouvrir les portes de l'ESS à l'entrepreneuriat social, terreau de l'économie collaborative.

I.4 Dimension politique de l'économie solidaire

La dimension collaborative de l'économie solidaire se reflète à travers la notion de propriété : La propriété collective relevant de la fonction sociale (Duguit)9 est revendiquée, au détriment de la traditionnelle propriété privée. La mise en commun par les ouvriers de leurs forces et outils de travail afin de créer un capital collectif, permettrait d'équilibrer le rapport de force face au patronat, disposant des capitaux financiers et unités de production. Les différentes parties prenantes de cette association sont égaux en droits comme en devoirs et la propriété a une fonction éminemment sociale. C'est ce qui définit la théorie de l'association de production, née en 1831, attribuée à Buchez.

Les composantes collaboratives du projet solidaire, et de ses initiatives, sont aussi présentes à travers la notion de capital social et espace public. Outre la propriété collective de biens et de moyens de production, une autre forme de capital est caractéristique des initiatives solidaires : le capital social. Le concept de capital social, tissé sur la base de relations de solidarité, à travers des « espaces publics de proximité », lieu d'échanges, constitue une ressource essentielle dans l'économie solidaire, à travers notamment les effets de réseaux qu'ils permettent de développer. Dans sa thèse, Elisabetta Bucolo expose l'idée suivant laquelle le capital social joue un rôle majeur dans la généralisation de l'esprit civique, et le bon fonctionnement des institutions, à travers l'ensemble de réseaux et de relations entre individus qu'il

9 Duguit L, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Librairie Felix Alcan , 1912

14

permet de déployer.10 Elle explique également que la structure qui sous-tend ce capital social est composée de « relations interpersonnelles »11, qu'il est lui-même composé d'un sentiment d'« appartenance, partage de valeurs et de normes et de confiance réciproque »12. Enfin, le capital social a une dimension « production de biens »13, en cela qu'il génère de la « confiance généralisée »14 au sens de « civiness »15, le développement de l'esprit civique.

Cette mise en perspective nous permet également de mieux appréhender le positionnement des initiatives portées par la société civile sur le concept de « bien commun ».Le regroupement de différents acteurs autour d'un référentiel de valeurs communes sur un même territoire permet de substituer des logiques de coopération à des logiques de compétition. Ce qui entraîne une redynamisation des différentes formes d'organisation du travail, mis au service de l'émancipation individuelle et collective, ainsi que l'émergence d'une société véritablement impliquée dans le développement de l'esprit civique, corrélé au capital social.

L'espace public est ainsi le lieu collaboratif, en tant que lieu de rencontre et d'expression de la société civile, où se développe ce capital social.

L'acceptation du terme « espace public » recouvre des réalités à peu près identiques, suivant les auteurs qui abordent ce concept : lieu d'expression, de délibération et de conflictualité constructive (structuration du dissensus). L'espace public comme lieu de délibération et de prise de décisions collectives est, selon Elinor Ostrom16, bien qu'elle ne le désigne pas en ces termes, lieu de négociation et de résolution de conflits des communautés qui le constituent.

Cela rejoint la définition d'Habermas de l'espace public, comme étant « une sphère de personnes privées rassemblées en un public ». Si l'approche de celui-ci de

10 BUCOLO E., Associations et coopératives, hier et aujourd'hui. Un regard sur la Sicile à partir du capital social, 2011 (p 51-56)

11 Ibid

12 Ibid

13 Ibid

14 Ibid

15 Ibid

16 Economiste ayant reçu en 2009 le prix Nobel d'économie pour ses travaux portant sur son analyse de la gouvernance économique et, en particulier, des biens communs.

15

l'espace public est principalement appréhendée dans sa dimension bourgeoise17, elle prend néanmoins en compte le morcellement de ces espaces publics, dits « polycentriques », pouvant entrer en résonnance, mais aussi parfois en conflits, les uns avec les autres. Ce terme renvoie, d'ailleurs, aux « formes polycentriques de gouvernance », plébiscitées par Elinor Ostrom, pour laquelle l'action collective occupe un rôle essentiel dans la gestion des communs et leur essaimage.

La pluralité et la diversité des espaces publics, ainsi que leur dimension locale, sont soulignées par d'autres penseurs. Dewey, pour lequel la défense de la démocratie repose sur la participation et l'engagement citoyen dans l'espace public, rejoint, tout comme Fraser, l'idée suivant laquelle la pluralité de l'espace public, divisé en micro-espaces, sont autant de « lieux de construction des identités sociales » et de revendications politiques.

Ces espaces publics de proximité, dans une dynamique de « voice » suivant le terme d'Hirschman18, participent activement à la vitalité de la démocratie participative, tant sur le plan de la participation interne à travers des dispositifs d'expression directe, que sur celui de la participation externe par le biais des différentes formes de prises de parole de ces espaces publics polycentriques dans les débats publics.

17 Nancy Fraser, dans « Repenser la sphère publique, une contribution à la critique de la démocratie telle qu'elle existe réellement », souligne à la fois la vocation profondément discursve et délibérative de ces espaces, et leurs limites conceptuelles à la sphère bourgeoise dans lapensée dHabermas

18 « Exit, Voice and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations and States » Albert O. Hirschman

16

II. Caractéristiques des initiatives de l'économie solidaire

Si l'économie solidaire a impulsé de nouvelles pratiques participatives au sein d'associations et de coopératives, ainsi que des formes d'organisations innovantes, la volonté politique a également ouvert la porte à diverses composantes collaboratives du projet solidaire. Mais au-delà des principes qui la caractérisent, l'économie solidaire se distingue surtout par la mise en oeuvre de ces finalités : hybridation des ressources, débat public, gouvernance et co-construction.

I. Hybridation des ressources

Définie comme « l'ensemble des activités contribuant à la démocratisation de l'économie à partir d'engagements citoyens »19, l'économie solidaire articule par un effet d'hybridation les dimensions réciprocitaire, redistributive et marchande de l'économie, souvent réduite à ce dernier aspect. L'un des principes essentiels de l'économie solidaire repose sur l'articulation de quatre fondements économiques:

- économie marchande, reposant sur l'économie de marché ;

- économie réciprocitaire ;

- économie de redistribution, en relation avec l'appareil étatique redistributif ; - économie domestique.

Les ressources marchandes participent, au même titre que les ressources non marchandes, et non monétaires, à l'équilibre budgétaire et financier des initiatives de l'économie solidaire. L'aspect réciprocitaire de cette économie est probablement le principe dans lequel la dimension citoyenne s'exprime le mieux, à travers notamment la dimension non monétaire de l'économie et la construction conjointe de l'offre et de la demande (hors circuit marchand et non marchand).

L'essence politique de ce principe économique permet ainsi le déploiement de la participation à la fois interne (dispositifs d'expression direct) et externe (débats

19 Fraisse Laurent, « Économie solidaire et démocratisation de l'économie », Hermès, La Revue, 2003/2 (n° 36), p. 137-145. URL : https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2003-2-page-137.html

17

publics), en redéfinissant également d'un point de vue idéologique, et pas seulement opérationnel, les dynamiques de socialisation et le sens donné au travail et à ses différentes déclinaisons (travail salarié, bénévolat...).

L'hybridation des ressources s'exprime aussi, dans la recherche d'une pérennité économique, à travers des financements publics (subventions étatiques, régionales ou communales), l'économie solidaire ayant un champ de compétence territorialisé, aux côtés des prestations marchandes.

L'engagement politique se vérifie aussi avec l'utilisation du bénévolat comme ressource permettant un certain rééquilibrage budgétaire, le volume de travail bénévole étant quasi identique, dans certaines structures, à celui du travail salarié.

Les dimensions politiques et économiques du projet solidaire, sont donc profondément encastrées ce qui se vérifie également à travers le débat public, la gouvernance et la co-construction du projet solidaire, sur les territoires locaux.

L'encastrement du politique (plaidoyer politique et défense d'un autre mode d'entreprendre) et de l'économique (recherche d'une pérennité économique à travers l'hybridation des ressources) constitue à la fois un espace de confrontation et de négociation de ces deux champs, mais aussi à travers leurs interactions, un lieu de régulation.

II. Débat public

II.1 Le débat public, comme outil d'émancipation

La création d'espaces publics de proximité permet aux citoyens et aux usagers de prendre la parole sur la vie locale et repenser ensemble l'activité économique et la sphère politique. Aux côtés de représentants d'institutions et d'élus, les citoyens et les acteurs de la société civile participent au renouveau démocratique et à l'émancipation politique des publics concernés, ainsi qu'à la co-construction de programmes de développement locaux, sur les propositions d'une pluralité d'acteurs (usagers, entreprises locales, institutions, élus...).

La pratique du débat public n'est cependant pas normative, en dépit d'un certain nombre de textes impliquant des recommandations quant à son déploiement sur le

18

plan institutionnel. C'est le cas de la loi Voynet sur l'aménagement du territoire et du développement durable en 1999, et la loi Vaillant en février 2002 qui institue les débats publics ainsi que les conseils de quartiers dans les villes de plus de 80000 habitants.

Dans l'arène académique, Loic Blondiaux20, s'inspirant de penseurs comme Rawls et Habermas, associe trois impératifs à la démocratie délibérative : Le premier est l'argumentation: la décision légitime doit s'accompagner d'un échange d'arguments, dont sortira vainqueur celui détenant le meilleur argumentaire. Le deuxième impératif est l'inclusion : Toutes les personnes concernées par la décision, doivent y participer. Et enfin, le troisième impératif, la transparence, ou ce qu'Habermas qualifie de « publicité », légitime le processus en permettant à quiconque d'y entrer et d'y assister. Dans la pratique, comme le démontre Loïc Blondiaux, il demeure cependant une série d'approximations, d'« impensés » autour de ce terme et des pratiques qu'il implique. Ainsi la participation du plus grand nombre, et notamment des groupes les plus marginalisés, n'est pas garantie : « Comment les mettre à égalité de ressources discursives, argumentatives, rhétoriques et donc politiques avec les représentants des groupes sociaux dominants ? En un mot, comment restaurer les conditions d'une égalité démocratique minimale dans ces « forums hybrides » au sein desquels l'asymétrie des positions est toujours la règle. »21 De plus, l'espace de participation/délibération et de débat public est souvent déconnecté de l'espace de décision, et suscite une certaine forme de désintérêt. Enfin, dans le même texte, Loïc Blondiaux22, citant les quatre échelles de Arnstein (sociologie des organisations anglo-saxonnes) identifie en termes de participation : l'information, la consultation, la concertation et la codécision. L'implication citoyenne dans les initiatives solidaires, à l'échelle locale permet d'intégrer ces quatre phases dans un processus de décision collectif. L à où d'autres formes d'organisation peinent à dépasser le niveau informationnel ou consultatif. Cette incitation participative, suivie d'effet, tient au fait que les usagers et

20 Loïc Blondiaux, « L'idée de démocratie participative : enjeux, impensés et questions récurrentes », in Marie-Hélène Bacqué et al., Gestion de proximité et démocratie participative, La Découverte « Recherches », 2005, p. 119-137

21 Ibid

19

bénéficiaires des actions solidaires sont également partis prenantes et co-constructeurs à la fois de l'offre et de la demande.

II.2 Les espaces publics de proximité comme lieux de débats

L'espace public de proximité est le lieu privilégié d'exercice pour la société civile de la démocratie directe et participative. Habermas définit la société civile comme étant le sujet de « l'opinion publique », qui se forge par l'usage public de la raison. Cet exercice nécessite un espace public, c'est-à-dire un lieu qui permette qu'un tel débat ait lieu. C'est le rôle de l'espace public de proximité.

Bernard Eme23 distingue trois types d'espaces publics de proximité : les espaces délibératifs autonomes où la parole est libre et sans injonction institutionnelle ; les espaces participatifs de délibération, lieu de concertation et de négociation sur lesquels repose la co-construction locale, à travers notamment le partenariat ; et, enfin, les espaces publics vécus, comme le café ou encore la place du marché, qui perpétuent à leur manière les traditions de sociabilité et de tradition.

Ces espaces permettent d'échapper aux différentes formes de contrôle social établi par le couple marché-Etat, via notamment le mass média et « l'hypertrophie des systèmes gouvernés par l'argent et le pouvoir »24

II.3 Production du débat public : dynamique de « voice »

Le débat public, au sein de la société civile permet d'exprimer des positions sur des sujets d'intérêt collectif, via la mise en commun des ressources de chaque acteur du territoire et la définition d'un espace d'action publique, au sens le plus large du terme. Cet espace d'action publique comprend à la fois les politiques publiques mises en place par l'état, mais également l'initiative citoyenne de la société civile dans son grand ensemble.

23Bernard Eme, « 5. La question de l'autonomie de l'économie sociale et solidaire par rapport à la sphère publique », in Jean-Noël Chopart et al., Les dynamiques de l'économie sociale et solidaire, La Découverte « Recherches », 2006, p. 171-203.

24L'économie solidaire, une perspective internationale, Jean-Louis Laville, p.75.

La revendication d'une économie hybridant les sphères non monétaire, marchande et non-marchande à travers des initiatives économiques, le plus souvent locales, portées par des citoyens participants dans une démarche conjointe à l'offre et à la demande, sont souvent les sujets d'interpellation de ces débats publics.

Le caractère local des initiatives solidaires est prégnant et a été favorisé par le développement de la démocratie participative, la multiplication d'espaces publics de proximité qui ont permis de nombreux débats locaux sur la mondialisation et la prise de conscience pour les citoyens d'une perte de maîtrise sur le modèle de développement

III. Gouvernance

L'économie solidaire, à l'inverse de l'économie sociale, se caractérise moins par ses statuts que par sa finalité, qui vise à démocratiser l'économie sur la base de l'engagement citoyen. Nous retrouvons de ce fait, dans les initiatives de l'économie solidaire, une pluralité de statuts juridiques et de formes économiques prouvant sa vitalité.

La caractéristique fédératrice du mode de gouvernance de l'économie solidaire pourrait être l'organisation horizontale autour d'un commun et la recherche d'une émancipation démocratique. Le mode de gouvernance est moins basé sur le modèle « 1 homme = 1 voix », que sur l'implication de toutes les parties prenantes dans les modalités de prise de décision, dans l'organisation de la circulation de l'information et la participation. Cela nécessite une certaine horizontalité dans la communication entre les acteurs de la gouvernance et la mise en place de mécanismes collectifs et publics pour la prise de décision.

La présence d'instances de gouvernance, doit à ce titre s'accompagner de différentes modalités de participation (réunions formelles et informelles), permettant d'identifier les différents niveaux de participation, allant de la simple réunion d'information, ou consultatif à la véritable implication des différentes partis prenantes à un réel processus de codécision.

20

IV. Co-construction

21

La co-construction de l'économie solidaire s'inscrit dans un ancrage territorial, prenant en compte les ressources et les problématiques locales sur un territoire donné. L'offre et la demande sont co-construites, en collaboration avec les usagers et les bénéficiaires, dans une démarche partenariale avec les autres acteurs du champ de l'économie sociale et solidaire et/ou dans des sphères plus élargies.

Ces partenariats, impliquant usagers, politiques publiques, et acteurs institutionnels, s'inscrivent souvent dans une dimension pérenne, participant pleinement à la mise en place de la politique publique sur le territoire, à travers la contractualisation de conventions pluriannuelles. Celles-ci se présentent sous la forme de contrats d'objectifs : actions d'animation territoriale en faveur de l'économie solidaire ; ingénierie et accompagnement de nouveaux projets ; actions de sensibilisation locales, animation de débats, d'événements ; actions en faveur de l'émergence de projets et formation de nouveaux acteurs pour entreprendre...

La rencontre de l'offre et de la demande au sein d'espaces publics de proximité permet un ajustement de l'offre de biens ou de services, au plus près des besoins sociaux grâce aux interactions des différentes partis-prenantes, ce qui peut également faciliter la vente de ces biens et services auprès de partenaires privées, sur le territoire local.

Par ailleurs, la dynamique de réseau favorise la mise en place d'une démarche d'évaluation partagée, avec les bénéficiaires, les usagers, les partenaires techniques, les financiers et les institutionnels.

Cette évaluation partagée est également un outil de co-construction pouvant servir à l'affinement de l'offre de bien et/ou de service, mais aussi à l'évaluation de son utilité sociale pour chacune des parties prenantes. C'est aussi un outil de de réflexion sur les processus d'élaboration de l'intelligence collective, qui peut ensuite être capitalisée.

22

III. Grille de l'économie solidaire

Cette grille de lecture s'inspire d'une grille d'entretien25, permettant de cartographier les initiatives de l'économie solidaire. Nous avons aménagé cette grille, au regard des thématiques abordées et de celles que nous mettrons en perspective dans la prochaine partie, relative à l'économie collaborative.

Débat public

>

Action de mobilisation de

différents acteurs (institutionnels,

société civile...) autour d'une
problématique sociale visant à la fois une intervention concrète et un changement sociétal (prise en compte des impacts sociaux et environnementaux du projet).

 

>

Espace public de proximité.

 

>

Participation bénévole.

 

>

Stratégies et modalités

d'implication des usagers

 
 

(concertation, consultation...).

Hybridation des ressources

>

Hybridation des ressources.

 

>

Prise en compte de la création de richesses non monétaires.

 

>

 

Gouvernance

>

Portage du projet

 

>

Gouvernance

25 Annexe : Grille d'entretien servant de base aux cartographies des initiatives de l'économie solidaire.

23

 
 

> Organisation de la circulation de

l'information et modalités de
prises de décision

Co-construction

 

> Ancrage territorial :

 
 

> - prise en compte de ressources

locales ;

 
 

> prise en compte des

problématiques locales.

 
 

> Démarche partenariale :

 
 

> travail en lien avec les autres

acteurs du même champ, et/ou dans des sphères plus élargies ;

 
 

> appartenance à un réseau.

 
 

> Mise en place d'une démarche

d'évaluation partagée :

 
 

> avec les bénéficiaires ou usagers ;

 
 

> avec les partenaires techniques,

financiers et institutionnels.

24

Partie 2 : L'économie collaborative

Dans la Partie 1, nous avons observé que l'économie solidaire vise à démocratiser l'économie sur la base de l'engagement citoyen. Elle se distingue, d'une part, par un mode de gouvernance privilégiant une organisation horizontale sur le modèle « 1 homme = 1 voix » et, d'autre part, par des formes économiques fondées sur une hybridation des ressources prouvant ainsi sa vitalité.

Dans le sillon de l'économie solidaire, l'économie collaborative a connu un essor fulgurant au cours de ces dernières années dû à la démocratisation d'Internet, des terminaux numériques et de l'évolution des modes de consommation. Cependant, est-elle une simple variable d'ajustement de l'économie de marché qui lui permet une adéquation demande/offre en temps réel ? Ou son projet sociétal, fort de ses valeurs solidaires, lui permettrait-elle de faire face à la crise structurelle que nous traversons actuellement ?

Cette deuxième partie se subdivise également en trois axes : une relecture de l'économie collaborative à travers, notamment, la question de « commun » chère à Elinor Ostrom ; les sources d'inspiration et les défis auxquels elle est confrontée ; enfin, la proposition d'une grille de lecture énumérant les principes qui la caractérisent.

II.1 Economie collaborative et commun

II.1.a Prise de conscience de l'aspect limité des ressources

En 1968, le socio-biologiste Garrett Hardin, dans son article intitulé « la tragédie des communs »26The tragedy of the commons »), explique comment « le libre usage des communs conduit à la ruine de tous », en prenant en exemple l'usage abusif des pâturages communaux par les bergers. Le parallèle entre le modèle évoqué

26 Dans « Science », le 13 décembre 1968.

25

par Hardin et le modèle de développement libéral est inévitable, et l'article soulève une vive polémique.

Cette vision est complètement remise en cause par Elinor Ostrom dans sa théorie des biens communs, publiée dans Understanding Knowledge as a Commons27, ouvrage pour lequel elle reçoit en 2009 le prix Nobel d'économie. Concevant les communs, non seulement comme une ressource disponible et épuisable à l'instar de Garett Hardin, elle corrèle son existence à celle d'une communauté capable de l'administrer et en assurer la pérennité. A travers cela, se décline une pluralité de droit de propriété autour duquel s'articule également un droit d'accès à la ressource, le droit d'usage.

Le commun, selon Elinor Ostrom, est avant tout une ressource partagée, matérielle comme immatérielle autour de laquelle sont définis l'exercice de droits et obligations, et un mode de gouvernance. En cela le commun n'est pas une négation de la propriété, mais plutôt une redéfinition de celle-ci. Elle semble s'être inspiré, dans sa démarche, de l'économiste américain Paul Samuelson, qui sépare les biens privatifs des biens collectifs, non exclusifs (on ne peut exclure un individu de l'usage de ce bien) et non rivaux (la consommation du bien par un individu ne limite pas sa consommation du bien par un autre), l'air et les océans par exemple.28

Elinor Ostrom va développer l'idée d'un faisceau de droits de propriété allant du niveau le plus bas, celui qui autorise un droit d'accès au pôle commun de ressources, au niveau supérieur qui confère un droit de gestion (management), d'exclusion (droit d'exclure) et d'aliénation (droit de cession ou de vente). La définition d'Ostrom,ici explicitée par Benjamin Coriat, suivant laquelle un commun est «un ensemble de ressources collectivement gouvernées, au moyen d'une structure de gouvernance assurant une distribution des droits entre les partenaires participant au commun (commoners) et visant à l'exploitation ordonnée de la ressource, permettant sa reproduction à long terme»29 (Coriat, 2014) fait largement consensus dans le milieu académique, en dépit du fait qu'elle n'aborde que très peu la question du rôle des

27Understanding Knowledge as a Common, Elinor Ostrom et Charlotte Hess, MIT Press, 2006.

28 Benjamin Coriat, Le retour des communs, LLL, 2015

29 Elinor Ostrom, Understanding Knowledge as a Commons, MIT Press , 2006

26

logiques de pouvoir dans son approche du faisceau de droits de propriétés, et de la gestion du conflit.

Car des enjeux relatifs à la répartition des pouvoirs et des rapports de force sont susceptibles de se dessiner et nécessite la mise en place d'un jeu de compromis, au sein du groupe, condition sine qua non à toute bonne auto-gouvernance. Or l'idée même de hiérarchisation des droits pose la question du pouvoir et des positions sociales, et donc de stratégies de conflictualité. Une dimension que n'a pas développée Elinor Ostrom, et qui pose question tant au niveau des communs qu'à celui de l'économie collaborative.

II.1.b Une relecture de l'économie collaborative à travers la question des communs

L'apport conceptuel des communs impacte considérablement une économie résidant sur le caractère exclusif du droit de propriété et entre en complète résonance avec la révolution numérique, annonçant un nouveau bien commun sur lequel repose l'essor de l'économie collaborative. En effet, les communs permettent à travers une redéfinition du concept de propriété, de gouvernance, de gestion de la ressource et du collectif, de questionner les fondements de l'économie collaborative.

Les circuits de production et de consommation de l'économie collaborative ne reposent pas sur un productivisme exacerbé ou sur une exploitation exponentielle des richesses. Ils relèvent au contraire de formes alternatives d'échanges, davantage orientées vers la coopération et l'usage, et non plus vers la propriété exclusive.

Si la thématique de l'économie collaborative peut recouvrir celle de l'économie circulaire, de fonctionnalité ou même contributive, elle est elle-même une composante d'une thématique plus vaste, celle des communs. Là où dans la logique marchande, les marchés sont autorégulateurs et efficients, à travers un droit de propriété sur les biens pleins, entiers et « exclusifs », à savoir qui ne profite qu'au propriétaire de ce bien à l'exclusion de toute autre personne. L'expansion de cette logique propriétaire a donné lieu à une augmentation vertigineuse des droits de propriété intellectuelle et de brevetabilité de domaines qui ne s'inscrivaient pas jusqu'ici dans la logique marchande.

27

Face à cette expansion illimitée du capitalisme et de la prolifération des domaines d'enclosures, les conséquences sont parfois désastreuses tant sur le plan social (inégalités croissantes, vulnérabilité sociale) qu'écologique. Le retour des communs, formes séculaires d'organisations sociales autour d'une ressource comme un pâturage, une forêt, une pêcherie, un lac..., représente une éventuelle alternative à l'exploitation démesurée de ressources limitées et non renouvelables, comme l'exploitation des sols et la suffisance alimentaire. Mais cela ne se limite pas aux seuls communs naturels, cela s'étend également aux communs de la connaissance, comme les biens numériques (fichier audio, page web...) qui ne sont pas « soustractibles » d'un ensemble et dont la reproduction entraine un cout marginal proche de zéro.

Cela entraîne surtout une culture de la co-gouvernance et de la gestion de l'intelligence collective à travers la coopération et le partage, comme l'explique Elinor Ostrom qui décline trois conditions essentielles à l'existence d'un commun (ressource, partagée, en gestion collective).

Ainsi, ce retour des communs, touchant aujourd'hui des domaines comme celui des données informationnelles, s'enrichit de la participation de contributions de plusieurs « commoners » qui, ce faisant, créent de la valeur. C'est le cas pour les logiciels libres ou encore pour Wikipédia.

II.1.c Une pluralité de droits se déclinant entre la propriété et l'usage

Dans son ouvrage Le retour des communs, dirigé par Benjamin Coriat, Fabienne Orsi remonte en quelque sorte la généalogie de cette notion de commun, à travers le concept de propriété.

L'approche d'Elinor Ostrom est ainsi complétée par la notion de « fonction sociale de la propriété ». Introduite par Léon Duguit30 celle-ci remet en cause le déni de la propriété capitaliste (foncière) au regard des rapports d'interdépendance sociale qui existent, de fait, entre les individus. Tout individu, y compris le propriétaire détenteur de richesses, a une fonction sociale qui, si elle est mal remplie, devrait,

30 DUGUIT L, Les transformations générales du droit privé depuis le Code Napoléon, Librairie Felix Alcan , 1912

28

selon Léon Duguit, légitimer l'intervention de l'Etat. Ce qui a pour effet de rééquilibrer une asymétrie trop excessive en limitant les droits, les libertés du propriétaire.

Hohfeld31 complexifie cette notion de « droit », liée à la propriété, en la rattachant à des réalités que l'appareil juridique ne couvre pas : l'opposition « droit/devoir » est en effet incomplète. Les dimensions de « privilèges/non-droits », de « pouvoirs/assujettissements » et d'« immunités/incapacités » (au sens du terme « capabilities » introduit par Amartya Sen 32 ont aussi à prendre en compte car ces nuances, en affinant les concepts de droits de propriété, apportent aussi un cadre analytique intéressant, que l'on peut aisément appliquer à la définition de la propriété dans le cadre du régime des communs. Et, par extension, au domaine de l'économie collaborative dans lequel la propriété peut autant concerner les privilèges et les pouvoirs des possédants (voitures, lieux d'habitation...) qu'accentuer le niveau d'assujettissement et les incapacités des personnes qui n'ont pas de patrimoine immobilier ou autre.

Cette déclinaison du droit de propriété est aussi opérée par John Commons33 qui ne considère nullement ce droit comme un acquis immuable et absolu, mais plutôt comme un faisceau de droits dont la nature peut évoluer selon les époques, les sociétés et les gouvernements. C'est exactement sous ce même régime de faisceau de droits, redessinant les contours du droit de propriété que reposent, par exemple, dans l'économie collaborative, les licences de logiciels libres dont les droits d'auteurs ne s'inscrivent pas dans une logique exclusiviste et propriétaire, mais s'ouvrent à l'ensemble d'une communauté.

Ainsi, cette émergence d'actions collectives sous la forme collaborative (ou PtoP « pair to pair ») n'exclut pas la propriété, elle la réinvente. Une sorte de troisième voie entre propriété privée et exclusive, et propriété d'Etat. Cette innovation conceptuelle, à travers son auto-organisation et autogouvernement, augure un véritable système politique spécifique en devenir. En effet, le modèle des communs est un moyen de repenser l'articulation entre société et économie. Il y a une rupture

31 HOHFELD W.N, Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning, Yale Law Journal, n°23,1913, p 16-59

32 Les capabilités (capabilities) sont les accès à un ensemble d'états et d'aptitudes (santé, éducation, logement...) qui permettent à un individu de réaliser son projet de vie.

33 COMMONS J.R, The distribution of Wealth, Macmillan and Co, 1893

29

entre la société de marché, qui déborde de l'économie de marché et la logique propre au commun, reposant sur la coopération et non la compétition. Les communs représentent aussi, probablement de par les valeurs qu'ils véhiculent, une voie de passage entre l'économie collaborative et l'économie solidaire.

II. 2 Les sources d'inspiration de l'économie collaborative

II.2.a Qu'est-ce que l'économie collaborative ?

L'économie collaborative ou économie du partage (« sharing economy », en anglais), qui recouvre un concept aux contours encore en définition, est souvent confondue avec des formes connexes d'économie, comme l'économie de la circularité, qui vise à optimiser l'efficacité de l'utilisation d'une ressource, ou encore l'économie de la fonctionnalité, qui privilégie l'usage à la possession.

La définition communément admise aujourd'hui, à quelques variables près, est la suivante : « L'économie collaborative désigne un ensemble d'activités visant à produire de la valeur en commun et reposant sur de nouvelles formes d'organisation du travail (structure plus horizontale que verticale et mutualisation des espaces, des outils et des biens). L'économie collaborative se caractérise par l'accent mis sur l'usage plutôt que la possession, par l'organisation de citoyens en réseaux ou en communautés, et par l'intermédiation via des plateformes internet. »34

On retrouve, aux abords des années 2000, les premières tentatives de définitdu concept d'économie collaborative sous le terme «sharing economy», face à la prise de conscience de l'aspect limité des ressources, évoqué par Garett Gardin dans La tragédie des communs35 et la mise en commun de certaines ressources afin d'en optimiser la propriété, à travers un usage mutualisé. Ce terme sera repris

34 http://ouishare.net/en

35 HARDIN G., « The tragedy of commons », Science, vol. 13, 1968

successivement par Yoshon Benkler qui emploie, en 2002, le concept de «Common based peer-production», puis par Lawrence Lessig, professeur de droit à Harvard. Il sera suivi de Jeremy Rifkin, qui introduira le concept de « troisième révolution industrielle »36. Et enfin, en 2010, par Rachel Bostman, théoricienne de l'économie collaborative, dans son livre What's mine is yours.37

En parallèle de la progressive construction d'un consensus lexicologique autour de ce terme, s'élabore l'identité sémantique du concept à travers plusieurs apports idéologiques, parmi lesquels Le pair à pair. Ainsi, les réseaux internet et la révolution numérique ont bouleversé nos habitudes de production et de consommation en les inscrivant dans la sphère relationnelle à travers le processus de désintermédiation (des interfaces traditionnelles) et ré-intermédiation, via des plateformes numériques dédiées.

II.2.b Les penseurs de l'économie collaborative

Michel Bauwens, créateur la P2P foundation (Peer-to-Peer Foundation), réseau de chercheurs engagés qui mobilisent leurs connaissances autour de cette notion, a établi une grille38 composée de quatre quadrants dans laquelle il répertorie l'économie collaborative selon quatre axes cardinaux différents, eux-mêmes séparés en deux axes médians : d'un côté, la logique de profit et, de l'autre, la logique sociale et solidaire.

Dans la logique de profit, deux pans s'opposent :

> L'un est centralisé et correspond à un capitalisme nétarchique (Facebook, Google). Les utilisateurs n'ont accès qu'à la valeur d'usage, et non à la valeur d'échange qui est exclusivement captée par la plateforme.

> L'autre est décentralisé. La valeur d'usage est distribuée et la valeur d'échange est spéculative. C'est le capitalisme distribué.

36 RIFKIN J., « l'âge de l'accès, la nouvelle culture du capitalisme », ed La découverte, 2000

37 BOSTMAN. R et ROGERS. R, What's mine is yours. The rise of Collaborative Consumption, 2010

30

38 Annexe

31

Dans la logique sociale et solidaire, l'opposition se fait au niveau de la territorialisation. Dans la dimension mondiale, il y a diffusion de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. C'est dans cette sphère que se situent les communs mondiaux, abordés au chapitre précédent. Au niveau local, il y a diffusion de la valeur d'usage et distribution de la valeur d'échange, dans une dynamique de résilience locale.

La réflexion d'Amartya Sen permet d'aborder l'économie collaborative en se basant sur l'économie de fonctionnalité, ou encore économie d'accès selon Jeremy Rifkin, sous l'angle de l'accès aux capabilités, un ensemble d'états et d'aptitudes (santé, éducation, logement...) permettant à un individu de pleinement réaliser son projet de vie. La mobilisation de ce concept implique aussi, dans une visée comparatiste, de repenser la question de l'émancipation économique et politique, à travers l'angle de la monétisation de la propriété privée, qui peut induire un déséquilibre entre les commoners, en raison d'une inégalité de patrimoine.

Cet encastrement du politique et de l'économique, dans une visée émancipatrice et vectrice de transformation sociétale, est également souligné, dans une interview, par Monique Dagnaud, sociologue39 : « Aujourd'hui, l'investissement dans l'économie collaborative est très lié au fait qu'on attend plus rien des partis politiques (...)On attend davantage d'une dynamique de réciprocité égalitaire et créatrice que d'institutions auxquels on délèguerait des pouvoirs. »

Rachel Bostman, théoricienne de l'économie collaborative, développe dans son livre40 une catégorisation en trois axes de l'économie collaborative :

? L'économie de l'accès à un service plutôt qu'à sa propriété :

Cette économie repose sur le principe de biens rivaux41 et sur l'optimisation du taux d'utilisation d'un bien, par la mutualisation de son usage. L'économie de l'accès, si l'on s'en tient au sens que lui donne Jeremy Rifkin, dans le coût marginal zéro, vise ainsi l'usage d'un bien et d'un service, et non plus sa propriété. Bostman désigne cette intermédiation par l'appellation « Product Service System », qui permet de transformer un produit en service. C'est le cas de l'autopartage, objet de notre étude

39 Interview p. 80 in Alternatives économiques.

40Bostman. R et Rogers. R, What's mine is yours. The rise of Collaborative Consumption, 2010 41 Biens rivaux : biens dont l'utilisation ou la consommation n'empêche pas son utilisation ou consommation par d'autres.

32

de terrain, et de toute autre plateforme s'inscrivant dans l'économie de fonctionnalité, via la location de biens entre particuliers.

? Le marché de redistribution :

Les systèmes de redistribution mettent en relation les personnes recherchant un bien avec celles qui les possèdent. C'est le principe du C to C, dont les plateformes comme Le Bon Coin et Amazon, sur le mode marchand, ont fait leur spécialité. D'autres plateformes pratiquent, en revanche, des échanges non monétaires à travers le troc et le don (Freecycle...).

? Le style de vie collaboratif :

Dans ce principe, la communauté est une marque, une réponse à un besoin de reconnaissance et d'appartenance. Cette reconnaissance s'évalue à travers la confiance, véritable monnaie sur laquelle repose l'e-réputation, et donc les échanges. Un haut niveau de confiance est donc indispensable, car la dimension communautaire est le socle sur lequel se base les échanges (monnaie alternative, prêt social...)

La société civile, à travers la dimension participative du web et des réseaux sociaux, participera aussi à l'édification de ce concept, comme en témoigne la classification de la journaliste Jenna Whortham. Elle fait, en 2010, une classification dans le New York Times de l'économie collaborative en deux catégories, mettant en avant le poids et le pouvoir d'un consommateur. Celui-ci, en relation avec d'autres consommateurs, rééquilibre les rapports marchands et place les échanges dans une dynamique soit réciprocitaire, dans lequel le lien précède le bien, soit d'empowerment économique :

1ère catégorie :

Les consommateurs peuvent se regrouper afin d'acheter en commun, pour obtenir soit un meilleur prix (Groupon), soit une traçabilité de l'acte d'achat (savoir quoi et à qui on achète) sur le principe du financement participatif (cf. KissKissbankbank ou Ullule). Cette forme de consommation permet à des individus de devenir actionnaires d'entreprises comme de jeunes startups.

2e catégorie :

33

Le prêt, le don, le troc ou l'échange de biens de temps, de compétences ou encore la location de biens entre particuliers est organisé par des plateformes dédiées. Nous pouvons ajouter le principe des SEL à la longue liste d'exemples cités par l'auteur : Hemp, Recupe, Zilok, RoomRoom,...

Les répartitions du champ de l'économie collaborative diffèrent suivant les contributeurs. Rachel Bostman, théoricienne de l'économie collaborative, décompose cette dernière en plusieurs sections distinctes, bien qu'il existe une certaine porosité entre ces différentes parties : la consommation collaborative, les modes de vie collaboratifs, la finance collaborative, la production collaborative et enfin la connaissance collaborative.

Ouishare, association faisant office depuis 2012, date de sa création, de think-tank de l'économie collaborative et d'incubateur de projet, ne distingue pas, contrairement à Rachel Bostman, la consommation collaborative de l'économie collaborative. En revanche, on retrouve aux côtés de l'économie collaborative les mêmes catégories : le financement participatif, la production contributive et la connaissance collaborative.

Ce rapprochement des termes économie et consommation n'est pas sans rappeler le réductionnisme auquel l'économie au sens large est confronté, lorsqu'il est réduit à la seule économie de marché qui génère par extension une société de marché. De même, l'économie collaborative est associée à une économie de plateforme, alors que certains échanges collaboratifs peuvent se passer de cette intermédiation numérique. Le modèle économique est, par association d'idées, corrélé à un développement économique s'appuyant sur des fonds d'investissement.

Ces réductionnismes véhiculent une idée préconçue d'une économie collaborative, aux pratiques hétérogènes beaucoup plus nuancées.

II.2.c Les outils de l'économie collaborative :

Quelle que soit la conception de l'économie collaborative à laquelle on adhère, et la segmentation apportée à celle-ci, quelques concepts phares demeurent cependant indispensables à la compréhension de sa dimension opérationnelle.

34

Afin d'atteindre une certaine dimension opérationnelle, l'initiative collaborative doit atteindre une certaine masse critique, correspondant à un nombre défini d'utilisateurs, représentant un gage de fonctionnalité de l'offre et permettant à la plateforme ou la structure, de fonctionner. Cette masse critique est rendue possible, pour de nombreuses structures et/ou plateformes par la démocratisation des nouvelles technologies, de l'usage du numérique et enfin la multiplication des terminaux (PC, portable, smartphones et leurs applications). Cette révolution technologique et numérique, en créant de véritables « places de marché Pair-à-Pair », a facilité le passage à une plus grande échelle et permis le déploiement, pour de nombreuses initiatives, de cette masse critique d'internautes par le biais d'un effet de réseau.

La confiance est une monnaie immatérielle, indispensable au fonctionnement de l'économie collaborative. Le capital social est porté par les mêmes mécanismes de réseau, mais la confiance fait ici l'objet d'une merchandisation. Les échanges sur Internet reposent sur un système de réputation par points et/ou commentaires, permettant la création et le maintien de la confiance nécessaire entre utilisateurs de ces systèmes d'échanges, qui ne se connaissent pas entre eux.

Cette monétisation de la confiance, rejoint certaines conceptions économistes, comme celle d'Arrow, pour qui la confiance est une marchandise qu'il nomme « externalités ». La confiance a une valeur économique réelle qui augmente l'efficacité du système. Fukuyama, quant à lui, décrit également la confiance comme un facteur essentiel de performance économique.

Levier de coopération, la confiance serait selon Russel Hardin42 la résultante d'un calcul rationnel, à partir d'un certain nombre d'informations. Russel Hardin met en avant le concept de « communautés et réseaux de confiance », à travers l'enchâssement d'intérêts des différents agents, les poussant à la confiance mutuelle grâce à une concordance d'intérêts.

Lorsque Frederic Mazella lance, en 2006, covoiturage.fr à destination des institutions ou entreprises, la plateforme stagne pendant deux ans, avant que l'équipe en charge du projet ne comprenne que la « relation de confiance » est au centre des principaux freins des voyageurs, qui appréhendaient de partager une telle promiscuité

42Théorie du choix rationnel : théorie qui analyse la conduite des agents suivant leurs motivations, qui s'expriment en termes d'intérêts (plus grand profit ou moindre mal).

35

avec des inconnus. Ils revoient donc leur stratégie autour de la création de liens sociaux, en intégrant un système de notation et d'appréciation. La plateforme devient Blablacar et rencontre le succès qu'on lui connaît.

La confiance monétisée de l'économie collaborative se distingue cependant de la confiance générée par le capital social propre aux initiatives de l'économie solidaire, par sa finalité mercantile et non démocratique.

L'externalité est une composante du système capitaliste, dont le modèle économique repose sur l'externalisation des coûts liés au transport, et non sur la production, dans le domaine du flux de matière et d'énergie. Le potentiel de développement du modèle pair-à-pair et la réussite de son modèle économique repose aussi sur ce principe, à l'exception de ses manifestations les plus vertueuses qui globaliseront ce qui est léger et localiseront ce qui est lourd.

Enfin, l'économie collaborative, si l'on en réfère à Nadine Richez-Battesti43, suit deux modèles économiques de développement :

? Le premier est une interaction en réseau, au sein d'une plateforme animée par des acteurs non assujetti à une relation salariale, et où se développent des relations de type Peer to Peer.

? Le second modèle est celui d'une plateforme Peer to Peer, managée de façon centrale par un administrateur agissant sur la communication.

Dans l'un comme l'autre des modèles, une transformation dans les modes d'organisation du travail s'opère, avec des structures privilégiant l'horizontalité à la verticalité, ainsi que la mutualisation des espaces, outils et des biens.

Ce bouleversement des modèles économiques par le numérique nous pousse à repenser le travail, tant dans son mode d'organisation que dans la relation identitaire que nous entretenons avec lui.

43 Conférence européenne EMES POLANYI , au CNAM, 19-20 mai 2016 :

36

II.2.d : Les enjeux et défis de l'économie collaborative

Après avoir défini le concept d'économie collaborative et la relation qui le lie à celui de propriété, nous concevons les changements que cette configuration, favorisée par la révolution numérique, entraîne dans nos habitudes de production, de consommation et, par extension, dans notre rapport au travail à travers un mode d'organisation plus horizontal.

Il convient également de s'interroger sur la capacité d'innovation sociale, au-delà des innovations technologiques qu'elle draine, de l'économie collaborative : L'économie collaborative est-elle une variable d'ajustement de l'économie de marché, lui permettant de s'adapter à de nouveaux codes économiques en contournant les acteurs traditionnels et en permettant une adéquation demande/offre en temps réel?

Ou est-elle facteur, grâce aux valeurs solidaires qu'elle véhiculerait, d'un projet sociétal autre face à la crise structurelle que nous traversons, et qui pousse la société civile à rechercher les solutions pouvant faire face aux défis qui seront les siens?

? L'économie collaborative en pratique et en chiffres

Le champs de l'économie collaborative est très large et regroupe des initiatives protéiformes, dont certaines prolongent une logique de marché, dont ils partagent les codes. D'autres, en revanche, se rapprochant des valeurs solidaires évoquées plus haut, et s'appuyant sur l'engagement citoyen, visent davantage l'utilité sociale, point cardinal de la loi ESS 201444.

Très largement répandue, l'économie collaborative concerne aujourd'hui selon certaines études 1 Français sur 2, avec des doublements d'échelle spectaculaires d'une année à l'autre, rendus possibles par :

? Les innovations technologiques, permettant la démocratisation de l'usage d'Internet et des terminaux numériques mais aussi le contexte économique critique, ont été propices à l'innovation. L'accès à la propriété, voire même à la location d'un logement ou d'une voiture, est

44 LOI n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l'économie sociale et solidaire

37

de plus en plus difficile pour les bénéficiaires de cette offre de l'économie collaborative, et permet à ceux qui en ont la propriété d'en optimiser la rentabilité :« Il y a déjà 7000 voitures en moins en Belgique grâce au covoiturage, et si chaque conducteur partageait sa voiture une fois par semaine, il y aurait 25% de files en moins sur les routes. »

? Le modèle économique dominant (en volume) repose sur la levée de fonds. Le crowfunding, levée de fonds participatif, a soulevé 2,7 milliards de dollars en 2012, et plus de 5 milliards en 2013. L'économie collaborative, dans son ensemble, représente une trentaine de milliards en 2013 et est estimée, selon le cabinet PriceWhaterHouseCoopers, à 335 milliards de dollars à l'horizon de 2025.

L'économie collaborative s'inscrit, par ailleurs, complètement dans la dynamique d'institutionnalisation de l'ESS qui définit ce secteur comme « mode d'entreprendre» dans la loi ESS 2014.

Cette évolution ou mutation entraîne, selon Nadine Richez Battesti45, des conséquences majeures permettant un rapprochement pertinent entre économie solidaire et économie collaborative. La question reste à savoir dans quel sens se fait l'acculturation.

? Un brouillage et une porosité constante, acculturation en douce

L'économie collaborative, par la médiation de plateformes collaboratives, introduit une nouvelle forme de réorganisation du travail articulant l'individuel et le collectif et brouillant les pistes entre travail et loisir, permettant ainsi aux grandes entreprises de capter la valeur créée par ce consommateur-collaborateur.

Certaines initiatives collaboratives externalisent ainsi la fonction recherche et développement de leurs activités, en s'appuyant sur cette organisation du travail et un processus d'innovation ouverte et participative. C'est le cas d'InnoCentive, plateforme permettant l'intermédiation entre entreprises et organismes privés, et acteurs compétents de la société civile (étudiants, chercheurs, retraités, ingénieurs...)

45 Ibid

38

afin de répondre à des défis relatif à des problématiques non-résolues en innovation, recherche et développement, sur un temps de travail bénévole. Ce dernier est ensuite monétisé et formalisé par le biais d'un contrat lorsque la réponse apportée correspond aux attentes de la firme : « La plateforme utilise l'architecture d'Internet (un commun) et des savoirs existants (dont certains sont de l'ordre du bien commun) pour assurer une marchandisation des connaissances et leur privatisation. L'un des traits centraux est ainsi de s'appuyer sur des mécanismes de crowdsourcing (externalisation ouverte faisant appel la foule des internautes) pour alimenter les processus d'innovations des firmes clientes et partenaires de la plateforme. »46

Si le « travail-loisir » fourni par les contributeurs de cette initiative est valorisé d'un point de vue monétaire, ce n'est pas le cas de toutes les structures dont certaines captent la valeur créée par les contributeurs, sans en redistribuer les revenus (Facebook, Google).

Ce brouillage, entremêlant également les sphères privées (entreprises, particuliers) et publiques (espaces publics du numérique), est permis par une horizontalisation qui place, à travers l'organisation et la coordination du travail, les contributeurs sur le même plan, mais également les différentes activités et pans de leur vie. Il existe une porosité entre les sphères privées et publiques dans l'univers digital, qu'on observe également dans le déploiement de certaines initiatives économiques (Uber, Airb'n'b).

Cette porosité entre public et privé prend la forme d'un encastrement entre l'économique et le politique (manifeste d'un art de vivre où le lien social est au coeur des échanges) dans certaines initiatives (AMAP). Elle est également l'opportunité, dans d'autres cas, d'un phénomène d'isomorphisme marchand, avec une part croissante dans les modèles économiques de ressources marchandes d'ordre financier et/ou de ressources organisationnelles visant une rationalisation des coûts (logique managérialiste), au détriment d'une véritable hybridation des ressources.

La forme économique, relevant du modèle marchand, des initiatives de l'économie collaborative limite l'accès aux ressources redistributives. L'hybridation

46 « Le retour des communs », ï. Liotard et V. Revest, chap.7, p 152

39

est alors appréhendée comme aménagement d'une logique marchande, par composition, avec une dimension plus réciprocitaire garante de lien social.

? Médiation de plateformes collaboratives

On ne saurait réduire l'économie collaborative à une économie de plateforme. Il existait des formes d'économie collaborative antérieures (SEL).

L'économie de plateforme, consacrée par la révolution numérique, a cependant permis un changement d'échelle sans précédent dans l'économie collaborative. Celle-ci a donné lieu à un modèle basé sur un ensemble de pratiques reposant sur le partage, organisé en réseau horizontal (style « peer to peer ») ou plus vertical, et ayant comme actif immatériel central la notion de confiance.

En cela, les systèmes d'avis et de notation, suivant le modèle consumériste, font office de certifications permettant au consommateur de reprendre sa place d'acteur au sein d'un marché jusqu'ici aux mains d'intermédiaires (agences de location, par exemple) sur le circuit traditionnel.

Cette forme d'économie collaborative se rapproche du supercapitalisme, également désigné par Bauwens comme un système nétarchique47, grâce au monopole des plateformes au détriment de « collaborateurs » dont les ressources sont exploitées sans contrepartie. On est dans le renouvellement des processus de merchandisation dans des relations de face à face. Ce qui conduit, dans certains cas, à une nouvelle forme d'hypercapitalisme : Blablacar, Uber, AirBnB... Et, dans d'autres cas, à un nouveau modèle de société axé sur un mode de gouvernance collectif et démocratique qui véhicule une possible transformation sociétale (Amap, monnaies alternatives, Mooc...).

Pour certaines initiatives, on remarque même une démarchandisation de l'échange social à travers les échanges non monétaires : les règles diffèrent de celles de la concurrence et les critères d'évaluation ne reposent pas exclusivement sur la valeur marchande. C'est à travers ce modèle qu'on trouve les initiatives se

47 BAUWENS Michel, "Sauver le monde : vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer », éd LLL, 2012

40

rapprochant le plus des fondements de l'économie solidaire car elles partagent les mêmes finalités de transformation sociétale : les finances collaboratives, les paniers bio des Amap et les chantiers d'agro-écologie en milieu urbain, les monnaies alternatives, les Mooc...

? Réorganisation du travail : vers la fin du salariat

L'économie collaborative déploie deux stratégies différentes face à l'offre conventionnelle :

- Duplication des modèles de consommation classiques (taxi, appartement) mais avec des ajustements (Uber, Airb'n'b).

- Création d'un service nouveau ou complémentaire répondant à de nouveaux besoins (Citiz, Famust, La Ruche qui dit oui).

Plusieurs enjeux accompagnent l'émergence de cette économie, parmi lesquels la redéfinition du travail et des frontières de l'entrepreneuriat et du salariat, suscitant parfois de vives polémiques sociétales. De lourdes questions d'éthique portent notamment sur l'encadrement du travail, la fiscalité et la redistribution des revenus à travers l'impôt. C'est le cas de Uber.

Le concept même de travail est à redéfinir avec l'invisibilisation du digital labor, dont la prise en compte permettrait pourtant de repenser le travail, qui a été touché par le bouleversement des modèles économiques dû à l'essor numérique.

La nature de l'organisation est elle aussi déterminante. Suivant certaines orientations en matière de propriété, les modalités de gouvernance et la verticalité, ou au contraire l'horizontalité de la plateforme, le projet ne sera pas porteur des mêmes enjeux de transformation sociétale. On observe déjà qu'en France, 10% des travailleurs sont « polytravailleurs »48. Ces polytravailleurs ne dépendent pas d'un contrat de travail subordonné à un temps plein, de longue durée. Leur activité professionnelle se décline sous les formes suivantes : partage salariale, auto-

48Article paru dans Alternatives économiques: « Pour en finir avec le travail salarié », de Anne-Laure Desgris (Oxalis), Noémie Grenier (Coopaname), Benoît Lewyllie (Smart).

41

entrepreneuriat, intérim, intermittence du spectacle, pige...Dans certains domaines, ces contrats ne font pas l'exception mais la règle (culture, formation professionnelle, animation sportive), ce qui entraîne une nouvelle forme de prolétariat où les diplômés subissent une double peine. Ils se retrouvent ainsi dans une situation aussi précaire que celle d'un travailleur indépendant, tout en étant inféodés comme des salariés à une hiérarchie, mais sans la double protection du droit du travail et du régime de sécurité sociale. C'est là tout l'enjeu de la bataille juridique qui oppose Uber à certains collectifs de chauffeurs indépendants, contestant l'absence de lien de subordination entre la firme et leurs structures, pour la plupart auto-entrepreneuriaux.

III. Grille de l'économie collaborative

Mode d'organisation du travail

- Digital Labor

- Mutualisation

- Horizontalité

Propriété

- Bien commun

- Droit d'usage

- Droit de propriété

Territoire

- Global

- Local

- Numérique

Transformation sociétale

- Utilité sociale et impact social

- Visée environnementale

- Lien social

42

 
 

Modèle économique

- Dimension marchande

- Dimension non marchande

- Dimension non monétaire

1) Les nouveaux modes d'organisation du travail sont co-productifs : le travail du consommateur, le digital Labor, est reconnu, même s'il n'est pas toujours valorisé à travers un capital distributif. La mutualisation des espaces, des biens et des outils sont les fondements sur lesquels reposent l'économie collaborative et les économies connexes (de fonctionnalité).

- Deux modèles cohabitent : un sous-système de régulation basé sur le salariat avec une relation de subordination, et un rapport d'horizontalité entre individus indépendants qui collaborent.

2) La propriété, à travers les notions de communs, de déclinaisons multiples entre le droit d'usage (ou d'accès) au droit de propriété, est l'un des principes fondateurs de l'économie collaborative.

3) Le territoire global est rendu possible grâce à la médiation de plateformes numériques qui s'affranchissent des frontières d'Etat et pratiquent sans contrainte l'optimisation fiscale (Uber).

Local : la décentralisation s'inscrit dans la stratégie de développement territoriale à travers une relocalisation de l'échange et la production de service locaux. Les entités polycentristes (essaimage d'un modèle au niveau local, comme le modèle des AMAP ou de La Ruche qui dit oui) participent à la redynamisation de territoires locaux et au maillage du lien social.

43

On parle aussi parfois de « Glocalisation », imbrication entre des logiques à la fois locales et polycentrées, et une dynamique globale et centralisatrice.

Numérique : l'espace numérique est à la fois un nouveau territoire et un nouveau commun. Il a la particularité d'être à la fois un espace économique (markets places) et un espace politique et démocratique (espace public).

4) La transformation sociétale se mesure soit en termes d'utilité sociale, soit en termes d'impact social. L'un et l'autre n'impliquent pas les mêmes attentes ni les mêmes effets, mais s'exprime à travers quatre dimensions identiques : numérique (lutte contre la fracture numérique), social (lien social, dimension participative et capacité d'auto-organisation...), économique (émancipation économique, hausse des capabilités...) et environnementale (transition écologique, baisse des gaz à effets de serre...).

5) Le modèle économique de l'économie collaborative oscille entre une dimension égalitaire et créatrice (l'économie de Pair à Pair et de fonctionnalité repose sur cette ingéniosité de la société civile) et une économie nétarchique, porteuse d'inégalités grâce à la valeur créée par la multitude et coptée par un petit nombre d'investisseurs.

L'économie collaborative couvre en effet les dimensions marchandes, non marchandes et non monétaires de l'échange.

En dépit de la médiatisation d'un modèle de développement économique rapide, reposant sur la levée de fonds privés, et la valorisation en bourse comme indicateur de réussite, la recherche d'un modèle plus vertueux, avec distribution équitable de la valeur créée, est alimentée par de nombreuses propositions.

44

C'est le cas de la proposition de « capital génératif» de Bauwens49, qui redistribuerait une partie de la valeur à ceux qui contribuent à la créer, afin d'éviter le déploiement d'une économie reposant/centrée sur l'accumulation de la rente et du capital, générant inégalité et précarité.

Bien que certaines caractéristiques de biens et services prédéterminent leur appartenance à la sphère de l'économie collaborative et celle de l'économie solidaire, certaines notions transversales peuvent s'appliquer tant à l'une qu'à l'autre, et rendent leur rapprochement pertinent :

La notion de confiance, les externalités, l'accès égalitaire à une ressource, la réinvention de la notion de propriété déclinée en un faisceau de droits, allant de l'usage à la propriété, et enfin une nouvelle dimension organisationnelle, qui adoube l'horizontalité et la mutualisation des ressources, espaces et pratiques.

49 http://p2pfoundation.net/Emerging_Ownership_Revolution#Generative_vs._Extractive_Ownershi p

45

Partie 3 : Analyse du terrain

I) Eléments méthodologiques

Le cadre de référence méthodologique permettra de trouver les catégorisations appropriées, ainsi que les indicateurs pouvant établir des correspondances (validations, apports complémentaires ou oppositions) avec l'hypothèse de départ.

I.1 Le cadre référentiel choisi est l'entretien semi-directif, à dimension qualitative

L'entretien semi-directif est le cadre référentiel qui permet de véritablement mettre en exergue les systèmes de valeurs partagés des acteurs d'un champ professionnel donné, ainsi que le cadre normatif de leurs pratiques professionnelles, du moins le sens qu'ils donnent à ce cadre normatif, comme l'explique Alain Blanchet et Anne Gotman50. Espace d'expression libre pour l'interviewé, à travers quelques questions prédéterminées, sans ordre rigide imposé, l'entretien autorise le recueil d'un certain nombre de données qu'il sera ensuite possible de recouper en informations similaires ou complémentaires sur quatre ou cinq items, à travers des variables retranscris dans une grille, analysés et mis en perspective dans des modèles d'analyse choisis (courants économiques ou sociaux).

I.2 Mode de passation

Sur les 8 entretiens passés, 7 d'entre eux l'étaient en face à face. L'entretien avec le directeur général de Citiz, Mr Jean-Baptiste Schmider, était téléphonique compte tenu de l'éloignement géographique. La durée des entretiens oscillent entre 1 et 2 heures, soit 1h30 en moyenne. La méthode de passation des entretiens s'inspire de certains préceptes de Carl Rodgers51 parmi lesquels :

50 BLANCHET A. et GOTMAN A., L'entretien : l'enquête et ses méthodes, ed Armand Colin, 2010

51 Né en 1902 à Chicago, mort en 1987 à La Jolla, Carl Rogers était un psychologue humaniste américain, dont l' Approche Centrée sur la Personne (ACP) s'appuie sur la qualité de la relation entre le thérapeute et le patient (écoute empathique, authenticité et non-jugement).

46

? l'accueil bienveillant et inconditionnel de l'interviewé ;

? l'écoute et l'empathie ;

? la stratégie d'intervention : relance, recentrage et reformulation.

Seule la non-directivité y échappe, l'entretien étant semi-directif, car encadré par des questions et thématiques préétablies. Il convient cependant de noter que le mode de passation de l'entretien présentait une certaine souplesse, car l'interaction primait sur le guide d'entretien, déterminant l'ordre de passage des questions au regard de ce que l'interviewé avait précédemment énoncé.

La dimension de neutralité bienveillante, exposée par Nicole Berthier52 (2010), été particulièrement observée, et a participé à la qualité et à la profondeur du verbatim obtenu. « L'enquêteur joue un rôle de stimulateur, de facilitateur et par ses interventions montre qu'il écoute et qu'il comprend. Il doit apparaître comme quelqu'un de neutre (d'une «neutralité bienveillante»), capable de tout entendre mais sans être indifférent, qui ne suggère, ni n'évalue, ni n'argumente. Les personnes interrogées prennent alors plaisir à parler avec un étranger qui ne met pas en doute leurs affirmations, qui prête attention à chacune de leurs paroles, ne les bouscule pas, ne les contredit jamais. Dans ce climat de confiance, les informations obtenues peuvent être riches et nuancées. »

Les interviewés ont ainsi pu exprimer, dans leur « propre langue », relayant leurs catégories conceptuelles et cadres de référence, leur réalité, et ont eu plaisir à la partager, en présentant leurs structures et leurs pratiques.

Sur le plan technique, seul un appareil enregistreur-audio, subordonné à une autorisation préalable de mes locuteurs, faisait écran entre l'intervieweur (moi) et l'interviewé.

I.3 Choix du terrain

Le choix du terrain était vaste, compte tenu de l'expansion du secteur de l'économie collaborative à tous les secteurs d'activité. Il a fallu faire une sélection

52 Berthier N., Les techniques d'enquête en sciences sociales, éd Armand Colin, 2010

47

qui a porté sur les domaines du transport et de l'alimentation car ils représentent deux besoins, primaire pour l'un et social pour l'autre, essentiels. Pour chacun de ces secteurs, deux initiatives ont été choisies, suivant, pour l'une, le modèle de l'économie solidaire et, pour l'autre, le modèle collaboratif.

? Le domaine du transport

Dans le domaine du transport, le choix s'est porté sur l'économie collaborative avec le réseau d'autopartage Citiz, qui abolit le lien de propriété et dont la forme juridique est coopérative.

Le modèle de l'économie collaborative choisi est Uber, qui relève bien plus de l'économie capitalistique au niveau macro-économique. La dimension macroéconomique de cette structure a représenté un frein dans l'accès à l'information, et la prise de rendez-vous avec des cadres dirigeants, au niveau national, d'Uber. De plus, Uber a la particularité d'être, non pas une entreprise de transport (comme Citiz) mais un centre d'appels proposant ses services aux auto-entrepreneurs, et les aidant par leur service d'intermédiation à développer leur activité. En effet, le contrat qui lie Uber aux chauffeurs auto-entrepreneurs est un contrat de prestations. Les chauffeurs sont des clients, et non des salariés. Une embauche est un « enrôlement » (enboarding) et un licenciement, une « désactivation ». Les clients d'Uber ne sont donc pas les usagers-passagers, mais plutôt le réseau d'auto-entrepreneurs dans le domaine du transport.

Ces entrepreneurs partagent, pour la plupart, la croyance en un même système de valeurs, lié au modèle collaboratif qui représente la possibilité, pour eux, de pouvoir s'auto-réaliser, dans une dynamique d'empowerment. Ce système de valeurs, largement diffusé par une partie de l'économie marchande, à travers un habile travail d'acculturation via les médias mainstream, a très largement participé à la démocratisation des valeurs de coopération de l'économie collaborative, mais aussi à la réduction de cette économie à la sphère marchande. Ainsi, beaucoup de chauffeurs-entrepreneurs abordent l'aventure Uber en pensant participer à une transformation sociétale, et quelques mois ou années plus tard, ne trouvent plus de

48

correspondance entre la figure Schumpeterienne53 du vaillant entrepreneur social véhiculé par la sphère collaborative, et leur situation réelle d'auto-entrepreneur isolé et endetté.

En effet, si ces auto-entrepreneurs participent au nouveau mode d'organisation sociale d'une société post-salariale qui, grâce à l'économie de pair à pair et de fonctionnalité, répond avec une acuité accrue aux besoins de consommateurs qui le plus souvent co-construisent l'offre, ils sont aussi quasi systématiquement exclus de la captation de valeur.

? Le domaine de l'alimentation

Les modes de consommation ont changé, en particulier dans l'alimentation de plus en plus reconnue comme vectrice de maladies, suite aux nombreuses controverses concernant l'étiquetage et la traçabilité des Organismes Génétiquement Modifiés (OGM).

Le circuit court, garant d'une traçabilité irréprochable et gage de qualité, est de plus en plus plébiscité. En 2013, 42 % des personnes interrogées ont acheté, le mois précédent l'interview, au moins un produit issu du circuit court.

Le choix du terrain s'est porté sur deux modèles différents du circuit court, dans la consommation agricole : le modèle des AMAP et celui de La Ruche qui dit oui, qui semblent être l'un et l'autre à chaque bout du large spectre de l'économie collaborative.

Créée en 2011 sous la forme juridique d'une SAS, La Ruche qui dit oui représente actuellement un effectif de 1 000 ruches en France. Le principe est le suivant : un particulier, une association ou une entreprise décide d'ouvrir une ruche dans un territoire donné. Il doit alors contacter les producteurs dans un rayon de 250 kilomètres et recruter au moins une dizaine de membres qui souhaitent acheter des produits locaux (miel, légumes, pains...).Chaque semaine, le responsable diffuse sur le site une sélection de produits aux prix fixés par les agriculteurs, qui détermine aussi un minimum de commande pour livrer. Le consommateur, également désigné

53 (dir) KLEIN, LAVILLE, MOULAERT, l'innovation sociale, Erès, 2014, p9 -10

49

sous l'appellation « abeille », a alors 6 jours pour passer commande sur le site et payer. Il n'y a pas d'abonnement, l'abeille ne paie que ce qu'il choisit de prendre.

A la mi-2015, La Ruche qui dit oui comptabilisait 130 000 clients actifs, pour plus de 700 responsables de ruche qui se déclinait sous les formes juridiques suivantes :

? 66 % d'auto-entrepreneurs ; ? 18 % d'associations ;

? 9 % d'entreprises commerciales ; ? 7 % d'entreprises agricoles.

La Ruche qui dit oui a un modèle qui est davantage orienté vers le client (le panier correspond d'un point de vue rapport-qualité prix à la somme réglée et il n'y a pas d'abonnement). Les AMAP ont un engagement citoyen qui est davantage tourné vers le producteur (le panier dépend de la récolte et l'abonnement pris par le consommateur l'engage sur la durée).De plus, La Ruche qui dit oui a un système distributif du revenu qui fonctionne de façon pyramidale, alors que les AMAP sont sur le mode de la réciprocité (engagement bénévole).

L'objectif affiché des AMAP est la suppression des intermédiaires traditionnels et le recentrage sur la relation entre consommateurs engagés (car impliqués bénévolement dans l'AMAP) et paysans dont les récoltes sont pré-financées. La charte de l'AMAP affirme les principes de l'agriculture paysanne et généralise la pratique de l'évaluation participative du réseau.

L'une et l'autre des initiatives correspondent aux styles de vie collaboratifs, selon la segmentation de Rachel Bostman, tandis que Citiz et Uber correspondent davantage à la catégorie du « Product Service System » (économie de l'accès et de fonctionnalité, selon Rifkin).

Nous pouvons également procéder à une mise en perspective de ce terrain avec la grille de l'économie collaborative de Bauwens (Annexe 3). Ces hypothèses seront ensuite validées ou infirmées par l'analyse de terrain qui va suivre.

Les AMAP et Citiz se situent sur le champ de l'économie sociale et solidaire. Elles entrent clairement au regard des valeurs portées, et des pratiques qui sont les leurs, dans le quadrant de la résilience locale (covoiturage, partage de terres, partage

50

de compétences) suivant la segmentation que Michel Bauwens fait de l'économie collaborative.

La logique sociale et solidaire est une logique de bénéfice : la valeur d'usage est diffusée et la valeur d'échange distribué. Le modèle d'Uber, en tant que plateforme, oscille entre capitalisme nétarchique (valeur d'usage pour les utilisateurs, pas d'accès à la valeur d'échange) et capitalisme distribué suivant la logique des places de marché P to P. La force de travail que cette plateforme utilise, composée d'une myriade d'initiatives d'auto-entrepreuneurs, se situe-t-elle nécessairement dans le même champ ? C'est une question d'autant plus importante que la captation de valeur d'Uber et celle des auto-entreprises collaborant avec Uber n'est pas la même.

La catégorisation du modèle de l'entité nationale de La Ruche qui dit oui, autour de laquelle gravitent les 1 000 ruches locales portées par des initiatives individuelles dans des territoires plus restreints est, quant à elle, plus difficile à situer.

Présentation de la grille d'entretien

? Constitution de l'entretien :

Comme l'expriment justement Blanchet et Gotman (2007, p. 58), le guide d'entretien est « un premier travail de traduction des hypothèses de recherche en indicateurs concrets et de reformulation des questions de recherche (pour soi) en questions d'enquête (pour les interviewés) ».

La thématique de départ porte sur les critères de l'économie solidaire, sur lesquels peuvent s'aligner les initiatives de l'économie collaborative choisies. La constitution d'une grille d'analyse, à partir de trois ou quatre catégorisations retenues et des séries d'indicateurs qui en découlent, est l'objet de cette étude de terrain.

Les traits distinctifs qu'on souhaite mettre en lumière étant les caractéristiques relevant de l'économie solidaire des initiatives du monde collaboratif, il m'est apparu pertinent de reprendre comme trame de questionnaire un outil élaboré en master 2 « Innovations sociales et conduite du changement » par Mme Bucolo : le guide d'entretien dédié à la cartographie des initiatives ESS. Ce questionnaire, qui explore

51

chaque dimension des initiatives ESS, nous a permis en deuxième année de master professionnel de faire des analyses très fines et une cartographie de grande qualité.

J'ai cependant opéré quelques modifications, afin de l'adapter à mon champ d'étude. En effet, je n'ai pas exploité l'ensemble des questions de ce guide, mais plutôt les grands thèmes. Parmi les thèmes que j'ai retirés du questionnaire final, figure la thématique sur les compétences, car cette question ne m'apparaissait pas comme primordiale. Et enfin, la question relative au réseau sol, qui sortait complètement de mon cadre d'analyse.

La question des compétences s'est néanmoins posé de façon transversale, puisque l'économie collaborative participe à une nouvelle forme d'organisation du travail, plus horizontale et modulable, posant avec plus de pertinence que jamais la question dans une relative porosité entre ces différents champs, des rôles de producteur-consommateur-distributeur.

Par ailleurs, j'ai ajouté au guide d'entretien : une question sur la dimension numérique, bien qu'il ne s'agisse pas de confondre l'économie de plateforme de l'économie collaborative ; une question sur la valeur d'usage et la propriété ; une question sur le capital social/capital confiance et les effets de réseaux ; et, enfin, une question sur les articulations « désintermédiation/ré-intermédiation », « marchand-non marchand », « local-global ».

Caractéristique de l'offre et mise en oeuvre de celle-ci

 

Innovation et utilité sociales

 

Gouvernance

- Quelles sont les instances de

gouvernance ?

- Comment se déploie la vie
démocratique au sein de la structure ?

52

 

- Quelle est l'articulation

bénévolat-salariés ?

Financement

- Y a-t-il une hybridation de

ressources et, auquel cas,
comment s'exprime-t-elle ?

Dimension numérique

- Rôle de la plateforme.

- Rôle des interactions entre les

usagers de la plateforme et le déploiement de l'offre.

- Masse critique.

Vitalité démocratique et capital

social

- Participation des usagers.

- Participation de l'ensemble

des parties prenantes à la
construction de l'offre.

- Capital social du public et
bénéficiaire accueilli par le biais de l'initiative, dans une dynamique de réseau.

Valeur d'usage et propriété

- Rapport au commun.

Dynamique de coopération avec les politiques publiques

 

Implantation territoriale

Autres

- Global mondial), local.

- Désintermédiation/

ré-intermédiation.

- Marchand/non marchand.

53

D) Grille d'analyse à partir des entretiens/Analyse de contenu

Les catégories et indicateurs que j'ai dégagés des entretiens et de l'analyse de leur contenu sont les suivants :

1ère catégorie : Finalité de la production : levier de changement sociétal Indicateurs :

- compétences d'une pluralité d'acteurs dans une multitude de champs d'actions autour du bien commun ;

- changement dans l'organisation du travail ;

- lien de propriété (plateformes logicielles/propriétaires), valeur d'usage, redéfinition

de la propriété, voire abolition de celle-ci.

2e catégorie : Echelle territoriale locale, économie de proximité

Indicateurs :

- une portée et un sens politique : participation citoyenne ;

- exercice de la démocratie ;

- engagement volontaire relevant de la réciprocité entre citoyens : relation entre capital social et confiance (lien de réciprocité) ;

- volonté d'émancipation ;

- espaces publics de proximité.

3e catégorie : Modèle de développement reposant sur l'hybridation des ressources Indicateurs :

54

- dimension politique modifiant le modèle économique (socio-diversité/encastrement) ;

- autre mode d'entreprendre (cf, loi ESS 2014).

E) Analyse critique des limites :

- Mon terrain comprend peu d'entretiens et l'échantillon est, de ce fait, trop petit pour être représentatif. C'est la raison pour laquelle la dimension discursive, au sens de récit tant d'un point de vue signifiant que signifié, est essentielle.

- Certains entretiens sont de véritables tranches de récits, lorsque la confiance invite l'interviewé à l'épanchement. Ces « récits » sont d'une grande qualité sur les pratiques et donnent du sens aux histoires de vies professionnelles.

- Le guide, axé sur l'économie solidaire, n'était cependant pas adapté à tous les interlocuteurs. Certaines thématiques et formulations ont entraîné gêne et incompréhension parfois, et crée une distance dans l'établissement de la relation entre « enquêté » et « enquêtrice ». Loin de leur cadre normatif et déstabilisés par certaines questions, certains interviewés ont donné des réponses superficielles, ne livrant pas le fond de leur pensée, malgré de nombreuses relances et encouragements.

II) Analyse de terrain

II.1) Le domaine du transport de voyageurs

? Présentation des deux initiatives, Citiz et Uber :

La première initiative, Citiz, est une coopérative d'auto-partage, composée de 13 coopératives locales. Citiz Ile-de-France-Ouest était une SIC (Société coopérative

55

d'intérêt collectif), qui s'est d'abord constituée en association, Cergy Auto-partage, née en 2009. La transformation en entreprise sociale Citiz a eu lieu en 2011. Son activité s'est arrêtée en juin 2016.

Il n'y a pas de clivage particulier, au regard des deux entretiens menés, entre Citiz Ile-de-France et Citiz national. Les deux discours peuvent quasiment, à quelques mots près, se superposer l'un sur l'autre. Le coeur d'activité de cette structure est la mise à disposition de véhicule en libre-service. Citiz Ile-de-France était adhérente du réseau France Auto-partage (qui devient Citiz en 2013) qui leur fournissait tout le système d'exploitation des véhicules en auto-partage. Ce réseau réunissait 15 opérateurs d'auto-partage en 2013, qui ne sont aujourd'hui plus que 13. Citiz Ile-de-France et Citiz national ont un ancrage territorial très marqué au niveau local, mais leur présence sur le territoire dématérialisé d'Internet n'est pas dans leur stratégie, un enjeu fondamental.

Comme le démontre Rachel Bostman dans le livre What's mine, yours, la logique collaborative peut exister en dehors de la sphère numérique. C'est le cas de ces deux structures. Ce constat semble particulièrement vrai pour les activités hors Pair to Pair, la plateforme numérique ne faisant pas office d'intermédiation. Citiz, suivant la classification de Rachel Bostman, relève des « Products Services system », l'économie d'accès à un service, qui a vocation à dépasser « la vision classique de la propriété pour proposer une réponse à travers un service auquel le consommateur a accès ».

La seconde initiative, Uber, se rapproche davantage, via des plateformes logicielles et propriétaires, du capitalisme nétarchique qui permet à la fois le large déploiement de la coopération humaine (digital labor) et l'extraction de valeur par des propriétaires singuliers54. D'ailleurs, Bauwens considère qu'Uber ne construit pas sa logique autour du commun, mais selon la logique du profit (capitalisme distributif).

Les nombreuses polémiques, ponctuées de procès auxquelles Uber fait régulièrement face, posent la question du passage d'un capitalisme tourné vers la captation des rentes vers un capitalisme de type « génératif », redistribuant la richesse à ceux qui contribuent aux communs. On ne peut aborder le cas d'Uber, sujet à de

54 Benjamin CORIAT, Le retour des communs, intro du chapitre 4 "Perspective pour demain", p. 256.

56

nombreuses controverses dont la plupart restent en suspens, sans passer par un bref historique :

? En 2008, la commission pour la libéralisation de la croissance française, présidée par Jacques Attali, souhaite libéraliser le secteur des taxis. Cette décision entraîne une pression des taxis qui refusent qu'on augmente le nombre de licences, car cela aurait pour conséquence de faire baisser la valeur des licences (valeur moyenne : 230 000 euros). L'indemnisation des taxis semble impossible pour l'Etat, le montant hypothétique de cette indemnisation étant de 3 milliards.

? En 2009, la loi Novelli autorise la création d'une nouvelle catégorie de transport avec chauffeur, les VTC (Voiture de Transport avec Chauffeur), permettant la mise en circulation de nouveaux véhicules dédiés au transport de personnes, tout en réservant le privilège du « maraudage » aux taxis. Or, l'innovation juridique est très vite supplantée par l'innovation technique. En effet, le progrès technique, ayant entraîné la généralisation de smartphones et d'applications, le « maraudage électronique » est désormais possible grâce aux plateformes dédiées comme Uber, le grand précurseur, Le Cab, Chauffeur privée, Hitch, Drivy...

L'analyse des quatre entretiens, passés avec deux dirigeants de Citiz et deux chauffeurs indépendants d'Uber, permet de renseigner les catégorisations précédemment faites et de valider les indicateurs employés.

II.1.a) Finalité de la production

? La finalité de la production est un levier de changement sociétal majeur :
? Changement des mentalités et sensibilisation à la question environnementale

Les 2 dirigeants de Citiz interrogés affichent comme prioritaire la finalité environnementale dans leur entreprise : Il s'agit de faire évoluer et changer les mentalités. « La finalité environnementale est primordiale, puisque une voiture partagée remplace 10 voitures particulières et l'idée est : si je ne suis plus propriétaire de voiture, je vais moins l'utiliser et donc réduire les gaz à effet de serre », admet Jean-Baptiste Schmider (Directeur Général de Citiz National). Julien

57

Besnard (Directeur de Citiz Ile-de-France) et Jean-Baptiste Schmider lui reconnaissent une utilité sociale, avant tout environnementale. La finalité première est la réduction des nuisances sonores et des gaz à effets de serre en ville afin d'en améliorer la qualité de vie. Chaque voiture en auto-partage correspondrait, selon eux, à 10 tonnes de CO2 en moins émis dans l'atmosphère.

? Economie de la fonctionnalité (de l'accès) et de la circularité au service de l'utilité sociale

L'économie de la fonctionnalité repose sur le gisement de capacité excédentaire : le taux d'utilisation d'un véhicule n'est jamais de 100 %. Il est le plus souvent en stationnement, d'où l'intérêt de mutualiser ses capacités excédentaires et optimiser son utilisation.

L'autre finalité est sociale, car l'autopartage permet la relocalisation des activités sur un territoire de proximité, et le maillage de liens plus étroits. Cela participe à une hausse des échanges entre voisins, qui vont plus fréquemment mutualiser cette pratique, dans leurs activités quotidiennes, comme déposer ses enfants aux activités extrascolaires du mercredi.

L'une des finalités sociales observées est l'accès à la mobilité économique pour les personnes n'ayant pas les moyens de s'acheter une voiture, et qui peuvent ainsi bénéficier d'un accès occasionnel, correspondant à leur besoin ponctuel. Citiz a ainsi mis en place un parc de véhicules dédiés aux usagers de Pôle emploi, en leur qualité de bénéficiaires d'aides de retour à l'emploi, dont le véhicule mis à disposition en auto-partage est l'un des vecteurs.

Une déclinaison de cette optimisation des capabilités des publics dits « empêchés »*55 au sein de Citiz a été l'accès, pour les personnes en situation de handicap et/ou à mobilité réduite, à un parc de véhicules leur étant exclusivement dédiés car aménagés à cet effet.

On observe une forme de mutualisation, dans l'innovation, qui n'est plus portée par un seul acteur mais, dans une dynamique locale, par plusieurs partenaires

55 http://www.enssib.fr/le-dictionnaire/publics-empeches

58

partageant le même diagnostic territorial. Ainsi, Citiz a co-construit cette action en direction des personnes en situation de fragilité économique avec des partenaires spécialisés dans le monde de l'insertion, comme les CCAS. Cette opération, mise en place avec un certain nombre de financeurs et partenaires du monde du handicap, a permis de répondre à un important besoin social. Elle s'est depuis essaimée, Citiz ayant décidé de l'étendre à un plus important nombre de villes.

L'utilité sociale est ici appréhendée au sens large : le public est encouragé à utiliser le circuit de récupération de vieilles voitures mis en place par Citiz, qui reprend les voitures usagées et les confie à un garage solidaire qui va intégrer ces véhicules dans un circuit d'insertion. Citiz fournira à ces partenaires des droits d'utilisation et d'accès à son parc de véhicules en échange de cette cession.

? Compétences et pluralité d'acteurs, multitude de champs :

Les acteurs associés à cette initiative relève de différents champs et secteurs d'activité. Parmi eux :

? des groupes de militants ESS et développement durable, qui oeuvrent sur des problématiques telles que la place de la voiture en ville ;

? des collectivités se saisissant d'un enjeu urbain fondamental (la disposition des places de parking en ville) ;

? l'ensemble du réseau France auto-partage Citiz sur les plans de la communication et les échanges de pratiques ;

? les financeurs de l'ESS (Cigales...) et les utilisateurs du service qu'ils soient particuliers, entreprises ou collectivités.

Cette pluralité d'acteurs assure une certaine vitalité à l'activité, dont le déploiement s'observe tant d'un point de vue territorial que dans les mentalités.

On retrouve une vraie mixité et complémentarité au niveau des compétences mobilisées (gestion de flotte, administration, comptabilité...) au sein de l'équipe bénévole et salariale. On l'observe également au sein de la coopérative locale comme au niveau national, le socle commun de ces équipes pluridisciplinaires étant une certaine appétence pour le secteur de l'économie sociale et solidaire.

59

Il existe cependant un véritable risque d'homogénéisation des équipes salariales, en raison de l'orientation de plus en plus « gestionnaire » et managériale des profils recrutés par Citiz (école de commerce). Cette homogénéisation fait en quelque sorte écho à celle des clients et usagers dont le profil est généralement uniforme : urbain, diplômé et issu de la classe moyenne supérieure. « Dans les responsables d'agence, on recrute soit des gens qui viennent d'écoles de commerce ou des gens qui viennent de Master spécifiques tels les sciences économiques », avoue Jean-Baptiste Schmider.

? Bien commun (propriété/usage)

L'auto-partage questionne par essence la problématique de la propriété privée. En effet, la voiture est un bien si privé qu'il existe des ménages où chaque conjoint en possède une. Et les enfants, en grandissant, aspirent à ce modèle et ont également leur propre voiture, qui symbolise leur indépendance naissante.

« Citiz propose une alternative à la voiture en grande couronne. Ces territoires sont conçus et pensés pour la voiture, mais est-ce que pour autant tout le monde doit avoir sa voiture ?Il faut penser au développement d'autres alternatives à la voiture : vélo, marche à pied, auto-partage... L'auto-partage représente en cela surtout une alternative à la deuxième voiture dans les foyers », prévient Jean-Baptiste Schmider. L'auto-partage s'inscrit en cela complètement dans une logique des communs, à plusieurs titres. Le plus évident est l'abolition du lien de propriété.

Suivant la définition de Samuelson, la voiture est un bien privatif pur : dimension à la fois d'exclusivité (l'usage de ce bien exclut l'autre personne) et de rivalité (la consommation du bien limite et interdit sa consommation par un autre individu).

Au-delà de la dimension de partage d'un même parc de véhicules, qui constitue en quelque sorte un CPR (Common Pool Resource) au sens d'Elinor Ostrom, il offre la possibilité de redéfinir le lien entre propriété et usage, en déclinant un « faisceau de droits »56 entre la propriété privée et le bien public. Le CPR « se caractérise par

56 « Bundle of rights », Elinor Ostrom.

60

le fait que bien que consistant en des « stocks », les ressources qui les composent peuvent être aisément soustraites sous forme d'unités prélevées dans le stock »57.

Dans cette perspective, Citiz présente à la fois un droit de propriété collectif, et non privé, de par sa forme juridique, la coopérative. Celle-ci porte dans ses statuts cette vision des communs : propriété partagée, gestion de la ressource, gestion du collectif autour de l'intelligence collective à partir des valeurs de partage, de coopération et de démocratie en entreprise. Le capital social est en effet partagé entre 84 sociétaires, à la fois propriétaires et usagers de ce bien collectif, dans la perspective d'un projet de partage et d'inclusion des personnes. Le sociétariat est d'ailleurs ouvert aux clients, puisque 15 % d'entre eux ont des parts sociales. Ces sociétaires offrent un droit d'usage aux autres clients et bénéficiaires. L'un des dirigeants de Citiz considère qu'il y a là une forme d'abolition du lien de propriété puisque la propriété est collective : « A tout le monde, et à personne à la fois. »

L'autre forme de commun est la visée environnementale, et concerne les dimensions d'écologie et de développement durable, dans une logique de proposition d'alternative pour réduire l'impact environnemental de la voiture : « On s'inscrit dans un modèle de développement économique durable et solidaire, avec une finalité environnementale. C'est vraiment réduire les nuisances à la voiture en zone urbaine. C'est vraiment ça notre finalité et en termes de valeurs, c'est l'environnement avant le profit et un développement soutenable», reconnaît Julien Besnard (Directeur de Citiz Ile-de-France).

Le bien commun peut en ce sens aussi concerner la gestion de l'espace public, tout particulièrement dans sa dimension environnementale, ainsi que la circularité des véhicules dans cet espace. Comme l'écrit Antoine Fleury : « La protection de l'environnement (Umwelt) - au sens du milieu dans lequel la société évolue - est aujourd'hui centrale dans l'action publique. Il s'agit de limiter la pollution, de réduire la consommation énergétique ou encore de retraiter les déchets. Or, dans les grandes métropoles, l'automobile est considérée comme l'un des principaux facteurs de pollutions, qu'elles soient atmosphériques ou sonores. C'est pourquoi, dans un objectif de santé publique, ce mode de déplacement est désormais perçu comme inadapté à la ville dense. Des politiques plus favorables aux transports en commun

57 Page 31, Coriat

61

et aux « circulations douces » (bicyclette, roller) sont mises en oeuvre, pour lesquelles l'aménagement des espaces publics constitue l'un des outils possibles. Cependant, si l'aménagement des espaces publics joue un rôle dans les politiques des déplacements, c'est à des degrés divers selon les villes. »58

On observe ainsi de nouvelles formes d'articulation individuelle et collective, à travers la redéfinition du lien de propriété. Car si l'économie collaborative se définit suivant plusieurs critères, dont les plus spécifiques sont la mise en commun de ressources et dans une certaine mesure l'interaction de pair à pair, les ressources utilisées ne sont pas créées.

Elles sont optimisées grâce à la mise à la disposition auprès des usagers particuliers, de biens dont les propriétaires partagent l'usage. L'usage sera préféré à la possession (économie de fonctionnalité). Dans le cas d'une coopérative d'auto-partage, la légitimité de la propriété répartie suivant le nombre de sociétaires est évidente, tout comme l'acceptation du terme « commun » pour cette copropriété. Ce n'est pas le cas pour toutes autres initiatives, pour lesquelles se pose la question de la juste répartition de cette co-propriété (Ostrom) et des revenus générés lorsqu'elle est reconnue en tant que telle. Ce qui n'est pas toujours le cas.

II.1.b) Echelle territoriale

L'échelle territoriale des initiatives collaboratives est un curseur important permettant de les situer dans la sphère solidaire ou au contraire capitalistique.

? Echelle locale, économie de proximité :

58Fleury Antoine, « Espaces publics et environnement dans les politiques urbaines à Paris et à Berlin », Annales de géographie, 2009/5 (n° 669), p. 522-542. DOI : 10.3917/ag.669.0522. URL : http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-annales-de-geographie-2009-5-page-522.htm

62

La CIC (Coopérative d'intérêt collectif) a la particularité de s'inscrire sur le territoire et d'associer les acteurs présents pour développer une activité de « mobilité durable ».

L'activité d'auto-partage au niveau local, consistant en un réseau de voitures en libre-service avec une location à l'heure, s'inscrit dans un réseau coopératif autour de laquelle se structurent 12 autres coopératives locales. Ce réseau est né du regroupement d'initiatives portées par des acteurs locaux. Le réseau rend service aux acteurs locaux en offrant une technologie commune, un site internet, un système de réservation et de facturation pour les véhicules et une marque commune partagée, Citiz.

L'implantation de Citiz sur le territoire a fait avancer un certain nombre de questions portant sur la mobilité, et sur la généralisation de l'idéologie de l'usage, au détriment de l'idéologie propriétaire. Ainsi, l'opération menée à Nantes par un service d'auto-partage qui avait recruté une quinzaine de personnes afin qu'elles se passent de leur voiture sur une dizaine de jours, en échange d'un accès gratuit durant cette période à un autre type de transport. Cette opération, dupliquée par Citiz Ile-de-France, durant la semaine de la mobilité (troisième semaine de septembre) en 2012, a rencontré un franc succès puisqu'elle a été ensuite répétée quatre années durant et a impliqué 50 participants volontaires sur la dernière édition, et sur une durée de 1 mois.

? Echelle globale, mondialisée :

Contrairement à Uber, Citiz n'a pas d'émanation mondiale, mais le réseau est présent à l'échelle nationale sur certains territoires.

? Echelle numérique, dématérialisée :

La révolution numérique a ouvert un nouveau territoire, dématérialisée, qui se superpose complètement aux espaces dérégulées de l'économie marchande. En créant de nouveaux « markets places », et en s'affranchissant des traditionnels

63

intermédiaires, la dimension numérique a permis à l'économie collaborative de changer d'échelle (captation de valeur...).

La dimension numérique n'est que peu investi par Citiz, dont ce n'est pas le coeur de métier : « Notre métier, ce n'est pas de la plateforme pure. On a une plateforme pour faire fonctionner ces véhicules, mais ion part pas comme Air'b'n'b ou uber, d'une plateforme qui met en relation des demandeurs et des offreurs de places de parking, de logements, de voitures elle-même. On n'est pas un métier de plateforme à la base. On a besoin du numérique pour actionner notre service mais on se définit pas comme un métier de plateforme qui est plus un outil qu'un coeur de métier », prévient Julien Besnard. La dimension numérique existe pour la réservation, afin de permettre l'accès à un véhicule et pour le suivi des utilisations des véhicules. Les techniciens de Citiz ont personnalisé des logiciels, en y apportant des éléments comme un portail internet, une charte graphique qui leur est propre et une application mobile.

Il n'y a pas de digital labor, ou de système de notation, propre au site. Du point de vue de l'économie collaborative, la confiance ne représente pas un enjeu majeur car le parc automobile appartient à un collectif, la coopérative, et non un particulier non identifié. Leur système n'a donc pas besoin du tiers de confiance, dès lors qu'ils assurent eux-mêmes le nettoyage du véhicule, la mise à disposition avec des standards de qualité bien définis. Citiz a également une présence sur Facebook, tant au niveau local que national, qu'ils reconnaissent eux-mêmes ne pas investir suffisamment par manque de compétences disponibles et immédiatement mobilisables.

L'échelle d'Uber est résolument global et numérique : présente dans plus de 51 pays, et 310 villes, grâce son outil de géolocalisation et ses applications. Mais cette dimension n'a pu être atteinte qu'à travers le changement d'échelle rendu possible par la démocratisation de l'usage d'Internet, des applications et de l'utilisation désormais généralisée de smartphones. Entre 2008, date de sa création, et 2017, Uber a connu une croissance fulgurante, largement portée par de multiples et successives levées de fonds. Par le glissement du maraudage traditionnel au maraudage numérique, Uber a en quelque sorte opéré suivant l'expression de Pierre Musso, une

64

« augmentation »59 du territoire urbain, la notion de « territoire numérique » marquant en effet une extension par un double mouvement : celui, d'une part, d'une « transformation du territoire, « dématérialisé et technologisé » en un « bits d'information » ; et, d'autre part, d'une augmentation et d'un enrichissement du territoire à l'aide de réseaux techniques et d'outils logiciels. On se trouve alors face à une réalité augmentée, la mise en relation d'usagers en quête d'un véhicule avec chauffeur et celle de chauffeur à l'affût de clients étant optimisée de façon maximale.

II.1.c ) Portée et sens politiques :

? Participation citoyenne et exercice de la démocratie

Citiz comprend un conseil d'administration, avec un président et une équipe

salariale, chapeautée par un directeur général. L'assemblée générale a lieu une fois

l'an et repose sur le principe d'un homme égale une voix. Il existe 6 collèges de vote

correspondant aux catégories de sociétaires suivantes :

- utilisateurs du service (20 %) ;

- salariés (20 %) ;

- membres de soutien (15 %) ;

- collectivités (15 %) ;

- partenaires de l'ESS (15 %) ;

- partenaires de l'activité (15 %).

Le Conseil d'administration se réunit en moyenne tous les 2 à 3 mois pour la structure locale. Ces instances de gouvernance relèvent parfois plus de la concertation que de la véritable participation, en dépit de la volonté des administrateurs les plus actifs. La plupart des décisions reposent sur une prise de décision du binôme Président-Directeur Général, dans une logique d'information

59Musso Pierre, « Territoires numériques », Médium, 2008/2 (N°15), p. 25-38. DOI :

10.3917/mediu.015.0025. URL : http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-medium-2008-2-page-25.htm

65

descendante, et une faible volonté d'autonomisation par rapport à l'équipe opérationnelle.

La tentative de lancement d'un comité de réflexion stratégique visant à autonomiser l'équipe bénévole, avec un effacement progressif de la figure omniprésente du président qui a tendance par sa seule présence à orienter la discussion, s'est soldée par un échec. De manière générale, la prise de parole à ces réunions, qui facilitent ensuite les prises de décisions en Conseil d'administration et en Assemblée générale, est détenue par la même dizaine de personnes membres actives depuis le début de la création de cette activité d'auto-partage. Car on remarque peu d'intégration, à l'exception d'une ou deux personnes, parmi les nouveaux sociétaires (profil militant).

Leur profil est par ailleurs très homogène, ce qui peut sembler être un frein au renouvellement et à la diversité démocratique : actifs, sensibilisés aux thématiques de la coopérative, professions intellectuelles, études supérieurs, militantisme... La mobilisation du reste des sociétaires semble difficile, en dehors des assemblées générales où la mobilisation semble importante : entre 20 et 40 personnes.

? Organisation pyramidale, sans incitation à la participation

La question de la participation au sein d'Uber ne se pose pas en termes de participation, ni même de concertation, associant les parties prenantes à la prise de décision. Les « collaborateurs », chauffeurs en auto-entreprise pour la plupart, sont informés dans une logique descendante de décisions sur lesquelles ils n'ont aucune prise et qu'ils ne peuvent le plus souvent pas contester. Ainsi, en France, la commission prélevée par Uber est passée de 20 à 25 %, sans explication, ni discussion. « Avec une moyenne de 100 euros jour pour 8 courses, dont 25 % vont à Uber. La Cie Uber n'a jamais expliqué l'augmentation de 5 % aux chauffeurs. A part l'augmentation de bénéfices, je ne vois pas de raisons à cette augmentation de leur marge. Le seul truc qui pourrait éventuellement expliquer sans justifier l'augmentation, c'est le fait qu'ils ont ouvert un nouveau centre. C'est sûr que leur masse salariale, elle a augmenté, donc ça explique mais ça ne justifie pas l'augmentation de 5 %. » (Said)

66

? Engagement volontaire relevant de la réciprocité entre citoyens (relation entre capital social et confiance et lien de réciprocité) :

La démocratie participative est, suivant les dirigeants de Citiz, assez importante. Même si sa mise en oeuvre est complexe dans le sens les acteurs impliqués n'nt pas le même niveau d'engagement, ni de compétences. L'équilibre entre une équipe salariée professionnelle et un conseil d'administration, reposant sur le principe du bénévolat, est difficile à trouver. Il en va de même pour la répartition des pouvoirs entre les différentes parties prenantes de l'initiative, parmi lesquelles figurent des structures professionnelles, des représentants des collectivités et de simples usagers.

La taille grandissante de la structure a une incidence sur son processus de professionnalisation et,par extension, sur le maintien de cette démocratie participative. « On en est qu'aux prémices, mais on se retrouve confrontés aux mêmes problèmes que les grandes banques, coopératives privées et mutuelles d'assurance. Et on se retrouve avec la question : "Comment je fais vivre la démocratie dans des structures très importantes? Qui a un nombre de sociétaires très important et comment je fais vivre la démocratie, en dehors du modèle où on invite les sociétaires à venir manger des petits fours une fois par an au CA ? » admet Jean-Baptiste Schmider.

La participation est encouragée via la multiplication de réunions d'informations, de sensibilisation, et à travers les échanges et interactions sur les réseaux sociaux. La formalisation d'outils de formation, à destination des bénévoles est aussi en cours de réalisation, afin d'encourager la prise de parole au sein des instances de gouvernance.

? Monétisation de la confiance et assistance

Il apparaît à travers les deux entretiens réalisés que la notion de confiance est primordiale dans le fonctionnement d'Uber, comme dans de nombreuses autres économies de plateforme mettant en relation un particulier anonyme avec un autre particulier, tout aussi anonyme. Le système de notation est, au sein d'Uber, garant de la qualité de la prestation, mais aussi de la fiabilité du chauffeur. En deçà de 4, 5 sur une totalité de 5 étoiles, les chauffeurs peuvent être sanctionnés, et voir leur

67

compte momentanément désactivé. La confiance remplit donc ici son rôle de monnaie virtuelle, permettant et facilitant l'échange marchand entre deux personnes ne se connaissant pas. Cela n'accroît pas pour autant le capital social de l'un ou l'autre. Y compris chez les chauffeurs, le sentiment d'appartenance à un même corps est inexistant.

Cette absence de lien est à mettre en relation immédiate avec la construction difficile d'une solidarité organique entre chauffeurs, qui ne s'organise pas au sein d'Uber dans les syndicats et les prétoires. A Uber s'organise, en revanche, une solidarité non organique, mais choisie et reposant sur le principe de charité. « Uber met néanmoins une aide en direction des « Chauffeurs vulnérables », en difficulté financière mais tous les chauffeurs le sont quelque part donc je sais pas comment ils les choisissent. Notre tarif horaire, on est en dessous du smic par exemple. », confie Saïd.

De même, la prise en charge sociale (système de protection sociale, d'assurance maladie et chômage) est remplacée par un système de privilèges exclusivement commerciaux, qui ne se décrochent qu'« au mérite ». « Il existe d'autres avantages non négligeables, mais qui sont plus d'ordre commercia et non social : on a des réductions chez Speedy, sur les cartes essence. On paie 20 % de moins. On ne paie pas la TVA. On a plein d'avantages comme ça. Mais, il faut faire un certain quota de courses (150 par mois) pour avoir accès à ces avantages. Par exemple là, j'ai profité d'une réduction de ma carte carburant, qui me permet d'épargner 20 % sur mon carburant. C'est-à-dire, au lieu de payer 100 euros, je paie 80 euros. Ce n'est pas négligeable. C'est une avancée récente qui n'existait pas au début », convient Djamel.

? Volonté d'émancipation et espaces publics de proximité

Chez Citiz, les lieux de gouvernance représentent également des espaces publics de proximité, propices suivant le mode d'administration à la concertation ou à la participation. Les sujets abordés sont le plus souvent opérationnels (création de la marque nationale, et de manière générale des points sur l'activité).

L'espace représente alors le lieu d'expression et de déploiement du processus de décision et de gestion de l'intelligence collective.

Face à la difficulté de générer des revenus conséquents sur la location de véhicules, une discussion en groupe de travail, en interne, entre sociétaires a porté sur le changement de stratégie visant à la diversification de l'activité. Cette étape sert souvent au porteur de l'initiative de tribune lui permettant de roder son argumentaire. La proposition est ensuite présentée, discutée beaucoup plus brièvement et valider en Conseil d'administration, et enfin mise en oeuvre par l'équipe salariale. Les sujets abordés peuvent être aussi, même si c'est plus rare, d'ordre conceptuel ou idéologique : « On peut s'écharper des heures entières sur la juste façon d'appeler notre public : clients, usagers, bénéficiaires... », reconnaît Jean-Baptiste Schmider.

? Un espace démocratique limité qui se construit dans la conflictualité la plus marquée

La participation et l'exercice démocratique, tout comme la mise en place d'une dynamique de coopération entre chauffeurs indépendants et Uber, ou même entre chauffeurs indépendants et politiques publiques sont encore embryonnaires. « Peut-être qu'à l'avenir des choses se développeront mais pour l'instant, il n'y a rien. Moi, en tant que chauffeur Uber j'aspire à gagner ma vie par ce biais, mais c'est pas gagné et je compte chercher (du travail) en dehors du domaine du transport si je ne suis pas aidé car le taux horaire est trop bas et ne permet pas de dégager des marges suffisantes. En tant que chef d'entreprise, je peux toujours me recycler dans autre chose », poursuit Saïd.

S'il existe un syndicat de chauffeurs VTC, il n'y a pas de concertation directe entre eux et Uber, sous la forme d'un dialogue social. Uber décline toute forme de lien de subordination entre son entité et ces chauffeurs. Par ailleurs, la plupart, pris par l'urgence de satisfaire leurs besoins les plus primaires comme celui de manger, ne participent pas à ces réunions : « J'ai trop de choses à faire », reconnaît Saïd.

68

? Une émancipation impossible

Le travail n'est pas perçu par les chauffeurs indépendants comme vecteur d'émancipation économique ou même politique, cette sphère étant particulièrement désinvestie au profit de considérations d'ordre plus matériel, qui s'imposent immédiatement à eux. Selon Saïd, le travail est alors vécu comme aliénant : « Nous sommes gérés par un ordinateur, ce qui rend le métier très difficile. Il faut savoir s'arrêter. Certains dorment 2 à 3 jours dans leur voiture. Il n'y a aucune limitation, pas de contrôle par disque, rien. D'où certains graves accidents. Les chauffeurs peuvent travailler comme des esclaves car celui qui ne sait pas s'arrêter sera esclave d'un serveur allumé 24 h sur 24. Ce ne sont pas des humains qui sont derrière, mais des algorithmes qui se foutent de l'hygiène de vie du chauffeur. Il faut connaître ses limites et les respecter. Contrairement aux taxis où on ne peut excéder 11 h, et dans le transport routier où il y a un contrôle par disque, il n'y a aucune limite chez Uber.»

Il existe un conflit entre l'idée qu'ils se sont fait de cette collaboration « volontaire » et laréalité, davantage « contrainte ». Djamel Lachkhab.prévient : « dans collaboratif, il y a le mot "collaboration" ; pour moi, c'est un partenariat entre une entreprise privée et la plateforme.Car Uber a une puissance de communication qu'on n'a pas. Ils ont une force car ils sont dans plusieurs pays (Angleterre, France, Espagne...), ils font l'intermédiation entre le client et nous. C'est un partenaire indispensable dont on ne peut se passer. Ils sont incontournables. Si on ne travaille pas avec eux, on n'a rien. Ce sont les premiers, les leaders du marché. »

Au fil des entretiens, la dure réalité de la contrainte économique et financière est accentuée par le sentiment d'isolement de ces entrepreneurs. « J'aurais préféré pouvoir gérer mon entreprise et la faire prospérer, mais là je suis à la fois patron et chauffeur, il faut gérer la paperasse, l'administratif, tout ce qui est inhérent à la gestion d'une entreprise, et il faut en même temps bosser et faire du chiffre. C'est un statut un peu difficile, qui relève du salariat dans la façon de bosser mais sans la protection sociale et l'appui logistique d'une boîte pour tout ce qui est paperasse, compta, etc. On se sent très seul, on n'est pas aidé. Moi, je travaille 7 jours sur 7, 8 heures par jour, non-stop », avoue Djamel Lachkab

69

II.1.4) Modèle de développement économique

70

Le modèle coopératif se distingue par sa forme particulière de société de capitaux centrée sur la fonction de consommation (ou de production). Selon Jean-Louis Laville, l'éloignement du terrain politique « signale le passage d'une économie solidaire à l'économie sociale » dans une « logique d'adaptation fonctionnelle à l'égard des effets du capitalisme »(2005, p.34) La recherche d'un modèle économiquement viable et créateur d'emplois a participé à une forme d'acculturation de la vocation politique du modèle coopératif.

? Hybridation des ressources :

La particularité du modèle économique de Citiz est l'hybridation de ses ressources, qui ne relèvent pas que d'un seul principe économique, celui du modèle marchand, mais aussi de subventions (principe de redistributions) et de participations bénévoles et d'autres dons (principe de réciprocité). C'est l'articulation de ces différentes dimensions qui permet au statut coopératif d'assurer à la fois la pérennité de son activité économique, tout en déployant toute une dimension politique qui lui est intrinsèquement associée.

Cela va parfois impliquer, pour leur modèle économique, de travailler avec la collectivité afin d'obtenir des subventions sur une période de 3 à 5 ans, permettant d'atteindre un certain équilibre économique. La pérennité du financement est moins recherchée que la soutenabilité, permettant ainsi à l'activité d'atteindre la viabilité économique.

Au cours des années 2015 et 2016, le chiffre d'affaires de Citiz Ile-de-France atteint un montant de 100 000 à 120 000 euros. La structure a également obtenu une trentaine de milliers d'euros de subventions de l'Etat et de la région Ile-de-France au titre de l'Emploi d'avenir. Mais le recours à la subvention, qu'elle soit publique ou privée, n'est pas systématique et reste ponctuel. L'aide de l'Etat intervient aussi à travers l'obtention de marchés publics, qui représente 60 % du chiffre d'affaires de Citiz Ile-de-France, le reste étant le produit de la location des voitures. L'aide au démarrage de la région Ile-de-France à la création de la coopérative était de 5 000

71

euros ; la fondation MACIF a apporté une aide de 15 000 euros sur les trois premières années de démarrage.

Ces marchés publics de gestion de flotte offre un revenu plus stable et une meilleure visibilité :

- parc automobile de 10 véhicules loués à des bénéficiaires de l'accompagnement Pôle-Emploi ;

- parc d'une trentaine de véhicules dédiés au syndicat d'assainissement de la région Ile-de-France ;

- aide de l'agglomération Cergy-Pontoise au démarrage de l'activité pour acheter les 10 premiers véhicules (30 000 euros).

La valorisation du temps accordé par les bénévoles n'est pas un outil utilisé, mais l'implication du président au démarrage de l'activité a été évalué à l'équivalent d'un 1/2 ETP (relation publique, réflexion stratégique).

La notion de masse critique ne revêt pas les mêmes enjeux suivant qu'il s'agisse de Citiz ou Uber. Chez Citiz, l'équilibre, au niveau local, est atteint au bout de 5 à 7 ans dans une agglomération de 300 000 habitants, avec un parc d'un volume de 50 à 70 véhicules. Là où la croissance exponentielle d'Uber est fortement corrélée à une masse critique très rapidement atteinte sur le marché mondial, dans une perspective de leadership.

Enfin, la levée de fonds, propre au modèle collaboratif d'Uber, ne correspond pas à une des activités de financement du réseau Citiz.

? Pas d'hybridation des ressources, modèle exclusivement marchand :

Chez Uber, les sources de financement sont exclusivement personnelles, à l'exception pour la SAS d'une aide ponctuelle de l'Adie, lors de la création d'entreprise. L'investissement de départ a consisté pour l'un comme pour l'autre en l'équipement automobile. La SAS de Saïd El Mejaoui dispose d'un véhicule Peugeot 806, d'une Citroën C8, d'une Audi qu'il a revendue pour une BMW. Sa flotte,

72

composée de 3 véhicules, ne correspond pas à la même gamme ni à la même prestation en termes de services. Cette flotte lui permet de répondre à l'ensemble des courses que lui confient les différentes plateformes logicielles auxquels ses employés et lui sont connectés. Saïd, chauffeur privé, a un niveau d'exigence, en termes de qualité du véhicule et de présentation du chauffeurbeaucoup plus élevé qu'un chauffeur de la gamme UberPOP60, par exemple. L'achat semble plus intéressant que la location, qui ne permet pas de kilométrage illimité.

La société en SAS utilise plusieurs plateformes différentes, avec une nette préférence pour Uber. « L'être humain est bien traité. Il y a beaucoup de contacts humains, même pour régler des litiges avec les clients. Les échanges avec la plateforme sont bons. On a affaire à des personnes, des êtres humains », explique Djamel Lachkhab. Et d'ajouter : « Contrairement à Chauffeur privé où il y a une sanction à la moindre faute, avec Uber, il y a un système de formation mis en place à destination des chauffeurs ayant eu de mauvaises appréciations. A moins de faire une catastrophe, un truc vraiment grave, on ne se fait pas radier. Alors que si c'est Chauffeur privé, c'est une catastrophe. Dès qu'il y a un problème avec un client, on se fait directement aligné. »

Autre avantage : la gamme étendue de prestations. A côté d'Uberpool, coûte en général 5 euros moins cher qu'UberX, pour une prestation sensiblement différente. « Alors que le Pool, on peut prendre plusieurs clients, en fait c'est du covoiturage. On ne va pas d'un point A à un point B avec un client comme UBER X. La course est susceptible de s'étendre car on peut prendre plusieurs clients sur le trajet. L'avantage est que le prix de la course est démultiplié. L'espèce est vraiment optimisée et le taux de charge de la voiture est bien meilleur puisqu'on peut prendre jusqu'à 4 passagers pour une seule et mm trajectoire. » (Saïd)

La seule ressource des chauffeurs indépendants interrogés, qu'il s'agisse de Saïd El Mejaoui, dirigeant d'une SAS à la tête d'une flotte de 3 véhicules, ou de Djamel Lachkhab, auto-entrepreneur qui vient de démarrer son activité, est la ressource marchande. Or, si l'espace numérique a augmenté l'espace marchand, en mettant à disposition des consommateurs des biens qui relevaient auparavant de la sphère

60 La gamme UBERX est en général plus élevée de 5 euros, pour une qualité de service supérieur : le véhicule est généralement une Berline, de moins de 6 ans, et le client a l'exclusivité de la course contrairement à UberPOP où le chauffeur peut prendre plusieurs courses pour un même trajet.

73

privée, il a exacerbé la concurrence des chauffeurs dans leur ensemble, au profit du consommateur pour lequel les prix doivent rester bas afin de maintenir l'attractivité de l'offre : « Autrement dit, l'ubérisation se fait d'abord au bénéfice du consommateur - il faut s'en souvenir face à la litanie des sanctions et des propositions de régulation suggérées par les industriels et les politiques. Elle permet à une catégorie de la population de profiter de services auxquels elle n'avait pas accès précédemment. »61La variable d'ajustement concerne donc les chauffeurs, qui ne profitent ni de la stratégie de coûts bénéfique aux consommateurs, ni de l'optimisation fiscale sur laquelle repose le système Uber.

? Encastrement politique /économique

Citiz n'est pas dans le refus du monde marchand et capitaliste, mais dans le refus de l'appropriation exclusive du capitalisme.

La viabilité et la pérennité du modèle économique reposent sur la recherche d'un équilibre économique (compte de résultats stable, capacité à financer l'activité, remplacement du parc de véhicules et pérennisation des emplois), et non sur l'intervention d'une levée de fonds comme pour le modèle Uber, sur lequel repose son expansion. Et dont la problématique principale est la recherche d'investisseurs.

D'autre part, le modèle Citiz, à travers l'économie de fonctionnalité, visant à optimiser l'usage de la voiture en le démultipliant grâce aux nombres d'utilisateurs la partageant, et l'économie de circularité, permettant de donner une seconde vie aux véhicules usagés en les recyclant dans un circuit solidaire, s'inscrit dans une finalité à la fois environnementale et sociale. Il participe aux dynamiques de relocalisation et de lien social dans un territoire donné. « Dans le cadre de l'enquête, on a pu observer qu'un un utilisateur d'auto-partage réduit de 40 % son usage de la voiture. Dans les abonnés, avant l'adhésion, ils étaient 70 % à avoir leur voiture. Après adhésion, on passe de 70 à 30 % qui possèdent leur voiture, sachant qu'une voiture en auto-partage remplace 8 à 9 voitures de particuliers et libère donc 7 places de

61Soufron Jean-Baptiste, « Uber et les taxis : qui doit s'adapter ? », Esprit, 2015/8 (Août-septembre), p. 204-208. DOI : 10.3917/espri.1508.0204. URL : http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-esprit-2015-8-page-204.htm

74

stationnement soit pour d'autres automobilistes, soit pour d'autres usages de l'espace. De plus, cela participe à une réduction des émissions de C02. D'un point de vue politique, cela pèse dans le changement des mentalités. Nous avions 150 abonnés particuliers réguliers, donc potentiellement, suivant le lien de proportionnalité, 100 voitures en circulation en moins. D'autre part, l'utilisation de l'auto-partage réduit de 20 à 50 % le budget voiture d'un particulier», décrypte Julien Besnard.

Citiz popularise ainsi une autre façon de faire de l'économie, dans lequel l'échange marchand s'articule autour d'une finalité écologique, mais aussi autour des valeurs de partage, de coopération et de démocratie en entreprise. Citiz a d'ailleurs apporté sur les territoires dans lesquels il s'est implanté une innovation sociale majeure : du point de vue de l'offre qui n'existait pas sur ce territoire, et de la forme juridique, Citiz-IDF étant la 1ère, et seule, SIC du val d'Oise.

La forme juridique de la coopérative a une incidence majeure sur sa façon de faire de l'économie. Contrairement aux SAS et aux autres structures de l'économie collaborative, la coopérative ne peut pas faire de levée de fonds. Les modalités de financement de leurs activités sont donc plus restreintes que pour les start-up de l'économie collaborative, car l'impossibilité pour une coopérative d'opérer une plus-value sur le capital ne présente pas d'intérêt pour les traditionnels investisseurs de l'économie collaborative. « C'est-à-dire qu'on croît au fur et à mesure de la croissance de nos utilisateurs, et on n'est pas dans un modèle où le but est grossir plus vite que le voisin (rires) et que le winner prend tout quoi (rires). C'est un peu le cas de l'économie des plateformes : grossir plus vite pour rafler le marché », précise Jean-Baptiste Schmider.

? Une myriade d'auto-entreprises reliées par un contrat de prestations, qui comprend un lien de subordination

L'encastrement politique et économique est inexistant. En revanche, il existe un lien de causalité entre les conflits judiciaires auxquels Uber est de plus en plus confronté, et le positionnement de plus en plus marqué des politiques publiques à leur égard. En effet, la mairie de Londres vient d'interdire à Uber d'opérer dans la

75

capitale britannique sous la pression conjointe d'entreprises des traditionnels « black Cab », de syndicats de VTC et de politiciens.62

Bien que considérés par le centre d'appel qu'est Uber, comme des clients, les chauffeurs indépendants sous contrat avec celle-ci n'en sont pas moins assujettis à une forme de lien de subordination. Uber représente une valorisation de 40 milliards d'euros en 2015 et l'équivalent de 1 000 salariés. La seule ville de Londres compte néanmoins près de 30 000 chauffeurs identifiés comme étant des « Uber » 63, pourtant non assujettis à un contrat de travail, bien qu'ayant avec celle-ci un lien de subordination évident. En effet, dès lors qu'ils se connectent à l'application Uber, ils suivent les règles qui leur sont dictés par la plateforme logicielle et sont soumis à la loi de l'algorithme. Un chauffeur Uber n'a ni l'identité ni le contact du client, ni même la destination de ce dernier avant sa prise en charge effective. Il ne décide pas du prix de la course qui est « estimée » par le logiciel, avec la possibilité qu'il soit revu dans les périodes calmes à la baisse, voire en dessous du SMIC horaire. De même l'itinéraire est fourni par l'application Uber. Si le chauffeur peut refuser certaines courses, au bout de trois refus il est déconnecté du système pour 10 minutes. Le chauffeur peut, en cas de plaintes, subir l'équivalent de « sanctions disciplinaires »64. Les formes juridiques des chauffeurs Uber indépendants interrogés sont l'auto-entrepreunariat pour l'un, et la SAS pour l'autre.

La société en SAS, CVP, Compagnie de voyage parisien, parvient à dégager davantage de bénéfices que celle en auto-entrepreuneuriat, car elle dispose d'une flotte où chaque véhicule correspond à une plateforme dédiée. Les chauffeurs employés par Said Elmajaoui directeur de CVP, dépendent tous de la même entreprise « capacitaire », c'est-à-dire détenant une autorisation administrative leur donnant la capacité de transporter des personnes sur la voie publique. C'est le cas de la majorité des chauffeurs Uber qui sont salariés, non pas d'Uber mais de structures de transport. Au 31 décembre 2017 entrera en vigueur la loi Grandguillaume, qui donne l'obligation à tout chauffeur Uber d'être titulaire d'une carte VTC, et qui

62 https://fr.finance.yahoo.com/actualites/uber-vient-perdre-droit-d-102036455.html

63 Utilisation métonymique de l'expression « Je prends un Uber », désormais passé dans le langage courant.

64 « Un tribunal britannique conteste le modèle UBER « Article d'Eric Albert, dans le Monde, édition du dimanche 30-Lundi 31 octobre 2016

76

entraînera probablement de nombreuses modifications dans le statut salarial des chauffeurs Uber.

II.2 Le domaine de l'alimentation

I

II.2.1 Finalité de la production

? Levier de changement sociétal :

L'alimentation représente, pour l'ensemble des initiatives rencontrées, un levier de changement sociétal majeur car les circuits courts sont porteurs d'innovations sociales à travers la redynamisation économique et sociale qu'ils apportent aux territoires qui les accueillent. Les pratiques associées encouragent l'empowerment citoyen, du point de vue du producteur mais aussi du consommateur, qui réorganise à travers le circuit court une rupture avec le traditionnel circuit de distribution, au profit d'une alimentation durable. L'émergence de ces circuits atypiques de distribution n'est pas nouvelle, car il existait déjà dans les années 1980 des formes de circuit court, à travers la vente directe auprès de producteurs locaux.

La véritable innovation repose finalement sur une particularité du modèle collaboratif : la désintermédiation et la ré-intermédiation, rendu possible par la mise en relation de particulier à particulier (Peer to Peer) ou, comme c'est le cas pour les AMAP et La Ruche qui dit oui, par la mise en place de circuits courts à travers un lien direct entre producteurs et consommateurs. Mais l'innovation de cette désintermédiation repose sur le fait qu'elle est suivie d'une réintermédiation : « On voit aussi apparaître une forme de ré- intermédiation qui tend à rassembler une offre atomisée ou jusqu'alors intermédiée par des acteurs de l'économie traditionnelle. La Ruche qui dit oui, plate-forme de mise en relation directe entre les agriculteurs et les consommateurs, participe à la désintermédiation de la distribution des produits

77

agricoles, mais s'avère aussi un nouvel intermédiaire qui se rémunère sur la base de commissions sur les transactions de la plate-forme. »65

L'innovation repose donc sur la dynamique locale du pouvoir citoyen, et est tourné vers la recherche d'une alimentation responsable et la volonté de se passer d'un maximum d'intermédiaires afin d'optimiser les gains du producteur. Et d'assurer ainsi une certaine traçabilité des produits auprès des consommateurs. Cette innovation, ne relevant ni du marché ni de l'Etat, mais de la société civile, s'appuie de plus en plus sur des partenariats avec les collectivités territoriales impliquées.

Yuna Chiffoleau, chargée de recherche à l'INRA (Institut national de recherche agricole), évoque de « nouvelles modalités d'actions collectives concernant les relations entre les différentes catégories d'acteurs du développement territorial »66. Cette affirmation trouve tout son sens dans l'initiative portée par le couple mère-fille de la ruche courneuvienne, Régine et Perrine Morêt, quiaffiche clairement la portée sociale de l'initiative, face à un quartier coupé en deux (d'un côté les immeubles, de l'autre la zone pavillonnaire) et manquant de cohésion sociale.

La dimension affective transparaît également à travers la façon dont les porteuses de l'initiative désignent leurs clients : « les abeilles », avec lesquels elles ont créé de forts liens de proximité : « Nous on est les responsables de ruche. Les RR. Et eux, c'est les petites abeilles. Il y en a que ça déstabilise », se présente Régine. « Et quand on les contacte, on les appelle toujours « abeille », poursuit Perrine. La mère et la fille partagent d'ailleurs une anecdote qui reflète leur état d'esprit : « es gens souvent, enfin ça arrive... ils viennent pour prendre leur commande et disent : «Bonjour, je suis le numéro untel.» Et ma mère adore dire, mais vous... », commence Perrine. «... Vous n'êtes pas qu'un numéro quand même », conclut Régine Moret.

A la croisée de thématiques transverses portant sur la santé, l'alimentation, le circuit-court en tant que réseau de distribution solidaire.

? Compétences et pluralité d'acteurs, multitude de champs :

65 « L'économie collaborative, entre utopie et big business » S. Borel, D. Deamilly, D.Massé, 28 juillet 2015, Esprit, Le partage une nouvelle eco.

66Yuna Chiffoleau et Benoît Prevost, « Les circuits courts, des innovations sociales pour une alimentation durable dans les territoires », Norois, 224 | 2012, 7-20.

78

Les AMAP, comme les ruches, mobilisent une multitude d'acteurs participant à une chaîne raccourcie, certes, mais nécessitant des compétences diverses dans des champs d'action très différents : comptabilité, logistique, agriculture, communication... Cette obligation de compétences pose la question de la professionnalisation de structures, dont certaines comme les AMAP ou la ruche de La Courneuve reposent sur l'engagement militant et bénévole.

Perrine et Régine Morêt se sont confrontées aux limites du bénévolat lorsqu'elles ont souhaité investir pleinement la dimension du lien social en étendant leurs actions de sensibilisation à une alimentation locale, responsable et biologique, à travers des ateliers de cuisine ayurvédique dans des associations et centres sociaux. « inon, il faut vraiment le faire en travaillant 24 h/24 à plein temps et nous, vu qu'on est une association et qu'on a chacune un travail à temps plein, on n'a pas suffisamment d'énergie pour développer ce truc-là. Mais il y a vraiment cet aspect-là qui est aussi un moteur pour la création, et qu'on a dû mettre de côté », déplore Perrine Moret.

A) Bien commun (propriété/usage)

L'alimentation responsable, ici perçue comme un « ensemble de pratiques, de la production à la consommation de biens alimentaires, économiquement viables, socialement soutenables et écologiquement responsables »67 touche par sa transversalité plusieurs domaines relevant du bien commun. Et ceci, dans une acceptation large des termes « bien partagé » par les membres d'une même communauté, de façon raisonnée et suivant une gouvernance favorisant la soutenabilité de la ressource commune.

Le débat public sur les bienfaits d'une alimentation saine et le lien de plus en plus évident entre santé publique et alimentation responsable ont fait de cette thématique une priorité sanitaire : obésité, maladies cardio-vasculaires, OGM, agriculture raisonnée, lutte contre l'agriculture intensive, débat sur la résistance aux antibiotiques, utilisation des insecticides dans les cultures. « Sur l'aspect sensibilisation, on essaie de prendre conscience de ça puisque, finalement, ce qu'on

67Yuna Chiffoleau et Benoît Prevost, « Les circuits courts, des innovations sociales pour une alimentation durable dans les territoires », Norois, 224 | 2012, 7-20.

79

essaie aussi de développer c'est la prise en compte de nos actes, que ce soit dans notre consommation mais aussi dans notre alimentation et dans le respect de la nature », prévient Perrine. « Et puis on mange des aliments remplis d'antibiotiques ; du coup, ça crée des résistances quand on doit soigner. Et les gens s'étonnent : «Oui, ben j'ai pris 4 cachets et ça ne marche pas»... Ben non, ça ne marche pas ! », dénonce Régine.

L'idée de « commun » se retrouve aussi dans la conception que ces entrepreneuses associatives se font de l'économie collaborative, dont elles ne retiennent volontairement que le terme « collaboratif », ou plutôt « collaboration », par un glissement de sens. Le volet marchand est complètement éludé au profit de la mise en relief de rapports de « collaboration », se rapprochant de la dimension réciprocitaire de l'échange par son absence de commutativité. Les producteurs choisis, et c'est particulièrement vrai pour les AMAP, où l'engagement envers un producteur dépasse l'échange marchand, deviennent des collaborateurs privilégiés.

A la question : « Quelle est votre vision de l'économie collaborative et comment la mettez-vous en relation avec votre activité ? » Régine répond sans hésitation : « On collabore à l'économie de notre producteur. » Il s'agit « d'aider, soutenir et faire développer l'activité d'un producteur (...) C'est plus une intention de personne à personne, d'aider au niveau local les producteurs, parce qu'on aime bien manger et on avait envie aussi d'aider, en quelque sorte, les producteurs locaux, d'où l'aspect « collaboratif. »

II.2.b) Echelle territoriale

? Dimension locale et économie de proximité

Les circuits courts sont organisés autour d'une économie de proximité, locale, permettant la réduction du nombre d'intermédiaires au strict minimum. Cette économie de proximité se définit tant par son mode d'organisation autour de la relation directe (consommateurs/producteurs), par des valeurs partagées, que par son ancrage dans le territoire local. Les producteurs sont contactés par les responsables

80

de ruche dans un rayon moyen de 43 kilomètres, et de 250 kilomètres au maximum. Les consommateurs, les « abeilles », sont le plus souvent des habitants du quartier.

Selon Yuna Chiffolleau , spécialiste des circuits courts alimentaires, « l'entreprise a inventé une fonction que l'épicier de proximité occupait : celle d'intermédiaire de marché qui rapproche producteurs et consommateurs, et sait parler des produits et faire du lien ».68 Des propos entrant en résonance encore une fois avec les porteuses de projet, comme Régine: « Mais je pense que nous les valeurs qu'on veut vraiment développer c'est l'aspect convivial, chaleureux et le lien social, qui n'est pas mis en priorité par la ruche MAMA. Après, c'est peut-être plus facile pour nous car on est local et la ruche MAMA, c'est du global, national voire international avec la Grande-Bretagne, la Belgique... »

La relation au territoire est quasiment affective, comme l'atteste les entretiens. Régine appartient à la troisième génération de La Courneuve et a vu s'étioler une vie de quartier autrefois dynamique, qu'elle souhaite revitaliser à travers cette initiative. Et Perrine renchérit :« Moi, je pense être un peu comme une maman. On ne cherche pas à théoriser notre activité. Encore une fois, parce que c'est une intention vraiment citoyenne et aussi, on ne l'a pas dit, mais en fait ma mère a grandi ici. C'est aussi ses parents, son père a grandi à La Courneuve aussi, aux 4-Routes. Enfin, la maison familiale date de plusieurs générations. C'est quelque chose qui nous tient à coeur dans notre famille en fait, la ville de La Courneuve. Du coup, notre intention c'est pas de théoriser notre activité ou vouloir faire des plans, des projets et tout. Mais c'est juste parce qu'on aime La Courneuve et on a envie de participer à la vie de notre ville. C'est plus ça, notre intention. Du coup, après... ça parle pas vraiment d'économie. »

? Dimension globale : nationale et internationale

La Ruche qui dit oui se déploie, six ans après sa création, à l'échelle nationale à travers 800 ruches locales en France. Ce maillage lui permet de couvrir la quasi-

68 Dossiers Alternatives Economiques, « L'économie collaborative, le nouvel eldorado » A.D, P.60

totalité du territoire avec une forte concentration autour des zones urbaines et périurbaines.

Egalement présente à l'international, la ruche a progressivement déployé son modèle d'essaimage en s'adaptant au mieux à la culture d'entreprise du pays d'implantation du site. Ainsi, la structure expérimente avec la Norvège un nouveau modèle de duplication dans lequel l'équipe est locale, non francophone, maîtrisant la langue et les codes du pays. Elle couvre également les territoires : belge, anglais, allemand, espagnol et italien, à travers 250 ruches, représentant 8 000 producteurs actifs sur l'année (contre 5 000 sur le territoire français) et 50 000 clients actifs (130 000 en France).

La reconnaissance au niveau européen et international se fait aussi à travers les certifications et labels reçus : B Corp obtenu en 2016, et Agritech. Ces reconnaissances sont mutuelles car elles attestent également de l'intérêt de La Ruche qui dit oui pour une expansion territoriale à l'international.

Cela souligne aussi leur volonté d'investir le champ de l'innovation technologique, mis au service de l'agriculture afin d'en améliorer le rendement. Il est difficile d'évaluer l'impact de ces innovations technologiques (drones, robotique, micropuces, objets connectés) sans recul suffisant, tout comme il est difficile de ne pas mettre cet essor technologique en lien avec le processus de mécanisation agricole, qui a conduit à la mécanisation progressive du travail d'agriculture afin d'en augmenter la productivité.

Le concept des AMAP, qui regroupent autour d'une association des sympathisants de la défense de la cause paysanne, existe à travers le monde entier et depuis des décennies. On le retrouvait déjà dans les premières formes d'initiatives solidaires remontant aux années 1970. L'intérêt pour ce mode de consommation, de production et de distribution va croissant, en raison de l'adhésion d'un plus grand nombre de personnes au projet politique des AMAP. Pour autant, les entités dépendant de MIRAMAP, l'organe fédérateur des AMAP en France, ne se déploie pas à l'international et se focalise surtout sur une approche locale et militante.

81

? Dimension numérique :

82

La dimension numérique représente moins un territoire augmenté qu'une interface nécessaire aux commandes réalisées en ligne les ruches.

Ainsi, le réseau de la ruche MAMA a une certaine centralité car, d'une part, il héberge les blogs des ruches locales et, d'autre part, c'est sur ce réseau que les producteurs s'inscrivent. « Sans ce réseau, on n'existe plus », admet Perrine.

Le territoire numérique rejoint ainsi, comme le souligne les travaux de Yoshai Benkler, la notion de commun en y associant un cadre générique beaucoup plus vaste que celui de propriété partagée d'une plateforme numérique, générant des profits. La question du renouveau démocratique, de la coopération, de la responsabilité partagée les uns envers les autres et de la dimension sociale de la production, au sein de ce commun, est également abordée par Benkler, et correspond complètement à la façon dont La Ruche qui dit oui investit cet espace.

L'espace numérique, est la prolongation de l'espace publics de proximité que sont les lieux de distribution, où se rencontrent et se co-construisent l'offre et la demande, en marge des offres conventionnelles existantes. Ce sont à la fois des espaces de débats, d'échanges d'idées et de pratiques, et de réajustement de l'offre à la demande, et inversement, avec une acuité plus fine que celles des habituelles études de marché.

La plateforme numérique est, par exemple, une interface de communication, qui permet de fluidifier les échanges entre producteurs et membres de la ruche. Elle comprend également une partie support de formation, avec des outils à destination et disposition des responsables dans leur gestion des ruches. De plus, la plateforme est conçue de telle sorte qu'il est impératif de passer par elle pour accéder à n'importe quelle ruche locale : il faut créer et renseigner une sorte de profil avec prénom, nom, numéro de téléphone et mail, ce qui permet également de fédérer l'ensemble en communauté.

Le site internet, tout comme l'écran devient une nouvelle forme de désintermédiation-réintermédiation, particip à la fonctionnalité de l'échange et à la proximité géographique entre producteurs péri-urbains et consommateurs urbains. La ruche sur Internet devient ainsi leur espace commun de rencontre. De leur côté, les intermédiaires sont en charge de l'organisation des modalités de l'échange et de la distribution. « En outre, l'écran d'ordinateur devient médiateur d'une proximité

83

relationnelle construite, non seulement parce que les consommateurs peuvent « visiter » les fermes des producteurs présentées sur le site, mais également par l'élaboration d'un discours et d'un graphisme porteurs de valeurs partagées. Notons enfin que dans les deux cas, les prix de vente restent bien maîtrisés par les agriculteurs, soit du fait que la vente est directe, soit de fait de la proximité organisée avec les intermédiaires. »69

Ces différentes strates de désintermédiation et réintermédiation, si l'on prend en compte tout acteur se situant entre le producteur et le consommateur, pose la question nouvelles formes de ré-intermédiation, et tout particulièrement de leur nature.La dimension numérique est un nouvel intermédiaire. Le responsable de ruche local en est également un. L'entité qu'est la ruche Mama, qui emploie 75 personnes, est également un autre intermédiaire. Chaque producteurreverse, d'ailleurs, des frais de 16,7 % de son chiffre d'affaires hors taxe au responsable de ruche locale et à la tête de réseau.

De plus, le fait de stocker certains produits comme cela a pu arriver au sein de La Ruche qui dit oui, en attendant les jours de distributions, n'est-ce pas une forme d'intermédiation supplémentaire dans le cadre très spécifique du circuit court ? C'est une position que réfute Solenne Mutez, responsable partenariats et relation presse de la ruche MAMA, qui ne se considère pas comme un intermédiaire, tant au niveau national que local.

Finalement, ces 3 échelles territoriales, se fondent dans une dimension hybride, le « Glocal » qui reprend les spécificités d'un essaimage au niveau local d'un modèle pensé et conçu en amont, par une entité centralisatrice. Le territoire immatérielle du numérique permet la duplication, à une échelle rapide, su modèle et l'extension d'un nouveau territoire et place de marchés, par le même biais.

69Praly Cécile, Chazoule Carole, Delfosse Claire et al., « Les circuits de proximité, cadre d'analyse de la relocalisation des circuits alimentaires », Géographie, économie, société, 2014/4 (Vol. 16), p. 455-478. DOI : 10.3166/ges.16.455-478. URL : http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-geographie-economie-societe-2014-4-page-455.htm

84

II.2.c) Portée et sens politique

La dimension politique des AMAP est leur levier d'action principal : soutien à l'agriculture biologique et au système de distribution des paniers alimentaires, ces structures ont aussi des lieux d'engagement citoyen et de réflexion concertée sur l'innovation sociale de ce modèle agricole, et les circuits de distribution associés.

« J'ai voulu m'engager sur un sujet qui avait du sens. Manger est important, et fait partie des choses pour lesquels il est important de dégager du temps. Faire du bénévolat au sein d'une AMAP s'est donc naturellement imposé à moi », explique Jean-François Gigand, bénévole au sein d'une AMAP parisienne. Solènne Mutez explique, quant à elle, que si l'engagement au sein de La Ruche qui dit oui est moins contraignant que celui que l'on rencontre auprès des AMAP, il n'en reste pas moins aussi profond : « Les gens n'ont pas toujours le temps de consacrer autant de temps aux AMAP, mais ils souhaitent néanmoins le faire, sans la contrainte d'un panier qu'ils n'auront pas choisi et où ils trouveront des fruits et légumes qu'ils ne connaissent peut-être pas. La Ruche représente un format d'engagement tout aussi réel, mais moins contraignant. » Solenne Mutez.

Au niveau local, la portée politique sert essentiellement au lien social et participe à la création d'espaces publics délibératifs suivant la définition de Bernard Eme. Les producteurs et les adhérents échangent sur les thématiques transverses que drainent des sujets tels que l'alimentation responsable, la santé, la transition écologique, le malaise paysan...

Le niveau de sensibilisation est plus élevé en raison d'une interaction avec les publics concernés par les problématiques abordées.

? Participation citoyenne/exercice de la démocratie :

Les AMAP sont des associations, regroupées en un mouvement inter-regional des AMAP (le MIRAMAP). Au niveau des antennes locales, les bénévoles sont libres de s'organiser comme ils le souhaitent, et la gouvernance est soumise aux mêmes règles que celle du monde associatif : une instance de gouvernance (bureau ou

85

Conseil d'Administration) se réunit à fréquence régulière et les décisions sont prises de manière collégiale, chaque voix correspondant à un homme.

L'organisation des ruches relève quant à elles, d'un certain polycentrisme (les ruches locales choisissent librement leur forme juridique et leur gouvernance), qui repose néanmoins sur une logique de centricité autour de l'organe référent, la ruche MAMA. La Ruche MAMA a un conseil d'administration composé d'entrepreneurs et d'investisseurs, auquel assistent également des délégués du personnelcomme Solenne Mutez.

Il y'a , en particulier au sein des AMAP, concordance entre la volonté de démocratisation par le biais de la dimension réciprocitéire de l'initiative, et le plaidoyer politique qu'elle porte.

Cela donne lieu à une forme d'empowerment citoyen qui s'exprime autant à travers le bénévolat des membres de l'AMAP, que leur engagement financier visant à soutenir un producteur en particulier, independement des aléas de sa production.

L'implication politique des gérants de ruchesau niveau local est probablement plus prégnante, compte tenu de leur participation à la dynamisation, tant d'un point de vue politique qu'économique, du territoire auquel ils appartiennent. Cela se traduit aussi par la participation d'un très grand nombre de gérants de ruche au niveau de la politique locale en qualité d'élus par exemple.

Or, suivant Laugier et Ogien, dans leur ouvrage intitulé Le Principe démocratie: enquête sur les nouvelles pratiques sociales, l'activisme politique s'accompagne souvent de pratiques économiques alternatives, relevant tant de la sphère solidaire par ses finalités que de la sphère collaborative dans ses moyens d'actions.

II.2.d) MODELE DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE

L'homogénéité de la forme juridique des AMAP (association) permet d'avoir une vision plus claire de leur modèle économique. Le consommateur est pro-actif et participe à titre bénévole à la construction de l'offre et de la demande. La porosité

86

entre la sphère professionnelle, que l'espace des AMAP représente pour les producteurs, et l'espace public qu'est l'association, lieu ayant vocation à politiser dans une dynamique de « voice » les problématiques liés aux circuits de distribution courts, entraîne un encastrement entre le politique et l'économique. La dimension économique est, de ce fait, essentiellement réciprocitaire dans les AMAP, dont le positionnement à la fois solidaire et citoyen affiche une distance assumée avec le modèle marchand.

« La différence entre marché et réciprocité ne peut et ne doit pas être réduite à la seule gratuité supposée du transfert pensé comme don. (...) Le principe de réciprocité ne peut pas être compris sur cette base transactionnelle.(...) La réciprocité est fondée sur cette complémentarité d'éléments distincts. Ceux-ci ne sont pas commutables comme le sont pour l'économie dominante le vendeur et l'acheteur (...). Le souci de l'autre, de la réciprocité s'oppose à l'intérêt pour soi du principe de marché. »70

En revanche, il existe un décalage entre l'antenne national des ruches MAMA et les structures locales, qui se cristallise à travers le modèle économique qui dépend de la forme juridique choisie.

La ruche locale de La Courneuve n'est pas dans une recherche de rentabilité économique. Régine et Perrine, les responsables de ruche, souhaitent rester dans une dimension réciprocitaire et locale, dans laquelle l'échange économique est prétexte aux liens tissés lors des distributions. Elles expliquent que les ruches, ayant pour statut l'auto-entrepreneuriat, gèrent en moyenne 2 à 3 ruches simultanément, à raison parfois de 150 commandes par distribution. La recherche de productivité et d'efficacité précède le lien, pérennité économique oblige. « Ils ne les connaissent pas les clients. Là du coup, je parle de clients. Les gens passent, prennent leur truc et ils s'en vont, parce qu'ils ne peuvent pas se garer, il y a trop de monde... C'est le bazar. Nous, c'est tout l'inverse, vous avez vu, la place qu'il y a là, on peut se garer, on ouvre la grille... » raconte Régine.

70Jean-Michel Servet, « Le principe de réciprocité chez Karl Polanyi, contribution à une définition de l'économie solidaire », Revue Tiers Monde 2007/2 (n° 190), p. 255-273. DOI 10.3917/rtm.190.0255

87

La ruche MAMA dépend d'un modèle de développement se calquant sur les traditionnelles start-up, pour lesquelles la levée de fonds privés est un accélérateur de croissance, l'objectif étant de croître le plus rapidement possible. Si les fonds privés d'investissements sollicités sont tous agréés par Finansol, et sont donc solidaires, les levées de fonds successives de 1 million d'euros en 2013 et de 9 millions en 2015 ne laissent que peu de place à l'hybridation des ressources, qui est l'un des traits distinctifs d'une économie solidaire.

Enfin, il est intéressant de noter comme le modèle économique influe sur la dimension politique, et inversement. Au démarrage de l'activité en 2011, à Toulouse, l'échange marchand s'organisait dans une dimension se situant entre l'administration domestique et la réciprocité. « Les distributions se faisaient de façon informelle, dans le garage mis à disposition par des personnes participant à l'échange. » (Solenne Mutez)

Aujourd'hui, l'échange a définitivement quitté la dimension de l'économie domestique (ou de subsistance), lieu de solidarité naturelle ayant pour vocation première d'assurer la subsistance d'un cercle restreint d'individus, souvent circonscrit l'univers familial, pour gagner celui de l'échange réciprocitaire, pour les ruches locales, et marchand, pour la ruche MAMA.

La perennité économique d'un grand nombre de ruches locales repose sur l'équilibre entre les ressources non monnétaires, relevant de la réciprocité, les ressources non-marchandes relatives au système redistributif et les ressources marchandes issus de l'intermédiation entre usagers et producteurs, dont ils retiennent 8,35% du chiffre d'affaire, pour le travail d'organisation, de ventes et de gestion de la communauté effectué par le responsable de ruche.

En revanche, le recours à la levée de fond , dans le modèle d'expansion économique de la ruche MAMA aurait tendance à marginaliser le prélèvement de 8,35% qui rémunère le service (support technique et commercial) et les frais bancaires des transactions effectués sur la plateforme internet.

88

CONCLUSION

En s'appuyant sur leur légitimité croissante, les structures de l'économie collaborative peuvent, à travers l'économie solidaire, inventer des solutions d'autorégulation aux problématiques sociétales qui relevaient jusqu'ici de l'intervention centralisée de l'Etat : transition écologique et alimentation responsable, crise du système agro-alimentaire, régulation du système de transport de personnes, crise du logement...

Ces défis sociétaux pourraient trouver des réponses, ou dans une moindre mesure des propositions alternatives, grâce à `action transversale d' initiatives de l'économie solidaire et collaborative. Leur extension sur le territoire numérique, lieux d'expression de la société civile et de réinvention de la solidarité, à travers des outils et pratiques innovantes, entraine un changement d'échelle dans la portée que ces initiatives peuvent avoir.

Un encastrement du politique dans l'économique est cependant un préalable indispensable, car la société civile subit un phénomène d'acculturation de la société de marché, prolongement d'une économie de marché largement dominante.

Glissement entre société civile et société de marché

On assiste à un retour du travail à la tâche, porteur d'insécurité pour les travailleurs dans l'économie collaborative, suivant un modèle où l'exécutant est sollicité pour une tâche ponctuelle et n'est rémunéré que pour celle-ci, avec peu ou pas de saisie à l'impôt, avec des conséquences sur le système de production.

Le modèle Uber génère de nombreuses frustrations auprés de la masse de chauffeurs auto-entrepreneurs qui compose sa flotte informelle. L'absence de réelle système redistributif équitable empêche la plupart d'entre eux de vivre dignement de leur activité professionnelle, les plongeant dans une précarité à la fois économique et sociale. De plus en plus de politiques osent, face à cette captation de la valeur, poser certaines régulations afin de préserver les secteurs d'activité impactés par une concurrence frisant avec la déloyauté. C'est le cas du maire de

89

Londres qui a interdit, sous la pression de syndicats de chauffeurs, d'exercer sa licence à Londres.

Mais ces nouveaux modèles ont apporté à la fois des changements dans les modes de pensée, de consommation, de production, mais aussi dans l'organisation du travail.

Alors que le XXe siècle a entrainé l'avènement du salariat, généralisant l'idée d'un travail avec des revenus réguliers, et offrant aux entreprises une main-d'oeuvre stable et expérimentée, et à l'Etat des ressources fiscales lui permettant d'équilibrer le système social , le XXIé siècle, après plusieurs décennies de choâge de masse et de crises successives a remis en cause ce système. On assiste, ainsi, à la précarisation du salariat.

L'émergence du modèle colaboratif s'appuie sur deux mouvements simultannées permettant la rencontre de l'offre et la demande au moment le plus opportun : la crise de 2008 et la généralisation à la même période de l'utilisation de smartphones et d'applications.

Il faut rappeler, par ailleurs, que la motivation financière est la première raison avancée pour justifier son achat dans la consommation collaborative. On assiste à l'avènement d'une société du client, au détriment de l'entrepreneur indépendant sur lequel s'opère la variable d'ajustement.

Entre le XIXe et le XXIe siècle, on retrouve les mêmes problématiques de travail à la tâche et de précarisation, et les mêmes solutions (De Bonnard et Bauwens).

Des solutions dans la dynamique réciprocitaire

La théorie de la commune sociétaire de De Bonnard rejoint celle du capital distributif de Bauwens : « La plus-value est une capacité productive obtenue du fait du travail et rendant copropriétaires les salariés. »71

Les initiatives collaboratives les plus solidaires sont finalement celles qui placent la dynamique réciprocitaire au coeur de leur modèle de développement économique. D'une part, une hybridation des ressources leur permet à la fois de

71

90

gagner en pérennité en réduisant les risques de déséquilibre financier. Mais surtout, la dimension politique est omniprésente dans l'économie non monétaire de l'économie réciprocitaire face à un système de plus en plus financiarisé et coupé des réalités immédiates des territoires locaux.

Le caractère subversif et militant dé l'économie non-monétaire et réciprocitaire n'est pas sans rappeler celui du le peer-to-peer à ses débuts, a été au début, dans les années 2000 (pas d'échanges d'argent, liberté totale...). Le danger de récupération du potentiel de transformation sociétal de l'économie collaborative et solidaire ne se trouve pas tant dans une possible acculturration que dans sa dépolitisation, qui permetrait une complète neutralisation de sa subversion et capacité de changement sociétal.






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"Soit réservé sans ostentation pour éviter de t'attirer l'incompréhension haineuse des ignorants"   Pythagore