1
Table des matières
Introduction 3
1ère partie : L'économie solidaire
4
I. Mise en perspective historique 4
I.1 La solidarité, un enjeu éthique et politique
5
I.2 Economie solidaire, entre rupture et continuité de
l'économie sociale 9
I.3 Reconnaissance et institutionnalisation dans une dynamique
de co-construction avec les politiques publiques 12
I.4 Dimension politique de l'économie solidaire 13
II Caractéristiques de l'économie solidaire 15
II.1 Hybridation des ressources 16
II. 2 Débat public : 17
II.2.a Le débat public comme outil d'émancipation
17
II.2.b Les espaces publics de proximité comme lieux de
débats 18
II.2.c Production du débat public : dynamique de «
voice » 19
II.3 Gouvernance 20
II.4 Co-construction 20
III. Grille de lecture de l'économie solidaire 2
2e partie : L'économie collaborative
24
I.1 Economie collaborative et communs 24
I.1.a Prise de conscience de l'aspect limité des
ressources 24
I.1.b Une relecture de l'économie collaborative à
travers les communs 25
I.1.c Une pluralité de droits se déclinant entre la
propriété et l'usage 27
2
II.2 Les sources d'inspiration de l'économie
collaborative 28
II.2.a Qu'est-ce que l'économie collaborative ? 28
II.2.b Les théoriciens de l'économie
collaborative 29
II.2.c Les outils de l'économie collaborative 30
II.2.d Les enjeux et les défis de l'économie
collaborative 35
III Grille de l'économie collaborative 40
3e partie : Analyse de terrain 54
Secteur du transport de voyageur 54
Secteur de l'alimentation 76
Conclusion 88
Bibliographie 91
Annexes 94
«Tout homme possède une propriété
sur sa propre personne. A cela personne n'a aucun Droit que lui-même. Le
travail de son corps et l'ouvrage de ses mains, nous pouvons dire qu'ils lui
appartiennent en propre»
John Locke
3
INTRODUCTION
L'intérêt pour ce sujet de mémoire s'est
développé en marge de la démarche de reconversion
professionnelle qui m'a conduite à entamer un master 2 en Economie
sociale et solidaire, au Cnam (Conservatoire national des arts et
métiers), tout en expérimentant, dans le même temps,
différentes formes de travail : missions bénévoles de
junior-consulting pour l'association AlterAction et le cabinet Accenture ;
stage dans une structure sociale de l'IAE (institut d'administration des
entreprises) ; contrat à durée déterminée dans le
domaine de l'hébergement d'urgence ; création de l'association
d'écriture publique et ludique Edoplumes dans laquelle je suis
écrivaine publique bénévole et, enfin, projet de
création d'une plateforme numérique collaborative, au sein
d'Edoplumes, dédiée à l'écriture ludique.
L'ensemble de ces expériences m'ont poussé,
forte de mon capital d'expérience antérieur, à non
seulement reconsidérer ma relation au travail et à l'emploi, mais
aussi à mieux cerner la dimension collaborative de chacune d'entre elles
à travers la mutualisation de leurs ressources et l'interaction en
réseau autour du bien commun, dans une perspective de transformation
sociétale.
Les passerelles entre la sphère solidaire et la
sphère collaborative se multipliant, j'ai choisi d'en faire le sujet de
mon mémoire.
L'économie collaborative a connu un essor fulgurant ces
dernières années, qui ne laisse aucun doute sur la très
grande marge de progression qu'il lui reste. Cet essor est largement dû
à la démocratisation d'Internet, des terminaux numériques
et de l'évolution des modes de consommation. Par ailleurs,
l'économie collaborative s'inscrit, à travers ses valeurs
d'ouverture, de partage et son impact social, dans le sillon de
l'économie solidaire.
4
Il convient cependant de se demander si l'économie du
partage (« Sharing economy »), à savoir la mise sur le
marché de l'usage d'un bien que l'on possède (mise à
disposition de véhicules et de logement, de tables d'hôtes...)
suffit à inscrire l'économie collaborative dans le champ de
l'ESS.
La production de valeur en commun, les nouvelles formes
d'organisation du travail, l'horizontalité des structures et la
mutualisation des espaces, des outils et des biens, entrent en résonance
avec les pratiques de l'économie solidaire. L'organisation en
réseau et l'intermédiation de réseaux sur Internet, et des
communautés qui les constituent, ont permis l'émergence de
différents secteurs de l'économie collaborative, entrant en
complète résonance avec les activités du champ de
l'économie solidaire : la consommation collaborative, le financement
participatif, les monnaies virtuelles, la production en commun ou encore la
coproduction de connaissances en font partie.
Il est difficile, face à ce brouillage autour de la
notion de « commun », propre à l'économie collaborative
et à l'économie solidaire, de distinguer les initiatives
partageant les valeurs de cette dernière et celles qui, par un habile
glissement et une inversion de valeurs traditionnellement attribuées au
modèle économique dominant, s'en éloignent ?
Je vais dans un premier temps de présenter les
fondamentaux de l'économie solidaire, puis ceux de l'économie
collaborative. Puis je vais tenter de définir, à travers une
grille d'analyse constituée sur la base de lectures exploratoires et
d'entretiens, de définir quels critères de l'économie
solidaire peuvent être appliqués aux initiatives de
l'économie collaborative.
5
Partie 1 : L'économie solidaire
Nous allons, dans un premier temps, faire la synthèse
de la littérature scientifique que nous avons collectée sur la
thématique de l'économie solidaire afin d'exposer les
différentes acceptations théoriques de cette notion et mettre en
lumière la dimension collaborative de cette économie.
Cette partie se subdivise en trois axes : les
différents points de vue académiques sur l'économie
solidaire, la façon dont elle se déploie dans les initiatives et,
enfin, la proposition d'une grille de lecture de cette économie sur la
base des principes qui la fondent.
I.
|
Mise en perspective historique
|
Dans cette première partie portant sur
l'économie solidaire, nous analyserons les enjeux éthiques et
politiques de la solidarité au XIXe siècle, puis nous
replacerons l'émergence de l'économie solidaire au regard de
l'économie sociale, dans une logique de rupture ou de continuité.
Ensuite, nous étudierons la co-construction d'une économie
solidaire dans une dynamique de reconnaissance et d'institutionnalisation.
Enfin, la dernière partie abordera la dimension collaborative de
l'économie solidaire.
I.1 La solidarité, un enjeu éthique et
politique
La solidarité définit « une relation
entre personnes ayant conscience d'une communauté
d'intérêts, qui entraîne, pour les unes, l'obligation morale
de ne pas desservir les autres et de leur porter assistance.
»1 Cette obligation morale engage chacune des parties
à porter assistance à l'autre. Au cours du XIXe
siècle, elle devient un enjeu politique au sein de l'économie
sociale. Apparue dans la seconde moitié du XXe siècle,
l'économie solidaire se distingue, au sein de l'économie sociale,
par le rééquilibrage des rapports marchands et le plaidoyer
politique.
1 Source Dictionnaire « Le petit Robert
»
6
Aux fondements de la solidarité, et de
l'économie solidaire, l'associationnisme, apparu au début du
XIXe siècle, et porté par des actions collectives de
citoyens se revendiquant libres et égaux, est un mouvement qui
mêle l'économique et le politique. Il a vocation à limiter
les impacts négatifs des dérives du libéralisme, qui
privent un certain nombre d'individus de leurs droits les plus
élémentaires et de leur dignité. Ce mouvement correspond
à un élan démocratique majeur, à travers
l'intervention de la question politique dans la sphère privée,
que représentaient les ateliers, corporations de métiers. «
(...) Axée sur l'entraide mutuelle autant que sur l'expression
revendicatrice, elle relève à la fois de l'auto-organisation et
du mouvement social, ce qui suppose une égalité entre les
personnes qui s'y engagent. »2 ( Laville, 2014, p 48)
Cela donne lieu, en dépit de la Loi Le Chapelier qui
circonscrit l'intrusion du politique dans la sphère privée de
l'atelier, à une effervescence d'associations ouvrières qui
visent à l'émancipation politique, tout en organisant l'entraide
mutuelle envers les personnes qui y prennent part.
Les premières manifestations de l'économie
solidaire sont présentes, mais celle-ci ne se déploiera que plus
tard, en réponse à une institutionnalisation toujours plus grande
de l'économie sociale qui apparaît dans la deuxième
moitié du XIXe siècle.
L'année 1848 marque en effet la fin de l'élan
associationniste et l'émergence d'un double mouvement : d'une part, de
solidarité philanthropique sans portée politique relevant de la
charité et, d'autre part, une affirmation d'un capitalisme
tournée vers la production de richesses marchandes. « Cette
période correspond en effet à l'avènement de
l'idéologie du progrès qui donne la priorité à la
révolution industrielle et au décollage économique pour
augmenter la richesse des nations et supprimer à terme la question
sociale »3 (Laville, 2014)
Aussi, face à la stigmatisation des classes
miséreuses, considérées comme potentiellement dangereuses,
l'association entre misère et violence est systématique. Et la
morale paternaliste des classes aisées, à travers les
différentes institutions de charité et le patronage, est
perçue comme étant la seule prévention et solution. La
2L'innovation sociale, sous la direction de
Juan-Luis Klein, Jean-Louis Laville, Franck Moulaert, Ed. Eres, 2014.
3 Ibid
7
moralisation des pauvres est en oeuvre, à travers des
structures philanthropiques dont le mode d'action, basé sur l'urgence du
besoin et le libre-arbitre du donateur-bienfaiteur, crée ainsi une
asymétrie entre les individus, contrairement aux principes
égalitaires de l'associationnisme. C'est une «
solidarité philanthropique » dont l'enjeu majeur est la lutte
contre la pauvreté dans une logique d'asymétrie, liée
à la charité. Il ne s'agit pas encore de «
solidarité démocratique » qui s'appuie sur la
réciprocité et le principe de redistribution, fondement des
futures politiques sociales.
La résurgence d'une solidarité organique
apparaît dans la fin du XIXe siècle, et le premier
à l'évoquer en ces termes est Pierre Leroux : « J'ai le
premier utilisé le terme solidarité pour l'introduire dans la
philosophie, c'est-à-dire dans la religion de l'avenir. J'ai voulu
remplacer la charité du christianisme par la charité
chrétienne. »4 (Leroux, 1854, p 254). Comme
beaucoup de ses contemporains, Leroux ne peut concevoir une
société sans fait religieux, mais il considère que cette
solidarité philanthropique, reposant sur la charité
chrétienne, doit être remplacée par la solidarité
organique, sorte de religion philosophique et moderne. Il promeut ainsi une foi
laïque, garante d'unité. Leroux met au centre de sa pensée
l'idée de dette intergénérationnelle, qui est le fondement
d'une dette non plus interpersonnelle, mais organique. L'organe fait ainsi
référence à l'Etat, garant de l'intérêt
général et, donc, des principes de solidarité et
d'égalité entre les individus. L'administration étatique,
à travers le service public, mettra d'ailleurs en oeuvre ces
principes.
L'idée de solidarité, véritable
opportunité d'un rééquilibrage des forces, celle des plus
faibles résidant dans l'union, se déploie différemment
suivant les solidaristes. Selon Charles Gide, contemporain de Durkheim et de
Bourgeois, ces solidarités requièrent l'engagement des
volontés humaines. C'est en effet le passage d'une solidarité
naturelle mais contrainte à une solidarité libre,
réfléchie et organisée, notamment en associations
professionnelles, qui fait de la solidarité un principe éthique.
Gide rejoint en cela la pensée de Léon Bourgeois,
théoricien du solidarisme, qui s'inspira lui-même de la
pensée de Pasteur sur la contagion microbienne pour formuler le concept
d'interdépendance entre les individus, et de dette
intergénérationnelle : l'individu qui nait dans une
société, à un instant donné,
bénéficie de ressources mis à sa disposition par les
générations précédentes, dont il
4 Pierre Leroux, La grève de Samarez,
Paris, Dentu, 1859, I, p 254
8
est à la fois le dépositaire, et le garant pour
les générations suivantes. Mais les hommes ne
bénéficiant pas tous du même accès à ces
ressources, la dette ne peut être la même pour tous. C'est sur ce
principe que Bourgeois défendit ses propositions sur l'impôt sur
les successions et sur les revenus.
Chez le solidariste Durkheim, la peur de « l'Anomie
», cette absence d'organisation sociale de référence et
reconnue de tous prévaut. Cette peur d'une liquéfaction de la
société au XIXe siècle inspire sa
pensée. Durkheim souhaite fonder une « morale scientifique
». L'être humain est pensé comme ayant structurellement
besoin des autres. Et dans cette logique, la solidarité mécanique
et non choisie s'oppose à la solidarité organique. Ce
progrès social s'accompagne du passage d'une justice commutative,
où chacun paie ce qu'il doit, à une justice distributive
où, dans un parcours de reconnaissance et de réciprocité,
chacun dispose de ce qui lui est nécessaire pour vivre.
Peu à peu, dans cette logique de solidarité
démocratique s'élabore un droit social, régulateur des
excès du marché, composé à la fois d'un droit du
travail en entreprise et de droits sociaux, couvrant les principaux risques de
la vie.
Les acquis sociaux, dont la sécurité sociale,
initiative solidaire et collaborative par excellence, qui promeut la
mutualisation des risques et des charges, et où chacun cotise suivant
ses capacités et reçoit suivant ses besoins, voit le jour
à cette période dans une dynamique fondamentalement politique.
Ainsi, le courant solidariste de l'économie sociale
conforte la pertinence d'un rapprochement institutionnel entre
l'économie sociale et l'économie solidaire. En effet,
l'économie sociale est héritière du mouvement
associationniste, mais se focalise sur les aspects fonctionnels de ses
missions, dans une perspective managérialiste. De ce fait, elle a perdu
son essence politique. Peu à peu, la structuration organisationnelle et
fonctionnelle de la solidarité a pris le pas sur le champ politique qui
l'animait au départ. Cette technicisation de la solidarité au
sein de l'économie sociale laisse le champ libre à
l'économie solidaire. Celle-ci apparaît dans la deuxième
moitié du XXe siècle à travers des initiatives
comme les systèmes d'échanges locaux (SEL), les services à
la personne, et en privilégiant les finalités de la production,
tel le rééquilibrage des rapports marchands, et le plaidoyer
politique
9
(accompagnement des pratiques de production de revendications
portées dans l'espace public), aux seuls statuts
(propriété collective).
La notion de réciprocité se place au coeur des
initiatives solidaires, car ce rééquilibrage des rapports
marchands se fait en hybridant les différents principes
économiques identifiés par Polanyi 5 face au couple
marché-Etat sur lequel repose l'équilibre sociétal depuis
le XIXe siècle. D'ailleurs, dans un chapitre publié en
2005, écrit avec Philippe Channial, Jean-Louis Laville définit
l'économie solidaire, comme étant bien plus un mouvement social
qu'un concept.
Pour autant, si l'économie solidaire se fond de plus en
plus dans le concept d'ESS qui est apparu dans les années 1990 via un
processus d'institutionnalisation, redessinant ainsi un secteur de la vie
sociale, économique et politique, elle a toujours
bénéficié de sa propre identité et dans une
certaine mesure, d'une forme d'autonomie.
I.2 Economie solidaire, entre rupture et continuité
de l'économie sociale
On observe cependant deux écoles distinctes dans le
lien établi entre économie sociale et économie solidaire :
l'une considérant qu'il y a une continuité historique entre
l'économie sociale et l'économie solidaire, et l'autre,
proposée par Jean-Louis Laville et Bernard Eme, qui défend
l'idée de rupture dans l'émergence de l'économie
solidaire.
Dans la première acceptation du concept
d'économie solidaire, celle-ci poursuit et vient compléter les
domaines d'intervention que l'économie sociale ne couvre pas
nécessairement. Ainsi Corinne Bord, dans L'économie sociale
pour transformer la société, explique que l'économie
solidaire repose sur les mêmes valeurs que l'économie sociale,
mais elle entend « faire vivre plus intensément » la
solidarité et la réduction des inégalités. Elle se
définit plutôt par ses finalités (insertion, lien social,
produire autrement) que par ses statuts ou son mode de gestion.
5 Roustang Guy, « Préface »,
dans Les initiatives solidaires. La réciprocité face au
marché et à l'Etat, sous
la direction de Gardin Laurent. Toulouse, ERES, «
Sociologie économique », 2006, p. 7-16. URL :
http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/les-initiatives-solidaires--9782749206707-page-7.htm
10
Dans l'autre approche, cette autre forme d'économie
était jusque dans les années 1970 désignée par le
terme « économie alternative », avant que Eme et Laville ne
proposent la définition d'économie solidaire en ces termes :
« l'ensemble des activités économiques soumis à
la volonté d'un agir démocratique où les rapports sociaux
de solidarité priment sur l'intérêt individuel ou le profit
matériel ; elle contribue ainsi à la démocratisation de
l'économie à partir d'engagements citoyens. Cette perspective a
pour caractéristique d'aborder ces activités, non par leur statut
(associatif, coopératif, mutualiste...) mais par leur double dimension,
économique et politique. »6
La dimension politique d'une autre façon de faire de
l'économie est en effet prégnante, dès les années
1960. Elle fait écho à la revendication d'une plus grande
participation des salariés dans l'organisation du travail, et de
l'implication des usagers-citoyens dans les différentes étapes du
cycle de consommation et de production. Selon Jean-Louis Laville, la
standardisation de la demande et son « apparente normalisation
égalisatrice » oriente l'offre vers des « biens de
masse et services stéréotypés » ne prenant pas
en compte les besoins sociaux tels que la dimension participative aux
différentes sphères de la vie sociale, la volonté de
préservation de l'environnement et le rééquilibrage des
rapports entre sexes et classes d'âges. Le marché, tout comme la
puissance publique, ne semble pas en mesure de répondre à cette
volonté de changement sociétal, s'affirmant dans la dimension
économique à travers de nombreuses initiatives citoyennes :
« Des entreprises « autogestionnaires » ou«
alternatives » veulent expérimenter « la démocratie en
organisation » et aller «vers des fonctionnements collectifs de
travail » [Sainsaulieu et coll., 1983]. »
Ainsi, la « résurgence » de
l'économie solidaire, dans les années 60, remet en cause la
vision sédimentaire de l'économie solidaire, qui ne serait qu'un
nouveau substrat de l'économie sociale. Sa spécificité met
l'accent sur la finalité de la production, la dimension politique
(à travers les espaces publics de proximité garantissant
l'exercice de la démocratie participative) et économique (dont
6 Philippe Chanial, Jean-Louis Laville, «
L'économie solidaire : une question politique », Mouvements 2002/1
(no19), p. 11-20. DOI 10.3917/mouv.019.001
11
l'hybridation des ressources assure la viabilité et la
pérennité du projet, en la prémunissant de l'isomorphisme
marchand).
Enfin, une troisième approche, à mi-chemin entre
les deux (continuité et rupture) serait celle de Draperi qui
reconnaît donc à l'économie solidaire une identité
propre, mais dont il situe le conflit avec l'économie sociale surtout
dans l'arène académique. L'économie solidaire s'est, selon
lui, re-saisi des valeurs de l'économie sociale en impulsant de
nouvelles pratiques participatives au sein des associations et des
coopératives, et en développant des formes d'organisation
innovantes (cf. Amap, commerce équitable...). La rupture ne se situe pas
tant au niveau des acteurs de terrain qui sont dans une forme de
continuité renouvelée qu'au niveau du débat universitaire.
Draperi considère cette approche de l'économie solidaire comme
une spécificité française, dont les pratiques
économiques visent le renforcement du lien social, en particulier le
secteur des services aux personnes ou le crédit solidaire.
7 Il associe principalement l'écoomie solidaire aux
travaux de Bernard Eme et Jean-Louis Laville8.
Il nous apparaît que si l'économie sociale se
caractérise surtout par une forme juridique spécifique
(coopérative, mutuelle, association), favorisant la mutualisation des
ressources, l'économie solidaire se déploie surtout à
travers des « initiatives », imbriquant finalités politiques
et économiques : commerce équitable, autoproduction, finance
solidaire, régies de quartier...
Dans un article intitulé « Vers des structurations
régionales de l'économie solidaire », et extrait
d'Action publique et économie solidaire, Annie et Jan Berger
nous expliquent l'articulation du projet d'économie solidaire, entre
projet politique et développement économique. L'émergence
de nombreuses initiatives dans les années 1980, dans le domaine des
services (crèche parentale, chantier d'insertion, épargne
solidaire...) est ainsi l'occasion d'interpeller les politiques publiques
(politique de l'enfance, direction du travail, institution bancaire...).
7Ibid ( p. 22).
8 D'après Draperi, ces chercheurs
développent l'approche française de l'économie solidaire
s'appuyant sur la théorie du Welfare Triangle d'Adalbert Evers, qui
propose de mettre en relation trois types d'« organisations » (le
marché, l'Etat et les ménages) associées à trois
principes définis par Polanyi (marché, redistribution et
réciprocité). Ainsi, pour Draperi, l'économie solidaire
serait l'intermediate area d'Evers, qui se caractérise par
l'hybridation des ressources des trois pôles.
12
Ces deux familles, économie sociale et économie
solidaire, appelées à n'en former qu'une, partagent
néanmoins le même ADN, à savoir la transformation
sociétale grâce à des économies plurielles au
service de l'expression démocratique.
I.3 Reconnaissance et institutionnalisation, dans une
dynamique de co-construction avec les pouvoirs publics
La reconnaissance de l'économie solidaire s'inscrit
dans une dynamique de co-construction avec les pouvoirs publics, qui a
nécessité un rapprochement stratégique avec
l'économie sociale et la mise en relief/valeur d'une
complémentarité constructive. Mais la vision commune, qui
viendrait remplacer un « compromis imparfait »,
résultant d'une institutionnalisation influencée par des
élus locaux, reste à construire au travers de projets communs et
d'entrecroisements de pratiques.
Suite aux premières initiatives solidaires sur un
modèle plus émancipateur, collectif et démocratique,
l'institutionnalisation de l'économie solidaire a rapidement
été impulsée par la société civile à
travers la création dans les années 1980 de structures comme le
CRIDA (Centre de recherche et d'information sur la démocratie et
l'autonomie), visant à travers leurs travaux sur la démocratie en
entreprise, le mouvement coopératif, les emplois précaires ou
encore l'économie locale, à analyser l'émergence de
nouvelles formes de sociabilité dans les structures de production.
En 1995, le journal Le Monde lance un appel,
porté par de nombreux acteurs locaux, forts de leur pratique sur le
terrain. Ce manifeste a pour principal objectif d'interpeller le gouvernement
en place et permettre la reconnaissance de cette économie face à
des inégalités sociales grandissantes.
La nomination d'un secrétaire d'Etat à
l'Economie solidaire en 2000 (Guy Hascoët) et la parution en 2001 du
Rapport Lipietz qui propose deux réformes fondamentales pour le
Tiers-secteur (clarification du statut et avantages fiscaux) accompagnent
également cette dynamique de reconnaissance des initiatives de
l'économie solidaire. Ces étapes seront suivies d'une
démarche d'organisation en réseaux locaux, régionaux et
nationaux de l'économie solidaire, porté par un travail de
réflexion des collectivités territoriales en réseau avec
les acteurs et les institutions publiques.
13
Enfin, ces dernières années sont marquées
par la nomination en 2012 de Benoît Hamon, sous la présidence de
François Hollande, comme ministre délégué de
l'Economie sociale et solidaire, qui sera à l'origine de la loi ESS
2014, portant son nom. Cette loi opte pour une définition inclusive de
l'ESS, considérée comme « un mode d'entreprendre
». Si l'approche par les statuts est souligné et les
critères d'obtention de l'agrément « solidaire » sont
bien encadrés, force est de constater que la volonté politique
est également d'ouvrir les portes de l'ESS à l'entrepreneuriat
social, terreau de l'économie collaborative.
I.4 Dimension politique de l'économie solidaire
La dimension collaborative de l'économie solidaire se
reflète à travers la notion de propriété : La
propriété collective relevant de la fonction sociale
(Duguit)9 est revendiquée, au détriment de la
traditionnelle propriété privée. La mise en commun par les
ouvriers de leurs forces et outils de travail afin de créer un capital
collectif, permettrait d'équilibrer le rapport de force face au
patronat, disposant des capitaux financiers et unités de production. Les
différentes parties prenantes de cette association sont égaux en
droits comme en devoirs et la propriété a une fonction
éminemment sociale. C'est ce qui définit la théorie de
l'association de production, née en 1831, attribuée à
Buchez.
Les composantes collaboratives du projet solidaire, et de ses
initiatives, sont aussi présentes à travers la notion de capital
social et espace public. Outre la propriété collective de biens
et de moyens de production, une autre forme de capital est
caractéristique des initiatives solidaires : le capital social. Le
concept de capital social, tissé sur la base de relations de
solidarité, à travers des « espaces publics de
proximité », lieu d'échanges, constitue une ressource
essentielle dans l'économie solidaire, à travers notamment les
effets de réseaux qu'ils permettent de développer. Dans sa
thèse, Elisabetta Bucolo expose l'idée suivant laquelle le
capital social joue un rôle majeur dans la généralisation
de l'esprit civique, et le bon fonctionnement des institutions, à
travers l'ensemble de réseaux et de relations entre individus qu'il
9 Duguit L, Les transformations
générales du droit privé depuis le Code Napoléon,
Librairie Felix Alcan , 1912
14
permet de déployer.10 Elle explique
également que la structure qui sous-tend ce capital social est
composée de « relations interpersonnelles »11,
qu'il est lui-même composé d'un sentiment d'«
appartenance, partage de valeurs et de normes et de confiance réciproque
»12. Enfin, le capital social a une dimension «
production de biens »13, en cela qu'il
génère de la « confiance
généralisée »14 au sens de «
civiness »15, le développement de l'esprit
civique.
Cette mise en perspective nous permet également de
mieux appréhender le positionnement des initiatives portées par
la société civile sur le concept de « bien commun ».Le
regroupement de différents acteurs autour d'un référentiel
de valeurs communes sur un même territoire permet de substituer des
logiques de coopération à des logiques de compétition. Ce
qui entraîne une redynamisation des différentes formes
d'organisation du travail, mis au service de l'émancipation individuelle
et collective, ainsi que l'émergence d'une société
véritablement impliquée dans le développement de l'esprit
civique, corrélé au capital social.
L'espace public est ainsi le lieu collaboratif, en tant que
lieu de rencontre et d'expression de la société civile, où
se développe ce capital social.
L'acceptation du terme « espace public » recouvre
des réalités à peu près identiques, suivant les
auteurs qui abordent ce concept : lieu d'expression, de
délibération et de conflictualité constructive
(structuration du dissensus). L'espace public comme lieu de
délibération et de prise de décisions collectives est,
selon Elinor Ostrom16, bien qu'elle ne le désigne pas en ces
termes, lieu de négociation et de résolution de conflits des
communautés qui le constituent.
Cela rejoint la définition d'Habermas de l'espace
public, comme étant « une sphère de personnes
privées rassemblées en un public ». Si l'approche de
celui-ci de
10 BUCOLO E., Associations et coopératives,
hier et aujourd'hui. Un regard sur la Sicile à partir du capital
social, 2011 (p 51-56)
11 Ibid
12 Ibid
13 Ibid
14 Ibid
15 Ibid
16 Economiste ayant reçu en 2009 le prix
Nobel d'économie pour ses travaux portant sur son analyse de la
gouvernance économique et, en particulier, des biens communs.
15
l'espace public est principalement appréhendée
dans sa dimension bourgeoise17, elle prend néanmoins en
compte le morcellement de ces espaces publics, dits « polycentriques
», pouvant entrer en résonnance, mais aussi parfois en conflits,
les uns avec les autres. Ce terme renvoie, d'ailleurs, aux « formes
polycentriques de gouvernance », plébiscitées par
Elinor Ostrom, pour laquelle l'action collective occupe un rôle essentiel
dans la gestion des communs et leur essaimage.
La pluralité et la diversité des espaces
publics, ainsi que leur dimension locale, sont soulignées par d'autres
penseurs. Dewey, pour lequel la défense de la démocratie repose
sur la participation et l'engagement citoyen dans l'espace public, rejoint,
tout comme Fraser, l'idée suivant laquelle la pluralité de
l'espace public, divisé en micro-espaces, sont autant de «
lieux de construction des identités sociales » et de
revendications politiques.
Ces espaces publics de proximité, dans une dynamique de
« voice » suivant le terme d'Hirschman18,
participent activement à la vitalité de la démocratie
participative, tant sur le plan de la participation interne à travers
des dispositifs d'expression directe, que sur celui de la participation externe
par le biais des différentes formes de prises de parole de ces espaces
publics polycentriques dans les débats publics.
17 Nancy Fraser, dans « Repenser la
sphère publique, une contribution à la critique de la
démocratie telle qu'elle existe réellement », souligne
à la fois la vocation profondément discursve et
délibérative de ces espaces, et leurs limites conceptuelles
à la sphère bourgeoise dans lapensée dHabermas
18 « Exit, Voice and Loyalty: Responses to Decline in
Firms, Organizations and States » Albert O. Hirschman
16
II. Caractéristiques des initiatives de
l'économie solidaire
Si l'économie solidaire a impulsé de nouvelles
pratiques participatives au sein d'associations et de coopératives,
ainsi que des formes d'organisations innovantes, la volonté politique a
également ouvert la porte à diverses composantes collaboratives
du projet solidaire. Mais au-delà des principes qui la
caractérisent, l'économie solidaire se distingue surtout par la
mise en oeuvre de ces finalités : hybridation des ressources,
débat public, gouvernance et co-construction.
I. Hybridation des ressources
Définie comme « l'ensemble des
activités contribuant à la démocratisation de
l'économie à partir d'engagements citoyens »19,
l'économie solidaire articule par un effet d'hybridation les
dimensions réciprocitaire, redistributive et marchande de
l'économie, souvent réduite à ce dernier aspect. L'un des
principes essentiels de l'économie solidaire repose sur l'articulation
de quatre fondements économiques:
- économie marchande, reposant sur l'économie de
marché ;
- économie réciprocitaire ;
- économie de redistribution, en relation avec l'appareil
étatique redistributif ; - économie domestique.
Les ressources marchandes participent, au même titre que
les ressources non marchandes, et non monétaires, à
l'équilibre budgétaire et financier des initiatives de
l'économie solidaire. L'aspect réciprocitaire de cette
économie est probablement le principe dans lequel la dimension citoyenne
s'exprime le mieux, à travers notamment la dimension non
monétaire de l'économie et la construction conjointe de l'offre
et de la demande (hors circuit marchand et non marchand).
L'essence politique de ce principe économique permet
ainsi le déploiement de la participation à la fois interne
(dispositifs d'expression direct) et externe (débats
19 Fraisse Laurent, « Économie
solidaire et démocratisation de l'économie »,
Hermès, La Revue, 2003/2 (n° 36), p. 137-145. URL :
https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2003-2-page-137.html
17
publics), en redéfinissant également d'un point
de vue idéologique, et pas seulement opérationnel, les dynamiques
de socialisation et le sens donné au travail et à ses
différentes déclinaisons (travail salarié,
bénévolat...).
L'hybridation des ressources s'exprime aussi, dans la
recherche d'une pérennité économique, à travers des
financements publics (subventions étatiques, régionales ou
communales), l'économie solidaire ayant un champ de compétence
territorialisé, aux côtés des prestations marchandes.
L'engagement politique se vérifie aussi avec
l'utilisation du bénévolat comme ressource permettant un certain
rééquilibrage budgétaire, le volume de travail
bénévole étant quasi identique, dans certaines structures,
à celui du travail salarié.
Les dimensions politiques et économiques du projet
solidaire, sont donc profondément encastrées ce qui se
vérifie également à travers le débat public, la
gouvernance et la co-construction du projet solidaire, sur les territoires
locaux.
L'encastrement du politique (plaidoyer politique et
défense d'un autre mode d'entreprendre) et de l'économique
(recherche d'une pérennité économique à travers
l'hybridation des ressources) constitue à la fois un espace de
confrontation et de négociation de ces deux champs, mais aussi à
travers leurs interactions, un lieu de régulation.
II. Débat public
II.1 Le débat public, comme outil
d'émancipation
La création d'espaces publics de proximité
permet aux citoyens et aux usagers de prendre la parole sur la vie locale et
repenser ensemble l'activité économique et la sphère
politique. Aux côtés de représentants d'institutions et
d'élus, les citoyens et les acteurs de la société civile
participent au renouveau démocratique et à l'émancipation
politique des publics concernés, ainsi qu'à la co-construction de
programmes de développement locaux, sur les propositions d'une
pluralité d'acteurs (usagers, entreprises locales, institutions,
élus...).
La pratique du débat public n'est cependant pas
normative, en dépit d'un certain nombre de textes impliquant des
recommandations quant à son déploiement sur le
18
plan institutionnel. C'est le cas de la loi Voynet sur
l'aménagement du territoire et du développement durable en 1999,
et la loi Vaillant en février 2002 qui institue les débats
publics ainsi que les conseils de quartiers dans les villes de plus de 80000
habitants.
Dans l'arène académique, Loic
Blondiaux20, s'inspirant de penseurs comme Rawls et Habermas,
associe trois impératifs à la démocratie
délibérative : Le premier est l'argumentation: la
décision légitime doit s'accompagner d'un échange
d'arguments, dont sortira vainqueur celui détenant le meilleur
argumentaire. Le deuxième impératif est l'inclusion :
Toutes les personnes concernées par la décision, doivent y
participer. Et enfin, le troisième impératif, la transparence, ou
ce qu'Habermas qualifie de « publicité »,
légitime le processus en permettant à quiconque d'y entrer
et d'y assister. Dans la pratique, comme le démontre Loïc
Blondiaux, il demeure cependant une série d'approximations, d'«
impensés » autour de ce terme et des pratiques qu'il implique.
Ainsi la participation du plus grand nombre, et notamment des groupes les plus
marginalisés, n'est pas garantie : « Comment les mettre
à égalité de ressources discursives, argumentatives,
rhétoriques et donc politiques avec les représentants des groupes
sociaux dominants ? En un mot, comment restaurer les conditions d'une
égalité démocratique minimale dans ces « forums
hybrides » au sein desquels l'asymétrie des positions est toujours
la règle. »21 De plus, l'espace de
participation/délibération et de débat public est souvent
déconnecté de l'espace de décision, et suscite une
certaine forme de désintérêt. Enfin, dans le même
texte, Loïc Blondiaux22, citant les quatre échelles de
Arnstein (sociologie des organisations anglo-saxonnes) identifie en termes de
participation : l'information, la consultation, la concertation et la
codécision. L'implication citoyenne dans les initiatives solidaires,
à l'échelle locale permet d'intégrer ces quatre phases
dans un processus de décision collectif. L à où d'autres
formes d'organisation peinent à dépasser le niveau informationnel
ou consultatif. Cette incitation participative, suivie d'effet, tient au fait
que les usagers et
20 Loïc Blondiaux, « L'idée de
démocratie participative : enjeux, impensés et questions
récurrentes », in Marie-Hélène Bacqué et al.,
Gestion de proximité et démocratie participative, La
Découverte « Recherches », 2005, p. 119-137
21 Ibid
19
bénéficiaires des actions solidaires sont
également partis prenantes et co-constructeurs à la fois de
l'offre et de la demande.
II.2 Les espaces publics de proximité comme lieux de
débats
L'espace public de proximité est le lieu
privilégié d'exercice pour la société civile de la
démocratie directe et participative. Habermas définit la
société civile comme étant le sujet de «
l'opinion publique », qui se forge par l'usage public de la
raison. Cet exercice nécessite un espace public, c'est-à-dire un
lieu qui permette qu'un tel débat ait lieu. C'est le rôle de
l'espace public de proximité.
Bernard Eme23 distingue trois types d'espaces
publics de proximité : les espaces délibératifs autonomes
où la parole est libre et sans injonction institutionnelle ; les espaces
participatifs de délibération, lieu de concertation et de
négociation sur lesquels repose la co-construction locale, à
travers notamment le partenariat ; et, enfin, les espaces publics vécus,
comme le café ou encore la place du marché, qui perpétuent
à leur manière les traditions de sociabilité et de
tradition.
Ces espaces permettent d'échapper aux
différentes formes de contrôle social établi par le couple
marché-Etat, via notamment le mass média et «
l'hypertrophie des systèmes gouvernés par l'argent et le pouvoir
»24
II.3 Production du débat public : dynamique de
« voice »
Le débat public, au sein de la société
civile permet d'exprimer des positions sur des sujets d'intérêt
collectif, via la mise en commun des ressources de chaque acteur du territoire
et la définition d'un espace d'action publique, au sens le plus large du
terme. Cet espace d'action publique comprend à la fois les politiques
publiques mises en place par l'état, mais également l'initiative
citoyenne de la société civile dans son grand ensemble.
23Bernard Eme, « 5. La question de l'autonomie
de l'économie sociale et solidaire par rapport à la sphère
publique », in Jean-Noël Chopart et al., Les dynamiques de
l'économie sociale et solidaire, La Découverte «
Recherches », 2006, p. 171-203.
24L'économie solidaire, une perspective
internationale, Jean-Louis Laville, p.75.
La revendication d'une économie hybridant les
sphères non monétaire, marchande et non-marchande à
travers des initiatives économiques, le plus souvent locales,
portées par des citoyens participants dans une démarche conjointe
à l'offre et à la demande, sont souvent les sujets
d'interpellation de ces débats publics.
Le caractère local des initiatives solidaires est
prégnant et a été favorisé par le
développement de la démocratie participative, la multiplication
d'espaces publics de proximité qui ont permis de nombreux débats
locaux sur la mondialisation et la prise de conscience pour les citoyens d'une
perte de maîtrise sur le modèle de développement
III. Gouvernance
L'économie solidaire, à l'inverse de
l'économie sociale, se caractérise moins par ses statuts que par
sa finalité, qui vise à démocratiser l'économie sur
la base de l'engagement citoyen. Nous retrouvons de ce fait, dans les
initiatives de l'économie solidaire, une pluralité de statuts
juridiques et de formes économiques prouvant sa vitalité.
La caractéristique fédératrice du mode de
gouvernance de l'économie solidaire pourrait être l'organisation
horizontale autour d'un commun et la recherche d'une émancipation
démocratique. Le mode de gouvernance est moins basé sur le
modèle « 1 homme = 1 voix », que sur l'implication de toutes
les parties prenantes dans les modalités de prise de décision,
dans l'organisation de la circulation de l'information et la participation.
Cela nécessite une certaine horizontalité dans la communication
entre les acteurs de la gouvernance et la mise en place de mécanismes
collectifs et publics pour la prise de décision.
La présence d'instances de gouvernance, doit à
ce titre s'accompagner de différentes modalités de participation
(réunions formelles et informelles), permettant d'identifier les
différents niveaux de participation, allant de la simple réunion
d'information, ou consultatif à la véritable implication des
différentes partis prenantes à un réel processus de
codécision.
20
IV. Co-construction
21
La co-construction de l'économie solidaire s'inscrit
dans un ancrage territorial, prenant en compte les ressources et les
problématiques locales sur un territoire donné. L'offre et la
demande sont co-construites, en collaboration avec les usagers et les
bénéficiaires, dans une démarche partenariale avec les
autres acteurs du champ de l'économie sociale et solidaire et/ou dans
des sphères plus élargies.
Ces partenariats, impliquant usagers, politiques publiques, et
acteurs institutionnels, s'inscrivent souvent dans une dimension
pérenne, participant pleinement à la mise en place de la
politique publique sur le territoire, à travers la contractualisation de
conventions pluriannuelles. Celles-ci se présentent sous la forme de
contrats d'objectifs : actions d'animation territoriale en faveur de
l'économie solidaire ; ingénierie et accompagnement de nouveaux
projets ; actions de sensibilisation locales, animation de débats,
d'événements ; actions en faveur de l'émergence de projets
et formation de nouveaux acteurs pour entreprendre...
La rencontre de l'offre et de la demande au sein d'espaces
publics de proximité permet un ajustement de l'offre de biens ou de
services, au plus près des besoins sociaux grâce aux interactions
des différentes partis-prenantes, ce qui peut également faciliter
la vente de ces biens et services auprès de partenaires privées,
sur le territoire local.
Par ailleurs, la dynamique de réseau favorise la mise
en place d'une démarche d'évaluation partagée, avec les
bénéficiaires, les usagers, les partenaires techniques, les
financiers et les institutionnels.
Cette évaluation partagée est également
un outil de co-construction pouvant servir à l'affinement de l'offre de
bien et/ou de service, mais aussi à l'évaluation de son
utilité sociale pour chacune des parties prenantes. C'est aussi un outil
de de réflexion sur les processus d'élaboration de l'intelligence
collective, qui peut ensuite être capitalisée.
22
III. Grille de l'économie solidaire
Cette grille de lecture s'inspire d'une grille
d'entretien25, permettant de cartographier les initiatives de
l'économie solidaire. Nous avons aménagé cette grille, au
regard des thématiques abordées et de celles que nous mettrons en
perspective dans la prochaine partie, relative à l'économie
collaborative.
Débat public
|
>
|
Action de mobilisation de
différents acteurs (institutionnels,
société civile...) autour
d'une problématique sociale visant à la fois une intervention
concrète et un changement sociétal (prise en compte des impacts
sociaux et environnementaux du projet).
|
|
>
|
Espace public de proximité.
|
|
>
|
Participation bénévole.
|
|
>
|
Stratégies et modalités
d'implication des usagers
|
|
|
(concertation, consultation...).
|
Hybridation des ressources
|
>
|
Hybridation des ressources.
|
|
>
|
Prise en compte de la création de richesses non
monétaires.
|
|
>
|
|
Gouvernance
|
>
|
Portage du projet
|
|
>
|
Gouvernance
|
25 Annexe : Grille d'entretien servant de base aux
cartographies des initiatives de l'économie solidaire.
23
|
|
> Organisation de la circulation de
l'information et modalités de prises de
décision
|
Co-construction
|
|
> Ancrage territorial :
|
|
|
> - prise en compte de ressources
locales ;
|
|
|
> prise en compte des
problématiques locales.
|
|
|
> Démarche partenariale :
|
|
|
> travail en lien avec les autres
acteurs du même champ, et/ou dans des sphères plus
élargies ;
|
|
|
> appartenance à un réseau.
|
|
|
> Mise en place d'une démarche
|
d'évaluation partagée :
|
|
|
> avec les bénéficiaires ou usagers ;
|
|
|
> avec les partenaires techniques,
financiers et institutionnels.
|
24
Partie 2 : L'économie collaborative
Dans la Partie 1, nous avons observé que
l'économie solidaire vise à démocratiser l'économie
sur la base de l'engagement citoyen. Elle se distingue, d'une part, par un mode
de gouvernance privilégiant une organisation horizontale sur le
modèle « 1 homme = 1 voix » et, d'autre part, par des formes
économiques fondées sur une hybridation des ressources prouvant
ainsi sa vitalité.
Dans le sillon de l'économie solidaire,
l'économie collaborative a connu un essor fulgurant au cours de ces
dernières années dû à la démocratisation
d'Internet, des terminaux numériques et de l'évolution des modes
de consommation. Cependant, est-elle une simple variable d'ajustement de
l'économie de marché qui lui permet une adéquation
demande/offre en temps réel ? Ou son projet sociétal, fort de ses
valeurs solidaires, lui permettrait-elle de faire face à la crise
structurelle que nous traversons actuellement ?
Cette deuxième partie se subdivise également en
trois axes : une relecture de l'économie collaborative à travers,
notamment, la question de « commun » chère à Elinor
Ostrom ; les sources d'inspiration et les défis auxquels elle est
confrontée ; enfin, la proposition d'une grille de lecture
énumérant les principes qui la caractérisent.
II.1 Economie collaborative et commun
II.1.a Prise de conscience de l'aspect limité des
ressources
En 1968, le socio-biologiste Garrett Hardin, dans son article
intitulé « la tragédie des communs
»26 (« The tragedy of the commons »),
explique comment « le libre usage des communs conduit à la
ruine de tous », en prenant en exemple l'usage abusif des
pâturages communaux par les bergers. Le parallèle entre le
modèle évoqué
26 Dans « Science », le 13
décembre 1968.
25
par Hardin et le modèle de développement
libéral est inévitable, et l'article soulève une vive
polémique.
Cette vision est complètement remise en cause par
Elinor Ostrom dans sa théorie des biens communs, publiée dans
Understanding Knowledge as a Commons27, ouvrage pour lequel
elle reçoit en 2009 le prix Nobel d'économie. Concevant les
communs, non seulement comme une ressource disponible et épuisable
à l'instar de Garett Hardin, elle corrèle son existence à
celle d'une communauté capable de l'administrer et en assurer la
pérennité. A travers cela, se décline une pluralité
de droit de propriété autour duquel s'articule également
un droit d'accès à la ressource, le droit d'usage.
Le commun, selon Elinor Ostrom, est avant tout une ressource
partagée, matérielle comme immatérielle autour de laquelle
sont définis l'exercice de droits et obligations, et un mode de
gouvernance. En cela le commun n'est pas une négation de la
propriété, mais plutôt une redéfinition de celle-ci.
Elle semble s'être inspiré, dans sa démarche, de
l'économiste américain Paul Samuelson, qui sépare les
biens privatifs des biens collectifs, non exclusifs (on ne peut exclure un
individu de l'usage de ce bien) et non rivaux (la consommation du bien par un
individu ne limite pas sa consommation du bien par un autre), l'air et les
océans par exemple.28
Elinor Ostrom va développer l'idée d'un faisceau
de droits de propriété allant du niveau le plus bas, celui qui
autorise un droit d'accès au pôle commun de ressources, au niveau
supérieur qui confère un droit de gestion (management),
d'exclusion (droit d'exclure) et d'aliénation (droit de cession ou de
vente). La définition d'Ostrom,ici explicitée par Benjamin
Coriat, suivant laquelle un commun est «un ensemble de ressources
collectivement gouvernées, au moyen d'une structure de gouvernance
assurant une distribution des droits entre les partenaires participant au
commun (commoners) et visant à l'exploitation ordonnée de la
ressource, permettant sa reproduction à long
terme»29 (Coriat, 2014) fait largement consensus dans le
milieu académique, en dépit du fait qu'elle n'aborde que
très peu la question du rôle des
27Understanding Knowledge as a Common, Elinor
Ostrom et Charlotte Hess, MIT Press, 2006.
28 Benjamin Coriat, Le retour des communs, LLL,
2015
29 Elinor Ostrom, Understanding Knowledge as a
Commons, MIT Press , 2006
26
logiques de pouvoir dans son approche du faisceau de droits de
propriétés, et de la gestion du conflit.
Car des enjeux relatifs à la répartition des
pouvoirs et des rapports de force sont susceptibles de se dessiner et
nécessite la mise en place d'un jeu de compromis, au sein du groupe,
condition sine qua non à toute bonne auto-gouvernance. Or l'idée
même de hiérarchisation des droits pose la question du pouvoir et
des positions sociales, et donc de stratégies de conflictualité.
Une dimension que n'a pas développée Elinor Ostrom, et qui pose
question tant au niveau des communs qu'à celui de l'économie
collaborative.
II.1.b Une relecture de l'économie collaborative
à travers la question des communs
L'apport conceptuel des communs impacte
considérablement une économie résidant sur le
caractère exclusif du droit de propriété et entre en
complète résonance avec la révolution numérique,
annonçant un nouveau bien commun sur lequel repose l'essor de
l'économie collaborative. En effet, les communs permettent à
travers une redéfinition du concept de propriété, de
gouvernance, de gestion de la ressource et du collectif, de questionner les
fondements de l'économie collaborative.
Les circuits de production et de consommation de
l'économie collaborative ne reposent pas sur un productivisme
exacerbé ou sur une exploitation exponentielle des richesses. Ils
relèvent au contraire de formes alternatives d'échanges,
davantage orientées vers la coopération et l'usage, et non plus
vers la propriété exclusive.
Si la thématique de l'économie collaborative
peut recouvrir celle de l'économie circulaire, de fonctionnalité
ou même contributive, elle est elle-même une composante d'une
thématique plus vaste, celle des communs. Là où dans la
logique marchande, les marchés sont autorégulateurs et
efficients, à travers un droit de propriété sur les biens
pleins, entiers et « exclusifs », à savoir qui ne profite
qu'au propriétaire de ce bien à l'exclusion de toute autre
personne. L'expansion de cette logique propriétaire a donné lieu
à une augmentation vertigineuse des droits de propriété
intellectuelle et de brevetabilité de domaines qui ne s'inscrivaient pas
jusqu'ici dans la logique marchande.
27
Face à cette expansion illimitée du capitalisme
et de la prolifération des domaines d'enclosures, les
conséquences sont parfois désastreuses tant sur le plan social
(inégalités croissantes, vulnérabilité sociale)
qu'écologique. Le retour des communs, formes séculaires
d'organisations sociales autour d'une ressource comme un pâturage, une
forêt, une pêcherie, un lac..., représente une
éventuelle alternative à l'exploitation démesurée
de ressources limitées et non renouvelables, comme l'exploitation des
sols et la suffisance alimentaire. Mais cela ne se limite pas aux seuls communs
naturels, cela s'étend également aux communs de la connaissance,
comme les biens numériques (fichier audio, page web...) qui ne sont pas
« soustractibles » d'un ensemble et dont la reproduction entraine un
cout marginal proche de zéro.
Cela entraîne surtout une culture de la co-gouvernance
et de la gestion de l'intelligence collective à travers la
coopération et le partage, comme l'explique Elinor Ostrom qui
décline trois conditions essentielles à l'existence d'un commun
(ressource, partagée, en gestion collective).
Ainsi, ce retour des communs, touchant aujourd'hui des
domaines comme celui des données informationnelles, s'enrichit de la
participation de contributions de plusieurs « commoners »
qui, ce faisant, créent de la valeur. C'est le cas pour les
logiciels libres ou encore pour Wikipédia.
II.1.c Une pluralité de droits se déclinant
entre la propriété et l'usage
Dans son ouvrage Le retour des communs, dirigé
par Benjamin Coriat, Fabienne Orsi remonte en quelque sorte la
généalogie de cette notion de commun, à travers le concept
de propriété.
L'approche d'Elinor Ostrom est ainsi complétée
par la notion de « fonction sociale de la propriété
». Introduite par Léon Duguit30 celle-ci remet en
cause le déni de la propriété capitaliste
(foncière) au regard des rapports d'interdépendance sociale qui
existent, de fait, entre les individus. Tout individu, y compris le
propriétaire détenteur de richesses, a une fonction sociale qui,
si elle est mal remplie, devrait,
30 DUGUIT L, Les transformations
générales du droit privé depuis le Code Napoléon,
Librairie Felix Alcan , 1912
28
selon Léon Duguit, légitimer l'intervention de
l'Etat. Ce qui a pour effet de rééquilibrer une asymétrie
trop excessive en limitant les droits, les libertés du
propriétaire.
Hohfeld31 complexifie cette notion de « droit
», liée à la propriété, en la rattachant
à des réalités que l'appareil juridique ne couvre pas :
l'opposition « droit/devoir » est en effet incomplète. Les
dimensions de « privilèges/non-droits », de «
pouvoirs/assujettissements » et d'«
immunités/incapacités » (au sens du terme «
capabilities » introduit par Amartya Sen 32 ont aussi à
prendre en compte car ces nuances, en affinant les concepts de droits de
propriété, apportent aussi un cadre analytique
intéressant, que l'on peut aisément appliquer à la
définition de la propriété dans le cadre du régime
des communs. Et, par extension, au domaine de l'économie collaborative
dans lequel la propriété peut autant concerner les
privilèges et les pouvoirs des possédants (voitures, lieux
d'habitation...) qu'accentuer le niveau d'assujettissement et les
incapacités des personnes qui n'ont pas de patrimoine immobilier ou
autre.
Cette déclinaison du droit de propriété
est aussi opérée par John Commons33 qui ne
considère nullement ce droit comme un acquis immuable et absolu, mais
plutôt comme un faisceau de droits dont la nature peut évoluer
selon les époques, les sociétés et les gouvernements.
C'est exactement sous ce même régime de faisceau de droits,
redessinant les contours du droit de propriété que reposent, par
exemple, dans l'économie collaborative, les licences de logiciels libres
dont les droits d'auteurs ne s'inscrivent pas dans une logique exclusiviste et
propriétaire, mais s'ouvrent à l'ensemble d'une
communauté.
Ainsi, cette émergence d'actions collectives sous la
forme collaborative (ou PtoP « pair to pair ») n'exclut pas la
propriété, elle la réinvente. Une sorte de
troisième voie entre propriété privée et exclusive,
et propriété d'Etat. Cette innovation conceptuelle, à
travers son auto-organisation et autogouvernement, augure un véritable
système politique spécifique en devenir. En effet, le
modèle des communs est un moyen de repenser l'articulation entre
société et économie. Il y a une rupture
31 HOHFELD W.N, Some Fundamental Legal
Conceptions as Applied in Judicial Reasoning, Yale Law Journal,
n°23,1913, p 16-59
32 Les capabilités (capabilities) sont les
accès à un ensemble d'états et d'aptitudes (santé,
éducation, logement...) qui permettent à un individu de
réaliser son projet de vie.
33 COMMONS J.R, The distribution of Wealth,
Macmillan and Co, 1893
29
entre la société de marché, qui
déborde de l'économie de marché et la logique propre au
commun, reposant sur la coopération et non la compétition. Les
communs représentent aussi, probablement de par les valeurs qu'ils
véhiculent, une voie de passage entre l'économie collaborative et
l'économie solidaire.
II. 2 Les sources d'inspiration de l'économie
collaborative
II.2.a Qu'est-ce que l'économie collaborative ?
L'économie collaborative ou économie du partage
(« sharing economy », en anglais), qui recouvre un concept aux
contours encore en définition, est souvent confondue avec des formes
connexes d'économie, comme l'économie de la circularité,
qui vise à optimiser l'efficacité de l'utilisation d'une
ressource, ou encore l'économie de la fonctionnalité, qui
privilégie l'usage à la possession.
La définition communément admise aujourd'hui,
à quelques variables près, est la suivante : «
L'économie collaborative désigne un ensemble d'activités
visant à produire de la valeur en commun et reposant sur de nouvelles
formes d'organisation du travail (structure plus horizontale que verticale et
mutualisation des espaces, des outils et des biens). L'économie
collaborative se caractérise par l'accent mis sur l'usage plutôt
que la possession, par l'organisation de citoyens en réseaux ou en
communautés, et par l'intermédiation via des plateformes
internet. »34
On retrouve, aux abords des années 2000, les
premières tentatives de définitdu concept d'économie
collaborative sous le terme «sharing economy», face à la prise
de conscience de l'aspect limité des ressources, évoqué
par Garett Gardin dans La tragédie des communs35 et
la mise en commun de certaines ressources afin d'en optimiser la
propriété, à travers un usage mutualisé. Ce terme
sera repris
34
http://ouishare.net/en
35 HARDIN G., « The tragedy of commons
», Science, vol. 13, 1968
successivement par Yoshon Benkler qui emploie, en 2002, le
concept de «Common based peer-production», puis par Lawrence
Lessig, professeur de droit à Harvard. Il sera suivi de Jeremy Rifkin,
qui introduira le concept de « troisième révolution
industrielle »36. Et enfin, en 2010, par Rachel Bostman,
théoricienne de l'économie collaborative, dans son livre
What's mine is yours.37
En parallèle de la progressive construction d'un
consensus lexicologique autour de ce terme, s'élabore l'identité
sémantique du concept à travers plusieurs apports
idéologiques, parmi lesquels Le pair à pair. Ainsi, les
réseaux internet et la révolution numérique ont
bouleversé nos habitudes de production et de consommation en les
inscrivant dans la sphère relationnelle à travers le processus de
désintermédiation (des interfaces traditionnelles) et
ré-intermédiation, via des plateformes numériques
dédiées.
II.2.b Les penseurs de l'économie collaborative
Michel Bauwens, créateur la P2P foundation
(Peer-to-Peer Foundation), réseau de chercheurs engagés qui
mobilisent leurs connaissances autour de cette notion, a établi une
grille38 composée de quatre quadrants dans laquelle il
répertorie l'économie collaborative selon quatre axes cardinaux
différents, eux-mêmes séparés en deux axes
médians : d'un côté, la logique de profit et, de l'autre,
la logique sociale et solidaire.
Dans la logique de profit, deux pans s'opposent :
> L'un est centralisé et correspond à un
capitalisme nétarchique (Facebook, Google). Les utilisateurs n'ont
accès qu'à la valeur d'usage, et non à la valeur
d'échange qui est exclusivement captée par la plateforme.
> L'autre est décentralisé. La valeur d'usage
est distribuée et la valeur d'échange est spéculative.
C'est le capitalisme distribué.
36 RIFKIN J., « l'âge de
l'accès, la nouvelle culture du capitalisme », ed La
découverte, 2000
37 BOSTMAN. R et ROGERS. R, What's mine is yours.
The rise of Collaborative Consumption, 2010
30
38 Annexe
31
Dans la logique sociale et solidaire, l'opposition se fait au
niveau de la territorialisation. Dans la dimension mondiale, il y a diffusion
de la valeur d'usage et de la valeur d'échange. C'est dans cette
sphère que se situent les communs mondiaux, abordés au chapitre
précédent. Au niveau local, il y a diffusion de la valeur d'usage
et distribution de la valeur d'échange, dans une dynamique de
résilience locale.
La réflexion d'Amartya Sen permet d'aborder
l'économie collaborative en se basant sur l'économie de
fonctionnalité, ou encore économie d'accès selon Jeremy
Rifkin, sous l'angle de l'accès aux capabilités, un
ensemble d'états et d'aptitudes (santé, éducation,
logement...) permettant à un individu de pleinement réaliser son
projet de vie. La mobilisation de ce concept implique aussi, dans une
visée comparatiste, de repenser la question de l'émancipation
économique et politique, à travers l'angle de la
monétisation de la propriété privée, qui peut
induire un déséquilibre entre les commoners, en raison d'une
inégalité de patrimoine.
Cet encastrement du politique et de l'économique, dans
une visée émancipatrice et vectrice de transformation
sociétale, est également souligné, dans une interview, par
Monique Dagnaud, sociologue39 : « Aujourd'hui,
l'investissement dans l'économie collaborative est très
lié au fait qu'on attend plus rien des partis politiques (...)On attend
davantage d'une dynamique de réciprocité égalitaire et
créatrice que d'institutions auxquels on délèguerait des
pouvoirs. »
Rachel Bostman, théoricienne de l'économie
collaborative, développe dans son livre40 une
catégorisation en trois axes de l'économie collaborative :
? L'économie de l'accès à un
service plutôt qu'à sa propriété :
Cette économie repose sur le principe de biens
rivaux41 et sur l'optimisation du taux d'utilisation d'un bien, par
la mutualisation de son usage. L'économie de l'accès, si l'on
s'en tient au sens que lui donne Jeremy Rifkin, dans le coût marginal
zéro, vise ainsi l'usage d'un bien et d'un service, et non plus sa
propriété. Bostman désigne cette intermédiation par
l'appellation « Product Service System », qui permet de
transformer un produit en service. C'est le cas de l'autopartage, objet de
notre étude
39 Interview p. 80 in Alternatives
économiques.
40Bostman. R et Rogers. R, What's mine is yours.
The rise of Collaborative Consumption, 2010 41 Biens rivaux :
biens dont l'utilisation ou la consommation n'empêche pas son utilisation
ou consommation par d'autres.
32
de terrain, et de toute autre plateforme s'inscrivant dans
l'économie de fonctionnalité, via la location de biens entre
particuliers.
? Le marché de redistribution :
Les systèmes de redistribution mettent en relation les
personnes recherchant un bien avec celles qui les possèdent. C'est le
principe du C to C, dont les plateformes comme Le Bon Coin et Amazon, sur le
mode marchand, ont fait leur spécialité. D'autres plateformes
pratiquent, en revanche, des échanges non monétaires à
travers le troc et le don (Freecycle...).
? Le style de vie collaboratif :
Dans ce principe, la communauté est une marque, une
réponse à un besoin de reconnaissance et d'appartenance. Cette
reconnaissance s'évalue à travers la confiance, véritable
monnaie sur laquelle repose l'e-réputation, et donc les échanges.
Un haut niveau de confiance est donc indispensable, car la dimension
communautaire est le socle sur lequel se base les échanges (monnaie
alternative, prêt social...)
La société civile, à travers la dimension
participative du web et des réseaux sociaux, participera aussi à
l'édification de ce concept, comme en témoigne la classification
de la journaliste Jenna Whortham. Elle fait, en 2010, une classification dans
le New York Times de l'économie collaborative en deux
catégories, mettant en avant le poids et le pouvoir d'un consommateur.
Celui-ci, en relation avec d'autres consommateurs, rééquilibre
les rapports marchands et place les échanges dans une dynamique soit
réciprocitaire, dans lequel le lien précède le bien, soit
d'empowerment économique :
1ère catégorie :
Les consommateurs peuvent se regrouper afin d'acheter en
commun, pour obtenir soit un meilleur prix (Groupon), soit une
traçabilité de l'acte d'achat (savoir quoi et à qui on
achète) sur le principe du financement participatif (cf.
KissKissbankbank ou Ullule). Cette forme de consommation permet à des
individus de devenir actionnaires d'entreprises comme de jeunes startups.
2e catégorie :
33
Le prêt, le don, le troc ou l'échange de biens de
temps, de compétences ou encore la location de biens entre particuliers
est organisé par des plateformes dédiées. Nous pouvons
ajouter le principe des SEL à la longue liste d'exemples cités
par l'auteur : Hemp, Recupe, Zilok, RoomRoom,...
Les répartitions du champ de l'économie
collaborative diffèrent suivant les contributeurs. Rachel Bostman,
théoricienne de l'économie collaborative, décompose cette
dernière en plusieurs sections distinctes, bien qu'il existe une
certaine porosité entre ces différentes parties : la consommation
collaborative, les modes de vie collaboratifs, la finance collaborative, la
production collaborative et enfin la connaissance collaborative.
Ouishare, association faisant office depuis 2012, date de sa
création, de think-tank de l'économie collaborative et
d'incubateur de projet, ne distingue pas, contrairement à Rachel
Bostman, la consommation collaborative de l'économie collaborative. En
revanche, on retrouve aux côtés de l'économie collaborative
les mêmes catégories : le financement participatif, la production
contributive et la connaissance collaborative.
Ce rapprochement des termes économie et consommation
n'est pas sans rappeler le réductionnisme auquel l'économie au
sens large est confronté, lorsqu'il est réduit à la seule
économie de marché qui génère par extension une
société de marché. De même, l'économie
collaborative est associée à une économie de plateforme,
alors que certains échanges collaboratifs peuvent se passer de cette
intermédiation numérique. Le modèle économique est,
par association d'idées, corrélé à un
développement économique s'appuyant sur des fonds
d'investissement.
Ces réductionnismes véhiculent une idée
préconçue d'une économie collaborative, aux pratiques
hétérogènes beaucoup plus nuancées.
II.2.c Les outils de l'économie collaborative :
Quelle que soit la conception de l'économie
collaborative à laquelle on adhère, et la segmentation
apportée à celle-ci, quelques concepts phares demeurent cependant
indispensables à la compréhension de sa dimension
opérationnelle.
34
Afin d'atteindre une certaine dimension opérationnelle,
l'initiative collaborative doit atteindre une certaine masse
critique, correspondant à un nombre défini
d'utilisateurs, représentant un gage de fonctionnalité de l'offre
et permettant à la plateforme ou la structure, de fonctionner. Cette
masse critique est rendue possible, pour de nombreuses structures et/ou
plateformes par la démocratisation des nouvelles technologies, de
l'usage du numérique et enfin la multiplication des terminaux (PC,
portable, smartphones et leurs applications). Cette révolution
technologique et numérique, en créant de véritables «
places de marché Pair-à-Pair », a facilité le passage
à une plus grande échelle et permis le déploiement, pour
de nombreuses initiatives, de cette masse critique d'internautes par le biais
d'un effet de réseau.
La confiance est une monnaie immatérielle,
indispensable au fonctionnement de l'économie collaborative. Le capital
social est porté par les mêmes mécanismes de réseau,
mais la confiance fait ici l'objet d'une merchandisation. Les échanges
sur Internet reposent sur un système de réputation par points
et/ou commentaires, permettant la création et le maintien de la
confiance nécessaire entre utilisateurs de ces systèmes
d'échanges, qui ne se connaissent pas entre eux.
Cette monétisation de la confiance, rejoint certaines
conceptions économistes, comme celle d'Arrow, pour qui la confiance est
une marchandise qu'il nomme « externalités ». La
confiance a une valeur économique réelle qui augmente
l'efficacité du système. Fukuyama, quant à lui,
décrit également la confiance comme un facteur essentiel de
performance économique.
Levier de coopération, la confiance serait selon Russel
Hardin42 la résultante d'un calcul rationnel, à partir
d'un certain nombre d'informations. Russel Hardin met en avant le concept de
« communautés et réseaux de confiance »,
à travers l'enchâssement d'intérêts des
différents agents, les poussant à la confiance mutuelle
grâce à une concordance d'intérêts.
Lorsque Frederic Mazella lance, en 2006,
covoiturage.fr
à destination des institutions ou entreprises, la plateforme stagne
pendant deux ans, avant que l'équipe en charge du projet ne comprenne
que la « relation de confiance » est au centre des
principaux freins des voyageurs, qui appréhendaient de partager une
telle promiscuité
42Théorie du choix rationnel : théorie
qui analyse la conduite des agents suivant leurs motivations, qui s'expriment
en termes d'intérêts (plus grand profit ou moindre mal).
35
avec des inconnus. Ils revoient donc leur stratégie
autour de la création de liens sociaux, en intégrant un
système de notation et d'appréciation. La plateforme devient
Blablacar et rencontre le succès qu'on lui connaît.
La confiance monétisée de l'économie
collaborative se distingue cependant de la confiance
générée par le capital social propre aux initiatives de
l'économie solidaire, par sa finalité mercantile et non
démocratique.
L'externalité est une composante du système
capitaliste, dont le modèle économique repose sur
l'externalisation des coûts liés au transport, et non sur la
production, dans le domaine du flux de matière et d'énergie. Le
potentiel de développement du modèle pair-à-pair et la
réussite de son modèle économique repose aussi sur ce
principe, à l'exception de ses manifestations les plus vertueuses qui
globaliseront ce qui est léger et localiseront ce qui est lourd.
Enfin, l'économie collaborative, si l'on en
réfère à Nadine Richez-Battesti43, suit deux
modèles économiques de développement :
? Le premier est une interaction en réseau, au sein
d'une plateforme animée par des acteurs non assujetti à une
relation salariale, et où se développent des relations de type
Peer to Peer.
? Le second modèle est celui d'une plateforme Peer to
Peer, managée de façon centrale par un administrateur agissant
sur la communication.
Dans l'un comme l'autre des modèles, une transformation
dans les modes d'organisation du travail s'opère, avec des structures
privilégiant l'horizontalité à la verticalité,
ainsi que la mutualisation des espaces, outils et des biens.
Ce bouleversement des modèles économiques par le
numérique nous pousse à repenser le travail, tant dans son mode
d'organisation que dans la relation identitaire que nous entretenons avec
lui.
43 Conférence européenne EMES POLANYI ,
au CNAM, 19-20 mai 2016 :
36
II.2.d : Les enjeux et défis de l'économie
collaborative
Après avoir défini le concept d'économie
collaborative et la relation qui le lie à celui de
propriété, nous concevons les changements que cette
configuration, favorisée par la révolution numérique,
entraîne dans nos habitudes de production, de consommation et, par
extension, dans notre rapport au travail à travers un mode
d'organisation plus horizontal.
Il convient également de s'interroger sur la
capacité d'innovation sociale, au-delà des innovations
technologiques qu'elle draine, de l'économie collaborative :
L'économie collaborative est-elle une variable d'ajustement de
l'économie de marché, lui permettant de s'adapter à de
nouveaux codes économiques en contournant les acteurs traditionnels et
en permettant une adéquation demande/offre en temps réel?
Ou est-elle facteur, grâce aux valeurs solidaires
qu'elle véhiculerait, d'un projet sociétal autre face à la
crise structurelle que nous traversons, et qui pousse la société
civile à rechercher les solutions pouvant faire face aux défis
qui seront les siens?
? L'économie collaborative en pratique
et en chiffres
Le champs de l'économie collaborative est très
large et regroupe des initiatives protéiformes, dont certaines
prolongent une logique de marché, dont ils partagent les codes.
D'autres, en revanche, se rapprochant des valeurs solidaires
évoquées plus haut, et s'appuyant sur l'engagement citoyen,
visent davantage l'utilité sociale, point cardinal de la loi ESS
201444.
Très largement répandue, l'économie
collaborative concerne aujourd'hui selon certaines études 1
Français sur 2, avec des doublements d'échelle spectaculaires
d'une année à l'autre, rendus possibles par :
? Les innovations technologiques, permettant la
démocratisation de l'usage d'Internet et des terminaux numériques
mais aussi le contexte économique critique, ont été
propices à l'innovation. L'accès à la
propriété, voire même à la location d'un logement ou
d'une voiture, est
44 LOI n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative
à l'économie sociale et solidaire
37
de plus en plus difficile pour les bénéficiaires
de cette offre de l'économie collaborative, et permet à ceux qui
en ont la propriété d'en optimiser la rentabilité
:« Il y a déjà 7000 voitures en moins en Belgique
grâce au covoiturage, et si chaque conducteur partageait sa voiture une
fois par semaine, il y aurait 25% de files en moins sur les routes.
»
? Le modèle économique dominant (en volume)
repose sur la levée de fonds. Le crowfunding, levée de fonds
participatif, a soulevé 2,7 milliards de dollars en 2012, et plus de 5
milliards en 2013. L'économie collaborative, dans son ensemble,
représente une trentaine de milliards en 2013 et est estimée,
selon le cabinet PriceWhaterHouseCoopers, à 335 milliards de dollars
à l'horizon de 2025.
L'économie collaborative s'inscrit, par ailleurs,
complètement dans la dynamique d'institutionnalisation de l'ESS qui
définit ce secteur comme « mode d'entreprendre» dans
la loi ESS 2014.
Cette évolution ou mutation entraîne, selon
Nadine Richez Battesti45, des conséquences majeures
permettant un rapprochement pertinent entre économie solidaire et
économie collaborative. La question reste à savoir dans quel sens
se fait l'acculturation.
? Un brouillage et une porosité constante,
acculturation en douce
L'économie collaborative, par la médiation de
plateformes collaboratives, introduit une nouvelle forme de
réorganisation du travail articulant l'individuel et le collectif et
brouillant les pistes entre travail et loisir, permettant ainsi aux grandes
entreprises de capter la valeur créée par ce
consommateur-collaborateur.
Certaines initiatives collaboratives externalisent ainsi la
fonction recherche et développement de leurs activités, en
s'appuyant sur cette organisation du travail et un processus d'innovation
ouverte et participative. C'est le cas d'InnoCentive, plateforme permettant
l'intermédiation entre entreprises et organismes privés, et
acteurs compétents de la société civile (étudiants,
chercheurs, retraités, ingénieurs...)
45 Ibid
38
afin de répondre à des défis relatif
à des problématiques non-résolues en innovation, recherche
et développement, sur un temps de travail bénévole. Ce
dernier est ensuite monétisé et formalisé par le biais
d'un contrat lorsque la réponse apportée correspond aux attentes
de la firme : « La plateforme utilise l'architecture d'Internet (un
commun) et des savoirs existants (dont certains sont de l'ordre du bien commun)
pour assurer une marchandisation des connaissances et leur privatisation. L'un
des traits centraux est ainsi de s'appuyer sur des mécanismes de
crowdsourcing (externalisation ouverte faisant appel la foule des internautes)
pour alimenter les processus d'innovations des firmes clientes et partenaires
de la plateforme. »46
Si le « travail-loisir » fourni par les
contributeurs de cette initiative est valorisé d'un point de vue
monétaire, ce n'est pas le cas de toutes les structures dont certaines
captent la valeur créée par les contributeurs, sans en
redistribuer les revenus (Facebook, Google).
Ce brouillage, entremêlant également les
sphères privées (entreprises, particuliers) et publiques (espaces
publics du numérique), est permis par une horizontalisation qui place,
à travers l'organisation et la coordination du travail, les
contributeurs sur le même plan, mais également les
différentes activités et pans de leur vie. Il existe une
porosité entre les sphères privées et publiques dans
l'univers digital, qu'on observe également dans le déploiement de
certaines initiatives économiques (Uber, Airb'n'b).
Cette porosité entre public et privé prend la
forme d'un encastrement entre l'économique et le politique (manifeste
d'un art de vivre où le lien social est au coeur des échanges)
dans certaines initiatives (AMAP). Elle est également
l'opportunité, dans d'autres cas, d'un phénomène
d'isomorphisme marchand, avec une part croissante dans les modèles
économiques de ressources marchandes d'ordre financier et/ou de
ressources organisationnelles visant une rationalisation des coûts
(logique managérialiste), au détriment d'une véritable
hybridation des ressources.
La forme économique, relevant du modèle
marchand, des initiatives de l'économie collaborative limite
l'accès aux ressources redistributives. L'hybridation
46 « Le retour des communs », ï. Liotard et V.
Revest, chap.7, p 152
39
est alors appréhendée comme aménagement
d'une logique marchande, par composition, avec une dimension plus
réciprocitaire garante de lien social.
? Médiation de plateformes collaboratives
On ne saurait réduire l'économie collaborative
à une économie de plateforme. Il existait des formes
d'économie collaborative antérieures (SEL).
L'économie de plateforme, consacrée par la
révolution numérique, a cependant permis un changement
d'échelle sans précédent dans l'économie
collaborative. Celle-ci a donné lieu à un modèle
basé sur un ensemble de pratiques reposant sur le partage,
organisé en réseau horizontal (style « peer to peer »)
ou plus vertical, et ayant comme actif immatériel central la notion de
confiance.
En cela, les systèmes d'avis et de notation, suivant le
modèle consumériste, font office de certifications permettant au
consommateur de reprendre sa place d'acteur au sein d'un marché
jusqu'ici aux mains d'intermédiaires (agences de location, par exemple)
sur le circuit traditionnel.
Cette forme d'économie collaborative se rapproche du
supercapitalisme, également désigné par Bauwens comme un
système nétarchique47, grâce au monopole des
plateformes au détriment de « collaborateurs » dont les
ressources sont exploitées sans contrepartie. On est dans le
renouvellement des processus de merchandisation dans des relations de face
à face. Ce qui conduit, dans certains cas, à une nouvelle forme
d'hypercapitalisme : Blablacar, Uber, AirBnB... Et, dans d'autres cas, à
un nouveau modèle de société axé sur un mode de
gouvernance collectif et démocratique qui véhicule une possible
transformation sociétale (Amap, monnaies alternatives, Mooc...).
Pour certaines initiatives, on remarque même une
démarchandisation de l'échange social à travers les
échanges non monétaires : les règles diffèrent de
celles de la concurrence et les critères d'évaluation ne reposent
pas exclusivement sur la valeur marchande. C'est à travers ce
modèle qu'on trouve les initiatives se
47 BAUWENS Michel, "Sauver le monde : vers une
économie post-capitaliste avec le peer-to-peer », éd
LLL, 2012
40
rapprochant le plus des fondements de l'économie
solidaire car elles partagent les mêmes finalités de
transformation sociétale : les finances collaboratives, les paniers bio
des Amap et les chantiers d'agro-écologie en milieu urbain, les monnaies
alternatives, les Mooc...
? Réorganisation du travail : vers la fin du
salariat
L'économie collaborative déploie deux
stratégies différentes face à l'offre conventionnelle :
- Duplication des modèles de consommation classiques
(taxi, appartement) mais avec des ajustements (Uber, Airb'n'b).
- Création d'un service nouveau ou
complémentaire répondant à de nouveaux besoins (Citiz,
Famust, La Ruche qui dit oui).
Plusieurs enjeux accompagnent l'émergence de cette
économie, parmi lesquels la redéfinition du travail et des
frontières de l'entrepreneuriat et du salariat, suscitant parfois de
vives polémiques sociétales. De lourdes questions
d'éthique portent notamment sur l'encadrement du travail, la
fiscalité et la redistribution des revenus à travers
l'impôt. C'est le cas de Uber.
Le concept même de travail est à redéfinir
avec l'invisibilisation du digital labor, dont la prise en compte
permettrait pourtant de repenser le travail, qui a été
touché par le bouleversement des modèles économiques
dû à l'essor numérique.
La nature de l'organisation est elle aussi
déterminante. Suivant certaines orientations en matière de
propriété, les modalités de gouvernance et la
verticalité, ou au contraire l'horizontalité de la plateforme, le
projet ne sera pas porteur des mêmes enjeux de transformation
sociétale. On observe déjà qu'en France, 10% des
travailleurs sont « polytravailleurs »48. Ces
polytravailleurs ne dépendent pas d'un contrat de travail
subordonné à un temps plein, de longue durée. Leur
activité professionnelle se décline sous les formes suivantes :
partage salariale, auto-
48Article paru dans Alternatives
économiques: « Pour en finir avec le travail
salarié », de Anne-Laure Desgris (Oxalis), Noémie
Grenier (Coopaname), Benoît Lewyllie (Smart).
41
entrepreneuriat, intérim, intermittence du spectacle,
pige...Dans certains domaines, ces contrats ne font pas l'exception mais la
règle (culture, formation professionnelle, animation sportive), ce qui
entraîne une nouvelle forme de prolétariat où les
diplômés subissent une double peine. Ils se retrouvent ainsi dans
une situation aussi précaire que celle d'un travailleur
indépendant, tout en étant inféodés comme des
salariés à une hiérarchie, mais sans la double protection
du droit du travail et du régime de sécurité sociale.
C'est là tout l'enjeu de la bataille juridique qui oppose Uber à
certains collectifs de chauffeurs indépendants, contestant l'absence de
lien de subordination entre la firme et leurs structures, pour la plupart
auto-entrepreneuriaux.
III. Grille de l'économie collaborative
Mode d'organisation du travail
|
- Digital Labor
- Mutualisation
- Horizontalité
|
Propriété
|
- Bien commun
- Droit d'usage
- Droit de propriété
|
Territoire
|
- Global
- Local
- Numérique
|
Transformation sociétale
|
- Utilité sociale et impact social
- Visée environnementale
- Lien social
|
42
|
|
Modèle économique
|
- Dimension marchande
- Dimension non marchande
- Dimension non monétaire
|
1) Les nouveaux modes d'organisation du travail sont
co-productifs : le travail du consommateur, le digital Labor, est
reconnu, même s'il n'est pas toujours valorisé à travers un
capital distributif. La mutualisation des espaces, des biens et des outils sont
les fondements sur lesquels reposent l'économie collaborative et les
économies connexes (de fonctionnalité).
- Deux modèles cohabitent : un
sous-système de régulation basé sur le salariat avec une
relation de subordination, et un rapport d'horizontalité entre individus
indépendants qui collaborent.
2) La propriété, à travers les notions
de communs, de déclinaisons multiples entre le droit d'usage (ou
d'accès) au droit de propriété, est l'un des principes
fondateurs de l'économie collaborative.
3) Le territoire global est rendu possible grâce
à la médiation de plateformes numériques qui
s'affranchissent des frontières d'Etat et pratiquent sans contrainte
l'optimisation fiscale (Uber).
Local : la décentralisation s'inscrit dans la
stratégie de développement territoriale à travers une
relocalisation de l'échange et la production de service locaux. Les
entités polycentristes (essaimage d'un modèle au niveau local,
comme le modèle des AMAP ou de La Ruche qui dit oui) participent
à la redynamisation de territoires locaux et au maillage du lien
social.
43
On parle aussi parfois de « Glocalisation
», imbrication entre des logiques à la fois locales et
polycentrées, et une dynamique globale et centralisatrice.
Numérique : l'espace numérique est à la
fois un nouveau territoire et un nouveau commun. Il a la particularité
d'être à la fois un espace économique (markets
places) et un espace politique et démocratique (espace public).
4) La transformation sociétale se mesure soit en
termes d'utilité sociale, soit en termes d'impact social. L'un et
l'autre n'impliquent pas les mêmes attentes ni les mêmes effets,
mais s'exprime à travers quatre dimensions identiques : numérique
(lutte contre la fracture numérique), social (lien social, dimension
participative et capacité d'auto-organisation...), économique
(émancipation économique, hausse des capabilités...) et
environnementale (transition écologique, baisse des gaz à effets
de serre...).
5) Le modèle économique de l'économie
collaborative oscille entre une dimension égalitaire et créatrice
(l'économie de Pair à Pair et de fonctionnalité repose sur
cette ingéniosité de la société civile) et une
économie nétarchique, porteuse d'inégalités
grâce à la valeur créée par la multitude et
coptée par un petit nombre d'investisseurs.
L'économie collaborative couvre en effet les dimensions
marchandes, non marchandes et non monétaires de l'échange.
En dépit de la médiatisation d'un modèle
de développement économique rapide, reposant sur la levée
de fonds privés, et la valorisation en bourse comme indicateur de
réussite, la recherche d'un modèle plus vertueux, avec
distribution équitable de la valeur créée, est
alimentée par de nombreuses propositions.
44
C'est le cas de la proposition de « capital
génératif» de Bauwens49, qui redistribuerait une
partie de la valeur à ceux qui contribuent à la créer,
afin d'éviter le déploiement d'une économie
reposant/centrée sur l'accumulation de la rente et du capital,
générant inégalité et précarité.
Bien que certaines caractéristiques de biens et
services prédéterminent leur appartenance à la
sphère de l'économie collaborative et celle de l'économie
solidaire, certaines notions transversales peuvent s'appliquer tant à
l'une qu'à l'autre, et rendent leur rapprochement pertinent :
La notion de confiance, les externalités,
l'accès égalitaire à une ressource, la réinvention
de la notion de propriété déclinée en un faisceau
de droits, allant de l'usage à la propriété, et enfin une
nouvelle dimension organisationnelle, qui adoube l'horizontalité et la
mutualisation des ressources, espaces et pratiques.
49
http://p2pfoundation.net/Emerging_Ownership_Revolution#Generative_vs._Extractive_Ownershi
p
45
Partie 3 : Analyse du terrain
I) Eléments méthodologiques
Le cadre de référence méthodologique
permettra de trouver les catégorisations appropriées, ainsi que
les indicateurs pouvant établir des correspondances (validations,
apports complémentaires ou oppositions) avec l'hypothèse de
départ.
I.1 Le cadre référentiel choisi est
l'entretien semi-directif, à dimension qualitative
L'entretien semi-directif est le cadre
référentiel qui permet de véritablement mettre en exergue
les systèmes de valeurs partagés des acteurs d'un champ
professionnel donné, ainsi que le cadre normatif de leurs pratiques
professionnelles, du moins le sens qu'ils donnent à ce cadre normatif,
comme l'explique Alain Blanchet et Anne Gotman50. Espace
d'expression libre pour l'interviewé, à travers quelques
questions prédéterminées, sans ordre rigide imposé,
l'entretien autorise le recueil d'un certain nombre de données qu'il
sera ensuite possible de recouper en informations similaires ou
complémentaires sur quatre ou cinq items, à travers des variables
retranscris dans une grille, analysés et mis en perspective dans des
modèles d'analyse choisis (courants économiques ou sociaux).
I.2 Mode de passation
Sur les 8 entretiens passés, 7 d'entre eux
l'étaient en face à face. L'entretien avec le directeur
général de Citiz, Mr Jean-Baptiste Schmider, était
téléphonique compte tenu de l'éloignement
géographique. La durée des entretiens oscillent entre 1 et 2
heures, soit 1h30 en moyenne. La méthode de passation des entretiens
s'inspire de certains préceptes de Carl Rodgers51 parmi
lesquels :
50 BLANCHET A. et GOTMAN A., L'entretien :
l'enquête et ses méthodes, ed Armand Colin, 2010
51 Né en 1902 à Chicago, mort en 1987
à La Jolla, Carl Rogers était un psychologue humaniste
américain, dont l' Approche Centrée sur la Personne (ACP)
s'appuie sur la qualité de la relation entre le thérapeute et le
patient (écoute empathique, authenticité et non-jugement).
46
? l'accueil bienveillant et inconditionnel de
l'interviewé ;
? l'écoute et l'empathie ;
? la stratégie d'intervention : relance, recentrage et
reformulation.
Seule la non-directivité y échappe, l'entretien
étant semi-directif, car encadré par des questions et
thématiques préétablies. Il convient cependant de noter
que le mode de passation de l'entretien présentait une certaine
souplesse, car l'interaction primait sur le guide d'entretien,
déterminant l'ordre de passage des questions au regard de ce que
l'interviewé avait précédemment énoncé.
La dimension de neutralité bienveillante,
exposée par Nicole Berthier52 (2010), été
particulièrement observée, et a participé à la
qualité et à la profondeur du verbatim obtenu. «
L'enquêteur joue un rôle de stimulateur, de facilitateur et par ses
interventions montre qu'il écoute et qu'il comprend. Il doit
apparaître comme quelqu'un de neutre (d'une «neutralité
bienveillante»), capable de tout entendre mais sans être
indifférent, qui ne suggère, ni n'évalue, ni n'argumente.
Les personnes interrogées prennent alors plaisir à parler avec un
étranger qui ne met pas en doute leurs affirmations, qui prête
attention à chacune de leurs paroles, ne les bouscule pas, ne les
contredit jamais. Dans ce climat de confiance, les informations obtenues
peuvent être riches et nuancées. »
Les interviewés ont ainsi pu exprimer, dans leur «
propre langue », relayant leurs catégories conceptuelles et cadres
de référence, leur réalité, et ont eu plaisir
à la partager, en présentant leurs structures et leurs
pratiques.
Sur le plan technique, seul un appareil enregistreur-audio,
subordonné à une autorisation préalable de mes locuteurs,
faisait écran entre l'intervieweur (moi) et l'interviewé.
I.3 Choix du terrain
Le choix du terrain était vaste, compte tenu de
l'expansion du secteur de l'économie collaborative à tous les
secteurs d'activité. Il a fallu faire une sélection
52 Berthier N., Les techniques d'enquête en
sciences sociales, éd Armand Colin, 2010
47
qui a porté sur les domaines du transport et de
l'alimentation car ils représentent deux besoins, primaire pour l'un et
social pour l'autre, essentiels. Pour chacun de ces secteurs, deux initiatives
ont été choisies, suivant, pour l'une, le modèle de
l'économie solidaire et, pour l'autre, le modèle collaboratif.
? Le domaine du transport
Dans le domaine du transport, le choix s'est porté sur
l'économie collaborative avec le réseau
d'autopartage Citiz, qui abolit le lien de propriété et
dont la forme juridique est coopérative.
Le modèle de l'économie collaborative choisi est
Uber, qui relève bien plus de l'économie capitalistique au niveau
macro-économique. La dimension macroéconomique de cette structure
a représenté un frein dans l'accès à l'information,
et la prise de rendez-vous avec des cadres dirigeants, au niveau national,
d'Uber. De plus, Uber a la particularité d'être, non pas une
entreprise de transport (comme Citiz) mais un centre d'appels proposant ses
services aux auto-entrepreneurs, et les aidant par leur service
d'intermédiation à développer leur activité. En
effet, le contrat qui lie Uber aux chauffeurs auto-entrepreneurs est un contrat
de prestations. Les chauffeurs sont des clients, et non des salariés.
Une embauche est un « enrôlement » (enboarding) et un
licenciement, une « désactivation ». Les clients
d'Uber ne sont donc pas les usagers-passagers, mais plutôt le
réseau d'auto-entrepreneurs dans le domaine du
transport.
Ces entrepreneurs partagent, pour la plupart, la croyance en
un même système de valeurs, lié au modèle
collaboratif qui représente la possibilité, pour eux, de pouvoir
s'auto-réaliser, dans une dynamique d'empowerment. Ce système de
valeurs, largement diffusé par une partie de l'économie
marchande, à travers un habile travail d'acculturation via les
médias mainstream, a très largement participé à la
démocratisation des valeurs de coopération de l'économie
collaborative, mais aussi à la réduction de cette économie
à la sphère marchande. Ainsi, beaucoup de
chauffeurs-entrepreneurs abordent l'aventure Uber en pensant participer
à une transformation sociétale, et quelques mois ou années
plus tard, ne trouvent plus de
48
correspondance entre la figure Schumpeterienne53 du
vaillant entrepreneur social véhiculé par la sphère
collaborative, et leur situation réelle d'auto-entrepreneur isolé
et endetté.
En effet, si ces auto-entrepreneurs participent au nouveau
mode d'organisation sociale d'une société post-salariale qui,
grâce à l'économie de pair à pair et de
fonctionnalité, répond avec une acuité accrue aux besoins
de consommateurs qui le plus souvent co-construisent l'offre, ils sont aussi
quasi systématiquement exclus de la captation de valeur.
? Le domaine de l'alimentation
Les modes de consommation ont changé, en particulier
dans l'alimentation de plus en plus reconnue comme vectrice de maladies, suite
aux nombreuses controverses concernant l'étiquetage et la
traçabilité des Organismes Génétiquement
Modifiés (OGM).
Le circuit court, garant d'une traçabilité
irréprochable et gage de qualité, est de plus en plus
plébiscité. En 2013, 42 % des personnes interrogées ont
acheté, le mois précédent l'interview, au moins un produit
issu du circuit court.
Le choix du terrain s'est porté sur deux modèles
différents du circuit court, dans la consommation agricole : le
modèle des AMAP et celui de La Ruche qui dit oui, qui semblent
être l'un et l'autre à chaque bout du large spectre de
l'économie collaborative.
Créée en 2011 sous la forme juridique d'une SAS,
La Ruche qui dit oui représente actuellement un effectif de 1 000 ruches
en France. Le principe est le suivant : un particulier, une association ou une
entreprise décide d'ouvrir une ruche dans un territoire donné. Il
doit alors contacter les producteurs dans un rayon de 250 kilomètres et
recruter au moins une dizaine de membres qui souhaitent acheter des produits
locaux (miel, légumes, pains...).Chaque semaine, le responsable diffuse
sur le site une sélection de produits aux prix fixés par les
agriculteurs, qui détermine aussi un minimum de commande pour livrer. Le
consommateur, également désigné
53 (dir) KLEIN, LAVILLE, MOULAERT, l'innovation
sociale, Erès, 2014, p9 -10
49
sous l'appellation « abeille », a alors 6 jours pour
passer commande sur le site et payer. Il n'y a pas d'abonnement, l'abeille ne
paie que ce qu'il choisit de prendre.
A la mi-2015, La Ruche qui dit oui comptabilisait 130 000
clients actifs, pour plus de 700 responsables de ruche qui se déclinait
sous les formes juridiques suivantes :
? 66 % d'auto-entrepreneurs ; ? 18 % d'associations ;
? 9 % d'entreprises commerciales ; ? 7 % d'entreprises
agricoles.
La Ruche qui dit oui a un modèle qui est davantage
orienté vers le client (le panier correspond d'un point de vue
rapport-qualité prix à la somme réglée et il n'y a
pas d'abonnement). Les AMAP ont un engagement citoyen qui est davantage
tourné vers le producteur (le panier dépend de la récolte
et l'abonnement pris par le consommateur l'engage sur la durée).De plus,
La Ruche qui dit oui a un système distributif du revenu qui fonctionne
de façon pyramidale, alors que les AMAP sont sur le mode de la
réciprocité (engagement bénévole).
L'objectif affiché des AMAP est la suppression des
intermédiaires traditionnels et le recentrage sur la relation entre
consommateurs engagés (car impliqués bénévolement
dans l'AMAP) et paysans dont les récoltes sont
pré-financées. La charte de l'AMAP affirme les principes de
l'agriculture paysanne et généralise la pratique de
l'évaluation participative du réseau.
L'une et l'autre des initiatives correspondent aux styles de
vie collaboratifs, selon la segmentation de Rachel Bostman, tandis que Citiz et
Uber correspondent davantage à la catégorie du « Product
Service System » (économie de l'accès et de
fonctionnalité, selon Rifkin).
Nous pouvons également procéder à une
mise en perspective de ce terrain avec la grille de l'économie
collaborative de Bauwens (Annexe 3). Ces hypothèses seront ensuite
validées ou infirmées par l'analyse de terrain qui va suivre.
Les AMAP et Citiz se situent sur le champ de l'économie
sociale et solidaire. Elles entrent clairement au regard des valeurs
portées, et des pratiques qui sont les leurs, dans le quadrant de la
résilience locale (covoiturage, partage de terres, partage
50
de compétences) suivant la segmentation que Michel
Bauwens fait de l'économie collaborative.
La logique sociale et solidaire est une logique de
bénéfice : la valeur d'usage est diffusée et la valeur
d'échange distribué. Le modèle d'Uber, en tant que
plateforme, oscille entre capitalisme nétarchique (valeur d'usage pour
les utilisateurs, pas d'accès à la valeur d'échange) et
capitalisme distribué suivant la logique des places de marché P
to P. La force de travail que cette plateforme utilise, composée d'une
myriade d'initiatives d'auto-entrepreuneurs, se situe-t-elle
nécessairement dans le même champ ? C'est une question d'autant
plus importante que la captation de valeur d'Uber et celle des auto-entreprises
collaborant avec Uber n'est pas la même.
La catégorisation du modèle de l'entité
nationale de La Ruche qui dit oui, autour de laquelle gravitent les 1 000
ruches locales portées par des initiatives individuelles dans des
territoires plus restreints est, quant à elle, plus difficile à
situer.
Présentation de la grille
d'entretien
? Constitution de l'entretien :
Comme l'expriment justement Blanchet et Gotman (2007, p. 58),
le guide d'entretien est « un premier travail de traduction des
hypothèses de recherche en indicateurs concrets et de reformulation des
questions de recherche (pour soi) en questions d'enquête (pour les
interviewés) ».
La thématique de départ porte sur les
critères de l'économie solidaire, sur lesquels peuvent s'aligner
les initiatives de l'économie collaborative choisies. La constitution
d'une grille d'analyse, à partir de trois ou quatre
catégorisations retenues et des séries d'indicateurs qui en
découlent, est l'objet de cette étude de terrain.
Les traits distinctifs qu'on souhaite mettre en lumière
étant les caractéristiques relevant de l'économie
solidaire des initiatives du monde collaboratif, il m'est apparu pertinent de
reprendre comme trame de questionnaire un outil élaboré en master
2 « Innovations sociales et conduite du changement » par
Mme Bucolo : le guide d'entretien dédié à la
cartographie des initiatives ESS. Ce questionnaire, qui explore
51
chaque dimension des initiatives ESS, nous a permis en
deuxième année de master professionnel de faire des analyses
très fines et une cartographie de grande qualité.
J'ai cependant opéré quelques modifications,
afin de l'adapter à mon champ d'étude. En effet, je n'ai pas
exploité l'ensemble des questions de ce guide, mais plutôt les
grands thèmes. Parmi les thèmes que j'ai retirés du
questionnaire final, figure la thématique sur les compétences,
car cette question ne m'apparaissait pas comme primordiale. Et enfin, la
question relative au réseau sol, qui sortait complètement de mon
cadre d'analyse.
La question des compétences s'est néanmoins
posé de façon transversale, puisque l'économie
collaborative participe à une nouvelle forme d'organisation du travail,
plus horizontale et modulable, posant avec plus de pertinence que jamais la
question dans une relative porosité entre ces différents champs,
des rôles de producteur-consommateur-distributeur.
Par ailleurs, j'ai ajouté au guide d'entretien : une
question sur la dimension numérique, bien qu'il ne s'agisse pas de
confondre l'économie de plateforme de l'économie collaborative ;
une question sur la valeur d'usage et la propriété ; une question
sur le capital social/capital confiance et les effets de réseaux ; et,
enfin, une question sur les articulations «
désintermédiation/ré-intermédiation », «
marchand-non marchand », « local-global ».
Caractéristique de l'offre et mise en oeuvre de
celle-ci
|
|
Innovation et utilité sociales
|
|
Gouvernance
|
- Quelles sont les instances de
gouvernance ?
- Comment se déploie la vie démocratique au sein
de la structure ?
|
52
|
- Quelle est l'articulation
bénévolat-salariés ?
|
Financement
|
- Y a-t-il une hybridation de
ressources et, auquel cas, comment s'exprime-t-elle ?
|
Dimension numérique
|
- Rôle de la plateforme.
- Rôle des interactions entre les
usagers de la plateforme et le déploiement de l'offre.
- Masse critique.
|
Vitalité démocratique et
capital
social
|
- Participation des usagers.
- Participation de l'ensemble
des parties prenantes à la construction de l'offre.
- Capital social du public et bénéficiaire
accueilli par le biais de l'initiative, dans une dynamique de réseau.
|
Valeur d'usage et propriété
|
- Rapport au commun.
|
Dynamique de coopération avec les politiques
publiques
|
|
Implantation territoriale
Autres
|
- Global mondial), local.
- Désintermédiation/
ré-intermédiation.
- Marchand/non marchand.
|
53
D) Grille d'analyse à partir des
entretiens/Analyse de contenu
Les catégories et indicateurs que j'ai
dégagés des entretiens et de l'analyse de leur contenu sont les
suivants :
1ère catégorie : Finalité de la
production : levier de changement sociétal Indicateurs
:
- compétences d'une pluralité d'acteurs dans une
multitude de champs d'actions autour du bien commun ;
- changement dans l'organisation du travail ;
- lien de propriété (plateformes
logicielles/propriétaires), valeur d'usage, redéfinition
de la propriété, voire abolition de celle-ci.
2e catégorie : Echelle territoriale locale,
économie de proximité
Indicateurs :
- une portée et un sens politique : participation
citoyenne ;
- exercice de la démocratie ;
- engagement volontaire relevant de la réciprocité
entre citoyens : relation entre capital social et confiance (lien de
réciprocité) ;
- volonté d'émancipation ;
- espaces publics de proximité.
3e catégorie : Modèle de développement
reposant sur l'hybridation des ressources Indicateurs
:
54
- dimension politique modifiant le modèle
économique (socio-diversité/encastrement) ;
- autre mode d'entreprendre (cf, loi ESS 2014).
E) Analyse critique des limites :
- Mon terrain comprend peu d'entretiens et
l'échantillon est, de ce fait, trop petit pour être
représentatif. C'est la raison pour laquelle la dimension discursive, au
sens de récit tant d'un point de vue signifiant que signifié, est
essentielle.
- Certains entretiens sont de véritables tranches de
récits, lorsque la confiance invite l'interviewé à
l'épanchement. Ces « récits » sont d'une grande
qualité sur les pratiques et donnent du sens aux histoires de vies
professionnelles.
- Le guide, axé sur l'économie solidaire,
n'était cependant pas adapté à tous les interlocuteurs.
Certaines thématiques et formulations ont entraîné
gêne et incompréhension parfois, et crée une distance dans
l'établissement de la relation entre « enquêté »
et « enquêtrice ». Loin de leur cadre normatif et
déstabilisés par certaines questions, certains interviewés
ont donné des réponses superficielles, ne livrant pas le fond de
leur pensée, malgré de nombreuses relances et encouragements.
II) Analyse de terrain
II.1) Le domaine du transport de voyageurs
? Présentation des deux initiatives, Citiz et Uber :
La première initiative, Citiz, est une
coopérative d'auto-partage, composée de 13 coopératives
locales. Citiz Ile-de-France-Ouest était une SIC (Société
coopérative
55
d'intérêt collectif), qui s'est d'abord
constituée en association, Cergy Auto-partage, née en 2009. La
transformation en entreprise sociale Citiz a eu lieu en 2011. Son
activité s'est arrêtée en juin 2016.
Il n'y a pas de clivage particulier, au regard des deux
entretiens menés, entre Citiz Ile-de-France et Citiz national. Les deux
discours peuvent quasiment, à quelques mots près, se superposer
l'un sur l'autre. Le coeur d'activité de cette structure est la mise
à disposition de véhicule en libre-service. Citiz Ile-de-France
était adhérente du réseau France Auto-partage (qui devient
Citiz en 2013) qui leur fournissait tout le système d'exploitation des
véhicules en auto-partage. Ce réseau réunissait 15
opérateurs d'auto-partage en 2013, qui ne sont aujourd'hui plus que 13.
Citiz Ile-de-France et Citiz national ont un ancrage territorial très
marqué au niveau local, mais leur présence sur le territoire
dématérialisé d'Internet n'est pas dans leur
stratégie, un enjeu fondamental.
Comme le démontre Rachel Bostman dans le livre
What's mine, yours, la logique collaborative peut exister en dehors de
la sphère numérique. C'est le cas de ces deux structures. Ce
constat semble particulièrement vrai pour les activités hors Pair
to Pair, la plateforme numérique ne faisant pas office
d'intermédiation. Citiz, suivant la classification de Rachel Bostman,
relève des « Products Services system », l'économie
d'accès à un service, qui a vocation à dépasser
« la vision classique de la propriété pour proposer une
réponse à travers un service auquel le consommateur a
accès ».
La seconde initiative, Uber, se rapproche davantage, via des
plateformes logicielles et propriétaires, du capitalisme
nétarchique qui permet à la fois le large déploiement de
la coopération humaine (digital labor) et l'extraction de
valeur par des propriétaires singuliers54. D'ailleurs,
Bauwens considère qu'Uber ne construit pas sa logique autour du commun,
mais selon la logique du profit (capitalisme distributif).
Les nombreuses polémiques, ponctuées de
procès auxquelles Uber fait régulièrement face, posent la
question du passage d'un capitalisme tourné vers la captation des rentes
vers un capitalisme de type « génératif »,
redistribuant la richesse à ceux qui contribuent aux communs. On ne peut
aborder le cas d'Uber, sujet à de
54 Benjamin CORIAT, Le retour des communs,
intro du chapitre 4 "Perspective pour demain", p. 256.
56
nombreuses controverses dont la plupart restent en suspens,
sans passer par un bref historique :
? En 2008, la commission pour la libéralisation de la
croissance française, présidée par Jacques Attali,
souhaite libéraliser le secteur des taxis. Cette décision
entraîne une pression des taxis qui refusent qu'on augmente le nombre de
licences, car cela aurait pour conséquence de faire baisser la valeur
des licences (valeur moyenne : 230 000 euros). L'indemnisation des taxis semble
impossible pour l'Etat, le montant hypothétique de cette indemnisation
étant de 3 milliards.
? En 2009, la loi Novelli autorise la création d'une
nouvelle catégorie de transport avec chauffeur, les VTC (Voiture de
Transport avec Chauffeur), permettant la mise en circulation de nouveaux
véhicules dédiés au transport de personnes, tout en
réservant le privilège du « maraudage » aux taxis. Or,
l'innovation juridique est très vite supplantée par l'innovation
technique. En effet, le progrès technique, ayant entraîné
la généralisation de smartphones et d'applications, le «
maraudage électronique » est désormais possible grâce
aux plateformes dédiées comme Uber, le grand précurseur,
Le Cab, Chauffeur privée, Hitch, Drivy...
L'analyse des quatre entretiens, passés avec deux
dirigeants de Citiz et deux chauffeurs indépendants d'Uber, permet de
renseigner les catégorisations précédemment faites et de
valider les indicateurs employés.
II.1.a) Finalité de la production
? La finalité de la production est un levier de
changement sociétal majeur : ? Changement des
mentalités et sensibilisation à la question
environnementale
Les 2 dirigeants de Citiz interrogés affichent comme
prioritaire la finalité environnementale dans leur entreprise : Il
s'agit de faire évoluer et changer les mentalités. « La
finalité environnementale est primordiale, puisque une voiture
partagée remplace 10 voitures particulières et l'idée est
: si je ne suis plus propriétaire de voiture, je vais moins l'utiliser
et donc réduire les gaz à effet de serre », admet
Jean-Baptiste Schmider (Directeur Général de Citiz
National). Julien
57
Besnard (Directeur de Citiz Ile-de-France) et Jean-Baptiste
Schmider lui reconnaissent une utilité sociale, avant tout
environnementale. La finalité première est la réduction
des nuisances sonores et des gaz à effets de serre en ville afin d'en
améliorer la qualité de vie. Chaque voiture en auto-partage
correspondrait, selon eux, à 10 tonnes de CO2 en moins émis dans
l'atmosphère.
? Economie de la fonctionnalité (de
l'accès) et de la circularité au service de l'utilité
sociale
L'économie de la fonctionnalité repose sur le
gisement de capacité excédentaire : le taux d'utilisation d'un
véhicule n'est jamais de 100 %. Il est le plus souvent en stationnement,
d'où l'intérêt de mutualiser ses capacités
excédentaires et optimiser son utilisation.
L'autre finalité est sociale, car l'autopartage permet
la relocalisation des activités sur un territoire de proximité,
et le maillage de liens plus étroits. Cela participe à une hausse
des échanges entre voisins, qui vont plus fréquemment mutualiser
cette pratique, dans leurs activités quotidiennes, comme déposer
ses enfants aux activités extrascolaires du mercredi.
L'une des finalités sociales observées est
l'accès à la mobilité économique pour les personnes
n'ayant pas les moyens de s'acheter une voiture, et qui peuvent ainsi
bénéficier d'un accès occasionnel, correspondant à
leur besoin ponctuel. Citiz a ainsi mis en place un parc de véhicules
dédiés aux usagers de Pôle emploi, en leur qualité
de bénéficiaires d'aides de retour à l'emploi, dont le
véhicule mis à disposition en auto-partage est l'un des
vecteurs.
Une déclinaison de cette optimisation des
capabilités des publics dits « empêchés
»*55 au sein de Citiz a été l'accès, pour
les personnes en situation de handicap et/ou à mobilité
réduite, à un parc de véhicules leur étant
exclusivement dédiés car aménagés à cet
effet.
On observe une forme de mutualisation, dans l'innovation, qui
n'est plus portée par un seul acteur mais, dans une dynamique locale,
par plusieurs partenaires
55
http://www.enssib.fr/le-dictionnaire/publics-empeches
58
partageant le même diagnostic territorial. Ainsi, Citiz
a co-construit cette action en direction des personnes en situation de
fragilité économique avec des partenaires
spécialisés dans le monde de l'insertion, comme les CCAS. Cette
opération, mise en place avec un certain nombre de financeurs et
partenaires du monde du handicap, a permis de répondre à un
important besoin social. Elle s'est depuis essaimée, Citiz ayant
décidé de l'étendre à un plus important nombre de
villes.
L'utilité sociale est ici appréhendée au
sens large : le public est encouragé à utiliser le circuit de
récupération de vieilles voitures mis en place par Citiz, qui
reprend les voitures usagées et les confie à un garage solidaire
qui va intégrer ces véhicules dans un circuit d'insertion. Citiz
fournira à ces partenaires des droits d'utilisation et d'accès
à son parc de véhicules en échange de cette cession.
? Compétences et pluralité d'acteurs,
multitude de champs :
Les acteurs associés à cette initiative
relève de différents champs et secteurs d'activité. Parmi
eux :
? des groupes de militants ESS et développement
durable, qui oeuvrent sur des problématiques telles que la place de la
voiture en ville ;
? des collectivités se saisissant d'un enjeu urbain
fondamental (la disposition des places de parking en ville) ;
? l'ensemble du réseau France auto-partage Citiz sur
les plans de la communication et les échanges de pratiques ;
? les financeurs de l'ESS (Cigales...) et les utilisateurs du
service qu'ils soient particuliers, entreprises ou collectivités.
Cette pluralité d'acteurs assure une certaine
vitalité à l'activité, dont le déploiement
s'observe tant d'un point de vue territorial que dans les mentalités.
On retrouve une vraie mixité et
complémentarité au niveau des compétences
mobilisées (gestion de flotte, administration, comptabilité...)
au sein de l'équipe bénévole et salariale. On l'observe
également au sein de la coopérative locale comme au niveau
national, le socle commun de ces équipes pluridisciplinaires
étant une certaine appétence pour le secteur de l'économie
sociale et solidaire.
59
Il existe cependant un véritable risque
d'homogénéisation des équipes salariales, en raison de
l'orientation de plus en plus « gestionnaire » et managériale
des profils recrutés par Citiz (école de commerce). Cette
homogénéisation fait en quelque sorte écho à celle
des clients et usagers dont le profil est généralement uniforme :
urbain, diplômé et issu de la classe moyenne supérieure.
« Dans les responsables d'agence, on recrute soit des gens qui
viennent d'écoles de commerce ou des gens qui viennent de Master
spécifiques tels les sciences économiques », avoue
Jean-Baptiste Schmider.
? Bien commun (propriété/usage)
L'auto-partage questionne par essence la problématique
de la propriété privée. En effet, la voiture est un bien
si privé qu'il existe des ménages où chaque conjoint en
possède une. Et les enfants, en grandissant, aspirent à ce
modèle et ont également leur propre voiture, qui symbolise leur
indépendance naissante.
« Citiz propose une alternative à la voiture
en grande couronne. Ces territoires sont conçus et pensés pour la
voiture, mais est-ce que pour autant tout le monde doit avoir sa voiture ?Il
faut penser au développement d'autres alternatives à la voiture :
vélo, marche à pied, auto-partage... L'auto-partage
représente en cela surtout une alternative à la deuxième
voiture dans les foyers », prévient Jean-Baptiste Schmider.
L'auto-partage s'inscrit en cela complètement dans une logique des
communs, à plusieurs titres. Le plus évident est l'abolition du
lien de propriété.
Suivant la définition de Samuelson, la voiture est un
bien privatif pur : dimension à la fois d'exclusivité
(l'usage de ce bien exclut l'autre personne) et de
rivalité (la consommation du bien limite et
interdit sa consommation par un autre individu).
Au-delà de la dimension de partage d'un même parc
de véhicules, qui constitue en quelque sorte un CPR
(Common Pool Resource) au sens d'Elinor Ostrom, il offre la
possibilité de redéfinir le lien entre propriété et
usage, en déclinant un « faisceau de droits
»56 entre la propriété privée et le
bien public. Le CPR « se caractérise par
56 « Bundle of rights », Elinor Ostrom.
60
le fait que bien que consistant en des « stocks
», les ressources qui les composent peuvent être aisément
soustraites sous forme d'unités prélevées dans le stock
»57.
Dans cette perspective, Citiz présente à la fois
un droit de propriété collectif, et non privé, de par sa
forme juridique, la coopérative. Celle-ci porte dans ses statuts cette
vision des communs : propriété partagée, gestion de la
ressource, gestion du collectif autour de l'intelligence collective à
partir des valeurs de partage, de coopération et de démocratie en
entreprise. Le capital social est en effet partagé entre 84
sociétaires, à la fois propriétaires et usagers de ce bien
collectif, dans la perspective d'un projet de partage et d'inclusion des
personnes. Le sociétariat est d'ailleurs ouvert aux clients, puisque 15
% d'entre eux ont des parts sociales. Ces sociétaires offrent un droit
d'usage aux autres clients et bénéficiaires. L'un des dirigeants
de Citiz considère qu'il y a là une forme d'abolition du lien de
propriété puisque la propriété est collective :
« A tout le monde, et à personne à la fois.
»
L'autre forme de commun est la visée environnementale,
et concerne les dimensions d'écologie et de développement
durable, dans une logique de proposition d'alternative pour réduire
l'impact environnemental de la voiture : « On s'inscrit dans un
modèle de développement économique durable et solidaire,
avec une finalité environnementale. C'est vraiment réduire les
nuisances à la voiture en zone urbaine. C'est vraiment ça notre
finalité et en termes de valeurs, c'est l'environnement avant le profit
et un développement soutenable»,
reconnaît Julien Besnard (Directeur de Citiz
Ile-de-France).
Le bien commun peut en ce sens aussi concerner la gestion de
l'espace public, tout particulièrement dans sa dimension
environnementale, ainsi que la circularité des véhicules dans cet
espace. Comme l'écrit Antoine Fleury : « La protection de
l'environnement (Umwelt) - au sens du milieu dans lequel la
société évolue - est aujourd'hui centrale dans l'action
publique. Il s'agit de limiter la pollution, de réduire la consommation
énergétique ou encore de retraiter les déchets. Or, dans
les grandes métropoles, l'automobile est considérée comme
l'un des principaux facteurs de pollutions, qu'elles soient
atmosphériques ou sonores. C'est pourquoi, dans un objectif de
santé publique, ce mode de déplacement est désormais
perçu comme inadapté à la ville dense. Des politiques plus
favorables aux transports en commun
57 Page 31, Coriat
61
et aux « circulations douces » (bicyclette,
roller) sont mises en oeuvre, pour lesquelles l'aménagement des espaces
publics constitue l'un des outils possibles. Cependant, si l'aménagement
des espaces publics joue un rôle dans les politiques des
déplacements, c'est à des degrés divers selon les villes.
»58
On observe ainsi de nouvelles formes d'articulation
individuelle et collective, à travers la redéfinition du lien de
propriété. Car si l'économie collaborative se
définit suivant plusieurs critères, dont les plus
spécifiques sont la mise en commun de ressources et dans une certaine
mesure l'interaction de pair à pair, les ressources utilisées ne
sont pas créées.
Elles sont optimisées grâce à la mise
à la disposition auprès des usagers particuliers, de biens dont
les propriétaires partagent l'usage. L'usage sera
préféré à la possession (économie de
fonctionnalité). Dans le cas d'une coopérative d'auto-partage, la
légitimité de la propriété répartie suivant
le nombre de sociétaires est évidente, tout comme l'acceptation
du terme « commun » pour cette copropriété. Ce n'est
pas le cas pour toutes autres initiatives, pour lesquelles se pose la question
de la juste répartition de cette co-propriété (Ostrom) et
des revenus générés lorsqu'elle est reconnue en tant que
telle. Ce qui n'est pas toujours le cas.
II.1.b) Echelle territoriale
L'échelle territoriale des initiatives collaboratives
est un curseur important permettant de les situer dans la sphère
solidaire ou au contraire capitalistique.
? Echelle locale, économie de proximité :
58Fleury Antoine, « Espaces publics et
environnement dans les politiques urbaines à Paris et à Berlin
», Annales de géographie, 2009/5 (n° 669), p.
522-542. DOI : 10.3917/ag.669.0522. URL :
http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-annales-de-geographie-2009-5-page-522.htm
62
La CIC (Coopérative d'intérêt collectif) a
la particularité de s'inscrire sur le territoire et d'associer les
acteurs présents pour développer une activité de «
mobilité durable ».
L'activité d'auto-partage au niveau local, consistant
en un réseau de voitures en libre-service avec une location à
l'heure, s'inscrit dans un réseau coopératif autour de laquelle
se structurent 12 autres coopératives locales. Ce réseau est
né du regroupement d'initiatives portées par des acteurs locaux.
Le réseau rend service aux acteurs locaux en offrant une technologie
commune, un site internet, un système de réservation et de
facturation pour les véhicules et une marque commune partagée,
Citiz.
L'implantation de Citiz sur le territoire a fait avancer un
certain nombre de questions portant sur la mobilité, et sur la
généralisation de l'idéologie de l'usage, au
détriment de l'idéologie propriétaire. Ainsi,
l'opération menée à Nantes par un service d'auto-partage
qui avait recruté une quinzaine de personnes afin qu'elles se passent de
leur voiture sur une dizaine de jours, en échange d'un accès
gratuit durant cette période à un autre type de transport. Cette
opération, dupliquée par Citiz Ile-de-France, durant la semaine
de la mobilité (troisième semaine de septembre) en 2012, a
rencontré un franc succès puisqu'elle a été ensuite
répétée quatre années durant et a impliqué
50 participants volontaires sur la dernière édition, et sur une
durée de 1 mois.
? Echelle globale, mondialisée :
Contrairement à Uber, Citiz n'a pas d'émanation
mondiale, mais le réseau est présent à l'échelle
nationale sur certains territoires.
? Echelle numérique,
dématérialisée :
La révolution numérique a ouvert un nouveau
territoire, dématérialisée, qui se superpose
complètement aux espaces dérégulées de
l'économie marchande. En créant de nouveaux « markets places
», et en s'affranchissant des traditionnels
63
intermédiaires, la dimension numérique a permis
à l'économie collaborative de changer d'échelle (captation
de valeur...).
La dimension numérique n'est que peu investi par Citiz,
dont ce n'est pas le coeur de métier : «
Notre métier, ce n'est pas de la plateforme pure. On a
une plateforme pour faire fonctionner ces véhicules, mais ion part pas
comme Air'b'n'b ou uber, d'une plateforme qui met en relation des demandeurs et
des offreurs de places de parking, de logements, de voitures elle-même.
On n'est pas un métier de plateforme à la base. On a besoin du
numérique pour actionner notre service mais on se définit pas
comme un métier de plateforme qui est plus un outil qu'un coeur de
métier », prévient Julien Besnard. La dimension
numérique existe pour la réservation, afin de permettre
l'accès à un véhicule et pour le suivi des utilisations
des véhicules. Les techniciens de Citiz ont personnalisé des
logiciels, en y apportant des éléments comme un portail internet,
une charte graphique qui leur est propre et une application mobile.
Il n'y a pas de digital labor, ou de système
de notation, propre au site. Du point de vue de l'économie
collaborative, la confiance ne représente pas un enjeu majeur car le
parc automobile appartient à un collectif, la coopérative, et non
un particulier non identifié. Leur système n'a donc pas besoin du
tiers de confiance, dès lors qu'ils assurent eux-mêmes le
nettoyage du véhicule, la mise à disposition avec des standards
de qualité bien définis. Citiz a également une
présence sur Facebook, tant au niveau local que national, qu'ils
reconnaissent eux-mêmes ne pas investir suffisamment par manque de
compétences disponibles et immédiatement mobilisables.
L'échelle d'Uber est résolument global et
numérique : présente dans plus de 51 pays, et 310 villes,
grâce son outil de géolocalisation et ses applications. Mais cette
dimension n'a pu être atteinte qu'à travers le changement
d'échelle rendu possible par la démocratisation de l'usage
d'Internet, des applications et de l'utilisation désormais
généralisée de smartphones. Entre 2008, date de sa
création, et 2017, Uber a connu une croissance fulgurante, largement
portée par de multiples et successives levées de fonds. Par le
glissement du maraudage traditionnel au maraudage numérique, Uber a en
quelque sorte opéré suivant l'expression de Pierre Musso, une
64
« augmentation »59 du territoire
urbain, la notion de « territoire numérique »
marquant en effet une extension par un double mouvement : celui, d'une
part, d'une « transformation du territoire, «
dématérialisé et technologisé » en un «
bits d'information » ; et, d'autre part, d'une augmentation et d'un
enrichissement du territoire à l'aide de réseaux techniques et
d'outils logiciels. On se trouve alors face à une réalité
augmentée, la mise en relation d'usagers en quête d'un
véhicule avec chauffeur et celle de chauffeur à l'affût de
clients étant optimisée de façon maximale.
II.1.c ) Portée et sens politiques :
? Participation citoyenne et exercice de la
démocratie
Citiz comprend un conseil d'administration, avec un
président et une équipe
salariale, chapeautée par un directeur
général. L'assemblée générale a lieu une
fois
l'an et repose sur le principe d'un homme égale une voix.
Il existe 6 collèges de vote
correspondant aux catégories de sociétaires
suivantes :
- utilisateurs du service (20 %) ;
- salariés (20 %) ;
- membres de soutien (15 %) ;
- collectivités (15 %) ;
- partenaires de l'ESS (15 %) ;
- partenaires de l'activité (15 %).
Le Conseil d'administration se réunit en moyenne tous
les 2 à 3 mois pour la structure locale. Ces instances de gouvernance
relèvent parfois plus de la concertation que de la véritable
participation, en dépit de la volonté des administrateurs les
plus actifs. La plupart des décisions reposent sur une prise de
décision du binôme Président-Directeur
Général, dans une logique d'information
59Musso Pierre, « Territoires numériques
», Médium, 2008/2 (N°15), p. 25-38. DOI :
10.3917/mediu.015.0025. URL :
http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-medium-2008-2-page-25.htm
65
descendante, et une faible volonté d'autonomisation par
rapport à l'équipe opérationnelle.
La tentative de lancement d'un comité de
réflexion stratégique visant à autonomiser l'équipe
bénévole, avec un effacement progressif de la figure
omniprésente du président qui a tendance par sa seule
présence à orienter la discussion, s'est soldée par un
échec. De manière générale, la prise de parole
à ces réunions, qui facilitent ensuite les prises de
décisions en Conseil d'administration et en Assemblée
générale, est détenue par la même dizaine de
personnes membres actives depuis le début de la création de cette
activité d'auto-partage. Car on remarque peu d'intégration,
à l'exception d'une ou deux personnes, parmi les nouveaux
sociétaires (profil militant).
Leur profil est par ailleurs très homogène, ce
qui peut sembler être un frein au renouvellement et à la
diversité démocratique : actifs, sensibilisés aux
thématiques de la coopérative, professions intellectuelles,
études supérieurs, militantisme... La mobilisation du reste des
sociétaires semble difficile, en dehors des assemblées
générales où la mobilisation semble importante : entre 20
et 40 personnes.
? Organisation pyramidale, sans incitation à la
participation
La question de la participation au sein d'Uber ne se pose pas
en termes de participation, ni même de concertation, associant les
parties prenantes à la prise de décision. Les «
collaborateurs », chauffeurs en auto-entreprise pour la plupart, sont
informés dans une logique descendante de décisions sur lesquelles
ils n'ont aucune prise et qu'ils ne peuvent le plus souvent pas contester.
Ainsi, en France, la commission prélevée par Uber est
passée de 20 à 25 %, sans explication, ni discussion. «
Avec une moyenne de 100 euros jour pour 8 courses, dont 25 % vont à
Uber. La Cie Uber n'a jamais expliqué l'augmentation de 5 % aux
chauffeurs. A part l'augmentation de bénéfices, je ne vois pas de
raisons à cette augmentation de leur marge. Le seul truc qui pourrait
éventuellement expliquer sans justifier l'augmentation, c'est le fait
qu'ils ont ouvert un nouveau centre. C'est sûr que leur masse salariale,
elle a augmenté, donc ça explique mais ça ne justifie pas
l'augmentation de 5 %. » (Said)
66
? Engagement volontaire relevant de la
réciprocité entre citoyens (relation entre capital social et
confiance et lien de réciprocité) :
La démocratie participative est, suivant les dirigeants
de Citiz, assez importante. Même si sa mise en oeuvre est complexe dans
le sens les acteurs impliqués n'nt pas le même niveau
d'engagement, ni de compétences. L'équilibre entre une
équipe salariée professionnelle et un conseil d'administration,
reposant sur le principe du bénévolat, est difficile à
trouver. Il en va de même pour la répartition des pouvoirs entre
les différentes parties prenantes de l'initiative, parmi lesquelles
figurent des structures professionnelles, des représentants des
collectivités et de simples usagers.
La taille grandissante de la structure a une incidence sur son
processus de professionnalisation et,par extension, sur le maintien de cette
démocratie participative. « On en est qu'aux prémices,
mais on se retrouve confrontés aux mêmes problèmes que les
grandes banques, coopératives privées et mutuelles d'assurance.
Et on se retrouve avec la question : "Comment je fais vivre la
démocratie dans des structures très importantes? Qui a un nombre
de sociétaires très important et comment je fais vivre la
démocratie, en dehors du modèle où on invite les
sociétaires à venir manger des petits fours une fois par an au CA
? » admet Jean-Baptiste Schmider.
La participation est encouragée via la multiplication
de réunions d'informations, de sensibilisation, et à travers les
échanges et interactions sur les réseaux sociaux. La
formalisation d'outils de formation, à destination des
bénévoles est aussi en cours de réalisation, afin
d'encourager la prise de parole au sein des instances de gouvernance.
? Monétisation de la confiance et assistance
Il apparaît à travers les deux entretiens
réalisés que la notion de confiance est primordiale dans le
fonctionnement d'Uber, comme dans de nombreuses autres économies de
plateforme mettant en relation un particulier anonyme avec un autre
particulier, tout aussi anonyme. Le système de notation est, au sein
d'Uber, garant de la qualité de la prestation, mais aussi de la
fiabilité du chauffeur. En deçà de 4, 5 sur une
totalité de 5 étoiles, les chauffeurs peuvent être
sanctionnés, et voir leur
67
compte momentanément désactivé.
La confiance remplit donc ici son rôle de monnaie virtuelle,
permettant et facilitant l'échange marchand entre deux personnes ne se
connaissant pas. Cela n'accroît pas pour autant le capital social de l'un
ou l'autre. Y compris chez les chauffeurs, le sentiment d'appartenance à
un même corps est inexistant.
Cette absence de lien est à mettre en relation
immédiate avec la construction difficile d'une solidarité
organique entre chauffeurs, qui ne s'organise pas au sein d'Uber dans les
syndicats et les prétoires. A Uber s'organise, en revanche, une
solidarité non organique, mais choisie et reposant sur le principe de
charité. « Uber met néanmoins une aide en direction des
« Chauffeurs vulnérables », en difficulté
financière mais tous les chauffeurs le sont quelque part donc je sais
pas comment ils les choisissent. Notre tarif horaire, on est en dessous du smic
par exemple. », confie Saïd.
De même, la prise en charge sociale (système de
protection sociale, d'assurance maladie et chômage) est remplacée
par un système de privilèges exclusivement commerciaux, qui ne se
décrochent qu'« au mérite ». « Il
existe d'autres avantages non négligeables, mais qui sont plus d'ordre
commercia et non social : on a des réductions chez Speedy, sur les
cartes essence. On paie 20 % de moins. On ne paie pas la TVA. On a plein
d'avantages comme ça. Mais, il faut faire un certain quota de courses
(150 par mois) pour avoir accès à ces avantages. Par exemple
là, j'ai profité d'une réduction de ma carte carburant,
qui me permet d'épargner 20 % sur mon carburant. C'est-à-dire, au
lieu de payer 100 euros, je paie 80 euros. Ce n'est pas négligeable.
C'est une avancée récente qui n'existait pas au début
», convient Djamel.
? Volonté d'émancipation et espaces publics
de proximité
Chez Citiz, les lieux de gouvernance représentent
également des espaces publics de proximité, propices suivant le
mode d'administration à la concertation ou à la participation.
Les sujets abordés sont le plus souvent opérationnels
(création de la marque nationale, et de manière
générale des points sur l'activité).
L'espace représente alors le lieu d'expression et de
déploiement du processus de décision et de gestion de
l'intelligence collective.
Face à la difficulté de générer
des revenus conséquents sur la location de véhicules, une
discussion en groupe de travail, en interne, entre sociétaires a
porté sur le changement de stratégie visant à la
diversification de l'activité. Cette étape sert souvent au
porteur de l'initiative de tribune lui permettant de roder son argumentaire. La
proposition est ensuite présentée, discutée beaucoup plus
brièvement et valider en Conseil d'administration, et enfin mise en
oeuvre par l'équipe salariale. Les sujets abordés peuvent
être aussi, même si c'est plus rare, d'ordre conceptuel ou
idéologique : « On peut s'écharper des heures
entières sur la juste façon d'appeler notre public : clients,
usagers, bénéficiaires... », reconnaît
Jean-Baptiste Schmider.
? Un espace démocratique limité qui se
construit dans la conflictualité la plus marquée
La participation et l'exercice démocratique, tout comme
la mise en place d'une dynamique de coopération entre chauffeurs
indépendants et Uber, ou même entre chauffeurs indépendants
et politiques publiques sont encore embryonnaires. « Peut-être
qu'à l'avenir des choses se développeront mais pour l'instant, il
n'y a rien. Moi, en tant que chauffeur Uber j'aspire à gagner ma vie par
ce biais, mais c'est pas gagné et je compte chercher (du travail) en
dehors du domaine du transport si je ne suis pas aidé car le taux
horaire est trop bas et ne permet pas de dégager des marges suffisantes.
En tant que chef d'entreprise, je peux toujours me recycler dans autre chose
», poursuit Saïd.
S'il existe un syndicat de chauffeurs VTC, il n'y a
pas de concertation directe entre eux et Uber, sous la forme d'un
dialogue social. Uber décline toute forme de lien de subordination entre
son entité et ces chauffeurs. Par ailleurs, la plupart, pris par
l'urgence de satisfaire leurs besoins les plus primaires comme celui de manger,
ne participent pas à ces réunions : « J'ai trop de
choses à faire », reconnaît
Saïd.
68
? Une émancipation impossible
Le travail n'est pas perçu par les chauffeurs
indépendants comme vecteur d'émancipation économique ou
même politique, cette sphère étant particulièrement
désinvestie au profit de considérations d'ordre plus
matériel, qui s'imposent immédiatement à eux. Selon
Saïd, le travail est alors vécu comme aliénant : «
Nous sommes gérés par un ordinateur, ce qui rend le métier
très difficile. Il faut savoir s'arrêter. Certains dorment 2
à 3 jours dans leur voiture. Il n'y a aucune limitation, pas de
contrôle par disque, rien. D'où certains graves accidents. Les
chauffeurs peuvent travailler comme des esclaves car celui qui ne sait pas
s'arrêter sera esclave d'un serveur allumé 24 h sur 24. Ce ne sont
pas des humains qui sont derrière, mais des algorithmes qui se foutent
de l'hygiène de vie du chauffeur. Il faut connaître ses limites et
les respecter. Contrairement aux taxis où on ne peut excéder 11
h, et dans le transport routier où il y a un contrôle par disque,
il n'y a aucune limite chez Uber.»
Il existe un conflit entre l'idée qu'ils se sont fait
de cette collaboration « volontaire » et laréalité,
davantage « contrainte ». Djamel Lachkhab.prévient :
« dans collaboratif, il y a le mot "collaboration" ; pour moi, c'est
un partenariat entre une entreprise privée et la plateforme.Car Uber a
une puissance de communication qu'on n'a pas. Ils ont une force car ils sont
dans plusieurs pays (Angleterre, France, Espagne...), ils font
l'intermédiation entre le client et nous. C'est un partenaire
indispensable dont on ne peut se passer. Ils sont incontournables. Si on ne
travaille pas avec eux, on n'a rien. Ce sont les premiers, les leaders du
marché. »
Au fil des entretiens, la dure réalité de la
contrainte économique et financière est accentuée par le
sentiment d'isolement de ces entrepreneurs. « J'aurais
préféré pouvoir gérer mon entreprise et la faire
prospérer, mais là je suis à la fois patron et chauffeur,
il faut gérer la paperasse, l'administratif, tout ce qui est
inhérent à la gestion d'une entreprise, et il faut en même
temps bosser et faire du chiffre. C'est un statut un peu difficile, qui
relève du salariat dans la façon de bosser mais sans la
protection sociale et l'appui logistique d'une boîte pour tout ce qui est
paperasse, compta, etc. On se sent très seul, on n'est pas aidé.
Moi, je travaille 7 jours sur 7, 8 heures par jour, non-stop », avoue
Djamel Lachkab
69
II.1.4) Modèle de développement
économique
70
Le modèle coopératif se distingue par sa forme
particulière de société de capitaux centrée sur la
fonction de consommation (ou de production). Selon Jean-Louis Laville,
l'éloignement du terrain politique « signale le passage d'une
économie solidaire à l'économie sociale » dans
une « logique d'adaptation fonctionnelle à l'égard des
effets du capitalisme »(2005, p.34) La recherche
d'un modèle économiquement viable et créateur d'emplois a
participé à une forme d'acculturation de la vocation politique du
modèle coopératif.
? Hybridation des ressources :
La particularité du modèle économique de
Citiz est l'hybridation de ses ressources, qui ne relèvent pas que d'un
seul principe économique, celui du modèle marchand, mais aussi de
subventions (principe de redistributions) et de participations
bénévoles et d'autres dons (principe de
réciprocité). C'est l'articulation de ces différentes
dimensions qui permet au statut coopératif d'assurer à la fois la
pérennité de son activité économique, tout en
déployant toute une dimension politique qui lui est
intrinsèquement associée.
Cela va parfois impliquer, pour leur modèle
économique, de travailler avec la collectivité afin d'obtenir des
subventions sur une période de 3 à 5 ans, permettant d'atteindre
un certain équilibre économique. La pérennité du
financement est moins recherchée que la soutenabilité, permettant
ainsi à l'activité d'atteindre la viabilité
économique.
Au cours des années 2015 et 2016, le chiffre d'affaires
de Citiz Ile-de-France atteint un montant de 100 000 à 120 000 euros. La
structure a également obtenu une trentaine de milliers d'euros de
subventions de l'Etat et de la région Ile-de-France au titre de l'Emploi
d'avenir. Mais le recours à la subvention, qu'elle soit publique ou
privée, n'est pas systématique et reste ponctuel. L'aide de
l'Etat intervient aussi à travers l'obtention de marchés publics,
qui représente 60 % du chiffre d'affaires de Citiz Ile-de-France, le
reste étant le produit de la location des voitures. L'aide au
démarrage de la région Ile-de-France à la création
de la coopérative était de 5 000
71
euros ; la fondation MACIF a apporté une aide de 15 000
euros sur les trois premières années de démarrage.
Ces marchés publics de gestion de flotte offre un
revenu plus stable et une meilleure visibilité :
- parc automobile de 10 véhicules loués à
des bénéficiaires de l'accompagnement Pôle-Emploi ;
- parc d'une trentaine de véhicules dédiés
au syndicat d'assainissement de la région Ile-de-France ;
- aide de l'agglomération Cergy-Pontoise au
démarrage de l'activité pour acheter les 10 premiers
véhicules (30 000 euros).
La valorisation du temps accordé par les
bénévoles n'est pas un outil utilisé, mais l'implication
du président au démarrage de l'activité a
été évalué à l'équivalent d'un 1/2
ETP (relation publique, réflexion stratégique).
La notion de masse critique ne revêt pas les mêmes
enjeux suivant qu'il s'agisse de Citiz ou Uber. Chez Citiz, l'équilibre,
au niveau local, est atteint au bout de 5 à 7 ans dans une
agglomération de 300 000 habitants, avec un parc d'un volume de 50
à 70 véhicules. Là où la croissance exponentielle
d'Uber est fortement corrélée à une masse critique
très rapidement atteinte sur le marché mondial, dans une
perspective de leadership.
Enfin, la levée de fonds, propre au modèle
collaboratif d'Uber, ne correspond pas à une des activités de
financement du réseau Citiz.
? Pas d'hybridation des ressources, modèle
exclusivement marchand :
Chez Uber, les sources de financement sont exclusivement
personnelles, à l'exception pour la SAS d'une aide ponctuelle de l'Adie,
lors de la création d'entreprise. L'investissement de départ a
consisté pour l'un comme pour l'autre en l'équipement automobile.
La SAS de Saïd El Mejaoui dispose d'un véhicule Peugeot 806, d'une
Citroën C8, d'une Audi qu'il a revendue pour une BMW. Sa flotte,
72
composée de 3 véhicules, ne correspond pas
à la même gamme ni à la même prestation en termes de
services. Cette flotte lui permet de répondre à l'ensemble des
courses que lui confient les différentes plateformes logicielles
auxquels ses employés et lui sont connectés. Saïd, chauffeur
privé, a un niveau d'exigence, en termes de qualité du
véhicule et de présentation du chauffeurbeaucoup plus
élevé qu'un chauffeur de la gamme UberPOP60, par
exemple. L'achat semble plus intéressant que la location, qui ne permet
pas de kilométrage illimité.
La société en SAS utilise plusieurs plateformes
différentes, avec une nette préférence pour Uber.
« L'être humain est bien traité. Il y a beaucoup de
contacts humains, même pour régler des litiges avec les clients.
Les échanges avec la plateforme sont bons. On a affaire à des
personnes, des êtres humains », explique Djamel Lachkhab. Et
d'ajouter : « Contrairement à Chauffeur privé où
il y a une sanction à la moindre faute, avec Uber, il y a un
système de formation mis en place à destination des chauffeurs
ayant eu de mauvaises appréciations. A moins de faire une catastrophe,
un truc vraiment grave, on ne se fait pas radier. Alors que si c'est Chauffeur
privé, c'est une catastrophe. Dès qu'il y a un problème
avec un client, on se fait directement aligné. »
Autre avantage : la gamme étendue de prestations. A
côté d'Uberpool, coûte en général 5 euros
moins cher qu'UberX, pour une prestation sensiblement différente.
« Alors que le Pool, on peut prendre plusieurs clients, en fait c'est
du covoiturage. On ne va pas d'un point A à un point B avec un client
comme UBER X. La course est susceptible de s'étendre car on peut prendre
plusieurs clients sur le trajet. L'avantage est que le prix de la course est
démultiplié. L'espèce est vraiment optimisée et le
taux de charge de la voiture est bien meilleur puisqu'on peut prendre
jusqu'à 4 passagers pour une seule et mm trajectoire. »
(Saïd)
La seule ressource des chauffeurs indépendants
interrogés, qu'il s'agisse de Saïd El Mejaoui,
dirigeant d'une SAS à la tête d'une flotte de 3
véhicules, ou de Djamel Lachkhab, auto-entrepreneur qui vient de
démarrer son activité, est la ressource marchande. Or, si
l'espace numérique a augmenté l'espace marchand, en mettant
à disposition des consommateurs des biens qui relevaient auparavant de
la sphère
60 La gamme UBERX est en général plus
élevée de 5 euros, pour une qualité de service
supérieur : le véhicule est généralement une
Berline, de moins de 6 ans, et le client a l'exclusivité de la course
contrairement à UberPOP où le chauffeur peut prendre plusieurs
courses pour un même trajet.
73
privée, il a exacerbé la concurrence des
chauffeurs dans leur ensemble, au profit du consommateur pour lequel les prix
doivent rester bas afin de maintenir l'attractivité de l'offre :
« Autrement dit, l'ubérisation se fait d'abord au
bénéfice du consommateur - il faut s'en souvenir face à la
litanie des sanctions et des propositions de régulation
suggérées par les industriels et les politiques. Elle permet
à une catégorie de la population de profiter de services auxquels
elle n'avait pas accès précédemment.
»61La variable d'ajustement concerne donc les chauffeurs,
qui ne profitent ni de la stratégie de coûts
bénéfique aux consommateurs, ni de l'optimisation fiscale sur
laquelle repose le système Uber.
? Encastrement politique /économique
Citiz n'est pas dans le refus du monde marchand et
capitaliste, mais dans le refus de l'appropriation exclusive du capitalisme.
La viabilité et la pérennité du
modèle économique reposent sur la recherche d'un équilibre
économique (compte de résultats stable, capacité à
financer l'activité, remplacement du parc de véhicules et
pérennisation des emplois), et non sur l'intervention d'une levée
de fonds comme pour le modèle Uber, sur lequel repose son expansion. Et
dont la problématique principale est la recherche d'investisseurs.
D'autre part, le modèle Citiz, à travers
l'économie de fonctionnalité, visant à optimiser l'usage
de la voiture en le démultipliant grâce aux nombres d'utilisateurs
la partageant, et l'économie de circularité, permettant de donner
une seconde vie aux véhicules usagés en les recyclant dans un
circuit solidaire, s'inscrit dans une finalité à la fois
environnementale et sociale. Il participe aux dynamiques de relocalisation et
de lien social dans un territoire donné. «
Dans le cadre de l'enquête, on a pu observer qu'un un
utilisateur d'auto-partage réduit de 40 % son usage de la voiture. Dans
les abonnés, avant l'adhésion, ils étaient 70 % à
avoir leur voiture. Après adhésion, on passe de 70 à 30 %
qui possèdent leur voiture, sachant qu'une voiture en auto-partage
remplace 8 à 9 voitures de particuliers et libère donc 7 places
de
61Soufron Jean-Baptiste, « Uber et les taxis :
qui doit s'adapter ? », Esprit, 2015/8 (Août-septembre), p.
204-208. DOI : 10.3917/espri.1508.0204. URL :
http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-esprit-2015-8-page-204.htm
74
stationnement soit pour d'autres automobilistes, soit pour
d'autres usages de l'espace. De plus, cela participe à une
réduction des émissions de C02. D'un point de vue politique, cela
pèse dans le changement des mentalités. Nous avions 150
abonnés particuliers réguliers, donc potentiellement, suivant le
lien de proportionnalité, 100 voitures en circulation en moins. D'autre
part, l'utilisation de l'auto-partage réduit de 20 à 50 % le
budget voiture d'un particulier», décrypte Julien Besnard.
Citiz popularise ainsi une autre façon de faire de
l'économie, dans lequel l'échange marchand s'articule autour
d'une finalité écologique, mais aussi autour des valeurs de
partage, de coopération et de démocratie en entreprise. Citiz a
d'ailleurs apporté sur les territoires dans lesquels il s'est
implanté une innovation sociale majeure : du point de vue de l'offre qui
n'existait pas sur ce territoire, et de la forme juridique, Citiz-IDF
étant la 1ère, et seule, SIC du val d'Oise.
La forme juridique de la coopérative a une incidence
majeure sur sa façon de faire de l'économie. Contrairement aux
SAS et aux autres structures de l'économie collaborative, la
coopérative ne peut pas faire de levée de fonds. Les
modalités de financement de leurs activités sont donc plus
restreintes que pour les start-up de l'économie collaborative, car
l'impossibilité pour une coopérative d'opérer une
plus-value sur le capital ne présente pas d'intérêt pour
les traditionnels investisseurs de l'économie collaborative. «
C'est-à-dire qu'on croît au fur et à mesure de la
croissance de nos utilisateurs, et on n'est pas dans un modèle où
le but est grossir plus vite que le voisin (rires) et que le winner prend tout
quoi (rires). C'est un peu le cas de l'économie des plateformes :
grossir plus vite pour rafler le marché », précise
Jean-Baptiste Schmider.
? Une myriade d'auto-entreprises reliées par un
contrat de prestations, qui comprend un lien de subordination
L'encastrement politique et économique est inexistant.
En revanche, il existe un lien de causalité entre les conflits
judiciaires auxquels Uber est de plus en plus confronté, et le
positionnement de plus en plus marqué des politiques publiques à
leur égard. En effet, la mairie de Londres vient d'interdire à
Uber d'opérer dans la
75
capitale britannique sous la pression conjointe d'entreprises
des traditionnels « black Cab », de syndicats de VTC et de
politiciens.62
Bien que considérés par le centre d'appel qu'est
Uber, comme des clients, les chauffeurs indépendants sous contrat avec
celle-ci n'en sont pas moins assujettis à une forme de lien de
subordination. Uber représente une valorisation de 40 milliards d'euros
en 2015 et l'équivalent de 1 000 salariés. La seule ville de
Londres compte néanmoins près de 30 000 chauffeurs
identifiés comme étant des « Uber » 63,
pourtant non assujettis à un contrat de travail, bien qu'ayant avec
celle-ci un lien de subordination évident. En effet, dès lors
qu'ils se connectent à l'application Uber, ils suivent les règles
qui leur sont dictés par la plateforme logicielle et sont soumis
à la loi de l'algorithme. Un chauffeur Uber n'a ni l'identité ni
le contact du client, ni même la destination de ce dernier avant sa prise
en charge effective. Il ne décide pas du prix de la course qui est
« estimée » par le logiciel, avec la possibilité qu'il
soit revu dans les périodes calmes à la baisse, voire en dessous
du SMIC horaire. De même l'itinéraire est fourni par l'application
Uber. Si le chauffeur peut refuser certaines courses, au bout de trois refus il
est déconnecté du système pour 10 minutes. Le chauffeur
peut, en cas de plaintes, subir l'équivalent de « sanctions
disciplinaires »64. Les formes juridiques des chauffeurs Uber
indépendants interrogés sont l'auto-entrepreunariat pour l'un, et
la SAS pour l'autre.
La société en SAS, CVP, Compagnie de voyage
parisien, parvient à dégager davantage de bénéfices
que celle en auto-entrepreuneuriat, car elle dispose d'une flotte où
chaque véhicule correspond à une plateforme dédiée.
Les chauffeurs employés par Said Elmajaoui directeur de CVP,
dépendent tous de la même entreprise « capacitaire »,
c'est-à-dire détenant une autorisation administrative leur
donnant la capacité de transporter des personnes sur la voie publique.
C'est le cas de la majorité des chauffeurs Uber qui sont
salariés, non pas d'Uber mais de structures de transport. Au 31
décembre 2017 entrera en vigueur la loi Grandguillaume, qui donne
l'obligation à tout chauffeur Uber d'être titulaire d'une carte
VTC, et qui
62
https://fr.finance.yahoo.com/actualites/uber-vient-perdre-droit-d-102036455.html
63 Utilisation métonymique de l'expression
« Je prends un Uber », désormais passé dans le langage
courant.
64 « Un tribunal britannique conteste le modèle UBER
« Article d'Eric Albert, dans le Monde, édition du dimanche
30-Lundi 31 octobre 2016
76
entraînera probablement de nombreuses modifications dans
le statut salarial des chauffeurs Uber.
II.2 Le domaine de l'alimentation
I
II.2.1 Finalité de la production
? Levier de changement sociétal :
L'alimentation représente, pour l'ensemble des
initiatives rencontrées, un levier de changement sociétal majeur
car les circuits courts sont porteurs d'innovations sociales à travers
la redynamisation économique et sociale qu'ils apportent aux territoires
qui les accueillent. Les pratiques associées encouragent l'empowerment
citoyen, du point de vue du producteur mais aussi du consommateur, qui
réorganise à travers le circuit court une rupture avec le
traditionnel circuit de distribution, au profit d'une alimentation durable.
L'émergence de ces circuits atypiques de distribution n'est pas
nouvelle, car il existait déjà dans les années 1980 des
formes de circuit court, à travers la vente directe auprès de
producteurs locaux.
La véritable innovation repose finalement sur une
particularité du modèle collaboratif : la
désintermédiation et la ré-intermédiation, rendu
possible par la mise en relation de particulier à particulier (Peer to
Peer) ou, comme c'est le cas pour les AMAP et La Ruche qui dit oui, par la mise
en place de circuits courts à travers un lien direct entre producteurs
et consommateurs. Mais l'innovation de cette désintermédiation
repose sur le fait qu'elle est suivie d'une réintermédiation :
« On voit aussi apparaître une forme de ré-
intermédiation qui tend à rassembler une offre atomisée ou
jusqu'alors intermédiée par des acteurs de l'économie
traditionnelle. La Ruche qui dit oui, plate-forme de mise en relation directe
entre les agriculteurs et les consommateurs, participe à la
désintermédiation de la distribution des produits
77
agricoles, mais s'avère aussi un nouvel
intermédiaire qui se rémunère sur la base de commissions
sur les transactions de la plate-forme. »65
L'innovation repose donc sur la dynamique locale du pouvoir
citoyen, et est tourné vers la recherche d'une alimentation responsable
et la volonté de se passer d'un maximum d'intermédiaires afin
d'optimiser les gains du producteur. Et d'assurer ainsi une certaine
traçabilité des produits auprès des consommateurs. Cette
innovation, ne relevant ni du marché ni de l'Etat, mais de la
société civile, s'appuie de plus en plus sur des partenariats
avec les collectivités territoriales impliquées.
Yuna Chiffoleau, chargée de recherche à l'INRA
(Institut national de recherche agricole), évoque de «
nouvelles modalités d'actions collectives concernant les relations entre
les différentes catégories d'acteurs du développement
territorial »66. Cette affirmation trouve tout
son sens dans l'initiative portée par le couple mère-fille de la
ruche courneuvienne, Régine et Perrine Morêt, quiaffiche
clairement la portée sociale de l'initiative, face à un quartier
coupé en deux (d'un côté les immeubles, de l'autre la zone
pavillonnaire) et manquant de cohésion sociale.
La dimension affective transparaît également
à travers la façon dont les porteuses de l'initiative
désignent leurs clients : « les abeilles », avec lesquels
elles ont créé de forts liens de proximité : «
Nous on est les responsables de ruche. Les RR. Et eux, c'est les petites
abeilles. Il y en a que ça déstabilise », se
présente Régine. « Et quand on les contacte, on les
appelle toujours « abeille », poursuit Perrine. La mère
et la fille partagent d'ailleurs une anecdote qui reflète leur
état d'esprit : « es gens souvent,
enfin ça arrive... ils viennent pour prendre leur commande et disent :
«Bonjour, je suis le numéro untel.» Et ma mère adore
dire, mais vous... », commence Perrine.
«... Vous n'êtes pas qu'un numéro quand même
», conclut Régine Moret.
A la croisée de thématiques transverses portant
sur la santé, l'alimentation, le circuit-court en tant que réseau
de distribution solidaire.
? Compétences et pluralité d'acteurs,
multitude de champs :
65 « L'économie collaborative, entre utopie et big
business » S. Borel, D. Deamilly, D.Massé, 28 juillet 2015, Esprit,
Le partage une nouvelle eco.
66Yuna Chiffoleau et
Benoît Prevost, « Les circuits courts, des innovations
sociales pour une alimentation durable dans les territoires »,
Norois, 224 | 2012, 7-20.
78
Les AMAP, comme les ruches, mobilisent une multitude d'acteurs
participant à une chaîne raccourcie, certes, mais
nécessitant des compétences diverses dans des champs d'action
très différents : comptabilité, logistique, agriculture,
communication... Cette obligation de compétences pose la question de la
professionnalisation de structures, dont certaines comme les AMAP ou la ruche
de La Courneuve reposent sur l'engagement militant et
bénévole.
Perrine et Régine Morêt se sont
confrontées aux limites du bénévolat lorsqu'elles ont
souhaité investir pleinement la dimension du lien social en
étendant leurs actions de sensibilisation à une alimentation
locale, responsable et biologique, à travers des ateliers de cuisine
ayurvédique dans des associations et centres sociaux. «
inon, il faut vraiment le faire en travaillant 24 h/24
à plein temps et nous, vu qu'on est une association et qu'on a chacune
un travail à temps plein, on n'a pas suffisamment d'énergie pour
développer ce truc-là. Mais il y a vraiment cet aspect-là
qui est aussi un moteur pour la création, et qu'on a dû mettre de
côté », déplore Perrine Moret.
A) Bien commun
(propriété/usage)
L'alimentation responsable, ici perçue comme un
« ensemble de pratiques, de la production à la consommation de
biens alimentaires, économiquement viables, socialement soutenables et
écologiquement responsables »67 touche par sa
transversalité plusieurs domaines relevant du bien commun. Et ceci, dans
une acceptation large des termes « bien partagé » par les
membres d'une même communauté, de façon raisonnée et
suivant une gouvernance favorisant la soutenabilité de la ressource
commune.
Le débat public sur les bienfaits d'une alimentation
saine et le lien de plus en plus évident entre santé publique et
alimentation responsable ont fait de cette thématique une
priorité sanitaire : obésité, maladies cardio-vasculaires,
OGM, agriculture raisonnée, lutte contre l'agriculture intensive,
débat sur la résistance aux antibiotiques, utilisation des
insecticides dans les cultures. « Sur l'aspect sensibilisation, on
essaie de prendre conscience de ça puisque, finalement, ce qu'on
67Yuna Chiffoleau et
Benoît Prevost, « Les circuits courts, des innovations
sociales pour une alimentation durable dans les territoires »,
Norois, 224 | 2012, 7-20.
79
essaie aussi de développer c'est la prise en compte
de nos actes, que ce soit dans notre consommation mais aussi dans notre
alimentation et dans le respect de la nature », prévient
Perrine. « Et puis on mange des aliments remplis
d'antibiotiques ; du coup, ça crée des résistances quand
on doit soigner. Et les gens s'étonnent : «Oui, ben j'ai pris 4
cachets et ça ne marche pas»... Ben non, ça ne marche pas !
», dénonce Régine.
L'idée de « commun » se retrouve aussi dans
la conception que ces entrepreneuses associatives se font de l'économie
collaborative, dont elles ne retiennent volontairement que le terme «
collaboratif », ou plutôt « collaboration
», par un glissement de sens. Le volet marchand est
complètement éludé au profit de la mise en relief de
rapports de « collaboration », se rapprochant de la dimension
réciprocitaire de l'échange par son absence de
commutativité. Les producteurs choisis, et c'est particulièrement
vrai pour les AMAP, où l'engagement envers un producteur dépasse
l'échange marchand, deviennent des collaborateurs
privilégiés.
A la question : « Quelle est votre vision de
l'économie collaborative et comment la mettez-vous en relation avec
votre activité ? » Régine répond sans
hésitation : « On collabore à l'économie de notre
producteur. » Il s'agit « d'aider, soutenir et faire
développer l'activité d'un producteur (...) C'est plus
une intention de personne à personne, d'aider au niveau local les
producteurs, parce qu'on aime bien manger et on avait envie aussi d'aider, en
quelque sorte, les producteurs locaux, d'où l'aspect «
collaboratif. »
II.2.b) Echelle territoriale
? Dimension locale et économie de
proximité
Les circuits courts sont organisés autour d'une
économie de proximité, locale, permettant la réduction du
nombre d'intermédiaires au strict minimum. Cette économie de
proximité se définit tant par son mode d'organisation autour de
la relation directe (consommateurs/producteurs), par des valeurs
partagées, que par son ancrage dans le territoire local. Les producteurs
sont contactés par les responsables
80
de ruche dans un rayon moyen de 43 kilomètres, et de
250 kilomètres au maximum. Les consommateurs, les « abeilles
», sont le plus souvent des habitants du quartier.
Selon Yuna Chiffolleau , spécialiste des circuits
courts alimentaires, « l'entreprise a inventé une fonction que
l'épicier de proximité occupait : celle d'intermédiaire de
marché qui rapproche producteurs et consommateurs, et sait parler des
produits et faire du lien ».68 Des propos entrant en
résonance encore une fois avec les porteuses de projet, comme
Régine: « Mais je pense que nous les valeurs qu'on veut
vraiment développer c'est l'aspect convivial, chaleureux et le lien
social, qui n'est pas mis en priorité par la ruche MAMA. Après,
c'est peut-être plus facile pour nous car on est local et la ruche MAMA,
c'est du global, national voire international avec la Grande-Bretagne, la
Belgique... »
La relation au territoire est quasiment affective, comme
l'atteste les entretiens. Régine appartient à la troisième
génération de La Courneuve et a vu s'étioler une vie de
quartier autrefois dynamique, qu'elle souhaite revitaliser à travers
cette initiative. Et Perrine renchérit :« Moi, je pense
être un peu comme une maman. On ne cherche pas à théoriser
notre activité. Encore une fois, parce que c'est une intention vraiment
citoyenne et aussi, on ne l'a pas dit, mais en fait ma mère a grandi
ici. C'est aussi ses parents, son père a grandi à La Courneuve
aussi, aux 4-Routes. Enfin, la maison familiale date de plusieurs
générations. C'est quelque chose qui nous tient à coeur
dans notre famille en fait, la ville de La Courneuve. Du coup, notre intention
c'est pas de théoriser notre activité ou vouloir faire des plans,
des projets et tout. Mais c'est juste parce qu'on aime La Courneuve et on a
envie de participer à la vie de notre ville. C'est plus ça, notre
intention. Du coup, après... ça parle pas vraiment
d'économie. »
? Dimension globale : nationale et
internationale
La Ruche qui dit oui se déploie, six ans après
sa création, à l'échelle nationale à travers 800
ruches locales en France. Ce maillage lui permet de couvrir la quasi-
68 Dossiers Alternatives Economiques, «
L'économie collaborative, le nouvel eldorado » A.D, P.60
totalité du territoire avec une forte concentration
autour des zones urbaines et périurbaines.
Egalement présente à l'international, la ruche a
progressivement déployé son modèle d'essaimage en
s'adaptant au mieux à la culture d'entreprise du pays d'implantation du
site. Ainsi, la structure expérimente avec la Norvège un nouveau
modèle de duplication dans lequel l'équipe est locale, non
francophone, maîtrisant la langue et les codes du pays. Elle couvre
également les territoires : belge, anglais, allemand, espagnol et
italien, à travers 250 ruches, représentant 8 000 producteurs
actifs sur l'année (contre 5 000 sur le territoire français) et
50 000 clients actifs (130 000 en France).
La reconnaissance au niveau européen et international
se fait aussi à travers les certifications et labels reçus : B
Corp obtenu en 2016, et Agritech. Ces reconnaissances sont mutuelles car elles
attestent également de l'intérêt de La Ruche qui dit oui
pour une expansion territoriale à l'international.
Cela souligne aussi leur volonté d'investir le champ de
l'innovation technologique, mis au service de l'agriculture afin d'en
améliorer le rendement. Il est difficile d'évaluer l'impact de
ces innovations technologiques (drones, robotique, micropuces, objets
connectés) sans recul suffisant, tout comme il est difficile de ne pas
mettre cet essor technologique en lien avec le processus de mécanisation
agricole, qui a conduit à la mécanisation progressive du travail
d'agriculture afin d'en augmenter la productivité.
Le concept des AMAP, qui regroupent autour d'une association
des sympathisants de la défense de la cause paysanne, existe à
travers le monde entier et depuis des décennies. On le retrouvait
déjà dans les premières formes d'initiatives solidaires
remontant aux années 1970. L'intérêt pour ce mode de
consommation, de production et de distribution va croissant, en raison de
l'adhésion d'un plus grand nombre de personnes au projet politique des
AMAP. Pour autant, les entités dépendant de MIRAMAP, l'organe
fédérateur des AMAP en France, ne se déploie pas à
l'international et se focalise surtout sur une approche locale et militante.
81
? Dimension numérique :
82
La dimension numérique représente moins un
territoire augmenté qu'une interface nécessaire aux commandes
réalisées en ligne les ruches.
Ainsi, le réseau de la ruche MAMA a une certaine
centralité car, d'une part, il héberge les blogs des ruches
locales et, d'autre part, c'est sur ce réseau que les producteurs
s'inscrivent. « Sans ce réseau, on n'existe plus »,
admet Perrine.
Le territoire numérique rejoint ainsi, comme le
souligne les travaux de Yoshai Benkler, la notion de commun en y associant un
cadre générique beaucoup plus vaste que celui de
propriété partagée d'une plateforme numérique,
générant des profits. La question du renouveau
démocratique, de la coopération, de la responsabilité
partagée les uns envers les autres et de la dimension sociale de la
production, au sein de ce commun, est également abordée par
Benkler, et correspond complètement à la façon dont La
Ruche qui dit oui investit cet espace.
L'espace numérique, est la prolongation de l'espace
publics de proximité que sont les lieux de distribution, où se
rencontrent et se co-construisent l'offre et la demande, en marge des offres
conventionnelles existantes. Ce sont à la fois des espaces de
débats, d'échanges d'idées et de pratiques, et de
réajustement de l'offre à la demande, et inversement, avec une
acuité plus fine que celles des habituelles études de
marché.
La plateforme numérique est, par exemple, une interface
de communication, qui permet de fluidifier les échanges entre
producteurs et membres de la ruche. Elle comprend également une partie
support de formation, avec des outils à destination et disposition des
responsables dans leur gestion des ruches. De plus, la plateforme est
conçue de telle sorte qu'il est impératif de passer par elle pour
accéder à n'importe quelle ruche locale : il faut créer et
renseigner une sorte de profil avec prénom, nom, numéro de
téléphone et mail, ce qui permet également de
fédérer l'ensemble en communauté.
Le site internet, tout comme l'écran devient une
nouvelle forme de
désintermédiation-réintermédiation, particip
à la fonctionnalité de l'échange et à la
proximité géographique entre producteurs péri-urbains et
consommateurs urbains. La ruche sur Internet devient ainsi leur espace commun
de rencontre. De leur côté, les intermédiaires sont en
charge de l'organisation des modalités de l'échange et de la
distribution. « En outre, l'écran d'ordinateur devient
médiateur d'une proximité
83
relationnelle construite, non seulement parce que les
consommateurs peuvent « visiter » les fermes des producteurs
présentées sur le site, mais également par
l'élaboration d'un discours et d'un graphisme porteurs de valeurs
partagées. Notons enfin que dans les deux cas, les prix de vente restent
bien maîtrisés par les agriculteurs, soit du fait que la vente est
directe, soit de fait de la proximité organisée avec les
intermédiaires. »69
Ces différentes strates de
désintermédiation et réintermédiation, si l'on
prend en compte tout acteur se situant entre le producteur et le consommateur,
pose la question nouvelles formes de ré-intermédiation, et tout
particulièrement de leur nature.La dimension numérique est un
nouvel intermédiaire. Le responsable de ruche local en est
également un. L'entité qu'est la ruche Mama, qui emploie 75
personnes, est également un autre intermédiaire. Chaque
producteurreverse, d'ailleurs, des frais de 16,7 % de son chiffre d'affaires
hors taxe au responsable de ruche locale et à la tête de
réseau.
De plus, le fait de stocker certains produits comme cela a pu
arriver au sein de La Ruche qui dit oui, en attendant les jours de
distributions, n'est-ce pas une forme d'intermédiation
supplémentaire dans le cadre très spécifique du circuit
court ? C'est une position que réfute Solenne Mutez, responsable
partenariats et relation presse de la ruche MAMA, qui ne se considère
pas comme un intermédiaire, tant au niveau national que local.
Finalement, ces 3 échelles territoriales, se fondent
dans une dimension hybride, le « Glocal » qui reprend les
spécificités d'un essaimage au niveau local d'un modèle
pensé et conçu en amont, par une entité centralisatrice.
Le territoire immatérielle du numérique permet la duplication,
à une échelle rapide, su modèle et l'extension d'un
nouveau territoire et place de marchés, par le même biais.
69Praly Cécile, Chazoule Carole, Delfosse
Claire et al., « Les circuits de proximité, cadre
d'analyse de la relocalisation des circuits alimentaires »,
Géographie, économie, société, 2014/4
(Vol. 16), p. 455-478. DOI : 10.3166/ges.16.455-478. URL :
http://www.cairn.info.proxybib.cnam.fr/revue-geographie-economie-societe-2014-4-page-455.htm
84
II.2.c) Portée et sens politique
La dimension politique des AMAP est leur levier d'action
principal : soutien à l'agriculture biologique et au système de
distribution des paniers alimentaires, ces structures ont aussi des lieux
d'engagement citoyen et de réflexion concertée sur l'innovation
sociale de ce modèle agricole, et les circuits de distribution
associés.
« J'ai voulu m'engager sur un sujet qui avait du
sens. Manger est important, et fait partie des choses pour lesquels il est
important de dégager du temps. Faire du bénévolat au sein
d'une AMAP s'est donc naturellement imposé à moi »,
explique Jean-François Gigand, bénévole au sein d'une AMAP
parisienne. Solènne Mutez explique, quant à elle, que si
l'engagement au sein de La Ruche qui dit oui est moins contraignant que celui
que l'on rencontre auprès des AMAP, il n'en reste pas moins aussi
profond : « Les gens n'ont pas toujours le temps de consacrer autant
de temps aux AMAP, mais ils souhaitent néanmoins le faire, sans la
contrainte d'un panier qu'ils n'auront pas choisi et où ils trouveront
des fruits et légumes qu'ils ne connaissent peut-être pas. La
Ruche représente un format d'engagement tout aussi réel, mais
moins contraignant. » Solenne Mutez.
Au niveau local, la portée politique sert
essentiellement au lien social et participe à la création
d'espaces publics délibératifs suivant la définition de
Bernard Eme. Les producteurs et les adhérents échangent sur les
thématiques transverses que drainent des sujets tels que l'alimentation
responsable, la santé, la transition écologique, le malaise
paysan...
Le niveau de sensibilisation est plus élevé en
raison d'une interaction avec les publics concernés par les
problématiques abordées.
? Participation citoyenne/exercice de la
démocratie :
Les AMAP sont des associations, regroupées en un
mouvement inter-regional des AMAP (le MIRAMAP). Au niveau des antennes locales,
les bénévoles sont libres de s'organiser comme ils le souhaitent,
et la gouvernance est soumise aux mêmes règles que celle du monde
associatif : une instance de gouvernance (bureau ou
85
Conseil d'Administration) se réunit à
fréquence régulière et les décisions sont prises de
manière collégiale, chaque voix correspondant à un
homme.
L'organisation des ruches relève quant à elles,
d'un certain polycentrisme (les ruches locales choisissent librement leur forme
juridique et leur gouvernance), qui repose néanmoins sur une logique de
centricité autour de l'organe référent, la ruche MAMA. La
Ruche MAMA a un conseil d'administration composé d'entrepreneurs et
d'investisseurs, auquel assistent également des
délégués du personnelcomme Solenne Mutez.
Il y'a , en particulier au sein des AMAP, concordance entre la
volonté de démocratisation par le biais de la dimension
réciprocitéire de l'initiative, et le plaidoyer politique qu'elle
porte.
Cela donne lieu à une forme d'empowerment citoyen qui
s'exprime autant à travers le bénévolat des membres de
l'AMAP, que leur engagement financier visant à soutenir un producteur en
particulier, independement des aléas de sa production.
L'implication politique des gérants de ruchesau niveau
local est probablement plus prégnante, compte tenu de leur participation
à la dynamisation, tant d'un point de vue politique
qu'économique, du territoire auquel ils appartiennent. Cela se traduit
aussi par la participation d'un très grand nombre de gérants de
ruche au niveau de la politique locale en qualité d'élus par
exemple.
Or, suivant Laugier et Ogien, dans leur ouvrage
intitulé Le Principe démocratie: enquête sur les
nouvelles pratiques sociales, l'activisme politique s'accompagne souvent
de pratiques économiques alternatives, relevant tant de la sphère
solidaire par ses finalités que de la sphère collaborative dans
ses moyens d'actions.
II.2.d) MODELE DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE
L'homogénéité de la forme juridique des
AMAP (association) permet d'avoir une vision plus claire de leur modèle
économique. Le consommateur est pro-actif et participe à titre
bénévole à la construction de l'offre et de la demande. La
porosité
86
entre la sphère professionnelle, que l'espace des AMAP
représente pour les producteurs, et l'espace public qu'est
l'association, lieu ayant vocation à politiser dans une dynamique de
« voice » les problématiques liés aux circuits
de distribution courts, entraîne un encastrement entre le politique et
l'économique. La dimension économique est, de ce fait,
essentiellement réciprocitaire dans les AMAP, dont le positionnement
à la fois solidaire et citoyen affiche une distance assumée avec
le modèle marchand.
« La différence entre marché et
réciprocité ne peut et ne doit pas être réduite
à la seule gratuité supposée du transfert pensé
comme don. (...) Le principe de réciprocité ne peut pas
être compris sur cette base transactionnelle.(...) La
réciprocité est fondée sur cette
complémentarité d'éléments distincts. Ceux-ci ne
sont pas commutables comme le sont pour l'économie dominante le vendeur
et l'acheteur (...). Le souci de l'autre, de la réciprocité
s'oppose à l'intérêt pour soi du principe de marché.
»70
En revanche, il existe un décalage entre l'antenne
national des ruches MAMA et les structures locales, qui se cristallise à
travers le modèle économique qui dépend de la forme
juridique choisie.
La ruche locale de La Courneuve n'est pas dans une recherche
de rentabilité économique. Régine et Perrine, les
responsables de ruche, souhaitent rester dans une dimension
réciprocitaire et locale, dans laquelle l'échange
économique est prétexte aux liens tissés lors des
distributions. Elles expliquent que les ruches, ayant pour statut
l'auto-entrepreneuriat, gèrent en moyenne 2 à 3 ruches
simultanément, à raison parfois de 150 commandes par
distribution. La recherche de productivité et d'efficacité
précède le lien, pérennité économique
oblige. « Ils ne les connaissent pas les
clients. Là du coup, je parle de clients. Les gens passent, prennent
leur truc et ils s'en vont, parce qu'ils ne peuvent pas se garer, il y a trop
de monde... C'est le bazar. Nous, c'est tout l'inverse, vous avez vu, la place
qu'il y a là, on peut se garer, on ouvre la grille... »
raconte Régine.
70Jean-Michel Servet, « Le principe de
réciprocité chez Karl Polanyi, contribution à une
définition de l'économie solidaire », Revue Tiers Monde
2007/2 (n° 190), p. 255-273. DOI 10.3917/rtm.190.0255
87
La ruche MAMA dépend d'un modèle de
développement se calquant sur les traditionnelles start-up, pour
lesquelles la levée de fonds privés est un
accélérateur de croissance, l'objectif étant de
croître le plus rapidement possible. Si les fonds privés
d'investissements sollicités sont tous agréés par
Finansol, et sont donc solidaires, les levées de fonds successives de 1
million d'euros en 2013 et de 9 millions en 2015 ne laissent que peu de place
à l'hybridation des ressources, qui est l'un des traits distinctifs
d'une économie solidaire.
Enfin, il est intéressant de noter comme le
modèle économique influe sur la dimension politique, et
inversement. Au démarrage de l'activité en 2011, à
Toulouse, l'échange marchand s'organisait dans une dimension se situant
entre l'administration domestique et la réciprocité. «
Les distributions se faisaient de façon informelle, dans le garage mis
à disposition par des personnes participant à l'échange.
» (Solenne Mutez)
Aujourd'hui, l'échange a définitivement
quitté la dimension de l'économie domestique (ou de subsistance),
lieu de solidarité naturelle ayant pour vocation première
d'assurer la subsistance d'un cercle restreint d'individus, souvent circonscrit
l'univers familial, pour gagner celui de l'échange
réciprocitaire, pour les ruches locales, et marchand, pour la ruche
MAMA.
La perennité économique d'un grand nombre de
ruches locales repose sur l'équilibre entre les ressources non
monnétaires, relevant de la réciprocité, les ressources
non-marchandes relatives au système redistributif et les ressources
marchandes issus de l'intermédiation entre usagers et producteurs, dont
ils retiennent 8,35% du chiffre d'affaire, pour le travail d'organisation, de
ventes et de gestion de la communauté effectué par le responsable
de ruche.
En revanche, le recours à la levée de fond ,
dans le modèle d'expansion économique de la ruche MAMA aurait
tendance à marginaliser le prélèvement de 8,35% qui
rémunère le service (support technique et commercial) et les
frais bancaires des transactions effectués sur la plateforme
internet.
88
CONCLUSION
En s'appuyant sur leur légitimité croissante, les
structures de l'économie collaborative peuvent, à travers
l'économie solidaire, inventer des solutions d'autorégulation aux
problématiques sociétales qui relevaient jusqu'ici de
l'intervention centralisée de l'Etat : transition écologique et
alimentation responsable, crise du système agro-alimentaire,
régulation du système de transport de personnes, crise du
logement...
Ces défis sociétaux pourraient trouver des
réponses, ou dans une moindre mesure des propositions alternatives,
grâce à `action transversale d' initiatives de l'économie
solidaire et collaborative. Leur extension sur le territoire numérique,
lieux d'expression de la société civile et de réinvention
de la solidarité, à travers des outils et pratiques innovantes,
entraine un changement d'échelle dans la portée que ces
initiatives peuvent avoir.
Un encastrement du politique dans l'économique est
cependant un préalable indispensable, car la société
civile subit un phénomène d'acculturation de la
société de marché, prolongement d'une économie de
marché largement dominante.
Glissement entre société civile et
société de marché
On assiste à un retour du travail à la tâche,
porteur d'insécurité pour les travailleurs dans l'économie
collaborative, suivant un modèle où l'exécutant est
sollicité pour une tâche ponctuelle et n'est
rémunéré que pour celle-ci, avec peu ou pas de saisie
à l'impôt, avec des conséquences sur le système de
production.
Le modèle Uber génère de nombreuses
frustrations auprés de la masse de chauffeurs auto-entrepreneurs qui
compose sa flotte informelle. L'absence de réelle système
redistributif équitable empêche la plupart d'entre eux de vivre
dignement de leur activité professionnelle, les plongeant dans une
précarité à la fois économique et sociale. De plus
en plus de politiques osent, face à cette captation de la valeur, poser
certaines régulations afin de préserver les secteurs
d'activité impactés par une concurrence frisant avec la
déloyauté. C'est le cas du maire de
89
Londres qui a interdit, sous la pression de syndicats de
chauffeurs, d'exercer sa licence à Londres.
Mais ces nouveaux modèles ont apporté à la
fois des changements dans les modes de pensée, de consommation, de
production, mais aussi dans l'organisation du travail.
Alors que le XXe siècle a entrainé
l'avènement du salariat, généralisant l'idée d'un
travail avec des revenus réguliers, et offrant aux entreprises une
main-d'oeuvre stable et expérimentée, et à l'Etat des
ressources fiscales lui permettant d'équilibrer le système social
, le XXIé siècle, après plusieurs décennies de
choâge de masse et de crises successives a remis en cause ce
système. On assiste, ainsi, à la précarisation du
salariat.
L'émergence du modèle colaboratif s'appuie sur deux
mouvements simultannées permettant la rencontre de l'offre et la demande
au moment le plus opportun : la crise de 2008 et la
généralisation à la même période de
l'utilisation de smartphones et d'applications.
Il faut rappeler, par ailleurs, que la motivation
financière est la première raison avancée pour justifier
son achat dans la consommation collaborative. On assiste à
l'avènement d'une société du client, au détriment
de l'entrepreneur indépendant sur lequel s'opère la variable
d'ajustement.
Entre le XIXe et le XXIe siècle, on
retrouve les mêmes problématiques de travail à la
tâche et de précarisation, et les mêmes solutions (De
Bonnard et Bauwens).
Des solutions dans la dynamique
réciprocitaire
La théorie de la commune sociétaire de De Bonnard
rejoint celle du capital distributif de Bauwens : « La plus-value est
une capacité productive obtenue du fait du travail et rendant
copropriétaires les salariés. »71
Les initiatives collaboratives les plus solidaires sont
finalement celles qui placent la dynamique réciprocitaire au coeur de
leur modèle de développement économique. D'une part, une
hybridation des ressources leur permet à la fois de
71
90
gagner en pérennité en réduisant les risques
de déséquilibre financier. Mais surtout, la dimension politique
est omniprésente dans l'économie non monétaire de
l'économie réciprocitaire face à un système de plus
en plus financiarisé et coupé des réalités
immédiates des territoires locaux.
Le caractère subversif et militant dé
l'économie non-monétaire et réciprocitaire n'est pas sans
rappeler celui du le peer-to-peer à ses débuts, a
été au début, dans les années 2000 (pas
d'échanges d'argent, liberté totale...). Le danger de
récupération du potentiel de transformation sociétal de
l'économie collaborative et solidaire ne se trouve pas tant dans une
possible acculturration que dans sa dépolitisation, qui permetrait une
complète neutralisation de sa subversion et capacité de
changement sociétal.
|