Juillet 2021
1
Université de Paris UFR GHES,
Département Histoire Master 2 « Histoire, civilisations,
patrimoine » Spécialité « Mondes africains,
américains, asiatiques et moyen-orientaux : sources,
sociétés, enjeux »
Mémoire de Master
Les relations franco-sénégalaises : la
coopération politique et économique de 1974 à
1982
Thiama CISS
Sous la direction de Didier NATIVEL
2
Sommaire
Dédicace ..3
Remerciements .4
Liste des abréviations .5-6
INTRODUCTION 7-33
PREMIERE PARTIE :BILAN DE LA
COOPÉRATION
FRANCO-SÉNÉGALAISE ..34-51
Chapitre 1:L'assistance technique . 36-40
Chapitre 2 : La coopération socio-économique ..
41-51
DEUXIÈME PARTIE : LA RÉVISION DES
ACCORDS DE COOPÉRATION
FRANCO-SÉNÉGALAISE ..52-75
Chapitre 1 : Les négociations . 54-67
Chapitre 2 : Les nouveaux accords de coopération
68-75
TROISIEME PARTIE : APPLICATION ET IMPACTS DES
NOUVEAUX
ACCORDS .76-104
Chapitre 1 : Applications .78-93
Chapitre 2 : Impacts .. 94-104
CONCLUSION .. 105-110
BIBLIOGRAPHIE . 111-118
3
Dédicace
Je dédie ce mémoire à mon feu père
Sidy et à ma mère Mbène
4
Remerciements
Je remercie Monsieur Didier Nativel, mon directeur de
recherche pour l'accompagnement, la disponibilité et les conseils.
Mes remerciements s'adressent à Monsieur Huetz De
Lemps, professeur d'histoire à l'université de Nice qui m'a
encadré au Master 1, à Monsieur Mamadou Fall, professeur
d'histoire à l'université de Dakar et l'ensemble des professeurs
du Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains,
américains et asiatiques.
Je remercie ma mère qui est toujours à mes
côtés malgré la distance, mes frères et soeurs.
Je ne peux pas clore cette liste sans citer Assane Gueye, un
proche qui m'a beaucoup soutenu, mes copines Yali, Hawa, spécialement
à Terry pour la lecture et le soutien moral, à Thierno Barry,
Ismaila Sagna, Bakari, Preciosa et Madame Karine Teepe.
5
Liste des abréviations
AOF : Afrique occidentale française
BNDS : Banque nationale du
Sénégal
CCCE : Caisse centrale de coopération
économique
COFACE : Compagnie française
d'assurance pour le commerce extérieur
COFEGES : Conseil fédéral des
groupements économiques du Sénégal
CNUCED : Conférence des Nations Unies
sur le commerce et le développement
ENFOM : Ecole nationale de la France
d'outre-mer
FAC : Fonds d'aide et de
coopération
FIM : Fonds monétaire international
GES : Groupement économique du
Sénégal
NOEI : Nouvel ordre économique
international
ONU : Organisation des Nations Unies
OPEP : Organisation des pays exportateurs de
pétrole
ORTS : Organisation de la
radio-télévision du Sénégal
PAS : Programme d'ajustement structurel
PME : Petite et moyenne entreprise
SAED : Société
d'aménagement et d'exploitation des terres du Delta
SODEFITEX : Société des fibres
et du textile
SONEPI : Société nationale
d'étude et de promotion industrielle
SOSAP : Société
sénégalaise d'armement à la pêche
UDES : Union des étudiants du
Sénégal
6
UEMOA : Union économique et
monétaire de l'Ouest africaine UGTSF : Union
générale des travailleurs sénégalais en France
UMOA : Union monétaire de l'Ouest africaine
UNIGES : Union des groupements
économiques du Sénégal UNTS : Union
nationale des travailleurs du Sénégal
7
INTRODUCTION
8
Contextualisation.
Les années 1970 constituent un tournant décisif
dans les relations franco-africaines d'une manière
générale et plus particulièrement celles
franco-sénégalaises. Ces dernières vont connaître
une phase de contestations et de remises en questions. Le système de
coopération mis en place avant même les indépendances pour
définir les nouveaux rapports franco-africains, est sur le point de
décliner. Ce sont les accords de coopération et leurs objectifs
qui sont au coeur des préoccupations. Pour pouvoir comprendre cette
phase des relations franco-africaines, il faut commencer par la politique de
coopération qui a été mise en place.
Tout d'abord essayons de définir le terme
coopération. Son étymologie vient du latin cum ,
«avec», et operare « faire quelque chose, agir ». Le terme
renvoie à l'idée de collaborer. Cependant son sens varie en
fonction du contexte dans lequel il est employé. Dans le cadre des
relations franco-africaines, la coopération se définit comme un
mode de relations qui implique la mise en oeuvre d'une politique suivie,
pendant une certaine durée, et destiné à les rendre plus
proches grâce à des mécanismes permanents. Les relations
établies dans plusieurs domaines ne mettent cependant pas en cause
l'indépendance des unités concernées.1Cette
définition s'applique également à la coopération
internationale, née au lendemain de la Première Guerre mondiale
mais qui ne prendra ses marques qu'après la seconde avec la
création de l'ONU. La charte de l'organisation consigne
l'émergence des principes d'égalité des États dans
le cadre de promouvoir la paix et de combattre les inégalités. La
coopération fut donc le moyen le plus efficace pour mettre en oeuvre ces
principes. De plus l'accession à l'indépendance des anciennes
colonies européennes donne une nouvelle mission à la
coopération internationale à savoir combattre le
sous-développement. En d'autres termes, la coopération au
développement qui selon une approche première classique et
presque unanimement acceptée, désigne les transferts des pays du
Nord vers ceux du Sud des ressources financières et de savoir-faire
provenant de sources publiques ou privées, le motif de ces transferts
étant le rattrapage du développement économique, la
solidarité, la recherche d'une plus grande justice sociale et la
diminution des disparités. Par conséquent le terme même de
coopération a vu son sens évolué comme l'a bien
noté Albert Bourgi qui a fourni un
1 Gonidec Pierre François, Relations
internationales, Paris, Editions Montchrestien, 1974, p.396.
9
travail primordial sur la coopération
franco-sénégalaise et dont nous aborderons plus loin: « son
usage s'est peu à peu limité aux rapports entre les pays
développés et le Tiers-monde »2. Ces rapports
sont essentiellement axés sur l'assistance technique afin d'aider les
nouveaux Etats indépendants à prendre leur envol
économique et social. En règle générale, les
anciennes métropoles se sont assignées cette tâche, et la
politique française de coopération en Afrique s'identifie bien
à ce système.
Il n'existe pas de date officielle commémorant cette
politique de coopération, mais nous pouvons en retracer la
genése.La coopération franco-africaine a démarré
durant la phase de la décolonisation, à partir de 1945. En effet,
au lendemain de la seconde guerre mondiale, la France concrétise
l'association de ses colonies au sein de l'Union française, avec
notamment la création de la zone Franc (Franc des Colonies
Françaises d'Afrique). Certaines études à l'instar de
l'article de Claude Freud intitulé La zone franc est-elle le bouc
émissaire de l'échec du développement?, affirment que
la zone franc fut une conséquence de la crise de 1929 qui a
poussé la France à se replier sur ses colonies. Elle s'est
efforcée d'organiser ses échanges à l'intérieur
d'un espace économique, autour duquel elle pouvait dresser des
barrières protectionnistes. Le décret du 26 décembre 1946
ne fait qu'instituer cette nécessité en renforçant le
contrôle de la zone. Cette dernière dépasse ses
attributions monétaires et lance les bases d'une zone
d'intégration politique et commerciale : l'Union française.
Celle-ci est alors composée d'une part de la France
métropolitaine, des départements et territoires d'outre-mer,
formant la République française et d'autre part des territoires
et Etats associés. Cette période post-guerre est en quelque sorte
le moment de prise de conscience par les peuples sous domination coloniale qui
aspirent de plus en plus à l'autonomie. L'indépendance devenant
inéluctable, la France devait trouver une alternative pour sauver son
empire.
C'est dans ce contexte que naît en 1958 la
Communauté. Elle regroupait la France et ses colonies qui deviennent des
Etats membres. Il ne faut pas perdre de vue que ce processus est une
continuité depuis 1944, mais dont les appellations et les termes
juridiques ont changé pour s'adapter à la situation. En effet,
c'est le titre VIII de la Constitution de l'Union française qui sera
réadapté pour donner naissance à la Communauté :
« La Communauté est ainsi assurément fille de l'Union
française »3. La Communauté donne plus
d'autonomie aux colonies qui gèrent leurs affaires intérieures.
En revanche, la politique étrangère, la défense, la
2 Bourgi Albert, La politique française
de coopération en Afrique : le cas du Sénégal, Paris,
Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1979, p.2.
3 Turpin Frédéric, 1958, « La
communauté franco-africaine : un projet de puissance entre
héritage de la IVe République et conceptions gaulliennes. »
In Outre-mer, Tome 95, n°358-359, 1er semestre 2008,
1958 et l'outre-mer français, p.54.
10
monnaie, la politique économique et financière
commune et la politique des matières premières
stratégiques sont les domaines de compétences de la
Communauté. Alors ce fédéralisme devient contraignant pour
les Africains qui veulent bénéficier d'une autonomie sur le plan
international. Par conséquent, la Communauté contractuelle est
sur le point de disparaître car l'alinéa 3 de l'article 86 de la
Constitution de 1958 stipule ainsi: «qu'un État membre de la
Communauté peut également par voie d'accords, devenir
indépendant sans cesser de ce fait d'appartenir à la
Communauté » .La Fédération du Mali regroupant le
Sénégal et le Soudan utilise alors cette disposition et demande
son indépendance. Elle sera suivie du Madagascar et des autres pays
africains en 1960. Cette décision de la Fédération du Mali
met fin sur le plan juridique la Communauté naissante et pousse la
République française a modifié le 4 juin 1960 la
Constitution de 1958. Cette loi permet en quelque sorte de maintenir la
Communauté sous une autre forme. Elle permet de concilier
indépendance et appartenance à la Communauté. De ce fait
la Communauté contractuelle devient une Communauté
conventionnelle comme le souligne Frédéric Turpin, historien
français dont l'un de ses ouvrages principaux est De Gaulle,
Pompidou et l'Afrique: décoloniser et coopérer dans un
article : « Il s'agit d'offrir aux Etats membres de la première
Communauté qui veulent devenir indépendants la possibilité
d'y demeurer sous la forme d'une association formalisée par des accords
de coopération avec la France et de participations aux institutions de
la Communauté »4.
C'est à partir de ce moment que les accords de
coopération sont nés et régissent les relations
franco-africaines. C'est la Fédération qui signe les premiers
accords avec la France pour pouvoir accéder à la
souveraineté internationale par le biais d'un transfert de
compétences. L'échange de lettres de l'accord particulier entre
les deux parties a été significatif à ce propos : «
Je vous serais obligé de vouloir bien, en me donnant acte de cette
communication, me confirmer que, dès la proclamation de
l'indépendance du Mali, le Gouvernement de la Fédération
procédera à la signature des accords définissant les
principes et les modalités de la coopération librement
instaurée entre la République française et la
Fédération du Mali au sein de la Communauté
rénovée ainsi que de l'accord multilatéral sur les droits
fondamentaux des nationaux de la Communauté, de la convention
d'établissement et de la convention sur la conciliation et Cour
d'arbitrage »5. C'est donc la Communauté qui a
donné naissance à la coopération franco-africaine et lui a
cédé ses institutions les plus significatives. De ce fait, le
4 Turpin Frédéric, « Le passage
à la diplomatie bilatérale franco-africaine après
l'échec de la Communauté », In Relations
Internationales, 2008/3, (no 135), pp.25-35.
5 Archives nationales, Paris, «
Coopération, Cabinet et service rattaché au Ministre,
chargé de mission (1959-1985) », cote 20000137/1.
6 Turpin Frédéric, « L'Union
pour la Nouvelle République et la Communauté franco-africaine :
un rêve de puissance évanoui dans les sables algériens ?
(1958 - 1961) », In Histoire Politique, 2010/3 (n° 12),
p.5.
11
Secrétariat général de la
Communauté auprès du président de la République et
le Ministre d'Etat pour les relations avec la Communauté sont
remplacés par le Conseil pour les affaires africaines et malgaches et le
Secrétariat général à la présidence de la
République pour la Communauté et les affaires africaines et
malgaches. Avec ces institutions, le Général De Gaulle,
président de la République française et de la
Communauté assure la pérennité de son
pré-carré africain. Pour le Général il n'a jamais
été question d'indépendance mais plutôt un moyen de
préserver ses anciennes colonies ou du moins de continuer à
influencer sur leur gestion. Cette volonté a été
exprimée au sein du gouvernement. Michel Debré affirmait ainsi le
11 mai 1960 devant l'assemblée nationale : « Nous avons tout
pesé, nous avons mesuré à la fois l'héritage du
passé, les exigences du présent et les probabilités de
l'avenir et nous avons que le vrai problème est le suivant :à
l'administration directe appuyée sur l'unité des
souverainetés, il faut substituer par la force des choses, la
collaboration politique, intellectuelle, économique et administrative,
fondée sur l'association des souverainetés en créant
au-dessus de cette association une union politique garantie par certaines
institutions »6. Malgré la mise en place d'un
ministère de la coopération qui devait coordonner toute la
politique étrangère, les relations avec les Etats africains
deviennent particulières. Le Secrétariat général
à la présidence des affaires africaines et malgaches devient
l'instance qui organise désormais toute la coopération avec
chacun des pays africains. Contrairement à l'esprit de la
Communauté qui était fédérative, la
coopération franco-africaine tend au bilatéralisme à
l'exception des accords en matière monétaire autour de la Zone
Franc. Les États africains adhèrent à cette politique de
coopération durant toute la première décennie de
l'indépendance Cependant il ne faut pas perdre de vue que les accords de
coopération ont été signés dans l'urgence et ces
États n'ont pas eu le temps de peser les contraintes. Leur principal
souci était de relever les défis économiques, sociaux et
politiques de leur État naissant et ces tâches s'avéraient
impossibles sans le soutien de l'ancienne métropole. Cette
dernière en contrepartie demande une coopération qui lui
permettra de préserver sa présence. Ce nouveau système de
relations franco-africaines résiste durant la première
décennie des indépendances. En revanche, les objectifs et les
modalités n'étaient pas compatibles à l'exercice de la
souveraineté des Etats africains. En outre, la scène
internationale subissait en ce moment d'importants bouleversements sur le plan
économique et politique dont nous en revenons amplement plus loin. Par
conséquent la particularité de la politique française
de
12
coopération en Afrique est confrontée à
de sévères critiques par ses partenaires africains, les opposants
français et des experts en coopération. Le Gouvernement
français avait pris conscience que sa politique de coopération
méritait réflexion et de nouvelles orientations. C'est dans ce
cadre qu'une étude fut demandée. Celle-ci fut confiée
à Jean-Marcel Jeanneney, économiste et ministre de l'industrie de
1959 à 1962, qui produit un rapport en 1963. Nous n'avons pas eu la
chance de consulter ce rapport. En revanche, certaines lectures nous ont permis
d'avoir un aperçu de ses grandes lignes. Ce fut le cas à travers
l'article de Sylviane Guillaumont Jeanneney intitulé «La politique
de coopération avec les pays en développement selon le rapport
Jean-Marcel Jeanneney. Un rapport d'actualité, vieux d'un demi
siècle". Le plan du rapport lui même est significatif en posant
trois questions essentielles à savoir : Quelles sont les raisons d'une
politique française de coopération avec les pays en voie de
développement ? Quel montant de ses ressources la France peut-elle
consacrer à cette politique sans compromettre son développement ?
Où et selon quelles modalités les ressources consacrées
à la coopération doivent-elles être affectées ? et
en dernier point il préconise une réforme des structures
administratives de la coopération.7
Selon Jean-Marcel Jeanneney, l'aide française ne
répond pas à des objectifs économiques : « les vraies
raisons d'une politique française de coopération sont d'ordre
éthique et politique au sens noble du terme ». Il est important de
souligner que plusieurs idées ont été avancées sur
les raisons d'une politique française de coopération surtout avec
ses anciennes colonies. Parmi les thèses les plus soutenues demeure
celle des intérêts économiques. Souvent ce sont les
avantages que lui apportent la Zone Franc et les matières
premières stratégiques ainsi que ses entreprises en Afrique qui
sont soulignés. Parfois les chiffres ne traduisent pas la
réalité, cependant l'attitude de la France pour maintenir des
liens étroits avec ses ex-colonies nous pousse à creuser cette
hypothèse. En tout état de cause, le rapport exclut cette
thèse. Par contre, il soutient que l'aide à l'Afrique doit rester
prioritaire mais non exclusive. D'où la nécessité
d'élargir la zone géographique notamment en Amérique
latine. Cette vision sera incluse dans le programme du Général de
Gaulle entre 1964 et 1966. L'expression Tiers-monde rarement utilisée
par lui apparaît à cette époque avec une signification
clairement géopolitique : « Il y'a dans le monde de grandes
réalités au milieu desquelles, vit la France. Ce sont deux pays
actuellement colossaux, États-Unis et Russie soviétique..., la
Chine,
7 Jeanneney Guillaumont Sylviane, «La
politique de coopération avec les pays en développement selon
Jean Marcel Jeanneney. Un rapport d'actualité vieux d'un
demi-siècle», Fondation pour les études et recherches sur le
développement international, no 38, février 2012, p.2
13
l'Europe occidentale, enfin le Tiers monde d'Afrique, d'Asie
et d'Amérique latine »8. Le fait que le rapport souligne
ce point peut être considéré comme une suspicion sur le
fait que la France utilise ses ex-colonies pour pouvoir peser sur la
scène internationale. Elle faisait une politique d'endiguement pour
empêcher les deux superpuissances(Etats-Unis et URSS) d'exercer une
influence sur son précieux pré-carré. C'est pas
étonnant que la politique française de coopération
s'oriente un peu vers ce domaine. En effet, les dirigeants de la France libre
ont toujours considéré que le prestige et la grandeur de la
France se trouvaient dans son Empire. La lecture de ce rapport ne laisse
apparaître aucune notion sur le caractère «
néocoloniale » de la politique française de
coopération. En revanche le rapport émet une mise en garde sur
les éventuels « dangers de l'assistance technique de substitution,
ses charmes pour les dirigeants des pays aidés et le risque de
néo-colonialisme (p.28 et p.37 du rapport) »9. Partant
des éléments évoqués en dessus concernant le
contexte de naissance des accords de coopération, le caractère
« néocolonial » de la politique française de
coopération n'est plus à démontrer. En outre, les
mécanismes et les instances de cette politique sont héritiers de
l'époque coloniale et la dernière partie du rapport l'a
traité largement. Il s'agit d'une remise en cause de la
coopération et une proposition de réforme de structures
administratives de cette coopération. En effet, les deux
problèmes majeurs sont la dispersion des centres de décision et
le manque d'autonomie des institutions d'aide en charge de prendre des
décisions concrètes. Notons que cette partie n'a jamais
été publiée dans la presse du moins jusqu'en 1984. Nous
supposons que les critiques ont été trop sévères
à l'encontre du gouvernement. Par conséquent aucune
recommandation du rapport n'a été appliquée
immédiatement. Malgré le fait que cette partie du rapport est
rangée dans les tiroirs, il aura une réelle portée
historique car dix ans après ces mêmes interrogations ou critiques
ou encore remise en question vont resurgir.
Comme nous l'avons souligné au début de ce
texte, les années 1970 sont riches en évènements dans les
relations internationales d'une manière générale et
particulièrement dans celles franco-africaines. Nous allons voir que ces
bouleversements ont largement contribué à la demande de
révision des accords de coopération franco-africains. Tout
d'abord, abordons la position des pays désignés « pays en
voie de développement » qui se situent dans le Tiers monde sur la
scène internationale avec leur quête d'un nouvel ordre
économique mondial. Pour comprendre cet épisode, il est opportun
de connaître quelques événements clés. En effet,
8 Smouths Jacques Adda Claude Mari, La France face
au Sud : le miroir brisé, Paris, Editions Karthala, 1989, p.12.
9 Jeanneney Guillaumont Sylviane,op.cit, p11.
14
depuis 1964, le problème de sous-développement
des pays du Tiers monde est devenu une préoccupation pour les Nations
Unies avec la conférence des Nations Unies sur le commerce et le
développement. Les revendications des pays en voie de
développement sont la correction des termes de l'échange afin
d'atteindre un commerce mondial plus équitable. Ils réaffirment
leur position par la Charte d'Alger en 1967 et en 1971 par la
déclaration de Lima. Si la revendication du Tiers monde est
cohérente est dû au fait que ce bloc a su s'organiser depuis 1955
lors de la conférence de Bandoeng. Le tiers-monde est devenu un bloc
important avec l'accession à l'indépendance de la
quasi-totalité des pays qui étaient sous domination coloniale et
est en mesure de « changer » le cours de l'histoire. Ce sont ces pays
coalisés du Sud qui étaient les premiers à dénoncer
l'hégémonie du dollar. En 1972, ils portent l'idée d'un
nouvel ordre économique mondial lors de la 3e CNUCED par le biais de la
charte solennelle des droits et devoirs des États ». L'idée
se résume en ces termes : « établir d'urgence des normes
généralement acceptées qui régiront de
manière systématique les relations économiques entre les
États, reconnaître l'impossibilité d'instaurer un ordre
juste et un mode stable tant qu'une charte tendant à protéger les
droits de tous les pays, en particulier des pays en voie de
développement, n'aura pas été
formulé»10. Par conséquent les pays de l'OPEP
donnent le ton en 1973 en augmentant le prix du baril de pétrole et
poussent les pays riches à négocier. En outre, en 1974 lors de la
sixième session spéciale de l'Assemblée
générale de l'ONU, les pays du Tiers monde exposent quelques
orientations économiques. Ces dernières sont entre autres la
stabilisation dans le temps des revenus tirés des matières
premières après l'augmentation de leur prix. Faire passer leur
part dans la production industrielle mondiale de 8% en 1979 à 25% d'ici
2000 tout en demandant un transfert de technologie et un contrôle des
sociétés multinationales. Il a été question
également de la conversion en dons de la totalité des
créances des pays les moins avancés et sur une période de
grâce de cinq ans pour les créances des autres. L'ONU approuve par
consensus la déclaration du NOEI dont les bases sont
«l'équité, l'égalité
souveraine,l'interdépendance, l'intérêt commun et la
coopération entre tous les etats, indépendamment de leur
système économique et social, qui corrigera les
inégalités et rectifiera les injustices
actuelles»11. Parmi les principes les plus significatifs de la
charte, nous pouvons citer le principe (j) qui se résume ainsi:
«Rapports justes et équitables entre les prix des matières
premières, des produits primaires, des articles manufacturés et
semi-finis exportés par les pays en voie de développement et les
prix des matières premières, des
10 Colard Daniel, «La charte des droits et
devoirs économiques des Etats», In Etudes internationales,
1975, 6(4), p.447.
11 Assemblée
générale-Sixième session extraordinaire, Dossier 3201, 1er
mai 1974, p.4.
12 Idem
15
produits primaires, des articles manufacturés, des
biens d'équipement et du matériel importés par eux en vue
de provoquer, au profit de ces pays, une amélioration soutenue des
termes de l'échange, qui ne sont pas satisfaisantes, ainsi que
l'expansion de l'économie mondiale»12 Cependant cette
situation ne profite pas longtemps aux pays en voie de développement.
Leur nombre important, 77 au total n'a pas empêché les pays du
Nord à préserver leur supériorité
économique. L'échec du NOEI peut être expliqué par
le fait que le Tiers monde ne constitue pas un ensemble homogène mais
plutôt une multitude de pays avec des différences
économiques. Désormais il existe des Tiers mondes qui vont subir
les conséquences d'un système économique qui leur impose
le Programme d'Ajustement Structurel (PAS) dès 1980.
La position de la France sur le sujet est difficile à
cerner. Cependant nous savons que la France n'appréciait pas
l'hégémonie économique exercée par les
États-Unis. Il s'agit donc pour elle d'une occasion à saisir pour
déstabiliser cette hégémonie si la lutte du G77 aboutisse.
Elle a apporté son soutien en quelque sorte aux pays du Tiers monde
même si elle ne voulait pas l'affirmer. C'est dans ce cadre qu'elle a
tenté de réunir les grandes puissances économiques dans un
Congrès dans le but de trouver une solution à ces revendications
du Tiers monde, d'où l'appellation du G7 par opposition au G77. Ces
limites du combat des pays en voie de développement n'ont pas
empêché les pays africains de prendre conscience des enjeux et de
la nécessité de revoir leur politique de coopération avec
la France. Nous pouvons affirmer donc l'hypothèse selon laquelle le
contexte économique international a été décisif
dans la contestation et la remise en cause de la politique française de
coopération en Afrique.
Avant d'aborder les actions qui ont été
menées, nous tenons à souligner que la France n'était pas
indifférente aux incohérences de sa politique de
coopération. C'est la raison pour laquelle elle va demander une
étude sur le sujet. Il s'agit du rapport de Georges Gorse, homme
politique qui devient ministre de l'information dans le nouveau Gouvernement de
Pompidou de 1967 à 1968 avant de devenir diplomate et est chargé
par Jacques Chaban-Delmas d'un rapport sur la coopération en 1971. Ce
rapport n'a pas fait l'objet d'une publication mais nous savons que la ligne
directrice est axée sur une remise en question des modalités de
la politique française de coopération. Grâce à
quelques notes retrouvées dans les archives diplomatiques, nous pouvons
énumérer ces quelques passages permettent de s'en rendre compte :
une aide particulière pour l'organisation de force de
sécurité et d'une armée nationale. Cette forme de
coopération doit disparaître le plus rapidement possible, elle
présente en effet l'inconvénient grave de mêler les
assistants techniques à des responsabilités
16
de gestion qu'ils sont très mal placés pour
assumer et risque de retarder la prise de conscience par les nationaux de leurs
propres problèmes de développement »13. Le
rapport qualifie cette coopération comme : « une coopération
de substitution dans des États où la décolonisation est
achevée depuis plus de dix ans. La coopération technique
française demeure beaucoup trop orientée vers les tâches de
gestion et n'a pas donné une priorité suffisante à la
formation des personnels nationaux qui pourraient assumer la relève
»14. Le rapport recommande « une politique plus active de
prospection et de recrutement de personnel qualifié pour la conception
et la mise en oeuvre des programmes d'assistance technique
multilatérale. Cette politique devra porter une attention
particulière aux zones géographiques où notre
présence devrait être plus marquée notamment en Asie, au
Moyen Orient et en Amérique Latine »15. Le rapport a
réitéré les recommandations du rapport Jeanneney à
savoir élargir la zone d'intervention et se défaire de son
pré-carré. Ces recommandations ne seront pas appliquées
par le Gouvernement qui ne cesse de demander des rapports sur le sujet. Nous
faisons allusion à la commission d'études dirigée par
Serge Michailof en 1993 dont nous aborderons dans le paragraphe état de
l'art. Nous ne sommes pas en mesure d'affirmer si le rapport Gorse a fait
échos au niveau des États africains. Cependant nous avons
remarqué que ses observations et ses préconisations ont
donné le ton à ces derniers. Dès lors une vague de
contestations des accords de coopération franco-africaine se dessine
dans tout le pré-carré.
Ce sont les événements de mai 1972 à
Madagascar qui furent l'élément déclencheur. En effet,
Madagascar fut le théâtre d'un vaste mouvement de contestation qui
va aboutir à une révolte. « Ses acteurs contestent la
réalité de la rupture avec la France, récusent la
pertinence de sa commémoration et demande une autre indépendance,
cette fois réelle, débarrassée du poids écrasant de
l'ancienne puissance coloniale »16. Parmi les revendications
nous pouvons retenir la révision des accords de coopération
signés depuis juin 1960, l'usage de la langue malgache en lieu et place
de la langue française et le remplacement des cadres français par
des Malgaches. Et plus signifiant encore lors de la journée sanglante de
mai 1972 on peut lire dans une banderole les mots : « Étudiants et
travailleurs luttent ensemble pour que les Accords de coopération soient
réduits en cendre comme l'Hôtel de ville »17. A
travers ce mouvement, il est clair que la remise en cause du partenariat
franco-malgache fut la
13 Archives diplomatiques, La Courneuve, Direction
des affaires africaines et malgaches, Coopération 1959-1979, 52-02, no
238.
14 Idem.
15 Idem.
16 Blum Françoise, « Madagascar 1972 :
l'autre indépendance. Une révolution contre les accords de
coopération », In Mouvement Social, 2011/3, (no 236),
pp.61-87.
17 Idem.
17
préoccupation première des manifestants. C'est
un événement phare dans les relations franco-africaines et
mérite une étude beaucoup plus ample. Mais il nous
intéresse ici du fait qu'il y a eu similitudes avec les
évènements de mai 1968 au Sénégal. Pourtant ces
derniers étaient particuliers dans le continent africain mais n'ont pas
eu l'échos du mai 1972 malgache. En d'autres termes, il n'a pas
réussi à mobiliser le reste des ex-colonies dans sa mouvance.
Nous aborderons ce mouvement dans notre première partie. Il faut retenir
que le mouvement malgache a été un succès car dès
1973, les accords de coopération sont renégociés et la
malgachisation devient effective dans l'enseignement primaire et secondaire. Le
cas malgache a sonné le glas dans le cas où il appelle à
une rupture avec l'ancienne métropole. Nous n'avons pas repérer
un cas pareil dans le continent pendant cette même année,
cependant, il va inspirer quelques pays à l'instar de la Mauritanie.
Cette dernière demande une révision complète de ses
accords de coopération avec la France et décide de sortir de
l'UMOA. La tendance s'élargit dans les autres pays mais par voie de
négociations. Ce fut le cas du Sénégal que nous avons
choisi comme exemple.
Le Sénégal occupe une place
privilégiée dans les relations franco-africaines. Ce statut est
dû certainement au fait qu'il a été la première
colonie française d'Afrique subsaharienne, son laboratoire dans le cadre
de la mise en valeur des colonies. Enfin, il fut la capitale de l'AOF.
18
Problématique et rappel
historique.
Les relations franco-sénégalaises constituent
une vieille tradition. Les premiers contacts datent du XVe
siècle après la découverte des côtes africaines par
les explorateurs européens. Cependant, l'installation des
Français au Sénégal ne sera effective qu'à partir
de 1659 avec leur première fortification à Saint-Louis. Par la
suite ils obtiennent la concession définitive de Gorée des
Anglais en 1814 grâce au traité de Paris. Gorée a
été un lieu très convoité par les Anglais et les
Français même si elle n'avait pas encore son importance dans le
commerce atlantique. Ceci est sans doute dû à son emplacement
signifiant en portugais « bonne rade » d'après une expression
de Boubacar Barry dans La Sénégambie du XVe au XIXe
siècle. Traite négriere, islam et conquete coloniale, par
opposition à Saint-Louis qui était réputé
difficile. Les Français vont l'occuper en 1667 avant de la perdre en
1780 au profit des Anglais. Par la suite, elle reste française et
devient un lieu stratégique dans le domaine commercial. C'est à
partir de cette période que Français et Sénégalais
entrent en relation de manière durable à partir d'un
système d'échange dont l'esclave était au centre. Pendant
cette période, nous pouvons parler d'un commerce relativement
équilibré dans la mesure où Français et
Sénégalais y participaient de manière libre. Cependant, du
fait de certains traités, les chefs africains étaient
poussés à commercer exclusivement avec les autorités
françaises. Pour une étude plus poussée, nous pouvons
référer aux travaux de Boubacar Barry cité en dessus et
ceux de Mbaye Gueye, L'Afrique et l'esclavage. Une étude de la
traite négriere.L'esclavage est un sujet encore sensible et
complexe, dont nous ne pouvons effectuer l'analyse nécessaire dans ce
travail mais il constitue un des épisodes des rapports
franco-sénégalais. Non seulement Gorée a été
un entrepôt d'esclaves et de marchandises dans le commerce triangulaire
mais aussi un lieu de brassage culturel. Par conséquent une importante
communauté est née de ce brassage et va jouer un rôle
déterminant dans la gestion de la future colonie du
Sénégal. Aujourd'hui, le rôle de Gorée dans la
mémoire de l'esclavage n'est plus à contester et elle devenue
patrimoine mondiale de l'Unesco depuis 1980. Saint-Louis aussi a eu un
rôle important dans ces relations au point de devenir l'un des principaux
emblèmes de la présence française au
Sénégal. Cette phase, qu'on peut qualifier de
précoloniale, est déterminante dans les relations
franco-sénégalaises. Par la suite, après l'abolition
officielle de l'esclavage en 1848, les Français se sont lancés
dans la conquête intérieure du pays qui est effective en 1854. Le
sujet fut amplement traité par Alain Sinou dans Comptoirs et villes
coloniales du Sénégal: Saint-Louis, Gorée,
Dakar.(1993), Boubacar Barry, Samir Amin dans
19
Le royaume du Waalo: le Sénégal avant la
conquête.(1983) Cette stratégie a totalement modifié
les rapports entre les deux peuples. C'est le début de la conquête
coloniale qui fut le théâtre d'affrontement entre
résistants et conquérants pour le contrôle du territoire
qui correspond à l'actuel Sénégal et qui était
dominé par plusieurs royaumes dont les plus importants furent ceux du
Cayor, du Waalo, du Baol, du Fouta Toro et du Sine-Saloum. Chaque royaume
était dirigé par un roi administré par ses vassaux. Les
relations entre royaumes étaient parfois conflictuelles et cordiales
aussi par le biais des alliances. Cette situation a joué à la
faveur des Français qui appliquent la règle « diviser pour
mieux régner ». Les affrontements ont été sanglants
et les pertes furent importantes. La résistance contre la conquête
coloniale n'était pas seulement armée mais également
pacifique avec les autorités religieuses comme Cheikh Ahmadou Bamba, le
fondateur du mouridisme qui est la plus importante confrérie religieuse
du Sénégal. Malgré leurs efforts, la conquête sera
effective grâce à Faidherbe qui était le Gouverneur de
Saint-Louis de 1854 à 1861. A partir de ce moment le
Sénégal devient une colonie française et ses habitants des
sujets de l'Empire. Les autorités coloniales vont appliquer une
administration directe et assimilationniste sur le territoire. Cependant, il
est important de savoir que les habitants des quatre communes à savoir
Dakar, Saint-Louis, Gorée et Rufisque étaient des citoyens
français. Ils avaient des représentants à
l'Assemblée nationale française du fait qu'ils sont
composés en majorité de blancs et de métis avant que les
noirs envahissent la scène politique avec leur premier
député Blaise Diagne. Cette situation prévaut jusqu'en
1946 avec l'Union française puis la loi cadre en 1956 qui supprime
l'indigénat. Puis, en 1958, la Communauté va permettre la gestion
interne du pays par l'élite naissante. Cette communauté a
évolué pour donner naissance à la République du
Sénégal en 1960 après l'éclatement de la
Fédération du Mali en 1959. La Fédération,
très éphémère à cause des divergences entre
les figures politiques des deux pays, a demandé l'indépendance et
a signé les premiers accords de coopération avec la France.
Après son éclatement le Sénégal fut
l'héritier de ses accords de coopération dont le premier fut
celui portant sur le transfert des compétences. Comme nous l'avons
déjà souligné plus haut, la condition de
l'indépendance était en quelque sorte la signature des accords de
coopération si on se réfère aux échanges de lettres
entre le gouvernement de la République française et celui de la
Fédération : « Je vous serais obligé de vouloir bien,
en me donnant acte de cette communication, me confirmer que dès que la
proclamation de l'indépendance du Mali, le Gouvernement de la
Fédération procédera à la signature des accords
définissant les principes et les modalités de la
coopération librement instaurée entre la République
française et la Fédération du Mali au sein de la
Communauté rénovée ainsi que l'accord multilatéral
sur les
18 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattachés au ministre, chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1-20000137/4.
20
droits fondamentaux des nationaux des Etats de la
Communauté »18. Cet accord figure dans la liste des
accords signés par la France et le Sénégal.
Les accords de coopération
franco-sénégalaise couvrent tous les secteurs et ont pour
objectif d'accompagner le pays nouvellement indépendant dans son
développement économique et social. Désormais, ce sont ces
accords de coopération qui régissent les relations
franco-sénégalaises. Durant toute la première
décennie de l'indépendance le système demeure intact et
obtient l'approbation des deux parties. En revanche, la vague de contestation
qui a touché tout le continent n'a pas épargné le
Sénégal et Françoise Blum dans Révolutions
africaines. Congo, Sénégal et Madagascar, l'a largement
étudié. En 1973, le Sénégal demande la
révision de ses accords de coopération avec la France. Cette
phase constitue un tournant dans les relations françaises
postcoloniales. Les négociations vont démarrer début 1974
et les nouveaux accords vont être signés pour la plupart en mars
et septembre de la même année. Cependant, les nouveaux accords de
coopération n'entreront en vigueur qu'en 1975. Date qu'on a retenu comme
point de départ dans ce travail et 1982 comme limite. Cette tranche
chronologique couvre toute la présidence de Valéry Giscard
d'Estaing et semble annoncer un point de rupture dans les relations
franco-africaines.
Pourquoi le choix d'un tel sujet ? Notre choix est parti du
constat de la rareté des travaux sur l'histoire des relations
franco-sénégalaises. Les études qui traitent du sujet
relèvent de l'économie, du journalisme et de la politique. En
outre, nous avons remarqué durant notre cursus scolaire et surtout
universitaire que les travaux sur les rapports franco-sénégalais
se limitent à la colonisation. Nous voulions comprendre pourquoi la
phase postcoloniale, qui est dense, n'est guère prise en compte par les
chercheurs. C'est donc d'abord pour combler un certain ce vide
historiographique que nous avons choisi ce thème et cette
période. Par ailleurs, la question des rapports diplomatiques
franco-sénégalais est aussi intéressante à analyser
dans le cadre plus large des relations internationales d'une manière
générale et particulièrement dans les relations Nord-Sud.
L'exemple du Sénégal reflète assez bien l'évolution
des rapports entre pays nouvellement indépendants et une
ex-métropole. Il est à noter que depuis les années 1980,
la présence française en Afrique a commencé à
diminuer au profit notamment de la Chine. Des observateurs comme l'auteur Adama
Gaye dans son ouvrage intitulé Chine-Afrique: le dragon et
l'autruche. Essai d'analyse de l'évolution contrastée des
21
relations sino-africaines. (2006) ou bien encore
celui de Thierry Bangui, La Chine, un nouveau partenaire de
développement de l'Afrique. Vers la fin des privilèges
européens sur le continent noir?(2009), s'intéressent
beaucoup à ce phénomène et soutiennent que la «
Chine-Afrique » est devenue une alternative à la France-Afrique. Ce
sont des questions qui méritent une étude précise et
l'histoire est la discipline la mieux placée pour accomplir cette
tâche.
Au départ nous avions même envisagé de
faire une étude comparative entre les deux modes de présence.
Mais nous avons jugé que même si les méthodes
employées par la Chine ressemble beaucoup à celles des
Français, il serait difficile pour nous d'enquêter sur la «
Chine-Afrique » dont l'analyse relève d'une histoire
immédiate. Finalement nous avons limité notre étude
à la seule coopération franco-sénégalaise pour
laquelle nous avons plusieurs interrogations :
- Peut-on parler de partenariat entre le Sénégal et
la France ?
- Le terme « néocolonialisme » peut-il
être appliqué aux relations franco-sénégalaises ? -
La coopération franco-sénégalaise a-t-elle
été décisive dans le développement du
Sénégal ?
Pour répondre à ces questions, nous nous sommes
appuyés sur des documents officiels présents aux archives
nationales et diplomatiques de la France. Mais avant d'exposer les
résultats de nos recherches au niveau des archives, nous allons faire un
état des lieux de la bibliographie.
22
État des lieux de la
bibliographie.
La première remarque qui s'impose est la rareté
de la production historique sur le sujet surtout au niveau africain. Cette
situation est peut-être due au fait que c'est une histoire un peu
récente et que la plupart des archives ne sont pas ouvertes. Cependant
un travail pionnier dans la coopération franco-africaine a
été mené par deux historiennes. En 2012, est paru un
ouvrage collectif coordonné par deux historiennes Françoise
Raison-Jourde et Odile Goerg, Les coopérants français en
Afrique. Portrait de groupe (années 1950-1990). L'ouvrage a pris
l'initiative de retracer le parcours des coopérants en prenant en compte
leur motivation, leur vécu et leur retour en France. Il a
distingué les différentes générations en partant
des anciens élèves de l'ENFOM jusqu'aux jeunes volontaires. Il
demeure utile pour le cas du Sénégal dans le cadre où il a
étudié des Portraits de coopérants antillais et guyanais
au Sénégal. Par la suite, est paru Coopérants et
coopération en Afrique: circulations d'acteurs et recompositions
culturelles(des années 1950 à nos jours, dans la revue
d'Histoire d'Outre-mer en 2014. La publication est récente mais
elle a eu le mérite d'initier cette historiographie. C'est un ouvrage
capital pour la compréhension de l'histoire de la coopération
franco-africaine du fait de sa méthodologie mais plus important de
l'expérience de ses auteurs qui étaient des coopérantes.
Ces dernières s'appuient autant sur des témoignages d'anciens
coopérants et de leurs partenaires dans les pays d'accueil que sur un
travail documentaire (archives, revues de coopérants etc.). Les auteurs
nous ont suggéré les pistes à explorer en ces termes :
« Les contemporains ont réorienté la recherche vers
l'Administration coloniale et la coopération : ruptures et
continuités, les Interactions entre les coopérants et leurs
partenaires en situation universitaires ou scolaire l'Interrogation concernant
les circulations et les informations des pratiques et des savoirs et enfin
l'ouverture d'autres formes de coopération »19.
L'ouvrage ne mentionne néanmoins pas le cas du Sénégal,
mais ses conclusions peuvent lui être appliquées.. Quant à
la coopération franco-sénégalaise à proprement
parler, nous n'avons pas trouvé de travaux d'historiens sur le sujet.
Cependant des lectures alternatives nous ont permis de combler ce vide. En
effet diverses disciplines l'ont abordé à savoir : la sociologie,
le journalisme, le droit, l'économie etc. Nous allons en exposer
quelques-uns :
Le premier ouvrage important sur la coopération
franco-sénégalaise est celui d'Albert Bourgi, intitulé
La politique française de coopération en Afrique : le cas du
Sénégal20. C'est un texte
19 Goerg Odile, Suremain de Marie-Albane (dir.),
« Coopérants et coopération en Afrique. Circulation
d'acteurs et recompositions culturelles (des années 1950 à nos
jours) », In Outres-mers revue d'histoire, tome 101, no 384-385,
2014, p8.
20 Bourgi, op. cit.
21 Idem p. 13.
23
qui a valeur de sources pour notre recherche, car il a
été publié en 1979. Il est issu d'une thèse
d'État, soutenue le 30 septembre 1976. Malgré le fait qu'il est
un ouvrage juridique, son contenu dépasse ce cadre et englobe plusieurs
aspects comme l'histoire, l'économie, la politique etc. Cette oeuvre est
capitale pour la compréhension non seulement des relations
franco-sénégalaises mais aussi celles franco-africaines.
L'ouvrage est riche en documentation du fait que l'auteur connaît les
deux pays puisqu'il a occupé des fonctions dans l'administration
sénégalaise, ce qui lui permet d'accéder à des
informations capitales. Il reste volumineux avec plusieurs thématiques.
Il ne se limite pas au seul cas du Sénégal, des comparaisons avec
d'autres pays sont faites et tous les aspects de la politique française
de coopération sont pris en compte. Bourgi commence par une
définition de la coopération d'une manière
générale pour une meilleure compréhension de celle
française. Il nous a présenté les mécanismes, les
objectifs et les institutions de la politique française de
coopération en Afrique. Selon ses dires, il est difficile
d'élaborer une politique de coopération pour la France du fait
qu'elle poursuit « deux objectifs contradictoire à savoir :d'une
part, assumer une part de responsabilité à l'égard de
l'ancien Empire en octroyant l'aide matérielle et culturelle
nécessaire à la réalisation des objectifs de
progrès économique et social, d'autre part conserver une place
privilégiée dans la vie politique, sociale et culturelle des
nouveaux Etats et par la même occasion substituer à la domination
directe une forme nouvelle d'influence certes diffuse mais aussi dangereuse que
la précédente »21. Pour lui, l'une des
incohérences de cette politique de coopération est la dispersion
de ses institutions qui doivent être rattachées à un seul
organisme. Pour le cas du Sénégal, son idée principale est
de voir comment les règles établies par les textes ont
été mises concrètement en application et les
résultats sur les relations entre la France et le pays. Il a
également fait une comparaison avec un pays comme le Madagascar dont le
cas s'éloigne de celui sénégalais dans cette seconde phase
des relations franco-africaines postcoloniales. Dans l'ensemble c'est un texte
bien structuré avec un plan bien détaillé. La
documentation est riche et variée. La première décennie de
la coopération franco-sénégalaise est bien
analysée. Cependant l'auteur a tendance a affirmé que le
Sénégal a du mal à se libérer de la
dépendance française. Alors que des efforts ou le besoin de
changement ont été présents depuis 1968. La
sénégalisation des entreprises qui a été
commencé depuis 1970 devrait être prise en compte dans cette
étude. Dans une note pour le ministre de l'ambassadeur français
au Sénégal du 23-9-73, il déclare que le «
président Senghor a fortement marqué sa volonté de faire
accélérer le processus de transfert aux nationaux des
responsabilités économiques et cela par le biais :d'une
sénégalisation des
24
emplois, étendus d'ici 1980 à tous les postes
sénégalisables en vue de laquelle les entreprises ont
été priées de présenter un plan
détaillé avant la fin de l'année, du transfert au
Sénégal des centres de décision, une insertion progressive
des hommes d'affaires sénégalais dans les structures de
l'économie ». Pour les nouveaux accords de coopération,
l'auteur ne nous a pas fait part des moments de négociations qui
étaient primordiales. Nous avons réussi à retrouver des
traces sur ses journées de négociations. Mais nous pouvons
comprendre que ces dernières n'étaient pas
médiatisées et l'auteur n'a pas pu avoir les informations
nécessaires. Nous avons réservé un chapitre entier
à cette phase de négociations dans notre deuxième partie.
C'est un ouvrage à valeur de sources, en revanche je pense que ses
conclusions sont hâtives. Au moment de la rédaction du texte, les
nouveaux accords venaient d'être publiés dans le Journal
officiel de la République française et il était
très tôt de mesurer leur impact dans les rapports entre les deux
pays. L'oeuvre de Bourgi reste fondamentale pour nous, car il a eu le
mérite de mener une réflexion sur la politique française
de coopération en Afrique. En outre, son statut de juriste reste
essentiel pour la compréhension des accords de coopération. Et
enfin son cas d'étude à savoir le Sénégal est bien
représentatif de cette coopération. C'est un texte qui m'a
été précieux du fait des informations et des analyses
qu'il livre et de sa bibliographie. Je ne prétends pas prendre sa suite
mais la compléter en partie grâce aux archives que j'ai pu
consulter.
Un deuxième ouvrage a été très
important pour ma recherche : Coopération et néocolonialisme
de Sally Ndongo. C'est un texte un peu particulier du fait que l'auteur
est un syndicaliste qui exprime un point de vue et s'exprime de manière
très différente de ce que l'on peut lire habituellement sur la
coopération. Ndongo est en effet un militant qui était
très engagé dans la communauté africaine immigrée
en France dans les années 1960 et 1970. Il est le fondateur de l'Union
générale des travailleurs sénégalais en France en
1961. Quand on plonge dans son essai, c'est le ton employé qui le
distingue. On peut le qualifier de manifeste qui dénonce la politique
française de coopération. Il considère cette
coopération comme un outil de ré-exploitation du continent qu'il
qualifie de « néo coloniale ». La deuxième partie de
son ouvrage peut étayer nos dires et il utilise l'expression nouvelle
orientation de l'impérialisme français en Afrique : « Si les
Français continuent à exploiter la presque totalité des
richesses africaines et bénéficient de vivre librement en
Afrique, il n'en est pas de même pour les africains vivant en France.
Victimes du pouvoir politique, de la répression policière,
exploités par les patrons, intimidés par certaines organisations
d'« aide aux migrants », abandonnés par le gouvernement,
négligés par leurs compatriotes intellectuels africains et
25
victimes de la racaille de toutes sorte, les travailleurs
africains ne sont pas prêts à voir résolus leurs
problèmes »22. La lecture de ce livre nous laisse penser
qu'il s'agit d'une expression de l'indignation suscitée par la condition
difficile des immigrés africains en France. S'il s'agit d'un essai et
non d'une recherche scientifique, celui-ci a sans doute eu un impact sur les
autorités sénégalaises. En effet, dans les nouveaux
accords de coopération surtout en matière de circulation des
personnes et d'établissement, ces dernières ont supprimé
toute notion d'assimilation. Désormais les Français sont des
étrangers comme les autres ressortissants et sont obligés
d'être conformes à la législation du pays sur les
étrangers. Cependant des facilités leur ont été
faites. Nous y reviendrons amplement. Dans une correspondance de l'ambassadeur
français au Sénégal on peut noter ceci : « Pour
informer nos compatriotes des nouvelles dispositions les concernant en
application du nouvel accord sur la circulation des personnes. Il ressortait de
ce communiqué que des facilités étaient accordées
à nos ressortissants résidents au Sénégal pour
régulariser leur situation en déposant aux services de police
leur demande de carte d'étranger entre le 1er et le 31 mars 1975
»23. Nous ne pouvons pas dire pareil du côté
français. En effet, les immigrés sénégalais furent
victimes de mauvais traitements : « des refoulements dont sont victimes
des ressortissants sénégalais pourvus d'un visa
délivré par leurs autorités est en effet du point de vue
sénégalais en violation de l'accord de circulation du 29 mars
1974 »24. Nous aurons l'occasion d'en reparler dans la
troisième partie sur les effets des nouveaux accords de
coopération.
Si nous regrettons l'absence de références
à ses sources dans l'ouvrage de Ndongo, nous pouvons lui
reconnaître une description précise des relations
franco-africaines. Il s'agit du témoignage de quelqu'un qui a subi les
effets de cette coopération. Or, il n'est pas facile de trouver un point
de vue d'un sénégalais sur le sujet. Il a donc le mérite
de nous offrir ce vécu que beaucoup d'ouvrages évacuent. Dans
notre dernière partie, nous ferons appel à lui quand nous nous
pencherons sur les conséquences de cette coopération et le
ressenti des populations. Il faut savoir que des sommes importantes sont
déboursées dans le but d'aider ces dernières. Donc il est
nécessaire de savoir si cette aide a vraiment touché les
destinataires sans oublier le contact avec les agents de coopération. De
fait, j'estime que le livre de Ndongo, replacé dans son contexte,
constitue en soi un ouvrage critique tout à fait utile pour analyser la
coopération franco-africaine.
22 Ndongo Sally, Coopération et
néocolonialisme, Paris, Maspero, 1972, 199 p.
23 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattachés au ministre, chargé de mission
(1959-1985),cote 20000137/1-20000137/4.
24 Idem
25 Feuer Guy, « La révision des accords
de coopération franco-africains et franco-malgaches. »,
Annuaire français de droit international, volume 19,1973, p.
720.
26
Toujours dans la perspective de mieux comprendre notre sujet,
nous estimons que l'article de Guy Feuer intitulé « La
révision des accords de coopération franco-africains et
franco-malgaches », est indispensable. C'est également un
texte qui a valeur de sources puisqu'il a été publié en
1973. Il aborde la question du contexte de révision des accords de
coopération franco-africaine et malgache. Autrement dit, quelles sont
les causes d'un tel changement. Pour l'auteur, ceci résulte des
mécanismes du système ainsi que de son objectif : « Les
accords franco-africains correspondaient du côté français
à un projet unique, à une sorte de « grand dessein» qui
succédait à la communauté agonisante et qui exprimait une
vision politique ordonnée et du côté des États
africains, à la volonté de conjoindre une aspiration authentique
à l'indépendance avec le maintien des liens verticaux et
horizontaux tissés par l'histoire et maintenus par une
décolonisation amiable »25. Il a avancé la
thèse selon laquelle, l'objectif visé par la coopération
franco-africaine, à savoir accompagner le développement des pays
nouvellement indépendants, est contradictoire dans la pratique. Cette
dernière s'incline plus à la poursuite du rayonnement de la
France sur le plan international qu'aux moyens de développement des
ex-colonies. Nous avons déjà évoqué ce point plus
haut à travers le rapport Jeanneney qui avance plutôt les raisons
morales. Son analyse laisse apparaître aussi l'intérêt
économique et stratégique de la politique française de
coopération en Afrique. C'est son objectif contradictoire à la
pratique qui serait à l'origine des bouleversements du système de
coopération. Mais il ne faut pas perdre de vue le contexte international
de l'époque qui semble jouer un rôle déterminant dans ce
processus. L'auteur met par ailleurs l'accent sur la division des États
africains quant à la tentation de réviser les accords de
coopération. Il distingue à ce propos deux groupes à
savoir les pays qui ont quitté la zone Franc à l'instar de la
Mauritanie et du Madagascar d'une part et, d'autre part, les États
africains qui ont y demeurer. D'après nos connaissances, cette division
affirme le caractère bilatéral de la coopération
franco-africaine. Elle s'adapte en fonction de la position des pays
vis-à-vis de la France. Feuer n'avait pas la possibilité de
formuler des conclusions définitives quant au processus en cours qui ne
faisait qu'être entamé. Mais nous serons en mesure de donner suite
à son travail pour le cas du Sénégal. Grâce aux
sources archivistiques, nous savons suivant quelles modalités le
Sénégal a souhaité réviser ces accords en 1974.
Enfin, il est difficile d'aborder la question de la
coopération dans les années 1970, sans avoir recours au point de
vue des experts qui ont écrit sur le sujet ultérieurement. Pour
ce faire nous avons travaillé sur l'ouvrage dirigé par Serge
Michailof, La France et l'Afrique. Vade-mecum
26 Michailof Serge (dir.), La France et
l'Afrique. Vade-mecum pour un nouveau voyage, Paris, Karthala,1993,
p.57.
27
pour un nouveau voyage. C'est un ouvrage collectif
dont l'objectif était de faire le bilan de la coopération
franco-africaine après quatre décennies. Il s'agit en quelque
sorte d'un diagnostic général sur le sujet et pour
répondre à la demande de la ministre de la coopération et
du développement, Edwige Avice qui désirait connaitre le
degré d'efficacité de la coopération française en
Afrique. Elle n'a pas échappé à la tradition
initiée par le rapport Jeanneney. En tant qu'homme de terrain, le
directeur de cet ouvrage maitrise bien le sujet et fournit une analyse
indépendante. Il procède d'abord par une série
d'interrogations : la coopération française n'oublie-t-elle pas
les plus déshérités ? Quel rôle a, dans le contexte
préoccupant du continent, cette coopération ? Contribue-t-elle
à enfoncer le continent où à le faire émerger? Des
questions pertinentes qui tout au long du livre sont l'objet de diverses
tentatives de réponses. Mais parmi les limites de la coopération
franco-africaine pointée dans l'ouvrage demeure
l'inégalité des rapports. Selon Michailof « coopérer
c'est collaborer, il ne peut y avoir de coopération réelle entre
un donateur et un quémandeur »26. Ensuite, il a
souligné la dispersion des institutions de la coopération qui
sont exclues du ministère des affaires étrangères. Par
exemple sur le plan financier deux organes différents sont
distingués à savoir le Fond d'Aide et de Coopération (FAC)
et la Caisse Centrale de Coopération Economique (CCCE), qui affirment le
manque de coordination des institutions de la coopération. Mais la
principale limite mise en avant porte sur l'organisation de cette
coopération franco-africaine. En effet, cette dernière
était confiée au Secrétariat des affaires africaines et
malgaches qui rendait compte directement au chef de l'État. En outre, il
faut souligner la mauvaise répartition par secteur d'activité et
les projets à long terme très inadaptés au
développement des pays concernés. C'est ce qui pousse les auteurs
de ce document à s'adresser d'une part aux Français et aux
Africains, surtout à sa jeunesse, pour leur dire comment l'argent de
l'aide est utilisé. Cependant, ce livre ne met pas en avant que les
limites de la politique française de coopération en Afrique. Il a
abordé les réussites de cette dernière. Parmi celles-ci
figure la coopération décentralisée qui a pour champ de
prédilection l'appui aux collectivités locales. En effet, les
collectivités françaises ont des compétences et des
savoir-faire directement opérationnels pour leurs partenaires africains.
Par exemple, le projet « Pader (Projet d'animation et de
développement de Bignona avec le département de la Savoie) a
suscité la création de groupement d'intérêt
économique pour la gestion des services urbains comme les ordures
ménagères ». Les experts recommandent aux autorités
de sortir du pré-carré pour intégrer d'autres pays qui
pourraient jouer un rôle déterminant dans l'économie de la
région,
28
comme ce fut le cas du Nigéria. Et d'être
conscient que le temps du néo-colonialisme est révolu et que les
Africains sont conscients maintenant des enjeux de cette coopération :
« Lorsqu'on interroge les Africains, on est également frappé
par l'importance que revêt à leurs yeux la notion de partenariat.
Ils attendent de notre part une relation beaucoup plus contractuelle et
diversifiée. Ils refusent de se laisser enfermer dans les formes de
coopération traditionnelles et font remarquer que les temps ont
changé »27.
Il s'agit en somme d'un ouvrage très riche qui a
réussi à faire un diagnostic et à proposer des solutions
pour rendre efficace la coopération franco-africaine. Cependant, il
risque de subir le même sort que les rapports précédents en
l'occurrence des rapports Gorse de 1971 et Abelin de juin 1975 à la
demande du Président Giscard d'Estaing et confié à son
ministre de la coopération Pierre Abelin. Une production de ce type,
nous laisse affirmer que chaque présidence depuis De Gaulle a
tenté à sa manière de préserver une politique de
coopération en Afrique. Néanmoins, les fondements du
système ont résisté au fil du temps malgré les
remaniements. La tranche chronologique de notre sujet qui coïncide avec la
présidence de Giscard d'Estaing, qui se présentait comme un
modernisateur de la politique africaine de la France, le prouve à
merveille.
27 Idem, p.12.
29
Aux archives nationales de Paris, les informations relatives
à la coopération franco-sénégalaise sont
inventoriées dans les fonds d'archives du ministère de la
Coopération.
Méthodologie
Ces quelques références sont loin d'être
exhaustives tant la bibliographie sur la coopération franco-africaine
est très variée. Mais il faut rappeler que nous nous concentrons
exclusivement sur la coopération franco-sénégalaise. Notre
but est bien de savoir quels types de relations entretiennent les deux pays ?
Pour ce faire, nous avons pris un certain recul en commençant en 1960,
date de l'indépendance, tout en sachant que les relations
franco-sénégalaises remontent au XVe siècle. La
méthodologie employée a été de lire d'abord des
ouvrages clés de la bibliographie existante pour avoir un aperçu
global sur le sujet. Ces lectures m'ont fait comprendre que le
Sénégal n'est pas un cas exclu des relations franco-africaines
mais plutôt un exemple parmi tant d'autres. Mais il est clair que
l'essentiel de mes recherches a consisté à consulter et exploiter
des documents déposés aux archives nationales à Paris, aux
archives diplomatiques à la Courneuve.
Quand nous avons choisi ce sujet, nous avons été
avertis par un éventuel manque de documentation. Et ce fut en effet le
cas au Sénégal où les archives nationales ne disposent pas
de beaucoup de documents sur le sujet. Nous ne savons pas aussi si les sources
existent ou bien nous ne sommes pas autorisés à y accéder.
Jusqu'à présent nous n'avons pas d'explications satisfaisantes.
Les rares documents que nous avons pu consulter étaient regroupés
dans la série intitulée « Coopération internationale
». Pour la plupart, ce sont des coupures de journaux contemporains qui
relatent la conclusion ou la mise en place d'un projet entre les deux pays.
Cette situation se dresse souvent aux chercheurs africains qui ne disposent pas
des moyens nécessaires dans le continent surtout pour les sciences
sociales qui restent marginales. Par conséquent, nous avons surtout eu
recours aux archives de l'ancienne métropole pour pallier ce manque de
sources. En effet, les archives nationales de Paris nous ont fourni assez
d'informations sur la coopération franco-sénégalaise. Le
principal souci que nous avons rencontré est la crise sanitaire
liée au Covid qui a entraîné la fermeture des archives
pendant un certain temps et aussi la difficulté de trouver une place en
salle de lecture après la réouverture. De fait, nous n'avons pas
eu le temps de consulter tous les documents disponibles sur le sujet.
30
Ces archives sont regroupées par secteurs ou services.
Nous allons prendre quelques exemples :
Coopération, Cabinet et service rattachés au
ministre, chargé de mission (1959-1985), cote
20000137/1-20000137/75. Dans ce répertoire y figure le fonds complet du
Sénégal dont l'intervalle de cote est 20000137/1-20000137/31. Ce
fonds contient des documents de diverses natures. Ce sont des documents
produits par l'administration publique. Nous avons parcouru plusieurs cartons
qui nous ont permis de formuler nos hypothèses. Le fonds est
structuré en deux grandes parties à savoir A) Cadre juridique et
grandes lignes de la coopération franco-sénégalaise B) FAC
et autres financements. C'est la première partie que nous avons beaucoup
sollicitée. Elle comporte trois divisions intéressantes : Accords
et conventions liant le Sénégal et la France, Dialogue
intergouvernementale et Orientation générale de la
coopération franco-sénégalaise. En complément nous
avons consulté des fonds d'autres services du ministère de la
Coopération. Il s'agit entre autres :
Coopération, Chargé de mission auprès
du ministre de la Coopération (1976-1983), cote
19850097/13-19850097/15. Il contient des documents du cabinet de Jean-Pierre
Cot, ministre délégué chargé de la
coopération et du développement. Ces documents sont
classés par pays. Pour le Sénégal, ils se retrouvent au
carton 8 (19850097/8),
Coopération, Direction du développement
économique (1960-1983), cote 19860024/1-19860024/27. Il a
répertorié toutes les activités et fonctionnement de cette
direction avec tous les services confondus. Ce qui fait que nous n'avons pas
tiré grandes choses,
Coopération, Direction des politiques du
développement, services des politiques bilatérales. Bureau
Afrique de l'ouest (1968-1982), cote 19850153/1-19850153/12. C'est un
fonds qui a été très utile. En effet, il renferme les
dossiers de chargés de mission géographique envoyés au
Sénégal. Ces dossiers prennent en compte l'enseignement, la
recherche scientifique, les voyages officiels, les infrastructures, le commerce
et l'industrie,
Coopération, Direction des politiques du
développement (1962-1984), Secrétariat des programmes. Ce
fonds est réservé aux financements du FAC.
Nous avons également consulté le
répertoire Enseignement supérieur et universités,
Direction général des enseignements supérieurs
(1959-1969), cote 19770510/1-19770510/12. Le carton F bis 2 nous a fourni
des renseignements sur la naissance et le développement de
l'université
28 Archives nationales, Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
31
de Dakar. Ce qui nous a servi dans notre première
partie particulièrement sur les événements de mai 1968
à l'université.
Le dépouillement de ses archives montre une multitude
de documents. Nous y retrouvons des copies d'accords de coopération, de
conventions ou encore de projets d'accords de coopération. A cela il
faut ajouter les notes du ministère de la coopération, les
correspondances des ambassadeurs français au Sénégal
à leur ministre de tutelle. Il ne faut pas oublier les compte-rendu de
réunion du comité interministériel
franco-sénégalais, les notes de ministres des rapports de
mission, les statistiques relatives aux agents de coopération, aux
financements et au budget etc. Par le biais de ces sources, nous avons
décidé de prendre en compte le début de la
coopération franco-sénégalaise. Ce qui correspond à
la première décennie de l'indépendance pour pouvoir
comprendre la deuxième génération d'accords de
coopération. Les cartons 1 à 4 du répertoire
Coopération, Cabinet et service rattaché au ministre (1959-1985)
nous a permis de retrouver les accords signés ou paraphrasés
entre les deux pays en 1960. Ce sont des textes juridiques et nous ne sommes
pas qualifiés à l'interprétation de tels textes. Cependant
une simple lecture de ses articles nous laisse penser qu'il y a une
étroite collaboration voire une cogestion du Sénégal par
les deux pays. Nous allons juste prendre l'exemple de la convention
d'établissement de 1960 pour s'en rendre compte. Les articles les plus
significatifs affirment ceci :
« Article 2 - En ce qui concerne l'ouverture d'un fonds
de commerce, la création d'une exploitation, d'un établissement
à caractère industriel, commercial, agricole ou artisanal,
l'exercice des activités correspondantes, et l'exercice des
activités professionnelles salariées, les nationaux de l'une des
parties contractantes sont assimilés aux nationaux de l'autre partie
contractante sauf dérogations imposées par la situation
économique et sociale de ladite partie.
Article 5 - Les nationaux de l'une des parties contractantes
seront sur le territoire de l'autre partie, représentés dans les
mêmes conditions que les nationaux de celle-ci aux assemblées
consulaires et aux organismes assurant la représentation des
intérêts économiques.
Article 12 - Chacune des parties contractantes réserve
aux nationaux de l'autre partie le statut particulier défini par la
présente convention à raison du caractère
spécifique des relations entre les deux Etats. Le bénéfice
de ces dispositions particulières ne peut pas être automatiquement
étendu aux ressortissants d'un Etat tiers »28 Ce n'est
pas le moment de
29 Ibid.
32
mesurer l'impact d'un tel accord au niveau des pays. En
revanche, nous savons qu'il concorde avec la réalité sur le
terrain. Au Sénégal, les Français ont
préservé leurs acquis économiques, politiques et sociaux.
Ils détiennent dans l'ordre 70% pour les entreprises commerciales, 80%
pour les industrielles et 56% pour les banques. Concernant les ressortissants
sénégalais en France, nous ne disposons pas de données qui
prouvent qu'ils occupent une place importante dans l'économie
française. Nous avons vu en dessus avec Sally Ndongo leurs conditions de
vie et de travail qui sont souvent décriées. Cette collaboration
étroite entre les deux pays prévaut jusqu'en 1974, après
la signature des nouveaux accords de coopération. En tant que Etat
nouvellement indépendant, le Sénégal avait besoin
d'être assisté car ne disposant pas assez d'agent pour le
fonctionnement de ses services. Grâce à ces accords de
coopération, un quota de coopérants est envoyé chaque
année en fonction de la demande de l'État
sénégalais et de la capacité de la France. Nous pouvons
retrouver leurs traces grâce aux registres. C'est l'enseignement qui
reçoit le plus grand nombre. L'analyse des sources nous suggère
que la présence française n'était pas pérenne
durant toute cette période. En effet nous savons que dès 1968
avec les événements de mai, l'État
sénégalais a commencé à intégrer ses
nationaux dans la vie économique du pays afin qu'ils prennent la
relève des coopérants. Les archives nous ont renseigné sur
la volonté de sénégalisation des postes qui est
estimé entre 1000 et 1200 emplois sur 1700 postes de travail tenus alors
par les expatriés. Nous y reviendrons plus amplement dans la
première partie.
Au sujet des accords de coopération entre les deux
États, les documents disponibles aux archives laissent entrevoir une
volonté de révision de la part du Sénégal depuis
1973 avec, notamment une lettre du président Senghor qui l'évoque
explicitement. Ceci nous a été rapporté par l'ambassadeur
français au Sénégal dans une de ses dépêches
: « J'ai l'honneur de porter à votre connaissance que le
gouvernement sénégalais a décidé de réviser
les accords de coopération conclus par le Sénégal avec la
France depuis son accession à l'indépendance. [...]
»29 En outre, ces sources nous renseignent sur la
procédure des négociations, la rédaction, la signature des
nouveaux accords. Il faut souligner que les négociations
n'étaient pas toujours à l'amiable car certains accords ont
suscité de houleuses négociations en l'occurrence la convention
d'établissement et de circulation des personnes. Concernant
l'application des nouveaux accords, les sources sont silencieuses, elles ne
soulignent que les incidents diplomatiques qui avaient lieu entre les deux pays
concernant le nouvel accord sur la
33
circulation et l'établissement des personnes, sans
oublier la lenteur de la ratification des nouveaux accords par la France.
Les archives diplomatiques de la Courneuve dessinent le
même schéma avec les archives de la Direction des affaires
africaines et malgaches, Généralités 1959-1979, 238.
Ce fonds, très riche, renferme beaucoup d'informations. Grâce au
rapport Gorse , nous avons pu comprendre la politique française de
coopération avec les pays du Sud particulièrement ceux d'Afrique.
A cela s'ajoute la coopération économique avec d'autres
partenaires comme les organismes internationaux. En effet, la France participe
faiblement à la coopération multilatérale au profit de
celle bilatérale avec son pré-carré africain ; tendance
qui se décline car elle a élargi son champ d'action comme le
recommandait le rapport Gorse. C'est grâce à ce fonds d'archives
que nous disposons de chiffres sur les coopérants et la
répartition par secteur et par pays. Le véritable problème
des archives diplomatiques est qu'il y a beaucoup de restrictions. Il existe un
fonds sur le Sénégal, mais celui-ci est en cours de classement et
n'est pas encore accessible au public.
Les archives françaises sont donc absolument
nécessaires pour notre sujet. Elles nous ont fourni une quantité
de données cruciales sur le sujet. Cependant, certains documents que
nous aurions pu consulter sont soumis à des restrictions et notre
demande de dérogation a été rejetée à deux
reprises. Il s'agit des archives du Secrétariat général
des affaires africaines et malgache et de la Communauté. Les archives
privées du fonds Foccart nous auraient également beaucoup
aidé mais nous n'avons pas pu les consulter. Malgré ces limites
nous avons tenté de fournir un travail pertinent et nous comptons si
l'occasion se présente continuer à interroger d'autres
sources.
Notre travail s'articule autour de trois parties. Dans la
première, nous souhaitons faire un Bilan de la
coopération franco-sénégalaise de 1960
jusqu'à la révision, ce qui nous permettra de comprendre les
raisons d'une telle décision. Cette partie met en avant le contenu et
les objectifs de la coopération franco-sénégalaise. Elle
est divisée en deux sous-parties à savoir : L'assistance
technique et La coopération
socio-économique. La deuxième partie est
consacrée à la Révision des accords de
coopération. Elle abordera successivement des
Négociations et des Nouveaux accords de
coopération. La dernière partie porte sur
l'Application et les Impacts de ces derniers sur les
deux pays.
34
PREMIÈRE PARTIE:
LE BILAN DE LA COOPÉRATION
FRANCO-SÉNÉGALAISE DE 1960 à 1974
35
Depuis l'indépendance, les rapports
franco-sénégalais sont régis par les accords de
coopération. Comme nous l'avons vu plus haut, le Sénégal a
hérité des accords de coopération signés dans le
cadre de la Fédération du Mali. Le traité d'amitié
et de coopération constitue le gage des accords de coopération
franco-sénégalaise. Nous estimons que ce traité a
été mis en place pour préserver les liens étroits
entre les deux peuples. Cependant, celui-ci pourrait être perçu
comme une ingérence et une volonté de contrôle si on se
réfère à son article 2 : « Le gouvernement de la
République française et le gouvernement de la République
du Sénégal échangeront des informations sur les
problèmes d'intérêts communs ». Cet article laisse
penser à la politique de limitation de l'influence des deux grandes
puissances mondiales(Les Etats-Unis et l'URSS) par la France. Les
intérêts communs sont donc la politique internationale et les
endroits stratégiques. En outre l'article 9 avait stipulé la
création d'un comité ministériel inter-états. Ce
comité fut l'organe exécutif de la coopération. Cette
dernière intervient dans la presque totalité des domaines
à l'instar de ceux économique, social, culturel, militaire,
politique etc. Au moment de la révision, on peut dénombrer 72
accords sans compter ceux qui sont devenus caducs. Nous avons choisi les
domaines de l'assistance technique et socio-économique. Ces deux
secteurs demeurent les plus actifs de la coopération
franco-sénégalaise. À travers ces secteurs nous tentons de
vérifier notre hypothèse de départ qui suppose une
cogestion du pays entre la France et le gouvernement sénégalais.
En d'autres termes, c'est l'autonomie du pays qui est remise en cause.
36
Chapitre 1:L'assistance technique.
L'assistance technique constitue l'un des outils principaux de
la coopération franco-sénégalaise. Pour seconder le
gouvernement du Sénégal, la France met à sa disposition
des coopérants qui interviennent dans divers secteurs. Cette disposition
a été souligné dans le titre II des accords
intitulé « De l'aide de la France au Mali » plus
précisément à l'article 9 : « La République
française et la Fédération du Mali conviennent que la
France secondera les efforts de la Fédération pour son
développement. Et l'article 10 stipule que : « L'aide de la
République française à la Fédération du Mali
se manifestera notamment par la réalisation d'études, la
fourniture d'équipements, l'envoi d'experts et de techniciens, l'octroi
de concours financiers ». Avec l'éclatement de la
Fédération, une convention relative au concours en personnel
apporté par la République française au fonctionnement des
services publics de la République du Sénégal fut
signée entre les deux pays. Son contenu définit les
modalités de l'assistance ainsi que les obligations des deux parties.
Chaque année, un quota d'agents de coopérations sont
octroyés au Gouvernement sénégalais par la France. Au
préalable, ce gouvernement doit estimer ses besoins par secteur et par
ordre de priorité. Ensuite, il doit les soumettre à la
République française qui en fonction de ses moyens les valide. La
totalité des charges revient à la France. En revanche, le
Gouvernement sénégalais doit fournir un logement décent
pour chaque agent mis à sa disposition. En outre, il doit verser une
somme forfaitaire en guise de participation. Cette somme est fixée par
un protocole d'application de l'article 17 de la convention relative aux
concours en personnel. Elle s'élevait à 55 000 francs CFA par
agent, en dehors du personnel de l'enseignement supérieur pris en charge
par le ministre de l'Éducation nationale français. Jean Claude
Gautron, professeur à la Faculté de droit de l'université
de Dakar de 1962 à 1970, est l'auteur d'un article en 1964 sur
l'évolution des rapports franco-sénégalais qui nous
apprend que : « La convention du 14 septembre 1959 prévoyait une
rémunération par la République du Sénégal
conformément aux textes applicables aux fonctionnaires
sénégalais, la différence entre ladite
rémunération et celle conforme à la réglementation
en vigueur pour le service d'outre-mer français demeurant à la
charge du gouvernement français. A titre transitoire, la
République française prenait à charge tout ou partie de la
rémunération due par le Sénégal. Un accord
particulier annexe à la convention du 14 septembre 1959 fit application
de la disposition transitoire, le gouvernement français s'engageait
à assurer la rémunération du personnel mis à la
disposition du Sénégal, cependant à titre de contribution
à la rémunération de ce personnel, le
Sénégal s'engage à
37
verser une allocation forfaitaire mensuelle de 45 000 francs
CFA. Un protocole d'accord en date du 12 juin 1963 a élevé cette
allocation forfaitaire à 55 000 francs CFA par mois
»30.
C'est l'enseignement qui absorbe la plus grande
quantité de coopérants. Le nombre de ces derniers
s'élevait à 1523 en 1960. Il faut préciser que le
Sénégal occupe la seconde place après le Madagascar pour
16,38% des effectifs totaux de l'assistance technique
française31. En matière d'enseignement, le
gouvernement sénégalais définissait les programmes. Mais
cette prérogative est en quelque sorte limitée car la
République française devait donner son aval. D'ailleurs, un
alinéa précise que les programmes sont fixés d'un commun
accord et le comité est là pour veiller à son application.
Cependant, l'enseignement supérieur échappe totalement au
contrôle du gouvernement sénégalais. L'université de
Dakar était considérée comme la dix-huitième
université française et fut gérée par le ministre
de l'Éducation nationale. C'est cette dernière qui gère
les 220 membres du personnel enseignant et administratif de
l'université. Nous reviendrons plus tard sur l'accord de
coopération en matière d'enseignement supérieur.
Après l'enseignement, c'est l'administration qui concentre le plus de
coopérants dont la plupart sont des anciens administrateurs de la France
d'Outre-mer. Une étude a montré qu'après les
indépendances, les administrateurs se sont reconvertis pour la plupart
pour devenir coopérants. Ceci confirme la thèse selon laquelle la
coopération fut un substitut de l'empire colonial français. C'est
la nomination qui s'adapte aux différentes époques. Pour une
meilleure compréhension de ce phénomène, nous avons lu
l'article de Hélary Julien intitulé : « Des empereurs sans
empire : l'administrateur colonial devient coopérant ». In :
Outre-mer, tome 101, no 384-385, 2014. Coopérants et
coopération en Afrique : circulations d'acteurs et recompositions
culturelles (des années 1950 à nos jours). Il nous a
démontré que l'idée de la coopération a
commencé à germer dans l'école de la France d'Outre-mer
dès les années 1950. Selon lui : « Devenir coopérant
ne serait donc pas la découverte d'une nouvelle aventure comme pour les
volontaires du service national, mais bien le prolongement, voire, pour ceux
entrés à l'École de la France d'outre-mer à la fin
de la période coloniale la réalisation d'une vocation
»32. Dans ce même ordre d'idée, il affirme que :
« en devenant conseillers des affaires admiratives, certains anciens
administrateurs d'Outre-mer peuvent se diriger vers le ministère de la
coopération ; en devenant
30 Gautron Jean Claude. « L'évolution
des rapports franco-sénégalais ». In Annuaire
français de droit international, volume 10, 1964, pp.841-842.
31 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattachés au ministre, chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1-20000137/4.
32 Hélary Julien. «Des empereurs sans
empire : l'administrateur colonial devient coopérant». In :
Outre-mer, tome 101, no 384-385, 2014. Coopérants et
coopération en Afrique : circulations d'acteurs et recompositions
culturelles (des années 1950 à nos jours), p.39
38
administrateurs des affaires d'Outre-mer, d'autres restent en
place en Afrique comme conseillers des nouveaux gouvernements et conservent
ainsi quelques années durant une influence politique, administrative,
économique patente »33. Pour le Sénégal on
peut citer à titre d'exemple Philippe D., qui faisait partie de la
promotion magistrature de la France d'Outre-mer en 1953. Après avoir
servi au Niger, il devient chargé de mission au ministère de la
coopération au sein de la direction de la coopération technique.
Par la suite il fut directeur de la formation administrative au centre de
formation et de perfectionnement administratif de Dakar de 1966 à 1973
et puis conseiller technique au Secrétariat d'Etat de la promotion
humaine de 1974 à 1978. Néanmoins, il faut noter que ces anciens
administrateurs coloniaux seront remplacés par des cadres nationaux
formés à l'Ecole nationale d'administration dès 1968, dans
le cadre de la sénégalisation de l'administration. La même
situation se retrouve dans l'enseignement primaire et secondaire. La
sénégalisation des postes découle en grande partie du
contexte socio-économique et politique de mai 1968. Nous y reviendrons
dans le chapitre suivant. En tout état de cause, l'assistance de la
France au Gouvernement sénégalais ne cesse d'évoluer. La
France intervient également dans la formation, la fourniture et
l'équipement des forces armées sénégalaises comme
définit dans « l'article 5 : La République française
met à la disposition de la Fédération du Mali, en fonction
des besoins exprimés par celle-ci, les officiers et les sous-officiers
français dont le concours lui est nécessaire pour l'organisation,
l'instruction et l'encadrement de ses forces armées.[...] Ces personnels
sont mis à la disposition des forces armées maliennes pour
remplir des emplois définis correspondant à leur qualification.
Ils sont soldés de tous leurs droits par l'autorité
française et sont logés ainsi que leur famille par
l'autorité malienne »34. La coopération militaire
franco-sénégalaise est trop complexe et souvent les accords en ce
sens n'ont pas fait l'objet de publications. C'est la raison pour laquelle nous
ne l'avons pas prise en compte dans notre étude. Il ne faut pas perdre
de vue que l'assistance technique couvre tous les secteurs. En effet, la France
assiste le gouvernement sénégalais sur le plan international en
participant à la formation de son corps diplomatique. Elle le
représente également au sein des organismes internationaux et
dans les pays où il n'a pas de représentants diplomatiques.
Après examen de ce qui suit nous pouvons dire que la
France est plus que présente dans la gestion du gouvernement
sénégalais. Cette situation est la conséquence des
politiques menées par les autorités impériales en
matière de gestion des colonies. En effet,
33 Idem, p.48.
34 Archives nationales de Paris, Coopération,
Cabinet et service rattachés au ministre, chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/4.
39
l'administration directe et la politique d'assimilation se
focalisent sur un contrôle total des populations de statut
indigènes. En appliquant cette administration, les autorités
coloniales ont laissé de côté un élément
essentiel qui pouvait faciliter l'assimilation. Il s'agit de la mise en valeur
des colonies. Cette entreprise ne démarre que très tardivement.
Il faut en effet attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour qu'un
programme de mise en valeur réelle soit mis en place. Sophie Dulucq
affirme le même constat en ces termes: «Dans l'immédiat
après-guerre, la France commença en effet à investir
directement et à équiper ses territoires d'outre-mer.
L'équipement public essentiellement ports, routes, voies ferrées,
bâtiments administratifs, avait été réalisé
jusqu'en 1946 uniquement sur des ressources locales. La création du
Fonds d'investissement pour le développement économique et
social, le 30 avril 1946, marqua le début de cet apport massif des
capitaux publics métropolitains»35 Ce retard s'explique
au fait que la plupart des territoires sous administration française en
Afrique étaient des colonies d'exploitation. Donc les administrateurs
coloniaux ne voyaient pas l'intérêt d'instruire, de former et de
créer des infrastructures pour les indigènes. Tout le travail de
ces derniers reposait sur l'agriculture d'exportation et l'exploitation des
matières premières qui devraient être drainées vers
la Métropole. L'équipement était exclusivement
orienté dans ce domaine comme le souligne Dulucq: «Cet
équipement se réduisait en fin de compte au minimum indispensable
des circuits de traite»36 Pour s'adapter au contexte
d'après-guerre, il devient nécessaire d'intégrer les
autochtones dans la gestion des colonies. Cela est passé par une
formation des colonisés et une mise en valeur des territoires
d'outre-mer. Pourtant, les formations offertes restaient subalternes car elles
devaient uniquement permettre à ces derniers de seconder
l'administration coloniale et non d'occuper des postes de cadres et de
responsables(Pape Ibrahima Seck,La stratégie culturelle de la France en
Afrique. L'enseignement colonial(1817-1960), Harmattan, 1993).
L'indépendance politique des colonies a mis fin à cette forme de
mise en valeur. Par conséquent, les pays nouvellement
indépendants étaient obligés d'avoir recours à
l'assistance technique. Cette dernière est alors rendue légitime
par la coopération franco-africaine. Le but de cette assistance
était d'accompagner ces États dans le fonctionnement de leurs
services publics en attendant que les nationaux prennent la relève. Il
est important de noter que le Sénégal constitue une exception, en
tant que capitale de l'Afrique occidentale française, il a
constitué un laboratoire pour la France et, à ce titre, a
bénéficié d'infrastructures et d'un système
éducatif plus avancé par
35 Dulucq Sophie, La France et les villes
d'Afrique noire francophone: quarante ans d'intervention(1945-1985). Approche
générale et étude de cas: Niamey, Ouagadougou et Bamako,
Paris, Harmattan, 1997, p.14.
36 Idem
40
rapport aux autres colonies. Mais l'éclatement de l'AOF
a porté un coup à cette position et le Sénégal n'a
pas su s'adapter. Il avait la possibilité de décoller
économiquement mais au contraire, il n'a pas cessé de
dépendre de l'aide française.
En somme, l'objectif de l'assistance technique tarde à
se réaliser. De fait, les Sénégalais ont commencé
à exprimer leur volonté de prendre en main la gestion de leur
pays. Le Gouvernement sénégalais s'est retrouvé en
situation de crise et il fallait trouver un moyen d'intégrer ses
nationaux. Ce point peut être abordé dans la coopération
socio-économique.
41
Chapitre 2: La coopération
socio-économique.
Depuis 1960 plusieurs accords ont été
signés entre les deux pays dans le domaine socio-économique. La
lecture et l'interprétation de ces accords montrent une assimilation
totale des nationaux des deux pays. Pour s'en rendre compte, nous avons choisi
l'accord de coopération en matière de marine marchande, la
convention d'établissement et enfin l'accord domanial.
L'article 3 de l'accord de coopération en
matière de marine marchande stipule que : « Les navires ayant la
nationalité de l'un des États jouissent dans les ports, les eaux
territoriales et les eaux réservées de l'autre État du
même traitement que les navires de cet Etat en ce qui concerne la
pêche et l'écoulement des produits.
L'organisation commune des campagnes de pêche et la
fixation des modalités d'écoulement de leurs produits font
l'objet de décision d'une commission technique administrative
composée des fonctionnaires des deux Etats »37.
Jusqu'à présent nous n'avons pas encore trouvé de trace
sur cette commission technique administrative. En revanche, nous savons que les
fonctionnaires sénégalais à l'époque ne sont autres
que les coopérants mis à la disposition du Sénégal
par le gouvernement français. Nous avons choisi d'aborder cet accord car
la pêche est l'un des secteurs clés de l'économie
sénégalaise. Nous allons en rendre compte que ce secteur demeure
totalement à l'écart de l'économie nationale mis à
part la fourniture de thon par l'armement français aux usines
sénégalaises de conserve dans les limites du contingent
fixé chaque année38. Pour étayer nos propos
nous allons analyser la principale société du secteur. Il s'agit
de la Société sénégalaise d'armement à la
pêche. Elle a été fondée le 23 octobre 1962 dans le
cadre du premier plan quadriennal. « Son objectif principal était
la constitution d'une flotte thonière destinée à
compléter l'activité saisonnière des thoniers canneurs de
pêche fraîche basques et bretons qui assurent pendant environ six
mois, par an de novembre à avril, l'approvisionnement des conserveries
installées dans le pays »39. Les orientations de cette
société sont tout à fait compréhensibles du fait
qu'elle est issue du plan
37 Idem.
38 Bonnardel Régine. Les problèmes de
la pêche maritime au Sénégal. In : Annales de
Géographie, t78, no 425,1969, pp 25-56
39 Domingo Jean. Deux expériences de
développement de la pêche maritime au Sénégal. In :
Cahiers d'outre-mer. N137-35e année, Janvier-mars
1982. P.37.
40 Idem.
42
quadriennal. En effet, le budget de ce plan est
élaboré en fonction de l'aide de la France à travers les
financements de la Caisse centrale de coopération économique et
du Fond d'aide et de coopération. Il faut aussi savoir que ces
organismes ont une réelle domination sur les sociétés dont
ils assurent le financement. C'est ce qui explique le fait que le secteur de la
pêche échappe totalement au gouvernement sénégalais.
Cependant, la situation ne perdurera pas car la société
évolue et des mesures sont préconisées par le
gouvernement. Les évènements de mai 1968 n'ont pas laissé
de choix à ce dernier. C'est dans ce cadre qu'une loi relative à
la pêche a été votée. Cette loi organise le
contrôle des ressources nationales et réservé en
priorité aux nationaux l'exploitation des ressources
halieutiques40. Elle a eu un impact sur la SOSAP qui en 1969
comptait 53 cadres européens et 140 employés et marins
sénégalais. Avec la sénégalisation, elle compte
désormais 590 salariés en quasi-totalité
sénégalaise. La sénégalisation sera
appliquée à l'ensemble de l'économie et des postes. Nous
en reviendrons plus amplement. L'analyse de cet accord de coopération
montre dans les débuts une présence française accrue,
voire un contrôle sur un secteur clé de l'économie. Par la
suite nous avons noté une évolution tendant vers la
libération du joug français afin de prendre en main les
commandes.
Afin de démontrer que les rapports entre les deux pays
étaient très étroits, nous souhaitons faire le point sur
la convention d'établissement. Cette convention illustre bien
l'assimilation des nationaux des deux pays et a un impact considérable
sur l'économie du pays. Les articles les plus significatifs sont entre
autres :
« Article 2. En ce qui concerne l'ouverture d'un fonds de
commerce, la création d'une exploitation, d'un établissement
à caractère industriel, commercial, agricole ou artisanal,
l'exercice des activités correspondantes et l'exercice des
activités professionnelles salariées, les nationaux de l'une des
parties contractantes sont assimilés aux nationaux de l'autre partie
contractante sauf dérogation imposée par la situation
économique et sociale de ladite partie.
Article 4. Tout national de l'une des parties contractantes a
la faculté d'obtenir sur le territoire de l'autre partie des
concessions, autorisations et permissions administratives ainsi que de conclure
les marchés publics dans les mêmes conditions que les nationaux de
cette partie.
Article 5. Les nationaux de l'une des parties contractantes
seront sur le territoire de l'autre partie représentés dans les
mêmes conditions que les nationaux de celle-ci aux
43
assemblées consulaires et aux organismes assurant la
représentation des intérêts économiques
»41. Ces passages permettent de saisir les
intérêts français au Sénégal. Rappelons qu'au
moment de l'indépendance les Français détenaient 70% pour
les entreprises commerciales, 80% pour les industrielles et 56% pour les
banques. Quantitativement, le nombre des Sénégalais
résidents sur le territoire français n'était pas important
et leur place dans l'économie de ce pays est marginale. C'est la France
qui tire le plus d'avantage sur cet accord de coopération. Ce dernier
valide l'hypothèse de l'indépendance politique et la
dépendance économique. En effet, tous les secteurs de
l'économie du pays sont accaparés par les expatriés
français. La composition de la Chambre de commerce de Dakar en constitue
une parfaite illustration. Elle est dirigée depuis 1954 par
Henri-Charles Gallenca et compte huit Sénégalais contre
quarante-cinq Français. Voici ce que Françoise Blum, historienne
et auteur d'un article sur le mai 1968 au Sénégal, note sur le
président de cette institution : « Les secteurs clés de
l'économie de notre pays sont plus que jamais détenus par les
grands trusts internationaux, français en particulier [...] le nom de
Gallenca. Français, président de la chambre de commerce et
d'industrie de Dakar, administrateur de 16 sociétés au
Sénégal, membre du Conseil d'administration de 8
sociétés, directeur de la Compagnie des textiles de l'ouest
africain, président de la société des textiles
sénégalais, membre du Conseil économique et social du
Sénégal et enfin grand commandeur de l'Ordre national
»42. A cela, s'ajoutent les industries textiles et l'extraction
de phosphates qui demeurent des domaines importants. Un autre
secteur-clé sous contrôle français est celui de la banque.
Cependant, il faut nuancer cette analyse car la forte présence
française dans l'économie du pays comporte des avantages pour ce
dernier. En effet, la production d'arachide, qui a entraîné une
croissance moyenne du PIB de 3% par an, a bénéficié
largement du soutien de la France. Cette dernière assurait la garantie
de l'écoulement par le biais d'un prix soutenu. La fin de ce prix de
soutien ainsi que la concurrence d'autres oléagineux ont
entraîné une chute importante des apports arachidiers.
Néanmoins les secteurs clés de l'économie sont
restés dans les mains des expatriés français. Cela
constitue bien sûr une véritable entrave pour la promotion et
l'intégration des hommes d'affaires sénégalais. Par
conséquent, ces derniers vont mener des actions pour la
libération du secteur économique. Ce sont deux syndicats à
savoir l'Union nationale des travailleurs du Sénégal et le
l'Union des groupements
41 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché au ministre, chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
42 Blum Françoise, «[Et ce qu'il y a eu
de commun]».Révolutions africaines ? Congo,
Sénégal, Madagascar années 1960-1970, Rennes, PUR,
p.72.
43 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
44
économiques du Sénégal qui vont porter le
combat pour donner suite à l'appel des étudiants. C'est à
partir de ce moment que les événements de mai 1968 commencent au
Sénégal et ont pour conséquence majeure la
sénégalisation des emplois et de l'économie. Nous allons
traiter amplement ce phénomène après avoir
évoqué l'accord de coopération en matière
domanial.
Le domaine constitue un enjeu de taille dans les relations
franco-sénégalaises. En effet, tous les bâtiments et
domaines étaient immatriculés au nom de l'État
français au moment de l'indépendance. Désormais, tout
devait être cédé au gouvernement sénégalais
tout en préservant certains acquis. Il ne faut pas perdre de vue que le
Sénégal en 1957 était constitué de quatre domaines
à savoir le domaine public de l'État français, le domaine
privé de l'État français, le domaine privé du
groupe de territoire et le domaine privé du territoire du
Sénégal. Si les domaines privés du groupe de territoire et
du territoire du Sénégal ont fait l'objet d'une
réglementation, les dépendances du domaine public ont
été incorporées de plein droit au domaine public du
Sénégal par application du principe de l'État successeur
sans indemnité. Cependant, le domaine privé de l'État
français a fait l'objet d'une convention. L'article 36 en matière
économique et financière stipule que : « La
propriété de toutes les dépendances domaniales
immatriculées au nom de la République Française sera
transférée à la Fédération du Mali. La
commission paritaire prévoit l'application en jouissance à la
République Française de celles de ces dépendances, ou
biens équivalents, qui resteront nécessaires aux services de la
République Française sur le territoire de la
Fédération du Mali
La commission déterminera la liste des fonds de terre
acquis sur crédits du budget de l'État français dont la
propriété sera reconnue à la République
française ainsi que la liste des constructions de toute natures
constituées au moyen de tels crédits, sur lesquels un droit de
superficie lui sera reconnu. Elle déterminera dans ce dernier cas les
compensations éventuellement dues au propriétaire du sol.
»43. D'une certaine manière, la France s'est
retirée et en même temps elle reste propriétaire d'un
nombre important de biens immobiliers au Sénégal. Ce dernier est
devenu locataire dans son propre territoire. L'accord domanial atteste de ce
fait, la persistance de l'influence française sur place.
Comme pour d'autres pays africains francophones et
anglophones, l'indépendance politique était acquise pour le
Sénégal. Pourtant, on l'a compris, l'économie restait
concentrée entre les mains des expatriés, surtout
français. Contrairement au Sénégal, le Mali s'est
montré radical à la politique française de
coopération depuis l'éclatement de la
45
Fédération. Il a adopté un socialisme
africain, inspiré de celui communiste. Jusqu'en 1968, sa politique
extérieure consiste à affirmer sa souveraineté vis
à vis de la France. Sur le plan national, cette propagande se manifeste
par une africanisation dès le début. Ibrahima Baba Sidibé
note à ce propos que: «En effet, l'indépendance a
été aussi synonyme de promotion sociale et d'avantages
matériels pour une certaine catégorie de la population issue des
villes. Cette élite de remplacement, attachée très
tôt à une politique d'africanisation des cadres, a pris les
commandes de l'Etat colonial sans annoncer de changements significatifs en
termes d'administration»44. Le gouvernement malien
concrétise sa rupture avec la France en créant en juillet 1962 le
Franc malien. Le choix de la voie malienne a eu des conséquences sur le
développement économique et l'enseignement du pays. Le commerce
extérieur du Mali transitant par les ports de Dakar et d'Abidjan fait
face au blocage de ses deux voisins qui sont les principaux alliés de la
France dans la sous-région. Le Sénégal a toujours compris
que l'aide française a été primordiale dans son
développement. Cependant l'intervention française était
devenue trop pesante pour les nationaux. Par conséquent, ces derniers
ont exprimé leur désir d'intégrer l'économie. Leur
combat fut facilité par les évènements de mai 1968
à Dakar. Abordons justement les facteurs qui ont été
déterminants dans la libération économique du pays.
À l'instar du mai 1968 français, celui du Sénégal a
été l'oeuvre des étudiants de l'université de Dakar
qui contestaient la réduction de leur bourse. En effet, celle-ci
était réduite de la moitié et versée sur dix
mensualités au lieu de douze. Par conséquent, les
étudiants vont déclencher une grève illimitée en
mai 1968. Même si le problème des bourses en est
l'élément déclencheur, les étudiants contestent le
fonctionnement de l'université mais aussi la présence
française dans le pays. « Dans le domaine de l'enseignement
supérieur, toute perspective d'une juste politique de formation des
cadres est annihilée par le fait qu'au-delà des
déclarations qui prétendent à l'université
sénégalaise à vocation universelle, le gouvernement
sénégalais n'effectue aucun contrôle sur celle-ci, qui
n'est en réalité qu'une Université française
installée au Sénégal »45. Pour
renchérir l'Union des étudiants du Sénégal(UDES)
notait dans son mémorandum que : « Nous voyons ainsi que la
politique de fractionnement des bourses et leur réduction à 10
mensualités au lieu de 12 ne peuvent trouver d'autres justifications que
dans le sabotage systématique de la formation des cadres indispensables
au pays en vue de maintenir en
44 Sidibé Ibrahima Baba, Les relations
franco-maliennes à la recherche d'un nouveau souffle, In GEMDEV
éd, Mali-France. Regard sur une histoire partagée,
Paris, Karthala, Hommes et sociétés, 2005,
pp.350-351.
45 Blum Françoise «
Sénégal 1968 : révolte étudiante et grève
générale », Revue d'histoire moderne et contemporaine,
2012/2, (n 59-2), p 149.
46
permanence l'assistance technique »46. Ces
passages montrent que les étudiants sont alors préoccupés
par la trop forte présence française qui constitue un
véritable obstacle pour leur éventuel emploi. Il faut savoir que
cette remarque est antérieure aux événements de mai 1968.
Dans une dépêche du 21 septembre 1964, l'ambassadeur
français au Sénégal mettait en garde ses supérieurs
et écrivait à ce propos : « Les attaques des
étudiants dans ce pays visent, une fois encore, la politique de sabotage
menée par le corps enseignant français dans les
établissements supérieurs et secondaires du
Sénégal, pour empêcher la formation de cadres
qualifiés »47. Donc mai 1968 a
accéléré, voire rendu légitime ces revendications
estudiantines. Le mouvement universitaire gagna très vite de l'ampleur
avec le ralliement des élèves du secondaire et des syndicalistes.
Par conséquent l'UNTS (Union nationale des travailleurs du
Sénégal) qui souhaite une africanisation des cadres et le
remplacement des Français aux postes de direction profite du mouvement
pour lancer leurs revendications. Françoise Blum le souligne d'ailleurs
dans son article: «Comme les étudiants, les travailleurs sont de
plus en plus sensibles au thème et à la nécessité
de la sénégalisation des entreprises ou des administrations.
L'Union nationale des travailleurs sénégalais, la centrale
syndicale qui a obtenu 90,30% des suffrages lors des élections des
délégués d'entreprises, l'a inscrit au coeur de ses
revendications »48 Très vite, toutes les régions
du Sénégal baignent dans le mouvement du mai 1968. Le
gouvernement a pris des mesures drastiques en fermant l'université et
arrêtant des étudiants et des syndicalistes. Pourtant, il
était trop tard pour stopper ce mouvement qui gagne de plus en plus
d'ampleur. Ainsi, le gouvernement n'a d'autre choix que de négocier car
la stabilité politique du pays est carrément chamboulée.
Donc mai 1968 a été décisif dans la remise en cause des
relations franco-sénégalaises. Le gouvernement
sénégalais adoptera certaines mesures pour rendre plus souple la
présence française au Sénégal. C'est dans ce cadre
qu'est née la sénégalisation. Il faut savoir que les
idées d'une telle entreprise ont germé dans l'Union des
groupements économiques du Sénégal (UNIGES), la
première organisation des hommes d'affaires sénégalais
née de la fusion en 1967 de la Fédération des groupements
économiques du Sénégal(regroupant depuis
l'indépendance les opérateurs économiques:
commerçants, transporteurs, artisans, industriels) et la Chambre
syndicale du patronat sénégalais créée en 1964 par
des jeunes cadres rentrés de la france. Le premier congrès de
l'UNIGES s'est tenu les 22 et 23 mai 1968. Lors de ce congrès, les
membres ont souligné le fait que les secteurs économiques tels
que le commerce
46 Archives nationales, Paris, Enseignement
supérieur et universités, Direction générale des
enseignements supérieurs (1959-1969), cote 19770510/2.
47 Ibid.
48 Françoise Blum, op.cit., p.157.
47
et l'industrie, producteurs de richesses étaient
concentrés entre les mains des ressortissants de l'ancienne puissance
coloniale. De ce fait, ils désirent intégrer les circuits
économiques du pays. Nous pouvons retenir quelques passages importants :
« Les grands trusts qui contrôlent notre économie sont
dominés par les capitaux français dans l'ordre de 70% pour les
entreprises commerciales, de 80% pour les industrielles et de 56% pour les
banques. Les Français sont alors bien représentés non
seulement dans l'enseignement supérieur mais dans tous les secteurs, que
ce soit au plus haut niveau du pouvoir, des administrations ou des entreprises.
La plupart des cadres sont français et bien entendu même à
part équivalent ce qui est rare payés beaucoup mieux que les
natifs. [...]. L'Union nationale des travailleurs sénégalais
souhaite l'africanisation des cadres et le remplacement des français aux
postes de direction »49 . De fait, c'est la Chambre de commerce
de Dakar qui est visée. Elle fut l'institution symbolique pour
libérer l'économie nationale. Pendant cette période, elle
comptait huit sénégalais contre quarante-cinq français.
Pour remédier à cette situation, des élections sont
organisées et un Sénégalais du nom d'Amadou Sow devient le
président. Elle compte désormais soixante membres dont
trente-deux sénégalais contre vingt-huit français.
Toujours dans le même ordre d'idée, l'UNIGES réclamait
« une participation plus accrue des nationaux aux activités
commerciales, que ce soit dans l'import-export ou dans la distribution des
produits et marchandises aussi bien ceux venus de l'extérieur que ceux
du pays ainsi qu'aux activités industrielles »50. Au
sommet de l'économie sénégalaise se trouvait une
bourgeoisie française, ensuite une classe moyenne libano-syrienne et
enfin une paysannerie et une classe ouvrière51. Cette
structuration va subir d'importantes modifications sous l'initiative des hommes
d'affaires sénégalais. Face à la détermination de
ces derniers mais aussi à des craintes politiques, le gouvernement
sénégalais décide de les accompagner dans leur
intégration économique. C'est dans ce cadre qu'est né le
Groupement économique du Sénégal en 1970, issu de la
fusion de l'UNIGES et du Conseil fédéral des groupements
économiques du Sénégal (COFEGES). Ce groupement a
été créé par le gouvernement de Senghor dans le but
de déstabiliser l'UNIGES. En tout état de cause,
l'intégration des nationaux dans les circuits économiques du pays
est lancée. Par conséquent, on assiste en janvier 1969 à
la naissance de la Société nationale d'étude et de
promotion industrielle dans le cadre de favoriser le développement de la
petite et moyenne entreprise au Sénégal. En outre le gouvernement
applique les lois no 71-74 du 28 juillet 1971 qui organisent et
49 Blum, op.cit.
50 Labanté Nakpane, L'Etat
sénégalais face aux aspirations à une
sénégalisation plus poussée des entreprises commerciales
et industrielles :1968-1980, p.65
51 Idem
48
restructurent les secteurs du commerce et de l'industrie, no
72-46 du 12 juin 1972 encourageant la création ou l'extension des
Petites et moyennes entreprises(PME) ainsi que l'insertion des nationaux dans
les circuits économiques52. En parallèle, il entame
une sénégalisation des cadres et des entreprises. Cette
opération s'est déroulée par voie de dialogues. Cette
option peut être expliquée par le fait que le secteur privé
joue un rôle important dans l'économie du pays et que ce secteur
est en majorité détenu par les expatriés français.
Comme nous l'avons évoqué en haut, l'assistance technique
française couvrait tous les secteurs et l'objectif était que les
nationaux puissent prendre la relève dès que possible. A ce
moment de la sénégalisation, le gouvernement a jugé
nécessaire que certains secteurs aient été prêts
à être gérés par les nationaux. C'est ce que nous
explique une note pour le ministre retrouvée dans les archives
nationales de Paris. Pour le gouvernement sénégalais, il s'agit
"d' accélérer le processus de transfert aux nationaux des
responsabilités économiques et par le biais d'une
sénégalisation des emplois étendus d'ici 1980 à
tous les postes « sénégalisables », en vue de laquelle
les entreprises ont été priées de présenter un plan
détaillé avant la fin de l'année du transfert au
Sénégal des centres de décision, une insertion progressive
des hommes d'affaires sénégalais dans les structures de
l'économie »53. Soucieux de préserver ses
relations étroites avec son ancienne métropole, le Gouvernement
sénégalais a proposé un accord de
sénégalisation des postes dont le nombre a été
évalué entre 1000 et 1200 sur 1700 détenus par les
expatriés. En contrepartie, « le Sénégal s'engage
à adapter la formation aux besoins des entreprises par le biais d'une
orientation prioritaire de l'enseignement supérieur vers les disciplines
techniques, octroyer des bourses de stage dans les entreprises où les
intéressés sont appelés à faire carrière,
campagne d'information visant à valoriser le rôle du secteur
privé dans la vie nationale, engagement à prendre par le
gouvernement du Sénégal d'ouvrir un quota supplémentaire
de postes d'expatriés pour les entreprises nouvelles qui s'implantent
d'ici 1980 »54. Par conséquent les entreprises
étaient priées de présenter des plans de
sénégalisation. Certaines l'ont fait mais d'autres n'ont
même pas fait d'effort et cela endurcit la position du gouvernement
sénégalais qui parle désormais
d'accélération de la sénégalisation. Son
président Senghor l'a exprimé dans le journal le Monde le 24
juillet 1973 : « Senghor a fait savoir qu'en matière de
sénégalisation des emplois, les élites de son pays avaient
de plus en plus le sentiment d'être mené en bateau. En
conséquence de quoi il a annoncé que désormais des mesures
d'autorités allaient succéder en ce domaine à la
politique
52 Idem
53 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/4.
54 Idem
49
conciliante de dialogue. En particulier, toutes les
entreprises sont obligées de présenter avant la fin de
l'année un plan de sénégalisation qui une fois
approuvé par le gouvernement aura ensuite force de loi ». Il faut
noter que ces propos expriment une sorte d'ultimatum face au refus des
entreprises. Rappelons que Maguette Lo, alors ministre, témoignait que :
« Fin juin 1970, je reçois les réponses des entreprises qui
dans une parfaite unanimité, propose un plan décennal de
sénégalisation pyramidal des emplois : les postes subalternes
seraient sénégalisés à partir du 1 janvier 1971
pour arriver progressivement au bout de dix ans à la direction de
l'entreprise. En réponse j'indique que chaque entreprise devra au 30
juin 1971 avoir à sa tête un sénégalais
»55. Cette décision n'a pas laissé
indifférent les entrepreneurs étrangers qui ont même
reçu une visite de l'inspection du travail pour l'application de ces
mesures. Ce fut le cas de Lesieur, une entreprise française
spécialisée dans la production d'huile d'arachide : «
Lesieur avait reçu une mission de l'inspection du Travail. Une des
observations dans son alinéa 2 comporte la sénégalisation
immédiate des postes occupés dont les noms suivants puis elle
enjoint d'avoir à engager dès à présent des
homologues sénégalais en vue de la sénégalisation
des postes occupés par des expatriés désignés et
fixe le délai limite à observer pour la
sénégalisation de chacun de ces emplois »56.
Décision prise en l'absence du président Senghor qui est
plutôt favorable au dialogue et il a justifié sa position
déjà en mars 1972 quand il parle de « tâche urgente de
résorber le chômage et de placer nos diplômés qui ne
sont pas orientés vers le secteur public dans les entreprises
installées au Sénégal »57. Cependant, la
position du gouvernement sénégalais reste difficile à
comprendre. Elle oscille entre prendre la position de ses partenaires
français et éviter un nouveau soulèvement politique et
social. Senghor a tenté de se justifier d'après une
dépêche de l'ambassadeur français au Sénégal
en date du 21 avril 1972 : « Dans l'exposé de ce qui constitue
désormais la doctrine du gouvernement sénégalais en ce qui
concerne la sénégalisation des emplois, le chef de l'État
a multiplié les mises en garde afin de dissiper tout malentendu tant
à l'égard de ceux qui lui reprochent d'être trop
timoré que de ceux qui surtout accusent le gouvernement de vouloir
brûler les étapes et de pratiquer une politique nuisible au
développement de l'économie nationale ». Ces propos sont
adressés d'une part aux jeunes diplômés et hommes
d'affaires sénégalais qui accusent au gouvernement son
caractère « néocolonial » et réclament la
libération de l'économie des mains des expatriés. D'autre
part, ces propos concernent aussi les partenaires extérieurs surtout
français qui détiennent la quasi-totalité du
55Camara Ousmane, Mémoire d'un juge africain.
Itinéraire d'un homme libre, Paris, Karthala, 2010, p.171.
56 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, chargé de mission
(1959-1985), cotes 20000137/1-20000137/4.
57 Le nombre de jeunes diplômés
s'élevait à 820.
50
secteur privé ainsi que des postes importants du
secteur public. Ces partenaires jugent qu'il est trop tôt pour
céder la place aux nationaux. Cette réaction rend dans le
même temps compréhensible le fait que le gouvernement
sénégalais n'ait cessé de se prononcer sur ce sujet, comme
nous l'avons souligné. Il est par exemple nécessaire de revenir
sur les principaux passages du discours du président Senghor du 21
juillet 1973 car la question y occupe une place essentielle : « La
sénégalisation des emplois, inéluctable car elle est une
des conditions de l'indépendance économique sera réaliste
et progressive. Elle portera sur les emplois sénégalisables ;
elle ménagera les réfugiés des deux Guinée et des
Îles du Cap-Vert ainsi que les nationaux des Etats africains avec
lesquels le Sénégal a conclu des accords de
réciprocité en matière d'emploi, elle respectera dans les
entreprises à capitaux étrangers, les postes légitimement
occupés par des ressortissants du pays investisseur, tels certains
postes de la technique et du secrétariat particulier ; elle se fera
enfin par le dialogue avec les responsables du secteur privé
»58. Cette décision du gouvernement
sénégalais a menacé les intérêts
économiques français, au point que son ambassadeur, La
Chevalière, n'a pas manqué de le souligner dans une
correspondance du 17 août 1973 : « le président du SCIMPEX,
syndicat des commerçants importateurs et prestataires de services et
exportateurs m'a confié son inquiétude en me remettant copie
d'une circulaire adressée aux employeurs par l'inspection
régionale du travail du Sine-Saloum à Kaolack en a noté le
ton impératif d'une part (délai de sénégalisation
ramené à la durée du préavis de licenciement
réglementaire c'est-à-dire de 1 à 3 mois) et surtout
apparemment discriminatoire : il s'agit en effet de
sénégalisation des emplois détenus par les
expatriés français et les libanais non naturalisés
sénégalais. Lors de notre entretien, il m'a paru pessimiste car
il croit que l'ampleur et l'accélération de la
sénégalisation porteront un grave préjudice à une
entreprise dont on sait la bonne place dans la hiérarchie des
intérêts économiques proprement français au
Sénégal et en France. Il en appréhende par ailleurs, les
implications sociales, selon lui la firme pourrait invoquer le cas de force
majeure pour rejeter sur le gouvernement sénégalais la
responsabilité du paiement des indemnités diverses dues au
personnel licencié »59. Ces passages montrent bien
l'inquiétude des chefs d'entreprise français. Par
conséquent, ils tentent de contrer cette entreprise du gouvernement
sénégalais mais aussi faire savoir à la France que c'est
un combat qui dépasse le secteur privé. Nous n'avons pas besoin
de rappeler le nombre important d'expatriés français qui occupent
des postes cadres au Sénégal. Leur
58 Idem.
59 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cotes 20000137/1-20000137/4.
51
remplacement par des nationaux pose le problème de leur
réintégration dans le territoire français, même si
les accords de coopération prévoient une pareille
éventualité. Ni le gouvernement sénégalais, ni
celui français ne s'attendaient à une accélération
de la sénégalisation. Cette dernière en grande partie due
aux conséquences du mouvement social de mai 1968 et la crainte du
gouvernement sénégalais d'un nouveau soulèvement.
Le bilan de la sénégalisation reste, on le voit,
mitigé. La contestation de mai 1968 a constitué un
déclencheur d'une sénégalisation de l'économie. Des
efforts ont été entrepris par le gouvernement
sénégalais dans le but d'intégrer les hommes d'affaires
dans les circuits économiques du pays, assurer la relève par les
nationaux des postes occupés par les expatriés, promouvoir les
petites et moyennes entreprises pour conquérir le secteur privé
concentré dans les mains des expatriés. Mais force est de
constater que cette entreprise n'a pas été évidente. D'un
côté, le gouvernement devait faire face à un risque de
soulèvement politique et social. De l'autre, il lui paraissait essentiel
de préserver de bonnes relations avec son ancienne métropole.
L'État sénégalais a donc essayé, par le biais de
négociations, de satisfaire les deux parties. Pourtant, malgré
ces efforts : « La sénégalisation a été mal
appliquée. En effet, dans les entreprises étrangères, les
postes ont été sénégalisés et non les
responsabilités. Dans ces conditions, on y a davantage assisté
à une concentration de ces dernières entre les mains d'une
poignée d'expatriés »60.
Certes les limites de cette politique sont évidentes.
En revanche, l'aspiration à une autonomie totale ne s'est pas tarie et
les Sénégalais sont parvenus à investir davantage
l'économie de leur pays.
Ce qu'il faut retenir dans cette première partie est
que les sources que nous avons consultées convergent pour confirmer la
persistance d'une hégémonie économique française au
Sénégal après 1960. Les secteurs les plus actifs de la
coopération franco-sénégalaise, à savoir
l'assistance technique et la coopération socio-économique, ont
contribué à maintenir l'influence et le contrôle de la
France sur le pays durant toute la première décennie de
l'indépendance. Dans le même temps, la coopération
franco-sénégalaise est elle-même remise en cause par une
partie de l'opinion. Ce mouvement s'est même amplifié en mai 1968
et a obligé le gouvernement sénégalais à prendre
certaines mesures dans le but d'intégrer les nationaux dans
l'économie du pays et assurer la relève des expatriés
français. Pour pouvoir
60 Diop Momar Coumba, La société
sénégalaise entre le local et le global, Editions Karthala,
Paris, 2002, p.36.
52
exécuter de telles décisions, il était
nécessaire de revoir sa coopération avec la France. Par
conséquent, le gouvernement sénégalais demande
officiellement la révision de ses accords de coopération avec
cette dernière.
53
DEUXIÈME PARTIE:
LA RÉVISION DES ACCORDS DE COOPÉRATION
FRANCO-SÉNÉGALAISE.
54
« On a trop souvent fait des accords de
coopération un problème théorique, alors qu'il s'agit
surtout de morale ? en ce sens qu'il faut toujours tant qu'on ne les a pas
dénoncés, appliquer honnêtement les accords que l'on a
signés. C'est la position du Sénégal. Cependant, il ne
faut pas oublier le problème pratique : la loi reflète la
réalité en la devançant. Des accords qui ne
reflètent plus la réalité doivent être
révisés. Mais cette révision doit se faire dans
l'amitié, si l'on veut, du moins qu'elle réponde à ses
objectifs. Pour sa part, le Sénégal se refuse à suivre en
matière de révision d'accords avec la France, se soit par
complexe, soit par démagogie »61.
Cette déclaration a été faite à un
journaliste du Monde le 4 juillet 1972 par Léopold Sédar
Senghor. Elle peut être replacée dans le contexte des vagues de
contestation des accords de coopération franco-africains. Ces propos
peuvent nous aider à comprendre la position du Sénégal par
rapport aux événements de mai 1972 à Madagascar ainsi que
la sortie de la Mauritanie de la zone Franc. Le Sénégal fait
partie du groupe de pays des modérés vis-à-vis de la
politique française de coopération contrairement au groupe des
radicaux composé essentiellement de la Mauritanie et de Madagascar. En
outre, les radicaux en sortant de l'Organisation commune africaine et malgache
(OCAM), perturbe la cohésion du groupe établi depuis les
années 1960. Senghor tient beaucoup à cette organisation qui est
un substitut à la Communauté de 1958. Pour le président
sénégalais, il n'était pas question de faire
sécession mais plutôt de rediscuter de l'ancienne relation
coloniale. Il restera sur ses positions et en juillet 1973, son ministre de
l'information affirmait que « le président Senghor rencontrerait le
président Pompidou après les vacances et s'entretiendrait avec
lui de l'adaptation des accords franco-sénégalais ». Ici on
remarque qu'il n'est alors pas question de révision. Cependant, il
change rapidement de ton en octobre 1973 en demandant la révision de ses
accords de coopération avec la France. Dans cette partie nous aborderons
la phase des négociations des nouveaux accords d'abord et ensuite il
sera question de la mise en vigueur des nouveaux accords.
61 Archives nationales de Paris Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985),, cotes 20000137/1-20000137/4.
55
Chapitre 1: Les négociations
Le président Senghor avait soutenu l'idée que
son pays n'avait pas besoin de publicité pour demander la
révision de ses accords de coopération avec la France. Il a
privilégié le dialogue durant tout ce processus. Dans sa lettre
qu'il avait adressé au Président de la République
français, on peut retenir ces quelques passages : « A la
lumière de ce qui précède, vous voudrez bien
considérer la présente lettre comme la demande officielle du
gouvernement pour l'ouverture de négociations en vue de la
révision des accords de coopération entre la France et le
Sénégal ». Et il renchérit d'après une note de
l'ambassadeur français au Sénégal : « le gouvernement
sénégalais se propose de réviser les accords de
coopération dans l'amitié avec la France et a l'intention pour
marquer cette volonté de signer avec elle un traité
d'amitié et de coopération qui sera un accord cadre
régissant les rapports franco-sénégalais
»62. Même si le gouvernement sénégalais
suggérait que les modalités et la date des négociations
soient fixées d'un commun accord, il prend l'initiative
d'énumérer les accords à réviser et de faire des
propositions sur le déroulement des négociations. Dans une
dépêche de l'ambassadeur français au Sénégal,
137 accords sont dénombrés par le gouvernement
sénégalais. Parmi ces 137, 64 sont des conventions de financement
exclus de la révision et d'autres sont considérés comme
caduques car ne répondant plus à la situation. Au final, 49
accords sont concernés : « [...] Le gouvernement
sénégalais souhaiterait voir les futures négociations
commencer et se poursuivre dans l'ordre par la révision des accords de
défense ainsi que les problèmes connexes, des accords relatifs
à la coopération en matière économique,
monétaire et financière, à l'établissement et
à la circulation des personnes, au concours en personnel, à la
politique étrangère, à l'enseignement et à la
recherche et enfin aux autres domaines techniques ». Finalement, le
gouvernement sénégalais fait parvenir une liste de 39 accords
à réviser. Nous avons remarqué un changement important
avant même l'ouverture officielle des négociations. En effet,
c'est le gouvernement sénégalais qui prend les initiatives et
décide en quelque sorte de l'orientation des futures
négociations. Et Senghor soulignait lors d'une conférence de
presse du 7 décembre 1973 que : « Nous agissons d'une façon
méthodique et réaliste, en refusant de dramatiser la situation
pour la bonne raison que nous n'avons pas besoin d'exciter l'opinion publique
sénégalaise »63. La France suit le plan
sénégalais. Cependant c'est tout à fait logique puisque
c'est le Sénégal qui a demandé la révision de
ses
62 Idem.
63 Archives nationales de Paris,
Coopération, Cabinet et Services rattachés au ministre,
chargé de mission (1959-1985), cote 20000137/1.
64 Idem.
56
accords de coopération avec la France. Il faut savoir
que les négociations officielles étaient prévues pour mars
1974 mais dès le 4 janvier le gouvernement sénégalais fait
parvenir à la France ses propositions de révision des accords de
coopération. C'est à partir de ces propositions que les
discussions seront établies. La méthodologie
sénégalaise consistait d'abord à énumérer
les accords qui feront l'objet d'une révision comme nous l'avons
souligné tout en haut et ensuite proposer des projets d'accords à
la France. Cette dernière fournira des contre-projets à partir
des projets sénégalais. Même si les deux parties affirment
lors des déclarations que les négociations se sont faites dans
l'amitié et le dialogue, nous avons remarqué des phases chaudes
et des désaccords. La France n'était pas tout à fait
d'accord sur le fait que le gouvernement sénégalais avait
décidé que 64 accords parmi les 137 qui les liaient
étaient jugés caduques sans avoir été
consultée au préalable. Malgré cela les discussions sur
les nouveaux accords ont continué. Il faut tout de même
préciser que certains accords ont fait l'objet de tensions entre les
deux parties. Il s'agit notamment des accords sur la circulation des personnes,
la convention d'établissement, sur la pêche et la marine marchande
ainsi que sur le concours en personnel apporté par le gouvernement
français au gouvernement sénégalais. Les discussions sur
la circulation des personnes ont été houleuses car la partie
sénégalaise a totalement modifié le texte : « Il est
apparu en effet que la délégation sénégalaise avait
reçu instruction de saisir cette occasion pour marquer les
mécontentements du gouvernement sénégalais en ce qui
concerne le traitement réservé à ses ressortissants
à leur entrée en France. Elle a indiqué que son objectif
était de parvenir à une convention réaliste,
c'est-à-dire reflétant la situation exacte telle qu'elle a
été constatée par les autorités
sénégalaises »64. Nous reviendrons sur cette
question, mais avant de le faire, il est nécessaire de connaître
le texte de la convention sur la circulation des personnes signé
à Dakar le 21 janvier 1964. Parmi les articles les plus significatifs de
ce texte, on peut citer ses deux premiers articles : « Article 1. Pour se
rendre sur le territoire de la République du Sénégal, les
nationaux français quel que soit le pays de leur résidence,
doivent être en possession d'une carte nationale d'identité ou
d'un passeport, même périmé depuis moins de cinq ans, des
certificats internationaux de vaccinations obligatoires exigés par la
législation en vigueur dans cet État et garantir leur
rapatriement.
Article 2. Pour se rendre sur le territoire de la
République de la France, les nationaux sénégalais quel que
soit le pays de leur résidence, doivent être en possession d'une
carte nationale d'identité ou d'un passeport, même
périmé depuis moins de cinq ans, des certificats
57
internationaux de vaccinations obligatoires exigés par
la législation en vigueur dans cet État et garantir leur
rapatriement. ». Il ne faut toutefois pas perdre de vue la convention de
1959 entre les États de la Communauté dont son article 2
stipulait que « Tout national d'un État de la Communauté
peut entrer librement sur le territoire de tout autre État de la
Communauté, y voyager, y établir sa résidence dans le lieu
de son choix et en sortir ». Nous avons jugé nécessaire de
la citer car dans la pratique elle a prévalu jusqu'à la
révision de 1974 même si la convention citée en dessus
l'avait abrogée. Le gouvernement sénégalais compte bien
remédier à cette situation. Par conséquent, le dialogue a
été tendu entre les deux parties si on en croit à une note
du Secrétariat d'État aux affaires étrangères des
journées du 18 et 19 février 1974 : « De très
nombreuses difficultés apparaissent à la discussion de ce texte,
et une mauvaise humeur évidente de la délégation
sénégalaise se manifeste. [...]. Très mauvaise ambiance
(pire que la veille). Les Sénégalais durcissent
considérablement leurs positions d'hier après-midi. L'examen du
projet de convention se termine, mais la quasi-totalité est
réservée ». Ici la position sénégalaise se
manifeste par une volonté de changement. Et une lecture de son projet de
convention sur la circulation des personnes peut nous permettre de nous en
rendre compte. Les deux premiers articles sont significatifs du fait qu'ils
sont tout à fait nouveaux : « Article 1. Pour se rendre sur le
territoire de la République du Sénégal, les nationaux
français quel que soit leur pays de résidence, doivent être
en possession d'un passeport en cours de validité, revêtu des
certificats internationaux de vaccinations obligatoires exigés par la
législation en vigueur dans cet État. Ils doivent
également garantir leur rapatriement.
Article 2. Pour se rendre sur le territoire de la
République de la France, les nationaux sénégalais quel que
soit leur pays de résidence, doivent être en possession d'un
passeport en cours de validité, revêtu des certificats
internationaux de vaccinations obligatoires exigés par la
législation en vigueur dans cet État. Ils doivent
également garantir leur rapatriement ». Comparé au texte
antérieur où aucun document n'était exigé pour
circuler d'un pays à l'autre, ces deux articles du nouveau texte
sénégalais sont des éléments novateurs. La partie
sénégalaise durcit effectivement sa position en ajoutant dans ces
deux articles « un certificat d'hébergement et un certificat
d'immigration délivré par les autorités
sénégalaises compétentes ». Toujours dans le
même ordre d'idée, on peut continuer à
énumérer les articles clés de la convention : «
Article 6. Les ressortissants français désireux de
s'établir au Sénégal et les ressortissants
sénégalais désireux de s'établir en France pour y
exercer une activité non
58
salariée ou sans y exercer une activité
lucrative, doivent produire sous peine d'expulsion toutes justifications sur
les moyens d'existence dont ils disposent.
Article 7. 1) Pour tout séjour en territoire
sénégalais devant excéder trois mois, les ressortissants
français doivent, sous peine d'expulsion, posséder et
présenter à toute réquisition la carte d'identité
d'étranger délivrée par les autorités
sénégalaises compétentes.
2)Pour tout séjour en territoire français devant
excéder trois mois, les ressortissants sénégalais doivent
sous peine d'expulsion, posséder et présenter à toute
réquisition le titre de séjour exigé par la
législation française en vigueur.
Article 8. Les nationaux de chacune des parties contractantes
désireux d'exercer sur le territoire de l'autre une activité
professionnelle, devront en outre, pour être admis sur le territoire de
cette partie, justifier de la possession :
1) d'un certificat de contrôle médical qui doit
être établi dans les deux mois précédant le
départ
2) d'un contrat de travail écrit et revêtu du visa
du Ministère du Travail du pays d'accueil lorsqu'il s'agit d'un travail
salarié »65.
Les négociateurs français ont été
un peu surpris par ce texte sénégalais et ont proposé un
contre-projet. Pour la délégation française, l'ajout aux
articles 1 et 2 d'un certificat d'hébergement et d'un certificat
d'immigration correspond à un visa déguisé. Elle a
réservé ces articles et a demandé à
l'étudier. Pour l'article 6, elle juge nécessaire de revoir la
forme mais le principal souci reste les inconvénients qui peuvent en
découler sur le tourisme. Quant à l'article 7, la
délégation française propose un simple refoulement au lieu
d'une expulsion qui a un caractère pénal. Selon elle : « La
France ne pourrait pas prévoir en ce qui la concerne une clause aussi
sévère pour les ressortissants sénégalais
»66. Un autre point essentiel qui a semé la discorde
entre les deux parties est l'assujettissement à l'impôt : «
Tout ressortissant français ou sénégalais, qui en raison
de son séjour en territoire sénégalais ou français,
est assujetti au paiement d'un impôt sur le revenu, ne pourra quitter le
territoire de l'État ou il est assujetti au paiement dudit impôt
que sur présentation quitus fiscal délivré par les
autorités compétentes ». Mais ce point sera amplement
discuté dans la convention d'établissement. N'ayant pas eu de
terrain d'attente lors de ces deux journées, les deux parties ont
continué à
65 Archives nationales de Paris Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/2
66 Ide, m.
67 Archives nationales de Paris,Coopération,
Cabinet et service rattaché au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
59
étudier les projets de convention proposés par
chacune. Même si d'autres rencontres entre les experts des deux parties
ne sont pas prévues avant la date de l'ouverture officielle des
négociations à savoir le 25 mars, la correspondance par
l'intermédiaire de l'ambassadeur français au
Sénégal a permis la continuité des échanges. Nous
pouvons retenir que des concessions ont été faites du niveau des
deux parties et qu'au final elles sont convenues à un accord le 29 mars.
Dans une lettre du 16 mars 1974, l'ambassadeur français au
Sénégal déclarait que : « Le gouvernement
sénégalais a renoncé à sa demande relative à
l'institution d'un certificat d'immigration délivré par les
autorités locales compétentes. De même toutes mentions
à des expulsions possibles ont disparu du texte »67.
Nous verrons le contenu de cet accord dans le chapitre suivant. L'un des points
forts des négociations de la révision des accords de
coopération franco-sénégalais est la convention
d'établissement. Rappelons que même si le gouvernement
sénégalais ne l'admet pas, les évènements de mai 68
et ses conséquences ont été déterminantes dans sa
décision de révision des accords de coopération qui le
liaient à la France. Les revendications les plus significatives
étaient l'intégration des hommes d'affaires
sénégalais dans les secteurs de l'économie et la
contestation d'une présence française devenue de plus en plus
gênante. Le gouvernement ne pouvait pas prendre de mesures sans heurter
les intérêts de ses partenaires français. Il était
nécessaire donc de réadapter comme il a dit ses accords de
coopération. Par conséquent la convention d'établissement
en constitue une clé importante. Celle de 1960 conclue entre les deux
pays conférait la notion d'assimilation et le statut particulier aux
nationaux des deux parties. Nous pouvons pour illustration en citer quelques
articles :
« Article 2. En ce qui concerne l'ouverture d'un fonds de
commerce, la création d'une exploitation, d'un établissement
à caractère industriel, commercial, agricole ou artisanal,
l'exercice des activités correspondantes et l'exercice des
activités professionnelles salariées, les nationaux de l'une des
parties contractantes sont assimilés aux nationaux de l'autre partie
contractante sauf dérogation imposées par la situation
économique et sociale de ladite partie
Article 4. Tout national de l'une des parties contractantes, a
la faculté d'obtenir, sur le territoire de l'autre partie, des
concessions, des autorisations et permissions administratives, ainsi que de
conclure les marchés publics dans les mêmes conditions que les
nationaux de cette partie.
Ces quelques articles les plus significatifs du texte
sénégalais marquent un net changement par rapport au texte
précédent et la partie française n'a pas manqué de
le souligner. Dans une
60
Article 5. Les nationaux de l'une des parties contractantes
seront, sur le territoire de l'autre partie, représentés dans les
mêmes conditions que les nationaux de celle-ci aux assemblées
consulaires et aux organismes assurant la représentation des
intérêts économiques.
Article 12. Chacune des parties contractantes réserve
aux nationaux de l'autre partie le statut particulier défini par la
présente convention à raison du caractère
spécifique des relations entre les deux États. Le
bénéfice de ces dispositions particulières ne peut
être automatiquement étendu aux ressortissants d'un État
tiers ».
Le gouvernement sénégalais considère que
cette convention bénéficie plus aux nationaux français.
Comme la convention sur la circulation des personnes, il faut parvenir à
une situation réaliste. Maintenant passons en revue le nouveau texte
sénégalais de convention d'établissement. C'est un texte
tout à fait nouveau qui est rédigé à partir de la
convention d'association entre la Communauté économique
européenne et les États africains et malgaches associés.
La lecture du nouveau texte sénégalais laisse apparaître
ceci :
« Article 1. Chaque partie contractante applique, sur son
territoire, aux nationaux de l'autre partie, le droit d'établissement
prévu par la convention d'association entre la Communauté
économique européenne et les Etats africains et malgaches
associés, sauf dérogations imposées par la situation
économique et sociale de l'une ou de l'autre d'entre elles.
Article 2. Ce droit d'établissement comporte sous
réserve des dispositions relatives aux mouvements de capitaux,
l'accès aux activités non salariées et leur exercice, la
constitution et la gestion d'entreprises et notamment des
sociétés ainsi que la création d'agences, de succursales
ou de filiales.
Article 4. Les nationaux de chacune des parties contractantes
bénéficieront sur le territoire de l'autre partie, de la
législation du travail, des lois sociales et de la
sécurité sociale dans les mêmes conditions que les
nationaux de cette partie.
Article 6. Les nationaux de l'une des parties contractantes
seront assujettis sur le territoire de l'autre partie contractante et
conformément aux lois et règlements en vigueur de celles-ci, aux
droits, taxes ou contributions quels qu'en soit la dénomination.
Les dispositions du présent article s'appliquent aux
personnes morales comme aux personnes physiques ».
68 Idem.
61
note du Secrétariat aux Affaires
Étrangères, nous pouvons lire ceci : « Le projet
sénégalais de convention d'établissement modifie
radicalement le statut de nos ressortissants. La notion de statut particulier
est abandonnée, le concept d'assimilation des nationaux de l'une et de
l'autre partie contractante disparaît. Il n'y a plus aucune disposition
relative au respect des droits acquis par les personnes physiques et morales.
Plus aucune clause relative aux possibilités d'accès des citoyens
français à la fonction publique, aux professions
libérales, aux assemblées consulaires, aux groupements syndicaux
ainsi qu'à la faculté d'obtenir des concessions, autorisations et
permissions administratives et de conclure des marchés publics
»68. C'est l'article 4 seulement qui a conservé le
principe d'assimilation. La partie française propose, pour sa part, un
contre-projet. Ce dernier a tendance à conserver l'ancien texte dont
l'article 1 n'affiche aucun changement. Parmi les articles du contre-projet,
plusieurs sont à citer :
« Article 2. Sous réserve des accords entre les
deux parties sur la circulation des personnes, les nationaux de chacune des
parties contractantes peuvent entrer librement sur le territoire de l'autre, y
voyager, y établir leur résidence dans le lieu de leur choix et
en sortir à tout moment.
Article 3. Les nationaux de chacune des parties contractantes
jouissent sur le territoire de l'autre partie, dans les mêmes conditions
que les nationaux de cette partie, du droit d'investir des capitaux,
d'acquérir, de posséder, gérer ou de louer tous biens
meubles ou immeubles, droits et intérêts d'en jouir et d'en
disposer.
Article 5. En ce qui concerne l'accès et l'exercice des
activités commerciales, agricoles, industrielles et artisanales, les
nationaux de l'une des parties contractantes sont assimilés aux
nationaux de l'autre partie sauf dérogation justifiée par la
situation économique et sociale de ladite partie.
Il en va de même à propos de l'exercice des
activités salariées sans préjudice des dispositions
concernant les conditions prévues à cette fin par les accords en
vigueur entre les deux pays.
Article 6. Les nationaux de chacune des parties contractantes
ne sont pas assujettis sur le territoire de l'autre partie à des droits,
taxes, impôts ou contributions, sous quelque dénomination que ce
soit autre ou plus élevés que ceux qui sont perçus sur les
nationaux de cette partie se trouvant dans la même situation ».
62
Les deux parties ne sont pas parvenues à un accord car
les discussions ont été faites à partir de la proposition
française et certains articles étaient non discutables pour la
partie sénégalaise. Comme tout accord ou attente, un compromis
s'impose et une partie du gouvernement français en est bien conscient.
Un conseiller technique français indiquait dans une note que : « En
ce qui concerne l'établissement, le réalisme implique à
s'écarter de la réciprocité et de retenir la notion de
compensation eu égard aux quarante milles français qui sont
installés au Sénégal et y détiennent une part
importante de l'économie, et aux vingt-trois milles
Sénégalais qui n'occupent en France que des emplois de modestes
travailleurs ». La partie sénégalaise avait beaucoup
insisté lors des négociations d'un contingent d'immigrés
sénégalais en France et que la partie ne pouvait pas donner de
suite à cette demande. Elle a accepté de le mettre en suspense
car nous verrons que ça va revenir même après la signature
du nouvel accord. De son coté, elle a fait des efforts : «
L'ambassadeur Diakha Dieng, représentant du Sénégal en
France et secrétaire général de l'union africaine et
malgache de la coopération économique [...], déclare que
d'une part son gouvernement était entièrement d'accord pour
reconnaître au profit de nos ressortissants déjà
établis au Sénégal le privilège de droit acquis
(à condition toutefois que tout en exprimant la même idée
ne soit pas repris dans le texte) et pour consentir également à
nos compatriotes dans cette situation, des facilités en ce qui concerne
les conditions de leur séjour dans le pays ». Il faut souligner
également que le gouvernement français a promis d'étudier
la proposition sénégalaise en ce qui concerne un contingent
d'immigrés et l'envoi d'un expert au Sénégal pour
étudier la question et l'ouverture d'un office d'immigration à
Dakar. Sur ces concessions, un texte a été rédigé
et signé le 29 mars et nous verrons le contenu de ce texte dans le
chapitre suivant.
Toujours dans sa volonté de réadapter ses
accords de coopération avec la France, le gouvernement
sénégalais juge nécessaire de donner un caractère
nouveau au concours en personnel que lui apporte cette dernière.
À l'instar des discussions citées en dessus, cet accord a fait
l'objet d'amples discussions. Il faut savoir qu'au moment des
indépendances, le problème de la relève de
l'administration coloniale s'est posé au futur gouvernement
sénégalais à l'instar de toutes les anciennes colonies.
Ceci est dû au fait qu'une poignée d'autochtones avait
accès à l'école et était formée pour
seconder les administrateurs coloniaux. Cette position subalterne
n'était pas propice à la gestion des services publics. Cependant
l'assistance technique, qui constitue un volet primordial de la
coopération franco-sénégalaise comme nous l'avons vu, a
été perçue comme une solution convenable pour les deux
gouvernements. C'est dans ce cadre qu'une convention sur le concours en
personnel
63
apporté par le gouvernement de la République
française au gouvernement sénégalais a été
conclue depuis 1959. D'une manière générale cette
convention fixait les modalités du concours dont les plus significatifs
sont : le fait que le Sénégal doit porter à la
connaissance de la France la liste des agents par secteur et assurer le
logement des agents mis à sa disposition. D'autre part, le gouvernement
sénégalais participe à la rémunération des
agents pour une somme mensuelle de quarante-cinq mille francs CFA par personne.
Cette dernière est élevée à cinq mille francs CFA
par un protocole d'accord du 12 juin 1963. Il faut préciser que cette
participation sénégalaise ne concerne pas le personnel de
l'enseignement supérieur qui est totalement à la charge de La
République française. Cette dernière assure la formation,
le transport et verse à titre de rémunération, pour chaque
membre du personnel une indemnité égale à la
différence entre la rémunération à laquelle
l'intéressé peut prétendre en vertu de la
réglementation française et la contribution forfaitaire qu'il
reçoit du gouvernement de la République du Sénégal.
Pourtant, il faut noter que cette convention générale est
accompagnée de deux annexes qui précisent le statut de certains
personnels comme les Volontaires du Progrès, issus de l'association
française des volontaires du progrès créée en 1963
par les autorités françaises avec comme but d'envoyer des jeunes
français en mission de deux en Afrique,et enfin le personnel enseignant
et celui militaire hors cadre. Pendant les négociations de la nouvelle
convention relative au concours en personnel, le gouvernement
sénégalais a apporté des modifications importantes et
l'ambiance des discussions nous en dit plus. En effet, la partie
sénégalaise n'a pas seulement effectué une mise à
jour de l'ancien texte, il a présenté un texte qui tend à
uniformiser tout le personnel de l'assistance technique. Il s'agit d'assimiler
les Volontaires du Progrès et d'évoquer un silence sur les
conditions particulières d'emploi du personnel enseignant et du
personnel militaire hors cadre. Nous pouvons retenir quelques
éléments du texte sénégalais :
« Article 1. La présente convention s'applique
à toutes les catégories de personnel, y compris les personnels
dits volontaires du Progrès mis à la disposition du gouvernement
de la République du Sénégal par le gouvernement de la
République française.
Article 3. Le personnel est agréé par le
gouvernement de la République du Sénégal et a pour
vocation de former des cadres sénégalais, l'affectation du
personnel est décidée par le gouvernement de la République
du Sénégal. Les emplois sont confiés au personnel pour une
durée d'une année renouvelable, en cas de besoin. Une
décision de l'autorité sénégalaise
compétente doit intervenir pour constater la reconduction. Ce personnel
sera remplacé au fur et à mesure que la relève pourra
être assurée par des nationaux sénégalais.
64
Article 11. La répartition des charges
financières du personnel entre le gouvernement de la République
française et le gouvernement de la République du
Sénégal est fixé selon les modalités suivantes :
1). Le gouvernement de la République du
Sénégal s'engage à verser à titre de participation
à la rémunération de chaque membre du personnel mis
à sa disposition, une indemnité forfaitaire mensuelle de 55.000
francs CFA.
Pour sa part, le gouvernement de la République
française verse à titre de rémunération, pour
chaque membre du personnel une indemnité égale à la
différence entre la rémunération à laquelle
l'intéressé peut prétendre en vertu de la
réglementation française et la contribution forfaitaire qu'il
reçoit du gouvernement de la République du
Sénégal.
Les dispositions ci-dessus ne s'appliquent pas au personnel
de l'enseignement supérieur qui demeure entièrement pris en
charge par le gouvernement de la République française.
2). Le gouvernement de la République du
Sénégal fournit à chaque membre du personnel mis à
sa disposition un logement meublé décent.
Article 17. Sur demande du gouvernement de la
République du Sénégal et en vue de l'accomplissement de
tâches définies par le gouvernement sénégalais, la
République française s'engage à mettre à sa
disposition des personnels dit Volontaires du Progrès ».
Cette mise à disposition ne comporte en contrepartie de
la part du Gouvernement de la République du Sénégal que le
logement dans le lieu d'affectation, la gratuité des soins
médicaux et des frais d'hospitalisation, l'exonération des droits
et taxes pour leurs effets et objets personnels importés lors de leur
première installation au Sénégal, l'exonération de
tout impôt direct à l'exception des taxes pour services
rendus69. Fidèle à son procédé, la
partie française propose un contre-projet. Ce dernier s'écarte
légèrement du texte sénégalais et le
Secrétaire des Affaires Étrangères affirmait à ce
propos que : « Ce projet ne comporte pas de profondes modifications
susceptibles de remettre en cause les principes généraux de notre
concours en personnel, mais il est loin d'être entièrement
satisfaisant tant par certains de ses innovations que par ses lacunes
»70. Les points essentiels du texte français sont
l'homogénéité du personnel de l'assistance technique, leur
affectation, leur notation et le problème de logement. Le nouveau texte
de la convention est fait sur la base du texte français qui a
réussi à
69 Archives nationales, Paris,Coopération,
Cabinet et service rattachés au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
70 Idem.
65
convaincre la partie sénégalaise à
considérer la particularité de certains personnels mais aussi de
s'engager à offrir un logement convenable. À l'article 1, il
apporte une légère modification en la reformulant ainsi : «
La présente convention s'applique à toutes les catégories
de personnel mis à la disposition du Gouvernement de la
République du Sénégal par le gouvernement de la
République française. Certains concours en personnel peuvent
cependant faire l'objet de conventions particulières notamment pour le
fonctionnement de certains services ou établissements et pour
l'exécution de décisions temporaires à objectifs
déterminés ». Avant d'exposer ce nouveau texte, nous pouvons
aborder le cas de l'enseignement supérieur dont le personnel sort du
lot. Il faut savoir que la réadaptation des accords de
coopération en matière d'enseignement supérieur entre les
parties française et sénégalaise a commencé depuis
1970 suite aux évènements de mai 1968. Dans notre première
partie, nous avons souligné le fait que l'université de Dakar a
continué de conserver son statut d'établissement français
même après l'indépendance du pays. Il était
entièrement à la charge de la République française.
Pendant la soumission des accords de coopération en matière
d'enseignement supérieur à l'Assemblée nationale
française, le secrétaire d'État aux relations avec les
États de la Communauté soutenait que : « D'ores et
déjà l'université de Dakar est d'une qualité
incomparablement supérieure aux autres universités
étrangères d'Afrique. Il faut qu'elle fasse la preuve de cette
supériorité sur l'université que les Russes
s'apprêtent à installer en Guinée ». Toujours dans le
même sillage il dit que : « La gestion d'une part, l'administration
de l'autre, sont confiés à la France. Le recteur, les professeurs
et le personnel sont nommés dans des conditions absolument identiques
à celles des autres universités françaises. Le personnel
continue d'ailleurs de relever du ministère de l'éducation
nationale de la République française. C'est là
évidemment un hommage rendu à notre enseignement et un gage pour
le maintien de notre influence culturelle »71. Après
l'éclatement de la Fédération du Mali, l'accord
franco-sénégalais d'août 1961, reprend ces mêmes
dispositions. Cependant en mai 1964, un nouvel accord en matière
d'enseignement supérieur est conclu entre les deux pays. Ce texte est
une innovation du point de vue du gouvernement sénégalais car il
affirme sa souveraineté internationale et confirme que
l'université de Dakar est un établissement public
sénégalais. Le rapporteur de l'Assemblée nationale du
Sénégal lors de la soumission du texte l'a décrit ainsi :
« Toutefois, afin de sauvegarder la valeur de l'enseignement
dispensé, il est prévu que la législation et la
réglementation française concernant le personnel enseignant, les
programmes d'études, la scolarité et les examens sont introduits
dans le droit sénégalais.
71 Journal officiel de la République
française, débats parlementaires, séance du 6 juillet
1960, p.1727.
72 Archives nationales, Paris, Enseignement
supérieur et université, Direction générale des
enseignements supérieurs, cote 19770510/2.
66
Parallèlement, les diplômes
délivrés par l'université de Dakar conformément
à cette réglementation, sont valables de plein droit sur le
territoire français.
L'autre innovation essentielle du nouvel accord consiste dans
l'accroissement considérable de la participation financière
sénégalaise aux dépenses de fonctionnement de
l'université ».
Cette année, le gouvernement sénégalais
n'a participé que symboliquement d'une somme de 55 millions sur 1600
millions. En participant de manière progressive aux dépenses de
fonctionnement de sa propre université qui demeure entièrement
à la charge d'un pays étranger, il lance « la
décolonisation » de l'enseignement supérieur. Malgré
ces futures dispositions, le mode de fonctionnement de l'université
reste inchangé et par conséquent nous avons assisté aux
événements de mai 1968. Nous l'avons déjà
souligné en dessus mais nous tenons à vous citer un passage
important du Mémorandum de L'union des étudiants
sénégalais en mai 1968 : « Nous voyons ainsi que la
politique de fractionnement des bourses et leur réduction à 10 au
lieu de 12 mensualités ne peuvent trouver d'autres justifications que
dans le sabotage systématique de la formation des cadres indispensables
au pays en vue de maintenir en permanence l'assistance technique ». Ces
événements n'ont pas laissé de choix aux parties
contractantes car tous les efforts fournis jusqu'ici risquent de partir
à néant. Finalement un nouvel accord est conclu entre les deux
parties en février 1970. Pendant la préparation de ce nouvel
accord les experts de la partie française avaient bien souligné
les grandes lignes que doivent prendre ce nouvel accord pour éviter dans
l'avenir de tels soulèvements. Parmi ces recommandations, nous pouvons
retenir que : « Les universités sont désormais des
institutions nationales de formation dont les structures sont définies
en fonction des besoins des Etats et ne sont plus le démarquage des
structures françaises, ce qui exclut l'introduction automatique dans le
droit de ces pays des dispositions légales régissant en France le
fonctionnement des universités. Les programmes de développement
de ces institutions sont définis uniquement en fonction des besoins
locaux et non plus en tenant compte du modèle français des
enseignements. Les personnels enseignants français sont placés
sous le régime de la coopération technique et leur mode de
nomination éventuellement de remise en disposition et de
rémunération sont ceux de ce personnel »72.
Cependant, en regardant de près le nouvel accord, nous avons
l'impression que le changement n'est apparent. L'article 1 du texte de 1964 qui
stipulait que : « La République française s'engage à
aider la République du Sénégal
73 Archives nationales,Paris, Coopération,
Service rattaché auprès du ministre, Chargé de missions
(1959-1985),Cote 20000137/1.
67
à maintenir et développer sur son territoire un
enseignement supérieur d'un niveau égal à celui de
l'enseignement supérieur français » est repris en
février 1970 en ces termes : « La République
française s'engage à aider la République du
Sénégal à maintenir et à développer un
enseignement supérieur de niveau international ». En outre,
l'article 2 affirme que « Les autorités sénégalaises
déterminent l'organisation et le contenu des enseignements
dispensés par l'Université de Dakar, un établissement
public sénégalais afin de faciliter leur adaptation aux
réalités africaines et de permettre la formation de cadres
correspondants aux besoins »73. Une remarque très
intéressante est le fait qu'on retrouve toujours dans bon nombre
d'articles de l'accord, un alinéa qui rappelle l'engagement des deux
parties par le terme «accord partie». Ce qui signifie que la France
doit valider ces programmes proposés par le gouvernement
sénégalais. Un autre changement concerne les diplômes.
Désormais ils ne sont plus admis de plein droit sur les deux territoires
mais plutôt en équivalence. Malgré ces
réajustements, cet accord n'échappe à la révision
des accords de coopération franco-sénégalaise de 1974. Le
gouvernement sénégalais cherche à renforcer son
contrôle sur l'enseignement supérieur notamment sur le personnel
et les orientations des programmes. Selon la délégation
française, le projet sénégalais restreint l'intervention
française à la seule université de Dakar laissant ainsi
hors du champ de la coopération les établissements de formation
supérieure et technique, prévoit l'application au personnel de
l'enseignement supérieur de la convention générale
relative au concours en personnel car un article de ce texte lui dispense du
versement de la contribution forfaitaire mensuelle de 55 000 francs CFA par
agent et en enfin il prévoit également la prise en charge
provisoire par la France du personnel enseignant africain. Le contre-projet
français s'est axé sur ces trois points et propose à la
place une intervention à l'université et tous les
établissements de l'enseignement supérieur, supprimer toute
mention du personnel africain dans le texte, trouver une faille dans le texte
sénégalais pour réclamer la participation forfaitaire
mensuelle pour les agents de l'enseignement supérieur. En tout
état de cause, les deux parties sont parvenues à un accord en
mars 1974 et nous verrons ce texte dans le chapitre suivant.
D'après notre compréhension des sources, les
négociations pour la révision des accords de coopération
franco-sénégalaise n'étaient pas faciles et se
démarquent carrément du schéma traditionnel des rapports
franco-africains. La partie sénégalaise s'est montrée
très persuasive et a essayé de confirmer sa souveraineté
internationale. Mais dans les relations internationales, la force est preuve de
persuasion et ce sont les pays développés qui la
68
détiennent. Par conséquent, les
négociations balancent toujours en leur faveur et dans ce cas, le
gouvernement sénégalais était obligé de mettre
à côté certains de ses souhaits. Ce qu'il faut retenir dans
cette phase est la pression exercée par l'opinion publique
sénégalaise en particulier et africaine, de manière plus
générale, sur les diplomates sénégalais.
L'ambassadeur français au Sénégal, La Chevalière
notait dans une dépêche du 13 février 1974 que : « Les
conversations qui ont eu lieu entre les délégations
française et sénégalaise du 11 février ont fait
apparaître le désir du Sénégal, très
sensibilisé aux critiques et reproches que ses relations jugées
très étroites avec la France lui valent de la part de certains
pays du Tiers-monde, d'éviter dans la rédaction des nouveaux
accord de coopération tout ce qui pourrait paraître
institutionnaliser des liens trop exclusifs avec notre pays
»74. Il renchérit en affirmant « La
délégation sénégalaise rappelé à son
souhait de voir abandonner tout principe d'assimilation et de
réciprocité, et d'éviter tout ce qui pourrait être
interprété comme présentant une possibilité de
traitement préférentiel en notre faveur ». Ces notes sont en
faveur de l'une de nos hypothèses qui soutenait que le
Sénégal avait demandé la révision de ses accords
avec la France non par nécessité des intérêts du
pays mais plutôt pour soigner son image face à ses
détracteurs. Nous avons aussi remarqué que la volonté de
changer la donne était bien présente chez certains experts
sénégalais comme son chef de délégation, Barka
Diarra qui sera remplacé par Assane Seck en mars 1974, lors de la
signature des nouveaux accords. Cette décision confirme l'habitude du
président Senghor envers les membres du gouvernement qui risquent en
quelque sorte de compromettre sa relation précieuse avec la France. Un
point qui a attiré notre attention, est le fait qu'aucun Français
ne figure dans la liste de la délégation
sénégalaise et pourtant à ce moment, on trouvait beaucoup
d'experts et de techniciens français dans chaque ministère. De
notre point de vue, ces Français qui connaissent bien les besoins
sénégalais et comprennent aussi le système
français, pourraient être d'une grande utilité pour le
gouvernement sénégalais pendant les négociations. Leur
absence est due au simple fait d'une recommandation de l'ambassadeur
français au premier ministre Michel Debré: « Il faudrait
également poser le principe que, lorsque la France aura à
négocier avec le Sénégal, la délégation
sénégalaise ne soit pas composée en totalité, sinon
en majorité de ressortissants français »75.
Les deux parties se sont réjouis du déroulement
des négociations et des nouveaux accords de coopération.
Maintenant nous pouvons nous intéresser au contenu de ces nouveaux
accords.
74 Idem.
75 Blum Françoise, op.cit, P.62.
76 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattachés au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/1.
69
Chapitre 2:. Les nouveaux accords de
coopération
Les nouveaux accords de coopération
franco-sénégalaise ont été signés le 29 mars
1974 à Paris. Ces accords couvrent presque tous les domaines que ce soit
politique, économique, social et culturel. Désormais les
relations franco-sénégalaises sont régies par ces nouveaux
accords. Nous allons choisir quelques exemples afin d'avoir un aperçu
sur ces derniers. Tout d'abord, il faut savoir que les accords de
coopération entre la France et le Sénégal ont un socle ou
un gage qui n'est autre que le traité d'amitié et de
coopération. C'est un texte qui définit les grandes lignes ainsi
que les modalités d'exécution de la coopération entre les
deux pays. Son préambule met en avant entre autres la
consécration des liens d'amitié existants entre les deux pays, le
développement et le renforcement de la coopération dans les
domaines politique, économique, social, culturel et technique sans
oublier le fondement de cette coopération sur la base de
l'égalité et du respect mutuel de la souveraineté
nationale. Ce traité prévoit la création d'un
comité ministériel franco-sénégalais qui sera
l'organe exécutif : « Article 6. Pour veiller à la mise en
oeuvre des principes et à la poursuite des objectifs définis dans
le présent traité, il est créé un comité
ministériel franco-sénégalais composé de
délégations des deux pays présidés par leurs
ministres des affaires étrangères ou tous autres ministres
désignés à cet effet. Toutes les relations de
coopération ainsi que l'application des différents accords
conclus entre les deux États relèvent de sa compétence
»76. En outre, ce traité affirme dans son article 4 la
nécessité de renforcer la coopération dans les domaines de
la culture, des sciences, de la technique et de l'éducation. Ces points
sont prioritaires pour le gouvernement sénégalais surtout dans le
domaine culturel qu'il considère comme le commencement et la fin de tout
développement. Nous n'avons pas besoin de souligner la place qu'occupe
la culture dans la vision et la pensée du président Senghor.
L'intervention française est plus importante en ce qui concerne
l'assistance technique. Nous verrons dans la partie suivante que cette
dernière a été au coeur des préoccupations des deux
parties depuis l'application des nouveaux accords. Le traité
d'amitié et de coopération affiche un texte tout à fait
nouveau par rapport à celui de 1960. Néanmoins, il a gardé
son principe et reflète avant tout les relations amicales voire
étroites entre les deux peuples. Nous n'avons pas eu l'occasion de
vérifier si la France a conclu un tel traité avec d'autres pays
africains, mais dans l'esprit du gouvernement sénégalais il
permet de préserver ce lien étroit. Ce traité n'a pas
manqué de prendre en compte le droit international en matière de
coopération et se veut conforme à la Charte des Nations Unies.
C'est une innovation majeure car la coopération
70
franco-africaine est entrain dans une phase de «
normalisation » comme l'a souligné Jean Touscoz : « La
coopération bilatérale de la France avec les pays africains
francophones a traversé depuis le début de la présente
décennie une crise grave ; elle fait actuellement l'objet d'une certaine
normalisation. [...] Cette normalisation tend à soumettre la
coopération bilatérale de la France avec les pays africains
francophones au droit commun de la coopération internationale
»77. Dans le cas sénégalais, nous avons
remarqué que la quasi-totalité des accords de coopération
avec la France font désormais référence au droit
international. Du point de vue de la forme, cela inclut un grand changement
quant à la réalité il reste à déterminer la
pratique et les impacts. Nous en reviendrons dans notre dernière partie.
A part ce traité d'amitié et de coopération qui est
l'accord cadre, nous allons voir les accords que nous avions abordé dans
le chapitre précédent. Mais avant nous voulons juste souligner la
part importante qu'occupe le domaine politique dans cette coopération.
Malheureusement dans le chapitre précédent nous n'avons pas
abordé d'accord politique car nous avons considéré que les
négociations n'étaient pas très houleuses par rapport aux
exemples que nous avons choisis. Cependant y'a eu un changement surtout en
matière de représentation diplomatique. En effet, le nouveau
texte a supprimé l'existence des Hauts Représentants et du
Décanat d'office au profit de l'Ambassadeur de France. Et l'article 1 le
confirme : « Chacun des Etats accrédite auprès de l'autre un
représentant ayant rang et titre d'Ambassadeur extraordinaire et
plénipotentiaire et dont l'ordre de préséance dans le
corps diplomatique est fixé conformément à la pratique
internationale ». En outre y'a plus de référence au
truchement du Gouvernement français pour la transmission des directives
de celui sénégalais aux agents diplomatiques et consulaires
français. Donc plus de consultation dans le domaine de la politique
étrangère et l'article 2 du nouveau texte stipule que : « La
République française assure à la demande de la
République du Sénégal sa représentation
auprès des Etats et organisations là où la
République du Sénégal n'a pas de représentation
propre. Dans ce cas les agents diplomatiques et consulaires ainsi que les
délégués français agissent conformément aux
directives du Gouvernement du Sénégal transmises par
l'intermédiaire des autorités françaises
»78. La rédaction de ce texte a su respecter le droit
commun de la coopération internationale. Toujours dans le cadre des
nouveaux accords, nous allons revenir sur les exemples du chapitre
précédent à savoir la convention d'établissement,
l'accord sur la
77 Touscoz J. (1974). « La normalisation de la
coopération bilatérale de la France avec les pays africains
francophones » (aspects juridiques). Études
internationales, 5(2), pp.208-211.
78 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattachés au Ministre, Chargé de mission
(1959-1985),, cote 20000137/1.
79 Idem.
71
circulation des personnes, la convention sur le concours en
personnel et l'accord en matière d'enseignement supérieur.
Les négociations sur la convention
d'établissement n'étaient pas faciles mais plutôt
houleuses. Dans le but de parvenir à un accord le 29 mars, les deux
parties ont dû faire des concessions car le nouveau texte n'a pas
intégré les premiers articles du texte sénégalais.
Finalement, il est constitué sur la base du texte français qui
n'affiche pas un grand changement par rapport à l'accord
précédent. Les articles 1 et 2 sont formulés ainsi :
« Article 1. Tout national de l'une des parties contractantes jouit des
libertés publiques sur le territoire de l'autre dans les mêmes
conditions que les nationaux de cet Etat. Ces libertés s'exercent
conformément à la législation en vigueur sur le territoire
de chacune des parties contractantes : « Article 2. Sous réserve
des accords entre les deux parties contractantes sur la circulation des
personnes, les nationaux de chacune des parties peuvent entrer librement sur le
territoire de l'autre, y voyager, y établir leur résidence dans
le lieu de leur choix et en sortir à tout moment. [...]
»79. Même si ces deux articles ont l'air identiques au
texte précédent, il faut savoir qu'une notion importante a
été supprimée à savoir celle d'assimilation et de
statut particulier. Il faut noter, chose importante, que le projet
sénégalais est absent dans ce nouveau texte. Mais le tir semble
être rectifié sur un point dans l'échange de lettre qui a
suivi cet accord pour confirmer l'article 4 du projet sénégalais
: « Les nationaux de chacune des parties contractantes
bénéficieront sur le territoire de l'autre partie, de la
législation du travail, des lois sociales et de la
sécurité sociale dans les mêmes conditions que les
nationaux de cette partie ». Il est nécessaire de préciser
quand même que le nouveau texte comporte de nouveaux articles qui
s'adaptent à la situation. Il s'agit des articles 11 et 12:
article 11 « Les nationaux français, personnes
physiques ou morales, établis sur le territoire sénégalais
à la date d'entrée en vigueur de cette présente convention
peuvent continuer à exercer leurs activités. Les nationaux
sénégalais, personnes physiques ou morales, établis sur le
territoire français à la date d'entrée en vigueur de cette
présente convention peuvent continuer à exercer leurs
activités. » ;
article 12 qui renchérit en ces termes : « Est
considéré comme établi sur le territoire de l'une des
Parties, tout national de l'autre Partie y exerçant ses activités
depuis au moins trois mois avant la date de signature de la présente
convention ».
80 Ibid.
72
Enfin, les deux parties décident d'étendre le
statut particulier à d'autres Etats dans l'article 13 « Chaque
partie se réserve le droit d'accorder le cas échéant, un
traitement plus favorable aux ressortissants d'un Etat tiers voisin ou
appartenant à une même zone de solidarité économique
ou politique »80.
Nous pouvons affirmer que les modifications ont
été importantes et donnent un air nouveau à la convention
d'établissement, signée le 29 mars, et dont l'entrée en
vigueur était prévue dans deux mois après la signature.
Nous verrons dans la troisième partie que ce nouvel accord a eu
d'énormes impacts au niveau des pays. Il en va de même pour
l'accord sur la circulation des personnes.
Celui-ci est complémentaire de la convention
d'établissement. C'est pour cela qu'il est indispensable de les analyser
ensemble. Nous avons vu lors des négociations que l'atmosphère
était trop tendue entre les deux parties et il s'est avéré
difficile de trouver un terrain d'attente. Finalement un accord sera conclu le
29 mars. Ce nouvel accord peut être qualifié d'innovant par
rapport au précédent. L'examen de ce nouvel accord nous laisse
constater que les propositions des deux parties ont été prises en
compte. Les changements apparaissent dès les premiers articles qui
étaient proposés par la partie sénégalaise. La
délégation française l'a adoptée après la
suppression de quelques alinéas. Désormais les articles 1 et 2
stipulent que : « Article 1. Pour se rendre sur le territoire de la
République du Sénégal, les nationaux français quel
que soit le pays de leur résidence, doivent être en possession
d'un passeport en cours de validité, ainsi que des certificats
internationaux de vaccinations obligatoires exigés par la
législation en vigueur dans cet État. Ils doivent
également garantir leur rapatriement.
Article 2. Pour se rendre sur le territoire de la
République française, les nationaux sénégalais,
quel que soit le pays de leur résidence, doivent être en
possession d'un passeport en cours de validité, ainsi que des
certificats internationaux de vaccinations obligatoires exigés par la
législation en vigueur dans cet État. Ils doivent
également garantir leur rapatriement ».
Même si ces deux premiers articles ont fait la
différence par rapport au texte précédent, les deux
innovations majeures à l'instar du certificat d'immigration et
l'attestation d'hébergement sont absentes du texte. Pourtant ces deux
éléments allaient changer la donne en matière de
circulation des personnes entre les deux parties. En revanche, les articles 6
et 7
73
ont régularisé les modalités
d'entrée et de séjour. En effet, l'article 6 affirme que : «
Les nationaux de chacune des parties contractantes désireux d'exercer
sur le territoire de l'autre partie une activité professionnelle
devront, en outre, pour être admis sur le territoire de cette partie,
justifier de la possession :
1. D'un certificat de contrôle médical
délivré par [...].
2. Les nationaux de l'une des parties, désireux
d'exercer sur le territoire de l'autre partie une activité
professionnelle salariée devront, en outre, pour être admis sur le
territoire de cette partie, justifier de la possession d'un contrat de travail
écrit et revêtu du visa du Ministère du travail du pays
d'accueil ».
L'article 7 ajoute que : « Pour tout séjour en
territoire sénégalais devant excéder trois mois, les
ressortissants français doivent posséder et présenter
à toute réquisition l'autorisation de séjour ou la carte
d'identité d'étranger délivrée par les
autorités sénégalaises compétentes. Pour tout
séjour en territoire français devant excéder trois mois,
les ressortissants sénégalais doivent posséder et
présenter à toute réquisition le titre de séjour
délivré par les autorités françaises
compétentes »81.
Tenant compte du nombre important d'expatriés(quarante
milles français et vingt trois milles sénégalais) dans les
pays et le brassage qui s'est établi entre populations au fil des
siècles, un article spécifique a été
rédigé. Il s'agit de l'article 13 qui stipule que : « Les
ressortissants de l'une des parties contractantes résidant sur le
territoire de l'autre partie au 1er janvier 1974 sont automatiquement
dotés d'un titre de séjour renouvelable dont la validité
ne saurait inférieure à cinq ans. Ce document devra être
demandé dans un délai qui ne pourra pas excéder six mois
à compter de l'entrée en vigueur de la présente convention
».
Ces quelques lignes résument bien la nouvelle
convention sur la circulation des personnes entre les deux pays. Cependant, le
gouvernement sénégalais n'avait pas cessé de formuler une
demande de quotas d'immigrés pour les Sénégalais lors des
négociations et au-delà. Cette requête n'a pas
été prise en compte dans cette présente convention mais
des promesses lui ont été faites dans l'échange de lettres
qui a suivi la signature. On peut retenir ceci : « J'ai l'honneur de vous
faire savoir que le Gouvernement français fera ce qui est en son pouvoir
pour répondre au voeu ainsi exprimé, dans les limites compatibles
avec la conjoncture économique et sociale française
»82. Il faut savoir qu'en ce moment les autorités
françaises
81 Idem.
82
83 Idem.
74
avaient gelé en quelque sorte l'immigration et
craignaient qu'en accordant ce quota au Sénégal, elles vont
être obligées de l'étendre vers d'autres pays. La nouvelle
convention entrera en vigueur plutôt que prévu et les
conséquences n'ont pas tardé à se faire sentir dans les
deux pays. Nous y reviendrons dans la troisième partie.
Un autre accord très significatif relatif à la
coopération franco-sénégalaise est celui qui porte sur le
concours en personnel. Il régla les modalités de l'assistance
technique entre les deux pays. L'enjeu de cet accord était important du
fait de la sénégalisation en cours des emplois et de son
économie.
À la différence du texte précédent
qui prenait en compte la différence de statut de certains personnels, le
nouvel accord tend à uniformiser le statut des coopérants et
marque une volonté de la mainmise du Gouvernement
sénégalais sur le personnel d'assistance technique. Ainsi,
l'article 1 marque cette volonté d'uniformisation quand il affirme que :
« La présente convention s'applique à toutes les
catégories de personnel mis à la disposition du Gouvernement de
la République du Sénégal par la République
française. Certains concours en personnel pourront cependant faire
l'objet de conventions annexes ou particulières, notamment pour le
fonctionnement de certains services ou établissements et pour
l'exécution de missions temporaires à objectifs
déterminés ». Parmi les innovations majeures de ce texte
figurent le but et les objectifs précis du concours en personnel. En
effet, l'alinéa 2 de l'article 2 l'a bien mentionné. Cependant,
le texte a limité l'objectif de contrôle des coopérants
français par le Gouvernement sénégalais. Ce dernier peut
prendre des initiatives mais il lui faut toujours l'aval de l'autre partie.
Certains passages justifient nos propos, comme dans l'alinéa 1 de
l'article 3 : « Le gouvernement de la République du
Sénégal communique au Gouvernement de la République
française la liste des emplois à pourvoir comportant pour chacun
de ceux-ci : indication du lieu de résidence, description des
attributions et des qualifications souhaitées » ; ou encore dans
l'article 5 : « Toute mutation d'un agent visé par la
présente convention envisagée par le Gouvernement de la
République du Sénégal dont le résultat serait de
changer le lieu d'affectation, le niveau ou la nature de l'emploi auquel il a
été nommé en vertu de l'alinéa
précédent, devra faire l'objet d'une consultation entre
l'autorité sénégalaise compétente et la
représentation française au Sénégal
»83.
En ce qui concerne la répartition des charges
financières, les modalités sont restées les mêmes
à savoir une participation de la part du Sénégal et le
reste revenant à la République
84 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et services rattachés au Ministre, Chargé de missions
(1959-1985), cotes 20000137/1- 20000137/2.
75
française. C'est le protocole d'application de
l'article 17 de cette présente convention qui a déterminé
les modalités de la charge. Selon ce protocole, « le Gouvernement
de la République du Sénégal s'engage à verser
à compter de la date d'entrée en vigueur de la convention
relative au concours en personnel apporté par la République
française à la République du Sénégal,
à titre de contribution à l'ensemble des charges prévues
à l'alinéa 1 de l'article 17, pour chacun des agents
considérés et pour toute la durée de mise à
disposition comprenant la durée du congé administratif
réglementaire faisant suite au séjour accompli, une allocation
forfaitaire mensuelle de cinquante-cinq mille francs CFA contre valeur de mille
cent francs français. Le personnel d'enseignement supérieur
étant pris en charge par le ministre français de
l'éducation nationale ne donnera pas lieu au versement de l'allocation
forfaitaire mensuelle prévue »84.
Malgré le souci d'uniformisation exprimé, des
conventions annexes ont été conclues pour déterminer le
statut de certains personnels. C'est le cas pour le personnel enseignant dont
l'annexe a défini les modalités de notation en ces termes «
Afin de permettre le déroulement normal de la carrière du
personnel enseignant, le Gouvernement de la République du
Sénégal autorise le contrôle pédagogique de ces
personnels et leurs examens professionnels dans les conditions prévues
par la réglementation en vigueur dans la République
française ». Il en va de même pour les magistrats qui «
continuent à être régis par les dispositions statutaires
qui leur sont propres sans préjudice des dispositions du présent
accord ». Enfin, les personnels militaires cadres hors budget dont
l'annexe « a pour but de déterminer les mesures
particulières applicables aux personnels militaires autre que ceux
visés à l'annexe 1 de l'accord de coopération en
matière de défense ».
La nouvelle convention relative au concours en personnel a
été adaptée en fonction de la situation et des besoins du
Sénégal. Cependant nous avons assisté dès son
entrée en vigueur, des plaintes de la part du Gouvernement de ce dernier
relatives aux coopérants mis à sa disposition. Ce point sera
amplement développé dans la dernière partie.
Pour clôturer l'analyse de ces nouvelles dispositions,
nous allons nous intéresser au nouvel accord en matière
d'enseignement supérieur. Nous avons déjà abordé
les accords précédents à savoir ceux de 1961, 1964 et
1970. Celui de 1974 n'affiche aucun changement par rapport à celui de
1970. La seule différence notable est le silence relatif au personnel
africain pris en charge provisoirement par la France. Il fallait l'inclure dans
la révision mais
76
l'essentiel des réajustements ont été
faits dans l'accord précédent. Ce dernier devrait être
appliqué pour pouvoir répondre aux besoins du gouvernement
sénégalais en cadres et dans sa politique de
sénégalisation. Pourtant, il faut savoir que le personnel de
l'enseignement supérieur n'a pas pu répondre aux attentes du
gouvernement. Par conséquent, plusieurs notes ont été
adressées aux autorités françaises pour souligner les
manquements de l'assistance technique d'une manière
générale et particulièrement l'enseignement
supérieur.
Lors de leur déclaration à la presse, les deux
gouvernements ont affirmé qu'ils ont révisé leurs accords
de coopération « sans bruit, ni propagande intempestive ».
Cette expression est fondée car les négociations ont eu lieu
à huis clos car l'opinion publique n'était pas impliquée
ou du moins n'a pas réussi à se faire entendre sur le sujet. Il
est difficile d'avoir le point de vue de l'opposition sénégalaise
ainsi que des populations à cette époque. Cependant, nous avons
vu que certaines phases des négociations étaient plutôt
délicates et nous reviendrons sur quelques incidents diplomatiques dans
notre prochaine partie. Ce que nous pouvons retenir à propos de cette
phase des relations franco-sénégalaise est, entre autres, que
plusieurs facteurs ont été décisifs pour expliquer la
réadaptation des accords de coopération : les changements
économiques et socio-politiques intervenus au Sénégal, les
réformes administratives françaises en politique
étrangère, l'impact du nouvel ordre économique mondial et
le désir de changement des pays africains. Ce n'a pas été
pas une opération facile car un système mis en place depuis une
décennie se retrouve totalement remis en cause. Ainsi, les relations
franco-sénégalaises jugées trop étroites devraient
être « normalisées ». Les deux parties ont essayé
de conserver une certaine proximité entre les deux peuples mais il s'est
parfois avéré difficile d'allier amitié et droit
international. En tout état de cause, dans la quasi-totalité des
nouveaux accords, le préambule fait toujours référence
à l'amitié entre les deux peuples.
En somme, vingt-huit accords ont été
signés en mars 1974 à Paris et publiés dans le Journal
officiel. Trois autres accords ont été paraphés en
septembre à Dakar sur trente neufs qui ont été
listés par le gouvernement sénégalais. Précisons
que nous n'avons pas pris en compte les accords de coopération en
matière de défense du fait qu'ils sont classés secrets. La
plupart des nouveaux accords sont entrés en vigueur en 1975 sauf ceux en
matière de circulation des personnes et d'établissement qui
avaient été anticipés. Il nous faut désormais nous
pencher sur les impacts que ces nouveaux accords ont eu sur les deux pays.
77
TROISIÈME PARTIE:
APPLICATION ET IMPACTS DES NOUVEAUX ACCORDS
78
Les accords de coopération
franco-sénégalaise ont été réadaptés
le 29 mars 1974 dans l'ensemble. Le contenu des nouveaux accords dessine une
nouvelle forme de relation. En effet, les relations très étroites
entre les deux peuples ont tendance à disparaître au profit de
liens fondés sur le droit commun international. Cette rupture a eu des
impacts au niveau des deux pays surtout dans les domaines économique,
social et politique. Nous verrons dans cette partie l' application des nouveaux
accords ainsi que leurs impacts.
79
Chapitre 1: L'application des nouveaux accords.
La quasi-totalité des nouveaux accords de
coopération franco-sénégalaise a été
signée le 29 mars 1974 à Paris à l'exception de trois
d'entre eux qui ont vu le jour en septembre de la même année
à Dakar. Ces accords devraient entrer en vigueur deux mois après
leur signature, cependant la procédure législative demeure
très longue, surtout du côté français. Pourtant le
gouvernement français décide d'anticiper l'entrée en
vigueur de la nouvelle convention d'établissement et du nouvel accord en
matière de circulation des personnes.
La ratification des accords se fait le plus souvent par voie
législative à l'Assemblée nationale. Elle peut
néanmoins se faire par un simple échange de lettres par les
représentants des deux parties. Concernant les nouveaux accords de
coopération franco-sénégalaise, nous avons remarqué
deux tendances. La partie sénégalaise ne tarde pas à
soumettre l'ensemble des accords à l'Assemblée nationale. Le 20
décembre 1974, cette dernière a voté vingt-neuf projets de
loi autorisant le Président de la République à ratifier
tous les accords de coopération signés à Paris le 29 mars.
La rapidité de la procédure du côté
sénégalais s'explique par le fait que la mouvance
présidentielle ne rencontre pas d'opposition ouverte. Il faut savoir que
Senghor avait mis en place un système politique reposant le parti
unique, comme dans la plupart des États africains, et les partis de l'
opposition vivaient alors dans la clandestinité. Cette situation
confère tous les pouvoirs au Président Senghor, ce malgré
la séparation des pouvoirs(O'Brien, Momar-Coumba Diop et Mamadou Diouf,
La construction de l'Etat au Sénégal, 2002)
Du côté français, la procédure n
`était pas si rapide. Il faut attendre deux ans pour que les accords
soient ratifiés . En effet, ils n'ont reçu l'approbation de
l'Assemblée nationale que le 19 décembre 1975. Par la suite, deux
mois ont été nécessaires pour qu'ils prennent effet
après la date d'échanges des instruments de ratifications. Ces
accords ne sont publiés au Journal officiel de la République
française qu'au 17 novembre 1976. Néanmoins certains accords
ne seront pas publiés dans ce journal et nous en ignorons la raison.
Dans une dépêche adressée à l'ambassadeur
français au Sénégal par son ministre
80
de tutelle, nous avons repéré une liste
d'accords à ne pas publier. Parmi ceux-ci, nous pouvons retenir : les
accords militaires, les accords concernant l'état des personnes, les
accords de coopération culturelle et technique, les accords en
matière économique et financière et enfin l'accord
domanial. Cette lente procédure s'explique par le fait que
l'Assemblée nationale française est un organe indépendant
du pouvoir exécutif: il faut convaincre les députés de
l'utilité de ces nouveaux accords. Néanmoins certains
observateurs estiment que ce traitement est exclusivement réservé
à la coopération franco-africaine. Ainsi Jean Chesneau n'a pas
manqué de le souligner dans une note à l'attention de Monsieur
Georges Roux, conseiller technique au Cabinet du Ministre des affaires
étrangères : « En effet une fois signés, ces accords
sont au plan interne français voués aux tribulations d'une
chaîne procédurière dont la longueur, dans la plupart des
cas pourrait semble-t-il être sensiblement réduite, afin de
rapprocher de la date de conclusion, celle de la mise en vigueur et
d'éviter la création de vides juridiques fâcheux et
même dangereux. Le cas des accords conclus avec le Sénégal
en 1974 est particulièrement significatif : signés le 29 mars
1974, ils sont entrés en vigueur en juillet et septembre 1976 et
publiés en novembre 1976 »85. La partie
sénégalaise en l'occurrence le gouvernement dénonce
également cette procédure et rappelle à tout moment
à son partenaire ses engagements. Dans une lettre datée du 26 mai
1976, l'ambassadeur français au Sénégal avait
reporté ceci : « Par ailleurs le ministre porte à la
connaissance de l'ambassade que le Sénégal a ratifié,
depuis le 5 juin 1975, l'ensemble des accords et conventions signés
entre les deux pays et qu'il laisse le soin à la partie française
de fixer une date pour l'échange des instruments de ratification
à Paris »86. Cette attitude de la partie
française confirme la remarque de Bourgi sur la coopération
franco-sénégalaise. Il note que le Sénégal applique
à la lettre les accords signés avec la France au moment où
cette dernière n'a même pas ratifié ces accords par
l'Assemblée nationale. Si le Sénégal ne peut que
dénoncer la lenteur de la procédure de son partenaire, il
envisage déjà d'autres alternatives. En effet, Senghor
déclarait le 2 mai 1974 que : « Il reste que devant le
désengagement de la France et l'ignorance de son opinion publique qui
nous traite de mendiants de l'Elysée, nous sommes obligés de
réfléchir et de chercher un complément, sinon une
alternative à la coopération française qui s'affaiblit
d'année en année »87. Ces propos font allusion
à la diversification des partenaires extérieurs car la
politique
85 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché, Chargé de missions (1959-1985), Cote
20000137/2.
86 Ibid.
87 Idem.
81
étrangère du Sénégal se limitait
à la France. Il renoue les liens avec la République de la Chine
après une rupture au profit de Taiwan en 1971. Les relations entre les
deux pays connaissent une nouvelle crise diplomatique de 1996 à 2005.
Les Etats-Unis et l'URSS deviennent également des partenaires non
négligeables. «L'URSS contribue au financement de la
troisième tranche de la SOSAP pour la construction de 10 thoniers suite
à l'accord sino-soviétéque de 1965»88.
Le fait que les accords de coopération avec le
Sénégal soient coincés dans un carcan procédurier,
n'a pas empêché la France de mettre en application l' accords en
matière de circulation des personnes et la convention
d'établissement. En effet, elle a décidé d'anticiper
l'entrée en vigueur de ces deux accords pour le 15 juillet 1975. Son
gouvernement décide : « d'assujettir à compter du
1er janvier 1975, les ressortissants sénégalais au
régime de carte de séjour ». Cette décision ne pose
pas de problèmes car les ressortissants sénégalais
résidant en France à la date du 1er décembre
1974 seront dotés d'un titre de séjour valable de cinq ans comme
le prévoit cet accord et renouvelable pour la même durée.
Par conséquent les autorités sénégalaises n'y
voient pas d'inconvénients et son ministre des affaires
étrangères a donné son approbation en ces termes : «
M. Assane Seck m'a confirmé que ces dispositions ne soulevaient pas
d'objections de la part du gouvernement sénégalais. Celui-ci
envisage d'ailleurs de prendre des mesures analogues à l'égard
des français résidents au Sénégal
»89. Lesdites mesures du gouvernement sénégalais
sont entre autres, un communiqué de presse pour informer les
ressortissants français des nouvelles mesures et des centres
d'enregistrement pour obtenir la carte d'identité
étrangère. Des dispositions particulières sont mises en
place pour les demandeurs de cette carte:ils reçoivent un reçu
pour la durée de fabrication. En outre, les Français sont
dispensés de la formalité du visa aller et retour pour la sortie
et l'entrée au Sénégal. Le gouvernement
sénégalais n'a pas voulu mentionner les dispositions prises
à l'égard des ressortissants français. En revanche, il
assure aux autorités françaises que toutes les dispositions ont
été prises si nous croyons à une note de l'ambassadeur
français au Sénégal : « Le communiqué du
ministre de l'intérieur ne précise pas l'automaticité de
la délivrance ni la validité, pour une durée de cinq ans,
de la carte. Le ministre sénégalais de l'intérieur me
confirme cependant qu'il en est bien ainsi [...] mais qu'aucune
publicité n'est
88 Domingo Jean, op.cit, p.38.
89 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché, Chargé de mission(1959-1985), cote
20000137/2.
82
donnée pour ménager éventuellement la
susceptibilité des tiers. La gratuité m'est également
confirmée »90 .
Malgré les assurances françaises, la
réalité de la situation est toute autre sur le territoire
français. Des incidents ont été notés car des
ressortissants sénégalais furent victimes de refoulements
malgré leur statut légal. Ces faits sont rapportés par
André Guillabert, ambassadeur du Sénégal à Paris en
mars 1975 dans une déclaration: « [...]. Mais là où
nous sommes contraints à l'indignation, c'est essentiellement la
façon dont le contrôle et le refoulement sont effectués
dans les aérodromes. Des travailleurs sénégalais ou
africains en situation régulière, qui revenaient de congé
et qui étaient titulaires de contrats de travail en bonne et due forme
ont été refoulés. »91. Magatte Lô de
retour de mission à Paris renchérit en ces termes:« Il est
exigé, à présent de tout ressortissant
sénégalais désireux d'envoyer de l'argent à
destination du Sénégal, non seulement une carte
d'immatriculation, d'ailleurs difficilement obtenu mais encore la justification
des raisons et des motifs de ce que les autorités françaises
considèrent comme un transfert de devises»92. Il s'agit
là du premier incident diplomatique entre les deux pays depuis
l'indépendance.Le gouvernement sénégalais condamne ces
traitements et les considère comme une violation du nouvel accord sur la
circulation des personnes. En réaction, le Président Senghor
dévoile ses intentions dans une dépêche adressée
à l'ambassadeur français au Sénégal en ces termes :
« C'est mon devoir de signaler qu'actuellement, les élites
sénégalaises ont l'impression, comme les élites du Maghreb
au demeurant, que le racisme se développe en France non certes au niveau
des dirigeants mais au niveau des fonctionnaires et des travailleurs manuels.
C'est la raison pour laquelle j'ai demandé l'inscription à
l'ordre du jour de la Conférence de Bangui, de la question
d'immatriculation. J'en profiterai pour parler également de la question
des mandats »93. Nous pensons que Senghor a
rédigé cette lettre ayant à l'esprit le caractère
crucial que cette Conférence Bangui revêt pour la France. En
effet, il s'agit du deuxième sommet franco-africain (dont le premier
avait eu lieu le 13 novembre 1973 et était présidé par
Georges Pompidou). Le fait d'inscrire un tel sujet à l'ordre du jour, va
à l'encontre du projet français de maintien de son influence et
de son « image positive» sur le continent africain. En outre,cet
épisode trouble de la coopération franco-africaine détonne
avec le thème de la conférence centré sur le «
dialogue Nord-Sud ». Les autorités françaises tentent alors
de se
90Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché, Chargé de mission (1959-1985), cote
20000137/2.
91 Idem.
92 Idem.
93 Idem.
83
justifier en soutenant que ces faits sont des actes
isolés de certains fonctionnaires et assurent que les mesures
nécessaires seront prises. Lors de la réunion de presse suivant
cette conférence, Valéry Giscard d'Estaing s'exprime en ces
termes : « Il y a un problème qui était important qui
était celui de la circulation des personnes et de la manière dont
cette circulation des personnes doit être organisée, Eh bien
certains de nos partenaires ont fait part de leur préoccupation, voire
des critiques qu'ils avaient à émettre à cet égard
et nous avons examinés ensemble les solutions possibles
»94. Ces propos semblent destiner au président Senghor
qui avait décrié les traitements dont étaient victimes ses
ressortissants.
Nous supposons que la décision du Gouvernement
français d'appliquer le plutôt possible le nouvel accord relatif
à la circulation des personnes relève en grande partie de sa
volonté de contrôle de l'immigration. Pour justifier de telles
mesures, il avance une meilleure prise en charge des immigrés Africains
en assurant une formation, un logement et une réelle intégration,
nécessaire dans une situation économique difficile avec un taux
de chômage qui ne cesse de grimper. Cependant les autorités
françaises semblent ignorer le fait que les Africains résidant
sur le territoire français, occupent pour la quasi-totalité les
emplois les plus difficiles et les plus dégradants. Ce qui nous fait
penser que ces emplois n'ont pas une réelle influence sur le taux de
chômage en France. Dans le cadre d'une meilleure politique en
matière d'immigration, les autorités françaises ont
signé avec le Sénégal un accord sur la formation en vue de
retour et de l'insertion dans l'économie sénégalaise des
travailleurs ayant émigrés temporairement en France. Cet accord,
signé le 1er décembre 1980 a été soumis
à l'Assemblée nationale pour approbation sans vote. Cette demande
est due au fait que le contenu de l'accord n'est pas clair, les
modalités de formation, la prise en charge et la manière
d'insertion ainsi que les secteurs visés ne sont pas définis. Le
seul argument plausible qu'ils sont avancés est formulé en ces
termes : « Notre politique consiste à l'heure actuelle, à
compter sur le retour naturel des immigrés dans leur pays d'origine en
interdisant les entrées, sauf, bien entendu aux étrangers
bénéficiant d'un régime spécial et notamment aux
réfugiés politiques »95 . Même si le projet
insiste sur le départ volontaire, l'avenir des immigrés reste
incertain car la majeure partie de ces derniers occupe un emploi subalterne en
France. En outre, le Gouvernement du Sénégal est confronté
à un problème d'intégration de ses diplômés
dans le marché du travail. Nous ne connaissons pas les suites de cet
accord ni les bénéficiaires car notre étude s'arrête
à l'année 1982. La décision des autorités
françaises en matière de circulation des personnes peut
également être interprétée comme un début de
désengagement
94 Archives du site internet de l'Elysée.
95 Archives nationales, Paris, Assemblée
nationale,cote 20060604/10.
96 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché, Chargé de mission (1959-1985), cote
20000137/1.
84
vis-à-vis de son pré carré au profit
d'une intégration européenne. Cette hypothèse se confirme
en 1980 lorsque la France passe le relais des investissements et du diagnostic
économique aux institutions de Bretton Woods avec le Programme
d'Ajustement Structurel (PAS). Le Sénégal fut le premier pays
africain à signer ce programme. Nous en reviendrons plus tard. Le
gouvernement français n'a fait que profiter de l'occasion du nouvel
accord sur la circulation des personnes pour mettre en place ses mesures en
matière d'immigration.
Toujours dans le cadre d'application des nouveaux accords de
coopération franco-sénégalaise, la première
réunion du comité interministériel
franco-sénégalais s'est tenue les 11 et 12 décembre 1975.
Cette réunion définit les nouvelles orientations de la
coopération franco-sénégalaise. Son compte rendu se
résume ainsi : « Faisant suite aux missions de dialogue (octobre
1974) et de programmation (mai 1975), cette réunion allait permettre de
tester concrètement les nouvelles orientations de la politique de
coopération notamment la globalisation et la programmation des diverses
formes d'aide »96. Parmi ces nouvelles orientations figurent la
priorité aux investissements dans des projets de développement
bien définis mais surtout l'assistance technique. Pour cette
dernière la nouveauté réside dans la participation
sénégalaise qui est doublé en juillet 1976. Elle passe de
50.000 à 100.000, malgré le fait que la somme est
déjà définie par le nouvel accord de coopération
sur le concours en personnel. Le Gouvernement sénégalais
décide finalement de passer à la globalisation. En d'autres
termes il prend en charge les coopérants de plus qu'il aura à
demander.
Depuis la mise en place des nouveaux accords de
coopération, le problème de l'assistance technique a
demeuré le sujet essentiel de la coopération
franco-sénégalaise. Plusieurs échanges sont
consacrés à ce sujet. Il faut noter que la partie
sénégalaise a souligné les manquements de l'assistance
technique à l'occurrence le nombre insuffisant des coopérants
ainsi que de leur qualification. Lors des négociations, le gouvernement
sénégalais avait insisté sur la nécessité
d'avoir des formateurs qui pourront former les cadres dont le pays a besoin.
Cette formulation permettrait aussi la relève par les nationaux et
pourrait aboutir plus tard à la disparition de l'assistance technique.
Cependant, lorsque le nombre de coopérants mis à sa disposition
est réduit, le gouvernement sénégalais exige le contraire
et propose une prise en charge totale du surplus. En réalité, le
problème réside dans le fait que les agents proposés par
le Gouvernement sénégalais ne conviennent pas à celui
français. D'ailleurs Madieng
97 Ibid.
85
Diakhaté, le ministre de la Coopération et du
Plan, le souligne bien quand il affirme que : « Il arrive souvent qu'une
candidature convenant parfaitement au Sénégal et proposé
par lui sur un poste existant ou considéré comme vacant soit
rejetée par les bureaux parisiens et qui en même temps ou plus
tard me soit pour agrémentation une autre candidate pour ces bureaux
». Pour rappel, le président Senghor avait souligné le
manque de qualification des coopérants en ces termes : « Il
faudrait que les assistants techniques fussent mieux formés. On nous
envoie, le plus souvent, des boys scouts, c'est-à-dire des jeunes gens
qui viennent en Afrique noire par curiosité et pour passer le temps de
leur service militaire, au mieux afin d'acquérir une expérience,
quand on devrait nous envoyer des hommes d'expérience
»97. Senghor fait ici allusion aux Volontaires du service
national qui sont de jeunes coopérants en opposition aux anciens
fonctionnaires de l'ENFOM. Pour le Gouvernement sénégalais ces
jeunes coopérants ne sont pas capables d'assumer le rôle de
formateur dont le pays a besoin.
En outre, dans cette seconde phase de la coopération
franco-sénégalaise, le gouvernement français est
confronté à un problème budgétaire suite à
l'inflation qui a touché l'économie. Par conséquent, le
budget du ministère de la coopération est réduit, ce qui
impacte l'assistance technique au Sénégal. Le nombre de
coopérants a fortement diminué, ce qui pousse les pays africains
à passer au système de la globalisation. Pour avoir une
idée de la chute du nombre de coopérants depuis la
révision des accords de coopération
franco-sénégalais, nous passons en revue quelques indications. En
1975, le Sénégal comptait 1342 agents contre près de 2000
dans la première décennie. En 1976, le nombre passe à 1312
dont 1019 dans l'enseignement. Nous avons souligné plus haut que la
diminution des effectifs de la coopération est due par le
problème de l'inflation en France. Pour le cas du Sénégal,
le président Senghor considère que la suppression de certains
postes porte un coup à la transition vers la relève par les
nationaux. Il souhaite donc le maintien de ces postes, voire la création
d'autres postes. Dans une lettre adressée au président Giscard
d'Estaing le 16 février 1977, il souligne les problèmes de
l'assistance technique. Selon Senghor, c'est un non-respect des trois principes
définis dans l'accord de coopération entre les deux pays. Ces
trois principes sont: la fixation du montant alloué à
l'assistance technique au Sénégal par la France, la
définition des options et la fixation des postes demandés par le
Sénégal et enfin la prise en charge des frais occasionnés
par le supplément d'assistants techniques par le
Sénégal.Il suppose aussi le fait que tous les coopérants
sont gérés désormais parmi le ministère de la
Coopération constitue un obstacle dans l'évolution de
carrière des coopérants et n'encourage pas les
expérimentés à
98 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché auprès du ministre, Chargé de
mission (1959-1985), cote 20000137/2.
86
venir.Il faut savoir que une partie des coopérants
surtout ceux de l'enseignement supérieur fut géré par le
ministre de l'éducation nationale.Dans ladite lettre, Senghor insiste
sur l'objectif du gouvernement sénégalais : « Ce que nous
souhaitons encore une fois à Dakar, c'est d'avoir des enseignants de
valeur qui nous aident à former nos formateurs pour assurer la
relève de l'assistance technique dans les meilleures conditions et dans
les plus brefs délais ». Pour que l'assistance réponde
à son objectif qui consiste à se supprimer, il faut insister sur
la formation des cadres. Cependant la demande de Senghor de maintenir le nombre
d'assistants techniques voire l'augmenter paraît contradictoire en
première lecture. En revanche, si nous nous basons sur sa correspondance
précédente, nous nous rendons compte que c'est la qualification
des coopérants que le président sénégalais cherche
à préserver. Il n'hésite pas à intervenir pour le
maintien de certains coopérants dont les contrats ont été
expirés et qui devaient quitter leurs postes.L'ensemble de ces
éléments pousse le Gouvernement sénégalais à
dédoubler depuis le 1er juillet 1976 sa participation financière
par agent et de proposer à passer au système de globalisation.
Dans une lettre adressée à l'ambassadeur français au
Sénégal, il note ceci : « Je m'étonne que les
autorités françaises, après nous avoir conseillé
d'imiter la Côte d'Ivoire qui prenait entièrement à sa
charge le supplément d'assistance technique qu'elle demandait, nous
refusent maintenant ce supplément d'assistance technique qu'encore une
fois, nous sommes prêts à prendre entièrement à
notre charge »98.
Le problème de l'assistance technique
révèle un certain nombre de limites de part et d'autre. Depuis
l'indépendance, le budget de l'assistance technique ne cesse d'augmenter
et les résultats escomptés tardent à se réaliser.
Le Gouvernement sénégalais depuis la révision des accords
de coopération comme nous l'avons souligné ci- dessus, insiste
sur la nécessité de formation des cadres. Pourtant, il n'arrive
toujours pas à mettre en place une véritable planification des
besoins du pays en termes de cadres. De fait, les secteurs prioritaires sont
mal définis malgré l'existence d'une commission mixte
franco-sénégalaise pour le recrutement ; ce qui explique que
depuis 1975, l'évolution du Sénégal en matière
d'assistance technique suit un sens inverse par rapport aux autres pays comme
la Côte d'Ivoire. Cette tendance s'explique par le fait que le
Gouvernement sénégalais a du mal à se passer d'agents de
coopération qui servent depuis une décennie dans le pays et qui
coûtent plus chers par rapport aux Volontaires du service national. Le
problème fut abordé par la Commission de recrutement
franco-sénégalais du 14 mars 1977. En effet, la
délégation française exprime ce souhait : « qu'il fut
procédé dès 1977 au remplacement d'environ soixante-dix
agents
99 Archives nationales, Paris, Coopération,
Cabinet et service rattaché auprès du ministre, Chargé de
mission (1959-1985), cote 20000137/29.
87
actuellement en service au Sénégal depuis de
nombreuses années et qui pourraient être remplacés par des
professeurs qualifiés plus jeunes et moins coûteux
»99Il faut ajouter à cela l'intervention du
Président Senghor pour le maintien d'un certain nombre de postes. De
1975 à 1977, nous avons constaté que ce point occupait une place
importante dans la correspondance de l'ambassadeur français au
Sénégal. Souvent il s'agit d'une réallocation, d'une
demande de prolongation ou d'intervention de Senghor pour plaider la cause d'un
coopérant. Parfois le poste même n'est pas véritablement
défini dans sa mission. Le président Senghor demanda ainsi dans
une lettre au ministre de la Coopération de recruter un agent qu'un ami
lui avait recommandé et qu'une fois sur place il lui confierait ses
tâches. Pourtant, les commissions mixtes ont été
créées pour définir une liste des postes chaque
année et par ordre de priorité. La hausse des effectifs
s'explique aussi par le développement du secteur privé et
parapublic où les salaires sont plus élevés que dans
l'administration. Ce secteur attire au fur et à mesure des
étudiants sénégalais ou des jeunes fonctionnaires. La
partie française a contribué également à la hausse
de l'assistance technique au Sénégal. En effet les
autorités françaises n'ont pas réussi à passer
d'une coopération de complaisance à une coopération
d'objectifs plus volontaires et plus sélectifs. Ce qui veut dire qu'il
est temps de rompre avec la coopération de substitution. Par exemple,
dans l'enseignement supérieur, certains agents continuent de
dépendre de l'éducation nationale alors que le ministère
de la coopération à la charge de ce secteur. Par
conséquent, le recrutement est confronté à un
problème de coordination. Le Gouvernement sénégalais a de
plus en plus recours à l'assistance technique car la partie
française n'est pas toujours à jour pour l'envoi des agents. Cela
est dû au désistement de certains coopérants. En
l'année scolaire 1977-1978, quarante coopérants devant servir
dans l'enseignement secondaire étaient absents si nous
référions au dire de l'ambassadeur français au
Sénégal. Ce sont des agents qui ont désisté et que
le ministère de la coopération cherche à remplacer. Compte
tenu de toutes ces circonstances, le Gouvernement sénégalais a
préféré recruter directement ses coopérants. Les
agents de coopération ne sont plus motivés à servir en
Afrique du fait des problèmes liés à leur
réintégration et l'évolution de leur carrière. Le
problème fut exposé par l'ambassadeur dans une lettre du 25
novembre 1976 pour donner suite à des protestations de coopérants
: « Le bureau SNESUP a préféré par égard pour
le pays d'accueil transformer l'intention de grevé en motion de
protestation qui m'a été remise ». Les problèmes
énumérés sont : « le déroulement des
carrières n'est plus
88
assuré, l'impossibilité de titularisation pour
les contractuels remplissant les conditions, les possibilités de
réintégration sont bloquées »100.
Après l'examen de ce qui précède nous
avons constaté que l'assistance technique est restée le centre
des préoccupations de la coopération
franco-sénégalaise. Dans le cadre des nouvelles orientations de
la coopération, il fallait revoir les modalités et les
mécanismes pour la rendre plus efficace. Les propositions du
Gouvernement du Sénégal en matière de globalisation
semblent aller dans ce sens et reçoivent l'approbation de la partie
française. Le système de globalisation permet de réduire
les dépenses de l'assistance technique pour les autorités
françaises. Il donne plus de liberté aux États africains
dans le recrutement d'agents de coopération. Après l'accord du
Président de la République française aux propositions du
Président Senghor, les techniciens du ministère de la
coopération ont étudié les nouvelles dispositions. Selon
une note du directeur de la coopération technique et culturelle, il
s'agit entre autres : « d'expliquer à nos partenaires
sénégalais que nous avons en charge la reconversion des
coopérants français à leur retour en France, et que nous
ne pouvons pas être indifférents à l'augmentation des
effectifs d'assistants techniques. En particulier, la plupart des enseignants
qui ne sont pas fonctionnaires estiment avoir droit à la titularisation
du fait de leur service en Afrique. [...]. En conséquence, il convient
d'envisager avec nos partenaires du Sénégal, l'étude d'une
nouvelle forme juridique de recrutement du personnel non titulaire. Les
contrats seraient signés directement entre le Sénégal et
la personne privée concernée. L'État français
n'interviendrait qu'en garantie des obligations de l'Etat
sénégalais, pour recruter les candidats, enfin pour assurer leur
reconversion à leur retour en France »101. Ces
propositions semblent convenir aux deux parties. En 1977, nous avons même
noté une légère augmentation du nombre de
coopérants qui passe de 1312 à 1518. Par ailleurs, cinquante-cinq
postes ont été créés dans le cadre de la
globalisation. Nous ne sommes pas en mesure de dire si le système de
globalisation a eu les résultats escomptés en matière de
qualité d'enseignement par manque de documentation. Mais nous avons vu
que les techniciens du ministère de la coopération avaient
suggéré au Sénégal d'inscrire le montant que lui
coûterait chaque coopérant français et de le comparer
à un agent sénégalais. En d'autres termes , ils lui
recommandent de privilégier le recours aux nationaux Ils avaient raison
car le système de globalisation a finalement coûté trop
cher au Gouvernement sénégalais. Dans une note pour le ministre
du 22 juillet 1981, nous pouvons lire ceci : « [...] 3 milliards de francs
CFA, la
100 Ibid.
101 Archives nationales, Paris, Coopération, Cabinet et
service rattaché au pré du ministre, Chargé de mission
(1959-1985), cote 20000137/2.
89
somme due par le Sénégal de septembre 1980 au 30
juin 1981. A cet égard, il conviendrait sans doute de tirer la
leçon de l'échec de la globalisation au Sénégal et
de rechercher un positif correspondant mieux à la situation
financière de ce pays »102. Si le Gouvernement
sénégalais avait eu recours à ses nationaux, il pourrait
éviter des dépenses excessives et accomplir la
sénégalisation entamée depuis le début des
années 1970.
L'assistance technique ne se limite pas aux agents qui sont
sous contrat et qui servent sur place. Il faut prendre en compte les experts
qui partent en mission sur demande du Gouvernement sénégalais.
Nous avons repéré plusieurs missions d'experts dans la
période suivant la révision des accords. Ces missions sont
coûteuses, et nécessitent d'avoir des objectifs bien
définis, ce qui fait que certaines demandes ont été
rejetées ou classées sans suite. C'est le secteur agricole qui
est en tête, car il est au coeur des préoccupations du
Gouvernement sénégalais. En effet, l'économie de traite
s'est maintenue au Sénégal après l'indépendance et
l'arachide reste le principal produit d'exportation du pays, également
indispensable aux industries locales. Le Gouvernement sénégalais
souhaite également limiter ses importations alimentaires et il s'est
lancé dans une politique d'auto-suffisance alimentaire à travers
l'agriculture irriguée. C'est dans ce cadre que la France est
sollicitée pour le financement de ce projet, donnant naissance à
la SAED(Société d'aménagement et d'exploitation des terres
du Delta) en 1965. L'objectif était de réduire le déficit
alimentaire et d'exporter le riz cultivé dans le Delta du fleuve
Sénégal. L'assistance technique française à ce
niveau s'est centrée sur la participation au financement et l'envoie
d'experts. Ces derniers devraient s'occuper de l'aménagement des
superficies cultivables, de l'encadrement des paysans ainsi que de leur
formation. Nous ne sommes pas en mesure d'estimer le coût de la
participation de la France. Mais certains observateurs ont avancé
l'hypothèse d'un échec de l'entreprise : « Le choix des
autorités sénégalaises a été de favoriser la
production de riz en culture irriguée dans la vallée du fleuve
Sénégal avec pour objectif de produire à terme les trois
cents milles tonnes de riz qui sont importés. Ce choix entraîne
des coûts excessifs, triples de ceux du riz importé
»103. En 1981, la SAED disparaît à la suite du
désengagement de l'Etat sénégalais dans le cadre de la
mise en place des PAS. Il faut prendre en compte les caractéristiques
climatiques du milieu: le Sénégal est un pays du Sahel,
confronté aux aléas climatiques, il a souffert de la
sécheresse et de la désertification dont la plus importante est
celle de 1973-1974.
102 Archives nationales, Paris, Coopération, Direction
des politiques de développement, Secrétariat des programmes
(1962-1984), cote 19960069/13.
103 Rodney Walter, Et l'Europe sous développa
l'Afrique. Analyse historique et politique du sous-développement,
Paris, Editions Caribéennes, 1986, pp. 251-252.
104 Archives nationales, Paris, « Coopération,
Cabinet et service rattaché auprès du ministre, Chargé de
mission (1959-1985) », cote 20000137/4.
90
Dans la seconde partie de notre étude, nous n'avons pas
pris en compte l'accord de coopération en matière
économique et monétaire du fait de son caractère
multilatéral. Il est important d'y revenir pour pouvoir aborder
l'investissement français au Sénégal depuis la
révision de cet accord. Pour mémoire, la partie
sénégalaise avait déjà émis des critiques
sur les modalités d'exécution des programmes du Fonds d'aide et
de coopération(FAC) et de la Caisse centrale de coopération
économique(CCCE). Dans une dépêche du 21 février
1974, l'ambassadeur français au Sénégal a transmis les
exigences sénégalaises en ces termes : « Les
Sénégalais contestent les modalités d'exécution des
projets qui leur sont imposés dans les conditions particulières
des conventions de financement, et qui n'ont pas prévues d'accords
parties. Ils demandent en particulier que l'exécution des projets soit
faite conformément aux lois et règlements
sénégalais en matière administrative et financière.
[...] que l'approvisionnement en matériels, fournitures soit fait en
priorité sur le marché sénégalais et
subsidiairement sur les marchés de la zone franc même si les prix
sont plus chers sur le marché sénégalais. Les
sénégalais souhaitent en fait que le FAC n'impose pas pour
l'exécution des projets, des personnels français alors
qu'existent des cadres sénégalais de compétence
équivalente »104. Ces critiques de la part des
Sénégalais portent sur la méthode d'intervention de ces
deux institutions durant la première décennie de
l'indépendance. Il faut noter que ces institutions sont
héritières de la période coloniale. En effet la CCCE a
remplacé la Caisse centrale de la France libre qui a été
créée par ordonnance du 2 décembre 1941. Le 2
février 1944, elle devient la Caisse centrale de la France d'outre-mer,
et le 30 décembre 1958, elle prend la dénomination de la caisse
centrale de coopération économique, un établissement
public et une institution financière destinée à jouer un
rôle de banque de développement pour les Etats de la
Communauté de 1958. Quant au FAC, il est issu du Fonds d'investissement
pour le développement économique et social (FIDES) des
territoires d'outre-mer mis en place le 30 avril 1944. Le FAC finance
l'assistance technique, la coopération militaire et accorde des
financements pour les infrastructures économiques et sociales. C'est
dans ce cadre que depuis l'indépendance ces deux institutions
interviennent dans le financement de plusieurs projets au
Sénégal. La part du Sénégal dans l'investissement
français en Afrique reste importante. Il occupe la quatrième
place pour les prêts de la CCCE et la neuvième pour le FAC avec un
taux de 9,89%. L'aide s'est crue dans les années 1970, passant de 306
millions de Francs en 1974 à 440 millions de Francs en 1977. Ces
tendances sont confirmées dans une note pour le ministre de la
coopération français: « Au cours des dernières
années, bien que le
91
Sénégal ait pu juger insuffisante l'aide
française il n'en est pas moins, l'un des pays les plus aidés
tant par le volume de l'assistance technique apportée à la
formation de ses cadres et au fonctionnement de ses services publics, que par
celui des concours financiers »105. Toutes les statistiques
reconnaissent qu'après la Côte d'Ivoire et le Gabon, c'est le
Sénégal qui attire le plus l'attention en matière d'aide.
Cette tendance conforte l'hypothèse selon laquelle l'aide
française s'oriente plus vers les pays les moins
«nécessiteux». En d'autres termes, l'aide est liée
à la richesse du pays en matières premières
stratégiques. Contrairement aux autres bailleurs de fonds, la France
accorde l'aide la plus élevée aux pays ayant le plus fort PIB par
tête comme le Togo, le Gabon et le Maurice. Pour le cas du
Sénégal, ce n'est pas la somme qui pose problème, ce sont
plutôt les modalités et l'efficacité de cette aide qui sont
remises en cause. La Caisse centrale n'intervient qu'à la demande de
l'Etat sénégalais, et son intervention est soumise à des
raisons d'efficacité dans la gestion du projet. C'est à travers
les programmes du Plan quadriennal, utilisé comme moyen de planification
depuis l'indépendance que le Gouvernement sénégalais
soumet sa demande à la Caisse. Dans son ouvrage intitulé
Pouvoir financier et indépendance économique en Afrique. Le
cas du Sénégal, Guy Rocheteau retrace l'histoire des
différentes interventions de la Caisse depuis l'indépendance.
D'après son analyse, les critères de sélection des projets
de la caisse sont trop rigoureux et n'encouragent pas l'investissement
industriel productif sur place. Dans ce cas, l'intervention de la caisse
profite aux grands groupes industriels français au détriment de
l'intérêt national sénégalais. Nous pouvons
reprendre quelques passages de son texte à ce propos : « Les
difficultés de fonctionnement de la BNDS (Banque nationale du
Sénégal) et des Établissements publics
sénégalais enregistrés jusqu'aux environs de 1972, ont
justifié qu'un certain nombre de dossiers qui lui étaient
présentés n'aient pas reçu de suites ou aient
été rectifiés en fonction de ses propres exigences
propres. Les améliorations apportées dans l'administration des
services publics expliquent ainsi, en partie, la disparition presque
complète à partir de 1974 des prêts directement consentis
à des sociétés privées au profit des
Sociétés partiellement ou totalement sous le contrôle
économique de la Puissance Publique »106. Les
investissements de la Caisse au Sénégal sont concentrés
dans les industries destinées au marché français
particulièrement les matières premières dont les produits
finis constitueront les exportations de la France vers le pays. Rocheteau le
résume ainsi : « La Caisse centrale a concentré ses efforts,
jusqu'à date récente, sur l'exploitation des mines de phosphates
de Taïba, sur l'extension ou la création
105 Ibid.
106 Rocheteau Guy, Pouvoir financier et indépendance
économique en Afrique. Le cas du Sénégal, Paris, Karthala,
1982, pp.115-116.
92
d'unités industrielles venant en substitution
d'importations et sur la création ou l'extension d'activités
impulsées par un développement ainsi contenu dans les limites
très traditionnelles et dont elle n'a guère cherché
à modifier la trajectoire »107. Il renchérit :
« Tous les investissements industriels au Sénégal ayant
bénéficié d'avance à long terme de la CCCE ont
été réalisés à titre exclusif ou principal
par des entreprises françaises et les plus importants d'entre eux ont
donné lieu simultanément à un courant d'importation de
biens d'équipement français, repérable au niveau des
achats sur crédit de fournisseurs garantis par la COFACE(Compagnie
française d'assurance pour le commerce extérieur)
»108. Nous pensons que ces propos appuient les critiques
émises par les Sénégalais et que nous avons
soulignées plus haut. Ils affirment également le caractère
lié de l'aide français. Le schéma consiste à se
fournir en équipements auprès de fournisseurs français et
recourir aussi à des experts français. « Une aide de 100
francs accordée par le Fonds d'aide et de coopération
entraîne en achat de produits français qui peut être
évalué entre 67 et 72 francs ! »109. Cependant il
faut nuancer ce point de vue car la Caisse intervient également dans des
projets d'intérêt national pour le Sénégal,
finançant « tous projets ayant pour caractéristique commune
de permettre au Sénégal de valoriser sur place ses ressources
naturelles et d'envisager une politique d'exportation de ses produits finis
(Société sénégalaise d'armement à la
pêche(SOSAP), Société de maraîchage
industriel(BUD-Sénégal)issue d'une convention bilatérale
entre l'Etat sénégalais et la bud-Hollande, Société
de développement et de fibres textiles (SODEFITEX) ). Elle a de
même participé au lancement de grands projets comme la zone
franche industrielle de Dakar dont elle a financé la premier phase
»110. Quant au FAC, c'est le même schéma qui se
dessine puisqu'il est en partie intégré à la CCCE. Le
montant des crédits accordés au Sénégal par le FAC
de 1973 à 1981, s'élève à 320760000 francs
français soit une moyenne annuelle de 35640000 francs
français.
Le bilan de l'intervention française au
Sénégal reste mitigé. Depuis l'indépendance, elle
n'a cessé d'accompagner le Sénégal dans ses objectifs de
développement économique et social. La France est intervenue dans
ce cadre par le biais de l'assistance technique et des investissements. Ses
agents de coopération ont fait fonctionner les services publics du
Sénégal au moment où le pays peinait à former ses
nationaux. De plus, elle a financé et accompagné plusieurs
projets de développement. Cette intervention française
était d'une importance telle que certains observateurs ont
commencé à s'interroger sur la souveraineté réelle
du pays.
107 Idem, p.119.
108 Idem, p.120.
109 Brunel Sylvie, Le gaspillage de l'aide publique, Paris,
Editions du Seuil, 1993, p.57.
110 Rocheteau, op.cit, p.122.
93
Cependant, il est opportun de souligner les limites de la
coopération franco-sénégalaise. Parmi les plus
significatives, se trouve la question de l'efficacité de la gestion de
l'aide. En effet, cette dernière n'a pas pu véritablement
atteindre son objectif premier: le décollage économique et social
du Sénégal. Deux décennies après
l'indépendance, le pays se trouve encore dans une situation
économique catastrophique. Il est obligé d'appliquer une
politique d'austérité à partir de 1981 dans la mesure
où il a signé un accord d'ajustement structurel avec la Banque
mondiale et le Fonds monétaire international. Cette décision
marque le début du désengagement de la France qui n'a plus les
moyens d'agir toute seule dans le pays. Néanmoins, elle participe aux
négociations du Programme d'ajustement structurel(PAS) par le biais de
ses experts. Elle reconnaît aussi, d'une certaine manière, sa part
de responsabilité dans la situation du pays et décide d'apporter
une aide d'urgence dans la plus grande discrétion111. Les
autorités françaises pensent que le PAS est la meilleure solution
pour sortir le pays de la situation. Ce programme a pour objectifs principaux:
d'assurer une stabilisation économique et financière au cours des
deux premières années ainsi qu'une croissance économique
soutenue au cours des trois dernières années. Pour atteindre de
tels objectifs, le pays doit arriver à l'augmentation de
l'épargne publique, à la croissance limitée et
sélective des investissements, à l'amélioration de la
dette extérieure et à l'expansion de la production agricole.
C'est sur la base de ces principes que la France conditionne sa contribution au
PAS si nous référons à une dépêche de
l'ambassadeur français au Sénégal datée du 24
juillet 1981 : « Sur la base de ces recommandations, le gouvernement
français a décidé d'apporter une contribution importante
à l'effort que vous avez entrepris pour rétablir les
équilibres économiques et financier et engager le
Sénégal dans la voie d'un nouveau développement. Cette
aide a revêtu diverses formes : avance immédiate de
trésorerie, prêt de la Caisse centrale de coopération
économique, intervention du trésor français pour le
réaménagement de la dette publique dans le cadre du Club de
Paris, remise des arriérés dues au titre des charges de
l'assistance technique, intervention accrue du Fonds d'aide et de
coopération, et éventuellement, subvention budgétaire en
1982 »112. En définitive, cette période peut
être envisagée comme le passage du « paternalisme
français » vers d'autres partenariats plus internationaux.
Cependant cette transition ne s'effectue pas sans l'accompagnement de la
France. Considérant la proximité temporelle de la période
que nous étudions, nous estimons
111 Archives nationales, Paris, Coopération, Direction des
politiques de développement, Secrétariat des
programmes(1962-1984), cote 19960069/13.
112 Archives nationales, Paris, « Coopération,
Direction des politiques de développement, Secrétariat des
programmes (1962-1984) », cote 19960069/13.
94
qu'il est trop tôt pour avancer des conclusions sur les
résultats du PAS dans le pays. Cependant, nous avons vu que les
populations ont souffert tout au long des cinq premières années
du PAS.Pour une analyse plus approfondie sur le sujet, nous pouvons se
référer aux travaux de Gilles Duruflé, L'ajustement
structurel en Afrique(Sénégal, Côte d'Ivoire,
Madagascar), 1988. Au vue de tous ces éléments, les
observateurs ont eu le mérite de s'interroger sur l'efficacité de
l'aide. Le Sénégal ne semble répondre à aucun
«des traitements prescrits» par les économistes pour pouvoir
sortir du sous-développement. Nous ne sommes pas en mesure de savoir si
le Sénégal s'était libéré de la
dépendance économique de la France, il aurait pu réussir
son décollage économique. Si nous nous basons sur sa situation
géographique et ses avantages infrastructurelles au moment de
l'indépendance par rapport aux autres pays africains francophones, nous
pensons qu'il aurait eu la capacité de développer une industrie
florissante, en reconquérant l'ancien marché de l'AOF et en
privilégiant le partenariat Sud-Sud notamment dans la zone de l'Union
économique et monétaire de l'ouest africaine(UEMOA). Pour pouvoir
savoir si la coopération franco-sénégalaise a
été décisive dans la marche du pays vers le
progrès, il est nécessaire d'analyser et de mesurer ses impacts.
Pour se faire nous pensons qu'étudier la perception qu'en ont eu les
populations concernées est le meilleur moyen de s'en rendre compte.
95
Chapitre 2: Impacts de la coopération
franco-sénégalaise
La France est restée pendant longtemps un partenaire
traditionnel pour le Sénégal. Cela n'est pas sans
conséquences. En effet, les Sénégalais ont tendance
à percevoir la France comme l'ancien colonisateur qui malgré
l'indépendance a maintenu sa présence dans le pays. Cette
situation remet en cause l'idée même d'indépendance. Nous
l'avons vu plus haut, l'assistance technique, l'accord sur la circulation des
personnes et la convention d'établissement, renforçant la
présence française, les Sénégalais se sentent
exclus de la gestion de leur propre pays. Ces assertions convergent pour
annoncer notre hypothèse: les populations ont aussi leur point de vue
sur la coopération franco-sénégalaise. En d'autres termes,
il est opportun de recueillir leur témoignage sur le sujet. C'est une
tâche qui s'annonce difficile car les documents émanant de ces
populations sont rares. Souvent c'est le gouvernement qui s'exprime à
leur place. Cependant, ce manque de documentation ne doit pas être une
entrave. Les populations, étant les bénéficiaires directes
de cette coopération sont les mieux placées pour s'exprimer. Nous
tenons à souligner dans cette partie que les sources dont nous nous
appuyons sont en quelque sorte subjectives. Les deux sources que nous avons
utilisées sont produites par des militants et syndicalistes. Nous
pensons que leur témoignage peut être représentatif de
l'opinion des populations.
En ce qui concerne la période de révision des
accords de coopération, nous nous appuyons sur l'ouvrage de Sally
Ndongo, Coopération et néocolonialisme. Ce dernier
considère que ce sont les immigrés qui sont les victimes de la
coopération franco-sénégalaise. Son témoignage est
important du fait qu'il est lui-même immigré et dirige l'Union
générale des travailleurs sénégalais en France.
Ndongo dénonce les conditions de travail et de logement des
immigrés africains d'une manière générale et
particulièrement des immigrés sénégalais. Pour
comprendre sa position, il faut revenir sur le mouvement migratoire du
Sénégal vers la France. En effet, la plupart des ressortissants
sénégalais en France sont issus de la région du fleuve
Sénégal. Cette dernière est confrontée à la
sécheresse qui accroît davantage la pauvreté des
populations. Nous avons précédemment évoqué les
énormes investissements agricoles pour l'aménagement du Delta
dans le cadre de la SAED. Ce sont les conséquences de tels
aménagements combinées aux aléas climatiques qui ont
poussé les paysans à migrer vers la France. Ndongo, issu de cette
communauté, était paysan à la base. Il
96
a débarqué en France en tant que «boy»
de cuisine avant de trouver un travail à la mairie de Puteaux. Dans son
ouvrage, il fait une comparaison entre les nationaux sénégalais
résidents en France et les Français qui vivent au
Sénégal. Si les seconds bénéficient de tout le
confort nécessaire pour résider au Sénégal, les
premiers peinent à trouver un logement et un travail
décent.Ndongo ne donne pas de références pour
étayer ses dires mais nous avons démontré dans le
deuxième chapitre de la première partie la place importante
qu'occupe les expatriés français dans l'économie du
Sénégal. Il s'indigne sur la complicité des États
africains face à l'exploitation de leurs ressortissants. Pour le cas du
Sénégal, il condamne Senghor et son gouvernement qui n'ont pas
veillé à l'application des accords signés avec la France
surtout en matière de sécurité sociale. Ndongo nous livre
des faits importants à ce propos. D'après lui, les travailleurs
sénégalais cotisent pour la Caisse d'assurance française
mais pour se soigner ou percevoir l'allocation(logement, retraite) demeure un
parcours du combattant, ce qui décourage les
bénéficiaires. En matière de logement, les travailleurs
africains sont cantonnés dans des foyers contrairement aux
Français qui ont un logement décent à disposition au
Sénégal dans le cadre de leur travail. Le point le plus important
est la perception des Français vis-à-vis des immigrés
africains. Ces derniers sont souvent confrontés à des maladies
tropicales qu'ils peuvent contracter ou d'autres, mentales comme l'affirme
Ndongo : « Les troubles psychiatriques surviennent le plus souvent dans la
période de la crise d'adaptation, du troisième au sixième
mois de séjour »113Selon lui, les immigrés
africains sont perçus comme une main-d'oeuvre facile à exploiter
par le patronat. Ces passages de son ouvrage nous en dit beaucoup : «
toute tentative d'adhésion de sa part à un syndicat provoque, de
la part du patronat, des mesures d'intimidation plus directe. Il y a plus :
alors qu'en vertu des accords passés entre son pays et la France
l'exercice de ses droits syndicaux dans ce dernier pays lui est garanti en
principe, il découvre que de sérieuses restrictions en
réduisent considérablement la portée »114.
Quant aux forces de l'ordre, elles soumettent ces immigrés à un
contrôle permanent. Dans ce même ouvrage, il nous transcrit le
témoignage d'un étudiant sénégalais qui s'est
marié avec une Italienne. Cet étudiant a été
victime de violence policière dans la gare malgré le fait qu'il
tenait son bébé d'un an et demi dans les bras : « Leurs
coups étaient si violents que j'avais perdu connaissance. C'est ainsi
que je n'ai pas su à quel endroit j'étais ensuite conduit ».
Si les autorités sénégalaises ne semblent pas
préoccupées par le sort de ses ressortissants, c'est que pour
elles, d'après Ndongo, l'immigration est perçue comme une
opposition à la construction nationale. Cela est d'autant plus vrai
lorsqu'il s'agit d'
113 Ndongo Sally, Coopération et néo-colonialisme,
Paris, Librairie François Maspero, 1976, p.150.
114 Ibid., p.103.
97
étudiants que le Gouvernement cherche à tout
prix à contrôler et pour cause l'opposition au régime se
forme le plus souvent en France. Les syndicalistes entrent également
dans cette catégorie. Ndongo représente ainsi la parfaite
illustration de ce mouvement et il sera réduit à une situation
d'exil de fait jusqu'au départ de Senghor en 1981.Mahamet Timera,
professeur de sociologie à l'université de Paris Diderot,
spécialiste des migrations et auteur de Les Soninkés en
France. D'une histoire à l'autre. (1996) nous le confirme dans un
article en ces mots : « Du point de vue de beaucoup d'États
d'origine, la France, première destination, sera perçue comme une
sorte de sanctuaire de l'opposition. Opposition au néocolonialisme des
gouvernements africains et français même si l'État
français était loin d'être tendre avec les militants et les
syndicats étudiants africains (FEANF ou Fédération des
étudiants d'Afrique noire en France, Association des étudiants
sénégalais en France) »115.
Il faut savoir qu'en France, la présence de
travailleurs africains est davantage ressentie par les populations qui sont
voisines et collègues de travail. Ce qui fait que ces travailleurs sont
jugés responsables de la perturbation de leur environnement direct ou,
avec le regroupement familial, de l'échec de leurs enfants à
l'école.Cette perception n'a cessé de creuser le fossé
entre ces deux peuples qui cohabitent. Olivier Milza le souligne dans son
article en ces termes: Cette concentration conduit à la constitution de
véritables ghettos, à un climat tendu qui facilite la propagation
du racisme. De plus, pour de nombreuses familles françaises,
l'attribution d'un logement est retardée. A l'école, les enfants
français et immigrés étudient dans de mauvaises
conditions. Pour les communes, les dépenses sociales s'accroissent
fortement»116 Pour la bourgeoisie française, leur
présence est moins dérangeante du fait qu'elle les côtoie
rarement. Ce milieu privilégié, au nom de la charité ou
d'un certain humanisme, n'hésite pas débourser son argent pour
des associations qui plaident pour la cause du Tiers-monde. Pour les hommes
politiques surtout de droite, il faut traiter les immigrés africains
selon le désir de leurs dirigeants. Ils ne peuvent pas assurer un
logement et un travail décent à un travailleur
sénégalais qui incarne l'opposition du Gouvernement Senghor. Ce
Point de vue est confirmé dans un article de Philippe Rygiel quand il
note que: « à l'intérieur, les rapports du gouvernement; qui
tentent en contradiction tout à la fois avec les normes juridiques, les
engagements internationaux de la France et le soucis de certains secteurs de la
droite française de conserver de bons rapports avec les ex-colonies,
rencontrent
115 Timera Mahamet, « Mots et maux de la migration. De
l'anathème aux éloges », Cahiers d'études africaines,
30 juin 2014, p.30.
116 Milza Olivier, «La gauche, la crise et l'immigration.
Années 1930-Années 1980», In: Vingtième
siècle, revue d'histoire, no 7, juillet-septembre 1985, p.136.
98
une opposition multiforme, à gauche bien sur, mais
aussi au sein de l'appareil d'état et d'une partie de la
majorité»117Quant aux militants de l'ultra-gauche, ils
considèrent les travailleurs africains comme faisant partie
intégrante de la classe ouvrière française. Selon ce
même auteur: «Les conditions de vie et de travail faites aux
migrants sont, dans la foulée du moment 1968, vigoureusement
dénoncées par des mouvances d'extrême gauche et une partie
des forces syndicales»118. Cette coalition de gauche regroupe
le parti communiste et le parti socialiste. Ces deux partis n'étaient
pas toujours dans la même longueur d'onde car le parti communiste qui
défendait l'intégration des immigrés dans la classe
ouvrière dans une note de J. Perrot: « L'immigration est un facteur
important de l'accroissement des rangs de la classe
ouvrière»119 , change de position en 1981 pour un retour
au pays dans le but de réabsorber le chômage. Au même moment
le parti socialiste se réapproprie leur position selon les dires de
Milza: «Il s'agit surtout, pour les socialistes, de promouvoir, non
l'assimilation, mais l'insertion sociale des immigrés résidents,
en particulier par l'affirmation de l'égalité des
droits»120. Il renchérit en rapportant les propos
d'Emmanuel Plas dans l'hebdomadaire l'Unité: «On ne peut pas isoler
la population immigrée de l'ensemble de la classe ouvrière. De
fait ... c'est tout le parti qui doit se mobiliser sur les principes de
l'internationalisme et du front de classe»121. En dehors de
cette frange de l'opinion, il faut le noter, des Français ordinaires
souvent anonymes se sont engagés dans la lutte des immigrés
africains surtout dans le domaine de la santé et du logement.
En somme, la coopération
franco-sénégalaise a eu un impact sur le territoire
français. Les nouveaux accords de coopération relatifs à
la circulation des personnes et à l'établissement ont
réussi à limiter le nombre d'entrées sur le territoire.
Cependant, le système de regroupement familial a perturbé le
quotidien de certains nationaux français qui doivent cohabiter
désormais avec d'autres familles africaines, une cohabitation qui est
parfois mal perçue des deux côtés. L'adaptation du
travailleur sénégalais sur le territoire français
était difficile du fait de la culture et de la langue d'autant plus que
ces travailleurs sont majoritairement des ruraux et des analphabètes.
À travers l'exemple de Sally Ndongo, nous savons qu'ils ont dû se
battre pour leur existence et la reconnaissance de leurs droits. Ils ont
contribué à la fin de l'exploitation de certains travailleurs par
leurs patrons qui les gardent
117 Rygiel Philippe, Les politiques d'immigration en France des
années 1970 aux années 1990, Les cahiers de
l'institut de la Confédération
générale du travail d'histoire sociale, 2013, p.23.
118 Idem
119 Milza Olivier, op.cit., p.132.
120 Ibid, p.134.
121 Idem, p.136.
122 Le film a été tourné en langue wolof
que nous maîtrisons. Nous avons pris l'initiative de transcrire en
français certains extraits.
99
dans l'illégalité. Le Gouvernement
sénégalais aussi a modifié sa stratégie
vis-à-vis de ses ressortissants. D'abord en 1981, il signe un accord
pour le retour et l'insertion des travailleurs sénégalais
immigrés temporairement en France même si nous avons
souligné le caractère flou de cet accord plus haut. Puis,
dès 1983, un ministre délégué chargé des
immigrés est mis en place au gouvernement. Cependant, nous savons que
ces deux initiatives ont montré très tôt leurs limites,
particulièrement dans le cas du ministère qui a été
dirigé par une syndicaliste de la mouvance présidentielle
à savoir Fambaye Fall Diop dans le but de contrer les revendications des
Sénégalais de l'extérieur. Dans une démarche
similaire, nous analyserons dans cette sous-partie l'impact de la
coopération franco-sénégalaise sur la population
sénégalaise et la perception de cette population vis-à-vis
des Français installés au Sénégal.
Il est difficile de retrouver des traces écrites du
point de vue de la population sénégalaise sur la
coopération franco-sénégalaise. Néanmoins un film
de Sembene Ousmane sorti en 1992 sous le titre de Guelwaar, nous
permet d'appréhender ce point de vue. Nous avons à l'esprit que
ce genre de source n'est pas historique car relevant de la subjectivité.
De ce fait, il ne traduit pas fidèlement la réalité. Il
s'agit d'une comédie qui met en scène une famille catholique et
une famille musulmane pendant une période de deuil. Le personnage
principal, Guelwaar est un père de famille catholique qui est
décédé et son cadavre est sur le point d'être
enterré dans un cimetière musulman à la suite d'une erreur
administrative. À cette occasion, le chef major de la gendarmerie est
intervenu pour régler la situation. Or le gouverneur de la région
ainsi qu'un politicien sont également impliqués dans cette
histoire. Nous avons cité ces autorités représentatives du
Sénégal de l'époque car elles ont joué un
rôle dans la mort du personnage principal. Au-delà de cette
intrigue, le film relate la vie du défunt dans un contexte marqué
par une sécheresse et une famine chez les paysans. Le film montre bien
que ces derniers sont devenus dépendants de l'aide alimentaire qui passe
par les autorités politiques en l'occurrence, le député
maire Fall. Ce dernier l'utilise comme moyen pour se faire
réélire. Lors d'une réunion dans la famille du
défunt, l'une des femmes de l'ami de ce dernier avait déjà
dénoncé l'aide alimentaire en ces termes : « Jamais nos
parents n'ont attendu de personne, encore moins des toubabs, leur nourriture
pour eux et pour leurs enfants. Sans les toubabs, toi et tes semblables au
gouvernement vous crèverez de faim. Et tu parles d'Indépendance !
L'Indépendance est valable pour le père de famille qui nourrit sa
famille. S'il ne le peut pas, il n'est pas indépendant. Des
épaves ! Aucune dignité ! »122. Cette femme
s'adresse à son mari qui est incapable de prendre soin de sa famille et
qui se permet
123 Même procédé.
100
d'épouser une seconde femme. Ces mêmes remarques
refont surface lors d'une cérémonie de distribution de dons
alimentaires qui réunit les donateurs, les autorités politiques
et le peuple, Guelwaar a pris la parole et dénoncé ce qu'il
appelle mendicité. Voici en résumé son discours : «
Un doigt pointé à l'horizon indique un chemin. Cinq doigts
tendus, adressés à un étranger signifie la
mendicité. Nos dirigeants nous ont réunis pour pouvoir
accéder à l'aide. Regardez nos dirigeants qui remercient sans
cesse à notre nom les donateurs. Nous, le peuple, qui n'avons pas de
parole et qui dansons pour l'aide. Aucune dignité! Il faut ouvrir les
yeux. Aucune famille ne peut se fonder sur une perpétuelle
mendicité. Depuis trente ans, les mêmes cérémonies
se passent ici et ailleurs. L'aide qu'on nous distribue va nous tuer. Elle a
tué toute dignité et tout courage. Est-ce que vous saviez que les
donateurs de l'aide se moquent de nous. Et que nos enfants qui vivent chez eux
ont honte. C'est nous seuls qui pouvons changer les choses. La
sécheresse, la famine sont accrues à cause du pays qui
quémande sa survie auprès d'autrui. Et leur seul mot sera merci !
Merci ! »123. C'est ce discours qui le conduit à la mort
car le député-maire souhaitait le faire taire à jamais.
Après que son cadavre fut déterré du cimetière
musulman pour le ramener dans sa «demeure éternelle», les
enfants de sa communauté arretent le camion chargé de dons
alimentaires sur le chemin du retour. Ils vont détruire tous les sacs de
riz, de farine et de maïs et les piétinent. Un tel acte symbolise
le boycott de l'aide et une prise de conscience vis-à-vis des
autorités politiques qui sont finalement dépendantes de
l'aide.
Il faut savoir que l'auteur de ce film, Sembene Ousmane,
à travers la littérature et le cinéma a mis en
scène de manière critique les rapports entre Européens et
Africains depuis son roman Le docker noir(1960) en passant par
Xala(1975) et Le Mandat(1968). De fait, pour nous ce film
constitue bien un document alternatif, aux textes officiels, pour pouvoir
comprendre les relations franco-sénégalaises.
L'aide et notamment alimentaire arrivant souvent par
l'entremise d'un intermédiaire, n'est pas nécessairement
illustrative du contact direct entre Français et
Sénégalais après les nouveaux accords de
coopération. Pour mieux saisir la cohabitation entre les deux peuples
sur le territoire sénégalais, il convient de s'intéresser
aussi aux coopérants.
Pour la majorité des Sénégalais, les
coopérants prennent la relève des fonctionnaires coloniaux
français dont un certain nombre les obligent à payer
l'impôt et, dans tous les cas, vivaient dans un certain confort.
L'application des nouveaux accords de coopération ne modifie pas
fondamentalement le train de vie des expatriés français. La
sénégalisation des
101
postes ne touche que des emplois subalternes et la direction
et le capital étant toujours dans la main des expatriés. Cette
situation a accentué la frustration des nationaux envers ces derniers.
L'opinion publique sénégalaise a pu voir le Sénégal
comme une province française dirigée par Senghor qui ne faisait
qu'obéir à des ordres venus de Paris. Nous nous permettons
d'employer cette expression car Senghor a toujours été vu comme
un Français d'une manière générale en Afrique et
particulièrement au Sénégal. Cheikh Faye, professeur au
département des sciences économiques et de l'administration
à l'université de Québec note dans son ouvrage
intitulé, Tutelle coloniale. Le Sénégal, 13e territoire
d'Outre-mer de la France: « De 1963 à décembre 1980, la
préférence française a guidé presque toutes les
décisions économiques importantes du Président Senghor,
même si les événements de mai 1968, qui ont
sérieusement ébranlé son pouvoir, étaient parvenus
à faire infléchir, tant soit peu cette
doctrine»124De plus, les Français qui résident au
Sénégal ne se mélangent pas avec la population. Ils
habitent dans les quartiers résidentiels(le quartier de Plateau ou
encore celui de Fann) de la capitale. Dans les provinces, ils disposent d'un
logement de service. Si en France les immigrés sénégalais
par leur habitat insalubre perturbent le décor des nationaux, au
Sénégal c'est l'habitat luxueux des expatriés
français qui révolte la population. Notre travail se limite
à l'année 1982, mais il faut comprendre que le rejet que les
Sénégalais ressentent vis-à-vis de la France, notamment au
sein de la jeunesse sénégalaise, tire son origine de la
période coloniale. Pour pouvoir comprendre ce phénomène,
il faut voir la structuration des villes coloniales du Sénégal
comme Dakar et Saint-Louis. En effet ces villes étaient divisées
en ville blanche et ville indigéne. Par conséquent, les
indigènes s'approprient la ville de leur manière en nommant les
rues. Pour un approfondissement sur le sujet nous pouvons nous
référer aux travaux d'Alain Sinou sur les Comptoirs et villes
coloniales du Sénégal. Saint-Louis,Gorée,
Dakar.(1993) ou encore les travaux d'Ousseynou Faye, Une enquête
d'histoire de la marge, production de la ville et population africaines
à Dakar, (tomes I et II 2000)Nous l'avons déjà
souligné, le fait que les programmes de développement soient
subordonnés aux appréciations des autorités
françaises et non aux besoins locaux ont mené le pays aux PAS.
Ces derniers ont gelé les emplois de la fonction publique et les
problèmes de l'enseignement dont souffre le pays encore aujourd'hui.
Même dans le jargon familial, nous retrouvons des expressions de rejet de
la France que nous prononçons inconsciemment. Par exemple en wolof :
« Dakar avancé, Paris délou guinaw » qui veut dire
littéralement : « vive l'avancement de Dakar et le recul de Paris
». Nous pouvons évoquer également les contestations de la
statue de Faidherbe à
124 Faye Cheikh, Tutelle postcoloniale. Le Sénégal,
13e territoire d'Outre-mer de la France, Paris, Harmattan, 2020, p.13.
102
Saint-Louis ou encore la place de l'Europe à
Gorée. Les autorités locales soutiennent que ces monuments font
partie du patrimoine historique du pays.
Il faut toutefois noter que dans les campagnes où les
coopérants sont en contact direct avec les populations, la perception
est différente. Les villageois le perçoivent comme l'encadreur
agricole ou l'infirmier qui les secourt ou encore l'agent qui a installé
la pompe d'eau potable. Ces réalisations ne laissent pas insensibles les
ruraux. La plupart des réalisations de la coopération
franco-sénégalaise est médiatisée par la presse
écrite et parfois l'Organisation de la radio-télévision du
Sénégal(ORTS). Cette publicité contribue à
préserver une meilleure image du Français chez les nationaux.
Nous pensons que cette meilleure image passe grâce aux autorités
religieuses qui jouent un rôle de canalisateur dans le pays. En effet,
depuis la colonisation, ces autorités religieuses étaient
devenues des partenaires économiques de l'administration coloniale.
Elles cultivaient l'arachide qui représentait le principal produit de
l'économie de traite. Après l'indépendance, cette place
fondamentale de l'arachide n'a pas disparu et les autorités religieuses
ont continué d'exercer un certain pouvoir et de disposer de revenus en
s'appuyant sur une main-d'oeuvre constituée de ses
talibés(disciples). Le Président Senghor avait compris leur
importance en passant une alliance avec eux. Cette stratégie lui a
permis d'obtenir l'adhésion des populations rurales à son parti.
Ce schéma est d'autant vrai avec la confrérie mouride dont le
deuxième khalif(successeur et guide) était un ami de Senghor:
« Durant le khalifat de Falilou Mbacké, Senghor pouvait profiter de
son amitié avec le khalif général et d'une conjoncture
politique et économique favorable pour punir les mauvais
paysans»125. Nous pouvons nous référer aussi aux
travaux de Jean Copans sur Les marabouts de l'arachide (1988) ou ceux
de Christian Coulan sur Le marabout et le prince(Islam et pouvoir
aSénégal) (1981) pour élargir ce point.
Pour leur part, les hommes d'affaires sénégalais
adoptent des positions différentes vis-à-vis des expatriés
français. Ils les considèrent comme des concurrents qui pendant
longtemps les ont empêché de prendre en main l'économie
nationale. La phase de sénégalisation de l'économie n'a
pas entièrement changé la donne . En effet, le fait que le
capital de la plupart des entreprises au Sénégal est resté
étranger, amène les hommes d'affaires à partager avec les
expatriés ces sociétés. Par conséquent, ils sont
devenus des collaborateurs. Rappelons que les hommes d'affaires
sénégalais réclamaient leur participation dans
l'économie et non l'éviction totale des étrangers. Par le
soutien du Gouvernement, ils sont parvenus à détenir des parts
dans des sociétés mixtes. Donc pour les hommes d'affaires,
125 Diop Momar-Coumba, «L'Etat, la confrérie mouride
et les paysans sénégalais», In Travail, capital et
société, avril 1984, Vol 17, No 1, p.60.
103
les Français passent du statut de concurrents à
celui de partenaires. Pour les hommes politiques, en particulier ceux de la
mouvance présidentielle, les ressortissants français
étaient indispensables pour la marche du pays vers le
développement. Tous les cabinets ministériels fonctionnaient
alors grâce aux conseillers français. Ces hommes politiques
considéraient que les nationaux n'étaient pas à la hauteur
d'une telle tâche. A titre d'exemple, nous pouvons citer une note de
l'ambassadeur de France au Sénégal, à propos de l'Institut
national d'éducation populaire et sportive de Thiès. Selon ses
dires, «cet institut est composé de 12 membres dont seul le
directeur est Sénégalais. Or le Gouvernement comptait le
remplacer par un Français126». Ceci confirme une fois de
plus l'attitude du Gouvernement sénégalais en matière de
sénégalisation. Il estime toujours que les nationaux ne sont pas
assez formés pour prendre la relève. Pourtant, les
autorités françaises ont encouragé le Gouvernement
sénégalais à employer des nationaux. Jusqu'en 1981, la
France s'est engagée à verser au Sénégal une
subvention compensatoire pour faciliter l'africanisation des postes de
professeurs (7.020.000 F en 1975-1976 et doit diminuer chaque année). Il
n'était pas nécessaire de préciser les hommes politiques
car de 1962 à 1976, il y avait un parti unique au Sénégal.
Pourtant, certains partis politiques ont continué à vivre dans la
clandestinité. Ce qui fait qu'il est difficile de connaître leur
position par rapport à la coopération
franco-sénégalaise. Nous pensons que le point de vue des
partisans de Mamadou Dia127 peut nous éclairer sur le sujet.
Il faut savoir que Dia a cogéré le pays avec Senghor depuis 1958
dans le cadre de la Fédération du Mali, ensuite dans le cadre de
la République du Sénégal jusqu'en 1962. Il était
partisan du OUI malgré son idéologie indépendantiste et,
comme Senghor, considérait que le pays n'était pas prêt
pour une indépendance totale. Cependant cette phase
prématurée devrait aboutir au bout de quatre ans à une
autonomie complète. Donc Dia était tout à fait en accord
avec la coopération française. Cependant, il était clair
dans la définition de cette dernière : « Nous étions
adeptes d'une politique de coopération avec la France,
privilégiée du fait des liens historiques et linguistiques nous
unissant, mais dans le respect de notre indépendance que nous voulions
réelle. D'une manière générale, toute
coopération internationale devait s'inscrire dans le cadre que nous
avions conçu, en appoint aux objectifs nationalistes que nous nous
étions fixés, et dans le respect des règles de conduite
que nous avions édictées »128.
126 Archives nationales, Paris, Enseignement supérieur et
universités, Direction générale des enseignements
supérieurs(1959-1969), cote 19770510/2.
127 Mamadou Dia était sénateur de 1948 à
1956, député du Sénégal de 1956 à 1958,
premier ministre dans le cadre de la Fédération et
président du Conseil de 1960 à 1962 avant d'être
accusé de coup d'Etat et condamné de 1962 à 1974.
128 Patrick Drama Bocar Niang, « Si vous faites
l'âne, je recours au bâton ! » Mamadou Dia et le projet de
décolonisation du Sénégal : lignes de force, limites et
perceptions (1952-2012), In Outre-mer, 2019/1, No 402-403,
pp.140-141.
104
Partant de cette définition, Dia comptait bien
l'appliquer à travers son programme de développement dont les
objectifs principaux étaient la diversification de la production,
l'autogestion à partir des communautés de base, en voulant
à travers les coopératives, libérer les paysans du
système de traite arachidière. Ce programme fut
développé dans le Plan quadriennal du Sénégal.
D'après Dramé et Niang : « Son objectif phare est, sur une
période n'excédant pas quatre années, de démanteler
l'économie de traite héritée de la colonisation et de
mettre fin à la monoculture de l'arachide par la diversification
agricole »129. Ces deux auteurs soutiennent que le projet de
Dia allait à l'opposé de la politique française de
coopération en Afrique : « Quant à l'aide publique au
développement, elle est difficilement conciliable avec les objectifs
socialistes définis par Dia, en ce sens que c'est la France qui
détermine des secteurs prioritaires vers lesquels celle-ci est
orientée ». Leur propos est tout à fait fondé car
Senghor l'avait déjà averti selon les dires de Dia en ces termes
: « Cependant, il faisait de temps en temps l'écho d'amis qui se
plaignaient que ma politique était en train d'apeurer les capitaux et
qu'à la limite elle les ferait fuir »130. Roland Colin,
qui était le chef de Cabinet de Dia et ami de Senghor depuis son
parcours universitaire, soutient que c'est son projet de développement
qui conduit à la crise de 1962. Par conséquent, il a
été écarté et emprisonné jusqu'en 1974.
Même si sa position vis-à-vis de la coopération
franco-sénégalaise est antérieure à la
période de révision des accords, elle reste valable et s'applique
à ses « héritiers ». Nous faisons
référence aux étudiants et syndicalistes qui sont devenus
l'opposition en quelque sorte après l'instauration du parti unique par
Senghor en 1963. L'hypothèse émise est que la politique
française de coopération a triomphé au
Sénégal car tous ses détracteurs ont été
écartés. En outre, c'est l'accord de Senghor qui consistait
à devenir réellement indépendant au bout de vingt ans a
été appliqué à la règle. De fait, son
départ du pouvoir en 1981 et le début de désengagement de
la France ont annoncé la fin du pacte néocolonial. Il faut
attendre l'alternance de 2000, avec le président Wade, pour pouvoir
parler d'un véritable retrait français. Celui-ci a
été symbolisé par le départ de la base militaire de
Dakar, l'arrivée de nouveaux partenaires, notamment les Emirats arabes
et la Chine, et enfin la libéralisation du port autonome de Dakar
d'où se désengage le groupe Bolloré. Cette période
nécessite une étude plus approfondie mais nous voulons
résumer l'évolution de la présence française au
Sénégal après Senghor.
129 Idem, p. 134.
130 Roland Colin, Thomas Perrot, Étienne Smith,
«Alors, tu ne m'embrasse plus Leopold?»In Afrique contemporaine,
2010, No 233, p.130.
105
L'application des nouveaux accords de coopération
franco-sénégalaise ont modifié de façon partielle
les rapports franco-sénégalais. Les nationaux des deux pays
n'avaient plus le droit de circuler librement dans le territoire de l'autre
partie. Par conséquent, nous avons assisté à des incidents
diplomatiques à propos de refoulements de travailleurs
sénégalais résidents en France. De leur côté
aussi les expatriés français ont vu leur privilège
disparaître totalement sur le territoire sénégalais. Nous
avons également remarqué que les nouveaux accords de
coopération en essayant d'appliquer de nouvelles orientations de la
politique de coopération, ont conduit le Gouvernement
sénégalais dans le cadre de la globalisation dans un
déséquilibre économique important. À cela, il faut
ajouter la mauvaise gestion de l'aide et des projets d'investissement
inappropriés. Le bilan de l'intervention française est finalement
l'application des PAS en 1981 qui consacrent le début du
désengagement de la France en Afrique.
106
CONCLUSION
107
La première révision des accords de
coopération franco-sénégalaise ne constitue pas un cas
isolé. Elle entre dans la vaste vague de contestations et de remise en
question de la politique française de coopération en Afrique qui
a débuté dans les années 1970. Si ces mouvements
découlent du changement de situation politique et
socio-économique des États africains, ils obéissent
également au contexte international avec le nouvel ordre
économique mondial. Il faut prendre en compte aussi les
différents raports demandés par les autorités
françaises dans le cadre de sa politique de coopération avec le
Tiers-monde ces facteurs, il faut y ajouter, les différents rapports
demandés par les autorités françaises sur sa politique de
coopération avec le Tiers-monde. Cependant, le cas
sénégalais présente quelques particularités. En
effet 1972, est considérée comme une date-charnière
à la suite des événements de Madagascar qui contestent les
accords de coopération franco-africaine. Ce qui fait la
particularité du Sénégal est le fait que la
coopération avec l'ancienne métropole a été
pointée du doigt depuis mai 1968 par les étudiants et les
syndicalistes. Par la suite, des réformes ont été faites
par le Gouvernement sénégalais dans le but de
sénégaliser l'économie du pays et permettre aux hommes
d'affaires d'intégrer ce secteur qui échappait au pays au profit
des expatriés français. Il faut savoir que mai 1968 a bien
poussé les autorités sénégalaises à
réviser les accords de coopération en matière
d'enseignement supérieur. Dès lors, les rapports
franco-sénégalais ont été bouleversés.
Même si le Gouvernement sénégalais a soutenu que le
Sénégal ne suivait pas la tendance en faisant
référence aux autres pays africains à l'instar de
Madagascar et de la Mauritanie. Néanmoins, il n'a pas pu résister
en demandant la révision de ses accords de coopération avec la
France. Dans le discours du Gouvernement c'est le terme réadaptation qui
est souvent utilisé.
En tout état de cause, la demande est officielle
dès 1973 et la partie sénégalaise a pris l'initiative
d'énumérer la liste des accords et a suggéré les
lignes directrices à adopter. Toujours fidèle à sa vision,
Senghor n'envisage pas la révision comme une rupture avec l'ancienne
métropole coloniale. Pour lui, il s'agissait d'une réadaptation
voire un réaménagement de ses accords avec la France. Tout au
long du processus, il était question de garder les liens très
étroits qui unissaient les deux peuples. Dans ses discours,notamment
celui de juillet 1973 le mot dialogue est souvent répété
et le traité d'amitié et de coopération en est la preuve.
Les deux parties ont toujours mis en avant la bonne attente et l'ambiance
cordiale lors des phases de négociation. En revanche, nous avons vu que
tel n'a pas toujours été le cas. En particulier quand les
autorités sénégalaises ont annoncé que certains
accords étaient
108
devenus caducs ou ne répondaient plus à la
situation sans consulter la partie française. Si cet épisode a
été facile à surmonter, la suite des conversations s'est
annoncée tendue. En effet, la partie sénégalaise
était davantage animée par un souci de rendre réciproque
l'application des accords au niveau des deux territoires. Le
Sénégal s'est souvent vu reprocher le fait d'appliquer à
la lettre les accords de coopération contrairement à la partie
française. Ce qui fait que les accords relatifs à la circulation
des personnes, à l'enseignement supérieur à la pêche
et la marine marchande, la convention d'établissement et le concours en
personnel ont fait l'objet de désaccord entre les deux parties. Ce sont
ces secteurs où les nationaux des deux parties étaient totalement
assimilés. Cette assimilation était plus bénéfique
aux expatriés français qui détenaient la
quasi-totalité du secteur économique. À la suite des
évènements de mai 1968, qui ont failli ébranler son
pouvoir, le gouvernement de Senghor a été obligé de
remédier à la situation. Ce n'était pas une tâche
facile car il fallait prendre en compte les différents acteurs à
savoir les capitaux étrangers et le peuple. Et nous avons relevé
les contradictions du gouvernement à ce niveau. Lors des
négociations, la partie sénégalaise a proposé des
projets d'accords totalement nouveaux et qui modifiaient la nature des rapports
entre les deux pays. La partie française a été même
surprise et n'a pas manqué de souligner le caractère
sévère de certains articles. Ce fut le cas des deux premiers
articles du projet d'accord de coopération sur la circulation des
personnes. Nous avons vu dans la première partie que les nationaux des
deux parties pouvaient circuler librement d'un territoire à l'autre
grâce à l'accord relatif à la circulation des nationaux
dans le cadre de la Communauté. Le Sénégal l'a repris
à son compte après l'éclatement de la
Fédération du Mali. Par conséquent plus d'une
décennie, la circulation était libre au niveau des deux
territoires. C'est le même schéma qui s'est dessiné dans
l'établissement des personnes qui conférait tous les
privilèges économiques aux expatriés français. Donc
la partie sénégalaise dirigée par Barka Diarra, a
élaboré des stratégies qui ont été
innovantes. La lecture des projets d'accords de la partie
sénégalaise laisse apparaître un changement total par
rapport aux accords précédents. Cependant nous n'avons pas
manqué de souligner les contre-projets français qui ont
réussi à basculer voire démanteler les propositions
sénégalaises à leur faveur. Finalement, les accords
retenus comportent que très peu d'articles des projets initiaux de la
partie sénégalaise. En ce sens, il est difficile de parler
véritablement de bouleversement. Ce qu'il faut retenir dans ces phases
de négociation sont les tactiques employées par les deux parties
pour convaincre leur partenaire. En outre, la partie sénégalaise
a montré ses capacités de négociation en tant que nouvel
État.
109
Les nouveaux accords de coopération
franco-sénégalaise furent signés le 29 mars 1974 à
Paris sauf trois en septembre à Dakar. La nouveauté de ces
accords réside dans la référence au droit commun
international. C'est tout à fait compréhensif car nous parlons de
normalisation des accords de coopération franco-africaine. Si la
rédaction des articles respecte les normes du droit international, nous
avons pu repérer un certain nombre de limites au niveau pratique. Il
faut noter que le Sénégal avait ratifié l'ensemble des
accords signés avec la France depuis le 20 décembre 1974. Il faut
en revanche attendre le 19 mars 1975, pour que ces accords reçoivent
l'approbation parlementaire en France. Et ils ne seront ratifiés qu'au
16 juillet 1976. Cependant les autorités françaises n'ont pas
hésité à anticiper l'entrée en vigueur de l'accord
sur la circulation des personnes. L'application de ce dernier a suscité
quelques tensions. En effet, des nationaux sénégalais
résidant régulièrement sur le territoire français
ont été victimes de refoulement et de traitement indigne de la
part de certains fonctionnaires français. Au même moment les
autorités sénégalaises font tout pour faciliter les
expatriés français les nouvelles démarches administratives
à suivre ; voire de leur accorder secrètement quelques acquis par
rapport aux ressortissants d'autres pays. Nous avons souligné que les
autorités françaises ont saisi l'occasion pour stopper
l'immigration sous couvert du chômage.
En application des nouveaux accords, les deux parties ont
défini les nouvelles orientations de la coopération lors de la
première réunion du comité ministériel. Parmi les
points les plus significatifs, demeure l'assistance technique. Cette
dernière a été au coeur des préoccupations de la
coopération depuis la signature des nouveaux accords. Le Gouvernement
sénégalais n'a pas cessé de décrier l'insuffisance
des agents de coopération et la qualité de formation. C'est dans
ce cadre que le pays est passé au système de globalisation sans
oublier l'augmentation de sa participation financière qui devient
double. Le système de globalisation va à l'encontre du premier
objectif de l'assistance technique qui est de disparaître pour permettre
la relève par les nationaux. Le bilan pour le Sénégal a
été négatif car il s'est retrouvé avec un
déséquilibre économique sans précédent. Un
autre point des nouvelles orientations de la coopération
franco-sénégalaise portait sur le problème des
investissements. L'intervention française dans le pays a
été très importante en volume. Cependant, les
modalités d'exécution des projets financés par le FAC et
la CCCE ont été vivement critiquées. Leur intervention
obéit aux intérêts des entreprises françaises et non
aux besoins locaux. Les énormes investissements en matière
agricole ont consisté à maintenir la monoculture
arachidière au détriment des cultures vivrières. Par
conséquent, les paysans s'endettent davantage et sont exposés aux
sécheresses voire à des famines.
110
La France n'ayant plus les moyens d'intervenir toute seule
dans le pays a cédé sa place aux institutions internationales
notamment à la Banque mondiale et au Fonds monétaire
international. Cette période signe le début de son retrait.
Néanmoins, elle a reconnu en quelque sorte son échec et a
tenté de sortir le pays de la crise en lui accordant une aide
spéciale qui devrait rester secrète. Il faut aussi savoir que la
France a participé aux négociations des PAS grâce à
ses experts.
Les nouveaux accords de coopération
franco-sénégalaise ont eu de multiples impacts dans les deux
pays. L'aménagement du Delta du fleuve Sénégal a par
exemple poussé les paysans à migrer vers la France. Ces
immigrés sénégalais qui n'ont pas une réelle
reconnaissance de leur Gouvernement éprouvent d'énormes
difficultés économiques. En effet, ils n'ont pas droit à
un logement décent comparé aux expatriés français
qui travaillent au Sénégal. En outre, ils ont peiné
à bénéficier des avantages de la sécurité
sociale bien stipulée par l'accord entre les deux pays. Cette situation
est due au fait que la partie sénégalaise n'a pas exigé
assez le respect de cet accord. Sally N'dongo a bien mis en lumière et
dénoncé tous les problèmes que les travailleurs africains
rencontrent sur le territoire français. Les populations
françaises ont leur propre vision sur la coopération
franco-sénégalaise. Pour le citoyen ordinaire qui cohabite avec
les travailleurs sénégalais dans le même quartier, le
rapport entre les deux a perturbé son quotidien. La bourgeoisie et le
patronat les voient comme une main-d'oeuvre abordable. Nous n'avons pas
manqué, par ailleurs, de souligner que certains nationaux
français qui ont participé à leur lutte et qui sont
animés par un esprit humaniste. Nous pouvons donc affirmer que dans le
territoire français, la coopération
franco-sénégalaise a réussi à modifier le quotidien
voire le point de vue d'un certain nombre de la population. Les Français
n'ont plus l'apanage d'aller à la rencontre des
Sénégalais. Désormais ces derniers font le voyage et
estiment trouver un travail dans le cadre des accords de coopération.
Dans les années 1970, c'est un climat tout à
fait différent qui règne sur le territoire
sénégalais. L'impact des nouveaux accords réside dans la
perception des locaux vis-à-vis des expatriés français.
Ces derniers occupants des logements dans les quartiers les plus chics de la
capitale au détriment des nationaux dont la majeure partie vit dans des
bidonvilles, attirent le mépris et la méfiance des populations
locales. Pour le jeune diplômé local et le travailleur, le
coopérant constitue une entrave dans l'évolution de sa
carrière malgré les débuts de sénégalisation
des postes et de l'économie. Pour l'homme d'affaires
sénégalais, il est à la fois concurrent et partenaire.
Dans le milieu rural, nous avons vu que la vision des populations
111
vis-à-vis du Français a été
modifiée. À la place de l'administrateur qui le forçait
à payer l'impôt et travailler gratuitement, elles voient
l'encadreur agricole, l'infirmier et le bienfaiteur de l'eau potable. Cette
image positive a été possible grâce aux autorités
religieuses qui sont de véritables partenaires de la coopération
franco-sénégalaise. À cela il faut ajouter les messages de
propagande véhiculés par les médias. Concernant les
politiciens, nous l'avons bien souligné à travers le film
Guelwaar que ce sont eux qui profitent de cette coopération
surtout par le biais de l'aide afin de maintenir une clientèle
politique.
Nous pouvons affirmer que la révision des accords de
coopération franco-sénégalaise n'a pas modifié dans
la pratique les rapports entre les deux pays. Le Sénégal est
resté dépendant de la France. Cette situation de
dépendance a compromis d'une certaine manière sa
souveraineté. La coopération franco-sénégalaise a
failli à sa première mission qui était d'accompagner le
pays dans son décollage économique et social. Deux
décennies se sont écoulées après
l'indépendance et le pays s'est retrouvé dans une crise
économique et sociale qui l'a conduit aux PAS. En perspective,
l'échec de ses deux premières générations des
accords de coopération qui ont conduit les deux parties à revoir
les modalités. La priorité est désormais de favoriser une
coopération dont les effets sur les populations sont plus
bénéfiques et rapides. C'est dans ce cadre qu'est née la
coopération décentralisée depuis 1994. Il faut, dans le
même temps, prendre en compte l'arrivée de nouveaux partenaires
comme la Chine, les États-Unis et la Russie ainsi que l'importance
accordée à la coopération sous régionale. La Chine
est alors perçue au Sénégal, surtout avec l'arrivée
de Wade au pouvoir, comme une alternative à la coopération
française. Sur ce sujet nous avons déjà citer les travaux
de Adama Gaye et de Thierry Bangui.
Pour terminer, nous pouvons soutenir l'idée que le
projet de coopération franco-sénégalaise a survécu
au fil des décennies et a même dépassé sa date
d'échéance qui avait été fixée à
vingt ans. Ceci a été indéniablement rendu possible
grâce au Président Senghor. Son départ au pouvoir en 1981 a
signé le début de la fin du pacte néocolonial. Cependant,
c'est sa mort en 2001 qui met fin aux relations très étroites
entre les deux pays avec l'absence de la France lors de ses
funérailles.
112
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
113
Sources
-Les archives nationales de Paris
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Services rattachés au ministre, chargé de mission
(1959-1985), Fonds du Sénégal, cote
20000137/1-20000137/31.
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l'aide technique et de la coopération, DOM-TOM, organismes
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Archives nationales, Paris, Chargé de mission
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Coopération, Cabinet et services rattachés au Ministre
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des politiques du développement, Services des politiques
bilatérales, Bureau Afrique de l'ouest (1968-1982), cote
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Archives nationales, Paris, Coopération, Direction
du développement économique (1963-1983), cote
19860024/1-19860024/12.
Archives nationales, Paris, Enseignement supérieur
et universités, Direction générale des enseignements
supérieurs (1959-1969), cote 19770510/2
--Archives diplomatiques de la Courneuve
Direction des affaires africaines et malgaches
Généralités (1959-1979),238, cote 349 QNT
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