Université de Bretagne Occidentale UFR Sport et
Education Physique
Master 2 - Sport Santé Société
Administration, Territoire, Intégration
LA REDYNAMISATION DES « ASSISTÉS » PAR LE
SUPPORT DU SPORT
Le rôle des encadrants comme possible inflexion d'une
logique d'activation portée par l'institution ?
Le cas d'une action atypique de remobilisation par
l'activité physique.
|
Auteur : Clément REUSSARD
Directeur de mémoire : Alain VILBROD Année
universitaire : 2011-2012
|
Université de Bretagne Occidentale UFR Sport et
EP 20 avenue Le Gorgeu - CS 93837 29238 BREST Cedex 3
1
Remerciements
J'aimerai remercier tous ceux qui ont contribué de
près ou de loin à l'élaboration de ce travail de
mémoire.
En premier lieu, je souhaite remercier Alain Vilbrod, mon
tuteur de mémoire, pour la confiance qu'il m'a accordé et pour
ses conseils toujours avisés. Sans son éternel optimisme, je
n'aurai pas pu battre en brèche les nombreux moments de
découragement que suppose un tel travail.
Je remercie Bernard Moulin, pour m'avoir aussi bien accueilli
au sein d' « En Avant Toute ! », pour son humanité, sa
générosité et pour tout ce qu'il m'a apporté durant
ces dix semaines de stage. Je remercie également Florent Philippe et
Yannick Leost qui m'ont également accueilli dans les meilleures
conditions.
Merci à mes parents pour tous les sacrifices qu'ils ont
consenti et pour le soutien financier qu'ils m'ont toujours apporté dans
la réalisation de mes études. Merci à ma mère pour
le travail de relecture. Merci à mon frère de m'avoir transmis sa
curiosité intellectuelle et son intérêt pour la sociologie.
Merci à tous les amis qui m'ont soutenu malgré l'incertitude qui
entourait la réalisation de ce mémoire.
Merci à François Le Yondre de m'avoir introduit, de
manière aussi fournie, le thème de cette étude par son
travail de thèse de très grande qualité.
J'en profite pour exprimer publiquement toute ma
reconnaissance à Nicole Quier, mon ancienne professeure
d'Histoire-Géographie au lycée Chaptal de Quimper, sans qui je
n'aurai jamais envisagé de passer un bac général et encore
moins un parcours à l'université.
Enfin, je dédis ce mémoire à toutes les
personnes que j'ai eu la chance de rencontrer grâce à « En
Avant Toute ! » dont les parcours aussi riches que cabossés ont
considérablement enrichi ma vision de la vie.
2
Sommaire
Introduction 3
Partie I - Pauvreté contemporaine et
évolution des politiques d'assistance au
regard de l'analyse sociologique 6
1. Etat des lieux de la pauvreté contemporaine :
quelques chiffres 6
2. L'approche simmelienne de la pauvreté et de
l'assistance 18
3. Du welfare au workfare : mise en place
de politiques d'activation et de
responsabilisation des pauvres 21
4. Un climat social et politique stigmatisant à
l'égard des « assistés » 27
Partie II - Description de l'action « En Avant
Toute ! » 31
1. Historique 31
2. Publics accueillis 33
3. Objectifs 37
4. Fonctionnement 38
5. Financement 44
6. Partenariats 46
7. Perspectives 50 Partie III - L'insertion par le
sport comme paradigme des politiques d'activation
51
1. Une convocation du sport par l'institution loin
d'être anodine 51
2. Problématique 61 Partie IV -
Spécificités de l'action « En Avant Toute ! » et
contre-pouvoir de
l'encadrant 64
1. Méthodologie de l'enquête 64
2. Les attentes de l'institution 70
3. Rôle et contre-pouvoir des encadrants 79
4. Le ressenti des participants 89
5. Enjeux d'une approche réfléchie et militante
102
Conclusion 107
Bibliographie 109
Glossaire 112
Annexes 114
3
Introduction
En septembre 2009, dans le cadre de ma première
année de Master « SSSATI » à l'université Rennes
2, j'ai assisté à un cours intitulé « Sport et
chômage » dispensé par François Le Yondre qui faisait
suite à son travail de thèse intitulé « Vrais
chômeurs et vrais sportifs. Le sport face au chômage comme
instrument disciplinaire ou support de tactiques identitaires : des
catégories sociales en jeu. »1
Son étude portait sur des stages de redynamisation par
le sport comme activité contractuelle d'insertion pour des publics
allocataires du Revenu Minimum d'Insertion (RMI). Elle interrogeait la
convocation du sport de plus en plus courante dans ce type de dispositif :
« Ces pratiques suggèrent-elles une persistance
des représentations laudatives et essentialistes du sport ? Se
fondent-elles sur une équivalence perçue entre compétences
sportives et compétences professionnelles ? Ces dispositifs visent-ils
la réinsertion professionnelle des participants, le regain d'estime de
soi ou simplement l'accès à la pratique sportive dans une logique
du sport pour tous ? 2 »
Comme nous le verrons plus tard dans notre étude, Le
Yondre démontre par l'observation et l'analyse de deux dispositifs de ce
type, que si l'institution, à savoir le Conseil Général, a
de bonnes raisons de convoquer le sport, celles-ci n'ont rien de
philanthropiques.
Un an plus tard, alors que j'entrais en deuxième
année de master « SSSATI » que j'avais décidé de
poursuivre à l'Université de Bretagne Occidentale, j'apprenais
par hasard l'existence d'un dispositif similaire nommé « En Avant
Toute ! » basé à Quimper, ma ville d'origine.
En consultant la page internet de l'action3, je
repérais alors quelques éléments faisant écho au
cours de Le Yondre, mais aussi quelques originalités qui
attirèrent mon attention. Ainsi, je constatais que le dispositif est
également destiné aux personnes
1 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs. Le sport face au chômage comme instrument disciplinaire ou
support de tactiques identitaires : des catégories sociales en jeu,
2009.
2 Le Yondre F. « Des corps incertains.
Redynamisation des chômeurs par le sport. », Le
sociographe, n°38, 2012, p.84.
3 Consultable à l'adresse suivante :
<
http://www.adsea29.org/index.php?option=com
content&view=article&id=82&catid=43&Itemid=78 >
éloignées de l'emploi mais pas uniquement aux
allocataires du RMI4 puisque l'action accueille des « hommes et
femmes de 18 à 60 ans inscrits dans une démarche d'emploi et
bénéficiaires des minimas sociaux ». Au-delà du fait
que le public soit élargi, les prestations proposées m'ont
semblé différentes notamment dans les types d'activités
physiques proposés.
Alors à la recherche d'un stage dans une structure
sportive pour effectuer mon travail de mémoire de master deuxième
année, je suis allé à la rencontre du responsable de
l'action, un dénommé Bernard Moulin. Ce dernier m'a convaincu de
l'intérêt de réaliser une étude au sein de son
action, et a bien voulu accepter de m'accueillir en stage. J'étais
doublement motivé par cette expérience puisque à ce moment
là, je préparais en parallèle le concours
d'éducateur spécialisé. Ce terrain de stage me donnait la
possibilité de connaître un public avec lequel je n'avais jamais
eu l'occasion de travailler. Le stage durera dix semaines en tout qui
s'étaleront entre novembre 2010 et avril 2011.
Au commencement de l'étude et après lecture de
la thèse de Le Yondre, j'avais peur de tomber dans un
phénomène de « redite » par rapport au travail qu'il
avait mené. Une rencontre avec ce dernier me permettra de me
libérer de cette crainte puisque pour lui le dispositif d'« En
Avant Toute ! » diffère de façon significative des
dispositifs qu'il a pu étudier dans le cadre de sa thèse tant au
niveau de l'architecture que des modalités. À partir de
là, j'ai souhaité axer mon étude sur la
compréhension des raisons qui sont à l'origine de ces
différences. Des pistes de réflexion, puis des hypothèses
vont rapidement surgir tandis que des rencontres avec mon tuteur de
mémoire me permettront de les affiner.
Pour vérifier ces hypothèses, nous avons
mené une enquête de type compréhensive sur notre terrain de
stage. Cette investigation prendra la forme d'une observation participante dans
un premier temps, puis sera complétée dans un second temps par le
recueil d'entretiens auprès de personnes se situant à plusieurs
niveaux d'intervention dans le dispositif auprès de : l'institution, des
encadrants et des participants.
4
4 Devenu depuis RSA (Revenu de Solidarité
Active).
5
Ce mémoire se présente comme le résultat
de cette enquête. Il se décompose en quatre parties.
Premièrement, nous tenterons d'adopter un regard
sociologique sur la pauvreté contemporaine en nous intéressant
aux catégories sociales les plus touchées par cette
dernière. Puis nous tenterons de comprendre dans quelle philosophie
politique se sont développées les politiques d'assistance
actuelles qui répondent à cette « nouvelle pauvreté
». Nous comprendrons plus tard l'importance de resituer le dispositif
« En Avant Toute ! » dans un contexte économique et social
particulièrement marqué par une logique d'activation et de
responsabilisation des pauvres.
Dans une deuxième partie, nous exposerons le contexte
de stage en décrivant le fonctionnement de l'action « En Avant
Toute ! ».
Dans une troisième partie, nous proposerons un
résumé du travail de thèse effectué par Le Yondre
qui nous permettra de mieux comprendre en quoi ce type de dispositifs
d'insertion par l'activité sportive relève d'une convocation que
l'on pourrait qualifier de paradigmatique des politiques d'activation. A la
suite de cela, nous formulerons une problématique de recherche.
Enfin, dans une quatrième et dernière partie, il
s'agira de répondre aux hypothèses formulées dans la
problématique en se basant sur le contenu des entretiens recueillis sur
le terrain de stage. Cela nous permettra de comprendre quelles sont les
attentes de l'institution, quel rôle joue les encadrants au sein d'
« En Avant Toute ! » et comment les participants ressentent les
spécificités des modalités de cette action. Nous verrons
en quoi les encadrants peuvent jouer un rôle clé dans ce type de
dispositif et quels enjeux peuvent être associés à leurs
pratiques professionnelles.
6
Partie I - Pauvreté contemporaine et
évolution des politiques d'assistance
au
regard de l'analyse sociologique
1. Etat des lieux de la pauvreté contemporaine :
quelques chiffres
« - La plupart du temps, on commence par me demander
« combien ils sont ?». Comme si donner un chiffre allait soulager
l'opinion : au moins, on sait quelque chose. Mais contrairement à ce
qu'on imagine, la réponse n'est pas évidente, car la valeur des
chiffres est relative. Tout dépend en effet des indicateurs statistiques
que l'on choisit. [...] Ces chiffres sont utiles pour établir des
comparaisons entre pays ou régions, mais il faut savoir qu'ils sont une
mesure par définition imparfaite qui relève avant tout d'une
convention établie par des instances de production statistique, l'Insee,
par exemple. 5 »
Serge Paugam
1. Mise en garde
Serge Paugam attire notre attention sur le caractère
tout à fait relatif des données statistiques que l'on trouve
généralement sur la pauvreté en France puisque celles-ci
relèvent de seuils arbitrairement définis par des instances
jugées légitimes de la production statistique. Pourtant, selon
lui, il conviendrait de s'arrêter et de s'interroger sur la
définition de ces seuils car « aucune catégorisation ne
s'impose d'emblée sans prêter à discussion6
».
5 Paugam S., « Aujourd'hui on retrouve de la
compassion envers les pauvres », Télérama,
n°3176, 28 novembre 2010, consultable à l'adresse : <
http://www.telerama.fr/monde/serge-paugam-aujourd-hui-on-retrouve-de-la-compassion-envers-les-pauvres,62833.php
>
6 Paugam S., Duvoux N., La régulation des
pauvres. Du RMI au RSA., Paris, PUF, 2008, p.16.
7
Dans cette partie, nous nous attacherons donc davantage
à donner les grandes tendances de l'évolution de la
pauvreté en France, tout en mettant en exergue les catégories de
population les plus touchées par la pauvreté sous ses formes
actuelles.
Aujourd'hui en France, un individu est considéré
comme « pauvre » quand son niveau de vie est inférieur au
seuil de pauvreté. Ce seuil habituellement utilisé était
de 50 % du niveau de vie7 médian8, tandis
qu'Eurostat, organisme européen, privilégie le seuil à 60
% qui est désormais le plus fréquemment publié.
Selon ce mode de calcul de la pauvreté
monétaire, la France dénombrait, en 2009, 4,5 millions de pauvres
si l'on fixe le seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie
médian et 8,2 millions de pauvres si l'on utilise le seuil à 60
%.9 Dans le premier cas, le taux de pauvreté est de 7,5 %,
dans le second de 13,5 %. L'écart entre les seuils de 50 % et 60 % le
montre bien : le taux de pauvreté va presque du simple au double selon
que l'on utilise la première ou la seconde définition, et
pourtant, comme le rappelle Paugam, « rien ne permet vraiment de dire quel
est le seuil le plus pertinent »10. Mesurer la pauvreté
relève bel et bien d'une construction statistique arbitraire donc
à relativiser. Toutefois, en dépit de ses nombreux
défauts11, la mesure de la pauvreté monétaire
se basant sur un seuil relatif nous permet de dégager des grandes
tendances, nous permettant de mieux nous situer dans l'évolution de la
pauvreté en France (depuis 1970). (Voir Graphique 1 et Tableau 1)
12
7 Niveau de vie (définition INSEE) : il est
égal au revenu disponible du ménage divisé par le nombre
d'unités de consommation.
8 Le niveau de vie médian coupe la
population en deux : la moitié des personnes disposent d'un niveau de
vie inférieur, l'autre moitié d'un niveau de vie
supérieur.
9 En 2009, le seuil de pauvreté situé
à 60 % du revenu médian, pour une personne seule, est de 954
euros mensuels, celui à 50 % de 795 euros.
10 Paugam S., « Aujourd'hui on retrouve de la
compassion envers les pauvres », Télérama,
n°3176, 28 novembre 2010, consultable à l'adresse : <
http://www.telerama.fr/monde/serge-paugam-aujourd-hui-on-retrouve-de-la-compassion-envers-les-pauvres,62833.php
>
11 Le seuil relatif est fixé arbitrairement,
et ne prend pas en compte des éléments importants comme le
coût de la vie, le niveau de dette, les frais scolaires, l'exclusion
bancaire, etc.
A ce sujet, voir le rapport belge : « Une autre approche
des indicateurs de pauvreté », recherche-action-formation, mars
2004.
12 Graphique et tableau tirés de « La
pauvreté en France », publié le 20 octobre 2011,
Inégalités.fr,
consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article270
>
Attention au graphique concernant le nombre de personne sous
le seuil de pauvreté. La population totale de la France
métropolitaine n'étant pas la même en 1970 (50 millions) et
2009 (62 millions). Se reporter au Tableau 1 pour mieux mesurer la baisse de la
pauvreté.
2. Evolution de la pauvreté en France depuis les
années 1970
Graphique 1 - Evolution du nombre de personnes sous le
seuil de pauvreté en France depuis 1970 (en milliers) - Source :
Insee
8
Tableau 1 - Evolution du taux de pauvreté depuis
1970 (en %) - Source : Insee
Plusieurs observations s'offrent à nous et peuvent faire
l'objet de commentaires.
On observe dans un premier temps que la pauvreté a
globalement baissé ces quarante dernières années en
dépit des idées reçues. Ainsi elle a baissé des
années 1970 jusqu'au milieu des années 1990, pour ensuite rester
assez stable jusqu'au début des années 2000.
On note également que le nombre de pauvres est reparti
à la hausse depuis 2002. Ainsi, au seuil de 50 % la pauvreté a
augmenté de 760 000 personnes (+ 20 %) et de 678 000 personnes (+ 9 %)
au seuil de 60 %. Les taux sont passés respectivement de 6,5 % à
7,5 % et de 12,9 % à 13,5 %.13 Dès lors, on peut dire
que l'on assiste indéniablement à une nouvelle progression de la
pauvreté depuis une dizaine d'années.
Quelles sont les causes de ces évolutions ?
13 « La pauvreté en France », publié le
20 octobre 2011, Inégalités.fr, consultable à
l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article270
>
9
Selon Duvoux14, la baisse générale du
taux de pauvreté constatée sur ces quarante dernières
années (de 13,5 % en 1970 à 7,5 % en 2009)15
s'explique par la relative efficacité des politiques de protections
générales et universelles (notamment de gestion des retraites)
qui sont en amont des situations de pauvreté.
Toutefois, notons que la pauvreté repart à la
hausse depuis 2002, ce qui constitue un véritable tournant historique
depuis cinquante ans. Bien que celle-ci n'a pas explosée
statistiquement, Duvoux souligne qu'elle « est vécue plus
difficilement dans la mesure où elle a changé de nature
»16. Cette nouvelle pauvreté n'affecte pas toutes les
catégories de population, certaines étant plus exposées
que d'autres.
3. Quelles sont les catégories les plus
touchées par la pauvreté ?
Aujourd'hui, la réalité de la pauvreté
est extrêmement différente de celle d'il y a deux ou trois
décennies. Plusieurs grandes évolutions sont à prendre en
compte pour mieux comprendre sa mutation. Tout d'abord, la transformation de
l'emploi et du marché du travail. Celui-ci s'est flexibilisé
puisque les formes de contrats s'y sont précarisées (passant du
CDI au CDD et contrats en intérim), le temps partiel s'y est
développé (il a augmenté de 8 % à 17 % de l'emploi
total entre 1975 et 2008)17 tandis que le chômage de longue
durée s'y est installé. Duvoux souligne d'ailleurs que celui-ci
reste « une dramatique exception française »18
(près de 40 % du total des chômeurs).
Prenons également la mesure des transformations qui
sont intervenues au niveau de la vie privée : une plus grande
liberté et autonomie a été acquise au détriment
d'une fragilisation des liens sociaux et une transformation des structures
familiales avec l'explosion notamment des familles
monoparentales19.
Enfin, les formes d'intégration se sont
également transformées, surtout pour les étrangers. Elles
se sont durcies et placent ces populations dans une insécurité
juridique source de précarité. En témoigne, par exemple,
le durcissement de l'accès des étudiants étrangers au
marché du travail, décidé en mai 2011 par la «
circulaire Guéant » prônant
14 Duvoux N., « La pauvreté dans la
France contemporaine : regards sociologiques », intervention à
l'occasion du 5e Forum départemental de l'Insertion, Brest,
16 décembre 2010.
15 Si l'on se réfère au seuil de 50
%.
16 Duvoux N., « La pauvreté dans la
France contemporaine : regards sociologiques », intervention à
l'occasion du 5e Forum départemental de l'Insertion, Brest,
16 décembre 2010.
17 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.43.
18 Ibid., p.10.
19 Voir plus bas.
10
une approche « qualitative et
sélective20 » pour diminuer le nombre d'étudiants
étrangers pouvant prolonger leur expérience professionnelle en
France.
Duvoux dresse le portrait de la pauvreté contemporaine
dans la société française. Elle « se concentre dans
les catégories les plus frappées par le chômage, jeunes et
séniors, quand ils sont peu ou pas qualifiés. Si elle touche
principalement les jeunes, elle recommence à augmenter chez les
personnes âgées21 [...]. »
Voyons plus en détails ces catégories de
population touchées par la pauvreté en commençant à
nous intéresser à la pauvreté selon l'âge (voir
Tableau 2) 22.
Tableau 2 - La pauvreté selon l'âge (seuil
à 50% du niveau de vie médian) - Source : Insee,
enquête revenus fiscaux et sociaux,
2009.
Les jeunes
La pauvreté touche en premier lieu les enfants, les
adolescents et les jeunes adultes. Plus de 10 % de l'ensemble de ces tranches
d'âge sont en effet sous le seuil de pauvreté à 50 %. Parmi
les 4,5 millions de pauvres au seuil de 50 % du niveau de vie médian,
1,5 million (plus du tiers du total) sont des enfants et des adolescents. Bien
entendu, les enfants pauvres ne sont pas pauvres tout seuls, c'est que leurs
parents disposent de revenus insuffisants notamment du fait du chômage et
de bas salaires.
Notons que l'ensemble des moins de trente ans
représente la moitié des personnes pauvres, soit 2,28 millions
d'individus.
Récemment, la crise économique a conduit
à une hausse du chômage qui a touché tous les actifs et en
premier lieu les jeunes. De plus, une partie des jeunes adultes
20 Voir circulaire en ligne, consultable à
l'adresse :
<
http://www.gisti.org/IMG/pdf/noriocl1115117j.pdf
>
21 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.10.
22 Tableau tiré de « La pauvreté augmente
chez les jeunes mais aussi chez les séniors », publié le
23 février 2012, Inégalités.fr,
consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article373>
11
qui ne disposent pas de soutien familial se trouvent
d'ailleurs en grande difficulté car écartés des minima
sociaux23.
Entre 2004 et 2009, la pauvreté (au seuil de 50 %) pour
l'ensemble de la population a subi une augmentation de 16 %, passant de 3,9
millions de personnes à 4,5 millions. Sur la même période,
celui des jeunes adultes (18-29 ans) a subi une augmentation impressionnante de
40 %: leur taux de pauvreté est passé de 7,9 % à 10,9 %,
faisant passer le nombre de jeunes adultes sous le seuil de pauvreté de
670 000 à 941 000 personnes.24
Graphique 2 - Augmentation de la pauvreté chez les
jeunes et les séniors Source : Insee, données en milliers, seuil
de pauvreté à 50%
Les séniors
Bien que les plus de 60 ans soient globalement moins
concernés par la pauvreté (ils ne représentent que 11,2 %
du total des personnes pauvres), elle augmente aussi chez eux (voir Graphique
2). Le nombre de pauvres de plus de 60 ans est passé de 381 000 à
543 000 entre 2003 et 2008, là aussi une augmentation de plus de 40 %.
Le taux de pauvreté des plus de 60 ans est passé de 3,2 %
à 4,1 % entre 2003 et 2008, pour revenir à 3,7 % en 2009.
S'ils sont moins nombreux quantitativement parlant, leur
situation n'en est pas moins grave : une partie de ces personnes doivent
survivre avec de très bas revenus et surtout, ils n'ont que très
peu de chances de sortir de leur situation. Cette hausse résulte en
partie de l'augmentation de la population âgée mais pas seulement
car si elle a amplifiée dans cette catégorie, c'est sous l'effet,
entre autres, des différentes réformes
23 Il faut avoir 25 ans pour prétendre au
Revenu de Solidarité Active (RSA).
24 « La pauvreté augmente chez les jeunes mais
aussi chez les séniors », publié le 23 février 2012,
Inégalités.fr,
consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article373>
12
de retraites entre 1993 et aujourd'hui, qui ont plongé
dans la précarité bon nombre de retraités. Ce
phénomène nouveau devrait nous alerter puisqu'il démontre
un certain renversement de tendance dans la mesure où jusque là
c'était surtout « au sein de ces catégories que les
politiques de l'Etat-Providence avaient porté leurs fruits25.
» En effet, jusqu'aux années 1960, la pauvreté touchait
essentiellement les ménages de retraités. « Il s'agissait de
la population entrée sur le marché avant la Seconde Guerre
mondiale, c'est-à-dire avant la mise en place d'un système
généralisé de retraite. » La situation s'était
ensuite considérablement améliorée pour les « gens
[qui] avaient cotisé régulièrement et
bénéficiaient de pensions satisfaisantes26. »
Ainsi, grâce à l'action de l'Etat, la pauvreté chez les
personnes âgées avait pu réduire de moitié
jusqu'à aujourd'hui.27
Désormais, les inquiétudes se concentrent sur
les femmes de plus de 75 ans, dont le taux de pauvreté s'établit
à un niveau proche de 15 %. Deux facteurs principaux peuvent expliquer
ce phénomène selon le rapport de l'ONPES (Observatoire National
de la Pauvreté et de l'Exclusion Sociale) : « la perte du conjoint
et le bas niveau des pensions en raison d'une carrière incomplète
qui n'est qu'insuffisamment compensé par le minimum vieillesse. Son
niveau demeure en effet inférieur au seuil de pauvreté,
malgré sa forte revalorisation depuis 200728. »
Comme nous l'avons souligné précédemment,
l'évolution de la pauvreté a aussi été
marquée par les transformations qui ont touché les formes de vie
privée et les modèles familiaux conduisant à une plus
grande fragilisation du lien social et à de nouvelles situations de
précarité. C'est particulièrement le cas pour les familles
monoparentales.
25 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.10.
26 Paugam S., « Aujourd'hui on retrouve de la
compassion envers les pauvres », Télérama,
n°3176, 28 novembre 2010, consultable à l'adresse : <
http://www.telerama.fr/monde/serge-paugam-aujourd-hui-on-retrouve-de-la-compassion-envers-les-pauvres,62833.php
>
27 Duvoux N., Op. Cit., p.21.
28 Rapport ONPES 2011-2012, p.26.
13
Familles monoparentales
Depuis les années 1980, le nombre de familles
monoparentales a doublé pour atteindre 1,8 million en 2005. Aujourd'hui,
17,7 % des enfants de moins de 25 ans vivent avec un parent
seul.29
Leur exposition à la pauvreté est environ trois
à quatre fois supérieure à celle des autres
ménages. En effet, 32,9 % des familles monoparentales soit 1,6 million
de familles, disposent de revenus inférieurs au seuil de pauvreté
à 60 % contre 10,8 % des couples. Si l'on considère le seuil
à 50 % du revenu médian, les taux sont respectivement de 20,8 %
(1 million de familles monoparentales) et 5,8 %. 30
Rappelons que dans la très grande majorité des
cas, les familles monoparentales sont des femmes avec enfants, puisqu'en cas de
séparation, ce sont elles qui, la plupart du temps, obtiennent la charge
des enfants. Elles sont également très touchées par les
transformations de l'emploi et la flexibilisation du marché du travail :
« Le temps partiel imposé, les horaires irréguliers [...]
les obligent à des exercices complètement fous. Elles
s'épuisent à travailler pour de maigres salaires et à
être présentes en tant que mères auprès de leurs
enfants. Aujourd'hui, être femme, être dans le monde du travail
dans une situation précaire et avoir des enfants, c'est pratiquement
mission impossible pour s'en sortir véritablement31. »
D'autant que les femmes continuent encore aujourd'hui de toucher des salaires
inférieurs de 27% à ceux des hommes32.
Les familles nombreuses sont également fortement
exposées à la pauvreté. Les couples avec un ou deux
enfants sont moins touchés et les couples sans enfant
enregistrent, eux, les taux de pauvreté les plus bas.
(Voir Graphique 3)33
29 Voir « Familles monoparentales et
pauvreté », publié le 1er octobre 2011,
Inégalités.fr, consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article366
>
30 Ibid.
31 Paugam S., « Aujourd'hui on retrouve de la
compassion envers les pauvres », Télérama,
n°3176, 28 novembre 2010, consultable à l'adresse : <
http://www.telerama.fr/monde/serge-paugam-aujourd-hui-on-retrouve-de-la-compassion-envers-les-pauvres,62833.php
>
32 Voir « Les inégalités de
salaires hommes-femmes : état des lieux », publié le 22
décembre 2011, Inégalités.fr, consultable
à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article972
>
33 Graphique tiré du rapport ONPES 2011-2012,
p.22
14
Graphique 3 - Taux de pauvreté monétaire
par type de ménage de 2005 à 2009 (en %) Sources : Insee,
enquêtes revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2009
Les travailleurs pauvres
L'existence de travailleurs pauvres découle de
plusieurs facteurs. D'abord, de la faiblesse des salaires dans de très
nombreux secteurs et notamment du niveau du salaire minimum. Ensuite, du temps
partiel, qui réduit en proportion les niveaux de vie. Enfin, il
résulte également du fractionnement des emplois : petits boulots,
alternances de phases d'emploi et de chômage ou d'inactivité.
Un million de personnes exercent un emploi mais disposent,
après avoir comptabilisé les prestations sociales ou
intégré les revenus de leur conjoint, d'un niveau de vie
inférieur au seuil de pauvreté. Elles sont 1,9 million si l'on
prend en compte le seuil à 60 %. Le nombre de travailleurs pauvres a
grossi de 104 000 personnes entre 2003 et 2009 au seuil de 50 % et de 132 000
personnes au seuil de 60 % du revenu médian.34
Les chômeurs
Bien évidemment, les personnes au chômage font
parties des catégories de population les plus touchées par la
pauvreté.
Le chômage frappe d'abord les plus jeunes (voir
Graphique 3 et Tableau 3) : 17,2 % des actifs35 de 15 à 29
ans.36 Ceci, du fait de leur inexpérience, mais aussi de
34 Voir « Les travailleurs pauvres en France
», publié le 17 juin 2012, Inégalités.fr,
consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article905>
35 Il ne s'agit pas de l'ensemble des 15-29 ans, dont
une partie est scolarisée notamment.
36 Voir « Le taux de chômage selon
l'âge et le sexe », publié le 12 avril 2012,
Inégalités.fr, consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article230
>
15
leur arrivée dans une période économique
plus difficile où chacun s'accroche fermement à son emploi.
Même avec des salaires inférieurs, l'entrée dans le monde
du travail reste un parcours difficile, où s'enchaîne de nombreux
stages et des périodes de précarité (missions
intérim, Contrat à Durée Déterminée,
etc.).
Graphique 4 - Taux de chômage selon l'âge
et le sexe - Source Insee, 2010
Tableau 3 - Taux de chômage selon l'âge -
Source Insee, 2010
Le niveau de diplôme est également un facteur
conditionnant fortement le risque d'être au chômage. En effet, le
taux de chômage des non diplômés est près de trois
fois plus élevé que celui des personnes qui disposent d'un niveau
au moins égal à bac +2. Ainsi, on compte près de 6 % de
chômeurs chez les détenteurs d'un diplôme supérieur
à bac +2, alors qu'ils sont presque trois fois plus nombreux chez les
non diplômés (16,1 %). Le diplôme demeure une arme
essentielle sur le marché du travail, que ce soit pour y entrer ou pour
progresser dans celui-ci ensuite.
La situation est particulièrement dramatique pour ceux
qui sortent du système scolaire sans qualification dans une
société qui a tendance a survalorisé le niveau de
diplôme par rapport à l'expérience personnelle (voir
Graphique 4).
Graphique 5 - Taux de chômage selon le
diplôme et l'âge (en %) - Source : Insee, 2010
16
D'autant que les écarts de taux de chômage ont
tendance à s'accroître entre diplômés et
non-diplômés depuis 2007 (voir Graphique 5).
Graphique 6 - Evolution du taux de chômage selon le
diplôme - Source : Insee
Ces quelques données chiffrées nous ont permis
de mettre en lumière certaines grandes évolutions de la
pauvreté en France. Toutefois, il s'agit là d'une analyse
incomplète à bien des égards.
Rappelons déjà qu'au cours de cette partie, nous
avons uniquement évoqué les chiffres qui concernent la
pauvreté monétaire. Or, d'autres données pourraient
permettre d'avoir un éclairage différent dès lors que l'on
s'intéresse par exemple à la pauvreté selon les conditions
de vie.
De même, nous avons ici choisi d'aborder largement les
inégalités en termes de revenus, pourtant il s'avère que
c'est surtout au niveau des patrimoines que les inégalités se
creusent : les 10 % des ménages les moins aisés détiennent
moins de 2 700 euros de patrimoine brut (avant remboursement des emprunts). Les
10 % les mieux dotés disposent d'un patrimoine supérieur à
552 300 euros. Soit un rapport de 1 à 205, qui a crû de
près d'un tiers depuis 2004. Un écart bien plus important que
celui relatif aux revenus, qui était en 2009 de 4,2 entre les 10% les
plus modestes et les 10% les plus riches.37
Globalement, les phénomènes de pauvreté
sont complexes à évaluer et à saisir dans leur ensemble.
Ils dépendent très largement des outils de mesure que l'on
décide d'utiliser. Pourtant, l'état des lieux effectué
plus haut, même si partiel et imparfait, nous
37 Voir données relatives au patrimoine sur le
site de l'Insee, consultable à cette adresse : <
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref
id=ip1380 >
17
a permis de mieux saisir quelques phénomènes de
pauvreté, de mieux voir quelles en sont les grandes tendances en cours
avant d'en dégager les catégories les plus touchées.
Dans la suite de notre étude, nous allons nous
intéresser à la mise en place des dispositifs de protection
sociale et d'assistance qui se sont développés et répandus
progressivement dans des contextes socio-économiques et politiques eux
aussi en évolution afin de répondre à ces
phénomènes de pauvreté.
Toutefois, avant de nous intéresser aux grandes
étapes de cette « régulation des pauvres38 »
pour reprendre l'expression consacrée dans l'ouvrage de Serge Paugam et
Nicolas Duvoux, il convient dans un premier temps de s'intéresser aux
apports de Simmel à la sociologie de la pauvreté, à
travers son ouvrage Les pauvres (1907)39. Cela nous
permettra certainement de désenchanter notre vision de l'aide aux plus
démunis.
38 Paugam S., Duvoux N., La régulation des
pauvres. Du RMI au RSA., Paris, PUF, 2008.
39 Simmel G., Les pauvres,
(1ère édition en allemand, 1907), Paris, PUF, «
Quadridge », 1998.
18
2. L'approche simmelienne de la pauvreté et de
l'assistance
« La pauvreté ne peut [...] être
définie comme un état quantitatif en elle-même, mais
seulement par rapport à la réaction sociale qui résulte
d'une situation spécifique. [...] Ce groupe ne reste pas unifié
par l'interaction entre ses membres, mais par l'attitude collective que la
société comme totalité adopte à son
égard.40 »
Georg Simmel
Définition simmelienne de la
pauvreté
Georg Simmel, sociologue allemand, est le premier à
s'intéresser à l'assistance et au phénomène de
paupérisation du début du XXe siècle dans son ouvrage
« Les pauvres » (1907). L'idée principale qui ressort de cet
ouvrage pionnier en matière de sociologie de la pauvreté est que
« la pauvreté naît d'un rapport social41 »
auquel le sociologue doit avant tout s'intéresser plutôt que de
donner un apport qualitatif sur les définitions institutionnelles.
À ce titre, Paugam, adoptant la définition de Simmel, souligne
lui, que « la sociologie de la pauvreté ne peut se satisfaire d'une
approche descriptive et substantialiste des pauvres. Elle doit
privilégier l'analyse des modes de construction de cette
catégorie sociale et caractériser les relations
d'interdépendances entre elle et le reste de la
société.42 » Pour reprendre la définition
originale de Simmel : « Les pauvres en tant que catégorie sociale,
ne sont pas ceux qui souffrent de manque et de privations spécifiques,
mais ceux qui reçoivent l'assistance ou devraient la recevoir selon les
normes sociales. Par conséquent la pauvreté, ne peut dans ce
sens, être définie comme un état quantitatif en
elle-même, mais seulement par rapport à la réaction sociale
qui résulte d'une situation spécifique. [...] C'est à
partir du moment où ils sont assistés, peut-être même
lorsque leur situation pourrait normalement donner droit à l'assistance,
même si elle n'a pas encore été octroyée, qu'ils
deviennent parti d'un groupe caractérisé par la pauvreté.
Ce groupe ne reste pas unifié par l'interaction entre ses membres, mais
par l'attitude collective que la société comme totalité
adopte à son égard43. »
40 Simmel G., Op. Cit., p. 96-98.
41 Paugam S., Duvoux N., La régulation des
pauvres. Du RMI au RSA., Paris, PUF, 2008, p.10.
42 Ibid., p.17.
43 Simmel G., Op. Cit., p. 96-98.
19
Dans cette définition que donne Simmel de la
pauvreté, il faut également prendre la mesure du caractère
culturellement relatif de la pauvreté puisqu'un pauvre est
considéré comme pauvre uniquement par la société ou
le groupe dans lequel il évolue « selon les normes sociales »
en vigueur. La notion de pauvreté n'est donc pas universelle. Le Yondre
résume très bien cette idée ainsi : « Un pauvre est
pauvre relativement à la culture de la société, au niveau
de besoin qu'elle génère44 ».
Paugam distingue lui plusieurs types de pauvreté selon
les sociétés : pauvreté « disqualifiante »
(France), pauvreté « intégrée » (pays pauvres),
pauvreté « marginale » (pays scandinaves)45. La
pauvreté intégrée décrit la situation de pays ou de
régions économiquement en retard. Comme cette dernière est
depuis longtemps largement répandue, les pauvres ne sont pas
stigmatisés et bénéficient de la solidarité
familiale ou de la socialisation par une pratique religieuse qui reste intense.
La pauvreté marginale correspond à la pauvreté d'une
petite partie de la population au sein d'une société
prospère. Ces pauvres, considérés comme des « cas
sociaux » inadaptés au monde moderne sont fortement
stigmatisés. La pauvreté disqualifiante concerne les
sociétés postindustrielles touchées par des
difficultés économiques. Les pauvres sont
considérés à travers l'image de la chute ou de la
déchéance. L'angoisse du chômage et de l'exclusion touche
une grande partie de la société.
Fonctions de l'assistance aux pauvres
A travers son analyse de la pauvreté, Simmel a
été le premier à déconstruire la vision
philanthropique que l'on est tenté d'avoir sur le traitement de celle-ci
par la société. Dans nos représentations, l'assistance
serait une pratique altruiste et vertueuse. Pourtant, il est aisé de
démontrer que l'assistance aux pauvres s'attache davantage à
satisfaire le donateur que le receveur, et ceci dans l'intérêt
premier de la collectivité. Simmel ne manque pas à cet effet de
souligner que « la collectivité sociale récupère
indirectement les fruits de sa donation46. »
L'intérêt pour la nation qui vient en aide aux pauvres est en
effet réel à bien des égards : « La fonction de
l'assistance est dans ce cas, tout à la fois, de réhabiliter leur
activité économique, de les rendre plus productifs, de
préserver leur énergie physique, de réduire le risque de
dégénérescence de leur progéniture, et enfin,
d'empêcher leurs impulsions à user de moyens violents dans le
but
44 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.163.
45 Paugam S., Les formes
élémentaires de la pauvreté, Paris, PUF, 2005.
46 Simmel G., Op. Cit., p. 57.
20
de s'enrichir. [...] L'assistance est un facteur
d'équilibre et cohésion de la société. Elle est un
moyen pour elle d'assurer son autoprotection et son
autodéfense47.»
Suivant l'analyse que fait Simmel sur les fonctions de
l'assistance, Paugam lui attribue également une fonction
économique, morale et culturelle. Au niveau économique,
l'assistance permet de préserver la société du «
risque d'abaissement des salaires que le pauvre pourrait engendrer en acceptant
de travailler pour trop peu »48. Quant à sa fonction
morale et culturelle, « l'existence des pauvres permet de garantir un
statut social à ceux qui ne le sont pas, ou pas encore. ». De plus,
l'existence de pauvres au sein de la société « encourage les
autres catégories à faire preuve de vertus morales comme le
travail, la constance dans l'effort, la volonté, la
responsabilité individuelle pour se tenir à distance de la
déchéance et continuer si possible à gravir
l'échelle sociale49. »
Plus désenchantant encore, Simmel n'hésite pas
à faire ressortir la fonction résolument conservatrice de
l'assistance : « L'assistance se fonde sur la structure sociale, quelle
qu'elle soit ; elle est en contradiction totale avec toute aspiration
communiste ou socialiste, qui abolirait une telle structure sociale. Le but de
l'assistance est précisément de mitiger certaines manifestations
extrêmes de différenciation sociale, afin que la structure sociale
puisse continuer à se fonder sur cette différenciation. Si
l'assistance devait se fonder sur les intérêts du pauvre, il n'y
aurait, en principe, aucune limite possible quant à la transmission de
la propriété en faveur du pauvre. Une transmission qui conduirait
à l'égalité de tous50. » En clair, c'est
bel et bien l'assistance qui permet de maintenir les inégalités
de la société. Pour Robert Castel dont le sens de la formule est
toute aussi désenchantant, on pourrait dire en fin de compte qu'il
s'agit de « faire du social pour éviter le socialisme51
».
À ce titre, l'analyse de Simmel renverse le rapport de
causalité généralement perçu entre la
pauvreté et l'assistance. Le Yondre le schématise ainsi: «
l'assistance n'est plus une réponse mais la cause de la pauvreté
dans la mesure où c'est l'action vers la pauvreté qui la fait
exister52. »
47 Paugam S., Duvoux N., Op. Cit., p.20.
48 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.167.
49 Paugam S., Duvoux N., Op. Cit., p.23.
50 Simmel G., Op. Cit., p. 49.
51 Cité par Vilbrod A. in Bouve C.,
L'utopie des crèches françaises au XIXe siècle : un
pari sur l'enfant pauvre, Peter Lang, 2010.
52 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.166.
21
3. Du welfare au workfare : mise en place de politiques
d'activation et de responsabilisation des
pauvres
« Loin des réalités du terrain, les
politiques sociales élaborées dans les hautes sphères
gouvernementales subordonnent toujours plus le social aux impératifs
glacés de la compétition économique et enferment le
réel dans une logique de « choses mortes. » [...]
A quelques exceptions près, un consensus s'est
assez rapidement formé parmi les élites politiques nationales et
européennes pour considérer que la réduction des
inégalités n'était plus à l'ordre du jour ni
même du ressort de l'action gouvernementale. Mieux valait, plus
modestement, s'en tenir à ce qu'on appelle désormais, du fait de
la dégradation de la situation sociale, la lutte « contre la
pauvreté et les exclusions ». Dénoncé pour sa trop
grande « générosité », l'ambition sociale de
sécurité généralisée à l'ensemble des
populations a progressivement laissé la place à un système
de soutien parcimonieux réservé aux plus nécessiteux. Le
projet d'une couverture minimum pour (presque) tous a succédé
à l'idéal d'une protection sociale pour tous. » 53
Noëlle Burgi
1. D'une protection sociale universaliste...
Une protection sociale universelle érigée
après la Guerre
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les
réformateurs sociaux ont créé des systèmes
solidaires de protection sociale destinés « à
débarrasser les travailleurs de la hantise du lendemain » pour
citer Pierre Laroque, père fondateur de la sécurité
sociale.
Cet objectif n'avait pas été défini en
vertu d'une « vision compassionnelle des rapports sociaux
»54. Elle découlait d'une leçon
désastreuse de l'Histoire aux sociétés occidentales : ces
dernières venaient de connaître une période de
désintégration et de conflit allant de 1914 à 1945,
traversant la grande dépression des années 1930. Le
53 Burgi N., La machine à exclure. Les
faux semblants du retour à l'emploi, Paris, La Découverte,
2006, p.39-40.
54 Ibid., p.41.
22
système de protection sociale « devait avant tout
protéger d'un éventuel recommencement55 » par
peur de voir surgir à nouveau les mêmes causes et les mêmes
effets. Elle relevait avant tout d'un « devoir de la collectivité
à l'égard de ses membres56 ».
Schématiquement, ce système de protection
sociale faisait dériver les droits sociaux directement du contrat de
travail de l'assuré et s'étendaient indirectement à ses
proches et ses ayants droit. Quant aux pauvres situés à
l'extérieur du système productif, il appartenait surtout aux
familles, soumises à l'obligation alimentaire de les secourir. La
collectivité pouvait également intervenir auprès d'eux,
dans le cadre de l'action sociale et par l'intermédiaire des
travailleurs sociaux, si l'absence de relation avec le travail était
justifiée. Le principe de l'assurance sociale, construit dans un
contexte de plein emploi, couvrait les risques des périodes de rupture
avec l'emploi, car celles-ci étaient considérées comme
involontaires et transitoires.
Ainsi, après 1945 et durant une trentaine
d'années, « l'assistance a tendu à décroître
à mesure que l'Etat social s'édifiait autour de la notion
d'assurance57. »
2. ... à une protection résiduelle
centrée sur les exclus
La crise économique qui s'ouvre avec les chocs
pétroliers des années 1970 et l'arrivée concomitante du
chômage de longue durée vont changer radicalement la donne. La
société en sort transformée. Pour Duvoux «
l'individualisation a déstabilisé de concert ces deux
institutions que sont le marché du travail et la famille traditionnelle.
Cette crise est le creuset dans lequel la protection sociale se transforme.
»58
Crise des années 1970 et retour au premier plan du
néo-libéralisme
À partir de la crise économique des
années 1970, le néo-libéralisme s'est imposé de
force59 comme la seule politique possible60 puisque les
méthodes d'inspiration keynésienne n'ont pas permis de
résoudre cette crise. En effet, alors que les gauches
55 Burgi N., Op. Cit., p.41.
56 Ibid.
57 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.17.
58 Ibid., p.23.
59 Voir la « contre-révolution
économique et sociale » conduite par Margaret Thatcher lors de
la
grève des mineurs du 5 mars 1984 au 6 mars 1985 qui,
avec le concours de la « révolution conservatrice »
initiée aux Etats-Unis par Ronald Reagan, ouvrit la voie à la
globalisation du nouveau paradigme néolibéral (Burgi. N., La
Machine à exclure. Les faux-semblants du retour à l'emploi,
La Découverte, Paris, 2006, p. 31-32).
60 Le slogan martelé par Margaret Thatcher
était alors : « There is no alternative. »
23
européennes n'ont pas su proposer de projet commun pour
adapter leur théorie économique à cette crise, les
néolibéraux, eux, se tenaient prêts à revenir au
devant de la scène économique et politique. C'est ainsi que le
néo-libéralisme a pu petit à petit se propager à
l'ensemble des gouvernements et progressivement remplacer l'éthique du
pacte social par « un nouveau cadre redéfinissant les droits et
obligations des citoyens qui reposent maintenant sur les règles de la
concurrence61. » Il a défini comme priorité la
règle de transparence des coûts tout en mobilisant les
égoïsmes individuels, interprétant le chômage de masse
comme la somme de parcours biographiques. Les politiques sociales ont alors
progressivement fait le deuil des principes de solidarité tout en
empruntant le chemin d'une conception restrictive de l'efficacité
économique.
Développement du workfare
Depuis trois décennies, en Amérique du Nord puis
en Europe, les pouvoirs politiques ont développé, sous des formes
plus ou moins atténuées, des politiques d'activation à
destination des catégories pauvres affectées par le
chômage. C'est ce qu'on a appelé la logique de workfare.
Elle fait référence à la « mise au travail des
pauvres », et succède aux politiques de welfare «
État de bien-être collectif » 62. Le but de la
manoeuvre ? Rendre le travail « payant63 » en accroissant
le différentiel de revenu entre l'assistance et l'emploi. Valérie
Pécresse, alors ministre du Budget et porte parole du gouvernement
français, exprimait cette idée on ne peut plus clairement le 22
février 2012 sur LCI : « L'idée c'est d'accroître le
différentiel entre les français qui vivent de revenus
d'assistance et les français qui vivent des revenus du travail.
»
Revenons un petit peu en arrière, au début des
années 1990. Le consensus, dit « de Washington »
développe une critique très forte de l'Etat social, et se donne
comme priorités « la privatisation, la contractualisation et le
ciblage des dépenses sociales64 ». Le chômage
devient dès lors un risque individuel, et non un risque lié au
contexte économique. A partir de là, le chômeur (ou le
pauvre) doit donc être « incité » à reprendre un
emploi , le travail étant présenté comme le « moyen
et le vecteur de l'insertion » tandis que « l'activation des
dépenses sociales (c'est-à-dire le fait qu'elles ne soient plus
simplement curatives, mais capables de sortir les assistés de leur
61 Burgi. N., Op. Cit., p. 27-28.
62 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.67.
63 Voir le slogan britannique en vogue dans les
années 1990 : « Making work pay. »
64 Duvoux N., Op. Cit., p.67.
24
situation, le plus souvent en les réinsérant sur
le marché du travail) s'impose partout sous des modalités
différentes65. »
« L'obligation à la citoyenneté
», selon Lawrence Mead
Cette profonde transformation de l'aide sociale n'a rien d'une
évolution naturelle ou structurelle. Burgi souligne qu'elle n'aurait pas
eu lieu sans l'intervention décisive de l'Etat, le redéploiement
du pouvoir aux instances supranationales et le travail de
réinterprétation du monde et des valeurs collectives « pour
faire adhérer, sinon consentir66. » À ce propos,
Loïc Wacquant, dans son ouvrage Les prisons de la misère
(1999) consacre quelques pages67 aux théories
défendues par Lawrence Mead, politologue conservateur de la New York
University, auteur du livre Au-delà des droits, obligation à
la citoyenneté (1986), qui a durement oeuvré auprès
des élites politiques occidentales pour l'adhésion de ces
dernières à la doctrine du workfare.
À l'occasion d'un colloque68 en Angleterre
en 1997, Mead expliquait que si l'Etat doit s'interdire d'aider les pauvres
matériellement, il lui incombe toutefois de les soutenir moralement en
leur imposant de travailler. Ce sont les fameuses « obligations à
la citoyenneté » (plus tard développées par la
politique de Tony Blair en Angleterre69) justifiant la mutation
du welfare en workfare. Selon lui, le modèle de
l'Etat-Providence a échoué à résorber la
pauvreté car trop « permissif » au sens où il
n'imposait pas d'obligations de comportements à leurs
bénéficiaires. Pour Mead, « Le chômage tient moins aux
conditions économiques qu'aux problèmes de fonctionnement
personnel des chômeurs », de sorte que « l'emploi, tout du
moins pour ce qui est des emplois « sales » et mal payés, ne
peut plus être laissé au bon vouloir et à l'initiative de
ceux qui travaillent » Il doit même être rendu obligatoire
« à l'instar du service militaire qui a permis de recruter dans
l'armée ». Pour lui, « Le non travail est un acte politique
» qui démontre « la nécessité du recours
à l'autorité70 ». Par ailleurs, il prône le
remplacement d'un Etat-Providence « maternaliste » par un état
punitif « paternaliste » : « Nous avons
65 Duvoux N., Op. Cit. p.67.
66 Burgi N., Op. Cit., p.40.
67 Wacquant L., Les prisons de la
misère, Raisons d'agir, 1999, p.36-42
68 Lawrence Mead (éd.), «From Welfare
to Work, lessons from America», Londres, Institute of Economic Affairs,
1997.
69 Mead est l'un des grands inspirateur
américains de la politique britannique de réforme des aides
sociales.
70 Mead L., Beyond Entitlement : The Social
Obligations of Citizenship, New York, Free Press, 1986, p.13, 200 et 87
25
besoin de savoir pourquoi et comment les pauvres sont
méritants, ou pas, et quels types de pression peuvent influer sur leur
comportement71 » explique t-il alors.
C'est à peu près cette philosophie de l'aide
sociale qui s'est développée, avec quelques exceptions et nuances
selon les pays, en Europe et en Amérique du Nord. Duvoux remarque que
« le point fondamental est que, même si les réformes sont de
natures différentes, voir opposées dans pays
socio-démocrates et libéraux, le niveau d'activation est
relativement identique. »72
Toutefois, la France, de par son héritage catholique et
républicain, et sa vision compassionnelle de l'exclusion est
restée étrangère à cette mise au travail des
pauvres jusqu'aux années 2000 (et la mise en place de nouvelles
politiques d'activation telles que la Prime pour l'emploi en 2001, le
RMA73 en 2003, ou encore le RSA74 en 2008).
Le bilan du workfare est cependant plus que
mitigé dans la plupart des pays : les politiques d'activation se sont
accompagnées d'un renforcement des inégalités75
tandis que se développait le phénomène de «
pauvreté laborieuse ».
Le phénomène de « pauvreté
laborieuse »
Ces politiques d'activation ont en effet largement
participé à la dégradation des normes d'emploi : « En
généralisant les emplois précaires et autres « petit
boulots », elles ont contribué à faire accepter
l'idée que certaines tâches étaient une chance pour les
populations pauvres et déqualifiées, considérées de
toute façon comme « inemployables » 76 ». Le paradoxe,
pour Duvoux est que ces politiques censées juguler la « nouvelle
pauvreté » ont accompagné son prolongement dans la «
pauvreté laborieuse » traduction du phénomène des
« working poor » connu de longues dates dans les pays
anglo-saxons77. Duvoux dénombre trois principaux facteurs
explicatifs pour expliquer le développement et la persistance de la
« pauvreté laborieuse » en France : les bas salaires horaires,
les faibles durées de travail et les emplois instables78.
Certains secteurs sont néanmoins plus touchés que d'autres par ce
phénomène de
71 Mead L., The New Politics of Poverty : The
Nonworking poor in America, New-York, Basic Books, 1992
72 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.69.
73 RMA : Revenu Minimum d'Activité
74 RSA : Revenu de Solidarité Active
75 Duvoux N., Op. Cit., p.83.
76 Ibid., p.40.
77 Ibid.
78 Ibid., p.42.
26
pauvreté laborieuse : hôtellerie, restauration,
nettoyage, service à la personne, agriculture ou encore le
commerce79.
Dualisation de la protection sociale
Dans ce contexte de transformation de l'Etat social, la
protection sociale s'est « dualisée ». D'un côté,
un système assurantiel qui continue de protéger ceux qui ont un
emploi et qui contribue à l'utilité sociale et à la
production de richesses. De l'autre, pour les non-contributeurs, elle devient
« assistancielle et compassionnelle, tout en se teintant d'un
procès culpabilisant à l'égard de ceux qui n'auront pas su
saisir leur chance. »80 Pour Duvoux, ces derniers subissent « une
double peine » puisqu'ils sont, de fait, mis à l'écart
à la fois du travail et de ses protections. Le décalage entre les
formes d'emplois précaires qui y sont proposées et les exigences
de continuité et de stabilité pour avoir droit à la
protection sociale exclut de plus en plus de personnes81.
Responsabilisation des pauvres
Le principe de l'activation introduit par la logique de
workfare est indissociable d'une certaine responsabilisation des pauvres.
Pour Peter Abrahamson, on peut concevoir ce principe « comme
découlant d'une responsabilité accrue de l'individu dans la
mesure où c'est à ce dernier qu'il incombe d'améliorer sa
qualification en prenant part à différentes mesures
d'activation82. »
Ainsi, on observe globalement que la pauvreté est
traitée de façon de plus en plus séparée de
l'évolution générale de la société. Les
problèmes des pauvres sont des problèmes spécifiques qui
ne concernent qu'eux et pas l'ensemble de la société.
Sous-entendu, c'est à eux de surmonter leurs problèmes, car ils
sont les propres responsables de leur situation.
Cette philosophie politique de mise au travail des plus
pauvres, ainsi que certaines évolutions sociétales, ont abouti
à établir un climat de suspicion et de stigmatisation des
personnes dépendantes de l'assistance de l'Etat.
79 Rapport de l'ONPES 2011-2012, p.41-42.
80 Lavoué J., « Face aux
souffrances sociales : évolution, enjeux et principes de
l'éducation spécialisée », in Le
métier d'éducateur spécialisé à la
croisée des chemins, Sous la direction de Conq N., Kervella J.-P.,
Vilbrod A., Coll. Travail du social, L'Harmattan, Paris, 2010, p.185.
81 Duvoux N., Op Cit., p.71.
82 Abrahamson P., « La fin du modèle
scandinave ? La réforme de la protection sociale dans les pays nordiques
», Revue française des affaires sociales, 2005/3 n°
3, p. 105-127.
27
4. Un climat social et politique stigmatisant à
l'égard des « assistés »
Benoît 83 : - « [...] Parce que quand tu
entends les gens, c'est un peu, payer les gens à rien faire quoi...
»
Enquêteur : - « T'entends souvent ce discours
là... ? »
Benoît : - « Tout le temps, tout le temps !
Tous les gens avec qui j'ai discuté et qui avaient évidemment un
travail, quand tu leurs sors ça, ils te regardent mal... S'ils avaient
une carabine dans les mains... Ils s'en serviraient je crois. Bon c'est vrai
que ça aide pas à se sentir bien... [...] Et en plus souvent les
gens qui disent ça, eux-mêmes ils s'en foutent, ils ont eu un
boulot facilement, ils ont été pistonné ou alors ils ont
eu un boulot depuis tellement d'années qu'ils peuvent plus le perdre
donc ils s'en foutent. Tu sais quand t'es dans la galère et qu'on te
propose des emplois que d'une semaine ou deux... C'est pas trop motivant quoi.
»
(Extrait d'entretien)
Depuis le début des années 2000, le rejet de
l'assistance est devenu un élément structurant des
représentations sociales et du débat politique français.
Les assistés sont suspectés de profiter du système : nous
sommes entrés dans « l'ère du soupçon84
».
Une insécurité sociale qui pousse au rejet
de l'assistanat...
[...]86. »
Pour Duvoux, « la paupérisation des classes
populaires, le déclassement effectif d'une partie des classes moyennes
et la peur du déclassement qui touche l'ensemble de la population se
conjuguent pour alimenter un regard ambigu sur les assistés. Ces
tensions entretiennent le mythe du chômeur « volontaire » et la
désignation de boucs émissaires, d'autant plus commodes qu'ils
sont, à quelques exceptions près, silencieux85. »
Il relève toutefois un paradoxe : « les tensions les plus fortes
apparaissent entre certaines catégories de travailleurs modestes et les
bénéficiaires de l'assistance, alors même qu'ils sont
proches sociologiquement
83 Benoît est un jeune homme de 28 ans qui
touche le RSA. Le prénom a été changé.
84 Duvoux N., Le nouvel âge de la
solidarité. Pauvreté, précarité et politiques
publiques, Paris, Seuil, coll. « La république des
idées », 2012, p.12.
85 Ibid., p.11.
86 Ibid., p.12.
28
Robert Castel remarque lui aussi un « rabattement de la
conflictualité sociale » sur des catégories très
proches. Il note « un mélange d'envie et de mépris qui joue
sur un différentiel de situation sociale et fixe la
responsabilité du malheur que l'on subit sur les catégories
placées juste au-dessus ou juste au-dessous sur l'échelle
sociale87. »
Olivier Schwartz souligne que les classes populaires
salariées ont le « sentiment d'être lésées
à la fois par les décisions qui viennent du haut et par des
comportements qui viennent de ceux du bas, d'être lésées
à la fois par les puissants et par les plus pauvres.88
»
Quant aux assistés eux-mêmes, Duvoux a
observé des discours curieusement très violents à
l'égard des « profiteurs ». Pour lui, il s'agit en fait d'un
mécanisme de détournement du stigmate. Ainsi, « pour
défendre leur dignité, beaucoup reportent le
préjugé de l'assisté paresseux ou fraudeur sur d'autres
catégories [d'assistés], celles qui sont proches et dont il faut
à toute force se différencier89. » C'est ainsi
que des tensions apparaissent parmi les populations précaires : les
« vieux » critiquent les « jeunes » et inversement, les
« blancs » tiennent à se distinguer des « noirs » ou
des « arabes » alors que ces derniers accusent les «
français » d'ériger des barrières à leur
entrée sur le marché du travail, etc.
Du reste, les classes sociales plus aisées ne sont pas
non plus indifférentes à l'assistanat, bien au contraire.
Régis Bigot observe que « plus on s'élève dans
l'espace social, plus on manifeste une satisfaction suspicieuse
vis-à-vis de l'assistance90 ». Bien évidemment,
cela s'explique en partie du fait que ceux qui les financent ne sont pas ceux
qui en bénéficient, et réciproquement. Mais Duvoux,
explique qu'il y a autre chose : « l'insistance des discours politiques
sur le rejet de l'assistanat par les travailleurs modestes exonère
à bon compte les catégories plus favorisées de leur
indifférence, voire de leur hostilité91 ».
...alimentée par des discours politiques
stigmatisant...
La frustration engendrée par la précarité
qui touche nombre de français fait l'objet ces dernières
années d'une forte récupération politique visant à
détourner les
87 Castel R., L'insécurité
sociale. Qu'est-ce qu'être protégé ?, Paris, La
République des idées / Seuil, 2007, p.51
88 Schwartz O., « Trois remarques sur la
société française contemporaine », La Vie des
Idées, 22 septembre 2009, consultable à l'adresse :
http://www.laviedesidées.fr/Vivons-nous-encore-dans-une.html
89 Duvoux N., Op. Cit . p.56-57.
90 Bigot R., « Conditions de vie et aspiration
des Français », CREDOC, n°265, octobre 2010.
91 Duvoux N., Op. Cit., p.53.
29
rancoeurs sur les « assistés »,
assimilés, on l'a vu, à des « profiteurs », voire
à des « fraudeurs ». Pour Duvoux, « ces discours
réactionnaires répondent surtout aux intérêts des
classes moyennes et supérieures pour qui le sort des pauvres est une
préoccupation de plus en plus lointaine92. » Depuis une
quinzaine d'années, un intense travail de politisation a effectivement
été mené auprès des travailleurs
précarisés rejetant de plus en plus le monde politique. Il a bien
fallu reconquérir cet électorat en convoquant des sujets, qu'on
pourrait qualifier de faux problèmes, dont les médias se sont
fait largement l'écho : la question de la fraude aux aides sociales, le
problème de l'insécurité (en 2002), ou les discours
virulents sur l'assistance (tenus par les candidats à l'élection
présidentielle de 2007) en sont de parfaits exemples. Duvoux explique
à ce titre qu'il est devenu « payant, électoralement, de
monter les classes populaires salariées contre les «
assistés » 93 ».
...bien loin des réalités.
Pourtant, toutes les études menées auprès
des assistés démontrent que la réalité est bien
différente des idées reçues véhiculées par
les médias de masse et les élites politiques. La suspicion
à l'égard des assistés bien que très
prégnante dans notre société reste très largement
infondée.
En premier lieu, il faut souligner que le non-recours aux
prestations sociales est très élevé en France. « S'il
y a une spécificité de la pauvreté, ce serait plutôt
le non-recours94» souligne Duvoux. Par crainte d'être
stigmatisé, ou pour cause de lourdeurs administratives, beaucoup de
personnes qui pourraient bénéficier d'allocations n'ont pas
recours à leurs droits. C'est notamment le cas du RSA-activité
puisque plus des deux tiers (68% en fin 2010) des allocataires potentiels du
complément d'activité aux travailleurs modestes ne sollicitent
pas cette prestation. Tandis que le taux de non-recours au RSA « socle
» (l'ancien RMI) serait de l'ordre de 28 % 95. Le non-recours
au RSA engendrerait une « non-dépense » de près de 4
milliards d'euros96.
Qui sont les personnes qui ne demandent pas le RSA ? Il s'agit
en grande partie d'étrangers ou de personnes qui se perçoivent
moins précaires que les allocataires eux-
92 Duvoux N., Op. Cit., p.40.
93 Ibid., p.51.
94 Ibid., p.12.
95 Voir « Le non-recours aux droits en France
», publié le 29 septembre 2011,
Inégalités.fr, consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article1495
>
96 Colomb N., « La moitié des personnes
éligibles au RSA n'en fait pas la demande, selon une étude
», Actualités Sociales Hebdomadaires, n°2737 du
16/12/2011, p.22-23
30
mêmes : 42 % d'entre elles se considèrent en
situation de pauvreté (contre 62 % des allocataires) et ne se classent
pas parmi les populations qu'elles pensent être les cibles de la
prestation. Parmi les explications du non-recours, la méconnaissance du
dispositif concerne 11 % des personnes n'ayant jamais perçu le RSA. Un
quart d'entre elles déclarent qu'elles connaissaient son existence mais
pensaient ne pas pouvoir bénéficier du dispositif. Certaines
pensaient qu'il n'était versé qu'aux personnes ou familles sans
emploi, d'autres ne savaient pas auprès de qui faire les
démarches. Par ailleurs, une large majorité ignore l'une des
mesures incitatives du dispositif, à savoir qu'il est possible de
cumuler salaire et totalité du RSA pendant trois mois lorsque l'on
reprend le travail. Une petite partie (13 %) des personnes qui connaissent le
dispositif savent qu'elles pourraient en bénéficier mais «
disent se débrouiller financièrement » ou ne veulent pas
« être dépendantes ou redevables ». Pour d'autres, ce
sont les démarches qui sont « trop compliquées ».
Très peu (2 %) disent qu'elles ne sont « pas
intéressées par le RSA ».97
Des taux de non-recours importants sont également
observés pour les prestations sociales concernant l'accès aux
soins. En 2008, 1,5 million de personnes sur les 6 millions de
bénéficiaires potentiels ne disposaient pas d'une CMU (Couverture
Maladie Universelle assurant aux plus démunis un accès gratuit
aux soins). Au 31 décembre 2010, une étude du Fonds CMU estimait
que le nombre de personnes n'ayant pas recours à la CMU-C (couverture
maladie universelle complémentaire, mutuelle complémentaire
rattachée à la couverture maladie synonyme de
sécurité sociale) était de 1,7 million, soit un taux de
non-recours de plus de 20 %. Plus spécifiquement, les personnes qui
touchent le RSA «socle», et qui sont ainsi systématiquement
affiliées à la CMU-C, présentaient un taux de non-recours
de 28,9 % en juin 2010.98
De plus, les fraudes dont sont suspectés les
assistés ne sont pas plus répandues chez les pauvres que chez les
riches et les ultra-riches « passés maîtres dans l'art de
l'évasion fiscale »99 comme le rappelle Duvoux. Un
manque à gagner énorme pour l'Etat qui contraste fortement avec
le non-recours aux droits des personnes les plus démunies...
97 Colomb N., « La moitié des personnes
éligibles au RSA n'en fait pas la demande, selon une étude
», Actualités Sociales Hebdomadaires, n°2737 du
16/12/2011, p.22-23
98 Voir « Le non-recours aux droits en France
», publié le 29 septembre 2011,
Inégalités.fr, consultable à l'adresse : <
http://www.inegalites.fr/spip.php?article1495#nb3
>
99 Duvoux N., Op. Cit., p.12.
31
Partie II - Description de l'action « En
Avant Toute ! »
1. Historique
1. Genèse
L'action « En Avant Toute ! » a été
créé en 1998 après que Patrice Daviaud alors assistant
social au Centre Départemental d'Action Sociale (CDAS) de Quimper, ait
soulevé quelques interrogations sur la situation de l'homme au sein du
couple lors des demandes d'aide sociale. Le constat était le suivant :
les femmes sollicitent davantage une aide psychologique ou financière
que les hommes. C'est pourquoi, l'idée originale était de mettre
en place des activités sportives sur le territoire de Quimper dans le
but de toucher un public homme, et plus particulièrement, les hommes
allocataires du Revenu Minimum d'Insertion (RMI). Le public visé
était donc, à l'origine, exclusivement masculin.
L'essentiel des activités sportives ont
été conçues et mises en place dans un premier temps par
Patrice Daviaud, qui avait pris quelques contacts au sein du tissu sportif
quimpérois, notamment auprès d'une piscine et d'une salle de
musculation. Bernard Moulin a dès le départ été
embauché pour encadrer l'ensemble des activités. Son premier
contrat de travail était alors un Contrat à Durée
Déterminée (CDD) à temps partiel, mais il convient de
préciser d'emblée qu'il n'était pas employé par le
Conseil Général. En effet, depuis la création d' « En
Avant Toute ! », c'est l'Association Départementale pour la
Sauvegarde de l'Enfance, de l'Adolescence et des Adultes du Finistère
(ADSEA29) qui sert d'association support et qui emploie Bernard Moulin. Une
association qu'il connaissait déjà pour l'avoir
côtoyé lorsqu'il travaillait à Avel-Mor, une Maison
d'Enfance à Caractère Social (MECS), d'autant plus qu'il
connaissait son directeur de l'époque, Dominique Odot. C'est pourquoi,
l'ADSEA29 a facilement accepté de servir de « boîte aux
lettres » pour l'action, dans la mesure où elle recevait la
subvention du Conseil Général, et la reversait d'une part,
à Bernard Moulin sous forme
32
de salaire, et d'autre part, à « En Avant Toute !
», pour couvrir financièrement son fonctionnement.
Subventionnée exclusivement par le Conseil
Général, l'expérience originale a duré quatre mois.
Il s'agissait en fait d'un premier essai, qui a fait l'objet d'un premier bilan
par le Conseil Général, qui a décidé de reconduire
l'action sur un plus long terme. A partir de là, l'action « En
Avant Toute ! » s'est progressivement développée sur le
territoire finistérien et en s'élargissant à de nouveaux
publics.
2. Principales évolutions Ouverture à
d'autres publics
Tout d'abord, la première évolution importante a
été d'ouvrir très rapidement l'action aux femmes car il
n'y avait aucune raison que seuls les hommes puissent bénéficier
d'activités sportives.
Par ailleurs, l'action s'est progressivement élargie
à une plus grande diversité de publics. Bien qu'à
l'origine, elle s'adressait uniquement aux hommes allocataires du RMI, l'action
s'est peu à peu ouverte à d'autres minimas sociaux, tels que
l'Allocation Adulte Handicapé (AAH), l'Allocation de Solidarité
Spécifique (ASS) ainsi qu'aux personnes touchant des indemnités
de chômage par l'ASSociation pour l'Emploi Dans l'Industrie et le
Commerce, plus connu sous le nom d'A.S.S.E.D.I.C. L'action s'est
également ouverte aux demandeurs d'asile, aux personnes en situation
d'invalidité, puis aux personnes en formation.
Cette ouverture à différents publics est
intéressante à bien des égards puisqu'elle a permis non
seulement de diversifier son public, mais également de varier les
sources de financement. Nous reviendrons plus tard sur ce point.
Développement sur le territoire
Concarneau-Quimperlé
Depuis 2008-2009, l'action « En Avant Toute ! »
s'est développée sur le territoire de Concarneau et
Quimperlé sous l'impulsion du Conseil Général du
Finistère avec l'embauche à temps plein d'un deuxième
éducateur sportif, Florent Philippe. Il dispose d'un bureau au CDAS de
Concarneau et de Quimperlé. Il s'occupe du public des secteurs de
Concarneau et Quimperlé de façon autonome. Toutefois, il reste
quotidiennement en contact avec Bernard Moulin.
33
À noter qu'une étude de faisabilité a
été menée en 2010 sur la possibilité d'un
élargissement de l'action au Finistère-nord et plus
précisément sur le territoire brestois. Les conclusions de
l'étude étaient plutôt encourageantes mais des
problèmes de financement persistent.
Prestations de services et nouvelles sources de
financement
Depuis 2006, « En Avant Toute ! » a mis en place un
partenariat avec le Centre d'Adaptation et de Formation
Professionnelle100 (CAFP) puis avec différents Instituts
Bretons d'Education Permanente (IBEP) du département (Douarnenez,
Quimperlé, Concarneau, Pont-l'Abbé). Désormais, l'action
accueille sur différentes activités des jeunes en formation dans
l'une des deux structures en échange d'une contrepartie
financière.
2. Publics accueillis
Un document de présentation de la structure
présente le public d' « En Avant Toute ! » de cette
façon : « Il s'agit d'hommes et de femmes sans emploi, de 18
à 60 ans, de toutes origines sociales, culturelles, et
géographiques, bénéficiaires des minima sociaux et
inscrites dans une démarche d'emploi. »
1. Les caractéristiques des publics d'
« En Avant Toute ! »
« En Avant Toute ! » permet aux personnes qui s'y
inscrivent de pouvoir se « reconstruire » après avoir
été confrontées à des « accidents de vie
(chômage, séparation, maladie, déplacement,
etc.)101 » pour reprendre ici les termes employés sur la
page web102 qui présente l'action.
Toujours selon cette même page, « les personnes
sans emploi subissent souvent un choc émotionnel qui provoque un
véritable bouleversement intérieur103 », qui se
décline « principalement » sous cinq aspects :
100 Qui fait également partie de l'ADSEA 29.
101 Dans un document de présentation de l'action,
d'autres « accidents de vie » sont évoqués : «
accident, dépression, blessure, méforme, immigration. »
102 Consultable à l'adresse :
<
http://www.adsea29.org/index.php?option=com_content&view=article&id=82&catid=43&Itemid=78
>
103 Dans d'autres documents, l'expression «
bouleversement intérieur » est remplacée par «
séisme intérieur », encore plus forte à mon sens.
34
- « Une perte de repère temporel »
- « Un changement de statut »
- « Une détérioration du lien social »
- « Une diminution de l'estime de soi »
- « La dégradation de la santé et de
l'hygiène de vie »
Il me paraît important d'expliciter davantage les cinq
bouleversements évoqués
qui peuvent survenir à la suite « d'accidents de
vie » en se basant, là-aussi, sur de la documentation interne
à la structure :
- La « perte de repère temporel » fait ici
référence à un « changement de rythme de
vie104 » que peut provoquer ces « accidents de vie ».
Bernard Moulin revient souvent sur cette question du temps à travers son
ouvrage105 dans un chapitre intitulé « les milliardaires
du temps perdu ». Pour lui, le temps constitue une « richesse »,
« une fortune », « un trésor incalculable » dont il
faut savoir tirer profit. Pourtant, généralement ces situations
sont vécues difficilement. « Le temps qui passe devient le temps du
doute », et peu à peu il devient synonyme d'un « temps mort
social ».
- Le « changement de statut » peut être
vécu comme « dramatique » car « la considération
et la reconnaissance viennent du statut de travailleur ». Le
chômage, quant à lui, « est vécu comme une
humiliation, un désaveu des compétences professionnelles et des
capacités relationnelles. »
- La « détérioration du lien social »
peut être un effet logique de la perte d'emploi, car de fait, on ne
bénéficie plus des relations professionnelles internes à
une entreprise ou une institution.
- La « diminution de l'estime de soi » est souvent
liée au changement de statut social vécu après la perte
d'un emploi.
- La « dégradation de la santé et de
l'hygiène de vie » se constate dans bien des cas, chez des
personnes soumises à de tels bouleversements. La personne sans emploi
peut alors sombrer dans une « léthargie destructrice et une
déchéance physique, en route vers la dépression et son lot
de conduites associées (alcool, tabac, médicaments, drogue,
télévision, boulimie, anorexie, inaction, apathie) ».
104 Là aussi, tous les termes et expressions entre
guillemets proviennent de documents internes ou de présentation de
l'action.
105 Moulin B., Guilbaud S., Sport, emploi, et
performances... sociales. Être ou avoir ?, édité
à compte d'auteur, 2009.
2. Les différents statuts
Sur l'année 2010, 255 personnes étaient
inscrites à « En Avant Toute ! ». Un nombre en hausse chaque
année depuis la création de l'action en 1998.
Les 255 personnes inscrites peuvent être
réparties selon les différents statuts et dispositifs dans
lesquels ils sont insérés (voir Tableau 1 et Graphique 1) :
RSA
|
68
|
ASS
|
17
|
AAH
|
27
|
Invalidité
|
12
|
Maladie
|
10
|
CAE106
|
8
|
Formations
|
90
|
Demandeurs d'asile
|
8
|
Autres
|
15
|
Total (inscrits)
|
255
|
35
Tableau 4 et Graphique 4 - Répartition par statuts
des personnes inscrites du 1er janvier au 31 décembre 2010 dans l'action
« En Avant Toute ! », sur l'ensemble des secteurs
Quimper/Concarneau/Quimperlé
3. L'orientation
Les personnes inscrites à « En Avant Toute !
» ont été orientées par différents organismes
ou institutions. Cette grande diversité constitue une des principales
caractéristiques d' « En Avant Toute ! ». En effet, les
inscrits n'ont pas tous été orientés dans l'action par des
travailleurs sociaux de CDAS ou de Centres Communaux d'Action Sociale (CCAS).
Beaucoup le sont par professionnels du secteur médical (médecins,
centres de bilan de santé, centres d'alcoologie, centres
médico-psycho-pédagogique, etc.) ou quelquefois par des personnes
évoluant dans la sphère de l'insertion
106 CAE : Contrat d'Accompagnement dans l'Emploi
« Le contrat d'accompagnement dans l'emploi (CAE) est un
contrat de travail à durée déterminée,
destiné à faciliter l'insertion professionnelle des personnes
sans emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles
particulières d'accès à l'emploi. Ce contrat s'adresse aux
employeurs du secteur non marchand (collectivités territoriales,
associations loi 1901, ...). »
<
http://www.travail-emploi-sante.gouv.fr/.../le-contrat-d-accompagnement.html
>
36
professionnelle (Mission Locale, Plan Local pour l'Insertion
et l'Emploi, etc.). De plus, il ne faut pas sous-estimer le rôle
joué par le bouche à oreille et les réseaux informels.
Voici, par ordre d'importance, les différents
organismes qui orientent les personnes vers l'action (en gras le nombre de
personnes concernées, en italique, le pourcentage que cela
représente) :
Institut Breton d'Education Permanente (IBEP)
|
57
|
22,35%
|
Centres Départementaux d'Action Sociale (CDAS)
|
49
|
19,22%
|
Centre d'Adaptation et de Formation Professionnelle (CAFP)
|
32
|
12,55%
|
Relations
|
19
|
7,45%
|
Divers
|
17
|
6,67%
|
Panier de la mer
|
12
|
4,71%
|
Mission Locale
|
11
|
4,31%
|
Ancien stagiaires
|
9
|
3,53%
|
Centres Communaux d'Action Sociale (CCAS)
|
8
|
3,14%
|
Bilan de Santé
|
7
|
2,75%
|
Emmaüs
|
6
|
2,35%
|
Centre d'Accueil de Demandeurs d'Asile (CADA)
|
6
|
2,35%
|
Centres Médico-Psycho-Pédagogique (CMPP)
|
5
|
1,96%
|
Médecins
|
4
|
1,57%
|
Plan Locaux pour l'Insertion et l'Emploi (PLIE)
|
3
|
1,18%
|
An Treiz
|
3
|
1,18%
|
Clinique de l'Odet
|
2
|
0,78%
|
Centre de Cure Ambulatoire en Alcoologie (CCAA)
|
2
|
0,78%
|
Pôle Emploi
|
1
|
0,39%
|
Objectif Emploi
|
1
|
0,39%
|
Ohé Promethée
|
1
|
0,39%
|
Total
|
255
|
100%
|
Tableau 5 - Orientation des personnes inscrites du 1er
janvier au 31 décembre 2010 dans
l'action « En Avant Toute ! », sur l'ensemble
des secteurs Quimper/Concarneau/Quimperlé
Une sous-partie consacrée aux différents
partenariats reviendra ultérieurement sur le rôle joué par
chacun de ces partenaires, et l'importance de développer et
pérenniser ces partenariats dans un maximum de domaines (social,
professionnel, santé, sport).
4. Les conditions d'inscriptions
Pour s'inscrire à « En Avant Toute ! », il
faut seulement pouvoir justifier d'un certificat médical de non
contre-indication à la pratique sportive.
37
Un entretien avec Bernard Moulin ou Florent Philippe, selon le
secteur concerné, a également lieu avant de pouvoir
intégrer une activité et de se joindre au reste du groupe.
Celui-ci a pour objectif de mieux cerner les motivations de la personne ainsi
que de réduire les appréhensions, souvent nombreuses, avant
d'intégrer le groupe.
Lors de cette rencontre, la personne comptant s'inscrire doit
remplir une fiche de renseignement qui se décompose en trois rubriques
:
- « Identité » (nom, prénom, adresse,
email, téléphone, situation familiale, nombre d'enfants)
- « Situation Professionnelle » (situation, statut,
dernière activité, niveau d'études, domaine de recherche
d'emploi, loisirs, véhicule)
- « Motivations » (faire du sport et/ou rompre la
solitude et/ou rencontrer des gens)
Il n'y a pas ici à signer de règlement
intérieur. Bien sûr, il existe des règles implicites
à respecter, inhérentes au bon fonctionnement de tout groupe,
comme par exemple : être à l'heure, prévenir à
l'avance de ses intentions, participer aux tâches collectives (aider
à faire les courses avant de partir sur une activité, participer
à la vaisselle au retour, etc.). Mais ces règles ne sont
inscrites dans aucun règlement intérieur ou document
écrit. Ici, le bon fonctionnement du groupe repose avant tout sur le
respect d'autrui.
3. Objectifs
Les objectifs de l'action sont multiples et sont basés
sur des « constats de carence et de modification de l'environnement de la
personne privée d'emploi » évoqués plus haut via les
caractéristiques des publics concernés.
Sur la page consacrée à « En Avant Toute !
» sur le site de l'ADSEA29107, nous pouvons lire ceci :
« Afin de redynamiser les personnes, il est fondamental :
- de rompre l'isolement
- de redonner une image valorisante afin de reprendre confiance
en soi
- de redynamiser les énergies et stimuler le potentiel
physique, mental et relationnel, d'améliorer l'état de
santé et l'hygiène de vie
107 Consultable à l'adresse :
<
http://www.adsea29.org/index.php?option=com
content&view=article&id=82&catid=43&Itemid=78 >
38
- d'accéder aux loisirs
- d'établir un emploi du temps »
Ces objectifs fondamentaux de l'action répondent
quasiment point par point aux « bouleversements » engendrés
par les « accidents de vie » (évoqués
précédemment), et apparaissent ainsi comme des solutions
précises répondant à des problèmes
précis.
Toutefois, on note la présence d'un nouvel enjeu qui
est celui « d'accéder aux loisirs » qui vient s'ajouter aux
autres objectifs fondamentaux.
Les termes employés pour définir les principaux
objectifs de l'action peuvent varier légèrement d'un document
à un autre. Par exemple, l'objectif « d'établir un emploi du
temps » est parfois substitué par « donner des repères
temporels » ou « donner des repères dans le temps (programme)
».
A noter que sur des documents internes plus récemment
mis à jour, un nouvel objectif apparaît : il s'agit de «
lutter contre les barrières sociales et générationnelles
».
4. Fonctionnement
1. Personnel
Le personnel d' « En Avant Toute ! » est aujourd'hui
constitué de deux salariés à temps plein, à savoir
Bernard Moulin, éducateur sportif et animateur socioculturel,
présent sur l'action depuis 1998, et Florent Philippe, éducateur
sportif embauché en 2009.
On peut souligner que la structure accueille
régulièrement des stagiaires au sein de l'action. Ces stagiaires
proviennent de différents horizons et de différentes formations :
étudiants en Science et Technique des Activités Physiques et
Sportives (STAPS) comme ce fut mon cas, étudiants en formation
d'éducateur spécialisé, étudiants en Brevet
Professionnel de la Jeunesse, de l'Education Populaire et du Sport (BPJEPS)
option « Animation Sociale » (comme Yannick, stagiaire sur la
même période que moi, et une nouvelle stagiaire arrivée
après moi), etc.
39
2. Activités
Participation
En premier lieu, il convient de rappeler ici que toutes les
personnes inscrites à « En Avant Toute ! » ne participent pas
aux activités, comme le montre le tableau suivant :
Année 2010
|
Nombre effectif
|
Pourcentage
|
Inscrits
|
255
|
100%
|
Participants
|
173
|
67,8%
|
Tableau 6 - Taux de participation des inscrits sur
l'année 2010
Ainsi, sur les 255 personnes inscrites dans l'action sur
l'année 2010, seulement 173, soit 67,8% ont participé à au
moins une des activités proposées au cours de l'année.
Cette non-participation à hauteur de 32,2%, soit
près d'un tiers des inscrits, s'explique par de multiples raisons, comme
la peur d'affronter le groupe, une santé trop fragile ou encore le
retour à une vie professionnelle peu de temps après
l'inscription.
Fréquentation
La fréquentation reste très variable selon les
saisons, les activités proposées et les conditions
matérielles qui lui sont liées. Du reste, sur l'année 2010
les groupes pris en charge sont en moyenne composés, par jour, de cinq
à six personnes sur le secteur de Quimper, et trois à quatre
personnes sur le secteur de Quimperlé / Concarneau. Bien sûr, il
s'agit là de moyennes qui ne mettent pas en lumière les
écarts relativement considérables de fréquentation qui
subsistent et nécessitent une grande capacité d'adaptation au
quotidien.
La durée de présence dans l'action est environ
de six mois, il s'agit là également d'une moyenne et cela varie
très fortement d'une personne à une autre sans compter que
beaucoup viennent par période, c'est-à-dire qu'ils peuvent venir
pendant des mois, disparaître quelques semaines, puis revenir quelques
semaines, etc.
40
Programme mensuel
Chaque fin de mois, un programme du mois suivant est
distribué par courrier ou par mail à l'ensemble des personnes
inscrites ainsi qu'aux différents partenaires de l'action susceptibles
d'orienter des personnes vers celle-ci.
Ce programme détaille les différentes
activités qui vont être organisées, le lieu où elles
vont se dérouler, ainsi que les heures et lieux de rendez-vous pour le
départ108. Parfois, une activité initialement
prévue peut être remplacée ou modifiée selon les
envies du groupe, ou les conditions climatiques.
Il est précisé sur ces programmes qu' «
afin d'organiser les activités (transport, matériel) » les
personnes intéressées doivent s'inscrire « la veille au plus
tard ». Cette règle n'est que partiellement respectée
puisqu'il arrive que des personnes se décident le jour même, ne
préviennent pas de leur venue ou au contraire oublient de se
décommander.
Journée type
Une journée type commence à neuf heures du
matin, heure de rendez-vous. Un café est servi à ceux qui en
veulent, le temps que tout le monde arrive au bureau d' « En Avant Toute !
» situé au sein même du CDAS. S'il s'agit d'une
journée marche, c'est parfois l'occasion de décider
collectivement du lieu de balade en fonction des envies mais aussi du temps. On
prend les affaires dont on aura besoin (reste de nourriture, ustensiles de
cuisine) puis tout le monde monte dans le fourgon pour aller faire les courses
du midi. Chacun participe aux courses, aide à remplir le caddie et
décide du menu109. Il est environ dix heures, le moment de
partir sur le lieu d'activité. S'il s'agit d'une activité
prévue sur toute la journée, chacun porte une partie du
pique-nique dans son sac à dos. Vient l'heure du repas, un moment
très important pour le groupe, comme l'explique Bernard Moulin : «
Les repas préparés ensemble sont l'occasion d'échanges
très riches, très vifs parfois, de confidences et de coups de
griffes mais heureusement l'humour a souvent le dernier mot. Ce mélange
de cultures, d'expériences diverses, d'âges et de motivations
différentes apporte au groupe les richesses que chacun veut bien
déposer ou puiser. Ces moments conviviaux permettent à tous de
s'exprimer, aux tensions de s'apaiser, au groupe de se réguler et aux
estomacs de se caler. Ces moments
108 Voir annexe.
109 Le menu reste un menu basique de pique-nique : pain,
salade de crudités, jambon/poulet, chips, fruits, eau, etc.
41
de pause indispensables ont permis au groupe de se souder et
aux personnes de vraiment se rencontrer et de créer des
liens110 ». L'activité continue l'après-midi, et
le retour au CDAS se fait vers seize heures. La journée n'est pas encore
finie puisqu'il faut encore laver la vaisselle du midi avant de rentrer chez
soi.
Quelles activités ?
« Certaines activités se pratiquent toutes les
semaines (piscine, marche), d'autres sont saisonnières (kayak de mer,
voile, vélo, badminton) ou occasionnelles (musculation, orientation,
ping-pong, pêche, visites d'expositions, etc.). En fonction des
contraintes météorologiques et humaines, le programme
proposé mensuellement peut être remis en cause et les
activités adaptées à la situation du moment. 111 »
A l'échelle de l'année 2010, voici comment se
répartissent la participation aux différentes activités
proposées sur l'ensemble des secteurs de Quimper, Quimperlé et
Concarneau :
Année 2010
|
Nombre de participants112
|
Pourcentage
|
Marche
|
473
|
35,5%
|
Piscine
|
362
|
27,1%
|
Kayak
|
129
|
9,7%
|
Badminton
|
118
|
8,8%
|
Vélo
|
47
|
3,5%
|
Musculation
|
44
|
3,3%
|
Autres
|
161
|
12,1%
|
Tableau 7 - Répartition des activités
proposées par « En Avant Toute ! » sur l'année 2010
sur l'ensemble des secteurs de Quimper, Quimperlé,
Concarneau.
Ce tableau permet de rendre compte de la prédominance
de certaines activités sur les autres. Ainsi, la combinaison des
activités marche et piscine atteint 62,6% de la participation sur la
totalité des activités proposées sur l'année 2010
dans l'ensemble des secteurs. Parmi les autres activités
proposées par « En Avant Toute ! » : le kayak (9,7%) et le
badminton (8,8%) jouent un rôle important ainsi que dans une moindre
mesure le vélo (3,5%) et la musculation (3,3%).
110 Moulin B., Guilbaud S., Op. Cit., p.119
111 Ibid., p.111
112 Il s'agit là du nombre total de participants pour
chaque activité durant toute l'année, ce qui inclut les
participants qui viennent à plusieurs reprises sur la même
activité.
Le choix des activités
« Les activités physiques ont été
choisies pour la facilité de leur organisation et leur
adaptabilité au nombre fluctuant de stagiaires. J'utilise la pratique
sportive comme moyen d'expression permettant de rétablir la confiance en
soi. A la technicité nécessaire à toute pratique sportive,
je préfère privilégier les émotions qu'elle
suscite, la solidarité qu'elle nécessite afin de parvenir au
terme d'une étape, au bout d'une épreuve. J'essaie dans la mesure
du possible de supprimer les causes d'échec et les jugements de valeur
en adaptant les activités aux personnes et non l'inverse.113
»
Activité
|
Période/Fréquence
|
Intérêt
|
Marche
Randonnées à pied
|
Une à deux séances par semaine toute
l'année
|
« Efforts physiques, endurance, découverte,
sens de l'observation, éveil,
solidarité, échanges. »
|
Piscine Natation
|
Tous les mercredis de l'année
|
« Détente, confiance en soi, convivialité,
efforts physiques, réappropriation corporelle,
anti-stress, apaisant, stimule les énergies. »
|
Kayak de Mer
|
Une séance par semaine de mars à octobre
|
« Solidarité, échange, adaptation,
endurance, observation, apprentissage du milieu marin. »
|
Badminton
|
Une séance par semaine de septembre à avril
|
« Efforts physiques, agilité, adresse,
mouvement, rapidité, ténacité,
concentration,
solidarité, complicité, effort
physique, combativité. »
|
Vélo
|
Une à deux séances par mois de mars à
octobre.
|
« Efforts physiques, découverte, endurance,
solidarité, agilité, volonté. »
|
Musculation
|
Quelques séances en
janvier et février
|
« Image de soi, sens de l'effort,
concentration. »
|
Orientation
|
Occasionnel durant toute l'année
|
« Physique, endurance, découverte, sens de
l'observation, éveil, solidarité,
échanges, prises de décision. »
|
Gym Douce
|
Une séance par semaine entre février et avril
|
|
Module Mer
|
Deux semaines par an
|
|
Plage
|
Occasionnellement entre juin et septembre
|
|
Séjour
|
Une à deux fois par an
|
« Vie de groupe, solidarité, partage,
initiative. »
|
42
113 Moulin B., Guilbaud S., Op. Cit., p.111
Bilans individuels et collectifs
Des bilans individuels et collectifs sont mis en place quelque
fois dans l'année. Dans son livre, Bernard Moulin les justifie ainsi
:
« Nous avons mis en place des outils d'évaluation
afin de cerner le bien-fondé de cette action. Après quelques mois
de présence dans l'action, il est proposé un bilan individuel aux
stagiaires qui « s'installent » dans le dispositif ou qui ont besoin
d'une aide spécifique. C'est le moment des mises au point par rapport
à certains comportements, des conseils personnalisés, des
observations sur les progrès réalisés ou des incitations
à découvrir d'autres horizons. Ces bilans personnalisés
permettent surtout une écoute et un recadrage par rapport aux
finalités de l'action « En Avant Toute ! ». Cette action est
bien centrée sur la remobilisation vers l'emploi et n'est en aucun cas
un atelier occupationnel. Ce bilan individualisé permet de baliser le
chemin vers la sortie du dispositif et de repartir sur de nouvelles bases.
C'est un moment d'écoute très important où les
confidences, les espoirs, les doutes sont exposés. Les bilans collectifs
quant à eux sont des rencontres indispensables afin de dynamiser le
groupe. Les projets collectifs, les progrès individuels, les
difficultés relationnelles et d'organisation, sont abordés lors
de ces réunions annuelles. Ce groupe étant en perpétuelle
évolution, il est parfois difficile de concilier les bonnes
résolutions prisent à un moment donné avec les nouvelles
personnes qui intègrent le dispositif en cours
d'année.114 »
43
114 Moulin B., Guilbaud S., Op. Cit., p.119
44
5. Financement
1. Répartition des subventions
Voici comment se répartissent les subventions
allouées à « En Avant Toute ! » et comment elles ont
évoluées entre 2006 et 2010 :
|
2010
|
|
|
2009
|
|
|
2008
|
|
|
2007
|
|
2006
|
Conseil Général
|
84 000 €
|
|
87
|
545
|
€
|
54
|
315
|
€
|
31
|
000 €
|
31
|
000 €
|
Contrat de Ville (CUCS)
|
4 850 €
|
|
4
|
800
|
€
|
4
|
800
|
€
|
4
|
800 €
|
4
|
714 €
|
Subvention Restauration
|
2 395, 58
|
€
|
4
|
500
|
€
|
1
|
671
|
€
|
1
|
671 €
|
1
|
772 €
|
Subvention CG Nautique
|
-
|
|
|
-
|
|
1
|
500
|
€
|
1
|
500 €
|
1
|
500 €
|
Promotion de la Santé
|
-
|
|
|
-
|
|
|
-
|
|
3
|
500 €
|
3
|
500 €
|
Fond d'Aide aux Jeunes
|
-
|
|
2
|
330
|
€
|
2
|
330
|
€
|
2
|
330 €
|
2
|
287 €
|
Subv . Rotary Club
|
-
|
|
|
-
|
|
|
-
|
|
2
|
000 €
|
|
-
|
Subv. Agence pour le sport
|
-
|
|
|
-
|
|
|
-
|
|
3
|
500 €
|
|
-
|
Total
|
91 245, 58€
|
99
|
175
|
€
|
64
|
616
|
€
|
50 301 €
|
44
|
773 €
|
Tableau 8 - Evolution des subventions (de 2006 à
2010)
On constate que :
- Entre 2006 et 2010, les subventions allouées
à « En Avant Toute » ont plus que doublées. Ceci
s'explique par la forte augmentation de celles allouées par le Conseil
Général du fait de l'élargissement du secteur d'action
d'origine aux territoires de Quimperlé et Concarneau et de l'embauche
d'un nouvel éducateur sportif.
- Certaines subventions (notamment celles concernant la
Promotion de la Santé, le Fond d'Aide aux Jeunes) n'ont pas
été reconduites.
- En 2010, la subvention attribuée par le Conseil
Général a diminué en comparaison des années
précédentes. Ceci est dû à une baisse
générale du budget du Conseil Général
attribué à l'insertion.
Cette réduction ainsi que la non-reconduction d'autres
subventions auparavant obtenues, a conduit « En Avant Toute ! »
à développer ses prestations de service pour pallier ce
déficit de financement.
2. 45
Le Conseil Général
Il est important de le souligner, le Conseil
Général du Finistère reste le grand financeur de l'action.
Il en était l'unique financeur à sa création en 1998.
Depuis, les sources de financement se sont relativement diversifiées
(grâce à l'élargissement du public accueilli) mais l'action
reste très fortement dépendante de cette subvention
départementale. En effet, en 2010, elle représente 92% du total
des subventions, et 78% du total des ressources si l'on tient compte des
revenus obtenus par les prestations de service.
3. Le Contrat de ville (CUCS)
La ville de Quimper participe au financement de l'action via
le Contrat Urbain de Cohésion Sociale (CUCS) à hauteur de 4850
€ en 2010. Cette subvention représente seulement 5% de l'ensemble
des subventions obtenues sur l'année 2010. Il est jusqu'ici reconduit
d'année en année.
4. Prestations de service (CAFP et IBEP)
Dans le souci de varier ses sources de financement, « En
Avant Toute ! » a dû développer des prestations de services
auprès de structures comme le Centre d'Adaptation à la Formation
Professionnelle (depuis 2006), et l'Institut Breton d'Education Permanente
(depuis 2010). Il s'agit en fait d'une convention de sous-traitance qui permet
de dégager de nouvelles rentrées d'argent en échange d'une
prise en charge hebdomadaire de jeunes dans le cadre d'activités
physiques et de découverte.
Selon l'activité proposée et les conditions
matérielles inhérentes à celle-ci, le nombre de jeunes
pris en charges peut varier. Ainsi parfois, ils constituent l'unique public
pris en charge sur la journée (comme par exemple pour une
activité kayak) alors que d'autres fois, ils peuvent être
mélangés avec le public habituel d' « En Avant Toute !
» (notamment sur les randonnées).
Sur l'année 2010, le montant réalisé pour
cet accord est de 6 153, 80 € pour le CAFP et de 9 730 € pour l'IBEP,
pour une somme totale de 15 883, 80 €, un revenu non négligeable en
ces temps de restriction budgétaire.
5. 46
Financements privés
L'action a bénéficié également de
soutien financier d'organismes privés. L'entreprise Veolia, ainsi que la
Caisse d'Epargne ont contribué au financement d'un deuxième
fourgon.
De même, l'action a bénéficié
d'aide financière de la part du Rotary Club à hauteur de 2000
€ en 2007, ce qui a permis l'achat de neuf vélos.
6. Récompenses et prix
Il arrive parfois que l'action obtienne des récompenses
ou des prix, généralement remis par des entreprises
privées qui souhaitent valoriser leur image. Par exemple, en mars 2011,
« En Avant Toute ! » a gagné 300 € lors d'une remise de
prix organisée par la Caisse d'Epargne.
6. Partenariats
Au cours de diverses présentations d' « En Avant
Toute ! » ou d'échanges informels, Bernard Moulin ne cesse de
souligner la nécessité de tisser un bon réseau de
partenaires pour ce type d'action, et ce en outrepassant les clivages
habituels. Selon lui, « le partenariat mis en place a grandement
contribué à cautionner l'importance de travailler en
réseaux afin de considérer la personne dans sa
globalité115 ». « En Avant Toute ! »
mêle en effet des partenaires issus de domaines qui se rencontrent
rarement, tels que ceux issus du social, de la santé, de l'emploi et du
sport qui sont pourtant complémentaires à bien des égards
dans le cadre de cette action.
Les articles 20 et 21 de la loi 2002-2 du 2 janvier 2002
rénovant l'action sociale et médico-sociale mettent l'accent sur
la coordination et la coopération dans le travail social.
Le partenariat est défini comme « une association
active de différents intervenants qui, tout en maintenant leur
autonomie, acceptent de mettre en commun leurs efforts en vue de
réaliser un objectif commun, dans lequel ils ont un
intérêt, une responsabilité, une motivation, voire une
obligation »116. Un partenariat existe donc
115 Bernard Moulin, article « Sport et travail social
», à paraître ...
116 Barreyre J-Y (sous la dir. de), Dictionnaire critique de
l'action sociale, Fayard, Paris, 1995.
47
lorsque deux institutions ayant des compétences
différentes s'engagent autour d'un projet commun pour répondre
aux besoins des usagers.
C'est ce que fait « En Avant Toute ! » dans le cadre de
partenariats recouvrant le l'insertion sociale, l'insertion professionnelle, la
santé ou encore l'animation et les partenariats extérieurs.
1. Partenariat Insertion Sociale
« En Avant Toute » est en contact permanent avec le
CDAS et le CCAS de Quimper, le bureau étant dans les mêmes locaux.
C'est un détail important dans la mesure où les assistants
sociaux ne peuvent oublier l'existence d' « En Avant Toute », et
orientent les personnes qu'elles accueillent qui pourraient en tirer
bénéfice vers l'action. De même, « En Avant Toute
» est connu de l'association An Treiz117, du Centre
d'Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) de l'Escale et des
communautés Emmaüs alentours qui peuvent également diriger
des personnes vers l'action.
117 «An Treiz est une association qui a pour objet de
favoriser dans la durée l'insertion sociale et professionnelle de
personnes présentant une déficience intellectuelle et/ou un
handicap psychique et/ou cognitif, ainsi que de sensibiliser, d'accompagner,
soutenir et former l'environnement professionnel de la personne. » Article
2 des statuts d'An Treiz
48
2. Partenariat Insertion Professionnelle
« En Avant Toute ! » travaille également en
partenariat avec des acteurs locaux de l'insertion professionnelle. Ainsi, elle
est connue par la Mission Locale, l'ACTIFE118 (ex « PLIE
»119) par exemple. Elle travaille également en
partenariat avec l'IBEP et le CAFP, comme nous l'avons vu
précédemment, se constituant ainsi une autre source de
financement. Enfin, elle met en place des ateliers pour aller à la
rencontre de possibles employeurs tels que le chantier naval de Trégunc,
les ostréiculteurs de la Forêt Fouesnant, Nautisme en
Finistère (NEF), etc. afin de découvrir quelques métiers
de la mer (via le « module mer »).
118 ACTIFE : Action Territoriale pour l'Insertion, la Formation
et l'Emploi.
119 PLIE : Plan Local pour l'Insertion et l'Emploi
3. 49
Partenariat Santé
L'action est également connu des acteurs de la
santé : des médecins, centres d'examens de santé et autres
centres d'alcoologie de la région (comme le CCAA120) car elle
est susceptible de constituer une porte de sortie pour des personnes faisant
face à des problématiques de santé ou d'addictions ou
ayant subit des traumatismes (comme les personnes accueillies au
SAMSAH121).
4. Partenariat Animation
L'action dispose de certains partenaires dans le domaine de
l'animation comme par exemple la ville de Quimper, pour obtenir des
créneaux pour des gymnases.
120 CCAA : Centre de Cure Ambulatoire en Alcoologie.
121 SAMSAH : Service d'Accompagnement Médico-Social
pour Adultes Handicapés (traumatisés crâniens).
50
5. Partenariat Interventions
Extérieures
Enfin, « En Avant Toute ! » ne manque pas
d'élargir ses contacts dès qu'elle le peut en présentant
son action dans différentes écoles (ITES122 de Brest
ou IFSI123 Quimper), ainsi que dans divers colloques.
7. Perspectives
Les perspectives de l'action sont difficiles à
évaluer en raison de la reconduction ou non des financements d'une
année sur l'autre et de la politique adoptée par le Conseil
Général.
L'objectif premier d' « En Avant Toute ! » est de
pérenniser l'action autour du secteur de Quimper et de
Quimperlé/Concarneau. Le secteur de Quimper fonctionne très bien,
grâce à la réputation acquise par l'action depuis sa
création, le bouche à oreille, les partenaires de longue date.
Encore très récent, le secteur de Quimperlé / Concarneau
ne jouit pas encore de la même reconnaissance et des mêmes tissus
de partenaires. De plus, le public n'est pas le même, il est davantage
isolé car davantage rural.
L'élargissement de l'action à d'autres
territoires évoqué et même évalué un temps ne
semble plus à l'ordre du jour du fait de restrictions
budgétaires.
122 ITES : Institut pour le Travail Educatif et Social
(école de formation en travail social).
123 IFSI : Institut de Formation en Soins Infirmiers.
51
Partie III - L'insertion par le sport comme
paradigme des politiques d'activation
Une action comme celle menée par « En Avant Toute
! » dans le Finistère sud, proposant des activités physiques
à des personnes éloignées de l'emploi, est moins
singulière et isolée que l'on serait tenté de le penser.
En effet, François Le Yondre, maître de conférences en
sociologie du sport à l'université Rennes 2, a mené
récemment une thèse124 sur des « stages de
redynamisation par le sport » destiné à des allocataires du
RMI.
Pour mener à bien son travail, il a
réalisé une observation participante au sein de deux stages de ce
type essentiellement financés par des Conseils Généraux
dans le cadre de leur politique sociale. La lecture de cette thèse a
joué un rôle crucial dans notre travail, puisqu'elle viendra
nourrir abondamment notre propre analyse de l'action menée par « En
Avant Toute ! ».
Avant de nous intéresser aux similitudes et
différences entre les stages étudiés par Le Yondre et
« En Avant Toute ! », et aux possibles effets de ces
dernières, nous tenterons de faire ressortir de manière
synthétique les grandes idées développées par Le
Yondre au cours de son étude. Celles-ci nous permettront ensuite de
formuler une problématique à laquelle nous tenterons de
répondre dans la quatrième et dernière partie.
1. Une convocation du sport par l'institution loin
d'être anodine
1. Rappel : l'assistance passe par l'activation des
publics assistés
Pour comprendre, pourquoi le sport est convoqué dans le
rapport d'assistance, il nous faut obligatoirement tenir compte du contexte
dans lequel nous sommes. Cela fait
124 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais sportifs.
Le sport face au chômage comme instrument disciplinaire ou support de
tactiques identitaires : des catégories sociales en jeu, 2009.
52
écho à ce que nous avons déjà
évoqué précédemment dans la partie intitulée
« Du welfare au workfare : mise en place de politiques
d'activation et de responsabilisation des pauvres ».
Ainsi, nous avons assisté ces dernières
années à un changement de paradigme puisque nous sommes
passés d'un Etat-Providence à un Etat social actif. Nous l'avons
vu, désormais les politiques d'assistance doivent inciter au travail. Ce
changement de paradigme se traduit par un principe d'activation mais aussi de
responsabilisation. Le Yondre explique que ce nouveau paradigme « promeut
la responsabilité individuelle au premier rang, au risque
d'accroître les sentiments de culpabilité chez les
bénéficiaires de la protection sociale, et au risque de minimiser
la dimension sociale du risque. Celui-ci ne serait plus subi par l'individu
pris dans la conjoncture défavorable des déterminants globaux
comme le suggérait l'État-Providence et sa protection
inconditionnelle. L'activation suppose un risque à gérer par
l'individu et qu'il doit dépasser en se mobilisant
lui-même125. »
Pour mieux saisir l'idée, relisons la définition
que donne Peter Abrahamson des politiques d'activation : « Retenons ici
l'idée du « donnant donnant » [qui] est au fondement du
principe de l'activation qui implique des droits et des devoirs. On peut
concevoir ce principe comme découlant d'une responsabilité accrue
de l'individu dans la mesure où c'est à ce dernier qu'il incombe
d'améliorer sa qualification en prenant part à différentes
mesures d'activation126. » Prendre part à
différentes mesures d'activation pour montrer sa volonté de
trouver un emploi est finalement devenu une condition de la perception du
revenu minimum. Ce principe est selon Morel « une façon de
contrôler l'action économique des pauvres « employables
» sous la forme d'une relation « contribution-rétribution
», conformément aux modalités de distribution du revenu en
vigueur dans la société salariale. En ce sens, lier la prestation
à l'insertion permet de préserver les fondements
de l'ordre social127. »
Si cette logique d'activation prédomine aujourd'hui
dans le traitement de la pauvreté par la société, Le
Yondre rappelle qu'elle n'existerait pas « sans le soupçon latent
d'assistés prêts à bénéficier des droits sans
en assumer de devoirs128. » Ce
125 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.230.
126 Abrahamson P., « La fin du modèle scandinave ?
La réforme de la protection sociale dans les pays nordiques »,
Revue française des affaires sociales, 2005/3 n° 3, p.
105-127.
127 Morel S., Les logiques de la réciprocité.
Les transformations de la relation d'assistance aux Etats-unis et en France.
Paris, PUF, 2000, p.210.
128 Le Yondre F. « Des corps incertains. Redynamisation
des chômeurs par le sport. », Le sociographe, n°38,
2012, p.88.
53
soupçon latent qui pèse sur les assistés,
et que nous avons déjà évoqué plus haut, a
certainement contribué au développement des formes de «
contractualisation » au sein du travail social. Celles-ci permettent de
mettre en avant à la fois les droits, mais aussi (et surtout) d'insister
sur les devoirs. C'est cette philosophie qui caractérise les «
contrats d'insertion » qu'ont dû signer tous les allocataires du
RMI129 qui ont participé aux stages de redynamisation par le
sport étudiés par Le Yondre. Ces stages font ici figure de «
démarche d'insertion » et se présentent comme une obligation
contractuelle conditionnant la perception du revenu minimum.
De fait, si ces stages de redynamisation par le sport
existent, pour Le Yondre « il s'agit bien de réactiver l'individu
en le relançant dans un rapport social de réciprocité
où l'obligation envers autrui redevient motrice de l'activité,
voir de l'action. » 130
Le Yondre interprète cette activation sportive comme un
« analogon du travail ». Il précise sa pensée : «
Disons brutalement que l'allocataire paie de son corps, en l'activant
sportivement à défaut de pouvoir l'activer professionnellement,
afin que la relation assistancielle demeure une relation réciproque, et
surtout afin d'attester, auprès de tous et de façon ostensible,
sa conformité à la norme de l'individu dynamique, entreprenant et
responsable, voire de la norme du travail. Le sport interviendrait alors comme
un analogon du travail dans une situation où, celui-ci fait cruellement
défaut, sous forme d'emploi. »131
Toutefois, la convocation du sport pour ce type d'action
d'insertion ne s'arrête pas à ces explications.
2. Lien établi entre corps inaptes et
chômage prolongé, une déviance à
corriger
Le Yondre fait apparaître une autre logique qui vient
expliquer en partie le recours au sport pour ce type de public : il s'agit de
responsabiliser leur rapport au corps.
En effet, Le Yondre met en avant un dénominateur commun
aux publics des stages qu'il a observés : quasiment toutes les personnes
sont caractérisées par une « problématique de
santé », dixit le jargon des travailleurs sociaux. En fait, il
s'agit une « difficulté du rapport au corps » qui est
perçue par ces derniers comme un obstacle au
129 RMI : Revenu Minimum d'Insertion
130 Le Yondre F. « Des corps incertains... », Le
sociographe, n°38, 2012, p.88.
131 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., p.201.
54
retour à l'emploi. Le Yondre évoque les
différents cas : « Dans ces problématiques sanitaires, on
retrouve essentiellement des cas d'obésité ou de surpoids,
d'alcoolisme et plus marginalement, de toxicomanie, d'anorexie ou
d'agoraphobie132. »
Le Yondre a relevé cette intention de
responsabilisation du rapport au corps au sein même des
énoncés de présentation des stages observés. Ces
énoncés font clairement le lien entre pathologie et
responsabilité individuelle puisque les assistés sont
jugés trop négligents vis-à-vis de leur corps. Ces courts
extraits d'énoncés recueillis sur des documents de
présentation du stage et commentés par Le Yondre permettent de
mieux saisir cette responsabilisation (en italique, les extraits directement
issus des énoncés des stages) :
« À l'origine de ces problèmes de
santé, « certains bénéficiaires du RMI
négligent la représentation de leur corps ». Face aux
conséquences de cette négligence, la pratique sportive se
présente comme un remède : « les activités
sportives nécessiteront une acquisition de réflexe de
propreté et d'hygiène par des changements de vêtements, des
temps de douche... ». Le sport serait donc le support d'un
apprentissage des normes corporelles basiques liées à
l'hygiène ou à l'équilibre alimentaire. La
responsabilité individuelle est clairement ciblée. Malgré
la problématique de santé, la logique du soin (médical)
est associée à celle de l'activation de la responsabilité
individuelle133. »
En clair, pour Le Yondre toutes les personnes en
problématique de santé ciblées par ces stages sont
définies par l'institution comme « les victimes et les responsables
de leur pathologie134. » Au-delà d'une logique de soin
médical, il fait observer que « ces maladies sont également
reportées sur la responsabilité de l'individu ; sa
volonté, son abnégation et son engagement seraient les conditions
de son rétablissement corporel et de sa réinsertion
professionnelle135. »
À qui s'adressent ces stages ? Pour lui, la proposition
de sport s'adresse à une catégorie de population que l'aptitude
corporelle incertaine situe à un intermédiaire entre employables
et inemployables. « Les assistés sportifs sont finalement à
la frontière entre les allocataires inaptes corporellement et
dédouanés du devoir de contribution par le travail et les
allocataires aptes enjoints à se prendre en charge. Toutefois, en
ayant
132 Le Yondre F. « Des corps incertains. Redynamisation des
chômeurs par le sport. », Le
sociographe, n°38, 2012, p.88-89.
133 Ibid.
134 Ibid., p.90.
135 Ibid.
intégré le dispositif RMI et ce stage de sport,
ils sont bien catégorisés comme des assistés aptes
à travailler à condition d'un rétablissement corporel qui
passe par un rétablissement éthique136. »
Il s'intéresse également à la
terminologie des termes employés dans les énoncés de stage
et s'arrête sur l'utilisation du terme « redynamisation » par
le sport qui figure dans l'intitulé des deux stages qu'il a
observé et qui selon lui témoigne d'une intention de transformer
la temporalité de l'assisté. Pour lui, cela « suggère
explicitement que le sport soit une activité propre à insuffler
un dynamisme à des individus qui en manquent137. »
Malgré la problématique de santé, la
logique de soin permettrait de corriger la déviance des individus
inaptes tout en s'associant à la logique d'activation de la
responsabilité individuelle déjà évoquée. La
proposition de sport s'érigerait alors comme « un moyen de lutter
contre ce que les économistes nomment la
dégénérescence du capital humain, soit la transformation
du corps des chômeurs de longue durée en corps
inaptes138. » Nous allons voir comment ces actions tentent de
lutter contre cela.
55
136 Ibid., p.90-91.
137 Ibid.., p.86.
138 Ibid., p.91.
3. Le sport comme dispositif
À travers sa thèse, Le Yondre fournit une
description très fine et détaillée des stages qu'il a pu
observer et étudier en s'arrêtant sur les modalités qui
encadrent la proposition de sport aux chômeurs. Il les analyse sous
l'angle d'un « dispositif » au sens foucaldien du terme
c'est-à-dire comme « un ensemble résolument
hétérogène, comportant des discours, des institutions, des
aménagements architecturaux, des décisions réglementaires,
des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques,
des propositions philosophiques, morales philanthropiques, bref : du dit, aussi
bien que du non-dit, voilà les éléments du
dispositif139. »
Utilisant cette perspective foucaldienne, Le Yondre formule
l'objectif que pourrait desservir ce dispositif d'activation sportive comme une
« reconstruction de l'employabilité du corps des assistés
afin de les rendre potentiellement productifs et d'éviter qu'il ne
menace les normes corporelles en vigueur et au fondement du système
productif140. »
À partir de ce postulat, Le Yondre a pu faire ressortir
la philosophie politique à l'origine de ces « lieux
stratégiques » en s'intéressant à leur «
architecture ». Dans la pensée de Foucault, l'architecture englobe
tout ce qui permet de faire fonctionner le dispositif tel qu'il fonctionne.
Ici, il s'agit par exemple du règlement, du type d'activités
physiques proposées, des procédures de recrutement qui
régissent ces stages, etc. Cela doit bien sûr être
analysé à la lumière des politiques sociales dans
lesquelles ils s'intègrent.
56
139 Foucault M., Dits et écrits. Tome II, 1976-1988.
Paris, Gallimard, 2001.
140 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais sportifs...,
2009, p.182.
57
Le Yondre a résumé les principales
caractéristiques des stages qu'il a observés sous forme d'un
tableau récapitulatif 141 :
Tableau 9 - Présentation des stages
étudiés par Le Yondre
Que peut-on observer à la lecture de ce tableau ?
Premièrement, on observe que les intitulés
mettent l'accent sur le « dynamisme » censé être
véhiculé par le sport. Pourtant, ils diffèrent
légèrement, le stage A faisant directement allusion à
l'insertion professionnelle tandis que le stage B ne parle lui que de «
vie sociale ». Néanmoins, de nombreuses similarités se
dégagent :
- Tous deux sont financés (quasi-exclusivement) par le
Conseil Général de leur département.
- Tous deux sont adressés en priorité aux
bénéficiaires du RMI.
- Tous deux demandent comme pré-requis une condition
physique acceptable (visite médicale ou test sportif)
- Tous deux sont destinés à des groupes d'une
douzaine de personnes.
141 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.161.
58
De plus, on apprend dans l'étude de Le Yondre que les
stagiaires doivent respecter un règlement intérieur, et se
présenter à chaque séance, comme l'indique un extrait du
règlement du Stage A142 :
I- ASSIDUITÉ
Les stagiaires sont tenus de participer à toutes les
activités correspondant à leur formation et aux applications qui
en découlent.
Les absences pour raison de maladie ou d'accident sont
justifiées par un certificat médical, ou cas de force majeur avec
justificatif transmis au responsable pédagogique sous 48 heures. Les
rendez-vous doivent être pris sur les temps libres
II- HORAIRES
Les stagiaires sont tenus de respecter strictement les
horaires du programme. En cas de retard, les professeurs et animateurs
refuseront l'accès au cours. Dès lors, le retard est
considéré comme une absence et prive des avantages liés
à la présence.
III- SORTIES
Les sorties pendant les heures de cours sont interdites
(sauf autorisations particulières justifiées) et accordées
par le responsable de l'association.
Tout stagiaire quittant les lieux sans y être
autorisé n'est plus sous la responsabilité de
l'association.
IV- EMPLOI DU TEMPS
Un emploi du temps est communiqué aux stagiaires en
début de cycle.
V- ÉVALUATIONS
Les stagiaires doivent se soumettre obligatoirement aux
obligations.
X- DISCIPLINE GÉNÉRALE
Pour répondre à l'objectif du stage, tout
stagiaire se doit d'effectuer en dehors des heures de cours, des actions de
recherches d'emplois.
|
On observe également quelques différences
surtout en ce qui concerne le choix des activités sportives. Le stage A
propose de la course à pied, de la natation, de la musculation, et du
golf tandis que le stage B propose du stretching, du yoga, et de la gymnastique
douce en plus de la course à pied.
Reprenant une qualification établie par Bernard
Jeu143, Le Yondre fait la distinction entre deux logiques
représentées par les sports proposés par le stage A et B.
Le premier propose des sports « apolliniens », à l'inverse du
second qui propose des sports « dionysiaques ». Cette
dénomination mérite quelques explications.
Les sports « apolliniens » sont ceux qui valorisent
la force, la mesure, le courage et la recherche du dépassement de soi
(alors que le plaisir et l'esthétique restent secondaires). Les
stagiaires sont invités à formuler des objectifs personnels pour
ensuite tenter de les accomplir dans une logique de progression. Les
énoncés du stage mettent l'accent sur les notions
d'évaluation, d'objectif mais aussi d'apprentissage de l'effort.
142 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.216-217.
143 Jeu B., Analyse du sport. Paris, PUF, 1987.
59
Pour Le Yondre, cette notion « d'apprentissage de
l'effort » suggère précisément « d'une part, que
l'effort reste à apprendre et qu'il fait défaut aux
chômeurs et, d'autre part, que le sport (tel qu'il est conçu ici)
permet cet apprentissage144. » C'est bien les notions
d'apprentissage de l'effort, et de redynamisation des corps inaptes qui sont
visées par cette conception du sport.
Les sports « dionysiaques » sont eux d'une autre
logique. Bien qu'ils interviennent sur le corps également, cela se fait
d'une façon plus douce ou sensible. Ces activités, comme le chant
ou le yoga, permettent d'explorer son corps, de le penser, de mieux le
connaître afin de mieux le maîtriser. L'idée, c'est que
penser son corps se poste contre un laisser-aller de soi, pour aller dans le
sens d'une « restauration d'un rapport responsable avec son
corps145. » L'objectif est « de se connaître et
utiliser ses pleins potentiels'46 » pour reprendre les
termes énoncés par le stage B. Pour Le Yondre, dans cette
proposition d'activité sportive, il y a quelque chose qui relève
d'une certaine instrumentalisation de l'intime.
Le Yondre observe un double temps dans cette
instrumentalisation : « Construction d'un corps comme matière
contenant l'identité substantielle de l'individu à qui il
appartient de se connaître d'abord, et mise en exergue (et à
profit) de cette connaissance dans la perspective de l'insertion
professionnelle ensuite. Il y a donc une conception du corps qui est
diffusée et qui associe le corps à la singularité de
l'individu. Le corps contient l'essence de chacun. Mais cette forme
d'intimité doit, dans un deuxième temps, être rendue
visible afin de passer de l'essence révélée à la
quintessence instrumentalisée (« utiliser ses pleins potentiels
»). Le sport est donc bien conçu comme une occasion offerte
à l'individu de se réapproprier son corps, mais l'usage qu'il est
enjoint à faire de cette propriété reconquise intervient
comme un contre-don répondant à la faveur qui lui a
été accordée'47. »
Pour Le Yondre, il y a ici intention de construire ou
renforcer l'intimité propre à chacun, avant de l'instrumentaliser
dans la perspective du maintien de l'ordre social. Pour lui, il s'agit bien
là d'une nouveauté ou d'une tendance récente des
politiques sociales dont le pouvoir institutionnel continue de s'exercer mais
devient de plus en plus invisible. En effet, « L'exercice du pouvoir
exercé de haut en bas et venant écraser
144 Le Yondre F. « Des corps incertains...», Le
sociographe, n°38, 2012, p.87.
145 Ibid.
146 Ibid.
147 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., p.234.
l'individu ouvertement laisse sa place à un pouvoir
plus médiatisé et privilégiant la stimulation de
l'individu. »148
Le Yondre dénonce donc à travers l'analyse des
dispositifs de ces deux stages une intention dissimulée de l'institution
de discipliner les corps et d'instrumentaliser l'intime des assistés.
Par une double-activation, aussi bien sur les valeurs de l'individu et que sur
le corps lui-même, le sport comme outil des politiques d'activation se
présente bel et bien comme paradigmatique de cette tendance des
politiques sociales actuelles.
60
148 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., p.234.
61
2. Problématique
Le travail mené par François Le Yondre nous a
permis de désenchanter à bien des égards notre vision de
la proposition sportive destiné à des publics chômeurs dans
le cadre d'un contrat d'insertion. À leur étude, il
s'avère que ces stages ne sont clairement pas conçus dans le but
d'une ouverture à la pratique sportive pour des publics démunis
dans une logique de sport pour tous.
Pourtant, la convocation du sport de plus en plus courante
dans ce type d'action d'insertion interpelle à juste titre, car loin
d'être anodine dès lors que l'on s'y attarde un petit peu. Comme
nous venons de le voir dans la troisième partie de notre étude,
l'institution y a recours dans un but précis, à savoir
reconstruire l'employabilité des stagiaires par la transformation des
corps et du rapport à soi. Ce type d'action incarne de façon
paradigmatique une logique d'activation des pauvres, issu d'un contexte que
nous avons longuement évoqué au cours de notre première
partie.
Dès lors, l'institution détient un certain
pouvoir sur les assistés, même si celui-ci est moins perceptible
qu'un pouvoir de haut vers le bas, et si paradoxalement, il repose finalement
sur l'adhésion des assistés. Ces derniers adoptent des «
tactiques identitaires » en adhérant ou non à la vision du
sport contractuel puisque « au-delà du caractère injonctif
de cette pratique sportive, il y a non seulement une possibilité de
pratiquer une activité socialement (sur)valorisée, mais surtout
une possibilité d'être clairement identifié par
l'institution. »149 En s'accommodant de cet espace qui leur
permet d'accéder à une conformité apparente, certains
adoptent cette conception institutionnelle du sport afin d'en satisfaire une
autre plus personnelle en redéfinissant ainsi les façons
d'être un assisté. En étant « autrement » un
assisté sportif, ils sont différemment assistés et
négocient l'identification catégorielle dont ils sont l'objet.
C'est l'objet de la troisième partie de la thèse
de Le Yondre dans laquelle il distingue quatre grandes tactiques identitaires
employées par les stagiaires : l'adhésion, le retrait, le
renversement du stigmate, et le renforcement du stigmate. Il démontre
ainsi que les assistés détiennent une légère marge
de manoeuvre en choisissant d'adopter l'une ou l'autre tactique. Toutefois, Le
Yondre ne manque pas de souligner qu'il s'agit en fin de compte d'adopter l'un
de ces « rôles à création prescrite » (par
l'institution) au sens de Martucelli : « Bien entendu, il s'agit de
rôles et non pas de créativité ou de
149 Le Yondre F. « Des corps incertains...», Le
sociographe, n°38, 2012, p.88-89.
62
liberté. L'action est restreinte, encadrée, sa
signification ultime lui est octroyée de
l'extérieur150. » La marge de manoeuvre dont dispose les
assistés est donc très limitée.
À notre arrivée sur le terrain de stage, nous
avons tout de suite été frappés de constater un
décalage important entre ce que propose « En Avant Toute ! »,
et ce que semble proposer les stages décrits dans la thèse de Le
Yondre. Le caractère injonctif de la proposition sportive comme analogon
du travail y semble beaucoup moins prégnant. En effet, comme nous avons
déjà pu le percevoir au cours de notre deuxième partie, le
dispositif de l'action diffère sur de nombreux points : l'action n'est
pas uniquement destinée aux personnes allocataires du RSA dans le cadre
d'un contrat d'insertion, les personnes inscrites peuvent venir aux
activités qu'elles souhaitent (et à l'inverse ne pas venir quand
elles ne le souhaitent pas), et les activités proposées semblent
assez éloignées de celles observées par Le Yondre
(décrites comme des sports « apolliniens » ou «
dionysiaques »).
Ces différences vont susciter de nombreuses questions
tout au long de mon stage, questions auxquelles nous avons tenté
d'apporter des éléments de réponses par une enquête
aboutissant sur la réalisation de ce travail de mémoire.
Pourquoi ces différences ? Sont-elles le souhait de
l'institution, à savoir le Conseil Général du
Finistère ? Si oui, qu'est-ce qui la pousserait à proposer
à des publics assistés une action de redynamisation par le sport
sous les modalités d'« En Avant Toute ! » ? Et si non, comment
expliquer ces différences et qu'est-ce qui en est à l'origine
?
Et c'est par ce questionnement que nous en arrivons à
soulever une autre question tout aussi intéressante : quelle rôle
joue les encadrants dans ce type de dispositif et ont-ils une influence sur
l'impact de l'action ?
Cette hypothèse était déjà
suggérée de la manière suivante dans le travail de Le
Yondre : « Dans quelle mesure la logique de l'activation est-elle
nuancée par les encadrants ? 151 » même si peu approfondie
dans sa thèse dont l'objet d'étude porte davantage sur les
tactiques identitaires des assistés.
Nous verrons que ce questionnement s'impose telle une
évidence dans le cas de notre étude d'« En Avant Toute !
» tant le rôle des encadrants y est prégnant dans la mise en
oeuvre de la proposition sportive.
150 Martucelli D., Grammaire de l'individu, Paris,
Gallimard, 2002, p.156-157.
151 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.234.
63
Pour finir, nous nous demanderons quel est l'impact sur le
public de l'approche particulière développée par la
philosophie politique d' « En Avant Toute ! ».
64
Partie IV - Spécificités de l'action
« En
Avant Toute ! » et contre-pouvoir de
l'encadrant
1. Méthodologie de l'enquête
Dans le cadre de ma deuxième année de Master
SSSATI, j'ai bénéficié de dix semaines de stage au sein de
l'action « En Avant Toute ! » entre le 15 novembre 2010 et le 29
avril 2011 entrecoupées de quelques semaines de cours. Ces semaines ont
été négociées et planifiées avec Bernard
Moulin qui, en fin 2010 avait déjà un stagiaire issu d'une
formation BPJEPS152 « animation sociale ». C'est pourquoi,
au début, je venais en stage les semaines où lui était en
formation et vice-versa, afin que l'encadrement ne soit pas trop
élevé par rapport au groupe pris en charge.
Je disposais donc de dix semaines pour relever de la
matière sur le terrain dans le but de réaliser un travail de
recherche et répondre à mes questionnements. Pour se faire, j'ai
choisi d'utiliser deux outils bien connus des sociologues qui se
déplacent sur le terrain : l'observation participante et le recueil
d'entretiens. L'association de ces deux méthodes permet de lutter contre
le traitement isolé que l'on pourrait faire de l'un ou de l'autre et de
réinscrire l'enquête dans une certaine réalité. Pour
réaliser cette enquête, je me suis appuyé principalement
sur la méthodologie suggérée par Stéphane Beaud et
Florence Weber dans leur ouvrage Guide de l'enquête de
terrain.153
1. L'observation participante
« L'observation est la condition préalable
à toute autre forme d'investigation, en même temps qu'elle est une
forme d'investigation elle-même. Il convient de « respirer » le
problème, avant de s'engager dans son investigation
systématique.154 »
Claude Javeau
152 BPJEPS : Brevet Professionnel de la Jeunesse, de l'Education
Populaire et du Sport.
153 Beaud S., Weber F., Guide de l'enquête de
terrain, Paris, La Découverte, 1998.
154 Citation tirée d'un cours de Gaëlle
Sempé, maître de conférences à l'Université
Rennes 2. Impossible de retrouver la référence exacte de cette
citation de Claude Javeau.
65
L'observation est un outil exploratoire qui permet de
rapprocher le chercheur de son terrain en lui permettant d'adapter la suite de
son étude. L'intérêt de l'observation réside dans le
va-et-vient entre la théorie et le terrain. Il s'agit avant tout
d'adopter une démarche compréhensive.
Dès le début du stage et donc de mon
observation-participante, la question de mon positionnement s'est posée
puisqu'il m'a fallu trouver ma place au sein du groupe en tant
qu'étudiant-stagiaire.
Très rapidement, j'ai considéré qu'il
aurait été mal venu d'adopter une position
d'animateur/éducateur sportif du groupe, étant donné qu'il
s'agit d'un groupe réduit (qui peut varier de deux à sept
personnes en règle général) et surtout compte tenu du fait
que ces personnes n'ont pas besoin d'un encadrement trop prégnant
puisqu'ils sont des adultes parfaitement autonomes. D`autant que Bernard Moulin
et Florent Philippe animent très bien les activités physiques
qu'ils ont programmées et n'ont pas spécialement besoin
d'être assistés par quelqu'un. Surtout, je ne souhaitais pas
être identifié comme un membre de l'encadrement afin de recueillir
des témoignages plus authentiques, notamment au sujet de l'encadrement
lui-même. Toutefois, il est arrivé à une ou deux reprises
de me comporter comme un encadrant si les circonstances l'imposaient (lors d'un
congé maladie de Bernard Moulin, ou si le groupe était en
sureffectif).
Je n'ai pas non plus souhaité me présenter
ostensiblement comme un étudiant faisant un travail de recherche sur
« En Avant Toute ! » dans le cadre de mon Master deuxième
année. J'aurais pu observer tranquillement de loin ces activités,
en prenant des notes sur mon carnet ethnographique mais cela n'aurait
probablement pas servi ma démarche de compréhension de la
réalité de ce terrain. Au contraire, je pense que cela aurait
introduit de fait une distance entre le chercheur (moi) et les
enquêtés. Au mieux, je pense qu'une telle posture aurait
considérablement modifié l'équilibre habituel du groupe,
au pire, cela aurait suscité des soupçons et certains m'auraient
probablement considéré comme un représentant du Conseil
Général cherchant à évaluer l'implication de ces
personnes dans ces activités physiques.
C'est pourquoi, il me paraissait important de m'engager
corporellement avec l'ensemble du groupe. De plus, cela permet de gagner plus
rapidement la confiance des enquêtés comme Le Yondre l'a lui aussi
remarqué après avoir effectué deux semaines d'observation
participante dans chacun des deux stages qu'il a étudiés : «
Dans le cadre
d'une enquête sur la pratique sportive, la participation
directe est une opportunité pour la profondeur de l'entretien qui suit.
L'implication physique du chercheur est une sortie de son rôle strict et
un engagement favorisant celui de l'informateur. La narration de soi est un
risque, une mise en danger de soi au regard d'autrui. Les interviewés
acceptaient d'autant plus facilement cette « prise de risque » que
nous étions « avec eux » et mis, nous-mêmes, en danger.
D'autant plus que le débridement au cours de la pratique et l'engagement
corporel sont souvent perçus comme le dévoilement de son
identité réelle. L'association de l'authenticité de
l'être à la pratique sportive est fréquemment
exprimée à travers ce type d'assertion récurrente : «
En sport, on ne peut pas tricher ! » 155. »
Durant ces dix semaines d'observation, j'ai donc choisi
d'adopter un positionnement discret, un peu en retrait, pour tenter de modifier
le moins possible la dynamique habituelle du groupe même s'il ne faut
bien sûr pas tomber dans l'écueil de croire que ma présence
n'était pas perçue par l'ensemble du groupe. J'ai donc
participé corporellement à toutes les activités
proposées. Je n'ai jamais sorti mon carnet ethnographique en
présence du groupe, je prenais uniquement des notes à la fin de
la journée une fois rentré chez moi. Ce carnet tenu
quotidiennement me permettait de mettre sur papier quelques situations de la
journée qui m'avait marquées, des propos qui m'avaient
interpellés, de noter les activités qu'on avait faites, les
participants, les lieux où nous nous sommes rendus, etc. Ce carnet s'est
avéré être un outil très utile pour prendre de la
distance vis-à-vis de mon terrain d'enquête.
Généralement, si quelqu'un me questionnait sur
ma présence parmi le groupe, je me contentais de dire que j'étais
« étudiant à la fac », « en stage pour quelques
semaines à « En Avant Toute ! » » sans trop donner de
détails ni trop en révéler sur ma démarche de
recherche. Je préférais parler de la réalisation d'un
« dossier » plutôt que d'utiliser le terme «
mémoire » qui symboliquement ne représente pas la même
chose. En fait, la plupart du temps, Bernard Moulin me présentait comme
un « stagiaire/étudiant de la fac de Brest » lorsqu'une
personne du groupe était nouvelle et ne me connaissait pas encore. Mais
il m'est arrivé, une fois ou deux, de ne pas être identifié
comme tel dans un premier temps. Ainsi, il est déjà arrivé
qu'un participant pense que je prenais part au stage au même titre que
tous les autres participants. En fait, c'était précisément
l'effet que je recherchais. J'ai vraiment prêté attention à
ne pas introduire de distance avec les enquêtés, que ce soit dans
la conversation, ou par exemple de par mes choix
66
155 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais
sportifs..., 2009, p.275.
vestimentaires. Au lieu de m'acheter de nouveaux
équipements sportifs tels qu'une paire de chaussure de randonnée
par exemple, j'ai préféré venir à ces dix semaines
de stage avec une paire de tennis usée et trouée, un vieux
jogging (etc.), ce qui je pense pouvait parfaitement donner l'impression que je
connaissais des difficultés économiques similaires aux leurs.
Durant les activités, je me suis fait assez discret,
tout en cherchant à instaurer une relation de confiance avec les
personnes du groupe, mais c'est un positionnement que j'ai affiné petit
à petit, notamment grâce à la lecture du carnet
ethnographique.
Je me rappelle de mon premier jour de stage, où j'ai
fais l'erreur de vouloir discuter avec un peu tout le monde pour tenter d'en
savoir un maximum sur leurs parcours, ce qui les avait amenés à
« En Avant Toute ! », comment ils en avaient entendu parler, etc. Or
je me suis vite rendu compte que tout le monde n'avait pas envie de se raconter
aussi rapidement, et encore moins à un inconnu. Cela nécessite
l'existence d'une relation de confiance, qui peut mettre plus ou moins de temps
à s'installer. C'est pourquoi j'ai de suite rectifié mon
approche. Il faut savoir respecter les moments où les personnes
préfèrent marcher seules, s'isoler, en se contentant de marcher
à leurs côtés, parfois dans le silence, mais aussi savoir
repérer les moments où l'échange peut s'engager pour
évoquer des sujets aussi divers que variés.
2. Les entretiens semi-directifs
« L'essentiel est de gagner la confiance de
l'enquêté, de parvenir rapidement à le comprendre à
demi-mot, et à entrer (temporairement) dans son univers (mental).
»156
Stéphane Beaud et Florence Weber
Pour tenter de répondre à notre
problématique, il nous a été très utile de
recueillir des entretiens avec les personnes ressources qui semblaient le plus
à même de nous éclairer. Nous avons recueilli au total huit
entretiens au cours de notre période de stage. Il nous a semblé
important que ces enquêtés soient situés à
différents niveaux du dispositif.
Dans un premier temps, il nous a semblé
intéressant de cerner les attentes de l'institution vis-à-vis de
l'action menée par « En Avant Toute ! ». Pour se faire, nous
avons réussi à obtenir un entretien de quarante cinq minutes avec
le directeur du service
67
156 Beaud S., Weber F., Op. Cit., p.203.
68
Insertion et de lutte contre les exclusions au Conseil
Général du Finistère, dans son bureau, à la
cité administrative de Quimper.
Il nous a paru judicieux de mener également des
entretiens avec les deux éducateurs sportifs qui travaillent pour «
En Avant Toute ! » à savoir Bernard Moulin et Florent Philippe,
pour tenter de comprendre le sens qu'ils mettent derrière leur pratique
professionnelle. De même, nous avons également interrogé
Yannick, le stagiaire en formation BPJEPS « animation sociale » qui
est resté un an et demi en stage à responsabilité avec
Bernard et Florent, et qui a même remplacé Bernard une semaine
lors d'un congé maladie durant ma période de stage.
Enfin, nous avons pu recueillir quatre entretiens avec des
personnes participant aux activités proposées par « En Avant
Toute ! » : un homme au RSA, une femme touchant l'AAH, une femme aux
Assedic touchant une part d'invalidité, et une femme retraitée
qui connaît bien l'action pour l'avoir côtoyée pendant des
années. Il ne fut pas aisé d'obtenir des entretiens avec ces
personnes. Ainsi, elles m'ont posé de nombreuses questions avant
d'accepter de m'accorder un entretien, notamment en ce qui concerne le respect
de l'anonymat, l'utilisation du contenu, le but de mon étude. Il a donc
fallu dans un premier temps établir une relation de confiance, puis
expliquer véritablement le sens de la démarche. Il s'agissait de
les rassurer (notamment sur le fait que je n'étais pas du
côté de l'institution) et leur expliquer que leurs propos
étaient intéressants de mon point de vue (car eux ne se
percevaient pas comme des interlocuteurs « légitimes
»157). Enfin, il fallait choisir un environnement rassurant
(les entretiens ont eu lieu dans un parc, près d'une rivière,
dans un bois, bref, à l'écart des oreilles indiscrètes...)
et hors-institution puisque l'on sait l'influence que peut avoir le contexte de
l'entretien sur les discours. De même, il fallait choisir le bon moment
pour leur suggérer un entretien. J'ai inconsciemment choisi de suivre la
préconisation de Beaud et Weber à ce sujet : «
L'idéal est que la demande d'entretien se fasse dans la
continuité d'un échange, notamment parce que l'entretien se fera
comme une sorte de prolongement de la discussion ».158 Un
entretien a été recueilli à la fin d'une journée
d'activité, deux autres après un pot improvisé entre les
participants d' « En Avant Toute ! » auquel j'étais
convié. Le quatrième a été recueilli après
négociation d'un horaire et d'un lieu avec la personne
enquêtée.
157 Beaud S., Weber F., Op. Cit., p.193.
158 Ibid., p.191.
Du fait de mes trois années passées en fac de
sociologie, je savais que les entretiens recueillis devaient durer suffisamment
car des entretiens de courte durée ne font ressortir que des «
opinions de surface immédiatement disponible159. » C'est
pourquoi, les entretiens recueillis ont duré entre trente minutes et une
heure. Pour chaque entretien recueilli, nous étions munis d'une grille
d'entretien mais celle-ci nous servait uniquement de rappel des thèmes
à aborder.
Enfin, les entretiens ont tous été
intégralement retranscrits avec précision, prenant note des
moments d'hésitations, de gênes, etc. que les questions ou
relances peuvent induire.
Pour l'analyse de ces derniers, nous avons choisi de
privilégier une analyse thématique.
69
159 Kaufmann J-C. L'entretien compréhensif.
Paris, Nathan, 1996.
70
2. Les attentes de l'institution
En avril 2011, nous avons donc pu recueillir un entretien de
quarante cinq minutes avec Jacques Lern, directeur du service Insertion et de
lutte contre les exclusions au Conseil Général du
Finistère afin d'en savoir un peu plus sur les attentes de l'institution
vis-à-vis d'une action comme « En Avant Toute ! ». Je lui ai
présenté le but de ma démarche, à savoir que
j'étais étudiant en Master deuxième année de STAPS
à l'UBO Brest, que je faisais un stage à « En Avant Toute !
» et que mon intention était de mieux comprendre le discours
institutionnel qui se tient derrière une telle action. Il a directement
accepté ma requête et nous avons pu fixer un rendez-vous pour un
entretien dans son bureau. Avant de démarrer l'entretien, je lui ai
expliqué que c'était bien le point de vue de l'institution que je
voulais interroger, et que dans ces conditions, il me semblait
intéressant dans le cadre de mon enquête de préciser que je
le recueillais auprès du directeur de l'insertion au Conseil
Général et qu'ainsi, son anonymat serait difficilement
respectable. Il a coupé court à mon propos en me précisant
que ça ne lui posait aucun problème de parler en son propre nom
et son propre statut.
Dans un premier temps, j'ai tenu à savoir ce qu'il
mettait derrière le mot « insertion » et « politique
d'insertion » :
Jacques Lern : - « Insertion, c'est insertion sociale
et insertion professionnelle et l'insertion en tant que telle elle est «
emploi ». On va être
clair là-dessus. L'insertion elle est «
économique et emploi ». Si l'insertion
vise à l'autonomisation, à
l'émancipation des personnes, ça ne peut passer
que par l'emploi. Donc, la finalité de l'insertion
elle est vers l'emploi. Et en même temps, l'insertion elle a une
dimension évidemment sociale. La dimension sociale de l'insertion elle
consiste à prendre les gens là où ils
sont. Euh, on porte des principes du style « nul
n'est inemployable », certes.
Nul n'est inemployable c'est un principe d'action, mais
ceci dit, il y en a qui
sont plus employables que d'autres. Et y a des gens qui ne
vont pas accéder
à l'emploi dès demain. En même temps,
même pour ces gens là, la perspective elle doit quand même
être emploi parce que c'est par le travail rémunéré
qu'on réussit à acquérir son indépendance et son
autonomie. C'est pas par les aides sociales. Voilà. Donc ça c'est
le principe de la politique d'insertion. »
71
Clairement, pour lui l'insertion rime forcément avec
emploi car selon lui, seul un travail rémunéré permet de
s'émanciper et de gagner son autonomie et son indépendance.
Cependant, il admet l'existence de personnes qui sont « moins employables
que d'autres ». Pour ceux là, la perspective doit être la
même : l'emploi. Dès lors, on imagine que le Conseil
Général doit trouver un moyen de travailler sur
l'employabilité de ces personnes temporairement « inemployables
», ce qui irait clairement dans le sens de la démonstration de la
thèse de Le Yondre.
En fait, ce sont les dénommées « actions
d'autonomie sociale » (dont « En Avant Toute ! » fait partie)
qui doivent s'en charger :
« Y a des actions d'autonomie sociale, « En Avant
Toute ! » ça
rentre là-dedans. C'est des actions qui visent
à prendre les gens en charge et à les remobiliser socialement,
donc souvent dans un collectif. »
Quelles sont les attentes précises du Conseil
Général vis-à-vis d'une action d'autonomie sociale comme
« En Avant Toute ! » ?
« Une mise en parcours vers l'emploi. Ça veut
dire que les personnes arrivent là avec leur histoire. Pour certains
c'est une histoire douloureuse, pour d'autres pas forcément... Euh, il y
en a qui arrivent cassés, il y en a qui passent par là parce que
pendant un moment ils ont perdu un peu le mode d'emploi de la
société quoi. Et ce qu'on attend d'une action comme « En
Avant Toute ! », c'est qu'elle remette la personne en dynamique. Alors
pour ça, et en euh... Le tryptique c'est Projet-Contrat-Parcours. Le
projet c'est le moteur pour l'individu. Remettre quelqu'un en projet quoi. La
finalité encore une fois, elle est professionnelle et emploi, mais
remettre la personne en projet, par rapport à elle-même. Pour moi
ça c'est le premier boulot quoi. Le deuxième boulot, c'est lui
apprendre, lui réapprendre à négocier, on est dans un
collectif, on n'est pas indépendants des autres. Ce que fait chacun a
à voir avec le groupe dans lequel il s'inscrit. Ça c'est le
premier niveau de négociations. Et puis après, il faut apprendre
qu'on ne peut pas venir comme ça que quand on veut quoi... Il y a des
jours où on est obligé de s'inscrire à l'avance, et
d'anticiper... Et puis après, ça c'est le deuxième
niveau... Troisième niveau de négociations, et ben c'est que,
cette action là, elle existe parce que y a des institutions qui ont
décidé de mobiliser les moyens qui sont les moyens de tout le
monde,
72
pour que ça fonctionne. Et c'est pas... Même
si on ne paye pas c'est quand même pas gratuit quoi. Y'a quelque part une
contrepartie. Et la contrepartie, ça peut au bout d'un moment prendre la
forme d'un contrat. Et ben, cette contractualisation là, c'est
l'inscription de la personne dans son environnement institutionnel. C'est un
acte citoyen d'une certaine manière. Donc ça c'est la
contractualisation, et tout ça c'est fait pour mettre la personne en
dynamique, c'est-à-dire que dynamique par rapport à
elle-même, et puis dynamique par rapport au parcours qu'elle va effectuer
dans le sens d'une amélioration de la situation. Cette mise en parcours
là, au bout du compte, elle sera finalisée emploi. Mais pour
l'instant, elle peut simplement être finalisée dans le sens d'une
amélioration de la situation. Et ben si je reste là, dans,
à « En Avant Toute ! », que je peux travailler avec vous
pendant une semaine, un mois, deux mois, si je peux me projeter jusque
là, bah voilà à quoi je voudrais arriver quoi. Je voudrais
essayer de résoudre ou de réduire mon problème de
santé, si je picole, je vais essayer de picoler moins. Si j'ai pas la
frite, je vais essayer de retrouver la pêche avec une activité
physique régulière, et cætera. Et si en plus, je suis
dégoûté des administrations, je ne veux plus voir personne
là-dedans, je vais petit à petit me remettre en énergie
par rapport à ça et y aller progressivement.
Voilà.
Ici on note plusieurs éléments intéressants
qui valident clairement les arguments
défendus dans la thèse de Le Yondre. Aux yeux du
directeur de l'insertion au Conseil Général, l'action
proposée par « En Avant Toute ! » se doit d'être «
une mise en parcours vers l'emploi » pour les personnes qui sont prises en
charge. Bien que celle-ci « sera finalisée emploi » au bout du
compte, pour le moment, « elle peut simplement être finalisée
dans le sens d'une amélioration de la situation ». Le but ? Il
s'agit de « remettre la personne en dynamique », sous-entendu : la
personne est forcément non-dynamique durant sa période
d'inactivité comme le notait très justement Le Yondre.
Les moyens ? « Un tryptique Contrat-Projet-Parcours
».
Jacques Lern distingue trois objectifs :
Tout d'abord, il convient de « remettre la personne en
projet par rapport à elle-même » car le « projet est
moteur de l'individu ». Au passage, on notera que le « par rapport
à elle-même » illustre bien l'intention de responsabiliser le
rapport des assistés à eux-mêmes.
73
Ensuite, « Le deuxième boulot, c'est lui
apprendre, lui réapprendre à négocier, on est dans un
collectif, on n'est pas indépendants des autres. Ce que fait chacun a
à voir avec le groupe dans lequel il s'inscrit. » Cela illustre
bien ce que notait Le Yondre dans sa thèse à propos de
l'utilité d'un « pouvoir circulaire » au sein d'un groupe.
Avoir recours à une dynamique de groupe participe d'une logique de
pouvoir, certes moins visible qu'un pouvoir du haut vers le bas, mais tout
aussi susceptible de transformer les individus. Les membres du groupe vont
s'ajuster les uns aux autres et se conformer dans des rôles.
Enfin, cette action là, même si « on ne paye
pas, c'est quand même pas gratuit quoi ». Il fait ici allusion au
coût pour la société que représente l'assistance.
Elle doit donc donner lieu à une « contrepartie », qui prend
ici la forme d'un contrat. Ce dernier confirme « l'inscription de la
personne dans son environnement institutionnel », il s'agit pour lui d'un
« acte citoyen d'une certaine manière ». Il n'est pas utile de
commenter ce discours tant celui-ci fait écho et illustre parfaitement
ce qu'on a vu en première et troisième partie de notre
travail.
Plus loin dans l'entretien, je lui demande son opinion
personnelle sur l'action menée par « En Avant Toute ! », et
celle-ci nous indique une bonne connaissance de l'intérêt que peut
représenter la convocation de l'activité physique pour ce type de
public.
L'approche physique de l'activité est un facteur de
mobilisation de
la personne dans son entier quoi. Je pense en plus que les
situations de pratique dans l'activité physique ou sportive, nous
ramène un peu à l'essentiel non de nous-même, enfin, on
peut dire qu'on est, qu'on est en direct avec la personne, les masques tombent,
et euh, je crois que c'est une manière aussi d'accéder à
la vérité de l'individu mais dans un contexte qui est un contexte
positif, pas un contexte jugeant.
Il montre ainsi qu'il a conscience que la pratique sportive
dévoile les personnes « dans leur entier » et permet
d'accéder « à la vérité de l'individu
».
Plus tard, en fin d'entretien, il nous confie :
C'est des actions qui mériteraient d'être
implantées sur le territoire au même titre que les équipes
emploi, et qui pourraient être des propositions avec une incitation forte
pour beaucoup de personnes qui réussissent pas à se remettre en
route ou à remobiliser leurs projets quoi.
74
On notera au passage le recours à une « incitation
forte » pour mobiliser les
personnes malgré le fait qu'il plébiscite le
développement de ce genre d'action.
Pour autant, il pointe du doigt les limites budgétaires
du Conseil Général, surtout
dans un contexte de crise économique :
« On part du principe que surtout dans les
périodes qui sont des
périodes de resserrement budgétaire comme
celle-ci, les besoins sont
illimités et les ressources sont rares. »
[...] « Alors sur le mode de financement des actions,
c'est un peu comme je
dis, on est parti du besoin objectif, et on a essayé
de le recadrer à la mesure
des possibilités budgétaires quoi. On pourrait
imaginer que y a toujours
dans cette affaire là un idéal, et puis
après, il y a ce qui est souhaitable. Et
puis, au bout du compte, il y a ce qui est possible quoi.
Donc bon, voilà... Et
ça, pour passer de l'un à l'autre, c'est le
résultat d'une négociation avec le
partenaire avec qui on essaye de construire quelque chose
quoi. »
De quels partenaires parle-t-il alors ? En fait, il faut rappeler
ici qu' « En Avant
Toute ! » ne fait pas partie du Conseil
Général. C'est une action plus ou moins indépendante (car
financée en grande partie par le Conseil Général) et
gérée par une association support : la Sauvegarde de l'Enfance
(ADSEA 29). Pourquoi ce type d'action ne fait pas partie intégrante du
Conseil Général ?
« [...] Parce que c'est un construit, c'est des
construits historiques, sociaux et historiques quoi. A un moment donné,
le Conseil Général n'a pas la capacité de porter
lui-même toute la compétence et toute la capacité
d'imagination qui va devoir être mise en oeuvre là. Et puis, il y
a une association qui, elle, sent les choses, et elle se dit capable d'essayer
un truc quoi... Bah on rentre à ce moment là dans une
négociation réciproque, et puis on débouche sur ce que je
disais tout à l'heure, ça veut dire que ça va se traduire
en un chiffre de subventions, pour que l'expérience puisse fonctionner,
on va voir ensemble ce que ça donne. Et puis si ça marche, bah on
va pas casser ce qui marche, donc on continue de la même façon...
Ça veut dire que la Sauvegarde porte l'affaire, les professionnels qui
sont dedans la font tourner, et le Conseil Général cherche les
moyens pour pouvoir l'alimenter quoi. »
Cette négociation autour des subventions induit une
contrepartie, à savoir, une évaluation, un droit de regard sur
les résultats obtenus par les actions subventionnés
75
pour décider si oui ou non, la subvention est
reconduite d'une année sur l'autre. Les actions doivent entre guillemets
« rendre des comptes » au Conseil Général pour
négocier les moyens. Concernant l'évaluation d' « En Avant
Toute ! » :
« Alors par contre, moi ce que je voudrais bien,
c'est que les collègues qui sont sur « En Avant Toute ! »,
puissent me rendre compte de ça quoi. Je dois dire que ça me
faciliterai énormément la négociation des moyens. Mais
comme c'est des irréductibles indépendants, évidemment je
ne réussis jamais à rien avoir de ce type là. Que des
généralités... Bon voilà, je fais avec quoi.
»
Enquêteur : - C'est vrai que c'est peut-être pas
évident d'avoir un
suivi des personnes qui viennent à « En Avant
Toute ! », qui tiennent pas forcément au courant...
Jacques Lern : - (il me coupe.) Oh non ça
serait possible, mais euh... ils veulent pas, ils sont que à
moitié socialisés, ils n'en ont rien à foutre de
l'institution...
On touche là un point sensible et très
intéressant, sur lequel on reviendra plus tard
car ce manque de transparence au niveau des résultats
nous paraît loin d'être anodin. Plus loin dans l'entretien, le
directeur du service insertion nous explique pourquoi
« En Avant Toute ! » n'est pas un service du Conseil
Général :
Parce que les compétences qui sont mises en oeuvre
dedans sont des compétences que le Conseil Général ne
détient pas forcément. Moi j'ai eu l'occasion de dire à
plusieurs reprises que l'intérêt de Bernard Moulin, c'est qu'il
n'était pas une assistante sociale quoi, c'est autre chose... Bon, et du
coup c'est une autre relation aussi avec le public. Donc c'est pour ça
aussi qu'on a eu besoin d' « En Avant Toute ! », parce que Bernard
Moulin n'était pas travailleur du Conseil Général. Et
puis, à côté de ça, le fric qu'on peut mettre nous
sur « En Avant Toute ! », on sait que, ça va pas suffire pour
faire tourner les deux professionnels qui sont dessus, et puis toute la
logistique et l'infrastructure qui va avec. Donc c'est pour ça qu'on ne
peut pas verrouiller la convention en disant il faut qu'ils prennent à
100% du public du Conseil Général, ça serait pas juste. Si
on faisait ça, ça voudrait dire qu'il faut qu'on ait la
capacité de financer la totalité du
76
besoin. Comme on n'est pas dans cette capacité
là, on dit, ben on demande
à occuper 50% de la convention, et du coup
ça autorise la structure « En Avant Toute ! » à aller
chercher la moitié de son financement ailleurs quoi.
Revenons un instant sur cette histoire de « convention
». Elle fait en fait référence à la
négociation menée entre le Conseil Général et
« En Avant Toute ! » au sujet de la prise en charge du public. Cette
convention contraint « En Avant Toute ! » à accueillir au
minimum 50% de personnes faisant parti du public du Conseil
Général (à savoir les allocataires du RSA). Et si la
convention est fixée uniquement à 50%, c'est bien parce le
Conseil Général ne finance pas intégralement l'action par
manque de moyens. C'est d'ailleurs ce qui oblige « En Avant Toute ! »
à chercher une partie de son financement ailleurs, lui permettant
d'accueillir d'autres types de public non pris en charge par le Conseil
Général (problématiques de santé, immigrés,
etc.).
À ce sujet, je me permets d'ouvrir une petite
parenthèse au sujet d'une instance d'évaluation de l'action qui
s'est tenue en décembre 2010 en présence de Bernard Moulin,
Florent Philippe, et une représentante du Conseil Général.
Durant cette évaluation, la représentante du Conseil
Général n'a pas manqué de souligner que la convention de
50% de RSAistes n'était pas respectée et de rappeler que le
Conseil Général n'est pas censé prendre en charge les
problèmes de santé qui dépendent du portefeuille de
l'Etat. La santé, dont l'utilisation du terme doit d'ailleurs être
prohibée selon la représentante du Conseil Général
qui préfère parler de « bien-être », doit donc
rester marginale au sein de l'action car l'institution ne veut pas financer
cela. Même chose pour les demandeurs d'asiles qui répondent
à un financement de l'Etat. Pour le Conseil Général, il
faut absolument augmenter la proportion de RSAistes au sein de l'action. Les
encadrants d'« En Avant Toute ! » répondent quant à eux
que le problème vient des assistants de service social des
différents CDAS du département qui n'ont pas suffisamment le
réflexe d'orienter des personnes vers l'action, et, que eux ne peuvent
pas refuser des personnes au prétexte qu'elles ne correspondent pas au
public du Conseil Général.
À propos de ces instances d'évaluation, le
directeur de l'insertion nous explique comment elles fonctionnent :
Il y a deux instances qui servent à évaluer.
Alors, maintenant ça se tient avec plus ou moins de rigueur, il y a une
première instance qui est l'instance technique, dans laquelle on mesure
les situations individuelles et les parcours individuels. Celle-là, elle
se tient entre les animateurs d' « En
77
Avant Toute ! », et puis les professionnels qui ont
orienté les gens vers « En Avant Toute ! ». Ça sera
l'occasion de demander à Bernard Moulin si ça tient
régulièrement ou pas... Je suis pas sûr que ça soit
très régulier... Mais en tout cas c'est un type d'instance qui
existe.
On remarque au passage une nouvelle réflexion sur la
transparence d'« En Avant Toute ! » semble-t-il peu enclin à
participer à l'évaluation de son action...
La deuxième instance c'est le comité de
pilotage. Le comité de pilotage c'est un lieu un peu plus institutionnel
où on ramène tous les éléments qui servent à
évaluer l'action. Ça a lieu ça une fois ou deux,
plutôt deux, dans l'année. Et on prend en compte tous les
éléments relatant tout le fonctionnement de la structure. Et puis
on essaye d'en tirer les analyses au regard des objectifs que je disais tout
à l'heure. Est-ce que ça continue à toucher le public
ciblé ? Qu'est-ce que ça fabrique avec ce public ? Est-ce que...
Est-ce qu'on en a pour son argent quoi... institutionnellement. Voilà,
c'est ça.
Au-delà de ces instances d'évaluation, il
distingue trois manières d'évaluer l'efficacité de
l'action :
La première c'est que les professionnels qui
orientent les publics vers l'action, eux, sont en relation fréquente
avec « En Avant Toute ! ». Moi ici, au niveau de la direction, j'ai
une collègue qui est chargée de l'animation et du
développement de l'offre d'insertion sur le territoire qui est en
relation fréquente avec « En Avant Toute ! », je pense
même qu'elle habite dans les bureaux justes en face. [...] Le
deuxième niveau, c'est que j'ai les informations ici que ramènent
« En Avant Toute ! », et puis j'ai aussi les informations qu'on me
ramène sur « En Avant Toute ! ». Donc on a aussi là un
oeil sur ce qui se passe.
Pour finir, il résume assez bien le rapport particulier
qui lie le Conseil Général à « En Avant Toute !
», et en quoi ce rapport est différent d'un rapport qui le lierait
à un service entièrement sous la coupe du Conseil
Général :
Mais il y a un truc sur lequel il faut qu'on soit clair,
c'est que, quand c'est un service du Conseil Général, on a un
oeil complètement rapproché sur tout ce que ça fabrique
quoi. Et « En Avant Toute ! », c'est pas un service du Conseil
Général. Donc euh, c'est un partenaire. Et un partenaire
78
ça veut dire que, à un moment donné,
on s'accorde sur des objectifs, et il nous explique comment il va les
atteindre, mais une fois qu'il l'a fait, il est autonome dans le choix et la
mobilisation de ses moyens quoi. Donc euh, je pense qu'il est assez sain qu'on
ait cette relation un peu distante, dans la mise en oeuvre du projet parce que
le partenaire en question il a le droit aussi à son autonomie et
à ses choix dans la conduite de l'affaire. Donc on est vigilant aussi
à respecter ça. La contrepartie c'est que, quand on est dans des
lieux d'évaluation, on demande à ce que ça joue le jeu
quoi. On est dans ce type de rapport.
« En Avant Toute ! » est donc
considéré comme un « partenaire » du Conseil
Général. À ce titre, l'influence de l'institution sur
l'action est réduite du fait qu'elle ne soit pas financée
à 100% par le Conseil Général. Elle dispose donc d'une
certaine autonomie « dans le choix et la mobilisation de ses moyens »
et nous pensons que c'est cela qui la différencie des autres actions de
redynamisation par le sport. Il parle même d'un « rapport sain
» qui s'établit dans ce type de lien. Pour autant, en
théorie, l'action doit « jouer le jeu » et appliquer certaines
directives de l'institution, tout en démontrant l'efficacité de
son action pour que la subvention soit reconduite. Il s'agit là d'une
négociation entre l'institution et les encadrants.
79
3. Rôle et contre-pouvoir des
encadrants
Nos observations et nos hypothèses nous ont très
rapidement conduites à penser que l'autonomie (relative) de l'action
vis-à-vis du Conseil Général permettait à « En
Avant Toute ! » de proposer une offre sportive de remobilisation sous des
modalités différentes que celles qui ont lieu dans d'autres
actions similaires (cf. thèse de Le Yondre).
Lors d'un entretien, Bernard Moulin, co-concepteur et
éducateur sportif au sein de l'action, vient confirmer cette
hypothèse :
Enquêteur : - Et pour toi, c'est important de garder
une certaine autonomie vis-à-vis du Conseil Général ?
Parce que quand j'ai discuté avec [le directeur de l'insertion du
Conseil Général], il vous qualifiait «
d'irréductibles indépendants » (rires) dans le sens
où voilà, j'avais le sentiment qu'il aimerait obtenir plus
d'informations...
Bernard Moulin : - Bah oui... Bah oui, je pense, ouais.
Mais ça, c'est aussi ce qui fait la force de ce groupe là... Le
fait que je suis indépendant me permet de faire des actions, alors que
si j'étais vraiment sous la coupe du Conseil Général, y a
tellement de réglementations et tout ça, que ça serait
complètement sclérosé quoi...On pourrait plus... Là
je prends des initiatives que je pourrais pas faire... Faudrait demander au
chef, du sous-chef, l'autorisation de... Or là, non, je le fais, bon. A
mes risques et périls des fois. C'est important. J'ai toujours
travaillé comme ça, je me vois mal être cadré et...
Après, ça dépend des personnalités hein...
Plus loin dans l'entretien, il ajoute ceci :
Du coup je ne regrette pas de ne pas être sous le
Conseil Général, j'aurai été au Conseil
Général, j'aurai été bien plus... Je n'aurai pas pu
faire tout ce que j'ai fais. Hein, j'aurai été bien plus
cadré, et l'action aurait perdu de son sens. Là, elle a du sens,
parce que justement, elle a ses, ses ajustements qu'on peut mettre en place.
Sans être obligé de demander... Voilà.
Quelles sont donc les « ajustements » qui donnent
« son sens à l'action » et qui en font « sa force »
aux yeux des encadrants ?
80
Le choix des activités physiques
Dans son ouvrage, Bernard Moulin explique qu'elles ont
été choisies « pour la facilité de leur organisation
et leur adaptabilité au nombre fluctuant de stagiaires.160
»
Mais il ne s'agit pas uniquement de cela, car pour lui la
pratique sportive est un « moyen d'expression permettant de
rétablir la confiance en soi. A la technicité nécessaire
à toute pratique sportive, je préfère privilégier
les émotions qu'elle suscite, la solidarité qu'elle
nécessite afin de parvenir au terme d'une étape, au bout d'une
épreuve. J'essaie dans la mesure du possible de supprimer les causes
d'échec et les jugements de valeur en adaptant les activités aux
personnes et non l'inverse.161 »
Il s'agit donc d'activités physiques adaptées
aux personnes dont l'objectif est de rétablir la confiance en soi, sans
se confronter à l'échec, comme l'explique Florent Philippe :
Florent Philippe : [...] Donc toutes ces démarches
là, de sport, et de choix du sport, c'est surtout avec l'optique que y
ai du positif, et qu'il y ait de la réussite derrière. Bon si tu
fais du foot, ou tu fais un sport genre basket, ou du handball, bah
derrière y a quelques échecs... Ou tu perds, ou tu gagnes. Tu vas
lancer un ballon de basket, tu vas pas voir le panier, tu vas taper dans un
ballon de foot, tu vas pas marquer de buts, tu vois, y a un échec
quelque part, et à travers ça, tu vois tout de suite une
difficulté. A mon avis, il faut rester dans des trucs simples, basiques.
Donc euh... Badminton, Vélo... Où y a pas de compet' quoi, la
marche, on fait de la gym... La gym bah c'est pour ressentir son corps, y a pas
de compétition, y a que des sensations, et ça c'est le
but.
Dans cette conception de la pratique sportive, ce ne sont pas
des notions de performance et de « dépassement de soi » qui
sont privilégiées, comme constaté dans les stages
observés par Le Yondre à travers l'utilisation de sports
apolliniens. Ici, les sports convoqués (marche, piscine, kayak,
badminton, vélo, musculation) ne semblent pas vraiment s'inscrire dans
la même logique. Toutefois, on pourrait s'interroger sur le recours
à des activités comme la piscine ou la musculation.
Dans l'ouvrage de Bernard Moulin, l'intérêt de la
piscine est décrit par les termes suivant : « Détente,
confiance en soi, convivialité, efforts physiques,
160 Bernard Moulin, Serge Guilbaud, Sport, emploi, et
performances... sociales. Être ou avoir ?,
édité à compte d'auteur, 2009, p.111
161 Ibid.
81
réappropriation corporelle, anti-stress, apaisant,
stimule les énergies. » En effet, il ne s'agit pas de natation pure
et dure, comme on pourrait l'imaginer, qui consisterait à faire des
longueurs dans une simple logique de progression. Pour y avoir participé
à de nombreuses reprises, chacun est libre de faire ce qu'il veut durant
la durée de la séance (une heure). Certains y vont manifestement
pour se détendre ou discuter, tandis que d'autres
préfèrent faire des longueurs. Quelques uns ne savent pas nager
et apprennent progressivement. La séance se finit
généralement par des jeux.
En ce qui concerne la musculation, qui représente
seulement 3% de l'offre sportive d' « En Avant Toute ! » sur une
année. Il s'agit en effet d'un sport que l'on pourrait qualifier «
d'apollinien » pour reprendre le terme de Le Yondre emprunté
à Jeu. L'intérêt de l'activité est décrit en
ces termes : « image de soi, sens de l'effort, concentration ».
Pourtant c'est une activité que Bernard Moulin avoue ne pas vraiment
apprécier, et pour cause. Cette activité a été
introduite dès la conception de l'action par le Conseil
Général et Patrice Daviaud avant même que Bernard ne soit
recruté : Enquêteur : - Et donc, au début
c'était une concertation pour le choix des activités entre
Patrice Daviaud, toi, ...
Bernard : - Bah au début, il avait mis en place,
avant que j'arrive déjà, il avait pris des contacts donc... Et
avec la piscine Aquaforme qui venait d'ouvrir, avec la salle de muscu, et puis
c'est tout... Après c'était moi qui ai mis en place le reste, le
kayak, le vélo.... Voilà.
Sur la musculation, Bernard Moulin explique :
La musculation c'était prévu toutes les
semaines à un moment, et moi j'ai dis stop au bout de quelques
semaines... Après le premier essai. Parce que qu'on n'a pas fait
d'activités sportives depuis longtemps, redémarrer par la
musculation c'est pas forcément le mieux... Et euh, surtout que... On
allait faire ça à l'amicale laïque de Quimper, et il y avait
personne pour nous encadrer. Moi je suis pas formé pour la muscu, j'aime
pas en plus... Pas plus que ça... Et y avait personne pour encadrer, et
les gens s'inscrivaient à l'année, et l'année ça
valait à l'époque je sais plus combien, ça valait quand
même assez cher, et puis je m'apercevais que les gens, au bout de
trois-quatre séances, ils arrêtaient. Parce que... Au mur, je t'ai
peut-être dit, y avait plein de photos de beaux mecs, de belles
femmes,
82
avec des muscles partout, et en quelques séances...
Bah on n'arrive pas comme ça. Et puis est-ce que c'est souhaitable ? Je
sais pas....
L'adhésion et la liberté de venir ou
non
Autre élément de différenciation d'
« En Avant Toute ! », et pas des moindre par rapport aux autres
actions du même genre : les personnes inscrites font elles-mêmes le
choix de venir ou non aux activités. En effet, contrairement aux autres
actions de remobilisation par le sport (tout du moins, celles décrites
par Le Yondre), les personnes qui s'inscrivent dans l'action ne sont pas tenus
d'être systématiquement présentes tous les jours pendant la
durée du stage ou durant un délai donné. Elles viennent
quand elles le souhaitent.
Bernard Moulin explique ce choix là :
Enquêteur : - [...] Et c'est important aussi que ce
soit les personnes qui décident de venir ou pas aux activités...
?
Bernard : - Voilà. Ça c'est important ouais.
Que les gens ne soient pas obligés. Là on voit les
résultats par rapport à d'autres partenaires comme l'IBEP ou le
CAFP ou des fois les gens sont plus ou moins obligés. Ils viennent pas
dans le même état d'esprit. Là ils viennent parce qu'ils en
ont envie. Et ça c'est primordial. [...] C'est vrai que bon... Le fait
de ne pas obliger les gens, et surtout leur donner envie de venir, c'est plus
valorisant je pense. Et pour moi, et pour eux.
Enquêteur : - Et ça c'était un choix
dès le début d' « En Avant
Toute ! » de s'inscrire dans ce cadre là,
où les personnes décident de venir ou non... ?
Bernard : - Euh, oui pour moi, ça a toujours
été un choix.
En fait, les personnes sont censées prévenir de
leur participation au plus tard la veille de l'activité. Florent
Philippe explique la difficulté pour ces personnes de se mobiliser ne
serait-ce que pour une seule journée et de se projeter sur le lendemain.
Florent : [...] Et ils viennent si ils ont envie, c'est-à-dire
qu'ils appellent la veille, et même la démarche d'appeler la
veille, je crois que ça
83
pose problème, parce que les gens sont au jour le
jour... C'est-à-dire que moi à Quimperlé, j'ai des
personnes qui m'appellent le matin à sept heures et demi. Pour une
balade à neuf heures. Alors bon moi ça tombe bien parce que j'ai
pas beaucoup de personnes pour le moment, mais la démarche d'appeler la
veille pour eux c'est trop loin déjà. Y a la nuit, et la nuit ils
savent pas ce qu'ils vont faire. Alors y en a qui vont se bourrer la gueule, y
en a qui vont se droguer, y en a qui vont faire la teuf, y en a qui vont
être mal pendant la nuit, parce qu'ils dorment pas... Ils savent pas la
gueule qu'ils vont avoir le lendemain matin... Ils peuvent pas appeler entre
seize et dix-huit heures pour nous dire « bah tiens je vais me
balader[demain] ». Y en a qui le font évidemment, mais d'autres
c'est impossible quoi. Donc bon, je leur laisse des fois l'opportunité
d'appeler le jour même, pour la balade, mais je peux ou je peux pas.
Alors des fois je peux pas et y a beaucoup de déception derrière.
Mais bon, c'est des choix, et je pense que c'est le bon choix.
Cette souplesse du cadre permet à des personnes de
pouvoir s'inscrire occasionnellement dans ce type d'action alors qu'elles ne le
pourraient probablement pas dans un cadre plus rigide. Pourtant, on peut
légitimement se dire qu'il s'agit probablement des personnes qui en ont
le plus besoin.
Yannick, stagiaire pendant un an et demi, nous parle lui de
l'importance de l'adhésion dans ce type d'action :
Yannick : Et pis sur un public fragilisé, difficile
à mobiliser, et ben nous en tant qu'animateur on est obligé
d'intégrer « bah oui, il va peut-être venir qu'une seule
semaine, et les quinze jours après il va pas venir, et puis on va la
revoir après, et la personne va réapparaître, alors
après, elle n'a pas forcément de compte à nous rendre,
c'est vrai. C'est un cheminement qui est personnel après. Si nous, on
arrive à faire voir à la personne qu'elle a tout
intérêt à suivre ou à participer à telle
autre activité, c'est bien si à la fin, la personne voit cet
intérêt là aussi. Et si elle ne le voit pas ? Qu'est-ce
qu'on peut faire de plus ? A part lui expliquer peut-être ce qu'elle
pourrait avoir à y gagner. Mais on peut pas mettre la personne sous la
contrainte quoi. Il faut qu'il y ait implication, il faut que la personne soit
adhérente, faut qu'elle adhère quoi, qu'elle adhère
à l'action, au projet d' « En Avant
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Toute ! ». Et l'adhésion c'est pas sous la
contrainte hein. L'adhésion, c'est l'implication de la
personne...
La mixité des publics
La mixité des publics est une autre des
originalités d' « En Avant Toute ! ». De
fait, l'action est ouverte aux hommes et aux femmes de 18
à 60 ans, et pas seulement aux allocataires du RSA. Le fait qu'elle ne
soit pas financée exclusivement par le Conseil Général lui
permet d'accueillir d'autres types de publics : problématiques de
santé, addictions, demandeurs d'asiles... Mais aussi des jeunes du CAFP
ou de l'IBEP dans le cadre d'un partenariat. Bernard Moulin explique :
Bernard : - C'est ça qui fait la
particularité d' « En Avant Toute ! », d'intervenir sur des
gens, sur des générations différentes là, des
statuts différents, des cultures différentes, des origines
complètement différentes... Bon, et donc des gens de 18 à
60 ans, on s'imagine pas... Moi quand j'étais beaucoup plus jeune... Je
m'imaginais pas aller faire du sport avec des vieux de plus de quarante ans.
Maintenant j'en ai encore un peu plus. Et puis, on fait encore des choses
ensemble, on n'est pas à la ramasse, au contraire, des fois c'est
l'inverse qui se passe, et plutôt que de faire cocorico, tu vois, genre
« moi à mon âge, je fais ça, toi t'es pas capable
» au contraire, je trouve qu'il y a un échange, dans ce boulot
là qui est intéressant. Hein, échange culturel et autre,
... Tu as pu le voir hein, des fois, des complicités qui se mettent en
place, des échanges entre les gens, que ce soit dans le
côté sportif, dans une activité comme le badminton par
exemple, et même dans la marche, dans les pique-niques et tout ça,
c'est des moments très forts quoi qui se passent... [...]
Bernard Moulin souligne au passage que cette mixité
permet à des personnes qui ne se seraient peut-être jamais
rencontrées de faire connaissance et parfois de se voir en dehors de
l'action, ce qui les sort de leur isolement.
Et les gens se retrouvent à l'extérieur,
c'est ça qui est intéressant... Parce que quand ils ont
quitté l'activité, bah tu as vu hein... Et ça, je pense
que rien que ça, c'est une réussite pour les gens qui
étaient souvent seuls avant, le fait qu'il y ait... Une fois sortie d'
« En Avant Toute ! », ils se retrouvent après pour faire...
Après ils font ce qu'ils veulent hein. Et ça je
85
trouve riche, le fait qu'ils aillent des fois voir des
matches de basket ensemble, par exemple, bon...
Yannick plaide lui aussi pour une mixité au sein de
l'action et nous donne son point de vue :
Yannick : - Ouais, alors moi je pars d'un postulat que
quelque part, toute mixité a du bon. J'veux dire, tu vois, ça te
permet d'ouvrir les yeux sur une autre culture, euh, une autre tranche
d'âge, un petit jeune de vingt ans, ou dix neuf qui se retrouve en rando
avec une personne de cinquante... Un petit jeune qui n'a jamais connu le milieu
du travail, et pis euh, qui se retrouve avec une personne qui elle l'a connu et
puis qui a la suite d'un licenciement que elle ne connaît plus ou qui en
est éloignée... Ouais, t'as des... T'as une mixité
intéressante je trouve, ... Alors après, les gens en font ce
qu'ils en veulent quoi, mais moi je pars du principe que ça peut
être quelque chose de positif, à la base quoi.
La mise en place de partenariats
Le fait de bénéficier d'une certaine autonomie
par rapport à l'institution pousse l'action à former des
partenariats avec différents acteurs issus de différents
domaines. Bernard Moulin insiste souvent sur l'importance de tisser un bon
réseau de partenaires, en outrepassant les clivages habituels afin de
considérer la personne dans sa globalité. « En Avant Toute !
» mêle en effet des partenaires issus de domaines qui se rencontrent
rarement, tels que ceux issus du social, de la santé, de l'emploi, et du
sport, qui sont pourtant complémentaires à bien des égards
dans le cadre de ce type d'action. Pour lui, il faut pouvoir « tirer sur
plusieurs fils à la fois » à la manière d'un
marionnettiste, et ne pas « se focaliser » sur un seul aspect du
problème. Il s'explique :
Bernard : [...] J'expliquais justement que pour nous le
partenariat
est important. On n'a pas la science infuse, et le fait
d'aller voir d'autres...
Ça nous permet déjà de sortir, de
nous faire connaître dans d'autres milieux... Que ce soit dans la
santé, le milieu de l'économie, les milieux sociaux, et le milieu
sportif hein... Pour moi c'est important, hein... D'avoir
des partenaires, comme le centre de bilan de santé
ici, l'école d'infirmière
où j'interviens, les partenaires sociaux avec le
CDAS, le CCAS, avec l'ITES
et tout ça, les partenaires économiques avec
la Mission Locale, le Pôle
86
Emploi, qu'est-ce qui y a encore ? Bah y a Emmaüs,
tout ça aussi, au niveau social. Les partenaires sportifs avec la ville
de Quimper, parce qu'on utilise quand même des structures, ou la ville de
Quimperlé pour Florent. Et, le fait d'intervenir dans pleins de milieux
comme ça, ça renforce l'action ça l'a fait
connaître... Et y a certaines personnes quand elles arrivent ici, elles
ont plus un problème de santé. Si on se focalise sur ce
problème de santé, elles ne vont pas forcément bouger.
Quelqu'un qui fume, qui boit... Si on ne voit que cette dimension là,
elle va pas bouger... Par contre, si on lui donne envie d'aller soit faire des
activités avec nous, ou soit retrouver un logement... Si on agit sur
plusieurs axes, elle va bouger. Faut pas se focaliser... Comme des personnes
qui n'ont pas travaillé depuis longtemps, si on se focalise que sur le
métier, ou sur l'emploi... Si on règle pas les problèmes
de santé ou de logement qui sont autour... Ça va pas bouger.
Maintenant, il faut pouvoir, un peu comme un marionnettiste... Pouvoir tirer
sur plusieurs fils en même temps... ou hein.
Pas de pression par rapport à l'insertion
professionnelle
Bien que le Conseil Général considère
l'action comme une « mise en parcours vers l'emploi », j'ai
été au début un peu étonné que cet objectif
d'emploi ne soit quasiment jamais abordé avec les participants durant
les activités.
En fait, Bernard Moulin rappelle souvent qu'il n'est pas une
assistante sociale, mais qu'il est éducateur sportif. À travers
cet échange, on comprend mieux pourquoi Bernard Moulin souhaite faire
cette distinction :
Bernard : - [...] Et le fait de pas se présenter
comme assistante sociale, ça les libère. En plus je leur dis
qu'ils n'ont pas à me dire pourquoi ils sont là, euh...
Voilà. Ça les libère beaucoup, en plus comme on les voit,
nous, toute la journée, on a l'occasion de discuter de plein de
thèmes différents, que ce soit politique, économique, de
logement, ou autre... Ou de santé. Et puis, au bout de quelques mois on
les connaît, on peut plus les orienter à ce moment là. Les
faire aller voir une assistante sociale éventuellement, mais aussi vers,
le personnel de santé ou autre hein... Ou vers le travail, parce que y a
des gens qui sont sortis d'ici avec un travail... Voilà.
87
Enquêteur : - D'accord. Et ouais, c'est vrai vous
abordez pas mal de sujets au cours des marches... Mais bizarrement, je vous ai
rarement entendu parler que ce soit toi ou Florent, du projet professionnel des
personnes ou...
Bernard : - Non, on leur demande quand ils viennent
là, quand ils viennent s'inscrire dans quel domaine ils cherchent du
travail. Certains n'en cherchent pas tout de suite, parce qu'ils n'en sont pas
capables... Parce qu'il y a d'autres problématiques à
régler avant. Et pour d'autres, j'ai réussi à en placer
quelques uns parce que j'étais à l'écoute...
J'étais à l'écoute des emplois qu'il pouvait y avoir.
Quand je vois un emploi qui correspondant à une personne ici, je
propose. Après bon... Je gère pas tout.
Enquêteur : - D'accord. Et c'est important de ne pas
trop mettre l'accent là-dessus, de pas trop mettre de pression...
?
Bernard : - Voilà. Pas mettre de pression dans un
premier temps, tant qu'on ne connaît pas la personne. Après, on
peut le faire. Y a des gens avec qui j'étais de... Avec qui j'ai
arrêté. Parce que y en a qui étaient là pour...
Bon... Ça les aidait plus au bout d'un moment cette action là...
Donc il fallait mettre un terme pour qu'ils aillent aussi se confronter au
monde du travail. Mais bon, depuis treize ans que je fais ça, y en a pas
eu beaucoup, y en a peut-être eu, je sais pas, cinq, six... Bon... Qui
avait peur du mot « travail »... Mais bon... C'est pas un gros
pourcentage par rapport à ce qu'on entend dans le public souvent, chez
les gens qui travaillent... Ouais, « les chômeurs c'est des
fainéants » ... Non. Ils sont pas dans les conditions où ils
vont trouver du travail tout de suite, mais pour moi, c'est un peu la double
peine... Certains ont été licenciés... En plus ils sont
culpabilisés d'être au chômage... Voilà.
Yannick pense lui aussi qu'il y a un travail à faire au
préalable, sur l'intégration sociale, avant de poser la question
de l'intégration professionnelle.
Yannick : - Ouais... Mais euh... C'est une prise en compte de
la
personne, à un moment donné où tu sens
bien qu'elle a pas les armes et les
88
outils pour avancer. Donc euh, ça sert à
rien de lui parler d'intégration professionnelle, c'est trop tôt
quoi. J'veux dire euh...Tu parles d'intégration professionnelle à
une personne qui est sujette aux syndromes dépressifs, euh... Qui
traîne son mal-être tous les jours, tous les jours. Peut-être
que y a d'abord un travail à faire à ce niveau là avant de
parler d'intégration professionnelle. Et entre les deux, entre
l'intégration professionnelle, et, peut-être travailler sur la
fragilité et la construction d'une identité, ou en tout cas, une
consolidation de l'identité, et ben, entre les deux, il y a ben je dirai
l'intégration, je dirai sociale quoi, voilà.
Nous l'avons vu grâce au recueil de ces entretiens,
l'approche particulière d'« En Avant toute ! » n'existe et se
maintient que parce qu'elle est portée et partagée par l'ensemble
des encadrants. Cette approche contraste avec le discours de l'institution qui
lui s'inscrit davantage dans une logique d'activation déjà
décrite par Le Yondre, et qui n'a pour finalité que le travail
sur l'employabilité et le retour rapide à l'emploi. Les
encadrants travaillent davantage à l'intégration sociale des
personnes fragilisées que l'action accueille, ainsi qu'au
rétablissement d'un mieux-être.
Il faut toutefois nuancer cette explication, puisque si
l'action continue de se maintenir dans cette approche, c'est également
dû à l'interconnaissance qui lie Bernard Moulin et Jacques Lern,
qui se connaissent très bien. Cette amitié permet sans doute de
garder une bonne relation avec l'institution, et de rester sur « la
même longueur d'ondes » et partager une confiance mutuelle :
Enquêteur : - D'où l'importance d'entretenir
de bons liens avec des
personnes comme Jacques Lern, par exemple, ou... ?
Bernard : - Oui, ou avec son service et tout ça, mais
bon, ça se fait,
parce qu'ils sont sur la même longueur d'onde...
Eux, avec leur... Un peu plus bloqué que moi, mais il faut aussi des
gens qui les bousculent...
Intéressons nous maintenant aux principaux
concernés par les modalités de cette action : les
participants.
89
4. Le ressenti des participants
Non sans difficultés162, nous avons
réussi à recueillir des entretiens avec trois personnes inscrites
à « En Avant Toute ! » et qui ont participées à
différentes activités durant mon stage afin de mieux cerner
l'impact que peut avoir une telle action sur elles.
Plusieurs thèmes ont été abordés
avec elles : ce qui les a conduit à s'inscrire, l'appréhension
des débuts ce qu'elles espéraient d' « En Avant Toute !
», l'encadrement, la souplesse du cadre, ce qu'elles en retirent, etc.
L'orientation vers l'action
Benoît, Véronique et Françoise163
nous expliquent comment ils ont connu « En
Avant Toute ! » :
Benoît . · - [...] Nan mais c'est parce que
j'avais été voir le psy qu'il y
a au CDAS. En fait ben lui il m'avait parlé de Bernard
et de son association
quoi. Pour rencontrer du monde quoi.
Véronique . · - Par hasard. Je suis
allée faire un bilan médical à ... au centre CPAM,
à côté du CDAS en fait. On m'avait conseillé de
faire ça, on peut faire un bilan tous les cinq ans je crois, euh
voilà, tout ça. Et puis, euh... En attendant, je crois que
c'était en attendant des résultats je crois, moi j'suis toujours
en train de fouiller sur les docs et tout ça, et sur le portique y
avait... Voilà. Ça c'était au mois de mai dernier, enfin y
a presque un an. J'me suis dis « tiens, ça me ferait
peut-être du bien » parce que justement j'allais pas très
bien, moralement tout ça, mais j'ai pas contacté « En Avant
Toute ! » tout de suite. [...] Voilà et puis finalement, de fil en
aiguille, j'ai pris rendez-vous avec Bernard au mois de septembre. Donc
quelques mois après quand même, et puis j'ai commencé en
Novembre une fois que mon déménagement était fini. Donc
j'ai connu par hasard en fait. Personne ne m'avait aiguillé
là-dessus. Et pourtant, des gens auraient dû quoi...
162 Voir partie « méthodologie de l'enquête
».
163 Les prénoms ont tous été
changés.
90
Françoise . - Alors j'ai connu « En Avant Toute !
» par ma
psychiatre. En arrivant sur Quimper. Elle m'a donné
le nom de cette association, et puis c'est comme ça que j'ai connu en
fait.
L'appréhension du début
Chacun a senti une certaine appréhension avant
d'arriver dans l'action, à des degrés divers.
Benoît ne savait « pas trop dans quoi il allait tomber
» :
Benoît . - C'est surtout que je savais pas trop quel
genre de truc c'était parce que... Ouais le psy il savait que
c'était parce que je voyais personne... Surtout pas des gens de mon
âge... Forcément quand il m'en a parlé, je me suis dit
« tiens, c'est bizarre, une action avec plein de jeunes » enfin entre
guillemets bizarre... Et en fait, la première question que j'ai
posé à l'entretien à Bernard c'est « est-ce qu'il y a
des jeunes ? » dans l'asso et voilà quoi... Au début
c'était un peu... Je savais pas trop dans quoi je mettais les pieds en
fait. Parce que Bernard il m'avait pas répondu franchement, il m'avait
dit, tu connais sa réponse habituelle quand on lui pose une question
c'est « tu verras » (rires) Il aime beaucoup dire ça ! Comme
ça il se mouille pas quoi ! J'avoue que je savais pas trop dans quoi
j'allais tomber, c'est vrai.
Françoise quant à elle appréhendait le
contact avec d'autres personnes :
Françoise . - Bah avant d'arriver,
déjà, j'avais ... Moi déjà j'ai
l'appréhension du contact avec les gens, donc j'avais cette
appréhension déjà. Rien que l'entretien avec Bernard
j'appréhendais. Et puis sinon, non. Je me rappelle pas avoir eu d'autres
appréhensions.
Véronique explique ne pas avoir eu d'appréhension
particulière.
Véronique . - Nan, j'avais pas
d'appréhension, je me suis dit, tiens, comme je voyais pas trop grand
monde...
Toutefois elle explique qu'au début elle ne souhaitait
pas trop échanger avec les autres personnes, et qu'elle avait
prévenu Bernard :
J'ai dit à Bernard... Si j'ai pas envie de parler au
départ, surtout au
départ j'avais pas trop envie de parler, je sais que
je pouvais ne pas
91
répondre et que les gens autour de moi pourraient
comprendre quoi. Voilà,
comme eux d'ailleurs. Voilà, donc j'avais pas
d'appréhension, j'avais hâte
même de commencer parce que c'était faire du
sport et moi j'avais besoin
de ça.
Bien qu'elle connaisse déjà la randonnée,
elle redoutait tout de même un peu la
fatigue physique :
[...] je me disais, je vais peut-être avoir du mal au
départ, j'étais
très très fatiguée parce que
j'étais toujours en insomnie mais je me disais
« bah tant pis, je vais me forcer au départ parce
que je sais que plus tard,
ça va me faire du bien quoi. » Donc
j'étais assez positive là-dessus...
Ce qui les a poussé à
s'inscrire
Pour Benoît, il s'agissait avant tout de « se faire
des amis » pour sortir de son isolement. C'est pourquoi il espérait
rencontrer des jeunes de son âge.
Françoise s'est inscrite pour ne pas être seule,
et dans un second temps pour faire du sport :
Françoise . · - [...] Je pense que je
recherche de pas être seule. Et puis faire du sport... [...]
Véronique est également venue à « En
Avant Toute ! » dans une optique de rencontre pour rencontrer des
personnes avec du vécu et de l'humanité :
Véronique . · - [...] Quand on n'est pas
bien, moi je suis toujours freinée souvent par des problèmes
physiques, par rapport à ma santé tout ça... Donc, au fur
et à mesure, tu t'uses, puis t'as plus envie de parler aux gens, et les
gens en ont marre de t'entendre parler de (rire gêné)
enfin voilà. Toi-même, tu en as marre aussi d'avoir toujours
ces trucs là dans ta tête. Donc tu ne vois plus personne, et
surtout à un moment donné, enfin moi c'était mon cas, je
voyais les gens très vivants autour de moi, les copines très
vivantes, ou alors très très négatives, ... Et ça
m'allait pas que les gens soient trop vivants autour de moi parce que moi
j'étais plus dans ce truc là. Et la copine qui était tout
le temps négative, ça m'enfonçait vers le bas encore plus,
donc je voyais plus personne ! Et je me suis dit, ben « En Avant Toute !
», ce sont des gens qu'ont un vécu, qui ont des difficultés
dans la vie, et qui seront pas forcément là en train de la
ramener quoi, qui auront un peu d'humanité en eux et qui seront
tranquilles, cool, voilà. Et donc, ça me
92
faisait du bien de savoir que je pouvais me retrouver avec
des gens comme
ça [...]
En fait la démarche première de Véronique
avant de s'inscrire à « En Avant
Toute ! » était de faire du sport, puis elle s'en
rendu compte de l'importance de
rencontrer des gens :
Enquêteur . · - C'était davantage le
côté sport que tu recherchais,
ou... Le côté humain ? Ou...
Véronique . · (me coupe) - Les
deux. Les deux. Euh.. Je pense ma démarche ça a été
d'abord le sport, quand j'y pensais, quand j'ai vu le papier, j'ai besoin de
m'aérer, je sais que la bonne santé passe par là.
J'étais persuadée... Je suis persuadée que quand on fait
du sport, on fait beaucoup plus de choses à côté, j'en ai
parlé à Bernard... Donc, dont la recherche d'emploi, dont ce
sentiment... Enfin retrouver un physique qui permet de se projeter dans un
travail aussi. Parce que là, quand on n'est pas en bonne santé,
on n'arrive plus à se projeter dans un travail. Quand on n'est pas en
bonne santé, on cherche d'abord à se rétablir. Et quand on
regarde, par exemple, les offres d'emploi, éventuellement certaines qui
pourraient nous convenir, on se dit « mais ouais, d'accord, mais est-ce
que je vais tenir physiquement ? » Tu vois ? Donc du coup, on fait pas de
démarche, parce qu'on a peur, donc si tu passes, si on passe... Enfin
moi c'est ma démarche personnelle, je me suis dit « si je passe par
le sport, si je me renforce de cette façon là, petit à
petit, peut-être que, si je vois que je tiens physiquement, que la bonne
santé arrive, et ben, je vais peut-être pouvoir me projeter
à nouveau dans un travail. » Même si je ne peux travailler
qu'à mi-temps, parce que de toute façon, je pourrais pas, je
pourrais plus travailler à plein-temps. Voilà, ma démarche
première c'était ça. Puis je me suis rendu compte que de
rencontrer des gens c'était... Han ! Ça fait un bien fou quoi !
Voilà.
Globalement, on s'aperçoit à partir de ces
entretiens, mais aussi à partir des échanges durant les
activités, que la motivation première des participants est de
rompre avec la solitude. Le sport est souvent secondaire dans leur
démarche.
93
Des activités qu'elles ne feraient pas
seules
D'autant plus qu'elles expliquent qu'elles ne feraient pas ces
activités si elles devaient les faire seules :
Enquêteur : - Et la rando, c'est quelque chose que tu
ferais seule ou
...
Véronique : - J'ai fais seule, mais pas aussi
longtemps, pas aussi longuement. Marcher j'ai fais beaucoup, mais j'en avais
marre, j'en ai marre d'être seule pour marcher. Quand on est seule pour
marcher, au bout d'un moment, on revient avec ses soucis en tête. Donc,
marcher avec les autres, en plus dans des paysages magnifiques, là
où t'irai pas tout seul, bah ça dégage la tête,
ça fait vachement de bien.
Benoît partage cet avis :
Benoît : Pis c'est pas pareil de marcher tout seul, et
de marcher en
groupe. La motivation elle n'est pas la même, la
fatigue elle n'est pas la même non plus.
Françoise abonde également dans le même sens
:
Françoise : - Moi j'ai essayé d'aller à
la piscine toute seule, quand j'suis arrivée à Quimper, à
Aquarive, et puis euh... (silence)
Enquêteur : - Hmm, oui c'est moins sympa j'imagine...
C'est comme la marche peut-être aussi, nan ?
Françoise : - Ouais voilà. J'ai pas fais la
marche toute seule, ou si, le centre-ville ou Creac'h Gwen... Mais j'ai du mal
à aller seule... Puis seule, ça va bien un temps... Tu peux pas
toujours sortir seule, t'as besoin des autres aussi.
Plus tard dans l'entretien, elle explique :
Françoise : - [...] Parce que bon, chez moi j'essaye
de me motiver
pour en faire le matin, la gym ou quelque chose comme
ça, mais j'arrive pas, j'arrive pas à trouver la volonté
d'en faire chez moi.
94
Certes, ces personnes ne feraient pas autant
d'activités si elles devaient les faire seules. Mais pourquoi ne pas
s'inscrire dans un club de sport ?
La crainte du jugement
Françoise . · - [...] En même temps
dans les clubs de sports t'es pas seule quand tu fais du sport, mais...
ça serait différent je pense. Mais bon, peut-être que
ça me fait peur aussi quelque part. Mais « En Avant Toute ! »,
c'est sympa, j'aime bien parce que c'est sympa. L'ambiance malgré tout
est sympa, et puis je pense que y a pas de jugement qui sont
portés...
La crainte du jugement est l'argument principalement
avancé si l'on évoque une éventuelle inscription dans un
club de sport « classique », mais il y en a d'autres. Ces autres
extraits nous permettent de mieux comprendre pourquoi ils ne s'inscrivent pas
dans des clubs de sport :
Enquêteur . · - [...] Et pourquoi finalement
aller à « En Avant
Toute ! », plutôt que de s'inscrire dans, je
sais pas, dans un club de sport, ou un club de marche ?
Véronique . · - Pour la chose que je disais
au départ, j'ai réfléchit à la marche. Mais la
marche, c'est tous les dimanche matins à neuf heures. Avec des gens,
c'est souvent des retraités, j'ai fait beaucoup d'activité avec
des retraités. J'avais envie de me retrouver avec un mélange de
gens, et surtout des gens justement, qui étaient pas forcément en
forme qui seraient pas là tout le temps à ... Parce que quand on
n'est pas en forme si tu veux, si tu vas avec des gens qui sont en forme, t'es
obligé... Pff... Soit tu masques, moi j'ai plus envie de masquer que je
suis pas bien. Soit... Comme je te disais tout à l'heure, c'est
difficile à supporter, de voir que les gens sont vachement bien, sont en
forme autour de toi, ou, ont eu une vie accomplie. Parce que les
retraités ils sont content d'être en retraite, ils ont une vie
riche ou pas riche, et voilà, pff, voilà. Club de sport en salle
ça m'intéresse pas. Ça m'intéressait pas, je
voulais faire du plein-air. J'faisais déjà une activité de
danse tango si tu veux. Je continue toujours... Bon les gens savent pas, ma vie
et tout ça, donc j'avais besoin d'être dans un lieu où
j'étais en confiance, où humainement y aurait eu un partage vrai,
authentique quoi.
95
Enquêteur : - « Authentique » dans le sens
où y aurait pas de jugement peut-être, quelque chose comme
ça ?
Véronique : - Ouais, c'est ça, où y a
pas de jugement. Si j'étais allé dans un club de marche,
tôt ou tard on m'aurait posé des questions. Là on parle si
on veut. Tu vois ? Comment justifier que tu ne travailles plus depuis longtemps
? Si tu veux éviter de dire que t'as été malade, parce que
ça j'ai plus tellement envie d'en parler, parce que... Si j'en parle, on
va me donner plein d'exemples « ah oui, tiens y a machin qui est malade en
ce moment, y a ceci, y a machine qui est malade » et euh, ça me
fera du mal. Ça va me perturber, parce que ça va me ramener
à ces amis là. Ça je le sais parce que je l'ai vécu
avec une copine qui n'a pas arrêté de me bassiner avec ça
et au bout d'un moment, je me suis rendu compte que ça me faisait pas du
tout de bien. Donc je veux éviter ça aussi.
Benoît a lui fait la démarche de s'inscrire dans
un club de tennis de table, il n'en garde pas forcément un bon souvenir
:
Benoît : - Alors je me suis inscrit dans un club de
sport, mais c'est
différent je trouve. Bah parce que les gens qui vont
dans un club de sport,
c'est pas forcément pour faire des connaissances,
ils ont pas forcément envie de parler, tu vois... Souvent en plus, c'est
vrai que c'est con de dire ça, nous en fait (il chuchote rapidement
à voix basse) comme on est chômeurs, on travaille pas.
(reprend sa voix normale) Du coup, on est pas là à
parler boulot tout le temps... J'ai fait du tennis de table en club, et c'est
vrai que les gens ils parlent beaucoup de boulot...
Il souligne également l'esprit de compétition
qui règne dans les clubs de sport, et qui ne lui correspondait pas :
Benoît : [...] Donc, en dehors de ça en faite,
ils ont plus un esprit de
compétition... Moi je me rappelle j'étais
qu'en loisir en tennis de table, et déjà là, les gens
ils disaient « ouais je vais gagner » moi je disais « je
m'en
fous, on compte pas les points, c'est pas grave ».
Alors qu'à « En Avant Toute ! », le but c'est pas ça
justement, gagner ou perdre, le fait de faire du
96
sport pour le faire. C'est ça que j'aime bien moi,
c'est ça qui est différent dans une asso sportive.
L'encadrement
Pour Françoise, l'avantage d' « En Avant Toute !
» par rapport à un club de sport, c'est que les encadrants ne sont
pas dans le jugement :
Françoise : - [...] On est pris tel qu'on
est. On n'est pas... Ils nous acceptent tels que nous sommes, et je trouve
qu'ils sont très... Très dans le social, donc à mon avis,
c'est sûr, ça peut pas être comme un prof dans une salle de
sport ou... Parce que y a ce côté-là-aussi qui est
important.
Enquêteur : - Est-ce qu'il vous pose des questions sur
votre situation professionnelle ou sur vos projets... ?
Françoise : - (me coupe) Nan, du tout, nan
ils nous en parlent pas non. Nan. Moi je sais quelque fois, ils nous demandent
comment ça va, si ça a bougé pour nous ou pas, mais c'est
pas pour ça qu'on peut ne plus avoir l'opportunité de venir, on
avance chacun à son rythme. On peut continuer à venir.
Lorsque je lui demande quelles sont les qualités
requises pour être encadrant à « En Avant Toute ! »
Véronique évoque de suite « l'indulgence » des
encadrants qu'elle rapporte directement aux vécus164 de ces
derniers.
Véronique : - [...] Tu vois, Bernard a un
vécu, Yannick je connais pas son vécu mais je pense qu'il a un
vécu, qui lui donne une certaine maturité aussi et une certaine
richesse humaine à l'intérieur de lui qui peut, qui peut qu'on
sent, enfin moi je sens... J'en ai parlé avec lui, je lui ai dis ce que
je pensais de lui. Donc ouais, pour moi c'est important. Même si, je sais
pas ce qu'ils ont vécu, j'ai pas spécialement envie de le savoir,
mais je sens qu'il y a de la matière derrière, y a une indulgence
aussi, qui est importante. Ouais, ouais, les qualités humaines sont
importantes ouais. Pour ce type de public là.
164 Au cours de nos entretiens avec Bernard, Florent et
Yannick, nous avons noté que tous les trois avaient connus des
périodes de non-emploi (plus ou moins vécues difficilement).
97
Enfin, si je demande à Françoise quelle est le
but, selon elle, des encadrants à « En Avant Toute ! », elle
me répond :
Françoise : - Moi personnellement, moi je pense que
c'est plus pour me pousser à prendre confiance en moi. Et
peut-être tout doucement, après je sais pas je me fais
peut-être des idées, mais par exemple à partir de chez ma
mère, aussi tout doucement. A me faire aller mieux déjà.
Pis ouais à prendre confiance, pis à faire d'autres choses
sûrement ouais, aller vers d'autres choses.
Enquêteur : - Donc selon toi, « En Avant Toute !
», ça serait plus
pour aider les gens à aller mieux, plutôt que
de rediriger les gens vers le marché du travail ? Le but ça
serait plus, avant tout, d'aller mieux...
Françoise : - D'aller mieux, ça c'est
sûr. C'est sûr qu'y a possibilité
de se réintégrer socialement. Mais faut le
vouloir aussi. Et puis pouvoir
bien sûr. Mais je sais que déjà si on va
mieux, Bernard l'avait dit, pour lui
c'est déjà important.
Pour Françoise, l'objectif d' « En Avant Toute !
», c'est avant tout d'aider les
gens à aller « mieux ». Mais ces personnes se
sont-elles senties « mieux » grâce à
l'action ?
Le bien-être ressenti
Véronique et Françoise ont toutes les deux
raconté avoir éprouvé un sentiment très fort de
bien-être grâce à « En Avant Toute ! » :
Véronique : [...] Au début, les
premières randonnées que j'ai faites avec Bernard, les
premières journées là, j'étais assez émue,
j'me disais « olala, j'suis avec des gens » ça m'a, ça
m'a, y a eu un... je dirai, un recontact avec la vie quelque part, tu vois
c'est, voilà. Donc c'était vachement important donc ça m'a
reconnecté à quelque chose de vivant, voilà. [...] Donc,
cette journée là m'a fait énormément de bien, et le
soir je chantais chez moi, tu vois !
Françoise : - Les Monts d'Arrée, et j'avais
trouvé magnifique, et je
sais pas hein, je vais dire ça, c'est très
personnel, mais j'avais eu un, j'avais
98
ressenti... Quelque chose que j'avais pas ressenti depuis
très longtemps, depuis l'enfance ou bien l'adolescence... Un sentiment
de bien-être en marchant là-bas... Mais c'était
impressionnant... J'étais heureuse ! Franchement, j'étais
heureuse ! Et j'avais plus ressenti ça depuis très longtemps.
Mais ça je l'ai jamais dis à personne. Voilà ! (rire
gêné)
Au-delà de ce bien-être parfois ressenti,
qu'ont-elles retiré de cette participation à l'action ?
Ce qu'elles en retirent
Véronique met en avant les rencontres qu'elle a faites
à « En Avant Toute ! » :
Véronique . · - [...] Hier, tu vois, si je
suis venue à la terrasse voir les filles, enfin vous voir, je savais pas
que tu serais là, c'est parce que j'avais vraiment besoin de rencontrer
des gens. Ça m'a fait un bien fou hein. Peut-être que même
avec Martine, Françoise, elles ont pas de voiture, moi j'en ai une,
même si elle est ancienne, je me disais pourquoi pas leur proposer un
jour de faire une échappée de deux jours, au Mont-Saint-Michel,
ou... Tu vois, on a tellement besoin de ça que... Tu vois, ça
aussi c'est « En Avant Toute ! ». C'est recréer des liens et
retourner vers une vie intéressante quoi, qui vaille le coup
d'être vécue. Ouais, c'est riche ouais.
Elle explique que ces rencontres ont donné lieu
à de nouvelles ambitions, de nouveaux projets :
Véronique . · - [...] Y a quand même
des conséquences très positives parce qu'on parle avec les gens.
Et par Paulette, j'ai appris que y avait des jardins à Kerfeunteun qui
allait s'ouvrir, des jardins familiaux. Donc j'ai appelé la mairie qui
m'a dit « mais vous savez, y a des jardins beaucoup plus proches de chez
vous qui sont disponibles actuellement » Voilà. C'est comme
ça que j'ai eu mon jardin et ça me fait un bien fou.
Voilà, donc c'est grâce à Paulette. Qu'est-ce qui s'est
passé d'autre encore ? J'ai rencontré Gaëlle aussi, qui a
beaucoup d'expériences de vie, et... Qui m'a parlé... Je lui
disais, « j'aimerai bien faire du bénévolat et j'aimerai
travailler auprès des enfants » tu vois, je lui disais que
j'aimerai aller voir à Penhars tu vois si c'est possible ou pas, et elle
m'a dit, tout de suite, elle m'a donné son expérience, son
vécu à elle. Elle m'a dit, « écoutes, je connais
très bien le
99
directeur de la MPT de Penhars, c'est l'ancien directeur
de la MJC de Douarnenez que j'ai très bien connu. Et question
bénévolat, il comprend tout à fait ce que c'est un
bénévole, tu seras très très très bien
reçue. » Donc ça, c'est une étape que je vais faire,
peut-être pas tout de suite, mais c'est une étape que je vais
faire bientôt. Tu vois, je vais m'ouvrir à l'extérieur.
Voilà, ça fait partie de ma réparation quoi. Donc il y a
ces deux points là, Paulette, mon jardin, et Gaëlle, qui a un
vécu intéressant et qui peut donner de très bons
renseignements aussi. Ouais, des personnes références
quoi.
Benoît explique quant à lui que l'action lui a
quand même permis de « rebondir un peu », de « se
remotiver » et notamment de se projeter sur l'obtention d'un permis de
conduire :
Enquêteur . · -[...] Et du coup pour revenir
sur « En Avant Toute ! », ça t'a permis, enfin ça t'a
quand même apporté des choses ?
Benoît . · - Ben probablement si, ça
m'a quand même fait rebondir un peu parce que y a des moments bah comme
passer mon permis c'est grâce à ça aussi. Le fait de me
sentir bien à l'asso, d'être un peu mieux, ça m'a
remotivé à faire des trucs genre passer le permis...
Enquêteur . · - Parce que tu ne l'aurais pas
passé sinon ?
Benoît . · - Ça m'étonnerait.
Ça m'étonnerait de moi en tout cas. [...]
Pour moi le permis c'était hors de question que je
le passe un jour. En tout cas, dans les années à venir,
c'était pas du tout dans mes projets.
Mais toutes ces avancées positives n'auraient
peut-être pas été possibles sans une certaine souplesse au
niveau du cadre. C'est du moins ce qui est rapporté dans le recueil de
ces trois témoignages.
La nécessaire souplesse du cadre
Rappelons en effet que le cadre proposé à «
En Avant Toute ! » est souple. Ainsi les participants peuvent venir quand
ils le souhaitent, ce qui arrange bien Benoît :
100
Benoît . · [...] V a pas d'obligation, faut
juste demander la veille. Et encore, moi ils sont pas trop chiants la plupart
du temps moi c'est le jour même que je me décide. (rire
amusé) Parce que je sais que j'ai un peu de mal des fois à me
lever le matin. Ça dépend comment j'ai dormi...
Enquêteur . · - Parce que ouais, si jamais
« En Avant Toute ! » ça fonctionnait genre, tu t'inscris pour
trois mois, et puis, t'es obligé de faire les trois mois... Ça
t'intéresserait toujours autant, ou est-ce que ton intérêt
c'est de pouvoir justement faire d'autres choses à côté ...
?
Benoît . · - Je pense pas justement, j'aurai
du mal à me dire « tiens, pendant trois mois je vais faire
ça » ou alors déjà me dire genre une semaine avant
« tiens tel jour je vais faire ça ». [...] Et puis tout
simplement tu peux te lever le matin et ne pas avoir envie d'aller marcher...
C'est vrai que c'est pratique, ils nous obligent pas à nous inscrire
forcément. [...] Et puis surtout ça dépend comment je me
couche aussi, parce que je sais jamais à quelle heure je vais me
coucher... En faite ça peut être 23h, comme ça peut
être 3h du matin. Suivant quelle heure tu te couches, tu sais pas comment
tu vas te lever. J'arrive pas à m'imposer de me coucher à telle
ou telle heure pour me dire « tiens demain y a la rando de Bernard il faut
que je me lève à quelle heure ? » J'ai un peu du mal
à faire ça...
Même chose pour Véronique qui aurait eu du mal
à s'engager dans une action qui impose une présence
régulière :
Enquêteur . · - [...] Et quand t'as
décidé de venir à « En Avant Toute ! », tu
savais que tu pouvais venir quand tu le voulais et tout... ?
Véronique . · (me coupe) - Oui.
Ouais, ça j'avais pigé tout de suite,
ouais.
Enquêteur . · - Et ça, du coup,
ça te permettait de... Enfin... Si ça avait été
autrement, ça t'aurai toujours intéressée ou... ?
101
Véronique . · (me coupe) - Si y
avait eu un engagement à tenir ? Non. Parce que quand on est dans cet
état là, comme c'est mon cas, on peut pas s'engager dans quoi que
ce soit. Donc, euh, c'est mon avis hein. Déjà à
côté je m'engage pas, je ne m'engage plus dans les loisirs tout
ça, je ne m'engage plus, la seule chose dans laquelle je m'engage pour
l'instant, c'est mon jardin, donc effectivement si y avait eu un engagement
« être obligée de » non je crois que ça m'aurait
fait peur ça par contre...
Elle apprécie la formule souple d' « En Avant
Toute ! »
Véronique . · - [...] Moi je trouve que
c'est une formule assez souple, et moi je trouve que pour l'instant, tel que
c'est là, ça me convient. [...] C'est assez adéquat, c'est
une formule... Comment on appelle ça ? (elle cherche) Je sais
plus... (ça lui revient) « à la carte ! »
quelque part. Et on choisit ce qui nous fait du bien. Et parce que quand on est
vraiment mal, s'engager, ou être obligé de faire quelque chose, on
n'a pas envie hein. Et là, c'est une formule souple.
Françoise partage cet avis :
Enquêteur . · - Et c'est important qu'on
vous laisse le choix de venir ou non aux activités ? Est-ce que t'aurais
pu t'engager dans une action similaire mais qui durerait plusieurs semaines ou
mois, et où tu devrais venir tous les jours ?
Françoise . · - Bah pour moi ça
serait difficile, parce que je suis pas assidue justement. Et j'ai du mal sur
la durée. A ce niveau là c'est vrai qu'ils sont plus souples
à « En Avant Toute ! », mais faut prévenir vingt quatre
heures avant, et déjà ça c'est difficile quelque fois, de
prévenir... Donc oui, le principe il est bien. Et quelque fois on
arrête... Moi je me suis vu arrêter plusieurs semaines voir
plusieurs mois, mais toujours revenir. Finalement, je suis toujours revenue
parce que ça me manquait. Parce que à côté, comme y
a rien, forcément... Et puis même, t'as besoin de
ça...
102
5. Enjeux d'une approche réfléchie et
militante
Nous l'avons vu au cours de notre étude, par rapport
à d'autres actions de remobilisation par le sport destinées
à des publics éloignés de l'emploi, « En Avant Toute
! » diffère sur de nombreux points. Dans son architecture, on a pu
observer que le cadre est beaucoup plus souple, les activités
proposées visent davantage le regain de confiance en soi plutôt
que la performance et l'apprentissage de l'effort. Au niveau de l'encadrement,
on remarque que les éducateurs sportifs n'évoquent presque jamais
l'insertion professionnelle et évitent toutes réflexions
jugeantes ou culpabilisantes.
Lorsque nous nous sommes interrogés sur la cause de ces
différences, nous nous sommes rapidement aperçus qu'elle
n'émanait pas d'une volonté de l'institution de proposer une
action sous des modalités plus « humaines ». Au contraire, le
Conseil Général s'inscrit parfaitement dans un discours politique
ambiant prônant l'activation des chômeurs par la «
redynamisation » et le travail sur l'employabilité dans l'optique
d'un retour rapide à l'emploi. En fait, si l'action a pris cette
tournure, c'est sous l'effet de quelques ajustements développés
par les encadrants, surtout par Bernard Moulin qui est aux commandes de
l'action depuis ses débuts. C'est lui qui a choisi de développer
une action ouverte à tous les publics et où la participation se
fait sur un principe d'adhésion. Les personnes inscrites sont donc
libres de venir ou non aux activités. Qualifiés «
d'irréductibles indépendants » par le directeur de
l'insertion du Conseil Général, les éducateurs sportifs d'
« En Avant Toute ! » souhaitent travailler effectivement dans une
certaine autonomie. Pour autant, la pression du Conseil Général
reste très élevée puisqu'elle subventionne l'action
à hauteur de 80%, subvention qu'elle reconduit, pour l'instant,
année après année. Ce partenariat implique dès lors
une contrepartie. Ainsi, le Conseil Général aimerait pouvoir
s'assurer de l'efficacité de l'action, et exige une certaine
transparence vis-à-vis des résultats. Mais les encadrants d'
« En Avant Toute ! » estiment ne pas être des assistantes
sociales, c'est pourquoi, ils revendiquent sans cesse de ne pas avoir à
« pister les gens ». C'est pourquoi, ils ne livrent que des «
généralités » lors de ces évaluations, et ne
cherchent pas vraiment à savoir à tout prix ce que deviennent les
personnes qui sont passées par l'action, et si oui ou non, elles ont
retrouvé un emploi. L'objectif est ailleurs, celui de permettre aux
personnes d'aller mieux.
Et quand on s'entretient avec les participants d' « En
Avant Toute ! », on s'aperçoit que cela fonctionne. Cela se
vérifie également par l'observation durant
103
laquelle on a pu remarquer de grands pas en avant pour
certaines personnes et cela en moins de six mois.
Si cela fonctionne si bien, c'est bien parce que l'action a su
adapter son offre sportive à ce public fragilisé (et non
l'inverse) en se détachant progressivement de la logique d'activation
souhaitée par l'institution. Les entretiens le confirment, la souplesse
du cadre a permis à de nombreuses personnes de s'inscrire et de
participer, même périodiquement, aux activités.
Toutefois, il faut souligner que l'approche
particulière que propose « En Avant Toute ! » n'aurait
probablement pas pu se développer ainsi sans une réflexion de
Bernard Moulin sur sa propre pratique, et sans un brin de militantisme.
En effet, Bernard Moulin a travaillé à la
réalisation d'un ouvrage expliquant le
sens de son action, sa manière de travailler, et son
propre rapport au sport. Ce livre écrit
en collaboration avec Serge Guilbaud, intitulé «
Sport, emploi, et performances...
sociales. Être ou avoir ? 165
», lui a permis de prendre du recul sur sa pratique :
Bernard : - Euh... Le bouquin, ça m'a permis, parce
que pendant plusieurs années, pendant... Florent est avec moi, depuis,
trois ans, quatre ans, je sais plus... Donc, pendant au moins huit ans,
j'étais tout seul. Tout seul, un peu le nez dans le guidon comme on
dit... Sans trop de recul, y avait aucun écrit sur ce type de travail
là, donc le bouquin ça m'a permis de prendre du recul sur ma
pratique, sur mes pratiques... Sur mes pratiques de vies professionnelles,
sportives, et le fait de prendre ce recul, faire ce livre, ça a
été un outil de travail pour moi, parce qu'on me demande souvent
ce que je fais... Au départ, j'avais que la parole, maintenant, j'ai les
supports, et le livre c'est un support... [...] J'ai pu mettre des mots sur ce
que je vivais et ça c'était important. Toute cette recherche
là.
Une réflexion et une recherche alimentée par la
lecture de nombreux ouvrages sur les thèmes du sport (y compris des
ouvrages de sociologie critique du sport), l'emploi, la pauvreté,
l'économie, l'éducation, etc. :
Bernard : - [...] Et bon, toutes ces lectures là m'ont
aussi aidé bon,
euh... A avoir une autre vision, de mon poste, mais aussi de
l'emploi en
165 Moulin B., Guilbaud S., Sport, emploi, et
performances... sociales. Être ou avoir ?, édité
à compte d'auteur, 2009
104
général. Hein... Et de l'école, et de
tout ce que j'ai vécu. Donc pour moi, c'était vraiment prendre du
recul, sur ... Ma, mes pratiques.
Pour lui, cette remise en question de sa ou ses pratiques est
très importante :
Bernard : - [...] Que ce soit dans tous les
postes que j'ai eu, au travail... Et dans le sport... Pourquoi on fait tel
sport ? [...] Je suis jamais resté enfermé dans une pratique,
[...] dès que je me suis mis dans une pratique, je vois le kayak... J'ai
été formateur très vite, et j'ai fais progressé le
kayak à mon niveau, sur le kayak de mer. J'ai écrit un livre
aussi là-dessus. Ici, pareil, dans le boulot d'éducateur sportif,
c'est pareil, il n'y avait rien d'écrit là-dessus. Je me suis
fais aussi mon outil de travail, Dès que je rentre quelque part, si
ça me plaît pas... Je vais faire en sorte de faire progresser
l'action, la pratique, ... Donc ça te permet de te questionner, sur ce
que tu veux faire... Bon, voilà... Je suis pas ambitieux dans le sens,
pour arriver à... Je suis ambitieux dans le fait que je veux être
ce que je suis. Et ça c'est vachement important.
Enquêteur : - Ok. Donc ouais, il faut garder une
certaine ouverture d'esprit sur...
Bernard : - (me coupe) Bien sûr.
D'être curieux ! Ça c'est important.
Une curiosité intellectuelle qu'il a su associer
à un brin de militantisme. Pourquoi parler de militantisme ? Selon nous,
« En Avant Toute ! » est une action véritablement militante au
sens où elle a su se développer sous cette approche
particulière malgré la pression du principal financeur davantage
dans une logique d'activation des publics, et, malgré le climat ambiant
de « soupçon » qui règne en France vis-à-vis des
« assistés ». Elle a su se développer en dehors d'un
cadre institutionnel bien trop embourbé dans une logique
privilégiant l'économique au social ou à l'humain. Cela
parfois au prix de nombreuses déconvenues comme la
nécessité de trouver de nouveaux financeurs ou d'effectuer de
nouveaux partenariats (avec le CAFP et l'IBEP).
C'est pourquoi il nous semble important que chaque
professionnel travaillant dans ce type d'action ou plus largement auprès
de publics fragilisés sorte des logiques technocratiques et
procédurales pour « inventer des postures sociales capables de
105
résister à l'utilitarisme ambiant pour donner
tout son poids, toute sa dignité à la
fragilité166. » comme le clame Jean Lavoué. Car
aujourd'hui, on l'a vu, la logique d'activation et de responsabilisation
demandent aux citoyens les plus fragiles « une implication, une
responsabilisation et un engagement toujours plus grands !
Générant une pléthore d'individus victimes et abattus
», elle exige de ces derniers « une exigence de ressources et
d'énergie plus grande encore.167 » ce qui pourrait
manquer de pertinence et de logique pour quiconque s'y attarde un peu. Jean
Lavoué se demande même si le concept de « résilience
» si souvent convoqué auprès de ces publics fragiles n'est
pas en fin de compte « au service de cette machine à exiger
toujours plus de l'individu qui caractérise le
néolibéralisme168», pour permettre à ces
personnes de « supporter l'insupportable169 ».
Ainsi, aujourd'hui, le rôle de l'éducateur
auprès de publics en difficulté a été
transformé. Il a quitté « les eaux tranquilles de la
légitimité fondée sur une société consciente
de ses devoirs de solidarité, au nom des droits de l'homme et du
citoyen, pour chaque être qui la constitue. Dans un monde où la
valeur se mesure à l'utilité, à la responsabilité,
à la contribution, le métier d'éducateur se voit confier
la mission de participer à raccorder le plus grand nombre d'individus
à la logique consumériste et productrice à laquelle se
réduit leur reconnaissance170. »
Pour sortir de cette logique utilitariste, Jean Lavoué
nous donne quelques grands axes et pistes à explorer par les
professionnels du social :
Tout d'abord, il faut « apprendre à
référer la nature des difficultés vécues non
à la seule sphère psychologisante et individualisante, mais
encore à la réalité sociale. Les problématiques des
souffrances individuelles et familiales sont aussi et avant tout des
problématiques sociales ! Elles ne relèvent pas d'une seule
vision thérapeutique ! Bref ! Ne pas croire que l'éducation
spécialisée pourrait se réduire à la seule
rééducation comportementale de l'individu171. »
En ce sens, il faut arrêter de considérer les chômeurs comme
les seuls et uniques responsables de leur situation. Il faut les resituer dans
un contexte économique en crise.
166 Lavoué J., « Face aux souffrances sociales
: évolution, enjeux et principes de l'éducation
spécialisée », in Le métier
d'éducateur spécialisé à la croisée des
chemins, Sous la direction de Conq N., Kervella J.-P., Vilbrod A., Coll.
Travail du social, L'Harmattan, Paris, 2010, p.195
167 Ibid., p.190
168 Ibid., p.192
169 Ibid., p.195
170 Ibid., p.193
171 Ibid., p.195
De même, il recommande aux professionnels du social de
s'inscrire davantage comme des acteurs de réseau car c'est «
à partir de ces réseaux qu'il [l'éducateur] pourra
encourager la création de liens pour les jeunes et les adultes qu'il
accompagne172 ». C'est ce que fait Bernard Moulin à
« En Avant Toute ! » quand il parle de « tirer sur plusieurs
fils à la manière d'un marionnettiste ».
Enfin, les éducateurs doivent prendre place dans les
débats sur le sens et l'avenir de notre société, quitte
à lutter contre les préjugés en vigueur. Là-aussi,
il me semble que c'est un travail militant que fait Bernard Moulin en allant
présenter son action dans divers colloques ou instituts de
formations.
Ce sont bien là les enjeux à venir d'une
approche réfléchie et militante des actions d'insertion par le
sport, et plus largement, de toutes les actions, institutions ou associations
qui travaillent avec des publics en difficulté.
106
172 Ibid., p.194
107
Conclusion
À travers cette étude, nous souhaitions nous
intéresser au rôle des encadrants au sein des actions de
remobilisation par l'activité physique destinées à des
publics éloignés de l'emploi.
Pour cela, nous nous sommes dans un premier temps
imprégnés du travail réalisé par François Le
Yondre en 2009 dans le cadre de sa thèse de doctorat intitulée
Vrais chômeurs et vrais sportifs. Le sport face au chômage
comme instrument disciplinaire ou support de tactiques identitaires : des
catégories sociales en jeu. Ce travail avait démontré
à travers l'analyse approfondie de deux dispositifs de redynamisation
par le sport que la convocation de ce dernier dévoilait une intention de
l'institution de travailler sur l'employabilité des participants par la
disciplinarisation des corps et la transformation des valeurs.
En effet, au regard d'une analyse foucaldienne de
l'architecture des dispositifs, aussi bien les énoncés des
objectifs que le choix des activités physiques (et surtout l'utilisation
qui en est faite) trahissent une philosophie politique dont la finalité
pourrait se résumer à la « reconstruction de
l'employabilité du corps des assistés afin de les rendre
potentiellement productifs et d'éviter qu'il ne menace les normes
corporelles en vigueur et au fondement du système
productif173. »
Pour mieux comprendre la philosophie politique qui gouverne ce
type d'actions, il faut l'appréhender à la lumière d'un
contexte politique, économique et social dans la mesure où elles
s'inscrivent de manière paradigmatique dans une logique d'activation
(workfare) qui caractérise le traitement de la pauvreté
des sociétés actuelles. Cette tendance aujourd'hui
répandue jusque dans politiques sociales est en fait le prolongement de
l'idéologie économique libérale réintroduite en
politique par Reagan et Thatcher à la fin des années 1970. Elle
porte le deuil des principes de solidarité assurés par
l'Etat-Providence depuis la fin de la Seconde guerre mondiale tout en
prônant l'activation des pauvres qui dépendent de l'assistance.
Cette injonction participe de la responsabilisation individuelle des
assistés qui doivent désormais sortir de leur situation
eux-mêmes en participant à ce type d'actions d'insertion pour
faire preuve de leur
173 Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais sportifs.
Le sport face au chômage comme instrument disciplinaire ou support de
tactiques identitaires : des catégories sociales en jeu, 2009,
p.182.
108
bonne volonté à retrouver un emploi. C'est en
effet dans une logique de « donnant-donnant » que les assistés
sont tenus de respecter un rapport contractuel avec l'institution (et
tacitement avec la société) pour obtenir leurs minima sociaux.
Notre étude s'est focalisée sur une «
action d'autonomie sociale » de remobilisation par le sport
dénommée « En Avant Toute ! » mise en oeuvre dans le
sud Finistère depuis 1998. Une analyse du dispositif laisse rapidement
apparaître des différences significatives par rapport aux stages
de redynamisation par le sport étudiés par Le Yondre, tant au
niveau de l'architecture (plus souple) qu'aux modalités de mise en
oeuvre des activités physiques (davantage axées sur le «
bien-être » et la convivialité).
Nous avons souhaité interroger l'origine de ces
différences par le biais d'une enquête compréhensive
prenant la forme d'une observation participante ainsi que par le recueil
d'entretiens menés à plusieurs niveaux d'interventions du
dispositif : au niveau de l'institution, des encadrants, et des
participants.
Les résultats de cette enquête mettent en avant
le rôle prépondérant qu'ont joué les encadrants dans
le développement d'une approche plus soucieuse de l'humain qui
caractérise l'action. En effet, ces derniers détiennent une forme
de contre-pouvoir au sein du dispositif en utilisant la (relative) autonomie
dont ils disposent pour infléchir la finalité « utilitariste
» de l'institution qui s'inscrit complètement dans une logique
d'activation des « assistés ». Nous avons également
noté que des liens d'interconnaissance permettent de maintenir de bons
rapports avec l'institution.
Si la finalité de l'institution semble atteinte,
même sous des modalités plus humaines, les résultats de
cette étude viennent tout de même poser la question des enjeux
d'une pratique militante et réfléchie des professionnels
encadrants ce type d'action, et plus largement de l'accompagnement des publics
en difficulté.
Les conclusions de cette étude gagneraient à
être complétées par d'autres enquêtes portant
davantage sur l'impact que cette approche plus humaine de la remobilisation par
l'activité physique peut avoir sur les participants. Une enquête
qui viendrait interroger un échantillon de participants plus large et
hétérogène.
Quoi qu'il en soit, ce travail de mémoire m'aura permis
d'enrichir considérablement ma vision du travail social tout en
participant de manière décisive à la perpétuelle
construction de mon identité professionnelle que je souhaite
désormais incarner à travers l'exercice du métier
d'éducateur spécialisé.
109
Bibliographie
Ouvrages, chapitres d'ouvrage et travaux universitaires
consultés :
Beaud S., Weber F., Guide de l'enquête de
terrain, Paris, La Découverte, 1998
Burgi N., La machine à exclure. Les faux semblants
du retour à l'emploi, Paris, La Découverte, 2006
Deroff M.-L., et Karine T., Les travailleurs sociaux et le
dispositif RMI : entre représentations et mises en pratique, in
Vilbrod A. (dir.), L'identité incertaine des travailleurs sociaux,
Paris, L'Harmattan, 2003
Duvoux N., Le nouvel âge de la solidarité.
Pauvreté, précarité et politiques publiques, Paris,
Seuil, coll. « La république des idées », 2012
Duvoux N., L'expérience vécue des politiques
d'insertion. La complémentarité des approches qualitatives et
quantitatives, 2008
Ebersold S., La naissance de l'inemployable. Ou
l'insertion aux risques de l'exclusion, Presse universitaire de Rennes,
coll « Le sens social », 2001
IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales), Les
mutations de l'emploi en France, Paris, La Découverte, coll «
Repères », 2005
Fustier P., L'enfance inadaptée. Repères
pour des pratiques, Presses universitaires de Lyon, 1983
Lavoué J., « Face aux souffrances sociales :
évolution, enjeux et principes de l'éducation
spécialisée », in Le métier
d'éducateur spécialisé à la croisée des
chemins,
110
Sous la direction de Conq N., Kervella J.-P., Vilbrod A.,
Coll. Travail du social, L'Harmattan, Paris, 2010
Le Yondre F., Vrais chômeurs et vrais sportifs. Le
sport face au chômage comme instrument disciplinaire ou support de
tactiques identitaires : des catégories sociales en jeu, 2009
Moulin B., Guilbaud S., Sport, emploi, et performances...
sociales. Être ou avoir ?, édité à compte
d'auteur, 2009
Paugam S., Duvoux N., La régulation des pauvres. Du
RMI au RSA., Paris, PUF, 2008
Schnapper D., L'épreuve du chômage,
Paris, Gallimard, 1981 (nouvelle édition Folio), 1994
Simmel G., Les pauvres, (1ère
édition en allemand, 1907), Paris, PUF, « Quadridge », 1998
Wacquant L., Les prisons de la misère, Raisons
d'agir, 1999
Articles consultés :
Abrahamson P., « La fin du modèle scandinave ? La
réforme de la protection sociale dans les pays nordiques »,
Revue Française des Affaires Sociales, 2005/3 n° 3, p.
105127
Astier I., « Les transformations de la relation d'aide
dans l'intervention sociale », Informations sociales, 2009/2
n° 152, p. 52-58
Colomb N., « La moitié des personnes
éligibles au RSA n'en fait pas la demande, selon une étude
», Actualités Sociales Hebdomadaires, n°2737 du
16/12/2011, p.22-23
Le Yondre F. « Des corps incertains. Redynamisation des
chômeurs par le sport. », Le sociographe, n°38,
2012
111
Sites internet consultés :
http://www.actuchomage.org/ http://www.adsea29.org/
http://www.cairn.info/ http://www.cg29.fr/ http://www.inegalites.fr/
http://www.insee.fr/fr/
http://www.laviedesidees.fr/ http://www.lemonde.fr/ http://www.onpes.gouv.fr/
http://www.rue89.com/
Conférences, colloques :
Caillat M., « La sociologie, un vrai sport de combat. Le
sport, royaume de la pensée unique ? », conférence à
la Médiathèque des Ursulines, Quimper, 25 septembre 2010.
Duvoux N., « La pauvreté dans la France
contemporaine : regards sociologiques », intervention à l'occasion
du 5e Forum départemental de l'Insertion, Quartz, Brest, 16
décembre 2010.
« Les APS au service des personnes adultes en situation
de fragilité », Colloque Régional Multidisciplinaire «
Insertion et Sport », organisé par « Breizh Insertion Sport
», en présence de Bernard Moulin et François Le Yondre,
Maison des sports, Rennes, 2 avril 2012.
112
Glossaire
· ACTIFE : Action Territoriale pour l'Insertion, la
Formation et l'Emploi.
· AAH : Allocation Adulte Handicapé
· ADIE : Association pour le Droit à l'Initiative
Economique
· ADSEA 29 : l'Association Départementale pour la
Sauvegarde de l'Enfance, de l'Adolescence et des Adultes du Finistère
· ANPE : Agence Nationale Pour l'Emploi
· ASS : l'Allocation de Solidarité
Spécifique
· ASSEDIC : ASSociation pour l'Emploi Dans l'Industrie et
le Commerce
· BPJEPS : Brevet Professionnel de la Jeunesse, de
l'Education Populaire et du Sport
· CADA : Centre d'Accueil de Demandeurs d'Asile
· CAE : Contrat d'Accompagnement dans l'Emploi
· CAFP : Centre d'Adaptation et de Formation
Professionnelle
· CCAA : Centre de Cure Ambulatoire en Alcoologie
· CCAS : Centre Communal d'Action Sociale
· CDAS : Centre Départemental d'Action Social
· CG : Conseil Général
· CPAM : Caisse Primaire d'Assurance Maladie
· CMU : Couverture Maladie Universelle
· CMPP : Centres Médico-Psycho-Pédagogique
· CN : Centre Nautique
· CUCS : Contrat Urbain de Cohésion Sociale
· DDCS : Direction Départementale de l'Action
Sociale
· ESAT : Etablissement et Service d'Aide par le Travail
· FSE : Fond Social Européen
· GEIQ : Groupement d'Employeurs pour l'Insertion et la
Qualification
· IBEP : Institut Breton d'Education Permanente
· IFSI : Institut de Formation en Soins Infirmiers.
· INSEE : Institut National de la Statistique et des Etudes
Economiques
·
113
IREPS : Instance Régional d'Education et de Promotion de
la Santé
· IRES : Institut de Recherches Economiques et Sociales
· ITES : Institut pour le Travail Educatif et Social
· MPT : Maison Pour Tous
· MJC : Maison des Jeunes et de la Culture
· NEF : Nautisme en Finistère
· ONPES : Observatoire National de la Pauvreté et de
l'Exclusion Sociale
· PLIE : Plan Local pour l'Insertion et l'Emploi
· RSA : Revenu de Solidarité Active
· RMA : Revenu Minimum d'Activité
· RMI : Revenu Minimum d'Insertion
· SAMSAH : Service d'Accompagnement Médico-Social
pour Adultes Handicapés
· SCOP : Société Coopérative
Ouvrière de Production
· SSSATI : Sport Santé Société :
Administration, Territoire, Intégration
· STAPS : Sciences et Techniques des Activités
Physiques et Sportives
· UBO : Université de Bretagne Occidentale
114
Annexes
Articles de presse :
- Paru dans Le Progrès (6 novembre 2009) p.115
- Paru dans Le Télégramme (septembre 2009)
p.116
Article paru dans Le Progrès du vendredi 6
novembre 2009 :
« Mes médailles d'or, ce sont les
sourires
Bernard Moulin
Ce sportif accompli met sa passion au service
d'écorchés de la vie. Au prétexte d'une balade en kayak,
d'une randonnnée ou d'un match de badminton, il les aide à se
réconcilier avec leur corps, leur tête, les autres... et leur
avenir.
veillant d'internat, vendeur, formateur... Il a connu deux
procès aux prud'hommes et le chômage. Alors il sait de quoi il
parle quand il dit qu'on peut trouver chez chacun les ressources pour remonter
la pente : a Ce n'est pas parce qu'on a reçu un coup
sur la tête que tout doit s'arrêter. »
Pendant les activités organisées dans le cadre
d'En avant toute, on ne passe donc pas trop de temps à s'apitoyer sur le
sort des uns et des autres : « Quand on a tous dit une fois
qu'on est malheureux, on cherche plutôt à savoir
recon-
Bernard Moulin vient de publier, à
compte d'auteur et avec la collaboration de Serge Guilbaud, l'ouvrage
Sport, emploi et performances... sociales, être ou avoir?
illustré parle dessinateur Eric Appéré. Il y
établit des parallèles entre les exigences de performance
attendues en entreprise et dans la compétition sportive. « Dans
les deux cas, l'échec conduit à la mise
hors jeu, à ta dévalorisation sociale, regrette-t-il.
Moi, je crois que l'on devrait pouvoir calculer le
bénéfice humain au-delà de cette performance
économique ou sportive. Repenser le système pour que
tout ne se mesure pas qu'au score... » Ce livre est
le moyen pour Bernard Moulin de transmettre sa vision du sport et de ce que
l'on peut en faire pour le bien de tous. Il fait aussi le bilan de l'action En
avant toute, au profit des chômeurs de longue durée. Commande
du livre auprès de Bernard Moulin, 78,
bretagne.aventure@orange.fr
(78 euros)
e matin d'octobre, il fai-
C
sait anormalement doux sur la plage de Cap Coz à
Fouesnant. Sur une mer d'huile, baignée de soleil, un groupe de
kayakistes se préparait à embarquer. Direction BegMeil. Fem-
mes et hommes, jeunes et moins jeunes, écoutaient les
consignes du doyen du groupe: Bernard Moulin. L'un des participants se livrait
pudiquement « J'appréhende un peu car je suis tombé
à l'eau la dernière fois... Mais Bernard m'a aidé
remonter et je sais qu'il sera là cette fois encore.
Grâce à lui, je reprends confiance en moi.
» Tout est dit.
Bernard Moulin est éducateur sportif. Il encadre,
à Quimper, le programme En avant toute, une action de mobilisation par
le sport des demandeurs d'emploi bénéficiaires des minima sociaux
{portée par le Centre départemental d'action sociale et la
Sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence du Finistère). Chaque jour,
il propose aux volontaires des activités différentes avec
l'idée de les aider à se sentir mieux dans leur corps, dans leur
tête et avec les autres. «Je m'y emploie à
débroussailler la toile d'incertitude et de dévalorisation qui
les entoure afin de faire émerger leur potentiel,
leurs atouts, leurs richesses intérieures, enfouis
derrière une montagne d'hésitations, de mépris,
d'humiliations et souvent de solitude », écrit Bernard
Moulin dans le livre qu'il vient de publier (lire encadré).
L'éducateur pose un regard bienveillant sur les
êtres que la vie a malmenés. Il ne les juge pas. Seul
l'intéresse leur pouvoir de résilience: o Les actions d'En
avant toute s'inscrivent dans un parcours d'insertion qui
implique une démarche d'emploi. Je réussis
quand je contribue à redonner l'envie à quelqu'un
d'aller de l'avant. Mes médailles d'or, ce sont les sourires
retrouvés!» Par l'écoute, l'échange, l'humour
mais aussi par l'accompagnement au dépassement personnel dans
l'activité sportive, Bernard Moulin retricote patiemment des estimes de
soi que le chômage et l'exclusion ont ravagées.
a C'EST UN HOMME RARE, EXTRAORDINAIRE D'HUMANITÉ.
n
jACQUES LERN,
DI RECCEUR. DE l'INSERTION
AU CONSEIL GÉNÉRAL
« C'est un homme rare, extraordinaire
d'humanité, dit de lui Jacques Lern, directeur de l'insertion au
Conseil général du Finistère. Les personnes sur
lesquelles il veille savent qu'il ne triche pas parce
qu'il est comme elles, à la fois dans et hors du
système. I/ fait du social mais est éducateur
sportif Il est reconnu dans le milieu sportif et
aurait pu être entraîneur, mais ii a choisi -
d'être éducateur lia organisé des raids
internationaux, mais il ne se sent jamais aussi bien qu'en baie de
Douarnenez... Bernard Moulin est un transfrontalier. Et c'est ce qui le rend
proche des gens que l'on qualifierait de "borderline". »
«J'ai été élevé dans le
milieu agricole à Lan-drévarzec, où les
rapports humains, la solidarité étaient primordiaux. lis le
sont restés pour moi: s Tobte la vie de Bernard Moulin esf
affaire
de rencontres. Il puise son énergie clans ses relations
aux autres et ne se plait que dans l'échange. Prenez sa
découverte de la mer. Le coup de foudre n'a pu se transformer en amour
inconditionnel qu'à partir du moment où il a pu être
partagé «Je ne voulais pas rester seul en
mer. Alors pour naviguer avec d'autres, j'ai
passé les diplômes de moniteur. » Et il a
été l'un des pionniers du kayak de mer.
RRceingittnit LES !ETffS SONpEYRS
S'il est passionné de sport, la compétition pure
ne l'intéresse pas. Pour Bernard Moulin, l'adversaire est un partenaire
et la victoire a une bonne blague que l'on fait au copain que l'on
a doublé ». Il a touché à tout: le football, le
vélo, le kayak, la course à pied, la randonnée, le
badminton, le ski... Et croit dur comme fer aux pouvoirs bienfaiteurs de
l'activité sportive à condition de ne pas s'en tenir qu'au score
mais plutôt de savourer un moment passé avec d'autres, au contact
de la nature ou en harmonie avec soi-même. « Le sport ne doit
pas être une fin en soi. Ce n'est qu'un moyen de se
réaliser physiquement et humainement, assène-t-il. Il
m'a souvent donné l'énergie nécessaire pour me
remettre en selle après des accidents de la vie. si
Le parcours professionnel de Bernard Moulin a
été tout aussi éclectique que son parcours sportif.
Entré tôt dans la vie active, il a été tour
à tour salarié agricole, ouvrier à la chaîne,
animateur socioculturel, manutentionnaire, livreur,'sitr:
naître les petits bonheurs pour en profiter
pleinement. Au final, ces chemins détournés
vers le mieux-être participent à la reconstruction, au retour
vers la vie sociale et vers le travail, » Le
programme a obtenu de bons résultats. Bernard Moulin espère ie
voir à l'avenir étendu à tout le département. La
difficulté: convaincre des partenaires de financer une action qui mise
sur les loisirs à une période économiquement peu
propice...
Martine de Saint Jan
·
SPORT, EMPLOI et PERFORMANCES--
SOCIALES
IrC cii ar'r'ir
awamaaroun
3t. ka G e
3e Nafie
d
rue Eugène Pottier, 29700 Douarnenez
Article paru dans Le Télégramme en
septembre 2009 :
La réinsertion par Le sport
Se réinsérer par le sport, c'est ce que
propose « En avant toute ». Une quarantaine de personnes y sont
inscrites.
Pour Philippe Florent « En avant toute
» permet de redonner aux cabossés de la vie une seconde
chance.
Offrir aux personnes en perte d'emploi et de repère,
une bouée de sauvetage, tel est l'objectif que se fixe « En avant
toute ». Une action lancée depuis onze ans sur Quimper, et qui a
gagné le secteur de Quimperlé Concarneau depuis le début
d'année. Une quarantaine de personnes y sont déjà
inscrites.
Pas un club sportif
Philippe Florent, éducateur sportif et responsable du
secteur, met en garde: « Ce n'est pas un dub de sport ». Même
si marche, piscine, kayak, vélo ou balade avec
âne sont au menu, l'essentiel n'est pas tant la pratique
sportive que la reconstruction de soi. Destinés aux personnes
bénéficiant de minima sociaux - RMI en majorité -, et
fonctionnant sur la base du volontariat, les activités sportives
permettent « de mobiliser les personnes en difficulté » pour
« les remettre sur les rails ». Histoire de rompre l'isolement et de
redonner quelques repères: « Souvent, ils se couchent tard, ils se
lèvent tard ».
Une réelle détresse
Sur le principe qu'être bien dans
son corps, c'est être bien dans sa tête, « En
avant toute » permet aux bénéficiaires de « reprendre
confiance en eux ». « On les voit deux à trois fois par
semaine, ils viennent pendant six mois puis ils trouvent un peu
d'intérim ». Tous les six mois, un bilan individualisé
permet de vérifier la recherche d'emploi. L'année
dernière, sur le secteur quimpérois, treize personnes sur les 120
inscrites ont retrouvé du travail. Sur le bassin.d'emploi de
Quimperlé et Concarneau, la moyenne d'âge est de l'ordre de 25
ans. Des jeunes qui sont « au début
116
de leur recherche d'emploi » mais chez lesquels « il
existe une réelle détresse psychologique ». L'ouverture
sportive proposée par « En avant toute » permet de leur
redonner une motivation. De permettre un nouveau départ.
Stéphane Guihéneuf
Pratique
Permanence, au MAS de Quimperlé le jeudi matin, de 9 h
12 h et au CDAS de Concarneau, le jeudi après-midi,
de 14 h â 17 h. Tarif: 1€ la
journée.
117
Résumé
La société française actuelle est
frappée par une « nouvelle pauvreté » se
caractérisant par un chômage de masse et de longue durée.
Aujourd'hui, des millions de français n'ont pas d'emploi et survivent
grâce aux revenus de l'assistance. Autant de situations de
précarités auxquels les dispositifs d'assistance essayent de
pallier par l'allocation de revenus minimum et par l'incitation au retour
à l'emploi (le workfare).
Dans ce contexte, et comme le montre des études
récentes (Le Yondre, 2009), la convocation du sport comme
activité contractuelle d'insertion pour ces publics «
assistés » n'a rien d'anodine. Elle est le paradigme des politiques
d'activation dans la mesure où, bien souvent, elle vise le retour
à une employabilité par la disciplinarisation des corps et
l'instrumentalisation de l'intime. Il s'agit là d'une double-activation
qui travaille aussi bien sur les valeurs de l'individu et que sur le corps
lui-même.
Notre étude s'est effectuée au sein de l'action
« En Avant Toute ! », action de remobilisation par le sport
destinée à des hommes et des femmes de 18 à 60 ans
inscrites dans une démarche d'emploi et bénéficiaires des
minima sociaux. Etonnamment, cette action présente des
différences significatives par rapport à d'autres actions
similaires de redynamisation par le sport. Contrairement à ces
dernières, les activités physiques ne sont pas utilisées
dans un objectif de performance et de dépassement de soi, mais visent
davantage à sortir de l'isolement social et retrouver une estime de
soi.
Quelles sont les raisons à l'origine de ces
différences ? Nos hypothèses nous ont conduites à penser
qu'elles sont le fait d'un certain contre-pouvoir des encadrants de l'action
allant à l'encontre des intentions de l'institution finançant la
quasi-totalité du dispositif.
Une enquête sur le terrain viendra confirmer nos
hypothèses et nous permettra de rendre compte de l'impact que peut avoir
cette approche particulière sur les participants à l'action. Ils
viennent poser la question des enjeux d'une approche humaine et non
utilitariste de l'accompagnement des publics en difficulté.
118
Abstract
Nowadays, the French society suffers from the phenomenon of
« the new poverty », a trend that is characterised by the long-term
unemployment. Today, millions of French citizens do not have jobs and they
survive thanks to the Welfare. All these poverty cases are covered by social
mechanisms of the state; these are supposed to solve these issues by providing
a minimum of income and by trying to incite the unemployed to return on the job
market (the workfare).
In this context, and as shown in recent studies (Le Yondre,
2009), the fact of using sports as insertion activity, stipulated by contract,
for this public is surely not accidental. It is actually the paradigm of the
activation policies, taking into consideration that, often enough, its purpose
is to return to the employment by a double activation: the discipline of the
body and the instrumentation of the personal values.
Our study is focused on the action « En Avant Toute !
», its core objective being the incentive through physical activities,
targeted on men and women between 18 and 60 years of age, who are looking for
an employment and who survive thanks to the Welfare. Surprisingly enough, this
action is significantly different from other similar actions which purpose has
been to motivate the public through sports. Situated in contradiction with the
other actions, the activities included in «En Avant Toute !» are not
used in order to achieve a goal of performance and self-improvement, but they
rather seek to overtake the social isolation and to regain one's
self-esteem.
Which are the origins of this distinction? Our hypothesis
conducted us to the idea that the differences are the result of a kind of
counter-power formed by the social workers who lead this action on the field.
They tend to modify the philosophy of the action, by positioning themselves in
opposition to the intentions of the institution that finances the program
almost entirely.
An investigation on the field will confirm our hypothesis and
will allow us to realize the impact that this particular approach could have on
the participants at the action. We will also reveal the issues related to the
human and non-utilitarian approach of the support provided to the people in
difficulty.
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