Année universitaire 2020/2021
UFR Sciences Humaines- Département de
Sociologie Master 2 Sciences Sociales mention ingénierie sociale
Tinder : entre l'originalité et le
conformisme
Présenté et soutenu par Geoffrey MILLE
Mémoire encadré par Jean-Christophe Marcel
Remerciements
En préambule de ce mémoire, je tiens tout d'abord
à adresser mes remerciements les plus sincères à
l'ensemble des personnes ayant contribué à la réussite de
ce long travail.
Je remercie tout particulièrement le directeur de ce
mémoire, monsieur Jean-Christophe Marcel, pour sa bienveillance, ses
conseils avisés et les échanges fructueux que nous avons pu avoir
à ce sujet.
Je tiens aussi à remercier toutes les personnes
interrogées lors de ce mémoire étant donné qu'ils
ont montré un intérêt formidable envers mon
mémoire.
Mes remerciements s'adressent également à ma
compagne qui a pris le temps de lire cet écrit et qui m'a soutenu tout
au long de son élaboration.
p. - 1 -
Sommaire
I. INTRODUCTION - 4 -
II. METHODOLOGIE - 6 -
A. L'ANALYSE DRAMATURGIQUE D' ERVING GOFFMAN - 6 -
B. LE SOI ET LA TAXONOMIE DE JAMES. - 9 -
C. L'IMAGE ET LA SOCIOLOGIE - 11 -
D. ENTRETIEN SEMI-DIRECTIF ET LE PRINCIPE DE PHOTO
ELICITATION - 15 -
III. TINDER, L'UN DES PLUS GRANDS MARCHES DE L'AMOUR
EN LIGNE - 19 -
A. HISTOIRE ET ARCHITECTURE DES SITES DE RENCONTRE EN LIGNE
- 19 -
B. L'UBER DU DATING, TINDER - 20 -
A. QUI SONT LES UTILISATEURS DE RENCONTRE EN FRANCE ? - 22
-
B. QUELS SONT LES EFFETS DE CE MARCHE EN LIGNE SUR LES
RENCONTRES ? - 23 -
C. LE PREMIER PAS SUR TINDER - 24 -
IV. QUAND LA SOCIOLOGIE RENCONTRE L'AMOUR - 26
-
A. HISTOIRE DE L'AMOUR ERREUR ! SIGNET NON
DEFINI.
B. L'ECONOMIE DE L'AMOUR - 29 -
C. LES RELATIONS EPHEMERES, L'INCERTITUDE ET LE DEVELOPPEMENT
DU MOI - 33 -
V. LA CONSTRUCTION DES PROFILS ET LA MISE EN SCENE DE SOI
SUR TINDER
- 39 -
A. ARCHITECTURE DE TINDER - 39 -
B. MISE EN SCENE DE SOI ET AUTHENTICITE - 41 -
C. LES USAGES ET LES REPRESENTATIONS SEXUES - 47 -
p. - 2 -
VI. ANALYSE - 51 -
A. PREAMBULE ANALYTIQUE - 51 -
B. NE PAS SE PRENDRE LA TETE SUR TINDER - 52 -
C. I DON'T CARE, I LOVE IT! - 53 -
D. LE HASARD FAIT LES BONNES HISTOIRES - 55 -
E. QUAND LE NATUREL REVIENT AU GALOP - 58 -
F. CASSER LA FACE POUR BRISER LA GLACE - 67 -
G. QUATRE MOTS SUR UN PROFIL - 69 -
H. DEDRAMATISER LE DATE - 81 -
I. MOUVOIR SON « MOI AUTHENTIQUE ». - 82 -
J. APRES LE MATCH, QUE DIRE, QUE FAIRE ? - 83 -
K. LE PREMIER MESSAGE POUR LES GENRES SIMILAIRES. - 87 -
L. DE TINDER A INSTAGRAM COMME « DE LA BOITE DE NUIT AU
06 ». - 90 -
VII. RESULTATS ET INTERPRETATIONS - 92 -
VIII. LES POURSUITES ENVISAGEABLES - 94 -
IX. LES DIFFICULTES RENCONTREES - 95 -
X. CONCLUSION - 96 -
XI. BIBLIOGRAPHIE - 99 -
XII. ANNEXES - 103 -
A. TABLEAU DE PRESENTATION DE NOS ENQUETES - 103 -
B. L'EVALUATION DE PROFIL SUR TINDER - 104 -
C. LA PRESENTATION DES DIFFERENTS TYPES D'ABONNEMENTS ET DE
FONCTIONNALITES. - 108 -
p. - 3 -
I.Introduction
Depuis sa genèse, la sphère du « web »
a profondément transformé nos manières d'agir, de penser,
et de sentir que ce soit dans notre rapport à la consommation, au
travail ou dans nos modes de vie. Selon l'enquête Insee de 2011 sur la
condition de vie des ménages, en 2010, deux ménages sur trois
disposaient d'ores et déjà d'une connexion internet et
près de 80 % des individus témoignaient utiliser internet chaque
jour. De manière inéluctable, les Nouvelles Technologie
d'Information et de Communication (NTIC) se sont imbibées dans la
culture juvénile et représentent de nouvelles formes de
sociabilité (Dauphin, 2012). En 2016, la quasi-totalité des
adolescents parmi les 13 et 18 ans y consacre de nombreuses heures par
semaine(Lardellier, 2016). Pour les adolescents, la construction de
l'identité, la socialisation et le rapport à soi et à
l'autre sont plus que jamais liés à cette « culture de
l'écran» (Rodriguez et al., 2017 : 1) qui se traduit principalement
à travers l'émergence de nouveaux outils relationnels. Nous
pouvons ici mentionner la célèbre trilogie des réseaux
sociaux : Snapchat, Facebook et Instagram qui sont le théâtre
d'une exposition de soi en ligne. Les individus sont, sur ces réseaux,
dotés d'une liberté et d'une autonomie leur permettant d'adapter,
de rejeter ou d'adopter des manières d'agir et de penser en fonction de
leurs souhaits (Flichy, 2004).
Par l'essor de l'économie numérique, il a
été marqué une première jonction entre
l'économie et l'amour. C'est dans ce bouleversement de l'intime que se
développe, comme le dit si bien Éva Illouz (2006), la
marchandisation de l'amour. Les réseaux sociaux, sites de rencontre et
autres plateformes numériques transforment la vie sociale des individus
et engendrent de nouvelles questions sociales suscitant l'intérêt
des chercheurs en sciences humaines. Si dans la littérature
anglo-saxonne, beaucoup d'éléments sont venus apporter des
réponses au sujet de comment les individus se mettent en scène
sur les marchés de l'amour en ligne, cet aspect présente pour
nous une certaine boîte noire dans la littérature francophone.
Nous pensons que l'exploration de la présentation de soi peut contribuer
à des biens apports sur le sujet tout comme Bergström (2019) a pu
l'illustrer au cours de sa thèse. Dotée de fortes valeurs
associées à l'amour, que ce soit par rapport au romantisme ou
à l'importante inclusion de la dimension du « hasard» dans la
perception de la rencontre, nous pensons que l'histoire de l'amour en France
influe fortement sur les comportements sociaux. Ipso facto, cela serait
à la genèse de présentation de soi en ligne distincte par
rapport à celle observée dans d'autres pays.
p. - 4 -
C'est dans cette perspective que ce mémoire souhaite
explorer à travers Tinder1, la mise en scène de soi en
ligne sur les applications de rencontre dans l'optique de comprendre si les
phénomènes sur ce sujet dans les pays anglo-saxons se
réappliquent en France. En partant de ce postulat général,
la présentation de soi en ligne engendre plusieurs interrogations dans
cette étude :
-Si dans les interactions hors-ligne, les acteurs fournissent
des indices sur l'image de soi en mettant en avant la face (Goffman, 1998),
comment les individus exposent-ils « leur face» en étant
limités par un cadre structurel en ligne (Tinder) et dépourvus
d'échanges physiques et verbaux?
-Sur les réseaux de l'amour, par quels moyens les
utilisateurs francophones démontrent-ils une cohérence dans
l'expression d'attributs ou de la personnalité?
Dans cette optique, nous avons plusieurs hypothèses
liées à ces questions :
- Premièrement, en construisant sa «
position» (Goffman, 1988) et en se présentant en ligne, nous
supposons que l'individu développe des stratégies de figuration
(Goffman, 1998) et adopte des rites de présentation ou des règles
cérémonielles propres à Tinder. C'est dans cette optique
que nous souhaitons explorer quels sont les points de référence
sur lesquels l'individu s'appuie pour construire son profil ? Existe-t-il une
typologie de tactiques de figuration?
- Nous pensons deuxièmement que pour prouver une
cohérence de l'expression d'un attribut, les individus utilisent la
relation entre le texte et l'image pour confirmer le statut ou une position
revendiquée.
-Troisièmement, en reprenant la taxonomie de James dans
(Counts et Stecher, 2009) qui catégorise le concept de soi à
travers trois soi : le soi physique, social (nos rôles sociaux) et
spirituel (nos capacités perçues), nous pensons qu'un type de
« moi » est plus sollicité par les individus.
1 Leader du marché de la rencontre en ligne,
Tinder est une application de rencontre « neutre» et majoritairement
hétérocentrée où les individus peuvent trouver
plusieurs types de relation.
p. - 5 -
- L'enquête de Counts et Stecher (2009) a montré
que sur ces réseaux, la tendance des individus était d'employer
des aspects de leur moi spirituel en citant des traits de leur
personnalité (« Je suis calme, attentionnée, rigolo,
etc. »). La perspective sociologique démontre contrairement
à cette enquête une forte tendance à la recherche
d'homogamie que ce soit dans les annonces matrimoniales (Singly, 1984) ou sur
les
réseaux de l'amour (Bergström, 2019). Cette
quête d'entre-soi se traduit essentiellement par une
présentation accentuée du « moi social » notamment chez
les hommes (Singly, 1984).
II.Méthodologie
A.L'analyse dramaturgique d'Erving Goffman
« Nous venons au monde comme individus, nous assumons
un personnage, et nous devenons des personnes » (Erza Park dans
Goffman, 1998, p.27). En supposant que les concepts de Goffman soient largement
applicables sur la mise en scène de soi en ligne, ce mémoire
mobilise les travaux d'Erving Goffman et sa célèbre analyse
dramaturgique. Plaçant l'interaction au premier plan et l'acteur en
second plan, la perspective de Goffman a pour vocation d'analyser les
situations sociales qui deviennent l'objet d'un théâtre dans
lequel nous sommes des acteurs jouant un rôle. Dans cette conception
dramaturgique, l'acteur réalise ses objectifs non pas en étant un
être rationnel, « un homo economicus », mais en se fondant sur
des hypothèses. Dès lors, dans les interactions, la personne
cherche à obtenir des informations au sujet d'autrui pour en tirer des
conclusions. L'apparence, la gestuelle, les façons et manières de
parler sont autant d'éléments rapportant des indices à
propos de l'individu. Associés à cela, des indications peuvent
être identifiées par le biais de stéréotypes d'ores
et déjà connus que ce soit en rapport au milieu social, un statut
donné, etc. Pour se maintenir, la société modélise
ses membres pour en faire ce que Goffman appelle « [...] des participants
de rencontres autocontrôlés » (Goffman, 1998, p.41). Le
rituel est considéré ici comme le moyen d'acquérir les
codes d'interaction, c'est-à-dire, de savoir se nouer d'affection avec
son « moi » et d'exprimer celui-ci par la face qui le compose en
gardant honneur, fierté et dignité. C'est par
l'intégration des règles morales que lui confère la
société que l'individu évalue ses pratiques et ses
sentiments ainsi que ceux de ses pairs dans l'optique de perpétuer
l'équilibre de l'interaction, ce qui pour Goffman, est l'essentielle
composante de celle-ci.
p. - 6 -
En évoquant une modélisation des manières
de penser et d'agir chez l'individu par la société, Goffman
émet un rapprochement entre ses idées et celles de Durkheim qui
exprimait qu'une « [...] certaine bureaucratisation de l'esprit permet de
compter une représentation parfaitement homogène au moment
voulu». (Durkheim, dans Goffman, p. 59, 1998). Pour nous mettre en
scène, nous présentons une part de nous-mêmes qui est notre
personnalité. Pour Goffman (1998), c'est un attribut sur lequel nous
nous rattachons pour nous présenter dans la vie quotidienne.
Intrinsèquement liée à chacune de nos
façades sociales, la personnalité assimile nos différents
rôles sociaux qui sont, comme déclarait Erza Park (dans Goffman,
1998, p.27) : « [...] une seconde nature et une partie intégrante
de notre personnalité ». Pour ainsi dire, la personnalité
recense en elle nos personnages que nous mettons en scène avec lesquels
nous nous socialisons et nous incorporons des représentations selon les
scènes sociales (ibid.). En tant qu'acteur, l'individu mobilise dans les
interactions ce que Goffman appelle la face. « On peut définir le
terme de face comme étant la valeur sociale positive qu'une personne
revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres
supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier. La face
est une image du moi déclinée selon certains attributs sociaux
approuvés, et néanmoins partageables, puisque, par exemple, on
peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une
bonne image de soi» (Goffman, 1998, P.9). Que ce soit pour l'individu ou
la société, la face possède un caractère
sacré, elle est un bien prêté par la société
en échange duquel l'individu tâche de s'en montrer digne pour la
préserver. Cette image du moi est une figure d'attachement pour
l'individu, il la soigne, la préserve, la travaille. En nous basant sur
l'hypothèse que l'autre adopte une face qui est la sienne, nous formons
dans nos interactions un consensus mutuel dans l'acceptation des rôles de
chacun. Ce consensus permet en outre de défendre et préserver nos
faces.
Dans notre recherche, nous allons nous intéresser
à comment l'individu présente sa « face» en ligne par
le biais de Tinder. La présentation de soi en ligne implique une
mobilisation de la face et entraîne un choix dans les atouts, les
qualités et les statuts mobilisés lorsque l'individu
façonne son profil. La figuration en ligne nécessite donc que les
individus prennent position (Goffman, 1987). L'identité en ligne est
donc l'objet d'une position (ibid.) puisqu'elle est une production
incarnée impliquant une réflexion de l'individu sur les statuts
mobilisés au regard du cadre de l'interaction particulier.
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La notion de position offre aussi à l'analyste un moyen
d'appréhender les changements de statut dans le cours d'une interaction
et leurs conséquences sur les formes de coordination entre les
coparticipants (Goffman, 1987). En prenant position dans une application de
rencontre, les utilisateurs doivent également mobiliser des actions
visant à converser et à éviter de perdre de la face. C'est
ce que Goffman (1998) entend définir par le concept de «
figuration» ou « face-work ». Ce concept très dense de
« figuration» est composé d'une multitude de variables comme
« l'assurance », « le tact », « l'humour» qui
sont des capacités mobilisables dans l'interaction. La typologie de
Goffman recense quatre principaux types de figuration lors des interactions :
l'évitement, la réparation, l'agression et la coopération.
Le passage qui nous intéresse particulièrement dans notre sujet
est l'évitement. L'évitement est un procédé que
l'on observe dans les situations « critiques» ou «
menaçantes ». Quand l'individu a conscience du risque de perdre la
face ou de déstabiliser la face de ses pairs, il adopte des
comportements de méfiance qui peuvent se traduire par de la
discrétion, un silence, un détournement de conversation, le fait
que l'on se renonce à exprimer un point de vue...
Dans ce mémoire, nous allons donc explorer comment
l'individu établit sa part de figuration à travers la mise en
avant de qualités ou statuts et d'une rhétorique pour se grandir
et comment il en facilite la compréhension aux yeux des autres. In fine,
pour comprendre pourquoi l'acteur se met en scène d'une certaine
manière, il est nécessaire d'appréhender s'il existe sur
Tinder des règles de présentation. Saisir le sens lié
à la mise en scène de soi, c'est aussi saisir la capacité
de l'acteur à interférer avec le cadre imposé
explicitement ou implicitement sur l'application. Ainsi, nous
considérons ici Tinder comme une organisation sociale à la
manière de Goffman, c'est-à-dire, « [...] un lieu
entouré de barrières s'opposant en permanence à la
perception, dans lequel se déroule une activité
régulière d'un type déterminé [...] »
(Goffman, 1996, p.226).
Au travers de cette organisation, nous comptons, en utilisant
des concepts de l'analyse dramaturgique, illustrer et décrire comment
les acteurs maîtrisent leur présentation et l'impression qu'ils
donnent d'eux-mêmes. Bien que la structure de Tinder laisse libre
l'utilisateur dans son expression, nous pensons qu'il existe tout un ensemble
de règles cérémonielles permettant de guider l'individu
dans son expression auprès des autres.
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Si l'utilisateur se présente à l'autre sur
Tinder, il peut aussi déclarer ou induire de manière textuelle ou
photographique, comment il envisage et considère ses «matchs»
à venir. C'est ce que Goffman appelle les rites de présentation
(Goffman, 1998). En guise d'illustration, certains profils féminins
emploient ses rites pour mettre en garde les futurs prétendants. Ces
rites servent par exemple à faire allusion à un refus
catégorique de parler à des individus désirant des
relations éphémères par la phrase familière :
«Pas de plan cul». On peut également y recenser des exigences
dans le mode de vie (être un sportif) ou dans l'obligation d'avoir de
bonnes capacités rédactionnelles et conversationnelles
(« Je ne veux pas de « salut sa va » ou `soyez original si
vous souhaitez une réponse »)
B.Le soi et la Taxonomie de James.
Pour William James (1980, p.291), «le moi empire»
est constitué de l'ensemble des éléments que l'on est
tenté d'appeler par le terme «moi». Si toutefois nos
manières d'agir et de sentir au regard d'objets extérieurs sont
semblables à la façon dont nous interagissons avec
nous-mêmes, les objets que nous traitons avec le moi ne s'arrêtent
pas au corps. Selon James (ibid.), les objets et la perception du moi
associés fluctuent sans cesse. Partant de ce postulat
général, le moi d'un individu est composé d'une
pluralité d'objets pouvant être des objets en soi
(vêtements, appartements, voitures, etc.), des sujets sociaux (l'ensemble
de la sphère sociale), un statut ou enfin, des croyances, etc. En outre,
il relève du moi tout ce qui appartient à la personne. James
relate cette idée du moi comme une sorte de tout par le biais de sa
taxonomie classant le moi en quatre constituants : le moi matériel, le
moi social, le moi spirituel et l'ego pur (ibid.). Dans notre étude,
nous allons mobiliser seulement le moi matériel, social, et spirituel,
c'est pourquoi nous allons les présenter un à un.
Dans le «moi matériel»,
l'élément qui nous affecte le plus est notre dimension la plus
intime, le corps. Enjolivant le corps, les vêtements sont de cruciaux
composants du moi, car nous nous identifions sans cesse à eux. Ils
apparaissent en second dans l'ordre de priorité établi par James
(ibid.). Ensuite, il est relaté dans ce soi toute la sphère
familiale. Au coeur de notre vie, la dimension familiale constitue une partie
de nous-mêmes. Comme l'explique James, si un membre de notre famille
décède, c'est comme si une partie de nous mourrait aussi.
Après la sphère familiale vient notre foyer. Étant le
petit monde construit par l'individu, le foyer contient une dimension
affective. Pour James (1980), le corps, la sphère familiale, et le foyer
varient en importance selon le sujet bien que toutes ces choses soient
associées à des intérêts essentiels de la vie.
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Comme le dit si bien James (ibid., p.292) : `Nous avons tous
une impulsion aveugle à veiller sur notre corps, à le parer de
vêtements décoratifs, à chérir nos parents, notre
femme et nos enfants, et à nous trouver un foyer dans lequel nous
pourrions vivre et nous «développer» [traduction libre]'
Le «moi social» est l'ensemble des
éléments octroyant de la reconnaissance à l'individu. Pour
James, il existe autant de «moi social» chez l'individu que de
personnes lui conférant ce moi en lui attribuant une image de lui.
L'idée d'avoir différentes images du moi que l'on expose à
des groupes distincts fait écho ici au concept de «façade
sociale» de Goffman (1998). Selon lui, la personnalité incorpore
nos différentes faces qui sont considérées comme une
seconde nature chez nous (Erza Park, dans Goffman, 1996). Appartenant au moi
empirique, le moi spirituel est composé de plusieurs facultés, de
dispositions psychiques et personnelles. En outre, il contient tout ce qui
relève du champ de la morale et de la conscience (Bégin, 2006) et
comporte en son sein nos qualités personnelles et nos attributs
psychologiques en général. Étant un processus de
réflexion, le moi spirituel est notre capacité «à
penser le subjectif en tant que tel, à nous penser en tant que
penseurs» (James, 1980, p.297).
Dans la construction d'un profil sur un réseau social,
les éléments liés aux rôles sociaux
passent en second plan et ne sont pas jugés
intéressants dans une présentation de soi. Si
ces éléments n'affectent parfois peu ou pas
l'évaluation de la personnalité, certains attributs peu
expressifs comme «l'université» sont mieux
classés que des attributs plus expressifs tels que «la
musique» en termes de capacité des utilisateurs à
dévoiler leur personnalité (Counts et Stecher, 2009). Nous
porterons également un oeil avisé sur la divergence plausible
entre le type de « moi » présentée selon les genres. De
Singly (1984) avait illustré à ce sujet une divergence dans la
présentation du « moi » selon les sexes, où les femmes
avaient tendance à mettre en avant un capital attractif basé sur
le physique (leur beauté) tandis que les hommes mobilisaient davantage
« le moi social » en tant que capital attractif (le métier, le
statut économique etc...).
p. - 10 -
Rejoignant les constats précédents, il serait
fructueux de voir quelle perspective se réinscrit sur les applications
de rencontre comme Tinder où les mécanismes font divaguer
l'individu dans un système de consommation rapide. En outre, dans cette
étude, cette taxonomie nous permettra de classifier les
éléments des profils à travers les trois dimensions du
«moi». Nous intégrons dans le soi matériel la
composante visuelle, c'est-à-dire les photographies et
éventuellement les micro vidéos. Nonobstant, le soi
matériel peut aussi incorporer des aspects du « moi social »
(James, 1980) c'est pour cela que nous porterons une attention à cette
liaison entre le soi matériel et social. En ce qui concerne le moi
spirituel, il nous permettra de regrouper les qualités et atouts
perçus par l'individu et mis en avant (je suis gentil,
attentionné, patient, intelligent, etc....). La plus-value de cette
classification résulte dans le fait que nous pourrons à travers
l'entretien retranscrire non seulement les facettes des « moi »
évoquées par l'individu, mais aussi toute la manière et
les priorités associées à la mise en scène des
« moi » dans le profil.
C.L'image et la sociologie
En explorant les profils Tinder qui se découpent en
deux éléments : la description textuelle et les photographies,
cette recherche s'inscrit dans le cadre d'une sociologie visuelle, car nous
utilisons les images pour produire des données. À ses
débuts, l'image était majoritairement utilisée avec des
méthodes qualitatives dans la sphère sociologique anglo-saxonne.
C'est à la fin du XXème siècle que des revues comme
l'American Journal of Sociology publient des articles mobilisant l'image comme
mode d'investigation bien qu'elle reste ne néanmoins qu'un support
d'illustratif (Chauvin & Reix, 2015). Cette nouvelle forme de sociologie a
comme pères fondateurs Douglas Harper et Howard Becker. À
l'origine de l'intitulé « sociologie visuelle », Howard Becker
met un point d'honneur à démontrer que c'est le contexte qui
donne du sens aux images. Selon Becker (2001), le sens est le résultat
de configurations, il évolue à travers le temps et l'espace. La
mobilisation de l'image dans deux disciplines (l'anthropologie visuelle et la
sociologie visuelle) a nécessité une distinction entre ces
pratiques dont Harper en trace les frontières. Selon Harper (dans
Chauvin & Reix, 2015), l'anthropologie visuelle serait animée par la
production de données filmiques tandis que les sociologies visuelles
mobiliseraient davantage la photographie. Rejoignant le point de vue de Harper,
Howard Becker met un nouveau coup de marteau sur l'enclume en ancrant la
sociologie visuelle dans la photographie documentaire américaine.
p. - 11 -
Depuis cette époque, il existe dans le champ
sociologique un débat de légitimation de l'image. L'utilisation
de données visuelles comme méthode d'enquête subit un fort
avilissement en raison de son « caractère frivole ». «
[...] La photographie souffrirait d'un biais à la fois descriptiviste et
subjectiviste dont la sociologie entend précisément s'affranchir
par des approches «morphologiques» du social, donnant à voir
des mécanismes causaux par l'examen des institutions (le droit en
particulier) ou l'usage de méthodes statistiques» (Chauvin, P.
& Reix, F, 2015 : 15). Pour de nombreux chercheurs, les données
visuelles produites peinent à être exploitées en raison de
l'absence de « guide méthodologique» justifiant leur
construction. La démarche d'enquête serait selon eux davantage
l'objet d'un bricolage.
La sociologie visuelle a été fortement
associée à l'ethnographie visuelle où l'on fait
majoritairement usage des méthodes qualitatives en raison de l'ancrage
anglo-saxon de cette discipline autour d'Howard Becker et de Douglas Harper
(ibid.). Néanmoins, comme Chauvin et Reix (2015) le démontrent,
les données visuelles peuvent concorder avec des méthodes
quantitatives. Les recherches de sociologie visuelle peuvent traiter
quantitativement des données visuelles récoltées par le
chercheur par le biais de support ou bien des données issues de
l'observation quantitative produites par le chercheur lui-même. (Filion
dans Chauvin et Reix 2015). Que ce soit aux États-Unis, où elle
est pleinement institutionnalisée, ou en France, la sociologie visuelle
reste tout de même jugée comme précaire. Bien accueillie
dans l'univers pédagogique, elle subit de nombreuses critiques quant
à sa légitimité scientifique. Cela est notamment dû
à un usage des images non contrôlé qui les a
délégitimées (Chauvin et Reix, 2015). Certains sociologues
comme Lahire dans (ibid. : 43) vont illustrer « le statut ambigu de
l'image dans l'interprétation pédagogique» bien que ce point
de vue soit fondé sur l'absence de commentaires et de contextes
assujettis aux photographies qui tend de manière caricaturale à
faire paraître dans l'« image» une sorte de
vérité qui se suffit à elle-même (Chauvin et Reix,
2015). Or, comme le mentionne Becker (2001, p. 339) : « Les photographies,
comme tous les objets culturels, tirent leur sens du contexte. Même les
tableaux ou les sculptures qui semblent exister isolément,
accrochées au mur d'un musée, tirent leur sens d'un contexte, qui
est fait de ce qui a été écrit à leur sujet, du
cartel apposé à côté ou ailleurs, des autres objets
visuels présents physiquement ou simplement dans la conscience des
spectateurs, ou encore des discussions qui ont lieu à leur propos
».
p. - 12 -
Rejoignant les idées de Becker, Chauvin et Reix (ibid.)
affirment que pour parfaire une analyse de l'image et en dégager le
sens, il est nécessaire d'opérer sans cesse « un travail
d'articulation entre texte et image afin de préciser le sens des
données visuelles utilisées par le chercheur et de restituer leur
contexte de production, condition fondamentale d'un usage
«scientifique» des images» (Prosser, Stanczak dans Chauvin &
Reix, 2015 : 43).
En sociologie, l'observation, l'analyse et
l'interprétation sont trois étapes qui permettent de se
rapprocher d'un objectif de compréhension du monde social
inhérent à la sociologie (Gucht, 2017). Ainsi, comme dans toute
investigation sociologique, la sociologie visuelle mobilise un regard
sociologique. Celui-ci est une manière d'interroger le monde social,
mais nécessite un cadrage de la réalité sociale, une
distinction entre le visible et l'invisible, entre ce qui mérite ou non
d'exister à travers notre regard (ibid.). Il convient donc à
l'observateur de neutraliser au plus possible les effets de sa
subjectivité, c'est-à-dire, ces croyances, idées, et
stéréotypes. Malgré tout, travailler à partir de
l'image implique une certaine représentation du chercheur et de ses
préjugés inconscients (Clément, 2017). Analyser l'image,
c'est donc tout d'abord définir ce qui mérite d'être vu ou
non et d'en justifier les raisons. Il existe différents usages de
l'image dans la sociologie visuelle qui viennent se classifier dans trois
disciplines : la sociologie de l'image, par ou avec l'image et enfin, la
sociologie en image. La sociologie de l'image se rapproche de la
sémiologie dans le fait qu'elle est en quête de sens à
travers une interprétation. Elle permet de dégager des liaisons
entre le processus de construction des images et le monde social qui les
modélise et en définit les interprétations. La sociologie
en image mobilise majoritairement l'image à des fins pédagogiques
que ce soit dans les manuels de sociologie, dans des cours d'université,
etc. En outre, elle participe à la vulgarisation scientifique (Gucht,
2017) et facilite à la compréhension d'auteurs. « La
sociologie en image est ainsi particulièrement bien
représentée lorsqu'il s'agit de restituer et de communiquer des
résultats d'une recherche ainsi «mise en image» et
«portée à l'écran» ». (ibid., p.68).
Au coeur de notre analyse, la sociologie avec l'image
(Faccioli et Losacco, dans Locosacco, 2007) ou par l'image (Gucht, 2017) par du
postulat que nous puissions exercer une sociologie en « faisant
l'expérience du monde par et avec les images» (ibid., p.68). Dans
cette sociologie, l'image devient un outil de recherche (Maresca et Meyer dans
ibid.), elle est utilisée comme un instrument pour obtenir des
informations et analyser la réalité sociale (Losacco, 2007).
p. - 13 -
Comme l'illustre Becker, l'image n'a aucune signification par
rapport à son objet d'étude si celle-ci n'est pas
accompagnée d'une légende et d'un commentaire mettant en valeur
ce que l'on voit sur les photographies. Il est nécessaire d'apporter une
précision du contexte en inscrivant des données facilitant une
compréhension explicite de l'image au plus possible (au niveau du cadre,
de la mise en relation des images entre elles, etc..). Faire de la sociologie
visuelle, c'est faire la jonction entre deux disciplines complémentaires
: la sociologie et le documentaire photographique dans l'optique d'explorer la
réalité sociale par le biais d'un argumentaire construit sur
l'image (Gucht, 2017). En outre, la sociologie par l'image requiert « un
protocole de recherche fondé sur une épistémologie
sociologique ». (Ibid., p.118). À l'effigie de toute sociologie, la
sociologie visuelle implique la création d'un cadre théorique
permettant d'établir un point de vue sur la manière dont nous
allons porter du sens à la réalité sociale.
Nous pouvons tout d'abord apporter quelques précisions
au sujet du contexte. En effet, la sociologie par l'image que nous mobilisons
ici interfère avec le monde numérique qui en bouleverse les
caractéristiques et les usages. Harper dans (Losacco, 2007) nous
présente différentes dimensions sur les bouleversements sociaux
de la « numérisation de la vision» (Losacco, 2007 : 2). Il
relève quatre dimensions, celle du partage, de l'économie et de
l'autonomie et enfin, la multimédialité. À travers la
dimension du partage, Harper dans (ibid.,) met en avant le fait que
l'accessibilité à l'image par les plateformes d'internet permet
aux chercheurs de recueillir des images spécifiques à son
enquête et lui donne l'opportunité d'entrer directement en contact
avec l'auteur. Deuxièmement, les dimensions de l'économie et de
l'autonomie traduisent le fait que les structures du « web » peuvent
contenir une grande quantité d'images gérables par l'utilisateur
dont il est libre de régir à sa guise par l'autonomie que les
structures hypertextuelles confèrent. Enfin, il faut prendre en compte
l'une des caractéristiques les plus importantes et centrales pour cette
recherche, la « multimédialité ». Ce terme
désigne le fait que l'image soit accompagnée de champs textuels
ou verbaux. L'image étant devenue de plus en plus flexible par le biais
du multimédia, il existe dorénavant des techniques visuelles qui
« [...] doivent être considérées non seulement comme
des instruments, mais comme de véritables éléments de
transformation du rapport entre les sujets et les images» Losacco (2007 :
6). Pour conclure, l'image dans l'ère numérique n'est plus une
expression spontanée, elle est construite, sans cesse remodelée
et intégrée dans une forme de « socialisation en ligne»
où elle est l'extension du corps de l'individu et lui confère de
la visibilité.
p. - 14 -
D.Entretien semi-directif et le principe de photo
élicitation
L'entretien semi-directif
L'enquête par entretien est pertinente lorsque l'on
souhaite retranscrire le sens que les individus donnent à leur pratique
(Blanchet et al., 2012). Selon Blanchet et al. (2012) : « L'entretien de
recherche se définit donc en second lieu par rapport à
l'activité même de la recherche, en ce sens qu'il est produit
à l'initiative de «A» (le chercheur) et au profit de sa
communauté, se distinguant en cela de l'entretien thérapeutique,
de la confession ou de la plainte de police, tous faits de paroles
sollicités par B et à son bénéfice» (ibid.,
p.17).
Abordant une thématique intrinsèquement
liée à l'intime de l'individu, l'intérêt de
mobiliser l'entretien semi-directif s'explique par le fait qu'il permet au
chercheur d'obtenir des informations à partir de points capitaux tout en
adoptant une démarche non directive favorisant l'instauration d'un
climat de confiance. La principale différence entre l'entretien
structuré et semi-directif et que, pour le premier, l'enquêteur
pose ses questions dans un ordre structuré tandis que dans l'autre, il
s'adapte au discours de l'individu pour poser ses questions en s'appuyant sur
ses thématiques (Quivy et Van Campenhoudt dans Sauvayre, 2013). Cela
brise davantage une vision structurée de l'échange où
l'enquêté a l'impression de répondre à une avalanche
de questions générant chez lui une tendance à raisonner
par des réponses courtes (Sauvayre, 2013).
Véritable pense-bête du chercheur (Berthier, dans
ibid.), le guide d'entretien apporte des éléments au sujet de
l'enquête en traduisant les hypothèses de recherche en question
d'enquête. Celui-ci évolue à travers le temps notamment au
cours des entretiens exploratoires où de nouvelles hypothèses
peuvent émerger. La composition du guide d'entretien doit être
avisée en fonction du type d'entretiens utilisé. Comme l'indique
Sauvayre (2013), la souplesse de l'entretien semi-directif se reflète
aussi dans la manière d'employer le guide d'entretien. Ipso facto, la
mémorisation de ce support consent une meilleure fluidité dans
l'échange avec l'interviewé. Bien que ce guide soit un
réservoir de questions permettant de ne jamais être «
à sec », l'exposé devant l'enquêté a tendance
à induire chez lui des comportements réticents. En sus, la
présence du guide limite les interactions avec l'interrogé et
peut marquer des ruptures dans la discussion (ibid.), d'où
l'intérêt de connaître son support pour en être
dépourvu dans l'entretien.
p. - 15 -
Le principe de photo-élicitation
Nous associons dans notre étude les entretiens
semi-directifs au principe de photo-élicitation. Selon Bigando (2013
:14), « La photo élicitation interview est une méthode
d'enquête particulière, où l'entretien de recherche est
mené sur la base d'un support photographique considéré
comme susceptible de provoquer ou susciter (du latin elicerer, qui signifie
« tirer de ») des réactions verbales et émotionnelles
chez la personne interviewée. Les photographies utilisées lors de
l'entretien peuvent, soit correspondre à des documents photographiques
déjà existants, soit avoir été
réalisées pour l'occasion par l'enquêteur lui-même ou
directement par l'informant. ». Fondée par l'anthropologue John
collier en 1960, la « photo elicitation interview» a
été portée par les sociologues et anthropologues
anglo-saxons à l'effigie de Douglas Harper. Bien que cette pratique
s'étende à d'autres disciplines dans la sphère anglo-
saxonne, elle reste nouvelle dans la communauté
francophone. Selon nous, cette méthodologie comporte de nombreux
intérêts pour notre enquête que nous allons souligner
à présent. Dans cette pratique, la photographie est
considérée comme un moyen d'expression associé à
l'entretien (Bigando, 2013). En tant que support, elle facilite la relation
entre l'enquêteur et l'enquêté et favorise l'expression de
l'individu. Pour Collier (dans ibid.,), la relation triangulaire entre
l'enquêteur, la photographie et l'enquêté avilit la pression
que l'interviewé ressent dans une situation typique d'entretien, car il
se sent moins au coeur de celui-ci.
De plus, la photographie est un point de
référence sur lequel l'informant peut se baser qui, par son
aspect convivial, génère une ambiance propice à
l'échange (Duteil-Ogata dans ibid.,). Étant le fruit de
l'individu, le profil et ses photos de profil sont un moyen d'expression
à deux niveaux à l'effigie de l'enquête menée par
Bigando (2013). Construite par les individus, la photo de profil est une
production visuelle qui lors de l'entretien, sera aussi une production verbale,
car elle est l'objet d'un récit par le sujet (Bigando, 2013). En ce
sens, elle est un support sur lequel le sujet va préparer une
réflexion post photographique. Faire un entretien semi-directif en y
associant le profil et ses illustrations comme support facilite l'adaptation
d'une posture réflexive par l'interviewé. Par la « photo
interview » (ibid., 2013 : 11), l'interrogé est enclin à
fournir un discours construit et réfléchi sans interagir avec le
chercheur (ibid.). Avec la méthode de photo-élicitation
interview, nous comptons entrer dans le monde de l'enquêté
à travers ce qu'il donne à savoir par son profil. En outre, la
« photo interview » fonctionne comme une discussion où l'on
construit activement avec l'enquêté des significations (Schwartz,
dans ibid.)
p. - 16 -
Plus concrètement, les enquêtés devront
expliquer et argumenter leur profil avec ses composantes textuelles et
visuelles. Nous avons recensé ici quelques axes essentiels :
-Décrire chaque photographie en précisant ce que
l'on doit y apercevoir.
-Argumenter le choix des photographies utilisées
(qu'est-ce qui est important, considéré
-Comme une plus-value? Que signifie telle photographie ? pourquoi
tel style ou figuration?
-Expliquer la description textuelle, les intentions et les
significations de celle-ci.
-Décrire le lien entre la description textuelle et
visuelle.
-Expliquer les difficultés la construction du profil.
-Justifier les choix de mise en scène (pourquoi telles
image, mentions, etc.).
La posture du chercheur
À l'effigie de tous les autres types d'entretien en
sociologie, il est nécessaire d'adopter une posture neutre
appelée « neutralité axiologique» (Weber, cité
dans Kaufmann, 2014). Encensée, la neutralité axiologique n'est
pas forcément une posture à adapter dans le sens stricto sensu du
terme, mais il est essentiel de s'en rapprocher le plus possible. Nonobstant,
nous pouvons pleinement tendre à adopter ce que Bethier (dans Sauvayre,
2013, p.61) nomme « la neutralité bienveillante ». Le substrat
sur lequel repose cette neutralité est la capacité
d'écoute, de compassion et de curiosité dont le chercheur fait
preuve pour stimuler et faciliter l'échange. Cette
nécessité d'écoute est centrale lorsque l'on mobilise le
principe de photo-élicitation, car il faut savoir entendre le discours
qui accompagne l'explication du profil et ce que celui-ci montre pour lui. Cela
est plus particulièrement juste pour la représentation des photos
de profil et le pourquoi de leur réalisation qui dans le cadre ce
mémoire nous importe beaucoup.
Pour conclure, nous mettons un point d'honneur à
rappeler que le recueil du discours de l'individu est le futur matériel
du chercheur. Cela lui impose d'adopter une posture reconnaissante envers
l'informateur et d'être à sa disposition, car il construit
à travers sa subjectivité, le sens que représente pour lui
l'objet étudié par l'enquêteur. In fine, c'est dans cette
optique de favoriser la parole de l'enquêté que nous comptons
mobiliser pleinement le rôle du « support photographique ».
p. - 17 -
Définition de la population
Notre corpus d'enquêtés est constitué de
21 individus, dont 11 hommes et 10 femmes. Ils sont âgés entre 21
à 30 ans et la moyenne d'âge est de 23 ans (voir annexe A). Nous
avons au sein de ce corpus des femmes et des hommes ayant des orientations
sexuelles différentes ce qui nous permet de constater s'il y a une
variance selon l'orientation sexuelle. Notre population est majoritairement
constituée d'étudiants/de personnes en fin d'études. On
voit que dans notre tableau de présentation des enquêtés
(voir annexe A), la quasi-totalité d'entre-eux n'ont pas de recherches
structurées et optent pour « aller au feeling ». Pour
accéder aux interviewés, nous avons invité les
utilisateurs à participer par le biais d'un compte Tinder où nous
expliquons le cadre de la recherche. Il est aussi employé la
méthode de proche en proche qui consiste à mobiliser le
réseau des enquêtés pour obtenir d'autres personnes
souhaitant s'investir dans ce mémoire (Blanchet et al. 2012).
Dans un premier temps, nous allons explorer dans notre
état de l'art quelle est l'histoire des sites de rencontre et quels sont
les codes qui régissent leur création ? Nous nous focaliserons
particulièrement sur l'application Tinder qui est notre terrain
d'enquête puis nous explorerons qui sont les utilisateurs des services de
rencontre en ligne.
Le deuxième chapitre a pour objectif d'apporter des
éléments de compréhension sur l'histoire, le cadre de
l'amour et comment se traduit sa rencontre avec l'économie. Nous
explorerons ensuite l'impact d'un nouveau type de relation « les relations
éphémères » sur le « moi ».
Enfin, dans la dernière partie, il sera ici mis en
avant les logiques cognitives entraînées par l'architecture de
Tinder puis nous montrerons comment les individus se mettent en scène
sur les applications de rencontre et qu'est-ce que cela implique ?
p. - 18 -
III.Tinder, l'un des plus grands marchés de l'amour
en ligne
A.Histoire et architecture des sites de rencontre en
ligne
Succédant aux annonces matrimoniales et le minitel, les
sites de rencontre ont émergé à la fin du XXème
siècle avec la création de «
Match.com » puis, de «
Netclub.fr » en 1997, qui fut le
premier site de rencontre français. En 2002, un pionnier de la
sphère du web francophone nommé Marc Simoncini a ouvert le site
Meetic.fr. (Bergström, 2016). Considéré comme un
marché économique facilement rentable pour les entrepreneurs, le
nombre des sites de rencontre explose en France pour atteindre en 2008 un
inventaire de 1045 sites de rencontre francophones (ibid.). Dans ce
marché monopolistique rude, le déclin du nombre de sites de
rencontre au cours des années vient contredire la doxa des entrepreneurs
sur ce nouveau marché « facile». En 2013, « [...] 37 %
des sites de rencontre avaient déjà disparu du Web» (Ibid.,
p.46).
Pour afficher leur position (« sexe» ou « amour
»), les sites et applications émettent une première
opposition dans leur charte graphique (ibid.). Ainsi, un site se voulant «
sérieux» sera doté d'une charte plus sobre tandis que les
sites à vocation « sexuelle» se tourneront sur des couleurs
chaudes. Bref, cette utilisation omniprésente des
stéréotypes crée une distinction claire pour leur public.
En arborant par le biais d'un logo et d'une charte graphique, il ressort un
univers symbolique (sexe ou amour) clairement situé. On retrouve
à travers cette distinction l'idéologie des concepteurs (plus que
majoritairement masculin) qui associe la sexualité de l'homme à
la libido et celle des femmes à l'aspect relation (ibid.).
Considérée comme un public difficile, la gent féminine
devient le public prioritaire des applications affichant un statut «
généraliste» à l'effigie de Tinder. En fondant un
univers pensé pour les femmes, les concepteurs affirment ces
dernières ont des besoins spécifiques et évoquent tout
particulièrement l'idée que les femmes sont incertaines au sujet
de la nature de leur besoin (Bergström, 2016). Pour répondre
à leurs attentes, l'espace de ces applications de rencontre se veut
propre, lissé pour que rien ne puisse contrarier la gent
féminine. Construits sur une présomption
d'hétérosexualité, les services généralistes
sont destinés à un public hétérosexuel où la
sexualité reste essentiellement implicite (ibid.). Pour résumer
la stratégie des services de rencontre à vocation «
généraliste », employer un univers prédestiné
aux utilisatrices, c'est pouvoir accumuler des profils féminins et ipso
facto, attirer les hommes par leur mise en abondance (Bergström, 2019).
p. - 19 -
Ainsi, « Dans ce modèle économique, les
femmes s'apparentent plutôt au service proposé : ce qui est vendu
est la mise à disposition de profils féminins et des moyens de
contact avec les utilisatrices ». (ibid., p.65). En jouant sur l'axe de la
mise en relation, les concepteurs vont proposer des abonnements à
l'effigie de la panoplie d'abonnements proposée par Tinder. Pour Tabet
(dans ibid., p.66), « Ce système de financement des services de
rencontres -- c'est-à-dire l'attribution de la charge financière
aux hommes -- s'inscrit dans ce que Paola Tabet appelle un «échange
économico-sexuel» dans lequel sont prises les relations
hétérosexuelles ». Auparavant, les dépenses
économiques étaient fondées sur un principe de galanterie
où il incombait aux hommes de payer par galanterie. Largement
atténué avec l'arrivée du féminisme, certains
hommes idéalisent tout de même cette forme de don et contre-don et
espèrent, en guise de contre-don, la poursuite sexuelle de la rencontre
(Kaufmann, 2011). Si les rencontres s'opèrent par le biais d'internet,
nous pouvons donc dans certains cas supposer que celles-ci sont soumises
à un double « échange économico-sexuel »,
où, d'une part, l'homme souscrit à un abonnement pour augmenter
ses chances de mise en contact avec les femmes et, d'autre part, il peut
être enclin à honorer ce fameux code de galanterie lors d'un
rituel amoureux.
B.L'Uber du dating, Tinder
Lancé en 2012, Tinder est le leader mondial du
marché des rencontres en ligne sur smartphone et comptabilise des
statistiques monumentales. 3 ans après son lancement, l'application
recensait d'ores et déjà 40 millions d'utilisateurs et 9
milliards de matchs. En reprenant la fonction de géolocalisation de
l'application Grinder et en créant un système interactif, Tinder
est devenu un des mastodontes du marché des rencontres en ligne.
Disponible dans 197 pays, Tinder accueille en 2016 10 millions d'utilisateurs
connectés quotidiennement et attire sans cesse de nouveaux usagers par
sa popularité. Si l'on tient compte de la tendance décrite par
Lefebvre (2018), 48 % des individus ont téléchargé Tinder
en raison de sa popularité ou par l'influence de leur cercle social
l'ayant d'ores et déjà employé. Simple d'utilisation,
l'individu « swipe » à droite s'il veut «
liker » un profil et « à gauche» s'il souhaite
laisser sa chance à d'autres (voir annexeB). Connu des nouvelles
générations, ce geste du pouce appelé « swipe
» est considéré « comme un moyen de faire du
shopping pour les partenaires» (Baxter, dans David et Cambre, 2016,
p.3).
p. - 20 -
Sans bénéficier d'abonnement
supplémentaire, l'utilisateur dispose de 20 likes toutes les 24 heures
et d'un « super like ». Le super « like »
témoigne d'un attrait particulier pour un profil. L'utilisateur a le
choix d'utiliser ce coup de coeur en matchant le profil ou en se
référant à la liste « des coups de coeur » (voir
annexe B).
Selon David et Cambre (2016), le fonctionnement des
algorithmes fait en sorte qu'au fur et à mesure que l'utilisation de
Tinder augmente, le nombre de profils qui sont présentés
diminues. Bien que Tinder puisse évoquer « le fait d'aucun
utilisateur n'est alentour », la plupart des usagers savent qu'en
modifiant les paramètres de recherche (en faisant passer les filtres de
recherche « des hommes et des femmes» à « des hommes ou
femmes uniquement, ») de nouveaux profils seront disponibles. (ibid.). Il
existe derrière ce système simple une multitude d'options
proposées par Tinder pour augmenter ses chances d'avoir des «
matchs 2». Tout d'abord, nous avons « le boost
». Cette option lucrative donne à l'individu une
visibilité prioritaire dans la zone où il se situe pendant 30
minutes. Pour les plus mordus, il existe un panel d'abonnements ayant une
visée à long terme dont nous allons tenter de décrire. En
achetant Tinder Plus, l'utilisateur bénéficie de fonctions
premium comme : disposer de likes en illimité et de 5 super likes par
jour, obtenir la fonctionnalité « Rewind3
» et « passeport4 ». D'autres
souscriptions telles que Tinder Gold et Platinium sont disponibles.
Brièvement, Tinder Gold a les mêmes caractéristiques que
Tinder Plus. Il octroie en supplément le fait que l'individu sait qui
l'a « liké ».
En souscrivant au forfait Tinder Gold, le « dater»
se voit proposer le dernier recours possible : Tinder Platinum.
Présenté comme un abonnement de première classe, il
autorise l'envoi de message avant d'avoir « matché » et
d'accompagner celui-ci par un « super like ». Chaque
« like » est désormais « prioritaire» et
l'abonné a le droit de consulter qui il a « liké »
pendant les sept derniers jours.
2 Si deux utilisateurs se « likent
», il y a un « match » entre ces deux personnes
3 Le Rewind est une fonctionnalité permettant
de faire des retours en arrière sur les profils
4 La fonctionnalité « Passeport»
donne aux utilisateurs des recherches plus avancées sur les profils.
Là où, sans abonnement, l'individu n'a pas le
moyen de déplacer sa localisation, la fonction passeport lui fait
accéder à des recherches par ville, pays, etc.
p. - 21 -
C.Qui sont les utilisateurs de rencontre en France?
Selon les dires de Tinder (2016) mentionné par Dredge
(dans Lefebvre, 2018), Tinder est composé de 62 % d'hommes et de 38 % de
femmes dont 85 % d'entre eux seraient situés entre 18 et 34 ans (Smith,
2016). En France, nous retrouvons cette même tendance sur les
applications de rencontre. Selon l'enquête Epic (dans Bergström
2016), il est estimé en 2014 qu'environ 18 % des jeunes de 18 à
65 ans se seraient déjà enregistrés à un site de
rencontre (ibid.,). Ce taux est important en comparaison d'autres pays comme
les États-Unis où seulement 9 % des habitants de 18 ans ou plus
ont utilisé un service de rencontre en ligne en 2013. En France,
l'inscription des internautes aux applications de rencontre s'est
banalisée au fil des années. Conformément à
l'étude de la CSA5 et l'enquête CSF6 (dans
Jaspard, 2017), le nombre d'inscrits serait passé de 1 sur 10 en 2006
contre 1 sur 5 en 2010. L'investigation de Bajos & Bozon (dans
Bergström, 2011) relève que l'utilisation de ces services est
redondante chez les jeunes entre 18 et 25 ans ou presque un tiers d'entre eux
sont déjà allés sur un site de rencontre. Selon
l'enquête INED7-INSERM8 sur la sexualité
menée par Bajos et Bozon dans (Lejealle, 2008), 36 % des femmes
âgées et 24 % des hommes entre 18 à 19 ans possèdent
un compte sur un site ou une application de rencontre. Néanmoins, la
tendance semble s'inverser dans les autres tranches d'âges où les
jeunes hommes sont plus nombreux à recourir au marché des
rencontres en ligne. L'enquête « Epic», Ined-Insee, 2013-2014
dans (Bergström, 2019) montrent qu'entre 26 et 65 ans, 16 % des hommes
témoignaient s'être inscrits sur un de ces services contre 12 %
des femmes (ibid.)
Pour Bergström (2019), cette surpopulation de jeunes
hommes s'explique par le fait que les hommes ont tendance à se mettre en
couple bien plus tard que les femmes même si cette tendance s'inverse
à partir de 36 ans. Désavantagée, la jeune gent masculine
obtient un taux très faible de réponse sur les services de
rencontre. Si, en moyenne, un message sur dix obtient une réponse, c'est
notamment par ce que les jeunes femmes recherchent des hommes plus
âgés (Ibid.,).
5 Consumer Science & Analytics
6 Enquête Contexte de la Sexualité et
France
7 Institut National d'Études
Démographiques
8 Institut National de la Santé et de la
Recherche Médicale
p. - 22 -
De manière plus globale, Lefebvre (2018) relève
que de nombreux utilisateurs de Tinder possèdent (44,3 %) ou ont
essayé (62,3 %) d'autres applications. Si l'on suit les tendances
démontrées précédemment, nous pouvons
suggérer qu'en raison d'une forte population masculine sur ces services
où la concurrence est rude, les principaux utilisateurs de ces sites,
les hommes, multiplient leur chance de faire des rencontres en s'inscrivant sur
plusieurs applications à la fois. Cela illustre également le
rapport « technique» des hommes envers la séduction en
ligne.
D.Quels sont les effets de ce marché en ligne sur les
rencontres?
Que ce soit pour les rencontres éphémères
ou de longues durées, les statistiques esquissent un portrait assez
médiocre des rencontres effectuées en mobilisant ses services. En
2008, l'enquête de Bojon & Bojos (dans Bergström, 2011)
témoigne que seulement 4 à 6 % des Français ont
trouvé un partenaire sexuel par le biais de ces moyens. Chez les
personnes qui ont rencontré leur conjoint actuel entre 2005 et 2013,
moins de 9 % l'ont connu par ce biais (Bergström, 2016). En sus, ces
services ne constituent pas le contexte prioritaire de rencontre, ils se
situent d'après Bergström (2016 : 9) : « [...] Derrière
le lieu de travail, les soirées entre amis, les lieux publics et
l'espace domestique (chez soi ou chez d'autres) ». Comme le souligne
Wildermuth (dans Ward, 2016) et Bergström (2016), les applications de
l'amour en ligne souffrent toujours d'une stigmatisation et sont perçues
dans la doxa comme uniquement destinées à des rencontres
passagères ou non « authentiques ».
Selon l'enquête Epic 2013-2014 (dans Bergström
(2016), 57 % des enquêtés et deux utilisateurs sur trois de ces
services affirment que ces sites provoquent majoritairement des relations
occasionnelles. Ce point de vue rejoint l'idée de Wildermuth (dans Ward,
2016) qui explique que cette connotation «
éphémère» associée à ce marché
des rencontres aurait des répercussions dans les manières d'agir
et de penser des usagers qui les mèneraient à considérer
qu'utiliser Tinder pour le plaisir est plus acceptable. Bien que les
statistiques présentées nous donnent un léger portrait
socio-démographique sur les utilisateurs du marché de l'amour en
ligne et tout particulièrement Tinder, il faut noter que plusieurs
enquêtes telles que l'enquête Epic ont été
effectuées entre 2008 et 2014 et qu'à l'heure actuelle, les
manières de penser et d'agir envers ces nouveaux territoires de
rencontre ont fortement évolué depuis.
p. - 23 -
Nous pouvons supposer que ces statistiques seraient
aujourd'hui largement en hausse. Si les précédentes
enquêtes démontrent des statistiques faibles quant à la
trouvaille de conjoints ou partenaires en France associée aux services
de rencontre en ligne, il est nécessaire de relever qu'en raison de leur
date d'élaboration, beaucoup d'entre elles ne mesurent pas les effets du
mastodonte du marché des rencontres en ligne apparu en 2012 : Tinder.
À l'origine de la démocratisation des applications de rencontre,
Tinder a eu un impact conséquent sur ce nouveau marché.
E.Le premier pas sur Tinder
Lorsqu'un individu souhaite s'inscrire sur Tinder, celui-ci
passe par différentes étapes. Après quelques
démarches simples (entrer son adresse électronique, lier ou non
son compte Tinder à son compte Facebook ou Apple), la personne inscrit
son prénom (non modifiable ensuite) et sa date de naissance.
Après avoir enregistré son identité, il mentionne son
genre à partir de trois propositions [homme, femme ou « plus
»9] et sélectionne son ou ses orientations sexuelles
dont il a la possibilité d'afficher ou non sur son profil. Enfin, il
choisit ce qu'il veut voir (des femmes, des hommes ou tout le monde). Les
prochaines étapes concernent des données sociales comme le lieu
où l'utilisateur a effectué sa scolarité, ses passions
(où il peut en sélectionner cinq sur une liste exhaustive). La
mention de ces caractéristiques n'est pas obligatoire, l'individu est
libre de passer ces étapes contrairement à l'ajout de photos qui
nécessite deux photos pour poursuivre son inscription.
En activant la localisation, il lui est désormais
possible de « liker » et « matcher » avec
d'autres utilisateurs. Il peut établir ses critères de recherche
en jouant sur la distance de recherche allant de 2 km à 500 km,
l'âge, le ou les genres qu'il recherche ou en activant l'option
internationale pour pouvoir matcher avec des gens du monde entier. En
réglant ses paramètres, l'utilisateur a le droit de ne pas
afficher : son profil sur Tinder, son âge, son orientation sexuelle ainsi
que la distance avec les autres profils.
9 La catégorie « plus» recense des
genres minoritaires comme; hommes ou femmes transsexuels, transgenres, agenres,
androgynes, etc.
p. - 24 -
La construction du profil Tinder se découpe en deux
parties : les éléments visuels (photographies et
micro-vidéos allant jusqu'à 2 ou 3 secondes maximum) et les
éléments textuels (voir annexeB). Obligatoire lors de
l'inscription, la personne a désormais le choix de constituer son profil
avec plusieurs photographies (neuf maximum). En liant son compte Instagram
à son compte Tinder, il lui est possible d'associer directement les
données visuelles de son Instagram à Tinder. La description est
la composante essentielle des énoncés textuels bien que celle-ci
soit limitée à 500 caractères.
D'autres rubriques facultatives viennent en complément
de cette présentation écrite comme : la mention des passions
(allant jusqu'à cinq passions), le titre d'un poste et l'entreprise, la
formation, le lieu de vie, les photos Instagram récentes de la personne,
la chanson culte sur Spotify (dont il est possible d'en écouter un vague
extrait via Tinder), les artistes Spotify10
préférés, le sexe et enfin l'orientation sexuelle. Bien
que la quantité d'informations pouvant être
intégrées sur Tinder soit assez dense, la seule composante
laissant une grande marge d'expression de l'individu se situe dans la rubrique
« À propos de moi» et celle-ci est limitée à 500
caractères. Néanmoins, l'utilisation des 500 caractères
disponibles n'est pas pleinement employée pour la majorité des
utilisateurs.
Selon l'étude de Lefebvre (2018), 74,4 % d'entre eux
disposaient d'une description ayant une moyenne de 31, 75 caractères et
25,6 % n'en avaient pas rédigée. Si la rédaction est en
moyenne peu employée par les individus, ils mobilisent davantage les
photos et micro-vidéos étant donné que celles-ci peuvent
être directement liées à Instagram. Autorisant 6 photos de
profil en 2016, l'enquête de Lefebvre (ibid.) démontre que les
participants ont tendance à employer la majorité des images
allouées en ayant en moyenne 5,62 images.
10 Spotify est une application de musique sur
smartphone. La liaison entre son compte Spotify et celui de Tinder permet de
mettre en avant ses goûts musicaux.
p. - 25 -
IV. Quand la sociologie rencontre l'amour
Au fil des siècles, les sociologues se sont
intéressés au champ de l'amour (Durkheim, Weber, Engels, Girard,
Bozon et Héran etc.). La modernité suscite de nouvelles questions
sociales au sujet de l'amour en déstabilisant les pratiques de
comportements associés à l'émotion. On distingue dans la
sociologie francophone plusieurs courants de pensée à ce sujet.
La première perspective est issue d'une sociologie critique. Grande
penseuse de ce siècle, Eva Illouz (2020) démontre en explorant
les résultantes de ces nouveaux marchés de rencontre en ligne
qu'ils ont contribué à une séparation du registre de
l'amour et de l'émotion venant fragiliser les relations à travers
une l'incorporation d'une logique capitaliste dans l'amour. Dans « la
fin de l'amour», Eva Illouz analyse les relations sous une forme
négative (tout comme Freud) et étudie les mécanismes
entravant le fonctionnement des rencontres qui sont selon elle
caractérisées par l'incertitude et le « non-choix ».
Les concepts de « non-choix» et « d'incertitude»
résultent en partie de la reproduction des attitudes
consuméristes sur la sphère de l'amour.
Sur les applications de rencontre, les nouvelles formes de
relation (éphémères) viennent refléter les logiques
capitalistes. L'évaluation de l'individu centrée sur le corps et
l'abondance de choix venant raffiner davantage les goûts de la personne
sont autant de facteurs menant à une forme de « non-choix ».
On s'aperçoit de la séparation des registres émotionnel et
sexuel dans les nouvelles relations éphémères
possédant dans leur dénomination un caractère
négatif [« le plan cul» par exemple]. Ces nouvelles
formes de liens sociaux permettent à l'individu de quitter la relation
à tout moment, de préserver et développer son «
moi » en se forgeant une expérience dans la sexualité.
Le désir de l'individu étant situé dans le « moi
consommateur» et le « moi sexuel» (Illouz, 2020), l'individu ne
sait pas situer son désir. Au lieu d'être précis et
fixé sur un objet, celui-ci devient excessif et difficilement
identifiable. Pour résumer la pensée d'Illouz, les relations
éphémères fragilisent les frontières sociales et
ethniques. Ces liaisons seraient régies par une forme de consommation
abondante possédant en elles de « nouvelles normes morales ».
Celles-ci se traduisent par l'instauration d'un nouveau cadre culturel
nommé « la liberté institutionnelle» (Illouz,
2020). Dans cette forme de liberté, le choix devient l'objet d'une
relation avec soi-même, il a pour objectif de nous faire parvenir
à atteindre notre moi « idéal» peu importe les
frontières ou déterminants sociaux auxquels nous sommes
confrontés. En outre, ce nouveau cadre culturel sur lequel reposent les
relations suscite des manières différentes de penser ses
liaisons.
p. - 26 -
Pour Illouz (2020), le processus d'évaluation des
profils basé essentiellement sur « le corps en image »
incarnerait la chute des normes et des logiques sociales associées
aux rencontres traditionnelles. D'autres chercheurs (David et Cambre, 2020 ;
Galligo, 2017) rejoignent l'idée d'Illouz et considèrent que, sur
ces applications, la sélection du futur « match » est
réduite à une simplicité binaire s'opérant par
l'évaluation d'un corps « marchand». Si ce postulat
relève des traits négatifs impliqués à ce nouveau
marché de l'amour (l'abondance du choix formant un non-choix, le
maintien des relations à l'état gazeux), la perspective de
Kaufmann s'avère plus optimiste.
Tout comme les autres chercheurs mentionnés
précédemment (David et Cambre, 2020 ; Galligo, 2017 ; Illouz,
2020), Kaufmann (2011) considère la naissance de ces nouvelles
technologies comme une sorte de révolution dans les relations
libérant les individus des normes et entraves de la
société associées au mode de rencontre traditionnel. Que
ce soit pour des rencontres éphémères ou durables, ce
bouleversement des rencontres aurait des effets libérateurs pour les
individus. Pour Kaufmann (ibid.), le sexe est aujourd'hui en pleine
transformation, il devient « banalisé », simple et
agréable alors qu'auparavant, il était joint à un univers
symbolique de l'angoisse.
Bergström (2019) s'oppose à la pensée de
Kaufmann et d'Illouz en affirmant par le biais d'une approche
sociodémographique que les plateformes de rencontre en ligne ne sont pas
l'objet de la chute des normes sociales. Pour Bergström (ibid.),
ces normes se réinvestissent dans ces services sous de nouvelles formes.
Que ce soit dans la sphère anglo-saxonne ou française,
de nombreux chercheurs rejoignent le constat de Bergström
(Nadaud-Albertini, 2019 ; Sumter et al. dans Ingram et Al. 2019). Selon eux,
les dispositions internes de l'individu manifesteraient cette
réappropriation des frontières sociales étant donné
qu'elles ne s'évaporent pas des utilisateurs lorsqu'ils sont sur ces
services de rencontre en ligne. Elles interviendraient à chaque instant
dans les mécanismes de sélection et de jugement (Orgeta,
Hergovich, dans Bergström, 2019). L'une des perspectives
intéressantes mises en avant par Bergström (2019) est la
privatisation des rencontres. Car les espaces de rencontre en ligne se situent
en dehors de la sphère sociale (les amis, la famille, etc....), les
activités sociales ordinaires se retrouvent dissociées du domaine
des rencontres. En outre, la privatisation des rencontres vient marquer une
rupture essentielle par rapport aux modes de rencontres traditionnels qui
étaient liés à la sphère sociale de l'individu.
p. - 27 -
Histoire de l'amour
Entre-le XVIII et le XIXème siècle, la cour
était un cadre social façonnant la prise de décision et
assurant une réciprocité des sentiments entre les partenaires
dont l'accomplissement était le mariage. Auparavant, cette ligne
directrice structurée et traçant le futur par un ensemble de
règles produisait de la certitude dans la définition des
situations et permettait au sujet de se situer dans celle-ci. (Illouz, 2020).
Pour Solomon et Knobloch dans (ibid., p.56), « La certitude peut
être décrite comme « la capacité d'une personne
à décrire, prédire et expliquer le comportement dans des
situations sociales ». En outre, cet ensemble de normes structurées
et structurantes a guidé les manières d'agir et de penser dans le
XVIII et XIXème siècle en régissant les aspects principaux
du système de la cour amoureuse. Cette certitude normative forme ce
qu'Illouz (2020) appelle la certitude existentielle (qui suis-je, comment
répondre, etc..). Le rôle de chacun étant parfaitement
intériorisé et situé, il n'y avait pas
d'ambiguïté dans les rituels de la cour (Ibid.). Courtisant la
femme, l'homme devait suivre différentes procédures pour lui
témoigner son amour et sa fidélité afin que celle-ci
choisisse de l'accepter. Si jusqu'à la moitié du XXème
siècle, l'amour était intrinsèquement lié au
mariage, la liberté sexuelle conquise par les femmes est venue casser
l'idéal du mariage d'amour qui va progressivement se dissoudre dans le
« couple d'amour ». La dissociation du couple avec le mariage et
celle du sexe avec la reproduction sont autant de facteurs ayant
favorisés l'acquisition de nouveaux partenaires tout au long de la vie
de l'individu. Il résulte de ces césures une perte des
délimitations entre la jeunesse et l'âge adulte
préalablement construit par le mariage (Bozon, Singly, 2015).
Si pour les hommes, le rapport sexuel devient une affirmation
de la virilité (Giddens, 2007), il reste ne source de questionnement
pour les femmes. Malgré la conscience d'avoir obtenu une «
liberté sexuelle », le rapport sexuel ne fait pas l'objet d'une
recherche pour la gent féminine, car celui-ci ne reste licite dans les
représentations que lors d'une relation stable, dans une optique
amoureuse ou conjugale. Là où le désir des femmes est
régulé, les hommes perçus comme indépendants ont un
désir qui réclame satisfaction (Spencer, dans Bozon, Singly,
2015). Dans la représentation du besoin sexuel, les deux genres
admettent le fait que les hommes auraient plus de « besoins sexuels»
que les femmes (Bozon, Singly, 2015). On retrouve ces représentations
dans le fait que les hommes sont plus nombreux à penser que l'on peut
avoir des rapports sexuels sans aimer que les femmes (Ibid.)
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À l'effigie de la citation « le hasard fait bien
les choses », la mécanique du « hasard» dans les
rencontres a été placée au centre de la
représentation de l'amour des individus et reconfectionne leur propre
histoire (Bergström, 2019). Dans les années 1980, Bozon et
Héran (1988.) établissent l'enquête « La formation des
couples ». En questionnant les individus sur la rencontre avec leur
conjoint, trois quarts des répondants déclaraient justement que
celle-ci avait eu lieu « par Hasard» (75 %), alors même qu'ils
étaient également nombreux à considérer que la
rencontre avait de «bonnes chances» de se produire (43 %). Si l'amour
devait nous tomber sur la tête, les sites et applications de rencontre
viennent contredire cette logique en invitant les sujets à trouver leur
partenaire. Cela vient induire un paradoxe entre la nécessité de
faire des rencontres et la stigmatisation pour l'avoir provoquée
(Bergström, 2019). Ainsi, comme le dit Bergström : «
Présenter celle-ci comme l'oeuvre du hasard est une manière de
signifier l'union comme une relation d'amour et de rendre l'expérience
intelligible en tant que telle» (ibid., p.32). Le déclin de
l'identification de la sexualité à la reproduction, au mariage et
à l'hétérosexualité caractérise selon Bozon
(dans Bozon, Singly, 2015) non pas une révolution sexuelle en soit, mais
d'une individualisation des comportements et idéaux due à
l'avilissement de la vision institutionnelle de la sexualité. Il faut
rappeler ici que, jusqu'à la deuxième Guerre Mondiale, l'amour
était vécu comme une transcendance avec le mariage et
s'inscrivait dans une visée individualiste. Troublées et
diversifiées, la sexualité et sa cohérence reposent
dorénavant sur les épaules de l'individu.
A.L'économie de l'amour
La naissance de la consommation visuelle née à
la fin du XXème siècle a pris une grande place dans la
sphère culturelle et économique au XXIème siècle en
faisant « [...] de l'identité sexuelle une performance visuelle
médiatisée par des biens de consommation » (Addison, dans
Illouz, 2020, p.73) et « [...] de la libération sexuelle une
pratique culturelle instituée par un ensemble de codes, de styles et de
signifiants visuels » (ibid.). Depuis les années 1960, la mise en
scène du corps de la femme sur l'industrie a monnayé celui-ci.
Que ce soit par le biais des pubs, des cinémas ou des films, le corps de
la femme « sexualisé» a été exposé sur la
scène médiatique. On retrouve le prolongement de cette mise en
scène du corps de la femme dans les industries ayant
émergées avec l'arrivée d'internet comme l'industrie
pornographique. Devenue une performance visuelle, la sexualité a
été transformée, elle est l'objet d'une abondance
spectaculaire mettant en scène des marchandises associées
à la sexualité (Debord (2008). Dépourvue de l'appartenance
religieuse, la sexualité a été incorporée dans la
culture de la consommation. C'est la culture du « bien vivre sa
sexualité» qui s'observe par l'émergence des marchés
pharmaceutiques et thérapeutiques.
p. - 29 -
En résumé, la culture consumériste a
formé une « pulsion de la sexualité» en la densifiant
et en l'impliquant à de nombreux d'univers. Elle se retrouve dans des
biens solides, des biens associés à une expérience
(café, bars de célibataires, camp de nudistes), à des
produits thérapeutiques visant à améliorer la performance
(thérapies, magazines, pornographie), ou enfin, à des
marchandises atmosphériques. L'influence médiatique et
cinématographique, les produits cosmétiques et les
vêtements sont autant d'éléments ayant mis en forme la
sexualité dans « un régime d'action scopique » (Illouz,
2020, p.73) exposant au public par une multitude d'images un corps
sexualisé et attirant. Si la sexualité s'est transformée
en objet de performance incarnée dans le marché de consommation,
la performance et l'attirance sexuelle forment des indicateurs situant la
position d'une personne dans la sphère sexuelle (Ibid.). Créant
deux types de rencontres distincts : la rencontre sexuelle et
émotionnelle, la liberté sexuelle va finalement être
récupérée par le capitalisme scopique.
Par capitalisme scopique, Illouz (2020) désigne cette
transformation de l'attrait physique et de la sexualité des femmes en
marchandises produites par le regard et fondées par l'ensemble des
industries prenant en charge « le moi» par l'image. En outre, le
capitalisme scopique est une forme de capitalisme ayant créé une
valeur économique par la spectacularisation du corps et la
sexualité en image. Pour Illouz (ibid.), cette nouvelle forme de
capitalisme est devenue un cadre structurant les images et histoires. De
manière plus globale, c'est aujourd'hui le bien-être qui
s'étale sur nos murs, dans la publicité et sur nos écrans.
Comme le mentionne Heilbrunn (2020, p.19) : « Le bien-être est
devenu une marchandise de notre société où la quête
du bonheur est imposée ». Transférant le bien-être en
finalité et l'émotion en marchandise, la société de
consommation nous suggère qu'il est le fondement de notre vie (ibid.).
En cette raison, il existe une flopée de professions prenant en charge
le bien-être. Nous pouvons citer ici la psychologie qui a pris une place
importante dans l'amour lors XX ème siècle. Elle a
été à la genèse de l'idée que la
sphère amoureuse est intrinsèquement liée à la
responsabilité des individus. Ce caractère douloureux des
expériences amoureuses a permis la genèse de «
professionnels» (psychologues, psychanalystes, médiateurs, etc..)
spécialisés dans l'amour (Illouz, 2006). Aujourd'hui, un tas de
forces avilit cette ancienne forme d'amour « transcendante ». Les
sites de rencontre comme Tinder viennent dissocier davantage le registre
émotionnel et celui de l'amour. En modélisant les rencontres, le
capitalisme scopique a transformé des relations stables en des formes de
relations négatives connotées par des stigmates
négatifs.
p. - 30 -
C'est particulièrement l'objet des relations
éphémères qui ont dans leur dénomination cette
représentation de la tendance hédoniste (« le plan cul
», « le plan baise »). Véritable objet
employé par le capitalisme scopique, la révolution sexuelle va
produire un effet contraire à ses attentes. Cette hypersexualisation
omniprésente dans la société va produire des
dysfonctionnements dans les relations dont Illouz (2020) en décrit les
mécanismes. Restant toujours à l'épiderme, l'un des
mécanismes caractérisant ces relations est l'incertitude
affective (Illouz, 2020). Cette forme d'incertitude trouve son essor dans
l'incorporation de l'idéologie du marché de consommation et
à travers une logique où le choix individuel est placé au
centre de la liberté personnelle. Cette absence de délimitation,
que ce soit dans le cadre ou le but des contrats sexuels et affectifs, forme
pour Illouz une structure négative des relations. Celle-ci se
caractérise, en outre, par l'impossibilité d'évaluer et de
mener la relation par le biais de scénarios sociaux stables.
En considérant la liberté comme impactante sur
la restructuration d'un champ d'action à l'effigie de Foucault,
l'hypothèse d'Éva Illouz (2020) dans « La fin de
l'amour» met en avant une dissociation entre la liberté
sexuelle et émotionnelle. Selon Illouz (2020), elles se situent dans
deux structures institutionnelles distinctes. Tout d'abord, la liberté
sexuelle serait le nouveau cadre culturel par lequel les individus mobilisent
une multitude de ressources (technologiques, scénarios culturels, etc.)
pour structurer, guider, et définir leur comportement. Contrairement
à la liberté sexuelle, la sphère émotionnelle est
un domaine problématique, flou, qui renvoie à l'incertitude et au
chaos (Illouz, 2020).
Dépourvue de contenu normatif, la liberté a
été réemployée par les logiques
consuméristes. Celles-ci imprègnent les sphères affectives
et sexuelles et impliquent de réfléchir à nouveau le sens
et l'impact de cette nouvelle forme de liberté. Comme le dit Éva
Illouz : « La sexualité a été investie par les
méthodes psychologiques, la technologie et le marché de la
consommation, lesquels ont en commun de fournir une grammaire de la
liberté qui traduit le désir et les relations interpersonnelles
en une simple question de choix individuel.» (Illouz, 2020, p.28).
Déjà incorporé dans de nombreuses institutions, le choix
est devenu une relation avec soi-même, il est l'indicateur d'un bon
développement personnel et procure une sensation qui nous nous
construisons de manière indépendante.
p. - 31 -
Plus que jamais au coeur de l'individualité, il est le
principal vecteur dans la consommation et dans la sexualité.
Premièrement, celui-ci suppose, comme en économie, une offre de
bien, c'est-à-dire, l'idée que le produit en question existe en
grande quantité. Deuxièmement, le choix se rapporte à la
subjectivité de l'individu (ai-je fait le bon choix) et traduit
l'expression de ses besoins et désirs. En devenant un marché, les
rencontres sexuelles sont perçues comme « un choix» pour
l'individu impliquant de manière sine qua non de l'« incertitude
». Le fruit de cette incertitude est aussi dû au fait que ce nouveau
processus de rencontre dispose de peu d'interdictions et de normes. En livrant
les individus à eux-mêmes pour fixer leurs propres normes et
conditions, le marché de la rencontre forme une incertitude cognitive et
affective (Illouz, 2020). Ce bouleversement des manières d'agir et de
penser les rencontres constitue ce qu'Éva Illouz (ibid.) appelle le
non-amour. Dans cette forme de subjectivité nouvelle, le choix est
à la fois positif et négatif. Il est positif dans le sens
où les individus désirent et veulent quelque chose, mais il est
aussi négatif, car les individus sont trop indécis pour
désirer quelque chose de précis. En priorisant son soi, les
relations sont caractérisées par un évitement, car le
sujet est trop indécis pour désirer. La tendance à
souhaiter accumuler des expériences implique le fait que le choix perde
de sa pertinence émotionnelle.
En divaguant de relation en relation et en y mettant un terme
à chaque fois, le sujet affirme son autonomie. « Le non-amour est
donc en même temps une forme de subjectivité -- ce que nous sommes
et comment nous nous comportons -- et un processus social qui reflète
l'impact profond du capitalisme sur les relations sociales (Illouz, 2020, p.30)
». C'est paradoxalement dans une logique de choix abondante qu'il existe
une sorte de « non-choix» qui se caractérise par
l'évitement, le refus d'engager une relation, la maintenance de celle-ci
à l'état gazeux, etc. Cette ère du « choix de ne pas
choisir» est aujourd'hui une modalité dominante dans notre culture
de la consommation pouvant être constatée par plusieurs
statistiques sociodémographiques [la chute des natalités dans
l'Europe de l'Est et occidentale, la hausse de double « vie »,
etc..]. Traduisant l'absence et les nouvelles formes de relations rapides, le
choix négatif caractérise cette épidémie de la
solitude relevée par la baisse de nombre de partenaires sexuels chez la
génération internet (née après l'an 2000) par
rapport aux générations précédentes, ce qui tend
à faire apparaître l'absence de sexualité comme un nouveau
phénomène social (Twenge dans Illouz, 2020).
p. - 32 -
B.Les relations éphémères, l'incertitude
et le développement du moi
Nouvelle productrice de valeurs et de statuts, cette forme de
relation sociale centrée sur l'hédonisme est une véritable
affirmation de « soi », d'authenticité et d'autonomie chez les
individus (Illouz, 2020 ; Kaufmann; 2011). Dans ces relations sans lendemain,
les personnes se substituent telles des marchandises où l'orgasme
devient une monnaie d'échange (Illouz, 2020). Dans la culture
sexualisée, hommes et femmes sont interprétés comme des
« acteurs sexuels ». Il y a une accentuation de l'incertitude dans la
définition des relations éphémères et
semi-affectives exercée par les nouveaux marchés en ligne comme
Tinder créant des « incertitudes sur les attentes ». Dans ces
moments d'incertitude mutuelle, il revient souvent à l'homme de prendre
la situation en main pour refixer le cadre de la liaison bien que souvent
lui-même ne sache même pas vraiment la définir. Comme le
décrit Kaufmann (2011), les utilisateurs des services de rencontre en
ligne se situent dans une logique de « marcher au feeling» en
s'amusant à « flirter» en ligne. Selon Kaufmann
(2011), les individus structurent la suite de la rencontre lors du premier
rendez-vous. Néanmoins, rien n'est certain, car l'autonomisation de la
sexualité vient intégrer dans la poursuite de la rencontre une
incertitude au sujet de la valeur de soi et de l'autre et rend incertaines les
perspectives émotionnelles. Comme le dit Illouz (2020), même les
définitions d'une relation et de l'état émotionnel du
sujet deviennent des incertitudes.
Construite par une conception masculine de la
sexualité, la sexualité sans lendemain tend à affirmer
l'idéologie selon laquelle seule une sexualité
désengagée est libre (Illouz, 2020). Ipso facto, cette
idée tend à rapprocher la sexualité libérée
de la sexualité de l'homme. Pour les femmes, cette nouvelle perspective
de la sexualité a des conséquences moins favorisantes que chez
les hommes. D'une part, la sexualité des femmes a été
encastrée par des manières de penser et d'agir traditionnelles
dans lesquelles elles ont échangé leur sexualité contre
des ressources économiques et sociales. D'autre part, les femmes ont
toujours été associées à la sphère
relationnelle et affective (la naissance d'un enfant, le soin, etc..). Que ce
soit dans les rôles sociaux (être mère), dans les statuts
socio-économiques (être infirmière, baby-sitters), le
relationnel reste une composante essentielle de la sexualité
féminine (Ferrand et al. dans Illouz, 2020).
p. - 33 -
Pour résumer, si les relations sans lendemain peuvent
être bénéfiques pour augmenter son « capital
sexuel» chez les hommes (Illouz, 2020), ce type d'interaction est plus
complexe à vivre chez les femmes. Ces relations sont pour les femmes
considérées çà et là, comme une forme de
pouvoir et de plaisir et comme un rejet de leur identité symbolique.
Dans cette logique, la sexualisation des relations « [...] place les
hommes et les femmes dans des positions différentes à la fois
dans le champ sexuel et dans la structure sociale des relations intimes»
(Illouz, 2020 p.124). Par exemple, l'attractivité sexuelle des femmes
conquises par les hommes est souvent employée comme une sorte de capital
chez les hommes qui sont évalués par leurs pairs.
On retrouve aussi différentes mobilisations de capitaux
considérés comme attractifs selon les genres. Chez les hommes, le
capital social et économique a une grande importance pour son
attractivité tandis que chez les femmes, leur valeur attractive reste
assujettie à des critères physiques. Ipso facto, les femmes
perdent plus vite en attractivité que les hommes où leur
attirance repose sur des variables plus pérennes. Même si la gent
féminine est dotée d'un haut niveau d'éducation, celui-ci
est enclin à provoquer un rendement négatif sur les services de
rencontre (Bertrand et al. dans Neyt al. 2019). Traduisant le maintien de
normes de genre, les hommes jugent les femmes ayant un haut niveau
d'éducation moins attractives et désirables en établissant
une corrélation entre le niveau d'éducation et de salaire
(ibid.). Cela semble faire écho à l'idéologie selon
laquelle « l'homme doit ramener l'argent à la maison
».
Considéré comme une marchandise à part
entière, le corps de la femme tend à se dégrader avec
l'âge, ce qui se traduit par une perte de valeur du corps féminin.
Au fur et à mesure de l'avancée en âge, le corps
féminin se risque lors de son évaluation à une
dévaluation qui s'opère en raison de sa perte de valeur et sa
possibilité de remplacement. Dans les nouveaux marchés de
rencontre, les corps sexuels mis en scène sont perpétuellement
remplacés dès lors qu'ils deviennent obsolètes. Pour
obtenir et maintenir une certaine valeur, ils nécessitent une gestion et
un travail sur l'image qu'ils dégagent. Faisant face à une
concurrence abondante, les individus s'évaluent en se comparant et sont
sans cesse confrontés aux risques et à l'incertitude qui menacent
leur valeur (Illouz, 2020). Dans les relations sans lendemain, le partenaire
est perçu comme un objet sexuel dont sa valeur est définie par
son attrait sexuel (majoritairement physique).
p. - 34 -
La sexualisation des rencontres met en avant un
problème majeur : le corps devient le substrat de l'interaction. Ipso
facto, cela limite la possibilité d'échanges affectifs. Les
rencontres éphémères imposent une structure de don et de
contre don de manière immédiate (le plaisir direct) ne laissant
pas envisager les notions de temps et d'avenir qui, pour Bourdieu (dans Illouz,
2020), structurent l'échange de dons et sont intrinsèquement
liées à la réciprocité. L'absence de noyau
normatif, de frontières claires entre les relations sexuelles et
affectives et enfin l'incertitude dans l'objectif de l'interaction sont autant
de facteurs formant une incertitude dans les relations. Car le lien qui se
fonde dans celles-ci repose uniquement sur l'expression et l'affirmation de soi
en ignorant la subjectivité de l'autre, ces relations sont
considérées pour Illouz (2020) comme « négative
». « [...] «négatif» signifie ici que le sujet ne
veut pas de relation ou est incapable d'en former en raison même de la
structure de son désir. Dans un «lien négatif», le moi
échappe complètement au mécanisme du désir et de la
reconnaissance11 » (ibid., p.133).
Illouz recense cinq affinités entre les relations
négatives et le capitalisme scopique. Tout d'abord, dans la logique
d'offre et de demande structurant les rencontres sur ce marché sexuel,
les hommes et les femmes forment des relations en fonction d'un capital sexuel
et pour différentes raisons (économiques, hédonistes,
émotionnelles). Ils peuvent être issus de groupes et milieux
sociaux différents et ils s'échangent à travers une
application de rencontre des attributs asymétriques. Par exemple, de
manière caricaturale, la beauté d'une femme contre le statut
social de l'homme. On retrouve également une affinité entre le
capitalisme et les relations négatives qui se traduit par la
rapidité de consommation du produit. C'est le postulat même de
l'aventure sans lendemain où l'interaction éphémère
et rapide permet de satisfaire les plaisirs de chacun. La troisième
concordance vient du fait qu'étant régie par le capitalisme
scopique, la sexualité forme des clivages différents entre les
sexes dans les valeurs sociales. Il existe également un lien entre les
relations négatives et cette forme de capitalisme dont nous avons
déjà abordé l'aspect : la notion d'incertitude quant
à la valeur du bien échangé.
11 « La reconnaissance suppose la capacité
à prendre en compte une personne dans son intégralité,
avec ses objectifs et ses valeurs, et à s'engager dans une relation de
réciprocité. Benjamin (dans Illouz, p.181) »
p. - 35 -
Étant plus exigeants, on retrouve dans les attentes des
individus par rapport à la valeur subjective12, une notion
d'incertitude dont la personne tend à développer des
stratégies pour s'en prémunir. Enfin, la dernière liaison
provient de cette forme d'anomie dans les relations où il est complexe
de maintenir ou construire des contrats émotionnels. Il faut dire que
l'extrême sexualisation des rapports intimes est une variable importante
dans le maintien des relations à l'état gazeux.
Cette architecture des relations négatives indique
cette concordance entre les logiques et caractéristiques du
marché capitaliste et l'amour. On peut ici relever deux traits
fondamentaux des relations négatives : l'impossibilité de se
situer et d'établir des attentes en rapport à la relation. En
outre, ces relations ont en leur sein même un problème non
solvable (Illouz, 2020). Pour conclure, les relations négatives reposent
davantage sur le principe d'évaluation que celui de reconnaissance. Se
soldant très souvent par un rejet, l'évaluation d'autrui selon
des critères définis forme pour Illouz une notion de «
non-choix ».
Sur un marché sexuel compétitif, les refus et
rejets sont plus nombreux et durs à encaisser. Selon sa valeur
attractive, l'individu peut obtenir au bout de son écran un grand
succès ou être délaissé brutalement. Comme le
mentionne Kaufmann (2011, p.17) : « [...] Sur internet comme ailleurs, on
prend des claques ». L'exposition de son moi sur des applications de
rencontre est à double tranchant pour les individus et tout
particulièrement pour les hommes qui, on le rappelle, constituent une
part élevée dans les utilisateurs. Sur les sites de rencontre, un
surplus d'intérêt est considéré comme une marque de
dépendance alors que son contraire est représenté comme
une marque de domination. Devant exprimer son autonomie, mais aussi son
attachement, l'individu vacille entre ces deux impératifs en
développant dans son « moi » une sensibilité aux
marques de désintérêt et en formant des aptitudes pour se
retirer d'une relation menaçant le moi (Illouz, 2020). Pouvant
s'accroître, se maintenir ou s'avilir, l'estime de soi requiert des
stratégies venant à le protéger qui impliquent « un
non-choix» majoritairement dû à la crainte de ne pas
être assez mis en avant dans la relation.
12 La valeur subjective relève des
caractéristiques du moi comme l'estime, l'amour et le
développement de soi)
p. - 36 -
Pour Illouz (2020), la défection prime devant la prise
de parole, car elle est synonyme de dépendance et de
vulnérabilité. Elle est « une manifestation performative de
l'affirmation de soi ». (Ibid., p.227). Dépourvue de normes, la
rupture dans les relations sans lendemain n'est guère coûteuse et
attribue un préjudice plus grand à la personne quittée. En
outre, pour optimiser le bien-être et développer son soi, la
logique de marché vient introduire des notions de coûts et
d'efficacités au sein des relations et met un terme à toute
possibilité d'introduire une notion de contrat. Pour Illouz (ibid.),
cette logique vient objectiver les rencontres baignant l'individu dans une
forme d'hyper-subjectivité conçue par un « moi »
reposant sur un moi sexuel, technologique et un moi consommateur et dissociant
le moi affectif de cette matrice. Pour résumer la pensée
d'Illouz, les relations éphémères détruisent les
frontières sociales et ethniques et sont dorénavant régies
par une consommation abondante possédant de nouvelles normes morales.
De façon opposée, Bergström (2019) affirme
que « Sur internet, la morale et les normes sociales ne s'évaporent
pas, mais -- ils s'y réinventent même sous de nouvelles formes --
mais le cadre de la rencontre change [...] » (ibid., p.15) ». Dans sa
thèse, elle démontre la persistance de normes qui se
réinscrivent d'une autre manière dans les sites de rencontre.
Selon elle, l'endogamie perdure par les dispositions internes
incorporées chez les individus. C'est le partage d'un univers commun qui
fonderait un système de référence traduisant l'homogamie
sociale dans les marchés en ligne. Elle réaffirme ici la
perspective de Girard (1964) qui illustrée d'ores et déjà
que deux tiers des couples se sont rencontrés dans une sphère
sociale proche (amis, université, milieu professionnel).
À travers toutes « ces formes d'affinités
culturelles» (ibid.), le processus de sélection s'opère. Les
mots, l'humour, le partage de référence et d'univers deviennent
de potentiels éléments qualifiants ou disqualifiants l'individu.
C'est dans ce processus que les personnes venant de classes les plus modestes
sont les plus touchées en raison de l'inacceptation radicale des classes
les plus favorisées aux fautes d'orthographe. Les coquilles
grammaticales sont tout aussi éliminatoires pour les individus «
scolairement dotés ». Pour reprendre les mots de Bourdieu, sur
Tinder, l'écriture de la description classe les sujets sociaux et
opère une distinction entre l'éduqué du grossier, le
raffiné du vulgaire et l'intelligent du bête. (Le Wita, dans
Bergström, 2019). En outre, l'expression écrite marque une distance
sociale qui plus est être pour les classes favorisées, une
distance morale.
p. - 37 -
Plus explicitement chez ces classes, les coquilles et le
manque de style dans l'écriture peuvent être
considérés comme un manque de valeurs (ibid.). Que ce soit pour
une rencontre occasionnelle ou à long terme, les individus mobilisent
des « jugements de goûts [...], c'est-à-dire des
schèmes de perception socialement et sexuellement situés. Cela
explique que les rencontres sexuelles, tout comme les relations amoureuses,
sont traversées par des logiques homogames ». (Bergström,
2019, p.120). Favorisés par un capital social et économique plus
important, les hommes cadres effectuent plus de rencontres que les utilisateurs
ouvriers. C'est notamment ce que l'enquête Epic démontre en
affirmant que : « [...] parmi les hommes, les utilisateurs-cadres ont
presque deux fois plus de chances d'avoir connu une rencontre amoureuse ou
sexuelle via ce type de site que les utilisateurs ouvriers» (Enquête
Epic, Ined-Insee, 2013 - 2014, dans Bergström, 2019). Disposant de plus de
ressources économiques et sociales, les hommes « cadres » ont,
en complément de la composante physique, des atouts
supplémentaires pesant dans la balance de l'attractivité.
Si selon l'étude de Bergström (2019), les sites de
rencontre ne brisent pas les frontières géographiques, nous
pouvons imaginer que les rencontres éphémères incitent
grandement les utilisateurs à chercher des daters à
proximité. Etant donné la durée de la relation, il ne
serait pas « rentable » pour un utilisateur d'aller braver des
frontières géographiques alors qu'il dispose d'autres profils
à proximité.
Bien que ces différents courants de penser puissent
être dissociables, ils sont complémentaires dans leurs apports.
Bergström (ibid.) rejoint la perspective d'Illouz dans le fait que les
sites et applications de rencontre ont changé le scénario des
rencontres qui tendent à être d'une plus courte durée et
davantage sexuel ce qui changerait les modalités d'interaction.
Cependant, elle met un point d'honneur à affirmer que c'est la
privatisation de la rencontre qui explique les changements dans la
sexualité sur les sites de rencontre. Selon nous, la privatisation de la
rencontre est un facteur contribuant dans ce qu'Illouz (2020) appelle les
relations négatives et le « non-choix ». D'une part, la
privatisation des rencontres favorise les relations sexuelles. D'autre part,
elle centre les individus sur eux-mêmes et favorise cette forme
d'hyper-subjectivité du « moi » en désynchronisant la
sphère sociale des rencontres.
p. - 38 -
V. La construction des profils et la mise en scène
de soi sur Tinder
A.Architecture de Tinder
Saisissant l'exhaustivité de la démarche de
rencontre, les sites de rencontre ont découpé les
différentes tâches assujetties à la rencontre en
sous-tâches permettant aux individus d'être dans un état
psychologique plus confortable. (Dulaurans, Marczak, 2019). Cet état dit
état de « flow» par les psychologues (Csikszentmihaly, dans
Ibid.,) est une sorte d'adéquation entre la difficulté d'une
tâche et les compétences de l'individu pour parvenir à
réaliser un but. Dans l'univers vidéoludique, les « gamers
» sont sans cesse accompagnés par cet état. À travers
l'augmentation régulière de la difficulté, les joueurs
sont entourés d'informations pour répondre à des objectifs
clairs segmentés en plusieurs tâches. On retrouve cette
perspective dans les sites de rencontre où l'inscription est
divisée en des sous-tâches. Pour renforcer la motivation, il
existe un « mécanisme d'impersonnalisation » visant à
faire croire à un individu qu'il a émis ces mots (Dulaurans,
Marczak, 2019). Ce mécanisme prend effet sur Tinder lors des ajouts de
photos de profil où l'on lui suggère d'en ajouter davantage pour
augmenter ses chances de match. En bref, comme l'indique Gallilo, dans (Collomb
et al. 2016), Tinder est avant tout un dispositif qui configure notre attention
de manière à ce qu'elle ait davantage tendance à se
disséminer qu'à se cristalliser.
On recense une seconde similitude aux jeux vidéo avec
un système de classement groupant les utilisateurs selon leur taux de
match dans l'optique de les rassembler selon cette variable. Par
conséquent, plus le niveau d'attractivité de la personne est
élevé, plus elle pourra observer des profils dits «
attrayants» et cela équivaut également pour le contraire.
Par ailleurs, la valeur des « likes» est aussi attribuée en
fonction du niveau d'attractivité du profil. Une personne «
likée » aura plus de valeur si l'utilisateur qui la like à
un « rating» (classement) plus élevé (Pais dans Collomb
et al. 2016).
Selon Calleja (dans Dulaurans, Marczak, 2019), il existe
plusieurs dimensions expérientielles définissant le «
mécanisme d'implication ». Nous y retrouvons, le ludique, la
narration, le social, le geste, l'émotion et l'espace.
Premièrement, la dimension ludique des sites de rencontre reprend des
caractéristiques du mécanisme compétitif liées aux
jeux (Dulaurans, Marczak, 2019). Tout d'abord, la fonctionnalité
d'exclusivité des jeux vidéo où lors de l'achat d'un
article, le joueur peut débloquer un contenu supplémentaire et en
quelque sorte un privilège.
p. - 39 -
En comparaison avec des applications comme Tinder, on retrouve
des initiations à souscrire à des abonnements avec cette logique
de l'appât du gain « Si tu payes, tu auras plus de likes et tu
seras plus visible, donc tu auras plus de «matchs » ». La
dimension narrative comprend des critères inédits à ces
nouveaux marchés de rencontre comme les composantes
socioprofessionnelles. Ensuite, nous avons les dimensions sociale et spatiale
qui viennent s'inclure dans cette pratique privatisée et
dématérialisée. Pour Calleja (dans ibid.),
l'émotion est intrinsèquement liée à la dimension
spatiale privatisant les rencontres, procurant sans contraintes sociales des
effets de socialisation et de développement du soi. C'est finalement par
ce geste presque culturel : « le swipe » que va se former
toute une kinesthésie habituelle aux applications comme Tinder. Pour
Jeanneret (dans Garmon, 2020), ce geste est entré dans notre «
mémoire des formes », il fait autant référence dans
son sens propre à cette glissée du pouce pour « liker ou
non » que dans son sens figuré, à ce «
non-amour» décrit par Illouz (2020) caractérisant la
difficulté des nouvelles générations à former des
relations pérennes. Dès lors « Ce geste serait une nouvelle
clé de lecture et d'interprétation du monde, un objet devenu
culturel» (Inès Garmon, 2020 : 43). Un utilisateur n'ayant pas
payé d'abonnement dispose de « 20 swipes à droite
», c'est-à-dire de 20 validations de profils sur lesquelles
l'individu accepte la possibilité d'un match.
À travers sa structure et son fonctionnement, Tinder
développe une forme de processus de moralisation. Ce concept de Massumi
(dans Ibid.) illustre la transformation d'une complexité vers une
simplicité réduite en choix binaire et se retrouve sur Tinder
où « les complications du désir» (David et Cambre, 2016
: 6) sont réduites à « la simplicité de l'esprit ou
du corps» (ibid., : 6). Favorisée par le cadre de Tinder
appauvrissant la quantité d'informations, une coopération
quasiment mondiale s'est effectuée « en faisant accepter aux
utilisateurs la logique binaire et relève un plan de transcendance
crée par la molarisation » (Massumi, dans ibid., : 6).
Perçu comme utile pour aller à l'essentiel, il
s'agit pour David et Cambre (2016) : « d'une «séparation de la
pensée et du corps (transcendance) [...]» (Massumi, dans Ibid., :
6) ». Autrement dit, cette abstraction du corps mobilise un ensemble de
dispositifs et techniques qui permet d'évaluer ce « corps
marchand» et de tirer à travers ces corps « un système
d'identité pour que la grille identitaire s'actualise en images, dans
une redescente instantanée du plan de transcendance vers la chair, via
un appareil technique ou social ou moyen» (Massumi, dans Ibid., : 6).
p. - 40 -
Rejoignant ici l'idée du capital scopique d'Illouz
(2020), les photos de profil sont soumises à un traitement marchand.
À l'effigie du cadre « pornographique », Tinder crée
par son dispositif une quantité d'images incitant avec son
mécanisme de « swipe» à aller de profils en profils
où plutôt devrions-nous dire, de photos en photos. De
manière similaire à la consommation pornographique (Baudry,
2016), l'individu baigne dans un plaisir de « swipe» sans fin,
motivé par la trouvaille d'un inattendu. Ipso facto, cela réduit
la tendance des individus à jeter un coup d'oeil à la dimension
« narrative» des profils, c'est-à-dire, sa description. En
sus, l'individu est exposé à un rapport opposé entre la
dimension narrative et impressive produite par l'imagerie. Dans l'attente
perpétuelle de l'introuvable, l'inattendu à un caractère
excitant pour l'individu qui le maintient dans le plaisir visuel
immédiat et direct (Baudry, 2016). L'instantanéité de la
pulsion scopique associée à la fluidité d'usage et de
navigation génère sur Tinder des comportements compulsifs et
parfois même addictifs (Rezzoug dans Galligo, 2017) où un
éventail d'images de corps sexualisés est exposé et
évalué tel une marchandise de consommation (Illouz, 2020).
B.Mise en scène de soi et authenticité
Pour la recherche, les applications de rencontres constituent
un nouvel espace pour le management et la gestion de nos impressions. Par
ailleurs, de nombreuses recherches démontrent que dans un environnement
médiatisé, « les individus sont très motivés
à contrôler l'impression qu'ils créent» (Ellison et
al, dans Ward, 2016, p.4). Cela est notamment dû au fait que sur les
« apps dating », les profils peuvent laisser paraître peu
d'indices en raison de l'armature des applications (Ward, 2016). En guise
d'illustration, la structure des profils de Tinder fait en sorte que
l'impression qu'a un individu sur un profil s'appuie directement sur la photo
dite « principale ». Contrairement à d'autres applications,
Tinder recense des critères basiques comme : l'âge, le sexe, la
proximité géographique, etc.
S'inscrivant dans ce courant individualiste qui se traduit sur
internet par une projection « égocentrée » illustrant
la naissance d'une culture du narcissisme fondée sur l'image de soi en
ligne (Lasch, dans Tisseron, dans 2011), les nouveaux marchés de
rencontre réinvestissent la frontière entre privé et
public. Cette nouvelle frontière forme ce que Tisseron définit
par l'extimité. Pour Tisseron (2011 : 8), l'extimité est «
[...] est pour nous le processus par lequel des fragments du soi
intime sont proposés au regard d'autrui afin d'être
validés. [...] le désir d'extimité est inséparable
du désir de se rencontrer soi-même à travers l'autre et
d'une prise de risques ».
p. - 41 -
Le désir d'extimité porte non pas sur des biens
matériels ayant une valeur financière, mais sur des parties de
soi jusque-là gardées secrètes et sur la reconnaissance de
leur originalité participant à la construction du soi par trois
dimensions (Tisseron, 2011) : son intégration (l'adaptation de l'estime
de soi, la cohérence des attributs mis en scène en ligne au
regard de la sphère sociale et de son adaptation aux normes sociales.
Les trois dimensions de la construction du soi en ligne se retrouvent dans
chacun des processus de gestion des impressions de Leary et Kowalski (dans
Ward, 2016). Premièrement, il y a la « motivation
d'impression» (Ibid., 3), c'est-à-dire, la motivation d'un individu
à adopter une présentation de soi particulière.
Deuxièmement, il existe pour Leary et Kowalski un deuxième
processus de gestion des impressions : « la construction des
impressions» (Ibid., : 3), c'est la réflexivité et le choix
dans la construction de l'impression qui s'établit à partir d'une
méthode.
Selon Higgins (dans Ellison et al. 2006 : 418), il existe
plusieurs domaines du moi : « Le moi réel (les attributs qu'un
individu possède), le moi idéal (les attributs qu'un individu
posséderait idéalement) et le moi «devrait» (les
attributs qu'un individu devrait posséder) [traduction libre] ».
Pour Bargh et Coll (dans ibid.), internet permettrait aux individus d'exprimer
davantage le vrai moi, c'est-à-dire des éléments «
moi devrait» qu'ils souhaitent mettre en scène bien que ces
attributs ne soient pas encore « possédés ». Pour
Higgins (dans Filter et Magyar 2017), ce « moi idéal [traduction
libre]» est aussi grandement constitué par la représentation
des pairs envers les attributs qu'un individu détient. Ainsi,
l'utilisateur présente des attributs qu'il croit ou que les autres
croient qu'ils possèdent. Cette représentation de soi par autrui
peut s'avérer importante dans la construction du profil pour s'assurer
d'afficher un « moi » authentique, les utilisateurs ont aussi recours
à une validation du profil par la sphère intime et
personnelle.
Le marché des rencontres en ligne octroie les individus
à se présenter d'une manière plus réflexive. Cela
les incite à livrer de fausses déclarations (Cornwell et Lundgren
dans ibid.) bien que la quête de rencontres en ligne exige d'après
les utilisateurs, une cohérence dans l'expression de soi entre
l'identité en ligne et hors ligne. Toute cette jonction entre la
nécessité d'exposer « son meilleur soi [traduction
libre]» (Heino et al. dans Filter et Magyar, 2017) et le fait de montrer
un soi authentique illustre le fait que l'authenticité est un concept
flexible chez les utilisateurs. Pour David et Cambre (2016), l'un des moyens
trouvés par les participants pour parvenir à résoudre
cette vision conflictuelle est de projeter une dimension du « soi
idéal ».
p. - 42 -
Le soi idéal est une projection de comment les
individus s'envisagent et souhaitent être dans un futur probant. Si le
clivage entre le « moi idéal et le moi réel» est trop
important, les utilisateurs travaillent sur leur vie personnelle pour
atténuer la frontière entre ces deux états du « moi
». L'exemple typique est la perte de poids qu'un individu peut mener pour
se rapprocher de son « moi idéal» représenté
dans son profil.
Si « [...] l'authenticité est l'un attribut
très honorable dans notre société [traduction libre]»
(Kadlac et al. dans ibid., p.75), celle-ci elle est perpétuellement
négociée sur Tinder. Dans cette application, les utilisateurs ont
conscience qu'une fausse présentation de soi est connotée
péjorativement. Néanmoins, la présentation des
utilisateurs n'a pas une concordance « totale» avec leur propre
attente sur l'authenticité envers les autres individus. Comme Filter et
Magyar (2017) le démontre, les utilisateurs se permettent une certaine
flexibilité sur la construction de leur profil. Tout ce paradoxe
s'illustre par le fait que bien que les utilisateurs ne concèdent pas la
même flexibilité aux autres que sur leur propre profil, ils
revendiquent chez les autres profils une présentation de soi authentique
(ibid.). L'une des raisons d'une présentation de soi «
parfaite» ou plus lissée sur Tinder est la pression due au fait la
concurrence est rude entre hommes et femmes d'une même tranche
d'âge à proximité. Réduisant
énormément aux photos, la présentation de soi fait
pressentir le besoin d'être particulièrement persuasif et de se
présenter avec ce que l'autre aimerait voir chez nous.
Cela implique que, dans le processus de figuration (Goffman,
1998), il ait mobilisé des stratégies d'évitement venant
masquer ou compenser les « mauvais attributs» susceptibles de nous
faire défaut. Pour cela, beaucoup d'utilisateurs construisent leur
profil avec des amis ou des proches. En construisant son profil avec une
identité perçue par les autres, l'individu prend connaissance de
ce qu'autrui aimerait voir chez lui et tente d'augmenter ses chances de
succès. Cette présentation de soi va avoir une place importante
dans la poursuite de la conversation, et éventuellement de la rencontre,
car l'individu devra maintenir ce que Goffman (ibid.) appelle la
cohérence de l'expression. C'est pourquoi les vraies
présentations sont appréciées par les utilisateurs car le
contraire produit de la déception ou de la frustration.
p. - 43 -
Si cette tromperie de l'identité en ligne est l'une des
craintes principales des utilisateurs Brym, Lenton (dans Filter et Magyar,
2017), elle reste pour autant une pratique assez minoritaire. En 2001, une
étude montre qu'un quart des utilisateurs des sites de rencontre avait
« modifié» des paramètres de leur identité dont
les critères les plus fréquents sont l'âge (14 %),
l'état matrimonial (10 %) et enfin l'apparence (10 %). En sus, la
localisation géographique octroie aux « dateurs» de faire des
rencontres proches de chez eux ce qui inévitablement leur fait supposer
qu'ils risquent d'avoir plus de chance d'être confrontés à
autrui (Ellison et al., dans Ward, 2016). Ipso facto, la proximité
géographique des rencontres augmente la potentialité qu'une
personne connue ou un futur partenaire ait accès à la
présentation de soi en ligne. C'est pourquoi les utilisateurs seraient
incités à avoir une présentation de soi davantage
plausible avec la réalité qu'une mise en scène de soi
« attractive» (Blackwell et al. dans Ward, 2016).
Pour Schmitz (dans Bergström, 2016), les mensonges sont
majoritairement employés par les individus des classes moyennes et
défavorisées. Disposant de capitaux sociaux plus
conséquents et légitimés par la société, les
classes favorisées ressentent moins l'utilité de mobiliser ce
type de ruse. Chez les classes populaires, le mensonge est plus courant, mais
il est moins associé à des stratégies permettant de nouer
des contacts contrairement aux classes moyennes où ils sont
employés à des fins stratégiques. Il faut aussi mentionner
que contrairement aux classes favorisées où la plupart s'exaltent
dans l'univers rédactionnel et culturel, la rédaction d'une
description chez les usagers de classes modestes est considérée
comme une tâche fastidieuse où l'on peut craindre de trop se
« grandir ». Dans ce marché en ligne, les classes moyennes
conscientisent dès le départ un certain désavantage face
aux plus favorisés. En ce sens, employer des stratégies
d'évitement et des mensonges fait écho à l'adage selon
lequel « la fin justifie les moyens ».
Il faut noter que les classes moyennes sont également
dotées d'un fort désir d'ascension sociale qui se
caractérise par une exigence dans la construction du profil, et
notamment dans les choix des critères présentés. Ellison
et al. (2006) ont fait le constat dans leur investigation que les personnes
n'avaient pas de mal à avouer le fait qu'ils ont modifié leur
âge par « peur» d'être filtré dans les recherches.
Changer son âge était donc perçu par les
enquêtés comme une norme « acceptable» sur laquelle ils
pouvaient tirer davantage de profit (Fiore, Donath, dans ibid.,).
p. - 44 -
Disposant de 500 caractères, chaque mot implique un
choix et une censure de l'individu sur sa présentation. Cela se traduit
par une figuration en ligne destinée à parer et anticiper les
évènements pour éviter de perdre la face. À
l'effigie des annonces matrimoniales, de nombreux éléments
peuvent être tus afin de ne pas être confronté à
l'évitement tant craint (Singly, 1984). Comme dans les annonces
matrimoniales, il existe trois composantes principales regroupant les mots de
la présentation de soi : la dimension corporelle, la dimension
économique et la dimension relationnelle (les traits de
caractère, etc..). Cependant, comme plusieurs chercheurs le
démontrent (Filter et Magyar, 2017 : Ward, 2016: Illouz, 2020),
l'apparence physique est l'aspect primordial lors de l'évaluation de
profils. Après le capital « beauté », la recherche
d'indices sur la personnalité succède dans l'évaluation.
Pour l'utilisateur, le partage d'un univers commun et d'attentes similaires,
l'humour, le style et la personnalité sont autant
d'éléments créant des formes d'affinités
culturelles venant qualifier ou disqualifier l'individu (Bergström, 2016).
Ainsi sur Tinder, les individus effectuent une opération de
généralisation (Boltanski, 1984, p.19) de leur « moi ».
C'est donc à partir du commun que les daters vont se singulariser
(Martuccelli, 2010).
Nous pouvons aussi dire que c'est aussi par ce
mécanisme de que les daters se rendent attractifs auprès des
utilisateurs ayant des affinités similaires (ibid.). En mobilisant les
critères que Tinder confère comme la mise en avant des
goûts musicaux, la profession exercée ou les attraits personnels
[passion(s), activités appréciées, style de vie, etc..],
les individus tendent de faire valoir des attributs ou attraits
valorisés ou acceptables par la société. Comme Boltanski
(1984) l'observe dans son enquête, les « daters » peuvent
rattacher des éléments singuliers à un collectif pour
donner davantage de crédit à leur profil. Nous pouvons identifier
plusieurs sphères mobilisables par les individus. D'une part, l'individu
peut se rattacher à une sphère culturelle en faisant
référence à des auteurs, par son écrit, ou par des
attraits musicaux. D'autre part, il peut montrer par ce biais l'appartenance ou
la revendication à une classe sociale, mais également à un
style musical. De manière plus générale, l'utilisateur est
aussi enclin à faire figurer dans son profil un « style de
vie» en revendiquant un statut. Que ce soit pour le sportif, l'aventurier
souvent nommé « Globetrotter» sur Tinder ou pour une
orientation alimentaire (végane, végétarien), chaque
indice est un élément de figuration rattachant l'individu
à un groupe, un collectif, ou une personnalité. Néanmoins,
dans cette fragilité de l'authenticité, nous pensons que de
nombreux utilisateurs mobilisent également la deuxième composante
du profil : la photographie, afin de prouver un véritable statut ou
attribut.
p. - 45 -
La présentation descriptive de Tinder recense des
caractéristiques similaires à celles relevées dans
l'enquête de Boltanski (et al. 1984). Comme dans la dénonciation,
pour qu'elle suscite de l'intérêt et des « like », la
description doit paraître comme « normale» pour avoir à
minima des chances de réussite. En reprenant les propos de
Bergström (2016), la crainte des classes populaires est peut-être
d'ailleurs justifiée par cette « condition de normalité
», d'où cette limitation dans l'écrit par peur de trop se
grandir ou de sortir des normes. Construire son profil en oscillant entre
« être original» et pas « trop en faire» est aussi
une particularité des applications observable dans les annonces
matrimoniales où «[...] l'écriture implique une prise de
conscience de ce qui est «naturel» dans les parades de la
séduction». (De singly, 1984, p.525). Disposant de
différentes cartes à jouer dans ses mains, chaque acteur organise
sa propre mise en scène bien qu'il ait conscience que pour se rattacher
à un univers collectif, il est nécessaire d'avoir un profil
lissé tout en sachant qu'un profil trop généraliste ne
suscitera pas d'intérêt pour autant (Lejealle, 2008). C'est donc,
comme l'intitulé de ce mémoire l'illustre « entre
l'originalité et le conformisme », que l'individu oscille
perpétuellement pour construire son profil.
Pour certains, ajouter une descriptive exhaustive de soi est
une manière de rassurer les matchs futurs sur sa normalité, mais
aussi sur la première étape de l'engagement (Nadaud-Albertini,
2019). En montrant sa motivation et le type de rencontre qu'il souhaite, le
dater permet aux autres d'évaluer son profil de manière plus
rapide et d'identifier des caractéristiques communes (ibid.). Pour
d'autres, une description vide ou absente est un moyen de se protéger
par rapport aux personnes connues à l'extérieur de l'application
(cercle social, familial, etc....) (ibid.)
Dans ce marché où l'on peut liker en abondance,
les utilisateurs font face à une présélection, notamment
par des filtres (niveau de français, mise en scène de soi,
qualité des photos, etc..). Il va sans dire que cette «
opération de qualification» est une fonction nouvelle des sites de
rencontre provoquant pour certains individus « Un malaise face à
cette démarche inédite qu'ils associent volontiers à
l'univers de la consommation» Bergström (dans 2016, p.111). Ainsi,
pour évaluer les profils, les utilisateurs opèrent des processus
de déconstruction des indices laissés par le profil formant
« la façade de l'autre ». Chaque petit signal peut être
l'objet d'une recherche pour évaluer l'identité d'autrui (Donath,
dans Ellison et al. 2006). Par exemple, une faute d'orthographe peut être
rédhibitoire pour faire passer un profil du bon côté
« du swipe » à l'autre.
p. - 46 -
Par ailleurs, celle-ci se transforme en signal selon
l'exigence de l'utilisateur et peut être considérée comme
« déficit d'éducation ou d'intérêt dans leur
recherche ». En jouant autour de la représentation des signaux, les
daters vont donner aussi des informations sur leurs attentes. Par exemple, des
photos trop explicites (corps trop sexualisé ou exhibé) font
supposer que l'individu tend à rechercher des expériences
ponctuelles. Pour la gent féminine, le contrôle de la
représentation des signaux donnés est d'autant plus rigoureux.
Selon David et Cambre (2016), cela passe principalement par le fait
d'éviter de donner des indices d'autoprésentation laissant
paraître qu'elles souhaiteraient des relations essentiellement sexuelles.
La formation des impressions est un apprentissage qui se réalise de
manière autoréflexive.
C'est en effectuant « une sorte de benchmarking »
(ibid.,) que les individus modélisent le leur en intégrant
différentes dimensions à travers les photos, l'écrit, etc.
Pour évaluer la crédibilité de l'autre, les individus se
servent d'un ensemble de règles qu'ils ont eux-mêmes
incorporé dans leur présentation en ligne. Car les fausses
représentations sont courantes, les utilisateurs essayent de montrer des
aspects de leur personnalité plutôt que de parler
d'eux-mêmes. Ainsi dans cette perspective, nous pensons que les
photographies peuvent devenir des « justificatifs» pour prouver la
cohérence de l'expression d'un statut ou d'une personnalité.
C.Les usages et les représentations
sexués
De nombreuses études ont démontré que les
hommes ont davantage tendance à utiliser davantage ces services en ligne
pour des rencontres ponctuelles que les femmes (Nadaud-Albertini, 2019 ;
Bergström, 2019 ; Sumter et al. dans Ingram et Al. 2019). Parfois certains
masquent leurs attentes pour faciliter les contacts avec la gent
féminine pour éviter le stigmate attribué à un
homme ayant soif de conquêtes sexuelles (Nadaud-Albertini (2019). Comme
le dirait Kaufmann (2011), les daters dotés de l'esprit game,
c'est-à-dire, ceux qui sont imprégnés par une logique de
compétition cherchent l'accumulation de conquêtes afin de se
constituer un statut auprès de leur sphère sociale (notamment
masculine). Dans ce « sport fun », chacun à ses techniques et
peu importe les moyens, la compétition prime avant tout. Reposant
principalement sur un principe de non-engagement, pour être dans la
course, ces « chasseurs sexuels» (g11) sont sens cesse dans
l'auto-régulation de leur état émotionnel.
p. - 47 -
Tout comme Bergström 2019, Nadaud-Albertini (2019)
relève que, dans le flirt sur les applications de rencontre, les femmes
se montrent réservées (passives dans la drague) et les hommes en
sont les initiateurs (actifs). Cette tendance s'illustre notamment par l'envoi
du premier message qui s'effectue très souvent par l'homme
(Bergström, 2019).
À travers ces éléments rapportés
ci-dessus, on retrouve la trame de séduction classique au sein des
rencontres pour ces chercheurs (Bergström, 2016 ; Ward, 2016 ;
Nadaud-Albertini, 2019). On retrouve la trame de séduction classique au
sein des rencontres. Néanmoins, il faut rappeler que l'utilisation des
caractères de la description n'est pas pleinement exploitée de
manière générale. Selon l'étude de Lefebvre (2018),
74,4 % des utilisateurs avaient une description ayant une moyenne de 31, 75
caractères et 25,6 % n'en avaient pas rédigé. Ainsi, s'il
existe une homogamie sociale sur Tinder, celle-ci doit donc s'opérer de
manière globale par le biais des photographies.
Bergström (2019) nous donne une première
ébauche d'une distinction de classe par les photos de profil en
émettant le fait que les utilisateurs des classes les plus
favorisées possèdent des photographies plus travaillées,
de meilleure qualité et dotées d'une meilleure mise en
scène que les usagers des classes défavorisées. Pour les
personnes issues d'un milieu plus favorisé, les photos sont
mobilisées pour illustrer en arrière-plan des voyages ou des
passions. Chez les classes populaires, la photo est plus souvent un «
selfie13 » où l'on aperçoit dans
l'arrière-plan des éléments du foyer de vie (chambre,
cuisine, salle de bain, etc....) (Bergström, 2019). Ainsi, si
l'écrit présente traduit un rapport socialement contrasté
à l'écrit, mais aussi à l'exposition de soi, il faut
mettre à un point d'honneur à souligner que les photos
témoignent aussi de clivages sociaux en sus qu'elles sont plus
employées que l'expression textuelle sur Tinder.
Bien que l'on pourrait émettre l'hypothèse que
les femmes mobilisent plus les photographies que les hommes, l'étude de
Ingram et (Al. 2019) partant du postulat que les présentations de soi
entre les genres diffèrent montre le contraire. Sur un
échantillon de 300 profils, les femmes ont soumis une moyenne de 3,9
photos contre 4,3 photos pour les hommes.
13 Un « selfie » est une photographie
où il figure en gros plan le visage de la personne.
p. - 48 -
De plus, la liaison du compte Instagram au compte Tinder
s'avère être assez similaire (39 % des femmes et 31 % des hommes
ont lié à leur compte Instagram à Tinder) (Ibid.). En ce
qui concerne l'utilisation de la liaison du compte Spotify, il est
recensé une différence significative. En effet, 35 % des hommes
disent avoir lié leur compte Spotify contre seulement 22 % des
femmes.
Les photos des hommes ont présenté des
caractéristiques moins communes aux deux genres. Chez les hommes, on
retrouve plus de photos illustrant des activités sportives. On y voit
également plus de photographies contenant des animaux de compagnie. Si
les hommes utilisent plus les photographies, ils incluent aussi plus
régulièrement une description verbale dans leur profil ainsi que
leur cursus universitaire. On voit ici que sur les sites de rencontre, les
hommes ont conscience que le capital culturel et économique à de
l'importance dans leur niveau d'attractivité. Une distinction importante
dans l'utilisation de la photographie se traduit par le fait que les photos du
corps entier étaient propres aux profils féminins (Ingram et al.
2019). De plus, l'exposition du corps complet démontre que des
informations visuelles comme le rapport taille-hanches semblent être
importantes pour dans les stratégies sexuelles (ibid.).
Ainsi, selon les usages et les sexes, la présentation
de soi se traduit sous des formes différentes. On s'aperçoit ici
qu'il y a une distinction dans l'évaluation physique entre les femmes et
les hommes sur les applications de rencontre, où les femmes sont
évaluées par des parties distinctes du corps qui sont
sexualisées tandis que les hommes sont évalués de
manière holistique (Illouz, 2020). Comme nous avons pu le constater,
certaines logiques sociales se réinventent sur les sites de rencontre
comme le montre l'investissement des capitaux propres à
l'attractivité de chacun des sexes. Néanmoins, la
réaffirmation des tendances à l'homophilie et à
l'homogamie sur les réseaux de l'amour reste des questions très
discutées dans la littérature scientifique. C'est notamment le
cas de l'assortatif éducatif qui pour Neyt et al. (2019) est en baisse
depuis l'arrivée des applications de rencontre comme Tinder, ce qui
impacte la répartition des revenus par foyers. Si pour certains, ces
tendances se réinvestissent sur le marché de l'amour en ligne
(Nadaud-Albertini, 2019 ; Bergström; 2019 ; Ward; 2016), pour d'autres
(David et Cambre, 2020 ; Illouz, 2020 ; Kaufmann, 2011 ; Galligo, 2017 ; Neyt
et al., 2019), des applications comme Tinder viennent situer les individus dans
une logique de non-choix et braver les normes sociales.
p. - 49 -
Si les styles de vie, les intérêts et les
goûts sont constamment évalués comme des
préférences chez un consommateur, ce sont des critères
d'évaluation venant accentuer une logique de « non-choix ».
Ainsi pour Illouz (2020, p.183), « Cette forme de non-choix
transparaît dans ce que j'appelle le raffinement des goûts
déstabilise l'habitus et rend la dynamique du choix fondamentalement
instable. ». Nous pouvons aussi dire que certains facteurs comme la courte
durée d'évaluation des profils et la faible moyenne de
caractères des descriptions accentuent la perspective de non-choix et
atténuent les moyens par lesquels la morale, les normes et logiques
sociales se réinvestissent. Néanmoins, comme nous avons pu le
voir ici, certaines normes et morales sociales se réinventent sous de
nouvelles formes, mais elles semblent parfois être fragilisées.
C'est notamment ce que Filter et Magyar (2017) ont pu illustrer avec le concept
d'authenticité qui passe d'un état rigide à un état
de fragilité et de maniabilité sur Tinder. Dans une
société où l'identité singulière s'est
démocratisée avec les industries culturelles et où il
existe une émergence considérable de plateformes fortifiant ces
notions de visibilité et de décontrôle (Granjon, 2014), les
agents sociaux deviennent « à la fois plus tolérants et plus
indifférents» (Ibid. : 11). La quête de singularité
des sujets sociaux sur les applications de rencontre est bouleversée par
« l'idée d'une interchangeabilité fonctionnelle des
êtres » (Martuccelli, 2010, p.60). Dans une difficulté de
faire reconnaître sa singularité, nous pensons que cette
quête de singularité sur les applications de rencontre se
transforme en une obsession de visibilité et d'originalité
(ibid.). Ces plateformes de l'amour seraient donc à ce titre, un vecteur
à la « crise identitaire » de ce siècle dans laquelle
la singularité des individus est de plus en plus dissolue (ibid.).
S'inscrivant dans la perspective de Granjon (2014), les
travaux de Filter et Magyar (2017) illustrent le fait que, comme sur les
réseaux sociaux, il existe sur les applications de rencontre une grande
tolérance face « aux débordements de soi» acquise plus
par un apprentissage que par la permissivité des normes (Granjon, 2014).
Cette « tolérance indifférente» (Wouters, dans ibid. :
10) sur le marché de la rencontre en ligne est pour nous une
manière d'avilir les normes et les logiques sociales et de les rendre
davantage flexibles dans l'optique de mouvoir au mieux sa singularité.
C'est en quelque sorte une manière de s'ajuster au monde qui se justifie
donc par plusieurs facteurs : la montée de la singularité
(Martuccelli,2010) et sa fragilisation sur les sites de rencontre, l'absence de
normes explicites (tout particulièrement sur Tinder). Nous pensons donc
en conclusion que même si certaines normes se réinvestissent dans
les applications de rencontre, elles régissent beaucoup moins les
comportements sociaux que dans les rencontres traditionnelles.
p. - 50 -
VI. Analyse
A.Préambule Analytique
Tout au long de la partie analytique, il sera mis en exergue
plusieurs points :
Dans un premier temps, notre préambule abordera l'une
des philosophies prépondérantes à Tinder : « Ne
pas se prendre la tête ». Nous verrons à ce sujet
qu'elle guide les daters dans l'élaboration de leur profil et dans
l'appréciation des profils. Tout au long de notre trame analytique, nous
développerons notre analyse autour de cette philosophie étant
donné qu'elle constitue selon nous une forme de cadre «
cérémoniel» (Goffman, 1998). Nous explorerons
également la perception des individus envers cette philosophie et
l'évaluation principalement scopique des profils par le concept de
Moralisation de Massumi (1992).
Nous verrons suite à cela comment les individus
réincorporent des logiques et normes sociales traditionnelles sur
Tinder. Nous explorerons dans cette partie la notion de hasard dans les
rencontres et comment celle-ci se réinvente sur Tinder. Après le
hasard qui, évidemment, fait les bonnes histoires, nous aborderons la
dimension du « naturelle» dans les aspects de la rencontre tant
revendiquée par les individus. Nous explorerons les différentes
stratégies mobilisées par les individus afin de se rapprocher
d'une forme d'authenticité ou de naturel sur Tinder. Cette
troisième partie explorera comment et en quoi l'originalité,
l'authenticité et l'humour constituent des valeurs pouvant être
associées à des formes de règles
cérémonielles. Tout comme notre cadre cérémoniel,
nous tenterons d'argumenter dans cette analyse de la pertinence de ces valeurs
en tant que règles cérémonielles.
La quatrième partie sera dédiée à
ce qui fait sens pour les individus dans la présentation visuelle du
profil. Nous verrons à ce sujet diverses stratégies de
présentation visant à se rapprocher du cadre et des règles
cérémoniels de Tinder. Après avoir exploré le sens
lié à la présentation visuelle, nous aborderons comment
les daters mobilisent la partie descriptive du profil et portent une
appréciation sur cette partie.
Nous explorerons ensuite comment les utilisateurs
dédramatisent la rencontre tout au long de la phase de séduction
en ligne et comment se passe l'après « match» pour les daters.
Il sera apporté ici une attention particulière au premier message
chez les genres similaires. La dernière partie abordera le rôle
des réseaux sociaux dans le processus de séduction et ce qu'ils
symbolisent pour les usagers.
p. - 51 -
B.Ne pas se prendre la tête sur Tinder
Il semble nécessaire avant toute exploration au sujet
de Tinder de comprendre quelle est la perception des utilisateurs envers
Tinder. Contrairement à d'autres applications comme Fruitz ou Bumble, le
mode de fonctionnement et l'architecture de Tinder semblent fortement
influencer les manières de penser sur l'application. En raison de
l'architecture de ce réseau, les « daters » ont tendance
à évaluer un profil dont les photographies constituent une forme
de présélection. « Le premier critère pour
évaluer un profil très clairement c'est les photos. Après
voilà c'est une application basée sur l'apparence donc si la
fille me plaît physiquement je like! [...]. Les photos c'est le but de
l'appli après je peux comprendre les personnes qui n'aiment pas ce
principe où c'est un peu de la stratégie de consommation, car tu
juges à partir d'une photo donc ça peut être
«dégradant», car si la personne ne te like pas, c'est qu'elle
te trouve moche et c'est dur de se dire ça en vrai. Après
voilà, c'est le but de l'appli, c'est les risques, si tu mets Tinder tu
sais que tu vas devoir passer par là en fait ! Après voilà
c'est le jeu » [Extrait d'entretien avec Florent, le 04/02/2021].
Bien plus qu'une phase de présélection, on
retrouve une forme d'acceptation de ce processus d'évaluation qui se
base sur le physique, qui comme Florent et tant d'autres l'ont exprimé :
« c'est le jeu de Tinder ». Les enquêtés
semblent illustrer le processus de moralisation de Massumi (dans David et
Cambre, 2016) à travers une forme d'acceptation consentie entre «
évaluer et être évalué sur le capital scopique
». Les photographies étant le substrat essentiel du profil pour se
« vendre », les individus ont conscience que le « moi en
ligne» tend à être embelli : c'est pour cette raison que la
modification des informations visuelles n'est pas rédhibitoire mais
acceptable pour tous et toutes, car c'est le jeu de « Tinder ».
« Après moi les modifications d'informations, je trouve que
c'est le jeu de se vendre. Je peux comprendre que tu mets une photo un peu
pimpée, un petit peu déviée, je ne suis pas retissant
là-dessus quoi. Je pense que je vais le juger plus ou moins, car
ça dégage une certaine honte de toi je n'en sais rien...
Après moi j'aime bien les filles naturelles qui s'assument, donc le fait
de ne pas s'assumer et de survendre tu peux le juger quoi. Dans un autre sens,
ça peut se comprendre, car c'est le jeu de Tinder. Après je sais
si je vais finalement le considérer, comme je te disais si je rencontre
une personne qui a une superbe photo, qui est moche en réalité,
mais super sympa, je vais quand même être content de la rencontre
que j'ai faite. Ça reste une application de rencontre après tout.
C'est le jeu, c'est les codes de l'application et si tu ne respectes pas les
codes, ça ne fonctionne pas. C'est un jeu social, en
réalité, ce n'est pas la réalité...[...]
» [Entretien avec Valentin, 19/02/2021]
p. - 52 -
Beaucoup d'utilisateurs ont conscientisé le choc entre
le virtuel et le réel à travers un processus de moralisation
à trois niveaux :
1.L'approbation du fait d'évaluer et d'être
évalué essentiellement par le physique 2.L'acceptation d'un
« soi » de l'autre plus embelli que la réalité
3.La non-attente d'une cohérence entre « le soi en
ligne et le soi réel» par l'adaptation de la logique de ne pas se
prendre la tête.
C.I don't care, i love it!
La logique de « Wait and See », de « ne pas se
prendre la tête» fait sens pour beaucoup d'utilisateurs de la
plateforme puisqu'elle permet de dédramatiser les attentes envers
l'autre et de limiter les déceptions dues à une
représentation de ce dernier. « Est-ce qu'il y a des normes sur
Tinder? Nan je ne pense pas, je pense que sur Tinder tu peux faire un peu ce
que tu veux mais faut quand même montrer que tu es quelqu'un pas prise
tête et assez chill14 ». C'est important de montrer
ça ? [Enquêteur] « C'est beaucoup plus attirant pour une
meuf de savoir qu'un mec est assez ouvert d'esprit et pas prise de
tête». Qu'est-ce que ça signifie exactement « ne
pas de prendre la tête»? [Enquêteur]. « C'est le fait
de ne pas rechercher un truc particulier genre du sérieux tout de suite.
Faut être tranquille à propos de ça et aller au feeling et
puis advienne que pourra ! » [Extrait d'entretien avec Martin le
29/01/2021].
Allez au feeling en ne se prenant pas la tête consiste
à adopter une attitude dans laquelle les daters ne forgent pas
d'attentes dans tous les aspects du processus menant à la rencontre.
Cette forme de cadre suit l'individu dans l'évaluation profil jusqu'au
moment du date. Cette base incorpore en elle des caractéristiques du
« moi spirituel» reliant l'état d'esprit de ne pas se prendre
la tête. Se mouvoir comme « chill » ou montrer une
« ouverture d'esprit » par cette philosophie constitue des
caractéristiques du « moi spirituel» puisqu'ils sont le
résultat d'une manière de penser en être qu'être
subjectif (James, 1980). C'est autour de cet axe central que les profils Tinder
figurent dans l'optique de renvoyer cette image, comme l'explique Jean-Charles
: « À travers mon profil, je veux montrer que je suis un gars
chill, qui ne se prend pas la tête, qui a des centres
d'intérêt, une ouverture d'esprit [...] [Extrait d'entretien
avec Jean-Charles, le 11/02/2021].
14 Le mot « Chill» désigne quelqu'un
de détendu. Il a pour synonyme de mots tels que « tranquille, cool,
relaxé etc... »
p. - 53 -
En l'absence de normes précises sur l'application, les
individus tendent à adopter un comportement restrictif sur Tinder.
Rejoignant l'une des valeurs principales qui est véhiculée sur
Tinder : « Ne pas se prendre la tête », les utilisateurs de
Tinder mentionnent peu leur recherche dans l'optique de convenir à un
public plus général. « Moi je n'ai rien mis et ça
ne me dérange pas de rien mettre. Quitte à être
discriminé ou perdre des points si on met une recherche, autant ne pas
la mettre ! » [Extrait d'entretien avec Antoine, le 09/02/2021].
Comme nous pouvons le voir ici, la logique de « ne pas se prendre la
tête» est au goût du jour sur Tinder ce qui ipso facto
connote la mention d'une recherche de manière péjorative chez les
utilisateurs. « Tout de suite, s'il a mis dans les centres
d'intérêt «relation sérieuse» tout ça
quoi, ça fait peur ! Moi je sais que ça me fait peur en tout cas.
Moi je ne suis pas dans cette optique et le fait qu'il s'avance un peu de trop
dans ce que la relation peut devenir je n'aime pas trop ».
Donc c'est quoi la meilleure solution pour toi?
[Enquêteur].
« Celle de pas s'avancer et de laisser voir où
la vie mène. Moi c'est pour ça que je n'ai pas de bio »
[Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021]. La mention de ses
recherches sur Tinder semble être pour la grande majorité des
utilisateurs un élément ayant une appréciation
péjorative dont ils ont conscience. Les daters se sentent donc
contraints de respecter la norme « implicite» et opèrent un
processus d'évitement dans leur figuration (Goffman, 1998) en
renonçant à mentionner leur recherche pour respecter la tendance
générale.
Afficher que l'on souhaite des rencontres
éphémères est rédhibitoire pour de nombreuses
enquêtées et tout particulièrement chez les utilisatrices
dans une logique de « Wait and See» et cela même si certaines
n'y voient pas d'inconvénient à faire ce type de rencontre.
« Généralement quand quelqu'un affiche qu'il est
là pour du sexe... ça prend toute la place et il n'est pas
très ouvert à autre chose ». [Extrait d'entretien avec
Agathe, le 09/03/2021]. Aller au feeling dans la rencontre est donc une
perspective plus prise de tête qu'elle ne souhaiterait l'être pour
les usagers. Si la mention des recherches peut paraître comme un signe
d'honnêteté, elle génère un stigmate associé
au fait que la suite de la conversation sera prédéterminée
par la mention d'une recherche. Les femmes dans une logique de non prise de
tête trouvent que la mention d'une recherche
éphémère est rédhibitoire, car celle-ci ne laisse
pas présupposer la possibilité d'une poursuite sérieuse de
la rencontre bien que paradoxalement ce type de rencontre ne fait pas l'objet
d'une recherche en soit.
p. - 54 -
Selon nous, ces propos tendent à confirmer que,
malgré l'ensemble des éléments faisant intérioriser
aux individus qu'il n'y a pas d'espoir de trouver une rencontre sérieuse
sur Tinder, les individus manifestent à travers une logique de
« wait and see » l'espoir de trouver leur futur conjoint sur
Tinder. À cet égard, les utilisateurs recherchant du
sérieux mais privilégiant un profil laissant paraître la
logique d'aller au feeling dans les rencontres réaffirment l'idée
selon laquelle les utilisateurs de Tinder subissent un processus de
moralisation tout au long de leur expérience. C'est au cours de ce
processus que les daters construisent leur figuration en opérant un
consensus entre « les normes implicites liées à Tinder et
leurs attentes ». Il résulte de ce processus de moralisation
(Massumi, dans David et Cambre, 2016) une figuration effectuée sous une
forme d'évitement, car « montrer ses attentes sur Tinder »,
c'est dévier de cette règle cérémonielle (Goffman,
1998) implicite. À cet égard, ne pas mentionner ses recherches
dans la relation future constitue une exigence sur laquelle l'individu doit se
baser pour construire son personnage en ligne et porter une appréciation
sur les autres. Comme on le voit ici, les rites de présentation visant
à déclarer comment le futur matché sera traité
viennent faire obstacle à ce qui selon nous sert de socle culturel sur
Tinder : la philosophie de « ne pas se prendre la tête ».
L'objet de notre prochaine partie sera donc d'explorer comment les individus
font le parallèle entre la recherche d'une rencontre potentiellement
sérieuse et les règles cérémonielles de Tinder.
Nous allons voir que les daters réinvestissent les codes traditionnels
de rencontre et tout particulièrement la valeur du « hasard»
dans les rencontres. D.Le hasard fait les bonnes histoires
La quasi-totalité des personnes enquêtées
a émis le fait qu'elle ne recherche rien sur Tinder et qu'elle
fonctionne majoritairement au feeling. Comme nous avons pu le voir, les
individus ont conscience d'une différence entre le « moi
virtuel» et le « moi réel ». Les utilisateurs
revendiquant une forme d'authenticité dans les rencontres ne
perçoivent pas Tinder comme un mode éligible pour faire une
rencontre « sérieuse » en raison de cette « absence de
naturelle ». Si cette crise du naturel se traduit par une mise en
scène de soi, elle passe aussi par les premiers messages pour beaucoup
d'utilisatrices. « Je pense qu'il y avait une pression de mon
côté ou de l'autre qui faisait que c'était rarement de
l'honnêteté et des discussions 100 % honnêtes [...j ».
Qu'est-ce que tu entends par le manque de discussions honnêtes?
« Bah déjà les discussions qui commencent par les
questions supers classiques, à la fois je ne peux pas trop le reprocher,
mais à la fois je ne trouve pas ça honnête de la part des
gens, car ce n'est pas forcément ça qu'ils veulent demander
dès le début. C'est les questions du style, ça va ? tu
fais quoi? ou quel type de musique t'écoutes, qu'est-ce que tu regardes
comme série etc.. ? » [Extrait d'entretien avec Sarah, le
25/02/2021].
p. - 55 -
Pour expliquer ce manque de « naturel », les
utilisateurs et utilisatrices opèrent un parallèle entre la
rencontre virtuelle et la rencontre en présentiel par le biais de lieux
de rencontre classiques.
[Enquêteur] Qu'est-ce que tu entends par relation
naturelle?
« Que les choses se fassent naturellement, en
soirée quand tu vois quelqu'un qui te plaît etc., tu vas engager
la conversation naturellement sans être obligé de te sentir
forcé et la conversation coule plus de sources alors que sur Tinder non.
C'est sûr qu'aussi les relations dans la vraie vie, bah tu les rencontres
plus par hasard c'est ça l'effet naturel alors que Tinder c'est un peu
programmé. Sur Tinder les personnes ne sont pas naturelles, ils se
mettent beaucoup trop en scène, car Tinder empêche un peu
d'être soi-même, car la base de Tinder, c'est un peu d'aller vers
la personne et au final tu ne l'as pas connue pas nécessairement alors
tu l'as like essentiellement sur le physique alors que l'aspect
caractère et personnalité ça peut vraiment jouer sur
ça aussi. Vu que je suis plus dans un aspect naturel de la relation, je
trouve que c'est moins naturel d'avoir une relation sérieuse sur Tinder,
la relation ne se crée pas naturellement, elle est forcée, je ne
sais pas » [Extrait d'entretien avec Elise, 30/01/2021].
On s'aperçoit via ce verbatim qu'il existe, comme
Bergström (2019) a tenté de le démontrer tout au long de sa
thèse, une revendication des codes du romantisme qui passe par la
revendication du « hasard dans la rencontre ». Ainsi, Elise
et tant d'autres enquêté(e) s avilissent la possibilité de
faire une rencontre amoureuse sur Tinder en raison de cette absence du
romantisme liée à la recherche d'autrui qui réfute la
valeur du hasard dans la rencontre. « Déjà je trouve
qu'une rencontre en physique est bien plus stylée qu'une rencontre
virtuelle. Il y a un contexte qui rend l'histoire sympa quoi. Par exemple tu
étais en soirée et tu as rencontré une pote de tes amis.
En fait, il y a un lien tu vois. Sur Tinder, le seul lien c'est le match quoi.
Je trouve ça fade. En réel, il y a une vraie question d'hasard,
c'est ça... c'est le hasard qui fait les bonnes histoires enfin
voilà quoi... Ce n'est pas quand tout est calculé par un
algorithme. Toute façon, la rencontre, elle est encore plus belle si
elle est imprévisible surtout si tu rencontres quelqu'un dans un
contexte un peu farfelu, ça va dans la philosophie d'aventure, de la vie
en fait. Je me sens plus vivant dans l'imprévu que dans le
prévu». [Extrait d'entretien avec Oscar le 08/02/2021].
p. - 56 -
Pour perpétuer une notion du hasard qui visiblement
fait les bonnes histoires, nous pensons que les individus réinvestissent
et revendiquent cette valeur du hasard en ne mentionnant pas dans leur
recherche la possibilité d'avoir une rencontre sérieuse. On
s'aperçoit à cet effet que la quasi-totalité de nos
enquêtés effectue des rencontres « au feeling» et ne
mentionnent pas la possibilité d'une rencontre sérieuse bien que
ce type de recherche reste néanmoins l'objet d'une certaine « lueur
d'espoir ». Cet espoir d'une belle histoire illustre les propos de
Bergström (2019) qui démontraient qu'être en couple reste un
idéal recherché par les individus et cela, même si le cadre
de la rencontre fait envisager d'autres perspectives de recherche.
Qu'est-ce que tu recherches sur Tinder? [Enquêteur] De
la compagnie, des relations sexuelles et voilà quoi...
Est-ce que tu as envisagé faire une rencontre
sérieuse via Tinder? [Enquêteur]
Au fond de moi ouais ! J'avais une lueur d'espoir de faire
une rencontre sérieuse. J'étais plus dans une logique, plus je me
multiplie les conquêtes, plus j'ai de chance de tomber sur la bonne
personne. C'est un peu ma logique! [Extrait d'entretien avec Michel]. En
partant de l'idée de Bergström (2019) selon laquelle les normes
sociales se réinvestissent sous de nouvelles formes sur les
applications, nous pensons que pour certains utilisateurs, notamment ceux
adhérant fortement aux codes du romantisme, ne pas clairement situer ses
recherches constitue une manière de réincorporer la dimension du
hasard dans la rencontre.
« Le fait de pas chercher du sérieux rend la
rencontre bien plus naturelle parce que tu n'as pas de pression, enfin bien
moins! Plus belle après je ne pense pas, mais en tout cas c'était
bien plus naturel! » [Extrait d'entretien avec Amandine le
26/02/2021]. Comme le dit Amandine, ne pas chercher du sérieux mais en
« trouver» rend la rencontre sérieuse plus naturelle. Cela
tend à supposer que les utilisatrices réinvestissent les codes et
logiques classiques de l'amour sous une nouvelle forme. Les individus
revalorisent donc la possibilité de faire une rencontre sérieuse
sur Tinder en ne recherchant pas de manière explicite ce type de
rencontre et en adoptant la logique de « Feeling ». Par ailleurs,
comme Michel le mentionne, ne pas évoquer ses recherches est une
manière d'ajouter une corde à son arc dans l'optique de
multiplier les « matchs» en respectant les règles
conventionnelles de Tinder.
p. - 57 -
La mention de la recherche devient ipso facto un
élément positif pour augmenter ses matchs mais permet aussi de
rendre la rencontre plus naturelle en y réincorporant une valeur du
romantisme. C'est selon nous aussi une manière de recréer du
hasard dans la rencontre est d'atténuer le stigmate pour l'avoir
déclenchée. On rappelle ici que la provocation de la rencontre
peut avoir un effet dévalorisant sur la rencontre ou stigmatisant celle
ou celui qui l'a provoquée (Bergström, 2019).
Les résultats explorés tendent à
démontrer qu'en intériorisant et exposant cette logique d'aller
au feeling, l'individu joue avec « ses recherches» pour pouvoir se
laisser surprendre par une rencontre sérieuse venant au hasard. La
mécanique du « hasard» dans les rencontres et cela même
online, reste au centre de la représentation de l'amour des individus
(Ibid.). On voit cependant que la ré investigation de ces codes
apparaît sous une forme davantage flexible. Cette flexibilité
s'illustre par le fait que l'individu joue avec les codes rajouter une touche
de naturelle et de romantisme dans la rencontre mais aussi se vendre en
correspondant davantage aux attentes des daters. On peut voir à travers
cette forme de consensus une réponse des individus face à la
déstabilisation que provoquent les sites de rencontre envers les codes
du romantisme. Par ce biais, les daters sont enclins à présenter
davantage la poursuite d'une rencontre de longue de durée comme
étant l'oeuvre du hasard -- hasard qui selon Bergström (2019,
p.32), « est une manière de signifier l'union comme une relation
d'amour et de rendre l'expérience intelligible en tant que telle
».
E.Quand le naturel revient au galop
Comme nous l'avons vu dans la partie précédente,
de nombreux enquêtés revendiquent une forme de «
naturelle» dans la construction d'une relation. Nous allons voir dans
cette partie par quels biais se traduit la revendication du « naturelle et
de l'authenticité» à travers la construction du profil. Il
faut noter que dans cette partie, la mention à la fois du naturel et
l'authenticité n'est pas anodine, ce sont des deux
éléments interprètes de la même manière par
les individus. La construction du profil est le juste milieu entre «
être naturel et être vendable» pour convenir à l'aspect
volatil de l'évaluation des profils. C'est dans cette optique que nous
allons voir que les profils Tinder se construisent essentiellement sur 3
critères : l'authenticité, l'originalité et
l'humour. Nous verrons que les parties visuelles et descriptives du profil
ont des fonctionnalités différentes dans l'expression du «
moi ». Chacune des parties met en scène les critères
particuliers évoqués ci-dessus.
p. - 58 -
On remarque que dans cette trilogie prônée par
les individus, chacun des éléments rejoint le socle fondamental
sur lequel se base la construction du profil et la philosophie des rencontres,
c'est-à-dire : « de ne pas se prendre la tête ».
« À travers mon profil, j'ai voulu renvoyer l'image d'un mec qui ne
se prend pas la tête qui vit intensément sa vie. La logique de ne
pas se prendre la tête s'est vraiment le centre de Tinder bien que
derrière je me suis clairement pris la tête pour élaborer
ce profil tu vois. C'est tout le paradoxe, tu te prends la tête pour
montrer que tu ne te prends pas la tête. C'est la
méta15 Tinder. L'important c'est de montrer que dans
l'idée globale, tu n'es pas là pour te prendre la tête et
que tu es une personne chill qui souhaite vivre des bons moments et puis
voilà... Et même dans les messages c'est pareil. [Extrait
d'entretien avec Michel, 09/03/2021].
Cette philosophie de « ne pas se prendre la tête
» constitue selon nous le socle « cérémoniel » sur
lequel va reposer un ensemble de règles cérémonielles
(Goffman, 1998) conduisant à guider l'individu dans sa figuration et
l'appréciation de l'autre. On tentera donc d'explorer dans cette partie
comment cette philosophie constitue ce socle « cérémoniel
» structurant la communication entre les individus. Nous verrons
l'importance des trois valeurs assujetties à ce cadre :
l'originalité, l'humour et l'authenticité qui prennent la forme
de règles cérémonielles (Goffman, 1998) à travers
lesquelles les daters orientent leur présentation de soi et structurent
leurs interactions. Selon Goffman (1998), une règle
cérémonielle semble d'apparence peu importante, mais elle
constitue néanmoins un moyen de communication conventionnel
mobilisé par l'individu pour qu'il exprime son personnage ou
évalue celui des autres (ibid.) Nous pensons donc que par que ces
règles communes et ce socle culturel, les individus alignent leur «
figuration ». L'hypothèse selon laquelle les individus construisent
une cohérence entre leur description et leurs photographies est
difficilement valable. En raison de la tendance de devoir montrer son «
moi social ou spirituel » de manière authentique, les individus
semblent ne pas construire de cohérence dans l'expression. Si toutefois
une cohérence dans les deux parties du profil figure, elle est
effectuée de manière inconsciente par les individus.
15 La « méta » est un terme
anglosaxon qui signifie « ce qui est au gout du jour ».
p. - 59 -
Est-ce que tu essayais de faire un lien entre ta
description et tes photos ? [Enquêteur]
« Alors non, typiquement maintenant que tu me dis
ça je me rends compte que je n'ai pas du tout intellectualisé le
truc, mais en y pensant, c'est vrai que mes photos me représentent, mon
texte et mon Insta aussi et du coup ça fait un lien parce que tout
ça me représente, mais je n'ai pas fait de différence
où je n'ai pas posé une attention particulière
là-dessus. Ça correspond un peu à qui je suis du coup je
valide un peu mon « moi » entre les photos, les emojis, et la
musique. Je trouve ça assez cohérent en tout cas »
[Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021]. Il est intéressant
de noter que les individus intellectualisent très rarement la
cohérence dans l'expression de leur profil, mais ils recherchent en
priorité une expression du « moi » la plus correspondante
à celle de la réalité.
Celle-ci est en mise en jeu majoritairement par les
éléments visuels. « Pourquoi cette photo au festival ?
» [Enquêteur]. Déjà parce que j'étais trop
bien maquillée, c'était frais comme maquillage et j'aime bien les
looks atypiques, je voulais montrer que je n'en ai pas honte et que je peux
sortir comme ça à tout moment ! Au moins ça montre bien
que je m'en fous. Ça montre un peu mon côté
relâché sur ça. Ça prépare la personne
psychologiquement sur ça. Sur le fait que je peux vraiment être
comme ça pour sortir en ville, etc. Il ne faut pas avoir honte si tu me
vois arriver, comme ça tu es au courant».
Tu revendiques pas mal ton authenticité par rapport
à ça ? [Enquêteur]
Ouais ouais, je préfère ça comme
ça les gens savent à quoi s'attendre ! [Extrait d'entretien
avec Amandine, le 26/02/2021]
Nos enquêtés essayent de montrer sur une base
photographique un « moi » de la vie quotidienne. Ils tentent à
travers ce principe de montrer une forme de « moi authentique» afin
que le futur « matché » puisse accepter le dater tel qu'il
« est ». Réduire la distance entre le « moi en
ligne» et le « moi réel» est donc un gage
d'authenticité, car l'utilisateur essaye de se vendre comme « il
est ». Il constitue également une forme de prévention visant
à avertir le futur dater de son « vrai moi» afin de limiter
toute surprise lors du rendez-vous. On voit ici que les photos peuvent
recouvrir un sens subtil à dégager : celui d'une « forme
d'authenticité revendiquée ».
p. - 60 -
Si les individus tendent à vouloir montrer une forme
d'authenticité dans leur profil, ils opèrent tout de même
un consensus entre se montrer sous son meilleur moi et son vrai moi. «
Dans les photos il faut un peu d'originalité, de folie. Je n'ai pas
d'exemple, mais quelquefois tu as une photo qui a été prise au
bon endroit, au bon moment et sur le vif, et voilà faut pas que
ça fasse trop non plus ouais je suis la meuf trop fun et tout et
après faut avoir le juste milieu entre un truc orignal et l'authentique
! À vouloir trop être authentique aussi ça nique tout...
» [Extrait d'entretien avec Oscar le 08/02/2021]. C'est dans cette
forme de conciliation que la première photographie est celle où
les daters sont en avant afin de pouvoir se vendre au mieux. « La
première photo c'est celle où tu ne dois pas faire le con tu
vois. C'est celle qui fait que la personne va continuer ou non à
regarder tes photos ou le texte. C'est pour ça que c'est ma photo la
plus présentable » [Extrait d'entretien avec Martin le
29/01/2021].
Les enquêtés ont donc conscience qu'ils doivent
osciller entre être originaux et authentiques. Ainsi, Martin tout comme
de nombreux enquêtés tant à essayer d'avoir une
cohérence entre l'authenticité appliquée et
revendiquée. Comme l'introduit Antoine, « Le problème
avec l'authenticité c'est que les gens se donnent plus de lestes que les
autres ». Ce que nous observons à ce sujet entre en
convergence avec les hypothèses de Filter et Magyar (2017) qui
démontraient que les utilisateurs ne concèdent pas la même
flexibilité sur l'authenticité aux autres que sur leur propre
profil.
« Qu'est-ce que tu aimes dans un profil ? »
[Enquêteur]
« Déjà les choses authentiques, au
moins une photo de sa tête, de son corps. Pas maquillée et
maquillée ça serait bien on ne va pas se mentir comme ça
on voit la différence. [...]. Après au niveau des photos, je n'en
ai pas fait une sans maquillage même si je ne me maquille pas trop voire
quasiment jamais dans la vie de tous les jours ». [Extrait
d'entretien avec Luna, le 06/03/2021].
Luna illustre ici tout le paradoxe entre l'authenticité
pratiquée et celle revendiquée (Ibid). On s'aperçoit que
le concept « d'authenticité» est très maniable et
subjectif selon les individus. Nous verrons dans la partie suivante qu'il
existe de nombreuses stratégies pour mouvoir une authenticité
dans le profil. Les utilisateurs revendiquant une forme d'authenticité
construisent leur profil essentiellement avec des photos non issues
d'Instagram.
p. - 61 -
Les photos d'Instagram constituent pour les
enquêtés l'apogée d'un profil non authentique où la
personne se met « trop» en scène. « Les photos
instagramables ça va me gêner, ces gens qui ne se
présentent pas comme la réalité. Elles sont toujours en
belle robe bimbo, à paris, en voyage, etc... Alors que la
réalité ce n'est pas aussi toujours les belles plages, les
voyages et compagnie». [Extrait d'entretien avec Imran le
18/03/21].
Les photographies dites « Instagramables » sont des
photographies de haute qualité mettant en valeur l'individu. Elles sont
donc de manière très paradoxale un argument de vente de «
soi» favorable, car la personne se montre sous son meilleur jour, mais
elles souffrent à la fois d'un stigmate : celui de ne pas se montrer
sous une « forme authentique ». On s'aperçoit que les
utilisateurs ont tout à fait conscience de ce paradoxe, mais
l'acceptent. Le fait de ne pas paraître sous une vraie forme de «
soi» constitue également un moyen de protéger son estime de
soi en maximisant « les likes ». « Sur Tinder, on a plus
tendance à ne pas se montrer authentique. C'est une manière de se
défendre tu vois, de ne pas trop se révéler à
l'autre. Ce n'est pas facile de se montrer de manière authentique. Se
mettre un peu en scène comme tu disais bah c'est une façon de
plaire à la majorité quoi».
Pourquoi ce n'est pas facile de se montrer authentique ?
[Enquêteur]
Bah y'a aussi l'égo qui rentre en jeu. Je pense que
si tu as peu de likes, ça doit être difficile à vivre.
[Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]
La confiance en soi sur Tinder peut-être fortement mise
à l'épreuve et tout particulièrement chez la gent
masculine où ils sont en concurrences. Le renforcement de celle-ci n'est
pas recherché par les individus bien que l'estime de soi est un facteur
contribuant à rendre l'expérience Tinder comme positive (Orosz et
al., 2018). « Les photos c'est le but de l'appli après je peux
comprendre les personnes qui n'aiment pas ce principe où c'est un peu de
la stratégie de consommation, car tu juges à partir d'une photo
donc ça peut être « dégradant ». Ça peut
être dégradant, car si la personne ne te like pas c'est qu'elle te
trouve moche, c'est dur de se dire ça en vrai. Après
voilà, c'est le but de l'appli, c'est les risques, si tu mets Tinder tu
sais que tu vas devoir passer par là en fait ! Après voilà
ça met en jeu ton estime de soi ». [Extrait d'entretien avec
Jean-Charles, le 11/02/2021]. Les utilisateurs perçoivent leur nombre de
« likes» comme un retour sur leur capital d'attractivité qui
se base essentiellement sur le physique. Le retour des utilisateurs à
travers les matchs et les messages reçus constitue un retour social
positif faisant fructifier l'estime de soi du dater (ibid.).
p. - 62 -
Il faut tout de même rappeler ici que ce retour social
positif est issu d'une évaluation du profil d'ordre scopique (Illouz,
2020).
Les matchs ça fait du bien à l'égo ?
[Enquêteur]
Bah tout à fait ! Avoir quelques matchs, tu te sens
quand même mieux que si tu as zéro match. C'est surtout le fait de
devoir travailler sur soi, se mettre en avant et aller liker plein de gens. Si
en échange de ça tu ne reçois rien bah c'est dur quoi. Tu
te dis que t'es pas ouf, que tu n'es pas beau ou que tu ne plais pas donc ce
n'est pas facile ! [Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21].
Relativiser cette forme d'évaluation étant donné qu'elle
est essentiellement basée sur l'image permet aux daters de garder une
image positive de leur face puisqu'elle n'est pas considérée dans
sa totalité. « Tinder ce n'est pas la vraie vie de toute
façon, c'est un jeu où tu te mets en scène et voilà
quoi. On like tous au physique et pas vraiment pour ce qu'est l'autre de toute
façon. Je pense que Tinder peut être nocif par rapport à
ça et qu'il faut s'en foutre un peu de cette application »
[Extrait d'entretien avec Antoine, le 09/02/2021].
En considérant que les critères
d'évaluation sont essentiellement basés sur le physique, les
daters sont donc enclins à atténuer les retours assujettis
à leur face en ligne. Ainsi, cela constitue donc une forme de protection
de la face en revendiquant que celle-ci n'est pas évaluée sous
une forme ontologique, mais sous une forme scopique. Pour reprendre les mots de
Rémi, le délit de « faciès» est radical sur
Tinder contrairement aux rencontres en « physique» où les
individus considèrent que le cadre de ses rencontres permet davantage
une évaluation ontologique de la face. C'est aussi en opérant ce
parallèle bien qu'ils ont conscience que ce soit le « jeu » de
Tinder que les daters relativisent fortement les aspects négatifs de la
plateforme.
Tinder constitue aussi pour les personnes les plus timides un
réel tremplin pour mieux connaître son « moi », pour
affiner son identité et pour se développer. « Moi par
exemple, j'ai un complexe physique sur mon front. J'ai eu beaucoup de
commentaires sur mon front alors que moi je n'ai jamais rien demandé.
Ça fait que je porte tout le temps des bonnets et des chapeaux pour
ça. Et sur cette photo là je me trouve jolie je ne m'attarde pas
que sur mon front. Tu vois Tinder en me prenant en photo et montrant un peu mon
complexe bah ça m'a permis de m'accepter plus sur ça. Avant
j'étais vraiment tout le temps en bonnet je ne pouvais
p. - 63 -
pas me voir et je ne voulais pas laisser voir mon grand
front ! J'arrive un peu plus à accepter l'image que je renvoie. La
deuxième photo tu vois je ressemble clairement à ça en
vrai. Je me dis que je suis jolie et le fait d'avoir des compliments sur ces
photos par les gars en mode « ouah t'es jolie sur la deuxième
photo, etc.. » ça me fait vraiment plaisir surtout que
j'étais persuadée de ne plaire à personne [Extrait
d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].
Est-ce que le fait que tu sois sur Tinder va modifier ta
perception sur les rencontres physiques ? [Enquêteur] Avant
j'étais d'une timidité extrême, mais avec Tinder j'ai
décidé de m'en foutre et d'être moi-même. J'ai
remarqué que les personnes continuent de me parler donc ça m'a
permis d'enlever ma timidité, etc. Avant je n'aurais jamais
invité un mec chez moi ou parlé à quelqu'un que je ne
connais pas forcément. En fait avec eux ça s'est super bien
passé j'ai compris que ça a changé des choses sur moi quoi
! Ça m'apporte aussi des choses quoi ! [Extrait d'entretien avec
Elsa, le 30/01/2021].
La présentation de soi régie par le paradoxe
entre être authentique et originale nécessite un dosage parfait
entre ses deux composants. L'originalité semble être la valeur qui
permet de « sortir des sentiers battus» comme dirait Oscar qui fait
le parallèle entre l'authenticité, l'originalité et
l'humour.
« Qu'est-ce qu'un profil authentique pour toi ?
» [Enquêteur]
« Déjà une photo marrante, un contexte
marrant dans la photo. Un profil authentique c'est un truc original.
L'originalité je trouve ça cool et ça permet de se
démarquer ! » [Extrait d'entretien avec Oscar, 08/02/2021]. La
valeur des variables présentées semble dépendre des
individus selon le degré d'investissement sur le profil. Comme nous
allons le voir ici, il existe différentes stratégies pour
accentuer ses éléments.
Nous avons tout d'abord certains utilisateurs qui ne se
prennent pas la tête pour construire leur profil afin de revendiquer le
fait que leur figuration se rapproche du « réel ». Construire
un profil « sans le réfléchir » constitue pour eux une
véritable plus-value pour démontrer un moi « authentique et
sans prise de tête ». « Je me suis pas du tout posé
la question de comment construire mon profil. Je ne pose pas non plus la
question de savoir si mon profil est bien et si je peux l'optimiser, car c'est
comme ça et pas autrement. Il ne faut pas non plus se prendre la
tête ça ne sert à rien de trop en faire. Je n'aime pas le
surplus d'informations faut éviter » [Extrait d'entretien avec
Alexandre, le 07/03/21].
p. - 64 -
En créant un profil de manière spontanée,
les utilisateurs évoquent qu'ils essayent d'afficher une image de soi
authentique en rapport à la réalité. Cette revendication
du naturel passe essentiellement par un nombre d'images faible (en moyenne ces
utilisateurs disposent de trois photographies). « À travers mon
profil, je veux montrer que j'ai deux photos, mais je suis authentique quoi.
C'est un peu ce que je cherchai à montrer à travers mon truc.
J'ai peu de photos de moi, c'est pour ça que j'ai mis ces
photos-là, mais ça montre que je suis authentique ! ».
Est-ce que tu peux développer pourquoi ? [Enquêteur] Bah...
ça montre que déjà je ne prends pas beaucoup de photos de
moi donc je vis ma vie et je ne suis pas tout le temps sur les réseaux
et que je suis quelqu'un de simple. [Extrait d'entretien avec Gabriel, le
01/03/2021].
Que ce soit des photos de bonnes ou mauvaises qualités,
l'enjeu de cette stratégie est de laisser paraître une forme
d'authenticité à travers le fait que l'individu dispose de peu de
photos et n'en a pas fait expressément pour l'application. «
J'ai juste mis quelques photos de moi, en sport, en soirée et puis en
mode normal je dirai. Après j'ai juste mis quelques centres
d'intérêt et voilà on verra bien ! Je n'ai pas pris de
photos juste pour Tinder comme ça au moins j'ai que des photos de
moments de vie où c'est vraiment moi dessus » [Extrait
d'entretien avec Jean-Charles, le 11/02/2021]. Cet aspect «
stratégique» de la non-mise en scène de soi
caractérise une typologie particulière d'enquêté.
Elle figure chez les hommes ayant une utilisation très
modérée de Tinder qui dans notre corpus d'enquêtés
sont en majorités des individus inscrits en raison de la crise sanitaire
actuelle.
Ce sont essentiellement des personnes exprimant être
extraverties, avoir une forte sphère sociale et des facilités
à faire des rencontres via les modes traditionnels de rencontre. «
Je suis quelqu'un de très extraverti qui va un peu dans tous les
sens et qui fait plein de choses. Je me satisfais de peu, je suis
intéressé par tout. Comme une majorité de personnes
pendant cette année, avec le confinement, j'ai eu des difficultés
à rencontrer de nouvelles personnes comme d'habitude donc j'ai
installé Tinder ». [Extrait d'entretien avec Valentin,
19/02/2021].
p. - 65 -
Ne pas construire un profil élaboré, que ce soit
au travers de la description ou des photographies constitue pour ces daters une
stratégie de figuration permettant d'affirmer sa pleine
d'adhésion au socle cérémoniel de Tinder. Avoir une «
figuration» non travaillée constitue donc une réelle
plus-value pour montrer qu'ils ne se prennent pas la tête, mais
également convenir à la revendication de l'authenticité
qui est une valeur régissant la figuration des individus et
l'appréciation des profils. Nous allons maintenant explorer quelles sont
les tendances visant à associer cette trilogie
prépondérante sur Tinder.
Pour les enquêtés revendiquant une forme
d'authenticité dans le profil de l'autre, celle-ci passe essentiellement
par des photos reflétant un moment de vie quotidienne plutôt que
des photographies mettant trop en avant le « moi social ». «
En fait l'authenticité pour moi c'est quelqu'un qui ne met pas de choses
superflues dans son profil. Je n'aime pas les « m'as-tu vu » tu vois.
Le côté m'as-tu vu, regarde comme j'ai l'air d'avoir une grande
gueule ou regarde comme je voyage ou j'ai de la thune je n'aime pas ... Je
pense que tu as plus ou moins deux types de profils quand même. Tu as
ceux qui vont te mettre des photos d'eux dans la vie de tous les jours
où ça n'essaye pas de t'induire quelque chose ou de te forcer le
regard sur quelque chose contrairement au profil superficiel où c'est le
cas » [Extrait d'entretien avec Lana, 04/03/2021].
C'est aussi ce que partage Amandine qui considère
péjorativement les excès d'exposition du moi social ou
matériel. « Les mecs qui sont accoudés à une
voiture, il y en a trop. Même s'ils peuvent être en jogging et en
slim, il y en a trop. Il n'y a pas davantage à montrer une voiture quoi.
Ça fait un peu michto quoi. Je trouve que c'est vachement pour combler
un truc quoi. Et, regarder la voiture ! Mais regardez-moi pas quoi ! C'est pour
combler un manque. Pareil pour les voyages je ne trouve pas que ça donne
de la plus-value. Ça montre un certain capital culturel en mode il fait
des trucs. Je trouve que justement si tu ne mets pas de photos de voyage, mais
comme ça, si ça vient dans la discussion, ça engendre une
discussion qu'on ne s'attendait pas. [...] Tu ne te vends pas que dans
le profil, il faut te vendre aussi dans les messages. Par exemple, s'il a
voyagé, l'apprendre dans une discussion c'est mieux ! c'est plus naturel
! Après, certes ça c'est peut-être des
éléments pour aborder la personne, mais ça fait que le
sujet ne vient clairement pas naturellement quoi. Ça fait un peu «
Et regarde j'ai voyagé, j'ai voyagé ! ». [Extrait
d'entretien avec Amandine du 26/02/2021].. Les enquêté(e)s
recherchent dans un profil essentiellement le « moi social» de
l'individu, c'est-à-dire, prioritairement ses activités, ses
intérêts et ses passions.
p. - 66 -
Toute la complexité de la présentation de soi
pour illustrer les formes du « moi social» est liée à
cette réaffirmation de l'authenticité dans la figuration. Les
daters priorisent dans leur profil et celui de l'autre des « tranches de
vie» recensant sous une forme plus naturelle les aspects du moi
présentés. « J'attends une certaine tranche de vie de la
personne dans sa photo. De la voir à un moment donné dans un truc
qu'elle aime bien. Je veux un certain dynamisme dans la photo et je ne veux pas
que juste que ce soient des photos prises juste pour aller sur Tinder ou
Instagram. Même si c'est des photos floues, je veux un petit truc qui te
fasse regarder » [Extrait d'entretien avec Rémi, le
11/02/2021].
Les photos comme le dit Rémi sont donc
privilégiées selon le fait qu'elles soient jugées plus ou
moins comme naturelles. « Dans les photos, je recherche un peu
d'originalité, de folie. Je n'ai pas d'exemple, des fois tu as une photo
qui a été prise au bon endroit, au bon moment et sur le vif, et
voilà ! Après faut pas que ça fasse trop non plus : «
ouais je suis la meuf trop fun et tout». Il faut avoir le juste milieu
entre un truc original et l'authenticité ! À vouloir trop
être authentique aussi ça casse tout » [Extrait
d'entretien avec Oscar, 08/02/2021]. On voit ici de manière très
implicite que l'originalité et l'authenticité sont sans cesse
interprétées de façon « complémentaire ».
Cette difficulté à être « original» et à
la fois pas « trop en faire» pour rester authentique démontre
une réelle prise de conscience chez les individus des
éléments pouvant paraître ou non « comme étant
naturel» pour séduire son futur match (De singly, 1984).
F.Casser la face pour briser la glace
Dans les interactions et les rencontres en présentiel,
la face que l'on mobilise est un attribut sacré qui nécessite un
ensemble de processus de figuration visant à l'entretenir (Goffman,
1998). Les utilisateurs de Tinder se « jouent» de la face et la
tournent sous une forme d'autodérision. Contrairement aux
idéologies de Goffman où l'on tend de protéger sa face et
mouvoir une face qui est socialement valorisée, les daters viennent
« casser leur face» pour attester leur position (ibid.). Ils
affirment en cassant « la face» une identité en ligne produite
et incarnée par le cadre cérémoniel de Tinder,
c'est-à-dire de « ne pas se prendre la tête ». «
Il y a des mecs qui ne sont pas là à se mettre en valeur en
photos. Ils prennent des photos avec des bières dans les mains ou quand
ils sont bourrés quoi... Donc rien que ça me fait rire et
ça me montre que ce sont des mecs qui n'en ont rien à faire et
qui s'amusent ! Moi j'aime bien ce genre de mentalité ».
[Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].
p. - 67 -
Comme l'illustre Elsa, les photographies où l'individu
ne fait pas profit de sa valeur sociale à travers sa face rajoutent une
touche de « non de prise de tête» à la figuration de
l'utilisateur. Les individus construisent leur profil par « ses valeurs
» implicites, mais ils sont également évalués en
fonction de celles-ci. Cela réaffirme d'autant plus que la philosophie
de ne pas se prendre la tête accompagnée de ses valeurs :
l'originalité, l'humour et l'authenticité constituent des
règles conventionnelles puisqu'elles guident les individus dans
l'expression de leur personne et leur permet de porter une appréciation
envers les autres (Goffman, 1998). Les photographies peuvent faire l'objet
d'une stratégie permettant d'exprimer son « moi spirituel ».
Cette figuration du moi « spirituel » peut faire « d'une pierre
deux coups » notamment chez les daters exprimant une ouverture d'esprit
qui se rapprochent implicitement des attentes conventionnelles liées
à Tinder. « Je suis très léger et sans prise de
tête. Je recherche peut-être un peu à maximiser les types de
rencontre, je suis presque à me présenter en tant que ridicule
pour dire voilà je parle de plein de choses, je suis prêt à
rigoler, je suis ouvert d'esprit. Je n'ai pas peur d'être ridicule si
ça peut décomplexer les gens et voilà. Ce
côté la non prise de tête ça se rejoint aussi par la
photo qui louche et la photo où je suis en djellaba en montagne »
[Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021]. Dans une certaine mesure
et quand celui-ci est dosé à bon escient, le ridicule ne tue pas
sur Tinder, mais il est un véritable pion sur l'échiquier pour
remporter des matchs. Casser la face et jouer avec elle constitue donc pour nos
utilisateurs un gage d'authenticité et de non prise de tête.
En conclusion de cette partie, nous voyons que les
éléments visuels du profil sont mobilisés pour figurer et
porter une appréciation sur l'authenticité de la mise en
scène de l'autre. Comme l'explique Illouz (2020), les utilisateurs sur
Tinder évaluent principalement leurs pairs par cette forme de capital
scopique qui devient une phase de présélection des profils.
« C'est bête à dire, mais sur Tinder, tu likes sur le
physique avant tout. Après tu vois s'il y a une description, mais
d'abord c'est le physique qui compte » [Extrait d'entretien avec
Luna, le 06/03/2021]. Sans être charmés par l'aspect scopique du
profil, les individus vont « disliker » la personne. C'est pour cette
raison que les utilisateurs sont davantage réflexifs quant aux valeurs
prônées par les photos que par la description. Nous avons donc
exploré à travers cette partie que les composantes visuelles du
profil sont majoritairement évaluées en fonction de deux
critères : l'authenticité et la philosophie « non prise de
tête ». Nous allons tenter dans cette prochaine partie d'explorer
comment les individus construisent leur figuration « écrite »
et par quels biais ils portent une appréciation envers la description de
l'autre.
p. - 68 -
G.Quatre mots sur un profil...
La philosophie « pas de prise de tête» se
réaffirme ici par le rejet des descriptions exhaustives mentionnant trop
d'éléments sur l'utilisateur ou l'utilisatrice. « Moi
quand je vois un profil avec une description longue, cela ne me donne pas trop
envie de parler à la personne en mode chill. La plupart du temps
j'étais dans un entre deux de « wait and see » tu vois.
Après voilà, au fil du temps j'ai adopté ce truc de pas me
prendre la tête. Justement, à propos de ça, les
descriptions longues, ça m'indique à un peu si la personne
était prise de tête quoi ». [Extrait d'entretien avec
Martin le 29/01/2021].
La longueur de la description devient un indicateur important
pour les daters afin d'identifier si le potentiel match entre dans cette
logique de « wait and see » comme le dit si bien Martin. De la
même manière, les éléments tenant à inscrire
une recherche spécifique (le souhait d'avoir un partenaire grand,
sportif ou de ne pas souhaiter communiquer avec des gens cherchant des
relations éphémères) sont connotés
péjorativement pour les utilisateurs. Ces rites de présentation
(Goffman, 1998) permettant à l'individu de filtrer ses recherches
reflètent chez les autres une potentielle « source de prise de
tête ».
« Il faut que la description présente
soi-même et qu'elle ne soit pas dans ce que je ne veux pas. Typiquement,
quelqu'un qui dit je ne veux surtout pas de plan cul pour moi c'est
rédhibitoire, car tu te présentes avec ce que tu ne veux pas. Si
une meuf ne veut pas de plan cul en fait le truc c'est que sa manière de
se présenter son profil, elle est dans le traumatisme. Le fait de le
préciser, ce n'est pas attractif et tu te dis que la personne va
peut-être être psychorigide sur les bords » [Extrait
d'entretien avec Florent, le 04/02/2021].
Inclure des rites de présentation dans la description
faisant figurer une attente chez l'autre ou dans le type de relation
souhaité est un élément péjoratif pour les daters.
La philosophie « de ne pas se prendre la tête » semble
être au coeur de Tinder que ce soit pour construire ou évaluer un
profil, celle-ci est sans cesse mobilisée par les utilisateurs comme un
modèle de « référence ». Cette forme de
référence guide les individus à travers trois valeurs
traduisant des règles cérémonielles (Goffman, 1998) dans
la figuration. À ce titre, l'originalité, l'humour et
l'authenticité régissent la manière dont l'individu
exprime son personnage ou évalue le profil des autres. Cette nouvelle
philosophie devient un modèle de référence
communicationnel guidant l'individu sur sa figuration.
p. - 69 -
Elle conduit essentiellement à des formes de processus
de figuration par l'évitement (ibid.) qui favorise la suppression des
rites de présentation. La philosophie « sans prise de
tête» mobilisée démontre un « processus
d'évitement généralisé » envers les
éléments qui, de manière explicite ou implicite,
contredisent cette façon de penser. Cette raison pousse les individus a
opter pour des descriptions courtes, car chaque élément de
celle-ci peut être rédhibitoire. La partie descriptive fait moins
l'objet de débat sur « l'authenticité » chez les
enquêtés. L'écrit fait l'objet chez eux d'un regard
davantage porté sur l'originalité et des éléments
liés au moi social. « Pour moi la finalité de la
description c'est l'originalité, ce que la personne aime, ses
délires et idéalement qu'elle est ouverte à tout dans le
sens où je suis un peu chaude pour faire toutes sortes
d'activités et curieuse quoi. Donc oui quelqu'un qui soit ouvert
d'esprit et pas fermé » [Extrait d'entretien avec Lana,
04/03/2021].
La divergence entre le nombre de matchs chez les femmes et
chez les hommes entraine une revendication plus forte de l'originalité
chez les femmes. Après l'originalité qui figure au premier plan,
les individus souhaitent apercevoir à travers la description une forme
de « moi social » passant essentiellement par les centres
d'intérêt de la personne et son activité professionnelle.
« Les éléments dans le profil de l'autre que je vais
apprécier, c'est des points communs dans sa description, que ce soit
dans ce qu'il décrit de manière factuelle, voilà j'aime la
musique, la menuiserie ou que ce soit dans sa manière de l'exprimer en
fait. J'aime quand les choses sont bien écrites et qu'il y a une bonne
ponctuation donc je vais aussi faire attention à ce que le mec me
corresponde sur ça aussi là-dessus ». [Extrait
d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021]. Comme Agathe, la quasi-totalité
des utilisateurs enquêté émettent une forte tendance
à l'homophilie passant par la recherche de passions ou
d'activités en commun.
La mention du « moi social » est d'autant plus
importante pour les hommes, car ils sont à la recherche d'indices pour
faire le premier pas. « Une bonne description, c'est une description
en mode deux trois lignes où l'on peut rebondir. Dans les descriptions
c'est important qu'il y ait du matériel pour rebondir quoi. Pour moi
c'est trop important pour la rédaction du premier message. C'est bien
pour que je puisse écrire un message percutant et original ! »
[Extrait d'entretien avec Florent, le 04/02/2021]. L'exercice
rédactionnel de la description concerne davantage les hommes
étant donné qu'ils sont confrontés à une rude
concurrence (Bergström, 2019). Dans le processus de construction de la
description, les utilisateurs opèrent des connexions entre leurs centres
d'intérêt et ce qui est socialement valorisé.
p. - 70 -
Ce processus est pour nous une stratégie figurative
mobilisée par les individus pour répondre à la fois
à l'aspect vente du profil et incorporer une forme de « moi
authentique» en son sein. Donc tu as opéré un choix dans tes
centres d'intérêt pour prendre les mieux perçus socialement
? [Enquêteur]. « Oui c'est ça et ça c'est
clairement du conformisme et pas de la prise de risque, mais ça aide
à avoir plus de matchs. C'est pour ça que je n'ai pas
parlé de l'environnement, mais plus de la musique en mentionnant le
piano [sous une forme d'émoji]. Ça veut clairement dire que j'en
joue et vu que c'est bien connoté bah c'est quand même
intéressant de le mettre. Après ça va à l'encontre
de ce que je te disais avant c'est-à-dire l'optique prise de risque,
etc. Mais des fois voilà faut plaire quoi. C'est toujours un milieu
à trouver entre le conformisme et la prise de risque. Faut essayer
d'être subtil pour montrer que tu te vends sans montrer que tu te vends.
Il faut que tu te vendes subtilement en fait». [Extrait d'entretien
avec Oscar, 08/02/2021].
La description et le choix des mentions d'intérêt
constituent en ce sens un processus de généralisation (Boltanski,
1984) dans lequel l'individu va prioriser les arguments plus socialement
connotés pour « embellir sa face ».
Se vendre passe donc par l'intellectualisation des centres
d'intérêt dans le but de mettre ceux qui ont le plus de valeurs.
Il est intéressant de noter qu'en dehors des centres
d'intérêt, le choix des mots subit également ce même
processus. « Si tu veux sauver des chatons, surfer sur des dunes de
sable ou te baigner avec des singes en Islande, ça sera sans doute plus
sympa avec les chatons qu'on aura sauvés ensemble ». [Extrait
du profil de Valentin, 19/02/2021]. En interrogeant Valentin sur les choix des
mots de sa description, on s'aperçoit que la mention des chats
relève d'une stratégie bien précise pour plaire à
la généralité.
« Pourquoi avoir mentionné des animaux dans ta
description ? » [Enquêteur].
« Pourquoi les chatons ? Parce que tout le monde aime
les chatons donc c'est une manière de plaire à la
généralité ». [Extrait d'entretien avec
Valentin]
Les individus effectuent donc des opérations de
généralisation (Boltanski, 1984) dans le but de rattacher des
éléments du « moi » à un collectif ou des
attributs socialement « valorisés ». C'est par ce processus de
dé-singularisation du « moi » (ibid.) que l'individu
intellectualise son profil pour le vendre tout en restant authentique dans le
but de rajouter de la valeur à son profil.
p. - 71 -
Les utilisateurs émettent un consensus sur le fait que
toute présentation du « moi spirituel» par écrit est
repoussante. « Je trouve qu'un gars qui écrit ouais moi je suis
ouvert d'esprit, intelligent ou des trucs comme ça j'ai envie de dire
bah cool, mais en fait forcer le truc en le disant ce n'est pas terrible.
Ça fait un peu « hé !regardez comme je suis intelligent !
» [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
Agathe met un point essentiel sur quelque chose d'important :
la mention d'un moi spirituel doit paraître de manière implicite
à travers les photos et la description. Comme nous l'avons
mentionné, les photos visant à casser la face de l'individu pour
montrer que celui-ci ne se prend pas la tête et représente, in
fine, une personne drôle ou ouverte d'esprit selon
l'interprétation des enquêté(e)s.
Notre corpus d'enquêté a aussi
évoqué l'utilisation de « GIF16 » ou de
« MEME » 17pour faire transparaître des attributs
liés au moi spirituel. « Le petit phoque sur ma dernière
photo, ça fait partie de ma personnalité, je suis quelqu'un qui
parle par message avec plein de GIF, des MEMES. En fait c'est pour dire ok j'ai
des photos sérieuses, mais j'ai aussi mon petit côté fofole
et spontanée. Encore une fois c'est des codes. Pareil sur les profils
des mecs pareils y'en a qui mettent des « MEMES » drôles pour
faire comprendre un peu leur délire. Ça donne plus envie de
matcher des mecs comme ça où ils mettent un peu des trucs
drôles dans leur profil que les mecs qui font une petite bio et tout quoi
! » [Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].
Tout comme Elsa, beaucoup de nos utilisateurs ont
effectué une opération de généralisation pour
exprimer leur « moi spirituel » ou des attraits particuliers.
« Dans ma description, j'ai mis #MMM parce que j'aime bien Orgasme et
Moi et j'aime beaucoup le mood du truc. Je trouve ça hyper positif. En
fait c'est un groupe Instagram qui a plus de 500.000 abonnés avec
beaucoup de filles dessus où ils parlent de sexualité de
manière relâchée, d'ouverture d'esprit, etc... »
Est-ce que c'est un élément positif pour toi ?
[Enquêteur]
16 Les « GIF » sont des images
animées d'une durée de 2 à 3 secs. Ils sont globalement
employés sur internet pour le coté drôle et ludique qu'ils
apportent.
17 Les MEMES sont des phénomènes
issus de la vie quotidienne qui sont tournés en dérision sous le
format d'une image.
p. - 72 -
« Ouais c'est une sorte assurance de voir les choses
d'une certaine façon. Ça montre que je suis dans cette vibe
là de l'ouverture d'esprit, les choses bons délires et dans le
mood de découvrir de nouveaux trucs sur ma sexualité. Pareil de
la même manière, j'ai mis 420 parce que j'aime bien fumer et comme
ça j'attire les gens qui fument. 420 au début je ne savais pas la
réf j'ai appris après ce que c'était. Vu que c'est un code
j'ai trouvé ça cool de le mettre ça permet de faire liker
les gens qui ont la réf» [Extrait d'entretien avec Imran, le
18/03/21]. La conscience que le moi spirituel présenté de
manière explicite est rédhibitoire entraîne une
opération de généralisation du « moi spirituel»
pour le mouvoir de manière implicite, conformément aux codes de
Tinder. Cela constitue donc selon nous une véritable opération de
généralisation (Boltanski, 1984) dans laquelle les individus
relient une part de leur personnalité à un code collectif. La
plus-value d'exhiber un « moi spirituel » représente selon
nous un moyen pour les daters de démontrer non pas une forme
d'originalité, mais de faire falloir sa singularité en s'ajustant
à l'application.
Le commun comme l'illustre Martuccelli (2010) s'articule donc
parfaitement avec la singularité puisque c'est à partir du commun
que les daters affirment une forme de singularité - singularité
démontrée par la mise en scène d'une personnalité
de l'utilisateur de manière « implicite ». En ce sens, c'est
aussi par le biais de ce mécanisme de «
généralisation du moi » que les daters se singularisent et
se rendent attractifs auprès des utilisateurs ayant des affinités
similaires.
Les daters sont donc à la recherche de similitudes de
la mise en scène de l'autre que ce soit par un moi social ou spirituel
semblable. Cela tend à affirmer que les individus cherchent non
seulement des formes d'affinités culturelles comme le mentionne
Bergström (2019), mais également des formes d'affinités
liées au « moi spirituel ». Ainsi, comme nous pouvons le
constater ici, l'homophilie est une tendance omniprésente dans la
présentation et dans la recherche des individus. Concernant les formes
d'affinités culturelles, la quasi-totalité des personnes
interrogées dans notre enquête ont tous témoigné
percevoir la mention de « l'université » comme un
élément positif dans la description.
Comment tu perçois le fait que quelqu'un a
mentionné son université ? [Enquêteur]
« Si dans la description, si je vois que quelqu'un a
fait des études ou qu'il est à la fac, c'est un plus. J'aime bien
avoir des débats avec la personne avec qui je suis. Je ne dis pas que
les personnes sans diplôme ne savent pas débattre, mais heu...Je
ne sais pas... J'aime bien les gens qui ont fait des études pour qu'on
puisse débattre sur des sujets ».
p. - 73 -
Donc la faculté en quelque sorte, c'est une sorte de
gage culturel ? [Enquêteur]
« Oui bah bien sûr, c'est sûr ! je pense
que ça peut l'être la plupart du temps. Au moins tu es sûr
que tu vas pouvoir discuter avec la personne de certains sujets ».
[Extrait d'entretien avec Amandine, 26/02/2021]. L'université
devient donc une assurance pour les utilisateurs de pouvoir poursuivre des
sujets de réflexion en raison de cette « culture commune»
qu'apporterait la faculté. L'université constitue un
élément qui permet, d'une part, à l'individu de
désinsugulariser son moi « social » en déclarant
implicitement qu'il est étudiant à la faculté, et
d'autres, de montrer qu'il possède un « certain » niveau
culturel assujetti à ce label.
Les individus ayant une forte tendance à l'homogamie
réaffirment la nécessité d'une culture commune en faisant
allusion à des références culturelles dans leur
description. Pour les utilisatrices, cela est aussi un moyen d'opérer
une phase de sélection plus fine à travers les premiers messages
envoyés par le dater. Dans ses recherches, Clémentine souligne
une exigence de « proximité sociale et culturelle ».
« Il faut aussi que la personne ait fait un minimum d'études.
En plus je m'en fiche, mais pour parler j'ai besoin d'un mec qui ait fait un
minimum d'études pour avoir des discussions. Un mec qui fait des
études c'est forcément plus valorisant pour moi. Les
études, ça permet d'avoir une même culture, mais c'est
aussi ma CSP. Tu me vois moi, prof de français avec quelqu'un qui fait
une faute à tous les mots ? On n'est pas dans la belle et le clochard
hein ! » [Extrait d'entretien avec Clémentine, 24/02/2021].
Sous couvert de son pseudonyme « Lolita », Clémentine fait
écho dans sa description à Louis-Ferdinand Céline en
mettant pour seule ligne dans sa description «L'amour c'est l'infini
mis à la portée des caniches«. Clémentine
évoque qu'elle est en mesure de juger les affinités culturelles
selon le premier abord des hommes qui contient très
généralement une relance au sujet de sa description.
« Il y a plein de gars qui me relancent par rapport
à ma description. Après il y en a qui ne
réfléchissent même pas, ils me disent « ça veut
dire quoi ta citation ? » et bon je sais qu'ils sont un peu dans
l'ignorance s'ils ne prennent pas la peine de réfléchir. En
général je ne réponds pas trop, car, bon,
déjà s'ils ne font pas d'efforts.... Parfois je suis aussi
très surprise, car des gens me font tout de suite écho à
Nabokov et à Céline et ils me posent de bonnes questions
là-dessus et là c'est cool, ça ouvre des sujets de
discussion ». [Extrait d'entretien avec Clémentine,
24/02/2021].
p. - 74 -
L'utilisateur recevra une réponse si son premier abord
à une cohérence ou non dans l'affinité culturelle
proposée par Clémentine. La phase de sélection se poursuit
donc après le match et sécurise le besoin d'homogamie en testant
la culture de la personne « matchée ». Comme le montre
Clémentine, les utilisatrices tendent à étendre la phase
de sélection par des tests liés à des
éléments de la description. Au-delà des
appréhensions classiques comme le fait d'avoir une orthographe
irréprochable sur Tinder, on s'aperçoit que l'homogamie se
traduit par une recherche d'affinité culturelle qui passe à
travers le profil par des éléments comme la faculté, le
métier ou des références culturelles.
Les utilisatrices dans cette tendance traduisent une phase
plus affinée de sélection à travers la
nécessité d'avoir une approche similaire sur un
élément déterminant à leurs yeux et cela peu
importe s'il est lié à une philosophie de vivre (moi spirituel)
à des affinités culturelles (moi social) . « Moi je suis
assez féministe et justement je vais me servir de questions sur la place
de la femme aussi pour juger le gars par message. Par exemple un gars
totalement fermé d'esprit sur ça ou totalement con bah c'est
rédhibitoire quoi» [Extrait d'entretien Amandine, 26/02/2021].
Les éléments du « moi social» traduisent donc une
véritable tendance à l'homophilie. Cette quête
d'affinités chez l'autre illustre bel et bien les propos de Martuccelli
(2010) qui évoquait que chez les jeunes, « le partage d'un
goût commun de sert de témoin à une singularité
partagée. ». (Ibid., p.18).
Les formes du « moi social» font aussi l'objet d'une
interprétation d'une forme de « moi spirituel ». On
s'aperçoit que les utilisateurs effectuent une sorte de
généralisation de la forme du « moi spirituel»
liée à l'activité ou aux passions exercées par les
individus. « Tu parlais de personnalité tout à l'heure,
c'est ce que tu recherches dans la description ? » [Enquêteur]
Bah... En fait, la description ça ne montre pas forcément la
personnalité de la personne, mais en tout cas c'est une devanture, tu
vas dire que je lis dans les profils Tinder comme sur une boule de cristal,
mais ouais, je suis à la recherche d'indicateurs sur la
personnalité de la personne. C'est une porte d'entrée le profil
qui te permet d'appréhender un peu ce que tu as à
l'intérieur [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
Notre corpus d'enquêté a montré de
manière très équilibrée une recherche à la
fois d'un « moi social» et d'une forme de « moi spirituel»
à travers le moi social. Il existe selon Lazarsfield et Merton (1954)
deux formes d'homophilies distinctes : l'homophilie de statut et l'homophilie
de valeurs.
p. - 75 -
Nous retrouvons donc chez nos enquêtés une forme
d'homophilie totale puisqu'ils portent une attention particulière au
statut social ou au niveau d'études (d'une homophilie de statut), mais
ils sont également à la recherche de valeurs, de croyances
où d'un rapport au monde
similaires. Il faut souligner que l'on retrouve cette forme
« d'homophilie totale» essentiellement chez une typologie
d'utilisateurs spécifique : les utilisateurs se disant «
extravertis ».
L'importance d'une forme de moi spirituel similaire chez
l'autre est accentuée chez eux puisque le « moi social» de ces
personnes est fortement liée à leur « moi spirituel ».
En guise d'illustration, Alexandre qui se proclame comme un voyageur aguerri
recherche chez ses futurs partenaires des caractéristiques du « moi
spirituel» associées à cela pour qu'ils puissent partager
son univers social et spirituel. « En général, tu
choisis quand même des personnes avec qui tu vas avoir des traits communs
avec elles. Si je vois une personne un peu casanière et tout le
tralalala ça ne va pas le faire » [Extrait d'entretien avec
Alexandre, le 07/03/21]. En l'absence de normes précises sur
l'application, les individus tendent à adopter un comportement
restrictif et craintif envers la description qui semble être un exercice
difficile pour tous et peu importe la classe socioprofessionnelle. «
Moi je n'ai rien mis et ça ne me dérange pas de rien mettre.
Quitte à être discriminé ou perdre des points autant ne
rien mettre ! » [Extrait d'entretien avec Antoine, le 09/02/2021].
Comme cette partie et d'autres illustrations ont pu le
démontrer, les individus construisent donc leur profil Tinder en
raisonnant dans leur figuration essentiellement par des processus
d'évitement (Goffman, 1998) figurer avec des processus
d'évitement est une manière tout à fait adéquate
pour répondre à l'absence de normes implicites qui tend à
induire chez les individus une figuration dans laquelle ils tendent à
éviter de perdre de la valeur d'attractivité plutôt
qu'à en gagner. La tendance à ne pas rédiger de
description est plus forte chez les femmes que chez les hommes étant
donné qu'elles sont plus fortement sollicitées, elles
éprouvent moins le besoin d'une mise en scène de soi
sophistiquée. « Déjà sur Tinder c'est plus facile
pour les filles que pour les hommes, certes on est un morceau de viande, mais
je pense que c'est la femme qui fait son marché sur Tinder. Quand une
femme like, elle a directement un match tandis que les mecs ont à peine
10 likes et encore ! Les femmes ont le pouvoir sur Tinder donc elles n'ont pas
besoin de se mettre en scène, car de toute façon elles auront
plein de matchs » [Extrait d'entretien avec Clémentine,
24/02/2021].
p. - 76 -
La moyenne de caractères dans la description chez nos
enquêtés est de 105 caractères. Elle est quasiment
identique pour les deux genres (103 caractères pour les hommes et 107
pour les femmes). La moitié des femmes enquêtées ont une
description inférieure à 30 caractères contre 20 % des
hommes. Cette divergence traduit le clivage entre le rapport à la
séduction qui est nécessairement plus technique chez les hommes
que chez les femmes et ce même dans la description. Selon l'aisance de la
personne, nous retrouvons essentiellement trois types de figuration à
travers la description. Nous y retrouvons l'usage de l'humour ou de
références culturelles pour témoigner être original
ou drôle, ou bien une description du « moi social ».
L'originalité revendiquée par de nombreuses utilisatrices semble
être un attribut complexe à présenter par écrit pour
les utilisateurs. La figuration par l'originalité survient lorsque le
« dater» est plus investi sur Tinder et perçoit l'application
comme une ressource principale pour faire des rencontres. « Ce profil,
c'est le fruit des années de recherche. C'est le fruit de feedback de
filles où j'ai compris ce qui marchait et ce qui ne marchait pas. C'est
une succession d'expérimentations quoi. J'ai demandé des conseils
et j'ai regardé aussi des vidéos » [Extrait d'entretien
avec Michel, 09/03/2021]. Ayant conscience que la description originale
« est un peu à double tranchant, soit ça peut attirer la
personne soit ça va la rebuter totalement » [Extrait
d'entretien avec Imran, le 18/03/21], l'une des stratégies
mobilisées consiste à écrire une description plus
traditionnelle de soi passant par l'expression du « moi social ».
Pour éviter de lister les composantes du « moi
social» en commençant par l'activité professionnelle
jusqu'à ses loisirs, les individus mobilisent énormément
les centres d'intérêt pour y inscrire leurs activités
principales. Employer des « emojis » pour la gent masculine est aussi
une façon de décrire son « moi social» de
manière concise tout en important « une touche d'originalité
». « Au lieu de rien mettre ou faire une description CV, je me
suis dit qu'une description avec des emojis est bien pour paraître un peu
original. C'est un peu pour me distinguer» [Extrait d'entretien avec
Gabriel, le 01/03/2021]. Les emojis permettent à l'individu d'invoquer
des formes du moi social de manière courte et concise tout en
étant original et en respectant les codes implicites assujettis à
la description. « En fait le truc c'est que je n'ai pas envie de
parler trop de moi non plus, donc les émojis c'est bien, c'est un peu
une manière de se présenter de manière concise. Les
émojis, c'est visuel, c'est des couleurs donc oui c'est assez cool,
ça rentre dans l'air du temps. Les émojis, c'est une
manière d'utiliser le système pour ma façon de voir les
choses quoi» [Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21].
p. - 77 -
Les émoticônes sont donc un moyen de pas perdre
de points en rédigeant une description « CV » qui tend
à faire fuir les daters. En contribuant à une description
concise, ils favorisent le rapprochement du profil envers les exigences de ne
pas se prendre la tête et d'être original et permettent de mouvoir
ses activités « sans trop en faire ». « Sur Tinder
faut avoir une bio sympa, faut montrer que tu es ouvert d'esprit, que tu aimes
faire plusieurs choses et que tu ne te prends pas trop la tête. Par
exemple là dans ma bio j'ai mis que des emojis de ce que j'aime bien.
J'ai mis nature, animaux, études, les bouquins, le sport tout ça
tout ça. Au lieu d'écrire j'ai mis ça. J'ai trouvé
quand mettant ça que cela pouvait amener un peu d'originalité.
D'ailleurs les profils me font penser un peu à un CV, pour moi c'est une
forme de CV, tu as une photo et tu as ta description. Voilà après
je ne sais pas si c'est original de mettre des émojis, mais pour moi
c'est ma touche d'originalité. [Extrait d'entretien avec Gabriel,
le 01/03/2021].
.
L'utilisation des émojis est aussi un vrai atout pour
les utilisateurs les moins à l'aise avec l'écrit qui devient pour
eux un moyen d'éviter de perdre des points étant donné que
pour les utilisateurs, l'orthographe est une exigence commune et
rédhibitoire pour les enquêtés. Cela peut s'expliquer par
le fait que la plupart de nos enquêtés ont tout de même une
dôte scolaire importante dont la revendication passe par un écrit
maitrisé. « Les émojis c'est pour compenser ma
non-maîtrise des écrits et ça me permet de ne pas perdre
des points dès le début. Avec mes émojis on voit tout de
suite ce que je fais. Ça dit « Voilà ce que j'aime faire
» donc j'ai des points communs avec la personne, directement on peut
parler de ces sujets aussi tu vois. Étant donné qu'il n'y a pas
beaucoup de caractères pour se présenter ça permet d'avoir
une certaine représentation de la personne, d'avoir une idée de
moi ». [Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021].
Comme nous l'avons vu, les formes de valorisation culturelle
passent par les belles lettres, les références culturelles
à travers les photos, les citations ou la mention d'un statut social.
Les individus ayant conscience que leur métier n'est pas socialement
valorisé ne le mentionnent pas, car ils ont connaissance que cela
peut-être un élément éliminatoire pour les futurs
matchs. De la même manière, les individus intériorisant
comme le dirait Marx une « conscience de classe» sont enclins
à éviter de liker les profils ayant un haut capital social et/ou
culturel.
p. - 78 -
Est-ce que la mention de la classe sociale et de ses
études est importante ? [Enquêteur]
Admettons si la personne à un métier que moi
je valorise beaucoup plus que le mien. Je ne vais pas liker car je ne me sens
pas inférieur, mais pas dans la même classe sociale.
Tu as des explications à propos de ça ?
[Enquêteur]
« C'est la peur que la personne te rabaisse quand
elle parle si elle a fait plus d'études que toi... Il y a certaines
filles ou si je dis que je suis facteur tout de suite ça va créer
des barrières entre moi et la personne. J'ai l'impression que je perds
un peu en valeur par rapport à elle parce que je suis facteur. Ce n'est
pas méchant, mais c'est beaucoup comme ça chez les filles. Si tu
as un métier inférieur à elle bah nan ce n'est pas
possible ». [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]
Si tu matchs et il y a un bon feeling, mais que tu apprends
qu'elle est cadre supérieure ça te générait ?
[Enquêteur] « Là c'est vrai que je vais me mettre en
retrait. Je tenterai quand même peut-être, mais pour engager du
sérieux je pense que c'est beaucoup plus compliqué. Je pense pour
sortir avec une fille comme ça, faut se mettre au niveau social pour
sortir avec ». [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]
Qu'est-ce qui te gêne par rapport à ça ?
[Enquêteur]
« Je dirai que c'est le niveau économique. Le
niveau culturel tu peux toujours t'informer et apprendre, mais le niveau
économique, si tu n'as pas plus de diplômes qu'elle, c'est mort
quoi tu ne pourras pas te mettre à niveau». [Extrait
d'entretien avec Michel, 09/03/2021].
Cette forme de conscience de classe se traduit par
l'intériorisation d'un capital culturel sous un état
institutionnalisé (Bourdieu, 1979) qui s'illustre par les titres
scolaires où un métier socialement valorisé. On
s'aperçoit ici que pour ces utilisateurs, la
non-réciprocité dans le capital culturel génère une
crainte d'être dévalorisé auprès de l'autre.
L'opération de généralisation du statut social envers un
référentiel culturel mène à une stratégie
d'évitement visant à protéger l'individu de la potentielle
évaluation péjorative de son métier. Les
enquêtés associent également le capital culturel
institutionnalisé (ibid.) avec un haut niveau économique. Si
toutefois le capital culturel peut être incorporé par un travail
d'acquisition important, les hommes enquêtés ici perçoivent
la divergence économique comme difficilement surmontable.
p. - 79 -
Ces résultats concordent avec les recherches de
Bertrand et al. (dans Neyt al. 2019) qui démontrent qu'un haut niveau
d'éducation chez les femmes peut provoquer un rendement négatif
sur les sites de rencontre en raison d'une association de celui-ci avec le
capital économique. Les utilisateurs relient le niveau
d'éducation avec le salaire ce qui provoque une forme de
réticence à l'idée de matcher une femme ayant un capital
économique plus important que l'homme. Cela illustre une forme de
trouble chez les hommes à l'idée qu'ils ne peuvent pas exposer et
se vendre par leur capital social qui est important dans leur niveau
d'attractivité (Singly, 1988). La connaissance d'un niveau «
économique » supérieur chez la future matchée
génère donc chez l'homme une réticence dans la poursuite
d'une rencontre.
Nos « résultats» semblent illustrer
également une profonde recherche d'homogamie transverse à toutes
classes sociales bien que la manière dont se traduit l'homogamie
diffère entre elles. On voit à ce sujet que si globalement les
classes intermédiaires et supérieures tendent à manifester
à travers des processus de généralisation qu'ils
détiennent à bon niveau culturel, les classes les moins
favorisées sont plus enclines à ne pas opérer ces formes
de processus distinctifs. Ils sont enclins à opter pour des
comportements illustrant des processus d'évitement dans leur
construction de profil et leur recherche visant d'une part, à ne pas
être stigmatisés ou perdre des points dans la description et
d'autre part, à éviter les profils « scolairement
dotés », car ils associent une potentielle « perte de
face» dans la discussion avec ce type de dater.
Bien que les classes sociales les plus favorisées
jouissent d'un écrit à vocation distinctif (Bergström,
2019), les daters les moins à l'aise avec cet exercice trouvent des
stratégies telles que la figuration par les émojis pour compenser
les faiblesses de l'écrit. La mobilisation d'un état culturel
institutionnalisé (Bourdieu, 1979) serait donc l'élément
majeur qui vient tracer des frontières sociales entre les individus
contraignants les plus défavorisés à des processus
d'évitement. Bien que toutefois la peur du jugement par la mise en
exergue du capital culturel de l'autre dans les conversations puisse être
plus relative, le capital économique interprété comme
corrélé au niveau d'études semble être le clivage
jugé « irrattrapable» pour les individus.
p. - 80 -
H.Dédramatiser le date
C'est après le match que survient une phase visant
à réduire les chocs entre les attentes de l'autre et de soi et la
réalité perçue du rendez-vous. C'est ici que la
philosophie de Tinder « de ne pas se prendre la tête» prend
sens puisqu'elle opère un rôle majeur pour atténuer les
attentes réciproques. « Mes échanges sont basés
sur l'humour donc ça aide pour pas tout prendre au premier degré
et pour que la personne sans fasse pas une montagne derrière ou quoi.
Avec Viktor, j'avais essayé de parler un peu de la rencontre avant de le
voir pour démocratiser un peu le truc. En général je vais
le faire même si je ne trouve pas ça forcément facile, mais
si ça peut soulager faut le faire. Encore une fois, je trouve cela plus
authentique d'en parler. J'aime bien être assez transparente avec les
gens et qu'ils sachent à quelle sauce ils sont mangés. En plus de
ça je me dis que plus tu es honnête plus ils le sont aussi. C'est
un cercle vertueux et du coup tu te mets à découvert et si la
personne fait un truc elle se sentira moins jugée ».
« C'est vraiment pour que la personne se sente dans
un climat de confiance, j'ai pas du tout envie qu'il y ait un sentiment
d'angoisse avant la rencontre par peur d'être jugée et de ne pas
être ce qu'elle est. J'essaye de montrer qu'on ne se prend pas la
tête et on voit comment ça se passe et voilà inshallah quoi
! Au pire ça fait une rencontre c'est déjà cool ! »
[Extrait d'entretien avec Lana, le 04/03/2021]. Lana témoigne ici
d'une manière d'agir employée par un grand nombre de nos
enquêtés : « Ne pas se prendre la tête » et
évoquer l'appréhension du date liée aux attentes
mutuelles.
Poser des mots sur l'angoisse du date avec l'autre constitue
une nouvelle fois une forme « d'authenticité ». Puisque nous
formons la base de nos échanges sur des hypothèses envers l'autre
(Goffman, 1998) et que Tinder et la tendance à montrer un soi plus
favorable avilie la véracité de ces hypothèses, les
utilisateurs ressentent le besoin d'atténuer cette appréhension
du rendez-vous. L'évocation de « ces potentielles circonstances
» pouvant arriver lors du rendez-vous, les détourner à
l'autodérision constitue une préparation de l'ordre rituel du
date. Les enquêtés illustrent à travers ces
stratégies liées à une forme de rite de coopération
« anticipée » (ibid.) que l'ordre rituel prend une place
importante dans les interactions même si celui-ci est simplement
envisagé. La pré-élaboration de l'ordre rituel du date
constitue en somme un moyen pour les utilisateurs d'atténuer les risques
liés à perdre la face et de préparer des conditions de
rencontre où chacun sera en mesure de préserver sa face avec
assurance.
p. - 81 -
A.Mouvoir son « moi authentique ».
Nous retrouvons toujours dans cette optique de préparer
le date un processus mobilisé par les individus visant petit à
petit à instaurer une dimension d'un « moi » naturel dans les
conversations. Cela passe principalement par l'envoi de photos ou de
vidéos se montrant dans un moment de la vie quotidienne. Il s'agit pour
les utilisateurs de pallier aux éléments divergents de la
rencontre en présentielle et tout particulièrement sur la
dimension non verbale pour rétrécir une nouvelle fois la marge
entre le virtuel et le présentiel. « J'ai été
chez une nana et au bout de dix minutes je lui ai dit bon bah je me casse !
Pourtant avec cette nana, on se parlait souvent, je lui avais envoyé des
vidéos de moi en ville, chez moi, etc... Elle savait à quoi je
ressemble. Elle connaissait ma voix, ma tête, mes centres
d'intérêt et on se parlait bien, mais dans la vie réelle
elle ne décrochait pas un mot » [Extrait d'entretien avec
Gabriel, le 01/03/2021].
On s'aperçoit ici qu'en remédiant une à
une aux divergences entre la rencontre en présentielle et virtuelle, les
enquêtés s'assurent que la face ne soit pas un
élément troublant le premier rendez-vous. Les usagers extravertis
représentent le panel d'utilisateurs tentant d'écourter la phase
de discussion pour rencontrer la personne au plus vite. Ils témoignent
d'une vie sociale « dense» et disent s'être inscrits sur Tinder
en raison de la crise sanitaire. L'utilisation de Tinder est néanmoins
complexe selon eux, ils expriment le plus de difficulté à
discuter longuement par écrit avant le date.
« J'ai compris que j'ai besoin de contact, j'ai
besoin que ce soit en présentiel pour avoir cette petite
étincelle que je ne retrouve avec aucune personne avec qui j'ai
parlé sur Tinder. Je suis peut-être impatiente, mais moi ça
me soule de faire la conversation 40 ans pour parler dans le vide. C'est le
moment où tu arrives devant la personne en vrai après lui avoir
parlé une semaine et tu as juste l'impression que ça n'a servi
à rien. J'ai tendance à écourter les dialogues sur Tinder
et à favoriser la rencontre IRL sans m'en rendre compte au final. Je
cherche à avoir des rendez-vous le plus vite possible pour voir un peu
s'il y a une vraie alchimie qui se crée quoi » [Extrait
d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].
Mouvoir son « moi authentique» par des appels ou des
vidéos fait encore plus sens pour cette typologie
d'enquêté, car c'est pour eux un moyen d'écourter la
conversation écrite et de voir au plus vite si la personne correspond
à leurs attentes « J'avoue que je suis un gland en message, je
ne sais pas quoi dire par message, mais en même temps j'ai une vie
assez
p. - 82 -
stimulante pour faire des rencontres dans la vraie vie au
lieu que je me prenne la tête dans un truc où je ne suis pas bon.
J'essaye assez rapidement dans la conversation de dire soit on se voit soit on
se fait un visio, soit on s'appelle. Je donne rapidement mon Insta et mon
Facebook pour ça ». [Extrait d'entretien avec Valentin,
19/02/2021].
Qu'est-ce que ça t'apporte d'avoir un rendez-vous
physique ou en virtuel (via Messenger) rapidement ? Humm... Le fait que, je
propose vite soit un rendez-vous physique soit vidéo, c'est aussi un peu
une manière de voir si la personne ressemble à ce que je pensais
d'elle, par rapport à son profil et aux messages [Extrait
d'entretien avec Valentin, 19/02/2021]. Cette partie recense donc en son sein
diverses techniques visant à écourter le temps de messages,
s'assurer d'un bon « feeling» et réduire l'appréhension
du date. Les plateformes annexes à Tinder jouent un grand rôle
dans ce processus, car c'est par ce biais que les utilisateurs propagent leur
« moi » sous diverses formes (photos, vidéos, appels
vidéo) pour tenter de figurer de manière authentique avant le
date afin d'éviter ce fameux choc entre le virtuel et le réel.
Ces manières d'agir constituent selon nous des rites de
préparation du futur rendez-vous assurant l'ordre rituel de celui-ci et
permettant d'atténuer la perte de la face ou les fausses attentes
assujetties à l'autre.
B.Après le match, que dire, que faire ?
Le premier message doit osciller entre l'originalité et
l'authenticité tout comme dans les profils. Comme nous l'avons
abordé dans l'état de l'art, les femmes sont essentiellement
passives dans la drague et c'est donc les hommes qui effectuent le premier pas
sur Tinder. Elles sont cependant très exigeantes à ce sujet et
revendiquent une originalité dans le premier message. « Je
reçois énormément de messages sur Tinder alors je
réponds qu'à ceux qui sont vraiment drôles ou originaux.
Les « salut ça va ou tu fais quoi dans la vie », je ne
réponds pas, car déjà ça ne me donne pas envie, je
sais que la conversation va prendre du temps à se lancer et que
ça va demander beaucoup d'efforts pour rien. ». [Extrait
d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
Qu'est-ce qui te dérange le plus sur ce genre d'approche
un peu « classique» ? [Enquêteur] « Ce n'est pas comme
ça que les gens t'approchent dans la vraie vie, un mec ne vient pas te
parler dans un bar pour te lâcher un « salut ça va ». Je
pense que ce n'est pas un truc authentique par rapport à ça. Je
préfère les trucs drôles, car au moins ça indique
que la personne est bon délire et pas prise de tête [Extrait
d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
p. - 83 -
Les approches jugées classiques ou sérieuses
semblent être perçues péjorativement étant
donné que sur Tinder, la recherche de l'amour ne constitue pas une
recherche explicite en soit. « [...] derrière ton
téléphone tu lis des messages, c'est plat, c'est des
conversations « Salut ça va », « tu fais quoi comme
études », « tu habites où ? ». C'est ça
tout le temps et c'est ennuyeux en fait. Moi je n'aime pas trop ce mode de
drague on va dire. Je ne suis pas là pour trouver l'amour »
[Extrait d'entretien avec Laurie, 30/01/2021].
Le premier message passe tout d'abord pour la gent masculine
par une exploration du profil de l'autre afin d'y trouver une accroche
pertinente et originale, car ils ont conscience que la concurrence est rude.
« J'essaye d'être un peu plus original et rigolo. Le «
salut, ça va ? », au bout d'un moment c'est inutile, elles doivent
en recevoir des milliers enfin surtout elles à mon avis. Elles
doivent recevoir tellement de trucs et tout le tralalala donc c'est ma
manière de briser la glace. C'est comme la pêche si tu n'amorces
pas tu n'auras pas de poissons » [Entretien avec Oscar,
08/02/2021].
La construction d'un premier message élaboré
caractérise essentiellement dans notre corpus d'enquêtés
les hommes utilisant Tinder comme une source principale de rencontres. Ces
utilisateurs dotés de l'esprit game comme dirait Kaufmann (2011) sont en
recherche perpétuelle de nouvelles phrases d'accroche. « J'essaye
souvent des choses un peu osées où c'est à double
tranchant, soit ça passe soit ça casse. Par exemple, je taquine
souvent les filles sur les vêtements ou des choses comme ça. Si
ça passe tu es sûr de rencontrer la personne si ça casse,
au pire elle te bloque directement (en rigolant). C'est quitte ou double, qui
ne tente rien et n'a rien ! Voilà moi j'essaye toujours de sortir de ma
zone de confort en termes de pick-up line. Au final, c'est un peu comme dans la
vraie vie, les approches où tu vas réussir, c'est
généralement les approches où tu sors de ta zone de
confort quoi, où tu improvises. Sur Tinder tu retrouves un peu ce genre
de comportement quoi » [Extrait d'entretien avec Michel le
09/03/2021]. Les utilisateurs moins investis sur Tinder sont davantage enclins
à écrire une phrase plus typique lorsqu'ils sont dépourvus
de points communs pour aborder le match. « Le premier message
ça dépend de la description de la fille, soit on peut parler d'un
truc qu'on a vu directement dans la bio, soit on peut parler tranquille «
coucou ça va et tout». [Extrait d'entretien avec Gabriel, le
01/03/2021].
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L'utilisation des approches classiques même si elles
sont perçues péjorativement constitue un moyen de ne pas se
« mouiller» et de garder la face comme le mentionne Imran :
« [...] Les approches classiques, c'est aussi un moyen d'éviter
de se faire tacler ! » [Extrait d'entretien avec Imran, le
18/03/21].
Certain(e)s utilisateurs.rices de notre corpus
d'enquêté recensent une lueur d'espoir d'avoir une conversation
pertinente à la suite du premier message, car celui-ci n'est qu'un
prétexte pour démarrer la conversation. Ces enquêtés
conscientisent la difficulté du premier message et considèrent
les messages classiques comme un blocage lié à
nécessité d'être à la fois original et authentique.
« Les gens qui écrivent du baratin classique, peut-être
qu'ils ont peur de pas savoir quoi dire et savoir si on en dit trop ou pas
assez. Parfois ils ne savent peut-être pas choisir les
éléments qui montrent qu'ils sont authentiques »
[Extrait d'entretien avec Sarah, le 25/02/2021].
Tu réponds à genre de message ?
[Enquêteur]
« Ouais, parce que de temps en temps, ça
arrivait à dévier sur des trucs cools, c'est aussi un point
d'ancrage ou un prétexte pour ouvrir sur d'autres choses
intéressantes. Mais ça se voyait les personnes qui utilisaient
ça comme un prétexte pour avoir un échange derrière
et inversement tu voyais aussi les personnes qui utilisaient ça juste
comme une recette, genre on passe par ces questions-là et on voit...
» [Extrait d'entretien avec Sarah, le 25/02/2021]
La conversation se traduit par deux phases selon les
enquêtés. La première consiste à parler de sujet
drôle pour intéresser la personne puis il vient en second temps
les sujets sérieux liés à la vie quotidienne. Les
utilisateurs ont conscience qu'une petite particule fine sépare la bonne
conversation et la fin de celle-ci. « Je sais très bien sur
Tinder que juste en un claquement de doigts il peut ne plus rien y avoir quoi.
Tu peux construire un peu un truc, mais tant qu'il n'y a pas eu la relation
d'humain à humain, la ligne est très fine quoi. Juste pour un
rien, un moment où tu as la flemme ou tu as oublié de
répondre et du coup tu réponds plus tard, si la meuf a pris le
truc un peu perso bah là c'est fini et ça s'arrête quoi. La
ligne est vachement fine sur ça ! » [Extrait d'entretien avec
Imran, le 18/03/21].
On retrouve les mêmes manières de penser et
d'agir que dans la description qui tendaient à se vendre de façon
indirecte. « Mouvoir son moi» de manière indirecte constitue
la grammaire figurative à travers laquelle le dater tente de se
démarquer.
p. - 85 -
« Tu te dois aussi d'avoir un minimum de tenue sur
l'application étant donné qu'il y a beaucoup de garçons
qui font de la merde bah tu as quasiment le droit à aucune erreur.
À tout moment la discussion peut s'arrêter pour n'importe quoi. Si
tu sens que tu perds le fil de la discussion ça va très vite
arrêter de parler. Faut réussir à être original et
pas que ça tourne en rond. Faut que ça reste accrocheur et
compagnie... D'un autre côté, l'intérêt d'être
original c'est que quand tu fais une erreur et bien la personne va moins t'en
vouloir, car tu es déjà sorti un peu du lot. Parce qu'avant tu
lui as déjà prouvé ta valeur».
Limite c'est technique alors ? [Enquêteur] «
Oui, clairement, au début tu ne comprends pas trop pourquoi et
compagnie, mais il faut toujours te vendre sans avoir de disquettes et il faut
s'adapter à chaque personne différente et faire l'effort de
comprendre ce qu'on attend de toi, c'est-à-dire, être un mec cool,
drôle, etc... »
Le fait de se vendre ça casse le côté
authentique ? [Enquêteur]
J'essaye de faire le sujet de conversation, mais je
n'essaye pas de me vendre pour autant. Je ne suis pas un objet et je ne suis
pas là pour me vendre ou que quelqu'un m'achète non plus. Il faut
se vendre sans trop en faire et s'en en abuser. Il ne faut pas faire en sorte
d'amener les sujets de discussion pour que tu dises regarde j'ai ceci cela,
etc... Il faut arriver à amener les sujets de discussion plus
naturellement et tirer ton épingle du jeu pour montrer que tu es un type
bien, mais faut pas orienter la conversation pour ça.
En gros tu te vends, mais de manière plus naturelle ?
[Enquêteur]
Exactement.... [Extrait d'entretien avec Alexandre, le
07/03/21]
L'art de la séduction à travers les messages se
focalise essentiellement sur le fait d'être original et authentique.
Guidés par ce couple de tension, les individus tentent de mouvoir leur
face tout en gardant un aspect « authentique ». On s'aperçoit
donc dans cette partie que l'ordre social dans les interactions se
perpétue par ce cadre « culturel» reflétant la
philosophie « de ne pas se prendre la tête ». Les individus
structurent non seulement leur figuration en ligne par ce cadre, mais prennent
également en compte les règles conventionnelles (Goffman, 1998)
dégagées par celui-ci pour édifier une forme d'ordre
social.
Comme l'illustre les enquêtés,
l'originalité, l'authenticité et l'humour sont les valeurs
régissant la manière dont les individus expriment leur
personnage.
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Cependant, le stéréotype de genre (Goffman,
2002) construisant une modalité sociale et culturelle selon laquelle les
hommes font le premier pas, tout comme ces formes de règles
conventionnelles, sont vécues comme une contrainte chez les
utilisateurs. Les hommes se sentent obligés en réponse à
cela de mobiliser un panel de figuration adapté à celles-ci et
éprouvent une certaine lassitude dans le fait de perpétuer cet
ordre social. « [...] Il faut s'adapter à chaque personne
différente et faire l'effort de comprendre ce qu'on attend de toi,
c'est-à-dire, être un mec cool, drôle, etc... »
[Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21].
Pour reprendre les propos d'Alexandre, on s'aperçoit
que ce qui guide l'individu et constitue aussi une contrainte sociale renvoyant
à la nécessité de mobiliser un « rôle» -
rôle qui comme Goffman le mentionne devient une routine et forme «
modèle d'action préétablie que l'on développe
durant une représentation et que l'on peut présenter ou utiliser
en d'autres occasions» (Goffman, 1973a, p.22). Les utilisateurs vont au
cours de leur expérience développer leur capital «
technique» qui n'est ni plus ni moins que ce modèle d'action
préétabli pour interagir avec l'autre. C'est en ce sens que le
concept de « routine» illustre parfaitement le résultat d'un
apprentissage long et complexe des daters. Si au début, poser des mots
pour faire le premier pas constituait des « maux »,
l'intellectualisation de ces compétences « figuratives»
représente pour les hommes un gain dans leur capital attractif.
« Au début c'était vraiment dur, je ne savais jamais
quoi dire ou écrire. Maintenant que je maîtrise un peu plus les
conversations, ça me permet d'être plus à l'aise pour
aborder les personnes. Je sais comment je dois m'y prendre et j'ai plus ce
sentiment de malaise comme j'avais avant. Donc oui je pense que Tinder
ça peut aider pour ça » [Extrait d'entretien avec
Martin le 29/01/2021].
C.Le premier message pour les genres similaires.
Tinder est composée et destinée majoritairement
à un public « hétérosexuel ». La plateforme
recense tout de même une part de sa population ayant des orientations
sexuelles plus alternatives. Là où dans les échanges
classiques entre une femme et un homme, ce sont généralement les
hommes qui sont les initiateurs de la drague et du premier pas (Bergström
2019, Nadaud-Albertini, 2019), comment s'opère le premier pas chez les
utilisateurs dépourvus de ce code social guidant l'interaction ?
p. - 87 -
Pour les utilisatrices bisexuelles, aborder une femme en
écrivant le premier message est plus complexe que démarcher un
homme. « Avec les hommes, ils envoient direct le premier message quand
on match alors qu'aborder une femme c'est beaucoup plus dur, c'est quand l'une
des deux se décide que la conversation commence. Même pour
séduire une fille c'est beaucoup plus dur qu'avec un mec. Elle n'a pas
les mêmes attentes, elle a des attentes beaucoup plus hautes et plus
exigeantes dans la manière dont on l'aborde. C'est aussi parce que je me
mets plus de pression, car je match moins avec elles. Tu lui envoies un «
salut ça va », ça va pas du tout lui correspondre alors que
si tu dis ça à un gars bah c'est bon il saute de joie »
[Extrait d'entretien avec Luna, le 06/03/2021].
Comme Luna le partage, les femmes bisexuelles semblent avoir
plus de pression face à l'envoi du premier message en raison du fait que
le taux de matchs entre femmes est plus faible que celui entre un homme et une
femme. Il faut aussi ajouter à cela que les femmes bisexuelles
confèrent plus d'importance aux matchs entre femmes, car ils sont
parfois jugés plus « qualitatifs» et plus «
honnêtes» en raison de cette absence de codes sociaux liés au
premier pas. « Les mecs j'en ai un peu marre, c'est vachement visible
les dynamiques. Dans les conversations, les meufs et les personnes non binaires
c'est beaucoup plus naturel, plus libre et instinctif. J'ai l'impression que
quand la conversation démarre c'est que du coup il y a une d'entre nous
qui savait pourquoi elle voulait démarrer la conversation. Les
conversations que j'ai eues avec d'autres personnes que des mecs c'était
plus sincère. Elle a été active donc tout de suite c'est
plus naturel, c'est plus honnête. Ne serait-ce le fait que dans le
premier abord, c'est un code social plus qu'une envie des mecs. J'ai
l'impression que ça commence déjà avec quelque chose de
moins sincère. En plus, on a listé toute la liste de questions
qui arrivent : tu fais quoi dans la vie ? tu habites où ? qu'est-ce qui
tu aimes faire ? etc.. » [Entretien avec Laura, le 22/02/2021].
Paradoxalement, si pour beaucoup d'utilisatrices, les
discussions en ligne entre femmes sont jugées plus honnêtes et
transparentes, la pression liée à un nombre de matchs plus
faibles et à une exigence plus haute entre femmes fait
transparaître chez les femmes des attitudes similaires à celles
à des hommes. Confrontées à la difficulté du
premier abord, tout comme les hommes le sont avec les femmes, ces utilisatrices
vont vivre de manière identique à celle des hommes, un rapport
technique à la séduction. « Je pense qu'on se met plus
en scène quand on parle avec une femme qu'avec un homme. Tu fais bien
plus attention quitte à passer outre deux trois trucs ou quitte à
embellir les choses. Tu sais que les matchs avec les femmes se
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font plus rares et que sur Dijon, il n'y en a pas beaucoup
alors tu fais vraiment attention ! » [Entretien avec Amandine, le
26/02/2021].
Dans les échanges de séduction
hétérosexuelle le stéréotype de genre (Goffman,
2002) construit une modalité culturelle selon laquelle les hommes font
le premier pas. En l'absence de modalité culturelle régissant qui
doit faire le premier message entre personnes de même sexe, le premier
pas devient lui-même une source d'incertitude. L'absence de normes
à ce sujet a un effet « paralysant» pour démarrer la
conversation comme l'explique Sarah : « Je pensais qu'entre meufs, ce
serait plus facile de se répartir par exemple sur qui fait le premier
pas, mais en fait c'est pas du tout le cas. Moi si par curiosité je me
dis je vais attendre qu'elle envoie le premier message, je peux attendre une
semaine, mais ça n'arrivera jamais en fait... [...] Je me
demande bien pourquoi aborder une femme est aussi difficile. C'est comme si
l'absence d'un stéréotype nous étouffe et nous
empêche de parler quoi... » [Entretien avec Sarah, le
25/02/2021]. Ce manque de stéréotype et les difficultés
à savoir qui fait le premier pas se traduisent par une
réadaptation du stéréotype de genre guidant le premier pas
dans les relations hétérosexuelles. « Le premier pas
entre femmes, c'est trop dur, je te jure, je pense que moi j'ai quand
même un look féminin tu vois, il y a ce truc que souvent les
nanas masculines venaient automatiquement m'envoyer des messages. Par contre
quand il y a le truc où tu ne sais pas trop si la nana est masculine ou
féminine bah c'est compliqué ! Tu as peur d'envoyer un truc
un peu plus nul, parfois la description est peu fille comme la mienne et c'est
dur d'envoyer le premier message !» [Entretien avec Amandine, le
26/02/2021].
Comme l'exprime cet extrait d'entretien, il semble que les
individus dotés d'un genre similaire réemploient ce
stéréotype de genre. La personne ayant des traits plus masculins
aborde donc plus facilement l'individu ayant des caractéristiques plus
féminines. Ainsi bien que certain(e)s perçoivent ce code comme
contraignant, il reste néanmoins un moyen mobilisé pour
comprendre comment faire le premier pas vers l'autre. « Les deux
derniers matchs que j'ai eu avec une meuf et une « meuf non binaire
», en fait avec la meuf cisgenre, Charlotte, elle a les cheveux longs,
etc. Elle est assez féminine et c'est moi qui ai envoyé le
premier message, mais sans me poser de questions. Et par contre la meuf non
binaire, c'est elle qui a envoyé le premier message, parce que
physiquement, elle a les cheveux courts, elle a un style assez neutre, unisexe,
et je ne me suis pas posée de questions sur le coup, mais ouais c'est
bizarre » [Entretien avec Sarah, le 25/02/2021].
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La question d'être abordée ou aborder va se
résoudre principalement par la réadaptation de ce
stéréotype. Guidant l'évaluation du profil, la taille des
cheveux semble être donc la variable principale chez les femmes pour
répondre à cette question. Tout comme Sarah, les hommes
homosexuels ou bisexuelles réinvestissent aussi ce code social comme un
vecteur de communication. « Je pense que je fais plus le premier pas,
mais aussi parce que je dégage quelque d'assez viril physiquement. Je
suis assez trapu et barbu et à mon avis, la personne plus
efféminée va avoir plus tendance à moins mener de
conversation que quelqu'un qui fait hétéro. Ça revient un
peu à la fille qui se contente de matcher et d'attendre le premier
message » [Entretien avec Antoine, le 09/02/2021].
D.De Tinder à Instagram comme « de la boîte
de nuit au 06 ».
Après la phase de discussion sur Tinder vient le
passage à un autre réseau social tel que Messenger ou Instagram.
Comme nous allons le voir ici, le passage vers ces plateformes est
considéré comme un rite qui symbolise un intérêt
mutuel. La perception de cette transition diverge néanmoins selon les
sexes. Le changement de réseaux pour les hommes est une réelle
plus-value pour se démarquer, mais il est également
considéré comme une marque d'engagement qui signe la
dernière étape avant la rencontre. « L'aspect Tinder,
ça me dérange. J'ai envie de sortir un peu de cet aspect
application de rencontre. J'ai envie de dire c'est bon, si on parle sur un
Messenger, WhatsApp ou un Insta, ça sort un peu du cadre Tinder
où elle ouvre l'application et elle voit tous ses matchs et ses
messages. Ça m'individualise et me donne une nouvelle identité
contrairement à Tinder où je suis juste une ligne dans le chat de
ses matchs, là c'est mon profil social que j'ai mis et c'est mieux
qu'une discussion dans Tinder. Donc ça personnalise un peu plus quoi
» « Il y a un sens derrière le fait que tu vas sur un
autre réseau avec la personne alors ? [Enquêteur] ».
« À un moment il y a eu le 06 c'est-à-dire tu discutais
en boite et tu avais le 06, après il y eu le Messenger, c'était
un intermédiaire, c'était un peu moins important qu'un 06. Je
pense qu'il y a une certaine graduation. Je pense que si on passe de Tinder
à un réseau social c'est une certaine marque d'engagement quoi.
Tu sais que tu es en bonne voie et que c'est la dernière étape
avant la rencontre en réel». [Extrait d'entretien avec
Valentin, 19/02/2021].
Il est intéressant de constater que si pour les hommes,
le passage à autre réseau est une marque d'engagement où
ils estiment avoir de grandes chances de poursuivre par une rencontre en
présentielle, les femmes qualifient ce rite de passage davantage comme
un signe d'intérêt.
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Est-ce que pour le passage de Tinder à Instagram c'est
une marque d'engagement entre toi et la personne ? [Enquêteur] «
Quand je passe de Tinder à Insta avec un gars, ça montre que
c'est cool et qu'on s'entend bien, mais ce n'est clairement pas un signe
d'engagement, c'est plutôt une marque d'intérêt pour dire tu
vois je t'aime bien » [Extrait d'entretien avec Perrine le
07/03/2021].
Ce clivage entre l'engagement des femmes et des hommes se
justifie notamment par la sur sollicitation des femmes qui engendrent chez
certaines une sélection qui perdure jusque dans les conversations
où la rencontre d'un élément perturbateur est
rédhibitoire. « C'est la société du zapping,
ça ne va pas tu zappes, tu ne règles pas les soucis avec la
personne, tu zappes et tu en prends un autre, tu vois ce que je veux dire ? Je
faisais plus ou moins ça. Quand il y avait un petit truc qui me
gênait ou qui me soûlait je « zappais ». Je m'en fichais
un peu, mais c'est aussi le fait de... ouais on se supprime quoi ! Ça
fait partie aussi du fait de ne pas se prendre la tête. Après le
problème c'est que tu essaies de poser les premières pierres avec
la personne, et là tu vois qu'il y a un petit trou, bah tu zappes et tu
passes à autre chose » [Extrait d'entretien avec
Clémentine, 24/02/2021]. Le retour aux sources sur Tinder se traduit par
la mobilisation de cette philosophie essentielle dans l'ordre social : «
Ne pas se prendre la tête ». Si « ne pas se prendre la
tête» est un gage de qualité assurant une rencontre
sympathique, cette philosophie contribue de manière très
paradoxale à la logique de « non-choix» décrite par
Illouz (2020).
On s'aperçoit que ce cadre culturel mobilisé par
les individus pour figurer et préserver l'ordre social incite au «
zapping» de l'autre et atténue les chances d'avoir une structure de
don et de contre don réciproque. Elle encourage donc les individus vers
des échanges structurés, guidés par une recherche de
« fun » avant tout ce qui passe l'absence des sujets tentant de fixer
un cadre futur dans la relation probante. « Le fait de partir sur des
profils attractifs et au-delà du profil Tinder ça ne tend pas
à créer des cadres, c'est plus le truc du « j'ai envie de
kiffer mon moment, kiffons » et on n'est pas en train d'essayer de mettre
un cadre pour que ça marche. On est plus sur l'envie de kiffer avec la
personne dans l'immédiat que de kiffer longtemps. Je sais tout
ça, mais moi ça me donne envie de chialer... » [Extrait
d'entretien avec Imran, le 18/03/21]. Ce verbatim retraduit toute cette
grammaire culturelle dans laquelle les éléments venant à
la rencontre de cette logique de « non prise de tête» sont
essentiellement rédhibitoires.
p. - 91 -
VII. Résultats et interprétations
Nous avons remarqué tout d'abord que dans la
construction du profil, le comportement des enquêtés en raison de
cette absence de normes se traduit par une forme de « processus
d'évitement généralisé» dans la figuration.
L'existence d'un cadre et de règles cérémoniels sur Tinder
semble bel et bien guider l'individu dans l'appréciation qu'il porte aux
autres et dans la construction de son profil. Cette logique de «
feeling» rejoint fortement les hypothèses d'Illouz (2020). Elle
traduit une absence de la structuration du désir (ibid.) de la personne
et également « une intolérance à des formes de
structuration du désir» chez l'autre. Nous avons pu notamment
l'illustrer par la connotation péjorative de la mention des recherches
dans la relation. Il faut ajouter à ce cadre cérémoniel
que l'architecture de Tinder favorise une logique d'abondance de choix (ibid.),
renforçant cette « société du zapping» comme
disait Clémentine. Cette grammaire culturelle guidant les individus sur
Tinder renforce donc selon nous la perspective de Illouz (2020) et le concept
de non-choix - concept qui illustre l'impact du système capitaliste sur
nos relations ayant pour conséquences qu'elles se caractérisent
par l'évitement, le refus d'engager une relation, et enfin, la
maintenance de celles-ci à l'état gazeux (ibid.).
Cette analyse montre également que les individus sont
aussi confrontés à opérer des formes de consensus entre
deux structures sociales différentes : celle de la société
(essentiellement issue de la culture du romantisme (le naturel,
l'authenticité) et les valeurs « culturelles» de Tinder (ne
pas se prendre la tête, être original). Bien que Tinder pourrait
mettre en péril la singularité (Martuccelli, 2010) par les
mécanismes d'évaluation régissant l'application, peu
d'enquêtés se situent dans une forme d'obsession de performance et
d'originalité.
Le parfait consensus entre paraître authentique,
singulier et à la fois original semble être la clé dans la
construction et l'appréciation des profils. L'aspect évaluatif
basé sur le capital scopique est avili par la réaffirmation et la
revendication des valeurs « sociétales »
(l'authenticité, le naturel, une évaluation non scopique). Nous
pensons ici que les daters ont une représentation de Tinder
péjorative parce que premièrement, cet aspect scopique de
l'application n'admet pas à contrario des rencontres en
présentielle une « évaluation totale» de l'individu.
Cette revendication d'une forme de naturelle et d'authenticité dans les
aspects de la rencontre permet aussi à l'individu de garder la face
puisque le dater n'est pas évalué par sa singularité, mais
majoritairement par le capital scopique présenté.
p. - 92 -
Deuxièmement, dans une société
singulariste où l'on tend à se définir par ce qui nous
rend unique, Tinder et les formes d'évaluation scopique ne permettent
pas aux daters d'exalter totalement leur singularité. Nous pouvons dire
que dans une large mesure, les logiques et normes sociales
déstabilisées par cette application de rencontre font tout de
même l'objet d'une très forte réinvestigation et
réaffirmation. Tout comme cette grammaire culturelle de l'application,
ces codes sociaux sont à la fois positifs car ils guident les individus
dans leur interaction, mais ils sont aussi négatifs car ils se sentent
contraints à opérer selon ces codes.
La présentation de soi sur Tinder résulte donc
d'un consensus entre ces deux « structures sociales ». Le cadre
cérémoniel de ce réseau semble guider les utilisateurs
vers des mises en scène où il faut répondre aux
règles cérémonielles essentiellement par l'implicite.
L'art de Tinder passe par le fait de savoir « se vendre sans se vendre
». Nous avons aussi constaté que les stratégies pour mouvoir
et présenter son « moi» sont diverses et variées et
composées d'opérations de généralisation
(Boltanski, 1984) permettant de montrer sa singularité. La
cohérence dans l'expression n'est pas un élément
recherché dans les profils. Bien que parfois certains daters
opèrent une cohérence dans leur expression entre la partie
descriptive et visuelle du profil, celle-ci n'est pas intellectualisée
contrairement à l'authenticité qui, dans la construction du
profil, figure comme une valeur essentielle. Les parties du profil expriment le
respect de règles cérémonielles distinctes. Si le cadre
culturel fait l'objet d'une évaluation totale du profil et figure dans
chacune des parties, l'appréciation de l'authenticité passe
majoritairement par les photographies tandis que l'originalité figure
principalement dans la description. Rarement mis en avant dans la
présentation de nos enquêtés, l'humour semble à
notre avis pouvoir être recensé dans les deux parties du profil
bien que la tendance sur Tinder soit davantage à raisonner d'une
manière à éviter tout risque de dévaluation du
profil.
L'illustration d'une forme de moi « spirituel»
à travers le profil a été essentiellement liée
à la philosophie de Tinder. De manière implicite, que ce soit en
cassant la face où en ayant un profil non construit, on voit que les
individus ont tenté de se rapprocher de ce cadre
cérémoniel. La transmission d'un moi « spirituel» et
« social» à travers le profil a été quasiment
équivalente chez nos enquêtés. Les daters portent
néanmoins une plus grande importance au respect du cadre
cérémoniel de Tinder, de cette philosophie « de ne pas se
prendre la tête» à travers un « moi spirituel implicite
».
p. - 93 -
VIII.Les poursuites envisageables
Comme nous l'avons vu, il existe une grammaire «
cérémonielle» sur Tinder guidant l'individu dans sa
présentation en ligne. Il serait intéressant d'effectuer une
recherche sur d'autres applications de rencontre afin de savoir si cette
tendance se réinvestit. Nous pourrions à cet effet venir
interroger des daters de l'application de rencontre Fruitz.
L'intérêt de cette application est son mode de fonctionnement
où l'individu choisit un fruit pour indiquer ses recherches. Nous avons
la cerise qui est mentionnée pour trouver sa moitié et le raisin
qui signifie que l'on souhaite boire un verre sans se prendre la grappe. Il
vient aussi la pastèque qui indique le désir « d'avoir des
câlins récurrents sans pépins» et enfin, l'abricot qui
représente le souhait d'avoir une relation d'un soir.
Comme le lecteur l'aura surement deviné, nous pourrions
mener ici une étude sur le choix des fruits par les utilisateurs et
ainsi voir si le « raisin », qui visiblement ressemble fortement
à la philosophie de Tinder, est plus mobilisé que d'autres
fruits. Nous pourrions aussi à ce titre venir interroger la dimension
culturelle du romantisme en effectuant un comparatif entre le choix des fruits
dans différents pays et ainsi venir constater ou non une divergence du
choix des fruits selon l'impact de la culture du romantisme.
L'objectif d'une future thèse à ce sujet
pourrait être aussi d'explorer par la mise en scène de soi en
ligne et de se demander si les normes et les logiques sociales se
réinvestissent ou non sur ces territoires de rencontre en ligne. En
venant questionner un débat sociologique toujours en plein essor, nous
pourrions démontrer, par une forme de sociologie de l'ambivalence, que
la réponse à cette question reste pour nous très
nuancée.
L'idée serait ici de démontrer que si certaines
logiques sociales se réinvestissent sur les sites de rencontre,
celles-ci deviennent davantage flexibles en raison d'une forte montée de
la singularité permettant aux individus de devenir de plus en plus
tolérants face aux débordements de soi. La réinterrogation
de phénomènes observés dans cette étude, comme
l'hypothèse de la réinvestigation de la dimension du hasard dans
la rencontre à travers la non-recherche de sérieux, pourrait
être également intéressante.
p. - 94 -
IX. Les difficultés rencontrées
Nous avons démarché les enquêtés
principalement en les recrutant via l'application par le biais d'un compte
prévu à cet effet. Le fait que notre compte dédié
à cela a été banni de l'application en raison de la
politique de Tinder assez répressive a rendu le « recrutement»
de daters très compliqué. Nous avons pu néanmoins
mobiliser un nombre assez satisfaisant d'enquêtés grâce
à l'intérêt formidable qu'ils ont porté à
notre investigation. En sus d'être de réels acteurs dans ce
mémoire, ils ont également sollicité leur entourage
à participer à notre enquête.
p. - 95 -
X. Conclusion
Comme a tenté de l'illustrer ce mémoire, il
semble qu'il existe un cadre et des règles cérémoniels sur
Tinder. La philosophie de « ne pas se prendre la tête » et ses
règles cérémonielles guident le dater dans son
expérience que ce soit dans la construction de son profil,
l'appréciation du profil des autres ou dans l'après-match. Notre
travail a mis en exergue que, si la présentation de soi en ligne peut
paraître comme quelque chose d'assez basique, il y a une pluralité
de sens associée au type de figuration proposé. Cette
construction de sens est pour les daters le résultat d'un consensus
entre les valeurs « sociétales » et le cadre de Tinder. Nous
avons pu voir qu'à ce titre qu'en associant un sens particulier à
leur figuration, les usagers sont enclins à rendre les normes
cérémonielles davantage flexibles. Que ce soit pour montrer que
l'on ne se prend pas la tête, être original, authentique, ou
encore, avoir de l'humour, chacun de ses éléments incorpore en
son sein une diversité d'appropriation et d'usage. Selon nous,
l'utilisation et le sens flexible de ses valeurs permet également aux
usagers de créer du sens sur cette application qui est dépourvue
de codes « explicites ». L'absence de cadre traduit aussi une
crainte lors de la construction du profil qui mène à une forme de
processus d'évitement (Goffman,1998) généralisé
dans lequel les utilisateurs tendent à supprimer les
éléments figuratifs ayant des risques probants d'être
jugés éjorativement.
Comme le dit si bien Imran, c'est donc dans une application
où l'excès du « moi » est toléré qu'il
existe de nombreuses d'attentes quant aux normes à respecter en sus
qu'elles dégagent une pluralité de sens selon les daters.
« Le fait que tu sois libre sur Tinder, j'ai l'impression que les gens
ont justement beaucoup plus d'attentes par aux normes » [Extrait
d'entretien avec Imran, le 18/03/21]. Ces attentes se traduisent par une
divergence dans la valeur accordée aux règles de Tinder (avoir de
l'humour, être original) et aux règles dîtes « sociales
» (comme la revendication de l'authenticité).
Cette recherche illustre également que les normes
sociales, tout comme le cadre cérémoniel de Tinder permet
à la fois de guider l'individu dans ses interactions, mais le restreint
parfois dans celles-ci. Nous avons vu à ce sujet que les hommes se
sentent parfois contraint de se vendre davantage de ce qu'ils souhaiteraient
quand ils font le premier pas. C'est en montrant qu'ils ont de l'humour ou
qu'ils sont originaux qu'ils sont enclins à augmenter leur chance
d'avoir une réponse.
p. - 96 -
Le fait de mouvoir son « moi » de manière
profitable pour répondre à cette trame technique exigée
dans les conversations constitue une obligation pour les daters qui parfois
témoignent avoir certains regrets de ne pas pouvoir dévoiler un
« moi » parfaitement authentique. Le devoir de correspondre à
ce cadre cérémoniel contraint énormément les daters
à ne pas révéler leurs attentes dans la relation avec
l'autre pour montrer qu'ils ne se prennent pas la tête bien que cette
absence de cadre avilisse la possibilité d'une relation stable et de
longue durée (Illouz, 2020).
Pour conclure notre analyse, nous nous apercevons que les
utilisateurs mobilisent une quantité d'énergie
phénoménale pour osciller dans une forme de consensus entre les
valeurs « sociétales » et le cadre de Tinder. Les
stratégies sont multiples et variées pour réinstaurer un
cadre naturel, de l'authenticité ou bien du hasard sur cette application
de rencontre où la crainte majeure est la peur d'être
trompé par une fausse identité (Brym, Lenton, dans Filter et
Magyar, 2017).
Cette période de recherche plus approfondie a
été très bénéfique pour un étudiant
aspirant à poursuivre, dans la mesure du possible, son parcours
professionnel vers une thèse. Ce mémoire a été en
sus de cela un véritable terrain de recherche dans lequel la
possibilité de poursuivre cette thématique est plausible
puisqu'elle fait toujours l'objet d'un débat sociologique.
p. - 97 -
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p. - 102 -
XII. Annexes
A.Tableau de présentation de nos enquêtés
|
|
Prénom fictif donné
|
Age
|
Type de recherche
|
Orientation sexuelle
|
Catégorie socioprofessionnelle ou activité
professionnelle
|
|
Valentin
|
26 ans
|
Wait and see18
|
Hétérosexuelle
|
Ingénieur
|
|
Michel
|
26 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
En recherche d'emploi, diplômé d'un master
|
|
Florent
|
21 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Étudiant
|
|
Martin
|
20 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Employé
|
|
Jean- Charles
|
25 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Ouvrier
|
|
Oscar
|
26 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
En recherche d'emploi, diplômé d'un master
|
|
Alexandre
|
26 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Étudiant
|
|
Imran
|
24 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Étudiant
|
|
Gabriel
|
24 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Étudiant
|
|
Antoine
|
25 ans
|
Wait and see
|
Bisexuelle
|
Profession supérieure
|
|
Rémi
|
21 ans
|
Wait and see
|
Homosexuelle
|
Étudiant à l'université
|
|
Perrine
|
25 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Profession intermédiaire
|
|
Clémentine
|
24 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Professeure
|
|
Lana
|
30 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Profession intermédiaire
|
|
Laurie
|
24 ans
|
Se faire des ami(e)s
|
Hétérosexuelle
|
En recherche d'emploi, diplômée d'un master
|
|
Elise
|
22 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Étudiante
|
|
Amandine
|
23 ans
|
Wait and see
|
Bisexuelle
|
Étudiante
|
|
Luna
|
22 ans
|
Wait and see
|
Homosexuelle
|
Étudiante à l'université
|
|
Elsa
|
19 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Étudiante à l'université
|
|
Agathe
|
23 ans
|
Wait and see
|
Hétérosexuelle
|
Étudiante à l'université
|
|
Sarah
|
21 ans
|
Wait and see
|
Bisexuelle
|
Étudiante à l'université
|
|
18 La philosophie « wait and see »
correspond au fait que l'utilisateur n'attend rien des rencontres
plausibles et opte pour « le feeling ».
p. - 103 -
|
B. Guide d'entretien
Partie introductive
Explication du cadre
Présentation de l'enquêté (âge,
sexe, CSP, ville, passions, intérêt ?)
Rapport à Tinder
Raison d'inscription ? après une rupture ?
Développement de son rapport à Tinder ? Quel est
son vécu ? Combien d'années sur Tinder ?
Tu t'y connectes souvent ? Pourquoi l'avoir installé
?
Quelle impression et comment considère-t-il Tinder ?
D'autres sites utilisés ? Si oui
pourquoi ? Qu'est-ce que tu penses de Tinder de manière
générale ?
Comment perçois-tu l'usage de Tinder dans notre
société ? Est-ce tu peux en parler ou tu en
as déjà parlé ? Trouves-tu que c'est un
mode tout à fait légitime pour rencontrer des gens ?
Est-ce que tu trouves que ça reste romantique de
rencontrer sur Tinder ?
Quelle est ta relation avec les sites ou applications de
rencontre ?
Ça a influencé tes manières de voir les
rencontres physiques ?
Vu que je n'y connais pas trop, est-ce que les rencontres en
ligne sont plus difficiles ?
Pourquoi ? Et comment tu fais pour y remédier ?
Qu'est-ce que ça change des rencontres
classiques ?
Comment tu perçois ses applications et les
échanges que tu as sur Tinder ?
Qu'est-ce que tu y recherches ? Ephémère /
longue relation + genre ? Age ? Géolocalisation ?
Qu'est-ce que ça implique d'être un homme ou une
femme sur Tinder ? (Obligation (dans le
premier pas etc.)
Comment tu te sens sur Tinder en tant que profil ?
As-tu déjà des relations ou fait des rencontres
via Tinder ? Comment ça s'est passé ? Est-ce
que c'était différent des rencontres
traditionnelles ?
p. - 104 -
La présentation sur un profil
Tinder
Pour toi c'est quoi un bon profil homme et bon profil femme
?
Qu'est-ce qui importe le plus dans un profil ? ( + dans les
photos et la description)
Quelle est la manière la plus adaptée pour se
présenter sur cette application en tant que...
As-tu déjà modifié des informations pour
améliorer la présentation de ton profil ? Lequel ?
Est-ce qu'il y a des éléments que tu
désires plus apercevoir dans la description ?
Y'a-t-il des informations que tu changes plus moins grave de
les modifier ?
Comment tu perçois ce genre de ruse ?
Est-ce que pour toi cela constitue une sorte de contrainte
?
L'après-match
Comment se passe l'après match ? Est-ce qu'il y a des
codes à suivre pour aborder la
personne ? Moi n'y connais pas grand-chose, tu t'y prends ?
Fais-tu le premier pas ? (Garçon
ou fille).
As-tu souvent des réponses ? De longs échanges ?
etc.
Est-ce que le fait que tu sois un homme/une femme sur Tinder
implique des choses dans le
déroulement d'une conversation ?
L'évaluation d'un profil Tinder
Quelles sont tes attentes principales envers les autres sur
Tinder ? Qu'est-ce qui est important
de respecter sur Tinder pour toi ? Est-ce qu'il y a des normes
ou des codes sociaux à suivre ?
Comment vas-tu évaluer un profil ? Que tu y recherches
?
Combien de temps vas-tu prendre en général pour
évaluer un compte ? Est-ce que tu passes
des éléments ?
Est-ce que tu évalues un profil de manière
chronologique ? (Photo puis description etc..) ?
Qu'est-ce qui peut être attrayant dans les photos ? Et
qu'est ce qui va plaire ?
Quel genre de photo de te plaît ? (Visage, corps entier,
avec un décor particulier)
Qu'est-ce que tu veux voir à travers les photos ?
Est-ce qu'il y a un nombre de photos jugé «
idéal » ?
Comment perçois-tu les photos avec des filtres ?
Eliminatoire ou non ?
Qu'est ce tu cherches dans une description ? (Statut ? Lieu ?
La description textuelle, Les
centres d'intérêt, La chanson
préférée, La liaison du compte Instagram ?)
Comment tu interprètes les éléments de la
description ?
p. - 105 -
Le profil de l'enquêté
Comment tu as construit ton profil ? Quel est le sens
lié à tout ça ou qu'est-ce que tu voulais
montrer en priorité ? (Le rapport aux valeurs
(Honnêteté ? Drôle ? Etc.))
Est-ce que c'est valorisant d'avoir mis tes études/ton
métier ?
Est-ce que tu trouves les options de Tinder pertinente pour te
présenter ? ( La chanson
préférée, la liaison du compte Insta, les
intérêts. CSP etc.)
Est-il difficile de se présenter sur Tinder ? As-tu
déjà retravaillé ton profil pour l'améliorer ou
recréer un compte Tinder ?
Est-ce tu t'es basé sur des points de
référence ( en regardant les autres profils etc....) ou tu as
demandé l'avis à des amis ?
Pourquoi cette description ? Ou justement son absence ?
Pourrais-tu m'expliquer chaque photographie en
précisant ce que l'on doit y apercevoir et
comprendre ?
Est-ce que les photos évoquent un moment particulier
pour toi ? (Un moment de vie, des
sentiments etc....)
Pourrais-tu argumenter le choix des photographies
utilisées (qu'est-ce qui est important,
considérer comme une plus-value ? Que signifie telle
photographie, pourquoi telle style ou
figuration ?)
Peux-tu expliquer la description textuelle et les
significations de celle-ci ?
Est-ce que tu fais des liens entre ta description textuelle et
visuelle ?
Justifier les choix de mise en scène (pourquoi telles
images, mentions, etc.)
Qu'est-ce que les autres sont censés voir et comprendre
à travers ton profil ?
Quels éléments as-tu tenté de mouvoir
dans ton profil ?
Quelle image voulais-tu renvoyer aux autres ?
p. - 106 -
C.L'évaluation de profil sur Tinder
Figure 2Présentation de la structure de Tinder,
photo tirée de Tinder le 18.01.2021
Figure 1 La liste " coup de coeur" proposant 10 personnes.
Photo tirée de Tinder le 18.01.2021
p. - 107 -
D.La présentation des différents types
d'abonnements et de fonctionnalités.
Figure 3 Les boosts, photo tirée le 30/12/2020
d'un compte d'expérimentation
Figure 2, Tinder Plus, photo tirée le 30/12/2020
d'un compte d'expérimentation
Figure 3, Tinder Gold, photo tirée le
30/12/2020 d'un compte d'expérimentation
Figure 4, Tinder Platinum, photo tirée le
30/12/2020 d'un compte d'expérimentation
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