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CE QUE « CASSEURS » VEUT DIRE
LA FIGURE DE L'ENNEMI DANS LE DISCOURS POLITIQUE
DE
PIERRE CHARTIER
SOUS LA DIRECTION DE
MICHAEL RINN
pour l'obtention du Master 1 Arts, Lettres et Civilisation
parcours Recherche
![](Ce-que-casseur-veut-dire-La-figure-de-l-ennemi-dans-le-discours-politique2.png)
2
Mémoire de Master 1 Arts, Lettres et Civilisation
parcours recherche Université de Bretagne Occidentale Septembre
2017
3
Remerciements
Je tiens tout d'abord à remercier Michael Rinn de son
soutien, son écoute attentive et sa confiance pour m'avoir laissé
complètement libre dans le choix de mon sujet qui n'est pas anodin dans
cette époque où l'université française laisse de
moins en moins de place aux réflexions politiques et critiques.
Je remercie chaleureusement Marco Vidak qui a accepté
d'être membre du jury et qui a fait bien plus en prenant beaucoup de
temps pour corriger ce mémoire, pour m'encourager et me conseiller.
Je remercie Gurvan qui m'a inspiré bien des morceaux de
ce mémoire grâce à ses réflexions toujours
pertinentes lors de nos nombreuses conversations.
Je remercie ma maman qui a bien voulu relire et corriger une
partie de ce travail. Et mon autre maman pour avoir toujours cru en moi.
Mes sincères remerciements à Françoise
Santos, J.-C. Vigreux et à Delphine Schmitt, qui vendaient leurs
dictionnaires Larousse sur internet et ont accepté très
gentiment de me donner les informations dont j'avais besoin, sans contrepartie
financière.
Je veux remercier Morgane et Arthur qui m'ont soutenu dans ce
mémoire comme de véritables ami-e-s. Nos discussions ont nourri
ma réflexion, votre engagement ont nourri mes convictions.
Et enfin, je remercie Sophie, qui en plus de partager ma vie,
a partagé ce mémoire de bout en bout, pour l'avoir (trop de fois)
relu, corrigé, annoté. Pour avoir été là
dans les moments de découragements et les moments d'euphories. Pour
avoir toujours été là. Pour tout.
4
Aux « casseurs »,
5
SOMMAIRE
AVANT-PROPOS 6
ABRÉVIATIONS 8
INTRODUCTION 9
CONSTITUTION DU CORPUS 10
DÉTAIL DU CORPUS 11
POINT DE MÉTHODOLOGIE 12
HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU
INTERDISCURSIF 14
I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES MANIFESTATIONS
16
I.1. RACONTER LA MANIFESTATION, ENTRE DESCRIPTION ET
TÉMOIGNAGE 16
I.2. ÉTUDE DE CAS : L'HÔPITAL NECKER DANS LA
PRESSE ÉCRITE 20
I.3. EFFACER LA MANIFESTATION, COMMENTER LA VIOLENCE 27
II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS »
36
II.1. REMARQUES PRÉLIMINAIRES 36
II.2. LES DÉNOTATIONS DE « CASSEURS » AU
FIL DE L'HISTOIRE 36
II.3. ÉVOLUTION SÉMANTIQUE ? 41
III. LA FIGURE
PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR » 48
III.1. CADRAGE THÉORIQUE 48
III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS 59
IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES «
CASSEURS » 63
IV.1. « CASSEURS », UNE DÉNOMINATION
À GÉOMÉTRIE VARIABLE 63
IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS « CASSEURS
» : LES MANIFESTATIONS DU
MONDE AGRICOLE 65
V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER
LES ENNEMIS 75
V.1. DÉLIMITATION DU CHAMP NOTIONNEL 76
V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS » 79
V.3. LA CONSTRUCTION DU CONFLIT 82
V.4. CONSTRUIRE L'ENNEMI, SE CONSTRUIRE SOI-MÊME 85
CONCLUSION 94
ANNEXES 97
BIBLIOGRAPHIE 105
6
AVANT-PROPOS
Comme vous le constaterez, nous avons choisi de rédiger
ce mémoire en adoptant l'écriture inclusive. Cette volonté
provient d'une prise de conscience que nous avons pu développer en
fréquentant les milieux féministes qui
réfléchissent énormément à l'usage de la
langue, à travers les normes et les mécanismes de
domination/oppression. Nous-même attentif à l'évolution de
la langue et à son inscription dans une société
donnée, il nous a semblé important d'être complice de cette
transformation en contribuant à cette réflexion au sein du milieu
universitaire. En effet, le langage est un objet social comme un autre qui, par
son évolution, est un témoin privilégié des
représentations sociales d'un espace et d'un temps donné. Depuis
la création de l'Académie Française et à travers
son dictionnaire, la langue française n'a jamais cessé
d'être normalisée. Cependant, d'autres lexicographes, pourtant
présents à la même époque, témoignent d'une
autre approche tel que celle de A. Furetière, qui a choisi de tenir
compte de l'usage réel de la langue. Preuve encore une fois que la
langue dépend souvent de la situation de celui ou celle qui parle. Comme
nous l'avons souvent entendu dans nos études de Lettres Modernes, mais
aussi Anciennes, une langue qui n'évolue plus, est une langue morte,
c'est pourquoi la féminisation de la langue française ou
l'écriture inclusive sont des formes de créativité qui ne
doivent pas être laissées de côté et sur lesquelles
nous nous devons de réfléchir.
Beaucoup d'auteures militantes et/ou universitaires, notamment
des linguistes fournissent un travail conséquent sur la
problématique du genre dans le langage. Je peux notamment vous renvoyer
à la jeune revue GLAD, Revue sur le langage, le genre, les
sexualités1 disponible en ligne.
En outre, pour un premier travail de recherche, j'ai choisi
d'opter pour une écriture inclusive plutôt basique pour plus de
clarté à la lecture de ce mémoire :
Les mots dont la féminisation n'apporte pas un
changement important sur la graphie et la phonétique seront notés
comme ceci :
- les mots dont la marque du genre féminin est -e :
un-e ou stéréotypé-e
Les mots dont la féminisation apporte un changement
important sur la graphie et la phonétique seront notés comme ceci
:
1. http://www.revue-glad.org/
7
- les mots dont la marque du genre féminin est -rice :
agriculteur/agricultrice - les mots dont la marque du genre féminin
est -ière : policier/policière - et enfin les articles :
le/la ou du/de la
Il existe néanmoins des exceptions à cette
féminisation quand nous mentionnons non pas un groupe social, mais un
groupe manifestant dont l'usage discursif est toujours masculinisé et en
cela, devenant totalement figé comme les « agriculteurs » ou
les « casseurs ».
Le lexème « casseurs » est le sujet de cette
étude, c'est pourquoi nous avons fait le choix de ne l'utiliser qu'entre
guillemets. Ainsi, nous signifions la mise à distance avec notre objet
d'étude. De même, nous ne l'utiliserons qu'au pluriel étant
donné que la forme substantivée au singulier est absente des
discours. « Casseurs » désigne donc un groupe
indéfini.
Lorsque nous utiliserons un terme en italique, il s'agira d'un
concept, sans attribut ou entre guillemets lorsque nous
désignons le terme (exemples : « le sémème de «
casseurs » construit l'image discursive de casseurs » ou
« la connotation désigne... / La connotation de «
casseurs » est... »).
Enfin, toutes les définitions de termes et concepts de
notre domaine d'étude viennent du Dictionnaire de Linguistique et
des Sciences du Langage (2012). Lorsqu'une définition n'a pas de
source, cela veut dire qu'elle est de notre fait.
8
ABRÉVIATIONS
CDG : Complément du Dictionnaire Godefroy
CGT : Confédération
Générale du Travail
DAF : Dictionnaire de l'Académie
Française
DG : Dictionnaire Godefroy
DHLF : Dictionnaire Historique de la Langue
Française
DLSL : Dictionnaire Linguistique des Sciences du
Langage
FDSEA : Fédération
Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles
GL : Grand Larousse
LBD : Lanceur de Balle de Défense
LR : Les Républicains
Medef : Mouvement des Entreprises de France
ONG : Organisation Non-Gouvernementale
PLI : Petit Larousse Illustré
TLFi : Trésor de la Langue Française
informatisée
9
INTRODUCTION
Cinq-cent vingt-sept2. Ce serait le nombre
d'articles de presse qui ont tenté de comprendre qui sont ces «
casseurs » qui sévissent depuis le début de la mobilisation
contre la « loi Travail3 » (nous n'utiliserons que cette
dénomination). Cinq-cent vingt-sept articles pour tenter de comprendre
un phénomène datant de plusieurs années4.
En 2011, le Time a élu comme
personnalité de l'année « le manifestant » car cette
année a connu ce qu'on a appelé « le Printemps Arabe ».
Ce fait, peut-être anodin, semble démontrer que « la
manifestation de rue est aujourd'hui une forme d'action politique reconnue,
tant par ceux qui y ont recours que ceux qu'elle cible » (Filleule et
Tartakowsky 2013 : 13). Si en 2011, le « manifestant » était
sur le devant de la scène, il nous a semblé qu'en 2016 une autre
figure a émergé dans les discours à propos des
manifestations, celle des « casseurs » qui font à chaque fois
les unes des journaux, tant sous leur forme papier que sous leur forme
télévisée, c'est pourquoi notre attention s'est
tournée vers celle-ci.
Notre postulat de départ est que l'item
lexical5 « casseurs » est une construction
politique discriminante qui agrège une multitude de groupements
politiques et qui, ainsi agglomérés, formeraient une
catégorie homogène réunie sous la dénomination
« casseurs ». Pour les besoins de cette étude, nous avons
analysé les discours politiques qui portaient sur les violences lors des
manifestations contre la loi Travail. En effet, le lexème «
casseurs » a joué un rôle central pendant ces manifestations.
Nous étudierons ainsi la problématique de la dénomination
et tout particulièrement en analysant la charge sémantique du
mot. Nous nous interrogerons sur des effets discursifs provoqués par
l'unité lexicale « casseurs » lorsqu'elle est l'objet du
discours. Notre objectif est de montrer que le terme « casseurs
» a vu sa dénotation évoluée au fur et à
mesure que le monde politique, amplifié par le monde médiatique,
lui a injecté une forte charge sémantique pour en faire une
figure prototypique d' « ennemi de l'intérieur
». Nous nous plaçons dans une
2. Selon le site d'information Lundi-Matin. Ce chiffre
prend en compte les articles parus entre le 01 mars et le 06 juin 2016, date de
parution du présent article.
3. Son nom officiel est « loi n° 2016-1088 du 8
août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue
social et à la sécurisation des parcours professionnels
».
4. Une recherche sur Google Actualités allant
du 01 mars au 1er juin 2016, avec les mots « qui sont les
casseurs » nous renvoie 5000 résultats (consulté le 16
février 2017).
5. Nous utilisons item lexical (ou « item » seul)
pour désigner un ou plusieurs morphème-s formant une unité
sémantique. Nous pourrons aussi utiliser indifféremment «
lemme », « mot » ou « lexie ».
10
perspective d'analyse critique du discours puisque, selon
nous, c'est dans et par le discours politique que l'unité lexicale
« casseurs » a pris son sens jusqu'à un quasi effacement de
ses connotations.
CONSTITUTION DU CORPUS
Le choix du corpus n'a pas été chose
aisée, tant la matière se révèle riche et
abondante. Il a fallu le circonscrire pour obtenir un ensemble clair,
homogène mais représentatif du champ politique autour de ce sujet
qui a tant déchaîné les passions. Le premier choix a
été de choisir quel medium6 : puisque notre
champ d'investigation est le discours politique, nous avons fait le choix de ne
prendre que des sources primaires, c'est-à-dire les discours
devant l'Assemblée Nationale et les passages radiophoniques plutôt
que leurs retranscriptions dans la presse, condition sine qua non pour
l'analyse du contexte et du cotexte. À l'exception de l'entretien de
Bernard Cazeneuve sur France 2, tous les textes ont été
trouvés sur le site internet Vie Publique qui regroupe les
prises de parole publiques des ministres et des secrétaires
d'État depuis 1947.
Il nous a fallu ensuite limiter le nombre de
locuteurs/locutrices. Nous avons d'emblée choisi les discours des
membres du gouvernement, exception faite des secrétaires d'État.
Il nous a semblé pertinent de n'écarter de prime abord aucun-e
ministre puisque ceux/celles-ci détiennent le pouvoir de
l'exécutif et représentent la parole présidentielle. Dans
les faits, nous retrouvons les mêmes ministres pour s'exprimer sur ce
sujet délicat : majoritairement le ministre de l'intérieur
Bernard Cazeneuve et, dans une moindre mesure, le premier ministre Manuel Valls
puisqu'ils occupent deux ministères régaliens et incarnent de
fait l'autorité du gouvernement.
Notre corpus comprend les discours politiques prononcés
entre le 11 avril et le 16 septembre 2016 qui utilisent le terme «
casseurs ». Nous nous sommes arrêté sur ces dates car elles
correspondent environ à la durée de la mobilisation puisque la
première journée a eu lieu le 09 mars, la dernière le 15
septembre. L'écart entre le 09 mars et le 11 avril
6. Medium désigne « le support,
l'intermédiaire à quelque chose ». Lors des manifestations
contre le projet de loi Travail, les réseaux sociaux ont joué un
rôle nouveau dans la représentation des manifestations, notamment
avec l'apparition de Periscope, une application permettant de
retransmettre à quiconque ayant l'application ce que l'on filme via son
téléphone, ou encore la possibilité de retransmettre en
direct sur Facebook.
11
s'explique autant par le peu de violences lors des
premières mobilisations que par le peu d'intérêt qu'elles
ont suscité chez les politiques. La date butoir du 16 septembre n'est
pas arbitraire puisqu' étonnamment, il n'y a pas un seul article dans
Le Monde qui parle des « casseurs » durant les quinze jours
qui ont suivi cette dernière manifestation, l'actualité politique
(la campagne pour la présidence des Républicains bat
alors son plein) et le terrorisme sont les sujets dominants. Notre choix de ne
garder que les discours utilisant le terme « casseurs » est aussi
logique que problématique. Logique, puisque notre étude porte sur
les modalités d'utilisations et les effets discursifs de l'item «
casseurs » dans le discours politique, ce qui induit que l'objet
d'étude doit être présent. Problématique car
quelques (rares) discours portent sur les « casseurs » sans les
nommer, notamment grâce à des périphrases. Cependant, comme
nous l'étudions dans le chapitre V, ce phénomène s'observe
dans les autres discours de notre corpus, ce qui nous permet dès alors
d'écarter ceux qui n'utilisent pas le lexème « casseurs
».
DÉTAIL DU CORPUS
Nous retrouvons le Premier ministre Manuel Valls à deux
reprises lors d'entretiens radiophoniques assez importants, tant en longueur
qu'en contenu. Il y a aussi un long entretien du président de la
République François Hollande, invité de Thomas Sotto dans
la matinale d'Europe 1 pour évoquer le bilan de son quinquennat
et les objectifs pour sa dernière année à
l'Élysée ainsi qu'un entretien « fleuve » paru le 30
juin 2016 dans Les Échos7, plutôt
centré sur l'actualité. Nous avons la ministre des affaires
sociales et de la santé, Marisol Touraine, lors d'un passage sur LCI
pour parler notamment du paquet de cigarettes neutre. Jean-Michel Baylet
également, ministre de l'aménagement du territoire, de la
ruralité et des collectivités territoriales, dans un entretien
sur Public Sénat et en simultané sur Sud Radio
qui commente l'actualité.
Un ministre ressort de notre corpus, il s'agit de Bernard
Cazeneuve, ministre de l'intérieur qui a été sur tous les
fronts en raison des manifestations, de l'état d'urgence et de
l'organisation de l'euro de football. Nous allons étudier quatre de ses
interventions : deux discours (au Sénat et à l'Assemblée
Nationale) ainsi que deux entretiens (au journal
7. Barre N., Chatignoux C., Furbury P.-A., Lefebvre E. et Seux
D., 2016 : « Brexit, impôts, présidentielle : ce que veut
Hollande », Les Échos. pp. 2-3.
12
télévisé de 20 heures de France 2
ainsi qu'à la matinale de France Inter). Une autre
ministre ressort de notre corpus, mais plutôt par sa discrétion,
il s'agit de Myriam El Khomri, ministre du travail, qui n'apparaît qu'une
seule fois dans notre corpus, sur Europe 1, alors qu'elle est la
ministre qui porte ce projet de loi et, de fait, la première
visée par le mécontentement. Cela s'explique par le peu de
commentaires quant aux manifestations puisqu'elle était le plus souvent
invitée à s'exprimer sur le contenu de son projet de loi.
Pour plus de facilité, étant donné que
les textes n'ont pas de titre, nous les nommerons en donnant le nom, la date et
le numéro de la ligne en cas de citation (exemple : Hollande 17 mai
: 38-46). Nous avons choisi ce format dans un premier temps pour faciliter
les recherches dans le corpus, le numéro de la ligne étant plus
précis, dans un second temps parce que la pagination a
évolué au fur et à mesure de nos recherches. De plus, pour
alléger notre corpus (qui faisait environ 300 pages) nous n'avons
gardé que les passages concernant notre sujet, c'est-à-dire
lorsque sont évoquées les manifestations.
POINT DE MÉTHODOLOGIE
Nous allons analyser un corpus constitué exclusivement
de discours politiques ayant tous « casseurs » comme objet du
discours.
Qu'est-ce que le discours politique ? Olivier Reboul
(1980) le considère comme un vecteur d'idéologie, outil de
prescription et de valorisation tout comme Murray Edelman pour qui le discours
politique « est conçu comme une interprétation qui
reflète et perpétue une idéologie » (1991 : 34).
Pierre Bourdieu définit dans Ce que parler veut dire le langage
politique comme étant avant tout la langue officielle,
c'est-à-dire la langue légitime et donc un instrument de
pouvoir, de « domination symbolique » (2001 : 70) qui s'est
imposé au détriment des dialectes « de classe, de
région ou d'ethnie » (loc.cit. : 71).
Pour nous concentrer uniquement sur les paroles des
politiques, nous ne prendrons pas en compte dans notre analyse les
interventions des journalistes, hormis à quelques rares exceptions qui
seront alors indiquées dans le texte. Il est évident que ce choix
implique des aspects intéressants non-traités mais les limites
imposées à ce travail exigent des concessions. Pour ne pas le
laisser complètement de côté, et ainsi prendre le risque
de
13
passer à côté d'aspects fondamentaux pour
notre analyse, notre premier chapitre s'appuiera sur des articles de presse qui
nous permettront de définir le discours journalistique.
Nous avons dans un premier temps divisé notre corpus en
deux catégories que nous appellerons « énonciation textuelle
» et « énonciation dialogique » pour différencier
les discours « monologaux » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 55),
c'est-à-dire des discours écrits lus, des « discours
dialogués oraux » (loc. cit.). En effet, le discours
s'adapte au medium sur lequel il s'inscrit ce qui induit des
changements discursifs propres à celui-ci. Par exemple, comme
le rappelle Christian Le Bart, la télévision a grandement fait
évoluer le discours des politiques, tant sur le fond
(homogénéisation des discours) que sur la forme
(brièveté, phrasé), tout comme la présence d'un-e
interlocuteur/interlocutrice ou non (1998 : 19-26). Cependant, comme le
souligne Catherine Kerbrat-Orecchioni, « il existe entre les formes orales
et écrites un sorte de continuum » (1998 : 55) et qui,
dans le discours politique, peut prendre la forme d'éléments
de langage8. Nous avons au total huit textes dans la
catégorie « énonciation dialogique », deux pour «
énonciation textuelle » (Cazeneuve 3 mai et Cazeneuve
19 mai) et l'interview de François Hollande parue dans Les
Échos (30 juin 2016) qui se situe entre les deux catégories
puisque, l'entretien oral étant retranscrit, il comporte des marques
textuelles normalement absentes d'une énonciation dialogique.
Quelles sont les différences notables entre les textes
appartenant à ces catégories ? Il y a tout d'abord une
différence dans le jeu dialogique entre le/la journaliste et le/la
politique. Dans les textes à énonciation dialogique, les
interruptions et ruptures, indiquées dans le texte par des points de
suspension, sont très nombreuses (on en décompte jusqu'à
91 dans Hollande 17 mai). Les ruptures quant à elles sont aussi
syntaxiques et traduisent un bafouillement, comme dans : « On voit bien ce
qui peut se passer autour de Nantes et de Rennes avec les ... mais il n'y a pas
de groupes proprement constitués d'une organisation proprement
constituée » (Valls 19 mai : 11). Nous pouvons aussi
remarquer une nette différence dans le phrasé, qui tient bien
sûr aux différences qui séparent l'écrit de l'oral.
Les réponses semblent être plus concises, mieux structurées
à l'écrit ; cela s'observe surtout pour les questions qui
dépassent rarement la vingtaine de mots, alors qu'à l'oral
8. « Les éléments de langage sont des
documents qui fournissent aux acteurs institutionnels des données
(vocabulaire, chiffres, arguments) à intégrer à leur
discours à l'attention de publics externes. » (Oger et
Ollivier-Yaniv 2006 : 66)
14
certaines questions dépassent la centaine de mots,
comme celle de Thomas Sotto à François Hollande en 108 mots :
Il y a un sujet sur lequel il y a quelques semaines le
ministre de l'Economie [sic] a pris une position forte, Monsieur le
président, une position d'indignation, ça concerne la
rémunération délirante de certains patrons. On a eu
quelques exemples récemment : Carlos TAVARES qui a fait fois deux chez
PSA ; Alexandre de JUNIAC, + 65 % de rémunération chez AIR FRANCE
; RENAULT, Carlos GHOSN, 7 251 000 euros pour l'an dernier,
rémunération validée par le conseil d'administration
contre l'avis de l'assemblée générale. Tout ça,
c'est le prix de la performance, des résultats obtenus, ou est-ce que
c'est trop ? Est-ce que vous êtes choqué ? (Hollande 17 mai :
393-400)
Cependant, comme nous allons le voir, il n'y a pas vraiment de
différence lexicale et sémantique entre le groupe «
énonciation dialogique» et « énonciation textuelle
» puisque nous retrouvons les mêmes idées, les mêmes
lexèmes et les mêmes procédés argumentatifs. C'est
pourquoi nous avons choisi ces textes : derrière une apparente
hétérogénéité formelle, nous allons voir
qu'il s'agit d'un corpus idéologiquement homogène.
HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU
INTERDISCURSIF
Le continuum idéologique entre chaque discours
forme un réseau interdiscursif puissant. En effet, nous retrouvons
souvent les mêmes idées, parfois exprimées de la même
manière. Ainsi, il est souvent rappelé que l'on peut
manifester en France (Hollande 17 mai : 536, 571 ; Valls 19
mai : 84 ; Touraine 19 mai : 30 ; Valls, 15 juin : 15 ;
El Khomri 11 avril : 97-98). De même, il y a un vrai
consensus quant au fait que la police est une cible pour les « casseurs
» (Baylet 3 mai : 172; Cazeneuve 3 mai : 54-55; Hollande 17 mai : 550-552;
Touraine 19 mai : 22-27; Valls 19 mai : 32-37; Valls 15 juin : 58-60; Cazeneuve
14 septembre : 159-161). Enfin, et nous reviendrons sur ce point plus loin, la
distinction entre les « manifestants sincères » et « les
casseurs » est faite dans la plupart des discours, lui conférant
presque le statut de lieu commun. On peut voir qu'il y a une certaine
porosité entre tous les discours, ce qui permet d'identifier les
éléments formant la doxa, éléments qui,
dans notre corpus, sont généralement repris par les
journalistes.
Notre étude se décompose en cinq parties. La
première se bornera à contextualiser notre sujet en analysant les
éléments constitutifs aux discours portant sur les manifestations
dites violentes et sur la place centrale de la violence. Notre seconde partie
sera une analyse
15
diachronique de « casseurs » qui s'appuiera sur le
journal Le Monde depuis 1944. La troisième partie sera
consacrée à la théorie du prototype grâce à
laquelle nous espérons démontrer que « casseurs » est
l'instance prototypique de sa catégorie. La quatrième partie
analysera les conditions de la nomination des « casseurs » et
pourquoi certains groupes qui utilisent les mêmes modalités
d'actions ne sont pas désignés comme tel, en prenant l'exemple
des agriculteurs. La nomination et la désignation constituent le
début de notre dernière partie qui analysera comment ces deux
notions, couplées aux théories du conflit et de
l'ennemi, permettent aux politiques de construire une image discursive
des « casseurs » mais aussi la leur.
16
I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES
MANIFESTATIONS
On ne parle jamais des « casseurs » en dehors de la
violence car « casseurs » appelle la violence. Le phonème est
violent à l'oreille avec la dorso-palatale [ka] qui claque au
fond de la bouche, suivie de la sifflante [soer] ; « casseurs
» est violent aussi d'un point de vue sémantique et cela même
en dehors de tout contexte d'énonciation puisqu'il est le substantif de
« casser » qui dénote la fracture, le bruit, la violence.
C'est pourquoi sa présence dans le discours conditionne et modifie la
situation d'énonciation due à la forte charge
sémantique9 qu'on lui prête, ce que nous
étudierons plus loin. Nous allons donc définir le contexte
d'apparition des « casseurs » au sein du discours et
étudier ce qui le lie au champ, lexical et thématique, de la
violence protestataire.
Que ce soit dans les discours politique ou médiatique,
que nous rassemblerons dorénavant sous l'appellation « discours
publics », la figure des « casseurs » est
systématiquement appelée en cas d'affrontements «en
marge» d'une manifestation, comme à chaque mouvement social en
France depuis environ trente ans10. La focalisation des producteurs
de l'événement que sont les médias est placée sur
ces personnes à qui l'on refuse le titre de « manifestants »
alors que ce sont eux/elles qui attirent les journalistes, qui font d'une
manifestation un événement médiatique et, dans de nombreux
cas, politique (Dupuis-Déri 2003 : 239-242).
I.1. RACONTER LA MANIFESTATION, ENTRE
DESCRIPTION ET TÉMOIGNAGE
Le discours journalistique (ou médiatique)
possède des particularités propres à son genre qu'il
convient de rappeler avant toute utilisation de ce type de discours. Il ne
s'agit aucunement d'être exhaustif mais plutôt de pointer les
caractéristiques qui interagissent avec notre sujet.
9. La charge sémantique d'un mot est
l'intensité d'un sens sur les autres sens du mot, reconnu par les
membres d'une communauté linguistique donnée à un temps
donné.
10. Comme dans « Un an après la catastrophe
nucléaire de Tchernobyl Les retombées politiques d'un nuage...
», Le Monde, 23 avril 1987.
17
a) Spécificité du discours
journalistique
Le spectacle constitué par la médiatisation des
informations construit et reconstruit continuellement les problèmes
sociaux, les crises, les ennemis et les dirigeants, en créant une
succession de menaces et de réassurances. Les questions et les
personnalités ainsi « construite » forment le contenu du
journalisme politique [...] tout comme elles jouent un rôle central dans
l'approbation ou la désapprobation des causes politiques et des mesures
gouvernementales (Edelman 1991 : 19).
Généralement, le rôle des médias et
son influence vis-à-vis de l'information est occulté par
l'hypothèse selon laquelle le/la journaliste observe des « faits
» au sens « précisément circonscrit par ceux qui
seraient convenablement formés et motivés » (loc.
cit.). Pourtant, nous savons que objet social observateur et
objet social observé « se construisent mutuellement »
via des développements politiques ambiguës qui n'ont que
le sens que l'objet social observateur leur donne. De plus, « les
rôles et les auto-représentations des observateurs sont
également des constructions créées au moins en partie par
l'interprétation de leurs observations » (ibid. : 19-20).
C'est pourquoi le discours journalistique et discours politique fonctionnent en
symbiose, ce nourrissant l'un et l'autre.
Contrairement à un schéma de communication
classique, la coénonciation11 ainsi que la
temporalité de la réception dans le discours médiatique ne
peuvent pas être déterminées par
l'émetteur/émettrice qui s'appuie alors sur un-e lecteur/lectrice
stéréotypé-e, déterminé-e notamment par les
caractéristiques du medium (ligne éditoriale, type de
contenu, longueur moyenne des articles, etc.). S. Fischer compare par
exemple les « discours sociaux médiatisés » aux
panneaux « défense d'entrer » ou « attention au chien
» qui sont « une production adressée à quiconque
[sic] qui pourrait se trouver en situation de réception
» (1999 : 194). Cependant, chaque média doit construire le bon
coénonciateur, le « bon lecteur », sous peine de voir
ses ventes chuter (loc. cit.).
La rude concurrence à laquelle se livrent les journaux
s'explique principalement par cette construction du « bon lecteur »
qui ne doit rien au hasard. Cela a pour conséquence que les titres de
presse, et cela fonctionne pour tous les « genres », parlent des
mêmes sujets puisqu'ils visent le même lectorat. De plus, ils en
parlent aux mêmes moments (ce que l'on appelle l'agenda
politique), ce qui mathématiquement fragmente le lectorat
(loc.
11. Nous utilisons ce terme au sens de M.-A. Morel (2006) :
« Nous définissons la coénonciation comme l'anticipation par
le parleur (alors envisagé comme énonciateur) des
réactions possibles de l'écouteur, fondée sur le
degré de connaissances partagées qu'il lui suppose » (2006 :
§21)
18
cit.). C'est pourquoi le seul moyen pour eux de se
différencier de la concurrence se trouve dans « la stratégie
énonciative » :
Ce n'est pas sur le plan du dictum que ces titres
pourront se différencier les uns des autres. La
spécificité d'un titre vis-à-vis de ses concurrents (et,
par conséquent, ses chances de trouver ses « bons lecteurs »
et de les fidéliser), ne peut construire que sur le plan du
modus, de la stratégie énonciative (Fisher 1999
:195).
b) La manifestation de rue et la presse
Des liens constitutifs
Comme le rappelle Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky
(2013), la « manifestation de rue » a pour objectif principal,
surtout lorsque le groupe manifestant n'est pas institutionnalisé mais
« challenger », de « forcer les arènes institutionnelles
à s'ouvrir à la discussion » (2013 : 140). Pour y arriver,
le groupe manifestant doit obtenir la meilleure couverture médiatique
puisque comme le souligne G. Wolfsfeld (1997), « ce sont les médias
qui fournissent aux challengers un accès aux décideurs politiques
et aux tiers partis (élites politiques et public) » (in
Fillieule et Tartakowsky 2013 : 140). Un autre récepteur au
discours du groupe manifestant est le public qui, pour apporter son soutien,
doit connaître ses revendications, rôle qui incombe
généralement à la presse (bien que celui-ci tend à
évoluer depuis l'apparition des nouvelles technologies). Cette relation
de dépendance vis-à-vis de la presse s'explique par ce chiffre
que rappellent O. Fillieule et D. Tartakowsky : « ce sont 2 à 5 %
des manifestations recensées dans les dossiers policiers qui trouvent un
écho dans la presse nationale » (1993 : 145), il serait alors
nécessaire pour un groupe manifestant de faire partie de ce faible
pourcentage pour obtenir l'assurance d'une victoire. Cela montre aussi le
pouvoir qu'ont les médias d'influer sur l'agenda politique en
couvrant ou non une manifestation.
Ainsi, Patrick Champagne écrit : « on pourrait
presque dire, sans forcer l'expression, que le lieu réel [nous
soulignons] où se déroulent les manifestations, [...] n'est pas
la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). » (1984 :
28).
L'effacement énonciatif
P. Champagne (1984), qui analyse une manifestation
d'agriculteurs/agricultrices à Paris le 23 mars 1982, fait ce constat :
il n'existe pas de récit objectif de ce type
19
d'événement, autant pour les participant-e-s,
« à la fois acteurs et spectateurs » (ibid.: 20), que
pour les professionnel-le-s : « ce qui est dit et vu de
l'événement est le produit de la rencontre entre les
propriétés du groupe qui se donne à voir et les
catégories de perception, sociales et politiques, du groupe social
formé par les journalistes » (op. cit.). C'est pourquoi
peuvent surgir d'un même événement plusieurs récits,
parfois contradictoires, selon différents critères que nous avons
déjà évoqués précédemment (les
journalistes, la ligne éditoriale ou encore le medium12). Les
journalistes ne sont pas de simples passeurs/passeuses d'informations
contrairement à une idée répandue qui voudrait qu'un-e
journaliste ait un regard objectif sur un événement car, C.
Kerbrat-Orecchioni (1980) le rappelle, c'est la subjectivité qui est la
règle. Malgré cela, il se dégage de beaucoup de textes de
presse une impression d'objectivité, d'avoir un énoncé qui
se prend en charge tout seul : c'est le phénomène
d'effacement énonciatif théorisé par Robert
Vion.
[Ce processus] constitue une stratégie, pas
nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l'impression
qu'il se retire de l'énonciation, qu'il «objectivise» son
discours en «gommant» non seulement les marques les plus manifestes
de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de
toute source énonciative identifiable (2001 : 334).
C'est clairement le cas du discours journalistique qui ne met
que très rarement en scène le/la producteur/productrice pour
appuyer ce point de vue soi-disant neutre, distancié et purement
informatif. Pour Patrick Charaudeau, c'est un « «jeu» que joue
le sujet parlant, comme s'il lui était possible de ne pas avoir de
point de vue, de disparaître complètement de l'acte
d'énonciation, et de laisser parler le discours par lui-même
» (1992 : 650).
Les caractéristiques du discours journalistique
s'appliquent principalement aux médias de masse* en opposition aux
médias alternatifs* (appelés aussi « médias libres*
») qui ont vu le jour sur internet et pour lesquels l'effacement
énonciatif est quasiment absent. Pour illustrer les différences
de points de vue dans une manifestation13, nous allons nous appuyer
sur trois articles issus des différents médias qui traitent du
même événement : l'épisode dit « de
l'hôpital Necker ».
12. Le medium désigne « le support,
l'intermédiaire à quelque chose ». Lors des manifestations
contre le projet de loi Travail, les réseaux sociaux ont joué un
rôle nouveau dans la représentation des manifestations, notamment
avec l'apparition de Periscope, une application permettant de
retransmettre à quiconque ayant l'application ce que l'on filme via son
téléphone, ou encore la possibilité de retransmettre en
direct sur Facebook.
13. Qu'il s'agisse d'un point de vue physique, là
où se trouve chaque journaliste au moment des faits, ou
idéologique, l'interprétation des faits.
20
I.2. ÉTUDE DE CAS : L'HÔPITAL NECKER DANS
LA PRESSE ÉCRITE
a) Contextualisation
Le 14 juin 2016, l'intersyndicale appelle à une
neuvième journée de mobilisation nationale contre la loi Travail.
Comme les précédentes fois, notamment à Paris, des
affrontements opposent la police et des manifestant-e-s, avec des points de
crispation à certains endroits du parcours. Un de ces points se trouve
juste devant l'Hôpital Universitaire Necker, spécialisé
dans les soins des enfants. À la suite de ces affrontements, neuf vitres
ont été abîmées, volontairement ou non.
Nous avons choisi trois articles traitant de cette
actualité : « À Paris, la manif dévaste tout sur son
passage »14 de Vincent Verrier (Le Parisien, 15 juin
2016), « Loi travail : nouvelle journée de manifestation
ultraviolente [sic] à Paris »15 écrit
par Anne de Guigné (Le Figaro, 14 juin 2016) et «
Tentative de récit de la longue journée de lutte du 14 juin
»16 par un-e anonyme, publié sur le site internet Paris-luttes
(16 juin 2016), un média libre.
b) Les titres et sous-titres
Nous pouvons remarquer les différences dans les titres
de chaque article : alors que celui du Figaro adopte un ton assez
neutre, celui du Parisien utilise un lexique plus marqué dans
lequel se devine l'opinion péjorative de l'auteur : ce ne sont pas les
« casseurs » mais « la manif » qui « dévaste
tout ». Le verbe « dévaster », aussi présent dans
l'article du Figaro, sera repris par le Premier ministre Manuel Valls
dès le lendemain mais nous y reviendrons ultérieurement.
L'article de Paris Luttes utilise lui aussi des marqueurs de
subjectivité tels que « longue » et « journée de
lutte ». On peut aussi remarquer la prudence de l'auteur-e avec le terme
« tentative », qui nous avertit dès le début de
l'aspect imparfait de l'article. On peut supposer que c'est à cause de
la longueur de la journée ou parce que l'auteur-e a conscience de
n'être qu'un regard parmi des milliers d'autres. Cette prudence, sous
forme d'avertissement, n'est pas présente dans les deux autres titres:
« la manifestation dévaste tout » et « manifestation
ultraviolente » ne sont pas
14. Verrier V. « A Paris, la manif dévaste tout
sur son passage », Le Parisien [en ligne], 15 juin 2016
(disponible sur le site internet Press Reader) [consulté le 16
mai 2017].
15. De Guigné A. et Gautier, C. « Loi travail :
nouvelle journée de manifestation ultraviolente à Paris »,
Le Figaro [en ligne], 14 juin 2016 (mis à jour le 15 juin 2016)
consulté le 16 mai 2017.
16. « Tentative de récit de la longue
journée de lutte du 14 juin », Paris-luttes.info [en
ligne], 16 juin 2016 (mis à jour le 18 juin 2016) [consulté le 17
mai 2017] .
21
des titres nuancés, tout comme «
Dégradations à l'hôpital Necker : récit d'une
journée de cauchemar » publié le 15 juin 2016, sur le site
du Figaro17 qui relate les réactions de plusieurs
commerçant-e-s ou usagers/usagères présent-e-s à
l'hôpital pendant les faits. On relève l'absence de modalisateur,
l'utilisation d'un lexique péjoratif pathétique et une
exagération qui tient presque de la synecdoque en définissant
comme « journée » les deux heures qu'a duré
l'affrontement devant l'hôpital Necker.
c) Déroulement du récit et
spécificités
Le Parisien
Dans Le Parisien, l'article commence ainsi : «
14h03. Les CRS chargent déjà. » D'emblée la
manifestation commence dans la violence, à moins que la manifestation
n'ait pas encore commencé. Le flou est dissipé quelques lignes
plus tard : « depuis le départ, vers 13 heures place d'Italie
(XIIIe), des centaines de casseurs remontent le cortège pour se
positionner dans le premier tiers de la manifestation ». Le regard du
journaliste se focalise sur les « casseurs », excluant du champ les
autres manifestant-e-s ainsi que leurs revendications ; en plaçant dans
le texte les violences avant le départ, qui était calme selon
Vincent Verrier, on discerne ici ce sur quoi le journaliste porte son
attention. Néanmoins, en mettant les CRS comme agent18 (au
sens grammatical) des violences : « Les CRS chargent », cela pourrait
laisser entendre que ce seraient les CRS qui auraient déclenché
les hostilités, à moins que le journaliste n'ait pas vu la cause
de la charge policière. Cela n'est pas clair et traduit bien la
confusion qui peut régner dans ces moments de troubles.
Le Figaro
L'article du Figaro a une construction plus
traditionnelle dont voici le premier paragraphe du corps du texte19
:
Nouveau déferlement de violences pour cette
neuvième journée de mobilisation contre le projet de loi El
Khomri, actuellement débattu au Sénat. À l'appel de
l'intersyndicale (CGT, FSU, FO, Solidaires, Unef, UNL, Fidl), 1,3 million de
personnes, selon la CGT, mais 125.000 selon la Police, ont manifesté ce
mardi dans une cinquantaine de villes en France.
17. Théobald M. « Dégradations à
l'hôpital Necker : récit d'une journée de cauchemar »,
Le Figaro [en ligne], 15 juin 2016 (mis à jour le 16 juin 2016)
[consulté le 16 mai 2017].
18. L'agent désigne l'être qui fait
l'action du verbe (DLSL).
19. Nous n'avons pas tenu compte ni du titre, ni du chapeau
qui sert de présentation et de résumé, notamment pour les
moteurs de recherches ou sur la page d'accueil des sites.
22
Le pic du 31 mars, avec ses 400.000 manifestants, selon le
ministère de l'Intérieur, n'a donc pas été
dépassé. Les syndicats espèrent toujours faire pression
sur le gouvernement afin qu'il amende le texte qui prévoit notamment une
décentralisation de la négociation sociale vers les
entreprises.
Les faits, les informations données (syndicats
participants, chiffres de l'intersyndicale et du ministère de
l'intérieur...) et un bref rappel de la revendication principale
permettent la contextualisation du discours là où le premier
article commence directement dans l'action. Néanmoins comme peut laisser
penser la première phrase du paragraphe, en parlant de «
déferlement de violences », tout le reste de l'article est
centré sur les affrontements :
Au bout de quelques centaines de mètres seulement, la
manifestation a tourné à l'affrontement. [...] Quelques instants
avant, des centaines d' « autonomes[*] » habillés de noir,
cagoulés et équipés de lunettes de natation, ont
provoqué les forces de l'ordre en tête de cortège en jetant
des projectiles, alors que des personnes se faisaient soigner, assises sur le
bord des trottoirs.
Alors que ce passage semble donner la justification de la
charge policière inexpliquée dans le Parisien, nous
pouvons remarquer une incohérence dans la présentation des faits
: si « l'affrontement » a été provoqué par les
« «autonomes» » en jetant des projectiles sur « les
forces de l'ordre », pourquoi des « personnes » se font «
soigner, assises sur le bord des trottoirs » ? Soit une partie des faits a
été ellipsée (celle où les personnes qui sont
soignées se font blesser), soit la restitution qui en est faite est
anachronique et rend la compréhension du déroulement des faits
problématique. Le récit rapporté par la journaliste est
loin d'être neutre, chronologique et distancié, et illustre bien
l'effacement énonciatif puisque malgré l'absence de
déictiques de personne, les jugements personnels sont bien
présents : « Au bout de quelques centaines de mètres
seulement », « les dégâts matériels sont
impressionnants », « restaurants dévastés
», « Les casseurs s'en sont même pris »
[nous soulignons].
Paris-luttes.info
Alors que l'article de Paris Luttes est anonyme,
il est le seul à prendre en charge l'énonciation via
de nombreux déictiques tels que les indices de personne : «
après notre passage »,« nous rejoindre », « à
mon avis » ou « je ne sais pas ». Cet article illustre bien le
fossé qui peut séparer les récits d'un même
événement. L'auteur-e était présent-e dans le
23
« cortège de tête » et donc au plus
près des événements mais aussi émotivement
engagé-e dans ce qui est décrit. Outre les différences de
ton et de vocabulaire (« marrants », « bordel », «
coup de latte »), sa version de l'affaire de l'hôpital Necker
tranche avec les deux autres récits puisque ce serait « une
personne seule » qui aurait « étoilé » les vitres
de l'hôpital. L'auteur-e semble chercher des raisons à l'inaction
des autres personnes présentes en plaidant l'ignorance (du lieu
visé ou des raisons de l'attaquer). Il/elle contextualise les faits en
évoquant les affrontements avec la police, et conclut que « dans le
chaos ambiant, [...] c'était vraiment pas grand chose ».
Comment interpréter ces différences ? En se
plaçant du côté du/de la
récepteur/réceptrice, il peut être légitime de se
méfier de cet article publié sur un site militant, écrit
par un-e auteur-e anonyme qui ne cite aucune source20, alors que le
Figaro et le Parisien sont deux quotidiens connus,
réputés, avec des journalistes professionnel-le-s. Il s'agit ici
de légitimité énonciative : les journalistes
disposent de la légitimité journalistique21 pour
relater des faits que le/la récepteur/réceptrice ne remet pas en
doute, contrairement à un récit fait par une personne
lambda22. Pourtant, cet article comporte de nombreuses informations
et son lot de détails : il y a un positionnement énonciatif
idéologiquement revendiqué, chose quasiment impensable dans la
presse traditionnelle du moins dans cette forme là. Au-delà des
prises de positions assumées, il y a seize photographies qui
accompagnent l'article (là où les autres n'ont qu'une, voire deux
photographies d'illustrations), sur lesquelles essentiellement des graffitis
(« fin de la propriété privée » sur la vitrine
d'une agence immobilière, « je pense donc je casse » et sa
variante « je pense donc je ne suis pas CRS ») mais aussi des
magasins qui ont été pris pour cibles (une boutique Lancaster
qui vend de la maroquinerie de luxe et une autre proposant des
coffres-forts, alarmes et portes blindées). Loin de nier les
dégradations, il y a même un acte revendicatif puisqu'il/elle
écrit :
20. D'autant plus depuis que la chasse aux fake-news
est à la mode dans les médias. Le Monde propose
d'ailleurs un moteur de recherche qui indexe et juge la fiabilité des
sites d'informations à l'adresse
http://www.lemonde.fr/verification/site.
Consulté le 12 novembre 2016, le Parisien et le Figaro
sont jugés « fiable[s] », alors que Paris-luttes.info
est jugé « peu fiable ». Cependant, il semble que les
critères aient changé depuis et que Le Monde recommande
toujours de croiser les sources d'une information.
21. Sur cette notion de légitimité
journalistique, voir Grevisse, Benoît. « Légitimité,
éthique et déontologie », Hermès, La Revue,
vol. 35, no. 1, 2003, pp. 223-230 ou Bernier, Marc-François.
Éthique et déontologie du journalisme. Presses Université
Laval, 2004.
22. Pourtant, le métier de journaliste n'étant
pas une profession réglementée, il n'y a besoin ni de carte de
24
Niveau "casse", toutes les banques, agences
immobilières, d'assurance, etc. y passent, comme d'habitude, ainsi que
diverses autres enseignes capitalistes genre Starbuck et compagnie. Le
Ministère de l'Outre-Mer a été sur-tagué et vu
quelques-unes de ses fenêtres brisées. Et bien sûr, tout ce
qui était publicités, caméras de vidéo-surveillance
y est passé, dans la joie et la bonne humeur. Parmi les trucs marrants,
on a pu voir une agence qui proposait une "épargne solide" mais
dont les vitrines fragiles se sont effondrées après deux coups de
latte.
Encore une fois, l'énonciation est assumée
discursivement (grâce au champ lexical, au niveau de langage mais aussi
par l'utilisation de l'humour) et située politiquement (la
dégradation des « enseignes capitalistes » est montrée
positivement, l'effet de liste démontre un acte politique
anticapitaliste et anti-autoritaire avec la visée d'un ministère
et des caméras de vidéo-surveillance). De surcroît, par
rapport aux autres articles, l'amplitude horaire rapportée est bien plus
importante puisqu'elle commence « une heure avant le départ de la
manifestation » qui était à 13 heures, jusqu'à 22
heures 30. Entre les deux marqueurs temporels sont racontés la
manifestation nationale puis des « rassemblements » devant le
Sénat, sur la place de la République et au quartier Latin et
enfin une « manifestation sauvage » de la place de la
République jusqu'au parc de Belleville qui a rassemblé environ
mille personnes selon l'auteur-e. Ces faits, qui font partie intégrante
de la journée de mobilisation, sont peu ou prou absents dans
les médias nationaux, tout comme le reste de la manifestation qui a
été éclipsé par les vitres de l'hôpital
Necker. Cependant, la plupart des faits rapportés dans le Figaro
et dans Le Parisien sont présents dans ce dernier article
: la rapidité des affrontements entre manifestant-e-s et force de
l'ordre , attaque d'une boutique Lancaster (rapportée dans
Le Parisien), etc.
d) Commenter la manifestation
La place centrale de la violence dans les discours
La violence occupe donc une place prépondérante
dans les retranscriptions que font les journalistes des manifestations au
détriment peut-être d'une stricte retranscription des faits. Dans
le cas de nos trois articles, écrits dans les douze heures suivant les
événements racontés, c'est bien la version décrite
par l'auteur-e anonyme qui est la plus proche de la réalité,
malgré (ou grâce à?) sa proximité revendiquée
avec le sujet23. Internet, et les
presse, ni de formation pour en faire son métier.
23. Version attestée par une vidéo tournée
par un journaliste qui était diffusée dès le 15 juin
notamment dans Libération (cf. : Mouillard et Peillon,
« L'hôpital Necker a t-il vraiment été
«dévasté» par les
25
nouvelles technologies de l'information dans leur ensemble,
ont donné la parole à celles et ceux qui dépendaient
jusque-là des médias pour pouvoir s'exprimer. Tributaires de la
volonté des journalistes, des rédacteurs/rédactrices et de
toute une chaîne de décision qui va jusqu'aux politiques, les
groupes manifestants ont aujourd'hui un moyen de toucher bien plus de gens par
leurs propres moyens qu'avant. Loin d'édulcorer leurs discours sur la
violence, elle semble être autant (si ce n'est plus) présente que
dans les grands médias. Finalement, seule leur interprétation,
c'est-à-dire le sens donné à cette violence, varie.
L'intérêt pour le groupe manifestant d'être
bien vu (au propre comme au figuré) par les journalistes s'explique
principalement par l'importance donnée au regard de ceux/celles-ci :
c'est en effet cette perception des faits qui construit le contenu d'un article
et de facto l'événement. Comme l'explique P. Champagne,
les manifestations permettent aux journalistes « de dire, pour les autres,
« ce qu'il faut en penser » » (1984 : 25). Il continue :
[...] il s'agit en effet d'événements qui n'ont
pas de signification simple et univoque parce qu'ils en ont trop. Le sens que
les organisateurs de ces manifestations veulent imposer à leur
«démonstration» leur échappe partiellement : ils
doivent toujours composer avec l'autonomie relative du champ de la presse qui
fabrique mais aussi réfracte «l'événement».
L'ensemble des articles que chaque quotidien consacre à
l'événement et l'impression globale qui s'en dégage, en
particulier pour le lecteur pressé et non informé, est, en
partie, le résultat de lignes politiques (au sens large) plus ou moins
claires, élaborées au cours des conférences de
rédaction où se déterminent ce que, pour chaque journal,
il faut dire ou non, ce qu'il faut montrer ou non, bref, la stratégie
à suivre à l'égard de ces actions dirigées vers la
presse (loc. cit.).
Selon lui, le groupe manifestant n'est pas maître de la
diffusion de ses revendications puisqu'il dépend des journalistes. Les
différences observées dans nos exemples cités
précédemment peuvent s'expliquer d'une part par le fait qu'il n'y
aurait pas de « signification simple et univoque » et d'autre part
à cause de ces « lignes politiques » propres à chaque
journal qui influencent la réception et la diffusion de l'information.
Toutefois, si les groupes manifestants dépendent des médias, les
médias dépendent aussi des groupes manifestants qui leur donnent
de l'information, la matière première nécessaire à
leur métier, ce qui crée une situation
d'interdépendance24.
La violence dans les manifestations ne se cantonnent pas
à un rapport discursif entre «le groupe qui se donne à voir
et les catégories de perception, sociales et politiques, du
«casseurs» ? », Libération [en
ligne], 15 juin 2016 [consulté le 16 décembre 2016]
24. Sur ce point, voir Champagne P. 2016 : La double
dépendance : sur le journalisme, Paris, Raisons d'agir
26
groupe social formé par les journalistes »
(ibid. : 20), il y a aussi celles et ceux qui créent leur
discours par rapport à celui des journalistes en commentant
l'actualité.
Commenter l'actualité : les matinales
radiophoniques
Les émissions de radios matinales sont un exercice de
communication dont les politiques sont friand-e-s, tout comme les
auditeurs/auditrices qui sont très nombreux/nombreuses chaque matin
à les écouter25. C'est chez Patrick Cohen, qui anime
« la matinale la plus écoutée de France » sur
France Inter, que s'est rendu le 15 juin 2016 Manuel Valls pour
commenter l'actualité. Après avoir parlé du « meurtre
de Magnanville »26, Patrick Cohen aborde « l'opposition
à la loi Travail » et « la mobilisation » de la veille
qui « a été importante » puisque « il n'y a jamais
eu, depuis le début du mouvement, autant de monde dans les rues de
Paris, 3 fois plus que le 31 mars ». Le journaliste demande à
Manuel Valls « que répondez-vous, non pas aux leaders syndicaux,
mais à ceux qui sont mobilisés depuis des semaines contre cette
loi ? », ce à quoi répond le Premier ministre : « je
réponds que, en marge des manifestations, la violence a pris un tour
tout à fait insupportable » (Valls 15 juin :
6-7). Patrick Cohen lui fait remarquer : « ce n'était pas
ma question », mais la volonté de Manuel Valls de se focaliser sur
les dégradations et les violences lors des manifestations n'est pas
inédite puisque le même jour, il s'est rendu avec Marisol Touraine
« au chevet des vitres de l'hôpital Necker27 » pour
dénoncer face aux caméras et aux micros, l' « attaque »
qu'a subie « cet hôpital ». Mais Manuel Valls n'a pas
été le seul à condamner les « casseurs » puisque
avant lui, Bernard Cazeneuve avait déjà fait part de sa
colère sur le plateau du 20 heures de France 2 (14 juin 2016),
en annonçant que l'enfant du couple de fonctionnaires de police
tué se trouvait justement dans cet hôpital (Cazeneuve 14 juin
: 31-32). Cette information n'avait pas été divulguée
jusqu'alors, ce qui lui a été reproché, notamment par
des
25. Selon le rapport de Médiamétrie du
18 novembre 2016, Patrick Cohen (France Inter) est
écouté par 1.958.000 personnes, Yves Calvi (RTL) par
1.715.000 et Thomas Sotto (Europe 1) par 1.275.000. Cependant, les
« interviews politiques » battent des scores d'audience, comme sur
France Inter avec 2.228.000 auditeurs/auditrices pour Léa
Salamé.
26. Le soir du 13 juin 2016, un couple de fonctionnaires du
ministère de l'Intérieur, a été assassiné
à leur domicile par un homme qui s'est revendiqué de Daesh.
Seul leur fils de trois ans, présent lors des faits, a
survécu.
27. Selon Perotin D. « Au chevet des vitres de
l'hôpital Necker, le gouvernement accusé de
récupération », Buzzfeed [en ligne], 16 juin 2016
[consulté le 23 novembre 2016].
27
membres du personnel de l'hôpital28.
Que ce soit Nicolas Sarkozy, alors chef du parti LR, qui
demande que la responsabilité financière de la CGT soit
engagée29, Marisol Touraine qui dit toute sa consternation en
moins de 140 caractères30 ou Philippe Vagier,
président du groupe UDI à l'Assemblée Nationale qui
demande « des sanctions exemplaires »31, l'indignation est
totale. Et lorsque toute la classe politique parle d'une seule voix, ne faut-il
pas s'interroger ? Y aurait-il un intérêt politique à jeter
la confusion sur le mouvement dans son ensemble alors qu'il reste, selon les
sondages, largement soutenu par les Français-e-s32 ?
I.3. EFFACER LA MANIFESTATION, COMMENTER LA
VIOLENCE
La violence en manifestation a souvent éclipsé
dans le discours médiatique et politique la manifestation en
elle-même. Pendant les manifestations contre le Contrat
Première Embauche (ou CPE) en 2006, les médias ont
très souvent focalisé sur les violences faites à
l'occasion des manifestations : « heurts dans plusieurs villes en marge
des manifestations contre le CPE » (Le Monde, 05 avril
2006) ou encore « 200 à 300 casseurs qui ont harcelé les
forces de l'ordre » à la fin de la manifestation du 16 mars 2006
qui s'était pourtant déroulée « sans incident »
selon David Pujadas (Journal de 20 heures, France 2). En 2005, les
manifestations lycéennes contre le projet de loi Fillon33 ont
surtout fait parler d'elles pour les violences qu'ont subies des jeunes
manifestant-e-s par des « jeunes de banlieues » mais aussi par les
forces de l'ordre. Le Monde titre ainsi l'article du 07 avril 2005 :
« des incidents violents ont émaillé les actions
lycéennes » et cela a été jusqu'à la
création d'un appel signé entre autre par Bernard Kouchner pour
dénoncer « les ratonnades anti-blancs »... Et 2001, riche en
sommets internationaux et donc en contre-sommets et manifestations, le «
Sommet des Amériques » qui se tenait à Québec pour
entériner le traité de libre-échange entre les pays
Nord-Américains a été davantage
28. Makdeche K., « Hôpital Necker : après
le passage des casseurs, l'opération politique du gouvernement »,
France Info [en ligne] 15 juin 2016, [consulté le 16 octobre
2016].
29. « Sarkozy: que soit engagée la
responsabilité civile et financière de la CGT »,
L'express [en ligne], 15 juin 2016 [consulté le 18 octobre
2016].
30. Chazot S., « Marisol Touraine dénonce les
violences de casseurs contre l'hôpital Nicker-enfants-malades »,
Europe 1 [en ligne], 15 juin 2016 [consulté le 18 octobre
2016].
31. Boudet A., « Les casseurs s'en prennent à
l'hôpital Necker, oubliant que des enfants malades y sont soignés
», Huffington Post [en ligne], 14 juin 2016 [consulté le
18 octobre 2016].
32. Un sondage Ifop du 18 juin 2016 annonce que 60 % des
Français-e-s trouve le mouvement « justifié »,
28
commenté pour les violences que pour les discussions
entre les chefs d'États : « le sommet des Amériques
s'achève dans la casse » (Le Monde, 22 avril 2001).
a) La violence dans les journaux
télévisés : le cas du G8 à Gênes
Il faut constater, du fait de quelques centaines ou milliers
de manifestants violents, la cause de ceux qui se préoccupent des
conséquences de la mondialisation et qui ont manifesté
pacifiquement a été complètement
discréditée (Gerhard Schröder, La Presse, 23
juillet 200134).
Gerhard Schröder souligne un mécanisme
récurent dans le discours politique portant sur la violence
protestataire : c'est un objet discursif important qui, par sa simple
présence, efface toute autre information et sa présence en
manifestation « discrédite » les revendications. En prenant le
journal télévisé de France 2 du 20 juillet35 et
21 juillet36 2001 qui couvrent le G8 à Gênes,
nous allons analyser ce sur quoi porte l'attention des journalistes ainsi que
la teneur des commentaires pour essayer de comprendre si les violences dominent
le reste des événements, par le biais de la
hiérarchisation de l'information et si la position du chancelier
allemand est partagée aussi en France. Pour cela, nous
détaillerons un sujet en relevant les articulations du discours
(commentaires et images) et sa durée pour analyser ensuite le principe
rhétorique qui le domine.
Vendredi 20 juillet 2001
Le journal s'ouvre sur les violences du G8 sans évoquer
les décisions prises à l'occasion des discussions entre chefs
d'États. Antoine Cormery introduit le sujet (1 min.
1337) en parlant de « scènes de guérilla
urbaine très violentes » et d'un « mouvement italien
ultra-radical ». La première image du reportage montre
derrière une vingtaine de jambes de policiers/policières un
homme, le visage ensanglanté, allongé sur le sol et des
secouristes qui lui mettent une minerve. La voix hors champ débute ainsi
(1 min. 19) : « la mort d'un manifestant, c'est ce que redoutait
le plus les organisateurs de
avec 49 % des sympathisant-e-s du PS et 90 % des sympathisant-e-s
du Front de gauche.
33. La « loi d'orientation et de programme pour l'avenir de
l'école » du 23 avril 2005.
34. Garlan F., « Les Huit ne se laisseront pas intimider
par les casseurs », La Presse, 23 juillet 2001, p.a4.
35. « 20h France 2 du 20 juillet 2001 -
Débordements à Gênes avant le G8 », INA [en
ligne], 2 juillet 2012 [consultée le 16 mars 2017].
36. « 20h le journal : [émission du 21 juillet
2001] », INA [en ligne], 2 juillet 2012 [consultée le 16
mars 2017].
37. Pour plus de pertinence, nous avons découpé
les vidéos en scènes pour lesquelles nous avons indiqué
entre parenthèses à quel moment elles débutent.
29
ces trois jours de manifestations ». Le ton est grave,
monotone. Le sujet donne la parole aux « organisateurs de ces trois jours
de contestation » en relayant leur craintes. Le commentateur continue (1
min. 37) : « jeunes manifestants impossibles à identifier
», « mouvement radical italien », « consignes strictes
[qui] furent respectées » (avec des images de manifestant-e-s le
visage ensanglanté qui se font interpeller), « une
répression rarement vue à l'occasion d'une manifestation. Faut-il
parler encore de manifestation ? », « une guerre de positions »,
le champ lexical de la guerre domine pendant les deux minutes du reportage.
Puis un deuxième reportage (3 min. 10), celui-ci à
« l'intérieur de la zone rouge [...] qu'il faut bien appeler un
camp retranché », d'à peine une minute.
Troisième reportage (4 min. 40), sur les
réactions des chefs d'États, avec une importance toute
particulière donnée à Jacques Chirac, président de
la République française, présenté comme le seul
à vouloir dialoguer avec les manifestant-e-s. Il faut attendre la phrase
de conclusion pour apprendre que les Huit ont débloqué «
près d'un milliard de dollars » pour « les plus pauvres
», « un fond thérapeutique pour les malades du SIDA, de la
tuberculose et du palud [sic]. » Pour clôturer le sujet (6 min.
15), un envoyé spécial, Alain de Chalvron, est en direct de
Gênes pour parler des « débordements. » Son analyse est
subjective puisqu'il affirme au sujet des autorités italiennes que
« le pire est arrivé » mais qu' « on ne peut pas leur
reprocher car ils ont tout fait pour l'éviter [nous soulignons]
». Cela fait écho à la phrase d'introduction du premier
sujet : « a mort d'un manifestant, c'est ce que redoutait le plus les
organisateurs », alors que pas une fois la parole ne sera donnée
à un-e manifestant-e. Il évoque aussi les grilles qui entourent
le quartier du Palais Ducal où sont cloisonnés les chefs
d'États, surnommées « le mur de la honte » qui est,
selon lui, « un symbole rêvé pour ceux qui de toute
façon étaient venus ici pour casser [nous soulignons]
». Le positionnement idéologique du journaliste est assumé
et permet de questionner l'angle choisi pour traiter le sujet. Il questionne
ensuite la « pérennité de ce genre
d'événements » qu'il place dans la lignée de Seattle
en 1999 et de Göteborg un mois avant Gênes.
Le sujet a pris presque 7 minutes sur 35 minutes, tout en sachant
que la moyenne
La construction des acteurs
30
d'un sujet au journal télévisé de
France 2 est de 1 minutes 4338, il est donc cinq fois plus
long que le sujet moyen, ce qui indique une volonté éditoriale de
mettre l'accent sur les violences, tout comme la contextualisation du sujet
montre un certain parti-pris. En désignant les opposant-e-s comme un
« mouvement italien ultra-radical », Antoine Cormery
créé une image négative du groupe manifestant avec cet
adjectif « ultra-radical » qui tient presque de la tautologie puisque
le TLFi définit « radical » par : « Qui va
jusqu'au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix
initial », idée que l'on retrouve dans « ultra » : «
Celui, celle qui est le partisan acharné, ou extrémiste d'une
cause ou d'une idée » (2017). Cela construit une image
négative, menaçante, dangereuse des manifestante-s. A
contrario, l'image discursive de l'autre camp désigné comme
étant les « organisateurs de ces trois jours de manifestations
» pour faire référence aux groupes manifestants
légitimes (syndicats, ATTAC, etc.), est
construite autour des notions de responsabilité et de compassion.
Cependant, en relayant leur « crainte », le journaliste les humanise,
tout comme Alain de Chalvron qui les exonère de tout reproche tout en
jugeant « ceux qui de toute façon étaient venus ici pour
casser ». Si nous revenons à l'introduction d'Antoine Cormery en
mettant en parallèle « mouvement italien ultra-radical » et
l'image de ce manifestant mort, l'impression qui peut s'en dégager
serait une sorte de responsabilité de la victime qui aurait payé
de sa vie son ultra-radicalisme. C'est d'ailleurs cet
ultra-radicalisme qui fait dire à la voix hors champ qu'il ne s'agit
plus d'une manifestation et donc qu'on ne peut plus parler de «
répression » mais bien d'une guerre civile. Le champ lexical est
donc ajusté : on parle alors de « guerre de positions », de
« camp retranché » et de « zone rouge ».
Samedi 21 juillet 2001
Le G8 est le second sujet, le premier étant
consacré à Lance Armstrong, vainqueur d'une étape du Tour
de France « avec une facilité toujours aussi déconcertante.
» Le présentateur parle de « nouveaux affrontement en marge de
la grande manifestation [...] pacifique, elle. » C'est d'ailleurs sur des
images de cette « grande manifestation » que s'ouvre le sujet
à 6 minutes 15, avec « 200.000 manifestants » et «
quelques centaines d'éléments, tout au plus [qui] veulent forcer
le passage [de la zone rouge39], ceux qu'on
38. InaStat n°38 « 20 ans de JT », juin 2015
39. Zone interdite englobant le palais Ducal et où les
chefs d'États étaient réunis.
31
surnomme le bloc noir. » Une dame est interviewée
(7 min.) : « les gens sont pacifistes, on résiste
même à la provocation [policière] » puis de nouveau la
voix hors champ : « mais c'est fini, la violence l'a emporté
». Le sujet se poursuit avec les manifestant-e-s « les plus
pacifiques » victimes des forces de l'ordre « qui repoussent tout le
monde sans distinction ». « Les manifestants pacifiques, eux, n'ont
pu défiler que quelques minutes. » Le sujet se clôt sur
l'image d'une vingtaine de manifestant-e-s, en ligne, les mains en l'air, avec
un hélicoptère volant derrière elles/eux.
Un second sujet (8 min. 40) est consacré
à la mort du manifestant, qualifié « de jeune
extrémiste » par Antoine Cormery et qui se résume à
un rappel des faits, puis à des témoignages de manifestant-e-s en
colère et de riverain-e-s qui jugent que le manifestant l'a
mérité car il aurait voulu agresser les carabiniers qui
n'auraient fait que se défendre (en lui tirant dessus à deux
reprises dans la tête puis en l'écrasant au volant d'une
Jeep). Là aussi, le sujet se base sur un clivage entre pro
et anti manifestation. Comme la veille, Alain de Chalvron est
interviewé par le présentateur qui commence ainsi (10
min. 45) : « La manifestation anti-mondialisation est
assurément un succès, on va le voir en détails dans un
instant, mais le message est très largement brouillé
[nous soulignons] par ces vols avec violence auxquels nous avons pu
assister. » L'envoyé spécial répond : « Oui, on
en retiendra de ce sommet de Gênes, comme de celui de Göteborg sans
doute, que ces affrontements et leurs victimes, le mort d'hier, les
blessés d'aujourd'hui. Finalement, le fracas des gaz
lacrymogènes, des grenades lacrymogènes a couvert les slogans
pour un monde meilleur, plus humain, plus écologique [nous
soulignons]. »
S'en suit un sujet sur la manifestation « pacifique
» qui « a réuni plus de 150000 personnes » diffusé
à 12 minutes. Une suite d'images de manifestant-e-s joyeux/joyeuses,
avec des messages de paix, puis un homme : « il faut que tout le monde se
rende compte qu'ici la majorité des manifestants est pacifique. »
Le commentateur poursuit : « à la tribune, les leaders des
organisations anti-globalisation clament victoire devant ce rassemblement
pacifique, enfin, et critiquent pêle-mêle gouvernement italien et
casseurs. » Même dialectique de la part de José Bové
qui parle des « tentatives de déstabilisations de la part d'un
certain nombre de groupes incontrôlés » alors que
lui-même n'a pas la
32
réputation d'être militant
pacifiste40. Le sujet se clôt avec cette phrase : « alors
que les affrontements continuent au loin, certains ont bien gagné un
moment de repos. » Visiblement, les « casseurs » n'ont pas
empêché cette manifestation de se dérouler dans le calme
mais l'accent est mis sur les affrontements qui ont lieu autre part. Un nouveau
sujet débute (13 min. 30), celui-ci à «
l'intérieur de la zone rouge », sur les pourparlers. Les chefs
d'États « accusent le coup » après la mort du
manifestant la veille. La journaliste cite un communiqué commun dans
lequel les Huit condamnent les violences. Le sujet se termine sur le fait
qu'aucun accord n'ait été trouvé sur « les grands
sujets. » Le thème du G8 a pris 8 minutes 45 d'un journal de 37
minutes, contre 1 minute 43 en moyenne, alors même qu'une large part de
ce temps a été allouée aux violences et affrontements.
Légitimation, délégitimation
L'opposition entre les manifestant-e-s « pacifiques
» et les « casseurs » est centrale dans ces différents
sujets. Dès le début, Antoine Cormery oppose aux « casseurs
» la « grande manifestation » qui est « pacifique, elle
». Cette reprise du pronom en postposition appuie la
différenciation avec le « bloc noir » composé de ceux
qui veulent « forcer » la limite de la zone rouge, les rendant de
fait responsables de la violence. L'opposition permet aussi de
délégitimer le groupe manifestant violent en ayant recours aux
chiffres ( « 200.000 manifestants » contre « quelques centaines
d'éléments »), au champ lexical de la violence (« les
gens sont pacifistes, on résiste même à la provocation
[policière] » contre « la violence l'a emporté »),
à la syntaxe (« Les manifestants pacifiques, eux »). Il est
intéressant de voir que le groupe manifestant légitimé,
par la voix de José Bové, condamne les « groupes
incontrôlés », tout comme les chefs d'États qui
condamnent « les violences ». Même si la gestion de la
manifestation par les forces de l'ordre est critiquée, c'est de la faute
des « casseurs » si les manifestant-e-s pacifiques se sont
retrouvé-e-s entre deux feux. C'est d'ailleurs l'idée que l'on
retrouve dans le montage des sujets, comme lorsque en montrant les
manifestant-e-s sont montré-e-s les mains en l'air, survolé-e-s
par un hélicoptère de la police. Cette mise en images, la
mise en scène en quelque sorte, porte un message très
symbolique : en montrant les « casseurs » jeter des
40. Il est, entre autre, jugé coupable pour «
violence en réunion » le 27 octobre 1999, « vandalisme »
le 13 septembre 2000, « destruction de plant de riz transgénique
» le 19 novembre 2002, pour « destruction d'une parcelle de maïs
transgénique » le 15 novembre 2005.
33
objets sur la police puis des « manifestants pacifiques
» les mains en l'air, nous sommes devant l'illustration de l'expression
« pris en otage », les manifestant-e-s étant les victimes, les
« casseurs » les bourreaux. Cette même opposition se retrouve
logiquement dans les conclusions d'Antoine Cormery et Alain de Chalvron qui
disent que « la manifestation anti-mondialisation est assurément un
succès [...] mais le message est très largement
brouillé » par les violences.
Finalement, le G8 n'est que le contexte et le décor, le
vrai sujet de tous ces reportages est la violence : lorsqu'elle est
présente (lors des affrontements et des arrestations), lorsqu'elle est
absente (comme lors du rassemblement pacifique qui n'a été
évoqué que par l'absence d'affrontements), lorsqu'elle est
commentée (via les déclarations des chefs d'États
par exemple). Les manifestant-e-s pacifiques servent alors de groupe
manifestant modèle victime du groupe manifestant
illégitime qui provoque les violences, notamment celles dont sont
victimes les manifestant-e-s pacifiques, dédouanant de fait les forces
de l'ordre.
b) Utilisation de la violence dans le discours
médiatique et politique
Une source de rémunération pour l'un...
Par ces deux exemples, nous pouvons voir l'attrait
qu'éprouvent les médias pour la violence protestataire, au point
peut-être de la sur-représenter ? On pourrait s'interroger sur les
raisons qui poussent les rédacteurs/rédactrices et
éditorialistes à donner une telle place aux images violentes
lorsque le sujet porte sur les manifestations. Y. Michaud nous apporte quelques
éléments de réponse dans son livre La violence
:
La violence, qui vient interrompre le cours normal des choses,
est un objet idéal pour les médias qui consomment essentiellement
des faits divers et du sensationnel. Les médias, par définition,
diffusent des informations indirectes : images photographiques,
télévisuelles, bandes vidéo, messages enregistrés.
Ces informations, on peut les sélectionner, les monter, les
légender, les commenter - les montrer ou ne pas les montrer. [...]
Présentée sous le signe de la transparence, [la violence] est
montrée dans les pays démocratiques sous la forme de
clichés et de stéréotypes où les formes de la
fiction contaminent et, de plus en plus, modèlent celles de la
réalité (1988 : 39-40).
34
...une source de pouvoir pour l'autre
La violence, tout du moins sa présence, assurerait aux
médias de toucher un large public, intérêt qui serait
directement lié aux revenus générés par les
publicités. L'intérêt qu'auraient les politiques à
se focaliser sur les violences serait de décrédibiliser tout un
mouvement en s'appuyant sur les actes d'une minorité et ainsi voter les
lois et signer les traités malgré les oppositions. De plus,
lorsque Antoine Cormery dit que le message des manifestant-e-s est «
très largement brouillé » du fait des violences,
Alain de Chalvron lui répond que « le fracas des gaz
lacrymogènes, des grenades lacrymogènes a couvert les slogans
pour un monde meilleur, plus humain, plus écologique »,
preuve que les revendications sont connues et qu'il s'agit plus d'une manoeuvre
politique ou d'argument rhétorique que d'une réalité.
Au delà des « casseurs », c'est la violence
qui est au centre des préoccupations. La façon dont est
traitée la violence protestataire en tant que sujet lors des
manifestations est importante car un scénario semble se
répéter indéfiniment : «en marge» de la
manifestation, des « casseurs » «s'infiltrent» et
provoquent la police. L'agression vient toujours du même camp (les «
casseurs ») et oblige l'autre camp (la police) à se
défendre, entraînant parfois, comme ce fut le cas à
Gênes, des «victimes collatérales» ; ce topos
politique découle de la différenciation qui est faite entre
la violence (illégitime) et la force
(légitime). Pourtant, cette dichotomie n'est pas si simple
au regard des différentes définitions de la violence,
particulièrement au sujet de la violence
politique41.
Définir la violence
Malgré la multitude de définitions, l'un des
seuls traits commun à toutes les théories sur la violence
politique, selon Philippe Braud (1993) est la violence physique
définie par Ted Gurr comme un « usage
délibéré de la force pour blesser ou détruire
physiquement42 » (1973 : 360). P. Braud continue :
Si il y a également un large consensus pour distinguer
les atteintes aux personnes et les dommages aux biens, les critiques en
revanche ont été nombreuses contre la tendance de beaucoup de ces
travaux à circonscrire les phénomènes de violence
politique aux actions
41. Alors même que la violence n'a été
étudié d'une manière scientifique que tardivement, comme
le déplore Hannah Arendt dans Du mensonge à la violence
: « [...] il paraît surprenant, à première vue,
que la violence ait si rarement fait l'objet d'une analyse ou d'une
étude particulière. » (1972 : 111)
42. Phrase originale : « deliberate uses of
force to injure or destroy physically » in GURR
T. R. (1973), Why men rebel, New-York, Taylor & Francis, p.360
43. NIEBURG H.L. (1969), Political Violence. The
Behaviorisme Process, New York, St Martin's Press, p.13
44. C'est la définition retenue par F. Dieu (1995 : 38),
O. Fillieule (1993 : §4) et I. Sommier (2008 : 16).
35
dirigées contre l'État. Les distinctions
violence/coercition, ou encore violence/force, qui mobilisent deux lexiques,
l'un dramatisant, l'autre euphémisant, permettent de creuser un
fossé de légitimité entre l'usage institutionnalisé
de la contrainte matérielle au service de l'ordre politique et les
usages protestataires ou contestataires (1993 : 3).
C'est pourquoi il retient la définition de H.L.
Nieburg43 :
Des actes de désorganisation, destruction, blessures,
dont l'objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances,
l'exécution, et/ou les effets acquièrent une signification
politique, c'est à dire tendent à modifier le comportement
d'autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le
système social (ibid. : 4).
Cette définition, qui semble faire
consensus44, est indépendante des systèmes de
légitimation et englobe tout à fait la « force
nécessaire et proportionnée » que revendique l'État ;
elle permet de définir plus finement son utilisation comme outil de
contrôle social, de revendication, de contestation ou de domination.
Malgré ces travaux, force est de constater que les « casseurs
» ont toujours dans les commentaires le monopole de la violence dans les
manifestations, ce qui les rend illégitimes au regard des
médias car « la violence politique est le terrain
d'élection des jugements de valeurs » (ibid. : 2). Au
gré de nos recherches, il s'est avéré que pour une large
majorité, « casseurs » est aussi vieux que le
phénomène qu'il décrit. C'est en partant de ce
pseudo-constat que nous nous sommes lancé à la recherche de
la naissance discursive des « casseurs ». Quand
cette dénotation est-elle apparue en discours ? Sous quelles formes
? Par quels procédés linguistiques ? Entre-t-elle en conflit
avec d'autres items lexicaux ? Ce sont à ces questions que nous allons
tenter de répondre.
45. Renou F. « Larousse loin devant Robert » in
« Larousse et Robert : les dicos qui pèsent lourd »,
Le Journal Du Net [en ligne], s.d. [consulté le 15 mai
2017].
36
II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS
»
II.1. REMARQUES PRÉLIMINAIRES
Pour analyser en diachronie l'item « casseurs »,
nous avons choisi dans un premier temps de nous focaliser sur
l'évolution de la valeur dénotative de « casseur » en
nous appuyant sur les dictionnaires Larousse plutôt que sur le
TAL (Traitement Automatique des Langues) que nous ne maîtrisons pas
complètement. Nous avons choisit le Petit Larousse Illustré
(désormais PLI) pour des raisons de disponibilités
et parce qu'il est réédité annuellement, ce qui n'est pas
le cas du Grand Larousse par exemple, condition sine qua non
pour vérifier et attester avec précision l'apparition de la
dénotation qui nous intéresse. Enfin, le Larousse est le
dictionnaire préféré des français-es puisqu'il
représente 70 % des ventes de dictionnaire en France45, ce
qui le rend potentiellement plus représentatif des usages lexicaux de
son temps.
Nous avons aussi utilisé les Dictionnaire de
Godefroy et son Complément (DG et CDG),
bien connus des médiévistes, qui ont le mérite de recenser
diverses formes, flexions et autant d'exemples issus de textes et récits
du IXe au XVe siècle mais cela s'est
révélé peu pertinent pour le traitement de notre sujet ;
nous nous sommes alors tourné vers le Dictionnaire Historique de la
Langue Française (DHLF) qui a été riche en
informations.
Nous allons à présent étudier les
dénotation de « casseurs » en diachronie, ce qui
nécessite quelques précisions lexicologiques.
II.2. LES DÉNOTATIONS DE «
CASSEURS » AU FIL DE L'HISTOIRE
a) Dénotations et
connotation(s), quelques définitions
Il nous paraît essentiel de faire un point ici sur les
concepts de dénotation et de connotation(s),
fondamentaux pour ce chapitre. Le DLSL nous explique que la logique
scolastique, d'où sont tirées ces notions, opposait « la
définition en extension (dénotation)
Ce sont les connotations qui donnent à
l'écrivain-e son identité trans-textuelle (au sens où il
ne s'agit pas du style d'un texte mais de toute son oeuvre) et
révéleraient une part
37
et la définition en compréhension (connotation)
» (2012 : 111), mais les définitions ont évolué suite
à leur application en linguistique. Ainsi, « la connotation
désigne un ensemble de significations secondes provoquées
par l'utilisation d'un matériau linguistique particulier et qui viennent
s'ajouter au sens conceptuel ou cognitif, fondamental et stable, objet du
consensus de la communauté linguistique qui constitue la
dénotation » (loc.cit.). À l'opposé
de la dénotation, la connotation n'est pas uniquement
composée de signes linguistiques mais aussi du niveau de langue (si
chien, canidé et clébard ont la même
dénotation, c'est-à-dire qu'ils désignent le même
animal, ils connotent chacun quelque chose de particulier : le premier connote
un langage neutre, le second un langage scientifique alors que le
troisième connote un langage familier), d'une construction syntaxique ou
d'une gestuelle particulière. C'est pourquoi il nous semble important de
dépasser cette dichotomie qui fait de la dénotation une
langue d'information et de la connotation une forme déviante ;
tout comme il est vain de parler d'un sens connoté puisqu'il
n'en existe pour ainsi dire jamais qu'un seul, à
l'opposé du sens dénoté sur l'axe synchronique,
d'où l'importance de parler au pluriel de connotations. Ainsi,
M.-N. Gary-Prieur définit la dénotation comme le sens
commun « à tous les sujets parlant une même langue »,
symbolisé « très grossièrement par la
définition du dictionnaire » et les connotations comme
étant « toutes les nuances subjectives qui s'ajoutent [...]
à cette signification de base » (1971 : 98). Elle résume en
quatre points ce qui définit les connotations : « les
connotations caractérisent les langages naturels ; [...] sont des
significations secondes ; [...] sont liées à la pratique
individuelle du langage ; [...] sont plurielles (à une dénotation
correspond une liste ouverte, indécidable, de connotations.) »
(ibid. : 99)
R. Barthes, dans Le degré zéro de
l'écriture, donne aux connotations une dimension
affective, personnelle et caractéristique de l'auteur-e qui font son
style :
La langue est donc en deçà de la
Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un
débit, un lexique naissent du corps et du passé de
l'écrivain et deviennent peu à peu les automatisme mêmes de
son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne
plonge que dans la mythologie personnelle de l'auteur, dans cette hypophysique
de la parole (1972 : 12).
38
importante, intime du/de la locuteur/locutrice. C'est pourquoi
M.-N. Gary-Prieur écrit : « les connotations sont le produit d'une
culture, d'une expérience, d'un caractère » (1971 : 101). P.
Bourdieu ne dit pas autre chose lorsqu'il écrit : « la connotation
renvoie à la singularité des expériences individuelles,
[...] elle se constitue dans une relation socialement
caractérisée où les récepteurs engagent la
diversité de leurs instruments d'appropriation symbolique » (2001 :
62). Ces quelques exemples illustrent l'importance de ces questions pour
comprendre les enjeux des connotations, de ce qu'elles nous apprennent
sur celles et ceux qui les utilisent.
Nous retrouvons finalement le même processus pour la
dénotation mais à une échelle différente.
Si, comme nous l'avons vu précédemment, la dénotation
d'un mot est le sens compris par l'ensemble d'une communauté
linguistique, il n'en demeure pas moins que ce sens change et évolue.
Ainsi, nous pouvons suivre via les différentes éditions
du DAF l'évolution du mot « voiture » qui a
désigné une « plate-forme, caisse ouverte ou fermée
montée sur roues, tirée par la force animale, qui sert à
transporter des personnes, des objets » (4ème
édition, 1762) puis un « véhicule automobile servant
à transporter un nombre réduit de personnes ou des objets de
faible encombrement » (8ème édition, 1932-1935),
qui correspond à la dénotation moderne. La dénotation nous
donne aussi des informations sur les locuteurs/locutrices et surtout sur la
communauté linguistique et l'état de la langue au moment du
discours : « le mot à toute fin du dictionnaire n'a aucune
existence sociale : dans la pratique, il n'existe qu'immergé dans des
situations, au point que le noyau de sens qui se maintient relativement
invariant à travers la diversité des marchés peut passer
inaperçu » (Bourdieu 2001 : 62). Nous utiliserons donc
dénotation pour désigner « l'élément
stable, non subjectif et hors du discours, de la signification d'une
unité lexicale » (DLSL : 2012) et qui correspond peu ou
prou à la définition de sens46.
b) Les débuts de « casseurs
»
Nous allons nous intéresser maintenant aux
dénotations du mot « casseur » et à son
évolution au fil de l'histoire. Dans le DG, il n'existe aucune
forme substantivée du verbe
46. Il y a en une véritable différence entre
dénotation et sens qu'il faut se garder d'ignorer dans
le cas d'énoncés ou d'expressions. Les travaux de Frege (1892)
sont remarquables puisqu'il démontre que si un énoncé peut
avoir un contenu sémantique tout en étant dénué de
dénotation, deux énoncés ayant la même
dénotation peuvent avoir deux sens différents (Über Sinn
und Bedeutung. Zeitschrift für Philosophie und philosophische
Kritik, Trad. fr. « Sens et dénotation », in
Écrits logiques et philosophiques, éd. Seuils,
Paris, 1971).
39
« quasser » qui avait déjà le
sens qu'on lui connaît, avec quelques nuances cependant : « crever,
en parlant d'un oeil. [...] Ref., se meurtir. [...] Neut., Cesser,
s'éteindre ». La forme substantivée apparaît dans le
CDG avec comme définition : «casseur : s.m. Celui qui
casse. » suivie de l'entrée : :« anc., casseur d'acier,
celui qui frappe de manière à casser l'acier ; querelleur.
» Nous trouvons comme définition à « querelleur
» : « s.m. anc., celui qui porte plainte en justice, [...]
Celui qui cherche les querelles ». En plus de l'aspect manuel du
« casseur d'acier », il y a un aspect de confrontation, une dimension
combative, revendicative de l'agent.
Dans le Thresor de la langue francoyse tant ancienne que
moderne de Aimar de Ranconnet (1606), nulle trace de « casseur
» bien que l'article « casser » soit enrichi de
nombreuses flexions morphologiques et sémantiques. Cette
particularité vient de son usage qui différe des dictionnaires
« classiques » puisqu'il ne donne pas le sens des mots mais les
équivalents en latin. Il s'appuie pour cela sur plusieurs exemples qui
font état pour certains items lexicaux d'un nombre assez important de
dénotations. Ainsi à « casser » on trouve
« casser les reins », « casser une noix », « casser et
rompre », « cassant », « cassure »... On trouve
même « casser un gendarme », qui aurait pu nous
intéresser, mais pas de « casseurs ».
L'Académie Française répertorie dans sa
quatrième édition (1762) le terme « casseur » avec
cette définition : « Il n'a guère d'usage qu'en cette phrase
proverbiale, Un grand casseur de raquettes, Qui se dit d'un homme verd
& vigoureux [sic]. Il se vante fort, il se donne pour un grand
casseur de raquettes. » Il en est de même pour la
cinquième et sixième édition (1798 et 1835), à ceci
près que cette dernière a un ajout : « Un casseur
d'assiettes, un tapageur, un querelleur. »
Émile Littré, dans son dictionnaire
éponyme, reprend presque mot à mot la définition du
DAF : « celui, celle qui casse beaucoup par maladresse.
Fig. Un grand casseur de raquettes, un homme vigoureux. Un casseur
d'assiettes, un tapageur, un querelleur. » (1873-1874).
Le GL (1971) quant à lui, atteste d'un sens
« d'air de provocation » en 1803 au travers d'un exemple de Zola :
« Fagerolles, qui affectait des airs de casseurs et de voyou, se tapait la
cuisse. » Cependant, alors que le TLFi reprend la même
définition (en précisant que « casseur » est un sens
par extension au cambrioleur) avec le même exemple, on ne
40
retrouve dans aucun autre dictionnaire ni ce sens, ni un autre
exemple ; on peut alors avancer qu'il s'agit ici d'une des nombreuses
expressions néologismiques inventées par Zola. Le
GL donne aussi, aux côtés de « individu querelleur
» qui existe déjà depuis la 6ème édition de
l'AF (1835) et dans le Littré (1872-76), un sens
nouveau de « casseur de vitre ». Cet ajout est peut-être un
indice, un prémisse de la dénotation qui est apparue
l'année suivante.
Le premier « casseur » est attesté pour la
première fois comme substantif autonome, sémantiquement et
syntaxiquement, en 1885 selon le GL (1971) au sens de «
cambrioleur ». Il est très répandu après la
Seconde Guerre mondiale et jusqu'à la fin des années 1970
où il est supplanté par le nouveau sens de « manifestants
violents ».
c) « Casseurs » dans Le Monde
(1944-1970)
Nous avons recherché dans les archives du journal
Le Monde le terme « casseurs » entre 1944 et 1970 (nous
avons arrêté la recherche au 08 avril 1970, la veille de l'annonce
de la loi dite « anti-casseurs » par le Premier ministre Jacques
Chaban-Delmas). Sur les 94 résultats qui regroupent 21 groupes nominaux
contenant l'item lexical « casseurs », il y en a quatre qui
ressortent nettement. Avec vingt occurrences, « casseur d'assiettes »
arrive en tête. Six occurrences sont dues à la pièce de
théâtre d'Armand Salacrou et un article du 07 novembre 1959 est
consacré à l'entrée dans le dictionnaire de
l'Académie de cette expression :
L'Académie vient encore d'admettre une expression
pittoresque en étendant le sens du mot casseur : fanfaron bruyant qui
cherche à attirer l'attention sur lui. Au propre et au figuré il
ne s'emploie guère que comme "casseur d'assiettes".47
La seconde forme est celle au sens de voleur qui compte treize
occurrences qui vont de 1951 à 1970. Ce sens est encore quelquefois
utilisé de nos jours mais cela reste marginal (comme par exemple «
le gang des casseurs » qui désigne un groupe de malfrats qui
ciblaient les bureaux de tabac dans le Sud-Ouest de la France48).
Nous trouvons aussi huit fois « casseurs de vitres », là aussi
une forme lexicalisée qui désigne une personne violente, «
rentre-dedans », tout comme la profession de « casseur » pour
nommer celui qui
47. « Jean Rostand sera reçu jeudi prochain sous
la coupole », Le Monde [en ligne], 07 novembre 1959
[consulté le 24 juin 2017].
48. Lagarrigue M. « Gang des casseurs : quatre ans ferme
pour les meneurs », La Dépêche [en ligne], 07
septembre 2016 [consulté le 24 juillet 2017].
49. Fesquet H., « Une voiture neuve valant 500 000 francs
coûterait en pièces détachées cinq fois plus »,
Le Monde [en ligne], 03 août 1955 [consulté le 24 juin
2017].
41
s'occupe des épaves des voitures. Au sujet de ce
dernier, la première attestation de ce sens dans Le
Monde49 est suivie d'une note explicative : « ainsi
s'appellent les commerçants achetant, pour les revendre sous forme de
pièces détachées, des automobiles
détériorées dans un accident ou trop vétustes pour
pouvoir continuer à rouler ». Cette note de bas de page est un
indice de la récente apparition de ce sens et qui peut s'expliquer par
la démocratisation de l'automobile.
Sur les quatre items lexicaux les plus récurrents dans
Le Monde contenant le terme « casseurs », deux sont des
groupes nominaux lexicalisés (« casseur d'assiettes » et
« casseur de vitres »), les deux autres sont des substantifs
autonomes dont le plus répandu est celui qui désigne un criminel.
La dénotation de « manifestant violent » n'est pas
attestée, ni dans le journal Le Monde, ni dans le DAF.
Il a fallu attendre la 9ème édition de ce dernier
(1992) pour trouver le sens qui nous intéresse au troisième point
:
(1) CASSEUR-EUSE n. (rare au féminin). XVIe
siècle, au sens de « celui qui frappe fort
(pour casser) » ; XIXe siècle, au sens
argotique. Dérivé de casser.
1. Personne dont le métier est de
casser, qui a une entreprise de casse. Un casseur de pierres, qui
cassait les cailloux destinés à l'entretien des routes. Une
équipe de casseurs a entrepris la démolition de l'immeuble.
Spécialt. Industriel qui récupère les épaves
des automobiles et fait le commerce des pièces et des parties
restées en bon
état. 2. Expr. fig. et
fam. Casseur d'assiettes, homme tapageur, arrogant et querelleur.
3. Pop. Individu asocial qui prend plaisir à
détruire le bien d'autrui ou celui de la collectivité.
Après la manifestation, des casseurs ont brisé les vitrines.
4. Argot. Cambrioleur, voleur.
Outre l'ajout caractérisé comme « populaire
» et sa définition péjorative (« asocial », «
prend plaisir »), nous relevons l'apparition de la mention « rare au
féminin », mais aussi l'ordre des différentes
dénotations puisque la dernière était la seule
utilisée de façon autonome un siècle plus tôt,
témoignant du changement rapide qui peut intervenir dans la langue.
II.3. ÉVOLUTION SÉMANTIQUE ?
a) Enrichissement du sens
Dans l'ouvrage Jeunes - ville - violence. Comprendre,
prévenir, traiter, l'historien Angelo Gianfrancesco écrit
:
42
Augustin, un évêque de la fin du IVe
siècle de notre ère, nous apprend que le mot « casseurs
» n'est pas une invention moderne. Il y avait de son temps, des
« eversores », traduisons par « destructeurs
», des petits groupes de jeunes qui, pour s'amuser, fondaient sur une
école, la saccageaient et laissaient le maître à demi-mort.
[...] Quant aux jeux du cirque et de l'amphithéâtre, ils
étaient l'occasion de vandalisme et d'affrontements allant
jusqu'à la mort, entre supporters d'équipes de courses et de
gladiateurs, entre les Verts et les Bleus par exemple, deux bandes rivales qui
ont véritablement empoisonné la vie sociale de plusieurs grandes
villes de l'empire (2004 : 35).
Ainsi, ces phénomènes se révèlent
être aussi vieux que notre société, et sûrement
davantage. Les « hooligans » ne sont pas nés avec le
football ; les « casseurs » avec les cités-dortoirs ou mai 68.
Les faits se répètent et seule la désignation des
auteur-e-s semble changer.
C'est à partir du XVIe siècle que les
violences commises par les « casseurs » d'aujourd'hui trouvent leurs
origines. Suite au développement de l'État et des moyens de
combattre les violences qui vont avec50, la société
s'est fragmentée et s'est compartimentée en opposant jeunes et
adultes mais surtout riches et pauvres. Les contestations de l'ordre
établi se sont développées en parallèle à la
création d'une forme de contre-culture de classe :
Il se produit alors un phénomène bien
repéré par la sociologie : aux modèles d'accomplissements
issus de la conformité établie, les jeunes et plus
généralement la culture populaire opposent des
contres-modèles de réalisation symbolisant la contestation.
[C'est pourquoi] les formes de la contestation devinrent plus symboliques :
attaques contre la propriété bourgeoise, les forces de police,
les structures de l'État, le clergé et toute
représentation de l'autorité. (ibid. : 46).
À partir du XIXe siècle, la
révolution industrielle a donné naissance à de nombreuses
restructurations sociétales, à la théorisation des
classes sociales et à une nouvelle terminologie attenante. Les
classes dominantes utilisent toutes sortes d'appellations pour désigner
les « classes dangereuses » : émeutiers, voyous, vauriens,
aigrefins, puis au XXe siècle : apaches, blousons
noirs, anarchistes et autres loubards, chienlit, autonomes puis
tardivement... casseurs. Ainsi, comme le définit le DHLF
:
Il a produit ANTICASSEUR(S), adj. apparu dans le climat
politique de l'après 1968 (loi du 8 juin 1970, abrogé en 1981),
casseur se disant en même temps pour « personne qui commet
des dégradations au cours de manifestations (Rey : 2006).
50. Angelo Gianfransesco cite à propos Thomas Hobbes
qui a théorisé cette mécanique consistant pour toute
société à combattre la violence illégitime de la
rue au moyen d'une violence plus forte et légitime de l'État.
43
Nous n'avons pas relevé de nouveaux items qui se
substitueraient à « casseurs », au contraire, son utilisation
n'a eu de cesse de s'amplifier puisque tout le monde l'utilise, du simple
citoyen au président de la République. Dans une dynamique
inverse, le champ lexical s'est réduit jusqu'à
l'omniprésence de « casseurs » qui domine les discours sans
partage.
b) Analyse comparée de l'évolution de
plusieurs items dans Le Monde
Pour analyser l'évolution de « casseurs »,
nous avons choisi de le comparer à « gauchistes », «
anarchistes » et « émeutiers ». « Gauchistes »
est le terme privilégié pour désigner les manifestant-e-s
étudiant-e-s pendant les événements de mai 1968 puis les
courants révolutionnaires socialistes ou communistes
(Ejército Zapatista de Liberación Nacional au Mexique ou
les Movimiento de Izquierda Revolucionaria au Pérou, en
Bolivie, au Chili et au Venezuela) et les groupes terroristes
d'extrême-gauche pendant les « années de plombs » (la
Rote Armee Fraktion allemande, les Brigate Rosse d'Italie ou
Action Directe en France). Le terme « anarchistes » est d'abord
utilisé dans le contexte de mai 68 pour désigner les
étudiant-e-s puis il revient entre 1999 et 2005 pour désigner les
manifestant-e-s alter (ou anti)-mondialistes lors des contres-sommets (cf
: Annexe 06). Enfin, « émeutiers » est la
dénomination privilégiée pour parler des personnes ayant
pris part aux révoltes des cités (Lauronen 2006 : 44-45). Comme
ce sont les items les plus utilisés dans Le Monde (cf :
Annexe 02) pour désigner les auteurs/autrices de violences
protestataires, ils vont nous permettre de définir si il y a eu une
évolution dans l'utilisation de « casseurs » et dans quelle
mesure cette évolution a eu lieu.
Depuis le début de ce travail, nous n'avons
utilisé « casseurs » qu'au pluriel puisqu'en discours, il
n'est jamais utilisé au singulier51. C'est pourquoi nous ne
chercherons que des substantifs pluriels pour cette analyse comparative. Nous
avons utilisé les archives du journal Le Monde allant du 01
janvier 1944 au 31 décembre 201652.
Les résultats sur la période totale nous
donnent, dans l'ordre décroissant (cf. annexe 01) : 6218 «
gauchistes », 3052 « anarchistes », 2810 « casseurs »
et 2434 « émeutiers ».
51. Tout comme il n'est jamais utilisé au féminin,
mais ceci est une autre histoire...
52. Pour une meilleure lisibilité, nous avons
classé les données en tableaux et en graphiques, regroupés
en annexe (annexes 02 à 05).
44
En ce qui concerne les occurrences « gauchistes »,
plus de la moitié (3712) du total est comprise entre 1970 et 1979. De
plus, contrairement à « casseurs » ou « émeutiers
», le terme « gauchistes » recouvre un sens très large
comme nous l'indique la définition du TLFi (1980) :
A. - Vieilli. (Homme) de
gauche. Synon. gaucher (v. ce mot B). Après le triomphe de juillet, un
vieux ténor gauchiste avoua qu'il n'avait jamais écrit que le
même article pendant douze ans (Balzac, OEuvres div., t. 3, 1843, p.
560).
B. - (Celui) qui se réclame du
gauchisme; qui émane du gauchisme. Groupuscule gauchiste.
[...]
Cette acception peut expliquer en partie la grande fortune du
terme mais pourquoi cette «explosion lexicale» durant les
années 1970 ? Et comment expliquer la très forte hausse durant la
décennie précédente ? Pour y répondre, nous avons
détaillé année par année les résultats
(cf. annexes 02 et 04). Nous y voyons que l'augmentation des
occurrences commence légèrement en 1967 puis augmente
énormément l'année suivante (+268%) pour finalement
exploser (+551% par rapport à 1967). À partir de 1971, la courbe
s'inverse, plus lentement qu'elle n'est montée, avec une petite hausse
entre 1974 et 1975 pour enfin se stabiliser dans les années 1980.
Notre hypothèse est que « gauchistes » a
été utilisé à l'occasion des
événements de mai 1968 comme aujourd'hui on parle de «
l'ultra-gauche », c'est-à-dire qu'il s'agit d'un mouvement
situé politiquement à gauche mais la gauche d'opposition
pour ne pas l'amalgamer avec la gauche institutionnelle,
incarnée traditionnellement par le Parti Socialiste. C'est d'ailleurs la
définition de la neuvième édition du DAF :
Gauchiste, adj. XIXe siècle, au sens de «
qui appartient à l'opposition de gauche ». Dérivé de
gauche II. Qui est relatif au gauchisme. Des groupes gauchistes.
Un étudiant gauchiste. Subst. Un, une gauchiste.
De même, François Hollande sur Europe 1
va dans ce sens lorsqu'il déclare : « il y a toujours
eu une gauche qui voulait gouverner et une autre qui ne voulait pas »
(Hollande 17 mai : 642-648). Il distingue ainsi la gauche d'opposition
au gouvernement de gauche, surnommée « les frondeurs » en les
amalgamant avec les gauchistes en disant qu'ils/elles ne veulent pas
gouverner. Or, il y a ici un abus de la part du président de la
République car les « frondeurs » sont tous/toutes des
député-e-s, dont certain-e-s ont été un temps au
gouvernement, comme Arnaud Montebourg ou Aurélie Filippetti (ministre de
la Culture et
45
de la Communication), ce qui prouve qu'ils/elles ont l'envie
de gouverner. Cette définition convient plus à la gauche
non-institutionnelle (le Nouveau Parti Anticapitaliste ou Lutte Ouvrière
par exemple) qui peut être désignée comme étant
« l'ultra-gauche ».
La forme adjectivale prédomine alors que la forme
substantivée est ajoutée à la fin, sans autre explication.
Pourtant, c'est bien le substantif qui nous intéresse dans notre
comparaison à « casseurs » or, le moteur de recherche ne peut
pas faire la différence entre substantif et adjectif, ce qui participe
à la valeur élevée du nombre d'occurrences.
Mis à part cette particularité pour la
décennie 1970-1979 de « gauchistes », les autres termes sont
dans la même échelle de nombres. « Casseurs » augmente
fortement à partir de 1969 (cf. annexes 02 et 03), il passe de
5 occurrences en 1969 à 139 en 1970, soit une augmentation de 2680 % .
Ceci est évidemment dû à la « loi anti-casseurs »
qui a été expliquée grâce à une phrase
très simple et reprise telle quelle dans la presse : « les casseurs
seront les payeurs »53. Les « casseurs » passent d'un
objet dans le discours à un objet du discours comme l'indique la hausse
du nombre d'occurrences dans le titre des articles (annexes 02.b et 03). Nous
avons voulu vérifier dans combien d'articles du Monde nous
retrouvions nos items car selon nous, leur présence dans le titre
confère une importance qui est moindre lorsqu'ils ne sont que dans le
texte. Les résultats sont les suivants : nous n'avons que deux
occurrences entre 1960 et 1969, les deux ont comme sens « cambrioleur
» : « Le «14 juillet» des «casseurs» de la prison
de la santé » (14 juillet 1964) et « Mort d'un casseur »
(20 septembre 1962). C'est en 1970, avec 28 occurrences, que le terme «
casseurs » a été le plus utilisé dans les titres du
Monde jusqu'à aujourd'hui. Sur ces 28 occurrences, 12 sont
construites avec le préfixe « anti » et ont comme sujet le
texte de loi. La nouveauté de cette dénotation du terme
« casseurs » est traduite par l'utilisation systématique de
guillemets : « L'urgence est déclarée pour le projet relatif
aux « casseurs » » (16 avril 1970), « Le projet sur les
« casseurs » se heurte à l'hostilité de toute la gauche
» (23 avril 1970), « Le débat sur les «casseurs»
sera retransmis » (30 avril 1970) ou encore « Cinq
«casseurs» en correctionnelle » (02 mai 1970). À partir
de quand le mot s'est banalisé au point de ne plus avoir besoin de
l'entourer de guillemets ?
En 1976, à l'occasion de la réforme du second
cycle universitaire, des manifestations ont lieu dans plusieurs grandes villes
de France avec, quelquefois, des actions violentes.
53. Phrase prononcée par Jacques Chaban-Delmas le 07 avril
1970 dans un entretien à la télévision.
46
Sur les 10 occurrences de « casseurs », 6 sont pour
« anti-casseurs » et concernent des agriculteurs/agricultrices dans
quatre articles. Dans les autres cas, il y a encore des guillemets, sauf dans
l'article « Les casseurs privés de casse » (26 avril 1976)
alors que, paradoxalement, les guillemets sont présents dans le texte :
« nul n'en doutait : les « casseurs » seraient au
rendez-vous54 ».
En 1979, le plan de restructuration de la métallurgie
du gouvernement Barre provoque la colère des syndicats qui lancent un
ample mouvement de contestation. Il y a beaucoup de dégradations et la
loi « anti-casseurs » étant toujours en vigueur, les
arrestations sont nombreuses, tout comme les articles du Monde. Le
terme « casseurs » est encore mis entre guillemets à
côté de « anarchistes » ou « autonomes » qui
ne le sont pas : « Le parquet fait appel de la plupart des condamnations
prononcées contre des "casseurs". Onze anarchistes dans le box »
(06 avril 1979).
Les 11 occurrences de « casseurs » dans Le Monde
en 1994 marquent une évolution par rapport aux
précédentes remarques. La loi « anti-casseurs » ayant
été abrogée, elle a disparu des discours mais deux titres
l'utilisent : « Six-cent manifestants anti-casseurs à Bron »
(21 avril 1994) et « Une manifestation anti-casseurs à
Vaux-en-Velin » (22 avril 1994). Il n'y a plus de guillemets car il ne
s'agit plus d'une forme idiomatique55 mais ici d'un groupe
adjectival. Les guillemets semblent moins systématiques puisque seuls
quatre articles sur les onze mettent des guillemets. De plus, la
dénotation est utilisée dans certains jeux de mots ou
détournements, comme ce courrier d'un lecteur du Monde
intitulé « Où sont les casseurs ? » (09 avril
1994) qui compare les « casseurs qui brisent des vitrines » aux
« gestionnaires qui nous licencient56 » ou encore ce
billet d'humeur du 29 mars 1994 qui parle des « casseurs du temps »
qui « chipent » une heure de sommeil lors du changement
d'heure57. Ces jeux et la disparition progressive des guillemets
tendent à montrer une banalisation de la dénotation dans
l'usage courant.
Qu'en est-il en 2016 ? Il y a six articles qui contiennent
l'item lexical « casseurs » allant du 29 avril au 15 juin. Les deux
seuls articles utilisant des guillemets sont :
54. Pouchin D., « Les casseurs privés de casse
», Le Monde [en ligne], 26 avril 1976 [consulté le 10
février 2017].
55. « Nous considérons comme idiomatique : toute
lexie complexe saisie comme une seule signification
formée par des éléments lexicaux
soudés. » (A. Negrenuds (1975). Cahiers de Lexicologie,
no27, p. 118).
56. « Au courrier du Monde CIP Où sont les
casseurs ? », Le Monde [en ligne], 9 avril 1994 [consulté
le 11 février 2017].
57. « Au jour le jour : Casseurs », Le Monde
[en ligne], 29 mars 1994 [consulté le 11 février 2017].
47
« Derrière les «casseurs», toute une
galaxie58 » (27 juin 2016) et « «La violence des
«casseurs» est aussi un mode d'affirmation
identitaire»59 » (25 mai 2016). Ces deux utilisations ont
une fonction de mise à distance avec la dénotation du terme
puisqu'elles souhaitent montrer une simplification de la réalité
à travers l'utilisation du terme « casseurs ». Dans ces
articles, celui-ci recouvre en fait une multitude de groupes allant «
d'une nébuleuse que l'on peut rassembler sous le terme ultra-gauche
» pour l'un ou d'une « mouvance autonome libertaire ou trotskiste
» pour l'autre. Les guillemets indiquent que les auteurs n'assument pas
l'utilisation de ce terme et tendent à l'expliquer.
Finalement, la dénotation de « casseurs
» est complètement entrée dans le langage depuis la «
loi anti-casseurs » qui marque véritablement l'acte de
baptême de « casseurs ». Alors que « gauchistes
» était largement supérieur en fréquence
d'utilisation, il a été égalé puis
dépassé par « casseurs ». L'utilisation de «
gauchistes » est aujourd'hui quasi nulle d'autant plus depuis l'apparition
de « ultra-gauche » dans les discours qui semble l'avoir
remplacé. Tous ces exemples tendent à montrer que le
lexème « casseurs » a supplanté les autres
dénominations qui désignent les manifestant-e-s protestataires
violent-e-s. Cependant, est-ce que sa fréquence d'usage
élevée pour nommer des manifestant-e-s violent-e-s, son
efficacité cognitive et ses connotations peu utilisées suffisent
pour faire de « casseurs » l'instance prototypique qui définit
les autres membres de sa catégorie ?
58. Pascual J., « Derrière les
«casseurs», toute une galaxie », Le Monde [en ligne],
27 mai 2016 [consulté le 16 février 2017].
59. Crettiez X. et de Maillard J., « « La violence
des «casseurs» est aussi un mode d'affirmation identitaire »,
Le Monde [en ligne], 25 mai 2016 [consulté le 12 juin 2017].
48
III. LA FIGURE
PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR »
III.1. CADRAGE THÉORIQUE
La catégorisation est fondamentale dans notre
perspective puisque c'est ce phénomène qui induit le
différentiel de traitement entre « casseurs » et «
paysans/agriculteurs » par exemple. Selon G. Kleiber, les
catégories naissent de la perception qu'ont les sujets des
propriétés d'un objet, comme cet exemple l'illustre : l'attribut
« on y mange » n'est pas intrinsèque à table
mais correspond à un savoir basé sur l'expérience du
sujet qui mange sur une table. En effet, celui/celle qui n'a jamais
mangé sur une table mais a dormi dessus ne classifiera pas table
dans « on y mange » mais dans « on y dort ». Le
processus de catégorisation est arbitraire étant donné que
le langage l'est lui-même, ainsi que subjectif puisqu'il est situé
par rapport à un « je », ce que J. Poitou a appelé la
« composante égocentrique » (2000 : 23). Pourtant, « le
concept associé à un mot n'est pas le concept individuel ou les
conceptions individuelles qu'un locuteur peut porter sur la catégorie
référentielle attaché à ce mot. Il s'agit
plutôt du concept reconnu comme étant le concept partagé
par l'ensemble de la communauté linguistique » (Kleiber 1990 : 72).
Cela nous renvoie à la distinction faite entre la dénomination
comme sens stable et la désignation comme processus «
éphémère » (Courbon et Martinez 2012 : 7172). Ainsi,
la classification n'est plus naturelle mais découle de
l'expérience, le prototype est donc une image mentale
construite « sur la base des propriétés typiques de la
catégorie » (Kleiber 1990 : 63) ; elle peut ne pas correspondre
à la réalité mais renvoyer à une image
préconçue à partir des « saillances
sémantico-référentielles » (Poitou 2000 : 23)
communes.
a) Catégorisation de « casseurs
»
Les trois niveaux de la catégorisation
G. Kleiber reprend la théorie d'E. Rosch et al.
(1976) dans laquelle est défini un modèle de
catégorisation qui s'appuie sur le niveau de base. Cette
classification s'appuie sur trois niveaux illustrés comme suit :
60. Traduit de l'allemand par « forme », la gestalt
désigne une forme structurée sous tous ses aspects
(cognitif, linguistique, sociologique, historique, psychologique ou
physique).
49
-- superordonné : animal, fruit, meuble
-- de base : chien, pomme, chaise
-- subordonné : boxer, golden, chaise pliante
(Kleiber 1990 : 83).
Par cet exemple, il démontre que le niveau de base
permet la classification car il est, par rapport aux deux autres niveaux,
le plus économique du point de vue cognitif (ibid. : 133). Mais
comment choisir entre chat et zèbre le meilleur
représentant de la catégorie animal ? « Leur
caractère de meilleur exemplaire provient de leur fréquence dans
l'expérience (direct ou indirect) qu'en ont les sujets » (loc.
cit.). Le prototype est une construction subjective, en lien avec
l'expérience socio-culturelle propre à la communauté
linguistique, qui définit les « meilleurs représentants
» d'une catégorie grâce à leur degré de
familiarité.
« Casseurs », niveau de base ou superordonné
?
Nous allons voir comment « casseurs » se classe en
définissant dans un premier temps dans quel niveau il se place. En le
classant dans le niveau de base, nous obtenons :
-- superordonné : humain
-- de base : casseurs
-- subordonné : black-blocs
Ainsi, black-bloc est subordonné car il
correspond à une image très spécifique
contrairement à casseurs qui a une forme
vague. A contrario, le terme superordonné humain ne
renvoie aucune image précise alors que casseurs possède
tous les traits des termes subordonnés et avec assez de saillances
sémantico-référentielles pour produire une
gestalt60. Nous pourrions nous interroger sur la
stabilité du terme de base qui, dans certains contextes, pourrait
peut-être fluctuer. Pourtant, il ne nous semble pas que cela soit le cas
dans notre corpus et nous allons tenter de le vérifier grâce
à l'analyse sémique.
b) Définir le prototype grâce à la
grille d'analyse sémique
Selon le DLSL, « l'analyse sémique vise
à établir la composition sémantique d'une unité
lexicale par la considération de traits sémantiques ou
sèmes, unités minimales de signification non susceptibles de
réalisation indépendante. » L'intérêt de
réaliser cette analyse sémique en grille (ou tableau) est de
pouvoir comparer le degré d'appartenance
50
des lexèmes à la catégorie par rapport
à un meilleur exemplaire (le prototype).
Nous nommerons la catégorie « manifestants
violents » puisque violent a selon toute vraisemblance une
cue validity61 très élevée. Pour
définir si « casseurs » est bien le prototype de sa
catégorie, nous allons le comparer à d'autres items lexicaux
pouvant entrer dans la catégorie « manifestants violents ».
Nous allons reprendre les lexèmes utilisés dans notre seconde
partie : « gauchistes », « anarchistes » et «
émeutiers », auxquels nous ajouterons « black blocs » et
« hooligans ». Puisqu'une image prototypique s'appuie sur des
propriétés construites, nous chercherons les traits dans
les médias puisque « ce sont les textes médiatiques qui nous
transmettent au quotidien les façons de percevoir le monde, les termes
par lesquels nous désignons les objets et les événements
autour de nous » (Lauronen 2006 : 28-29).
Les « gauchistes »
Le terme « gauchistes » a été
très utilisé en discours dans les années 1960 et 1970 pour
désigner une gauche d'opposition par rapport à une gauche
institutionnelle, scission qui correspond aujourd'hui à celle qui oppose
l'extrême-gauche à la gauche. Cette différenciation n'est
ni contemporaine, ni franco-française puisque Lénine dans La
maladie infantile du communisme parle du « gauchisme»
dans lequel il différencie notamment les gauchistes par leur
radicalisme qui les rapproche plus selon lui des anarchistes que des bolcheviks
: « ce révolutionnarisme petit-bourgeois qui a un air de
ressemblance avec l'anarchisme » (1962 : 33). Aujourd'hui encore, le terme
porte une connotation négative de radicalité et d'extrême
comme on peut le voir dans cette phrase de François de Rugy qui,
souhaitant « fédérer les écologistes
réformistes » justifie son départ d'Europe-Écologie
Les Verts « qui s'enfonce dans une dérive gauchiste » et
« un repli sectaire »62. En opposant «
réformistes » et « gauchistes », il effectue la
même distinction que le président de la République
(Hollande 17 mai : 642-648). Il a par ailleurs écrit
Écologisme ou gauchisme, il faut choisir63, un titre
évocateur avec lequel il affirme les
61. « La cue validity » est le
degré de prédictibilité pour une catégorie d'une
propriété ou d'un attribut d'un objet (cue). [...] Un
attribut présente donc une cue validity élevée
dans une catégorie si un grand nombre de membres de la catégorie
le possèdent et si, en revanche, peu de membres de catégories
opposées le vérifient » (Kleiber 1990 : 75).
62. Besse Desmoulières R., « François de
Rugy : Pour moi, EELV, c'est fini », Le Monde [en ligne], 27 août
2015 [consulté le 06 février 2017].
63. Rugy F. (2015). Ecologie ou gauchisme, il faut
choisir, Paris, L'Archipel.
51
différences antinomiques de ces deux courants
politiques. Cependant, les personnes ainsi stigmatisées peuvent se
réapproprier le stigmate : c'est ce qu'a appelé E. Goffman le
« stigmate retourné » (1963). Il semble que ce soit la
stratégie de Daniel Cohn-Bendit qui a publié sous forme de
réponse au texte de Lénine, Le Gauchisme, remède
à la maladie sénile du communisme, dans lequel il semble
signifier que les communistes n'ont pas été assez loin, mais cela
tient sûrement plus du combat éternel entre trotskistes et
bolcheviques.
Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, a
déclaré en 1986 suite à la mort de Malik Oussekine lors
des manifestations contre le projet de loi Devaquet, que les étudiante-s
étaient manipulé-e-s par : « les professionnels de la
déstabilisation, gauchistes et anarchistes de tout poil et de toutes
nationalités », des gauchistes antidémocratiques « qui
refusent le verdict du suffrage universel » et « qui veulent, par la
rue, renverser le gouvernement et les institutions de la Ve République
» (Le Monde, 9 décembre 198664). Les «
gauchistes » sont « radicaux », mais aussi des « groupes
disparates » (Le Monde, 11 septembre 196865) qui
agissent en « commandos » (Le Monde, 16 septembre
196866) et peuvent même accepter « l'usage de la violence
» contre leurs ennemis (Le Monde, 20 juin 201667).
Les « anarchistes »
La charge sémantique du terme « anarchistes »
est très importante tant pour des raisons historiques que politiques.
Né au XIXe siècle notamment sous l'impulsion de P.-J.
Proudhon (Qu'est-ce que la propriété ?, 1810),
l'anarchisme se nourrit des théoriciens et théoriciennes qui ont
formé une multitude de courants très différents les uns
des autres. Ainsi M. Steiner est le fondateur de l'anarchisme individualiste
(L'Unique et sa propriété, 1845), M. Bakounine (Dieu
et l'État, 1871) a imaginé un anarchisme collectiviste (plus
connu aujourd'hui sous l'appellation de « socialisme libertaire »),
les oeuvres du russe P.
64. « La mort injuste et douloureuse d'un
étudiant », Le Monde [en ligne], 9 décembre 1986
[consulté le 06 février 2017].
65. Denuzière M., « Les premiers accusés
interrogés nient avoir voulu renverser le régime », Le
Monde [en ligne]) , 11 septembre 1968 [consulté le 06
février 2017].
66. « ?? L'humanité» et le ??commando»
de M. Geismar » , Le Monde [en ligne], 16 septembre 1968
[consulté le 06 février 2017].
67. Lazar M., « L'ultragauche est engagée dans une
logique de confrontation avec l'État », Le Monde [en
ligne], 20 juin 2016 [consulté le 06 février 2017].
68. Robin M., « Sacco et Vanzetti : et l'Amérique
s'en prit à ses migrants », Le Monde [en ligne], 18
août 2017 [consulté le 08 février 2017].
52
Kropotkine et de l'italien E. Malatesta ont largement
contribué à l'élaboration du communisme libertaire qui a
lui même jeté les bases de l'anarcho-syndicalisme. Mais c'est au
XXe siècle que la pensée anarchiste s'est vraiment
développée au travers de l'anarcha-féminisme avec comme
figure de proue E. Goldman (La tragédie de l'émancipation
féminine, 1906), l'anarchisme chrétien dont Léon
Tolstoï serait la figure la plus représentative (Maitron 1992 :
183), l'anarchisme non-violent ainsi que l'anarcho-punk et l'anarchisme queer.
Il se développe dans le même temps un anarchisme de droite dont la
plus célèbre figure est sûrement Louis-Ferdinand
Céline (F. Richard : 1997) et dont la forme la plus radicale est
l'anarcho-capitalisme. L'anarchisme en tant que tel n'est rien de précis
puisqu'il représente une infinité de pensées politiques et
philosophiques qui peuvent, dans certains cas, être même
antinomiques.
Qu'entend-on lorsqu'un-e individu-e ou un groupe est
qualifié d' « anarchiste » ? Selon D. Guérin, il ne
resterait qu'une « vision tendancieuse » de l'anarchisme qui serait
« individualiste », « réfractaire à toute
organisation », « inapte à l'unité » (2011 : 9).
De plus, ne serait conservé de l'anarchisme que « le terrorisme,
l'attentat individuel, la propagande par les explosifs » (loc.
cit.), ce que les anarchistes nomment propagande par le fait.
L'Histoire a notamment retenu le meurtre de Sadi Carnot en 1984 par un
anarchiste italien, Sante Geronimo Caserio, après le rejet des
grâces de Ravachol, d'Auguste Vaillant et d'Émile Henry, trois
anarchistes ayant perpétré des attentats (Fraimbois 2016 : 25).
Cette vague d'attentats a provoqué la promulgation des lois
scélérates et le meurtre de Sadi Carnot a amené le
parlement à faire interdire les mouvements anarchistes. Votées en
1894, elles n'ont été abrogées qu'en 1992, ce qui peut
expliquer pourquoi les anarchistes sont encore aujourd'hui perçu-e-s si
négativement.
Justement, quel est le traitement en discours des anarchistes
dans la presse ? L'item est assez peu présent et se retrouve soit dans
des articles historiques (« Sacco et Vanzetti : et l'Amérique s'en
prit à ses migrants68 », Le Monde, 18
août 2017), soit dans des articles sur la Grèce où les
mouvements anarchistes sont très actifs depuis la crise
financière. Dans un article du quotidien La Croix
consacré à la Grèce, les « anarchistes »
« se fondent dans les manifestations », « jettent des pierres,
brûlent des voitures et affrontent la police » (« La
53
manifestation d'Athènes fait trois morts69
», La Croix, 6 mai 2010). 20 Minutes interroge la
sociologue Sylvaine Bulle :
Il y a d'un côté les anarchistes [...]
affiliés et coordonnés, qui sont généralement en
début de cortège et ne sont pas cagoulés. C'est un groupe
organisé qui défend l'idée d'une violence structurelle
contre des cibles symboliques contre des objets de pouvoirs (voitures de luxe,
banques...) et qui peuvent affronter les forces de l'ordre («
Manifestations du 1er mai : qui sont les casseurs ? », 20
Minutes, 1 mai 201670).
Elle les oppose à une « mouvance
insurrectionnaliste » qui partage les traits sémantiques de «
black blocs ». Nous remarquons que l'anarchisme est une sorte de
dénominateur commun aux dénominations des manifestant-e-s
qualifié-e-s de violent-e-s au point d'en perdre quasiment son autonomie
discursive.
Les « black-blocs »
Selon F. Dupuis-Déri, « les black-blocs sont
apparus à Berlin Ouest pendant l'hiver de 1980 alors que les policiers
vidaient brutalement des squats de militants du mouvement autonome » (2003
: 74). L'item black bloc a été inventé par la
police allemande pour nommer ces cortèges de manifestant-e-s
vêtu-e-s en noir, le visage dissimulé, ce qui empêche, du
moins dans un premier temps, toute identification. Alors que « le black
bloc est un type d'action collective, une tactique » (loc. cit.),
il a peu à peu servi à désigner les manifestant-e-s
utilisant cette tactique. Ce glissement s'observe notamment depuis une
quinzaine d'années dans les médias qui font du black bloc
un sujet récurent bien que visiblement toujours mystérieux :
« Violences dans les manifestations, qui sont les Black-blocs ? »,
La Croix, 2 mai 2016 ; « Manifestations anti-FN, anti-NDDL,
anti-loi travail... Qui sont les Black Blocs ? », France 24, 3
mai 2017 ; « Qui sont les Black-blocs, Libération, 23
février 201471 ; « Sommet du G20 : qui sont les Black
Blocs, ces émeutiers attendus par la police ? », Le
Parisien, 6 juillet 201772 . Si mystérieux qu'il
n'existe pas de graphie unique. Ces questionnements ne sont d'ailleurs pas
propres à la France puisqu'on les trouve également au
Québec (« Qui sont les Black blocs ? », TVA Nouvelle,
15 mars
69. « La manifestation d'Athènes fait trois morts
», La Croix [en ligne], 5 mai 2010 [consulté le 08
février 2017].
70. Bancaud D., « Manifestations du 1er mai :
qui sont les casseurs? », 20 minutes [en ligne], 1er
mai 2016 [consulté le 08 février 2017].
71. « Qui sont les ?Black blocs»? »,
Libération [en ligne], 23 février 2014 [consulté
le 18 avril 2017].
72. Baheux R., « Sommet du G20 : qui sont les Black
blocs, ces émeutiers attendus par la police? », Le Parisien
[en ligne], 6 juillet 2017 [consulté le 8 août 2017].
54
201273), aux États-Unis (« G-20
summit protests: What is a Black Bloc? », USA Today, 2
février 201774) ou en Grande-Bretagne (« Black Bloc
anarchists emerge », BBC, 1 février 2013). Même s'il
est souvent amalgamé à « casseurs », il a quand
même son identité propre. Pour identifier les traits qui
construisent l'image de « black bloc », nous nous appuierons sur
l'article de Libération sus-cité (cf. note de bas de
page 68) et une vidéo de LCI intitulée « G20 : qui
sont les Black Blocs, ces groupuscules anarchistes au coeur des violences
à Hambourg ?75 ».
Selon l'article de Libération, ce sont des
« jeunes, hostiles aux institutions, masqués et vêtus de noir
» qui auraient « une haine des forces de l'ordre. » Un
porte-parole du ministère de l'Intérieur explique que leur
objectif « est de commettre des actions illégales, en formant une
foule anonyme non identifiable. » De plus, « leur action se veut
spontanée, hors cadre syndical ou politique. » Dans la vidéo
explicative de LCI, le black bloc est défini comme
« un mouvement anarchiste altermondialiste issu de l'extrême gauche
radicale » composé de membres qui sont « hostiles aux
institutions mais [sic] agissent hors cadre politique. » Ils sont
« composés de plusieurs nationalités » ce qui leur
permet d'agir partout où « les grandes puissances se
réunissent. » « Ses membres vouent une haine envers les forces
de l'ordre et les médias » et « veulent rester anonymes.
» De plus, « ils prônent l'action violente. »
Les « hooligans »
Le cas des hooligans est intéressant en cela qu'ils
sont très proches des « casseurs » dans le
traitement médiatique qui en est fait, mais tout en étant
rarement confondus. On peut toutefois noter que cela a tendance à
s'inverser à mesure que l'item « casseurs » se propage dans
les discours76. Cette différenciation tient beaucoup à
la nature du hooliganisme qui est intrinsèquement lié au football
depuis la fin du XIXe siècle et au fait qu'il s'agit d'un
phénomène mondial né en Grande-Bretagne, cela explique
pourquoi la
73. Villeneuve J.-F., « Qui sont les Black blocs?
», TVA Nouvelles [en ligne], 15 mars 2012 [consulté le 18
avril 2017].
74. Rossman S., « G-20 summit protests : What is a
Black-bloc? » USA Today [en ligne], 2 février 2017
[consulté le 18 avril 2017].
75. « Vidéo - G20: Qui sont les Black Blocs, ces
groupuscules anarchistes au coeur des violences à Hambourg? »,
LCI [en ligne], 7 juillet 2017 [consulté le 8 août
2017].
76. À titre d'exemple, nos recherches sur Europresse
renvoient pour « hooligans » 39054 documents contre 912 pour «
hooligans » et « casseurs » (avec comme options « toutes
les archives » et « dans tout le contenu ») ce qui montre que le
terme « hooligans » est largement utilisé seul pour nommer
l'objet du
55
dénomination indigène a été
conservée. De plus, il n'y a aucune remise en question de type politique
ou sociétale, ce qui nous motive à ne pas les classer comme
« groupe manifestant utilisant la violence comme moyen d'action. »
Cependant, il s'agit bien d'un groupe social qui « se donne à voir
» selon la terminologie de Patrick Champagne (1984 : 20), puisque les
hooligans se filment et diffusent eux-mêmes leurs affrontements sur
internet mais ceux-ci n'impliquent que très rarement d'autres acteurs
sociaux tels que la police.
Plusieurs traits distinctifs créent une image
discursive du hooligan dans les médias mais ce qui ressort en
majorité, ce sont les liens qui unissent hooligans et
extrême-droite : « Les fachos voulaient une photo,
ils ont réussi » (Le Monde, 29 mars 2016, p.3) ; « En
Allemagne, l'ombre de l'extrême droite. Les hooligans y sont plus
politisés et organisés. »
(Libération, 23 juin 1998, p.3-4). En effet,
il semble que le nationalisme soit un des carburants qui pousse ces supporters
à s'affronter en dehors des stades. À l'occasion du match
opposant Paris à Chelsea, des supporters du club anglais ont
empêché de monter à bord du métro un homme noir puis
ont scandé : « We're racist, we're racist and that's the way we
like it 77» 78. Une autre particularité
était de les présenter comme étant sous l'empire de
l'alcool mais les derniers articles parus sur le sujet, notamment à
l'occasion de l'Euro 2016, infirment cette croyance (Le Figaro, 20
juin 2016, p.20 ; Le Monde, 14 juin 2016, p.16 ; Le Monde, 16
juin 2016, p.18).
Les « émeutiers »
Comme nous pouvons le constater dans les annexes 01 et 02, la
dénotation
d' « émeutiers »
connaît une certaine stabilité dans les discours (du
moins dans le journal Le Monde). Les pics de fréquence, en 1960
et en 2001 correspondent à l'acmé de la Guerre d'Algérie
et à la seconde invasion de l'Afghanistan par les États-Unis
suite aux attentats du World Trade Center.
![](Ce-que-casseur-veut-dire-La-figure-de-l-ennemi-dans-le-discours-politique3.png)
25
34
27
129
35
15
31
110
35
17
30
64
12
Dates
Occurrences
discours. Il se peut cependant qu'il y ait une réelle
évolution et que les deux dénominations vont se substituer l'une
à l'autre mais il est encore trop tôt pour l'affirmer.
77. « Nous sommes racistes, nous sommes racistes et c'est
notre façon d'être » (notre traduction).
78. Chrisafis A., Dodd V., Conn D., « Paris police
launch inquiry after Chelsea fans seen abusing black man on film »,
The Guardian [en ligne], 18 février 2015 [consulté le 15
avril 2017].
79. Sur ce point, voir par exemple la liste des victimes («
Qui sera le prochain ? ») répertoriées par le collectif
Urgence notre police assassine sur leur site internet du même
nom.
56
Figure 01. L'item « émeutiers » dans
Le Monde. Nous avons relevé le nombre d'occurrences du
terme « émeutiers » dans le
journal Le Monde par année (du 01 janvier au 31 décembre) dans
tout le texte. Les années où le nombre d'occurrences est le plus
élevé sont en gras.
Il semblerait que les items « émeutes » et
« émeutiers » s'appliquent majoritairement
pour désigner des faits internationaux et dans une moindre mesure, les
révoltes dans les cités françaises. Selon S. Lauronen
(2006), qui a étudié l'utilisation du lexème «
émeutier » dans Le Figaro et Libération lors des
émeutes de novembre 2005, le prototype de l'émeutier est un
homme, jeune et racisé*, déscolarisé ou au chômage,
qui habite dans un « quartier populaire ». Le terme «
émeutes » tend à être remplacé par des
désignations telles que « violences urbaines », « qui
émane directement de l'expertise policière » (2006 : 30), ou
« événements des banlieues » (ibid. : 31) qui fait
écho aux « événements d'Algérie ».
Cependant, la désignation qui prédomine depuis les années
1980 est « crise des banlieues », à tel point que pour
l'auteure, « il s'agit plutôt d'une dénomination qu'une
désignation » (loc. cit.). Les émeutes
surviennent généralement à la suite d'une « bavure
policière »79, ce qui explique le choix lexical
puisqu'il semblerait que c'est bien sous le coup de l'émotion qu'une
émeute éclate, correspondant complètement à la
racine du mot esmeut, émouvoir en ancien français. Cependant, la
connotation politique du terme semble s'effacer au profit d'une dimension
opportuniste. C'est pourquoi un trait partagé entre les deux journaux
est le caractère irréfléchi des émeutiers.
L'auteure relève plusieurs traits typiques constitutifs d'
« émeutiers » :
- brûle des voitures, écoles ou poubelles
- affronte les forces de l'ordre là ou les émeutes
se font
- fabrique, lance ou porte des cocktails Molotov
- nuit à la circulation des transports publics
- agresse ses concitoyens au sein des émeutes (ibid.
: 38).
Ils apparaissent aux côtés d'autres traits
: « jeune », « étranger » et « incendiaire
» notamment. Les émeutes diffèrent des manifestations
violentes puisqu'elles sont spontanées, sans organisation et que les
émeutiers n'ont ni banderole, ni slogan, ni mot d'ordre
(Mucchielli et Aït-Omar 2007 : 138). Cependant, les
modalités d'actions mises en places lors d'une émeute ressemblent
à celles des « casseurs » des manifestations si on en croit
l'étude de M. Mazars (2007), cité notamment dans Mucchielli et
Aït-Omar (2007),
57
qui analyse le profil des majeurs interpellés lors des
émeutes de novembre 2005. Il n'y a que des hommes de 18 à 21 ans,
interpellés pour trois faits distincts : violences sur personnes
dépositaires de l'autorité publique (33%),
dégradations/destructions de biens publics (29%) et détention
d'engins ou de substances prohibées (14%). Ce sont les mêmes
délits qui sont imputés aux « casseurs », ce qui
implique que l'on retrouve aussi des similarités dans les discours.
Un autre trait saillant relevé est l'amalgame
fait entre la figure de l' « émeutier » et celle du «
délinquant ». C'est le cas lorsque le locataire de la Place
Beauvau, Nicolas Sarkozy, annonce devant l'assemblée
nationale suite aux émeutes que « 75 à 80 % des personnes
interpellées ces derniers jours pour des faits de violences urbaines
sont déjà connues pour de nombreux méfaits » et de
continuer :
Dans des lieux même qui font l'actualité, nous
avons frappé tout au long des derniers mois :
- en Seine Saint-Denis à Sevran dans la cité des
Beaudottes, nous avons, en septembre, démantelé un trafic de
contrefaçons. 6500 objets ont été saisis ;
- toujours en Seine Saint-Denis, à Montfermeil, nous
avons, en septembre, démantelé un réseau d'aide à
l'immigration irrégulière. 26 personnes ont été
placées en garde à vue, 4 ont été
écroués [sic], 10 ont fait l'objet d'un APRF. Le 25
octobre, c'est un autre réseau - celui-ci de trafic de cannabis ! -
sévissant sur les secteurs Montfermeil, du Raincy et de
Clichy-sous-Bois, qui est interpellé et dont quatre des membres sont
écroués. 38 kilos de résine de cannabis, 4900 euros, un
véhicule Mercedes, sont saisis. Plusieurs comptes bancaires, patrimoines
immobiliers et enseignes commerciales au nom de la famille des principaux
organisateurs, sont découverts ;
- dans le Nord, à Roubaix, en octobre, 25 individus ont
été placés en garde à vue, 12
écroués, 26 armes ont été saisies.
- à Dijon, fin septembre, un réseau a
été brisé. 12 individus ont été
interpellés pour trafic de stupéfiant. 5 Kg de cannabis, 2,5
kilogrammes d'héroïne, d'ecstasy et de cocaïne ont
été saisis.
À ce jour, dix opérations lourdes sont
programmées dans les cités sensibles. Elles concernent les
trafics de toute nature et devraient conduire à l'interpellation de
plusieurs dizaines d'individus suspects (Nicolas Sarkozy, 15 novembre 2005).
La stratégie gouvernementale est de lier en une seule
image les « émeutiers » et les « délinquants
» pour décrédibiliser les acteurs dans le but de
dépolitiser les émeutes en faisant passer les «
émeutiers » pour des jeunes désoeuvrés qui ne
respectent aucune loi.
Il y a entre ces lexèmes un « air de famille
» certain qu'il faut cependant vérifier et quantifier. Maintenant
que nous avons défini les items lexicaux, nous allons définir les
sèmes qui nous permettrons de les comparer à « casseurs
».
80. G. Kleiber s'appuie pour ce point sur l'analyse de A.
Wierzbicka (1985).
58
Les sèmes constitutifs de casseurs
Pour définir les traits pertinents nous
allons, suivant G. Kleiber80, essayer de ne garder que les «
données conceptuelles présumées partagées »
puisque ce sont les seules qui « manifestent à un endroit
donné ou à un autre, une pertinence qu'on peut appeler «
linguistique » » (1990 : 110). Nous avons donc relevé les
« données conceptuelles" dans notre corpus (groupes nominaux,
adjectifs et groupes verbaux), puis nous les avons regroupé en tableau,
ce qui nous a permis de dégager neuf faisceaux de
propriétés (ibid.: 91) qui composent casseurs
: VIOLENT, DESTRUCTEUR, MASQUÉ, APOLITIQUE, ATTAQUE LA POLICE,
PETIT GROUPE, RADICAL, PARASITAIRE ET INTERNATIONAL.
VIOLENT regroupe l'idée que le groupe serait
intrinsèquement violent ou bien qu'il revendique la violence comme outil
en manifestation (El Khomri 11 avril : 98 ; Baylet 3 mai : 156-157 ;
Cazeneuve 3 mai : 35 ; Hollande 17 mai : 540-543 ;
Cazeneuve 19 mai : 67 ; Touraine 19 mai : 51 ; Valls 19
mai : 33 ; Cazeneuve 19 juin : 24-25 ; Valls 15 juin :
136 ; Hollande 30 juin : 46 ). MASQUÉ concerne le groupe qui
utilise l'anonymat comme tactique (Valls 19 mai : 345-346). RADICAL
désigne le jugement émis vis-à-vis des revendications ou
du comportement du groupe manifestant (Cazeneuve 3 mai : 336 ;
Hollande 30 juin : 47 ; Valls 19 mai : 335). APOLITIQUE
(Hollande 17 mai : 540-541 ; Touraine 19 mai : 27-2),
DESTRUCTEUR (Baylet 3 mai :98 ; Hollande 17 mai : 571 ;
Touraine 19 mai : 27, 71 ; Hollande 30 juin : 47) et ATTAQUE
LA POLICE (Baylet 3 mai : 72 ; Cazeneuve 19 mai : 44 ;
Touraine 19 mai : 18, 19 ; Valls 19 mai : 32-35, 137 ;
Cazeneuve 14 septembre : 160) sont des « accusations d'intentions
» (cf. infra.). PETIT GROUPE renvoie au modus operandi
(Cazeneuve 19 mai : 336, 347, 393 ; Valls 19 mai : 167, 359,
363 ; Hollande 30 juin : 47, 54 ; Valls 15 juin : 121).
PARASITAIRE s'applique au groupe qui n'assume pas l'acte manifestant en se
greffant « en marge » d'une manifestation pour la «
détourner » (Baylet 3 mai : 32 ; Cazeneuve 3 mai : 31, 32
; Touraine 19 mai : 43-44 ; Valls 19 mai : 67, 86 ;
Cazeneuve 14 juin : 20 ; Valls 15 juin : 6, 55, 98, 131).
INTERNATIONAL ne définit pas l'aspect international d'un mouvement ou
d'un groupe, mais plutôt l'idée qu'un groupe présent pour
une action est composé de plusieurs nationalités (Hollande 17
mai : 563-566 ; Valls 15 juin : 135).
59
III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS
Maintenant que nous avons défini les sèmes et
les lexèmes, nous pouvons les analyser en grille sémique
(Figure 02) :
SÈMES \ LEXÈMES
|
CASSEURS
|
GAUCHISTES
|
ANARCHISTES
|
BLACK BLOCS
|
HOOLIGANS
|
ÉMEUTIERS
|
VIOLENT
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
MASQUÉ
|
+
|
-
|
(-)
|
+
|
-
|
(-)
|
APOLITIQUE
|
+
|
-
|
-
|
-
|
(+)
|
+
|
ATTAQUE LA POLICE
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
DESTRUCTEUR
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
PETIT GROUPE
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
+
|
RADICAL
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
PARASITAIRE
|
+
|
-
|
-
|
+
|
+
|
-
|
INTERNATIONAL
|
+
|
(+)
|
(+)
|
+
|
+
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-
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Figure 02 : Grille d'analyse sémique.
Nous avons classé sur l'axe des ordonnées les
sèmes (en italique), sur celui des abscisses les lexèmes (en
gras). La correspondance entre un sème et un lexème est
notée + (positif), l'absence de correspondance est notée -
(négatif). Lorsque la correspondance est difficile à
établir, le signe est mis entre parenthèses ( ).
Les sèmes qu'ont en commun tous les lexèmes sont
VIOLENT et RADICAL. Ils forment ce que A. Wierzbicka nomme les
propriétés essentielles soit « le plus petit
ensemble de traits qui, pris ensemble, garantissent que tout objet qui les
possède sera généralement reconnu comme appartenant
à la catégorie en question » (1985 : 60 in Kleiber
1990 : 110). Les sèmes qui n'ont qu'un seul membre en négatif
sont ATTAQUE LA POLICE, DESTRUCTEUR, PETIT GROUPE et potentiellement
INTERNATIONAL puis les traits les moins typiques sont APOLITIQUE, MASQUÉ
et PARASITAIRE. Ce sont les propriétés prototypiques
(loc. cit.), c'est-à-dire les traits constitutifs du
prototype mais absents chez certains membres de la catégorie. Cependant,
le sème PARASITE ne s'applique qu'à un seul lexème, tous
les autres sont au moins partagés par deux sèmes. Selon le
principe d'air de famille, qui postule qu'un trait doit se
vérifier a minima chez deux membres de la catégorie, le
sème PARASITE n'est pas un trait typique de la catégorie «
manifestants violents ».
Les meilleurs exemplaires de la catégorie sont
par ordre décroissant (de celui qui a le plus de sèmes à
celui qui en a le moins) : black-blocs, émeutiers puis à
égalité, gauchistes, anarchistes et hooligans.
Cependant, ce résultat est contrasté par un certain nombre
de sèmes incertains.
60
a) La difficulté de classer des objets
sociaux
Dans notre grille, seuls casseurs et black-blocs
n'ont pas de sèmes paradoxaux (signifiés par des
parenthèses). Il est en effet compliqué, voire impossible,
d'affirmer la présence ou non de certains traits pertinents. Ce
problème s'explique par la nature des lexèmes qui
désignent des objets sociaux. En effet, la version standard,
tout comme la version étendue, s'appliquent à des objets qui sont
catégorisés via des faits biologiques ou physiques
communément admis alors que pour décrire une personne :
[...] il existe pour elles des possibilités de
classement et d'ordination beaucoup plus nombreuses que pour les objets
naturels. Selon les circonstances, les intentions de l'observateur ou ses
expériences antérieures, selon la situation dans laquelle se
trouve l'observé ou son environnement social, des catégorisations
différentes pourront être sollicitées (Huteau 1991 :
78).
Ainsi, les « émeutiers » ne sont pas
forcément masqués contrairement à l'image
stéréotypée des « casseurs », cependant de
nombreux documents que nous avons pu voir en montrent les visages cachés
par des capuches et des écharpes. De même, nous ne pouvons pas
affirmer que le sème INTERNATIONAL correspond à gauchistes
et anarchistes alors que ces deux groupes se retrouvent dans la
plupart des pays occidentaux et même au-delà. Le sème
APOLITIQUE ne correspond pas à anarchistes,
blacks-blocs ou gauchistes car ils sont rattachés
à une idéologie politique propre contrairement à
casseurs et émeutiers. Seul hooligans pose
problème pour ce trait puisque, bien que ce ne soit pas un
groupement politique, il semble être porté par une
idéologie nationaliste et raciste.
b) La différence entre degré de
prototypicalité et utilisation en discours
Le tableau montre que certains lexèmes sont très
proches du prototype. Il y a black-blocs avec six traits sur huit en
commun et surtout émeutiers avec possiblement un seul trait
différent. Pourtant, ces deux appellations sont absentes de notre corpus
de base (construit, nous le rappelons, autour du mot-pivot « casseurs
»). Pour « émeutiers », la raison est d'ordre
sémantique comme nous l'avons déjà évoqué
précédemment : notre corpus est composé de discours
construits autour des manifestations contre la loi Travail, qui sont des
manifestations politiques et ayant lieu plutôt dans les centres-villes,
ce qui rentre en conflit avec l'image des « émeutiers » des
cités. Concernant « black-blocs », l'explication de cette
absence totale est peut-être moins évidente. En l'absence de
réelles investigations, nous ne pouvons qu'émettre des
hypothèses : outre les traits révélés
par
61
l'analyse sémique, particulièrement l'absence du
sème APOLITIQUE qui est un trait typique récurent dans
les discours sur les « casseurs », on peut aussi postuler que
l'absence de « black-blocs » dans notre corpus tient de la
différence entre le discours politique et discours médiatique. Il
se peut alors que dans un souci d'économie, le terme « black-blocs
», jugé moins parlant que « casseurs » et donc moins
intéressant, ne soit pas utilisé par les politiques. En utilisant
un terme de base, le/la politique s'assure un maximum de
signifiance en un minimum de signifié, maximisant ainsi la
portée de son discours et sa propagation, comme cela a été
le cas avec la loi « anti-casseurs ». Il n'y a pas de
corrélation entre le degré d'appartenance à une
catégorie et l'apparition en discours des membres les plus prototypiques
de la catégorie, seul le prototype est utilisé.
c) Relation discursive et articulation des
lexèmes : hooligans et casseurs
Alors que les items qui ont le plus de sèmes en commun
avec le prototype sont ceux qui sont le plus souvent confondus avec lui en
discours, hooligans qui a le moins de traits typiques, n'est
jamais confondu avec « casseurs ». Cela s'explique selon nous par
l'articulation des deux lexèmes lorsque l'objet du discours est le
hooliganisme. « Casseurs » est alors utilisé dans un but
contrastif, comme lorsque le président de la Ligue de football
professionnel a accusé « une horde de casseurs venus d'ailleurs,
qui n'ont rien à voir avec le football »
(Libération, 15 mai 2013, p.23) d'être à l'origine
des violences qui ont émaillé la victoire du Paris Saint-Germain
en Coupe de France le 13 mai 2013. Le président du club a lui
évoqué une soirée « gâchée par quelques
centaines de casseurs » (loc. cit.). Les « casseurs »
sont différenciés des « hooligans »
grâce à la stratégie d'évitement mise en
place par le groupe visé dont le seul but est de se dédouaner
tout en incriminant les responsables politiques, ce qui a été le
cas lors de cet événement suite auquel Manuel Valls, alors
ministre de l'Intérieur, a été sous le feu des critiques
quant à ses choix de maintien de l'ordre (Le Parisien, 13 mai
2013). Cela renforce aussi le trait APOLITIQUE puisque hooligans appartient
à la sphère du jeu, du football alors que casseurs est
dans la sphère de la politique.
Ainsi, il ne suffit pas qu'un lexème possède le
trait définitoire de casseurs pour être amalgamé
au prototype. Cela pose la question des conditions de
nomination ou de désignation d'un objet social comme
étant « casseurs ». Suffit-il de correspondre aux
62
définitions dans les dictionnaires que nous avons
étudiées dans notre première partie ? Existe-t-il des
groupes manifestants qui utilisent les mêmes modalités d'action
sans être nommés « casseurs » ?
81. Cet événement est connu comme étant
l'affaire du « quai de Valmy ».
63
IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES «
CASSEURS »
L'instance prototypique casseurs semble recouvrir une
large catégorie d'objet sociaux puisqu'il désigne autant
des groupes violents considérés comme apolitique que des groupes
protestataires politiques organisés ou non. Pourtant, il semble exister
un vrai flou sémantique autour de cette notion.
IV.1. « CASSEURS », UNE DÉNOMINATION
À GÉOMÉTRIE VARIABLE
« Tout commence en rhétorique, dans le discours
social et dans les idéologies, en donnant des noms aux choses »
(Angenot 2014 : §4). Comme nous venons de le voir, la façon dont
l'objet du discours est présenté est primordiale pour
définir si un discours a une valeur énonciative, « qui dit
des choses sur l'identité et les intentions des interlocuteurs »
(Charaudeau 2007 : 28) ou de croyance qui « témoigne des jugements
sociaux portés sur les êtres et les faits du monde » (op.
cit.). C'est pourquoi le discours politique nous dit quel regard portent
les politiques sur les « casseurs ».
a) Condamnation des « casseurs » dans la
sphère politique
Visiblement, il n'y a pas vraiment des regards mais
bien un regard sur les « casseurs ». Comme nous l'avons
déjà évoqué dans la première partie, il
semblerait que le terme fasse consensus, si l'on se fie au traitement
médiatico-politique uniformisé où aucune voix discordante
ne se fait entendre. L'incendie d'une voiture de police le 18 mai 2016 en marge
de la manifestation contre « la haine anti-flics »81
illustre très bien ce consensus : pas une personnalité politique
n'a eu de mot assez dur pour dénoncer ces « tentatives de meurtres
» (Jean-Pierre Giran, France Bleu, 20 mai), cette «
volonté de se payer un flic » (Manuel Valls, RTL, 19 mai)
perpétrées par « ces milices d'extrême-gauche »
(Marine Lepen, Europe 1, 20 mai) qui seraient « au service de nos
adversaires » (Jean-Luc Mélenchon, Institut BVA, 20
juin).
En effet, c'est la (presque) totalité du spectre de
l'échiquier politique qui condamne
64
d'une même voix, mais chacun-e à sa façon,
les « casseurs ». Le seul parti politique qui n'a pas voulu condamner
les violences, c'est le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) par la voix
d'Olivier Besancenot qui a refusé de critiquer les manifestant-e-s
violent-e-s tout en rappelant que lui-même n'est pas un « casseur
», que « le fait de casser des vitrines » n'est pas un «
moyen d'action du NPA » (BFM TV, 4 novembre 2014). Il ne condamne
pas les « casseurs » mais plutôt « cette stratégie
politique, qui fonctionne visiblement très bien puisqu'on ne parle que
de ça, qui est de la responsabilité du pouvoir, qui crée
les conditions de ces débordements et de ces violences, voilà
» (RMC, 02 mai 2016).
b) La sphère médiatique au
diapason
La sphère médiatique rejoint la sphère
politique dans une condamnation sans équivoque puisque les
éditorialistes, présentateurs/présentatrices des journaux
télévisés et journalistes ont produit un flot continu de
condamnations des violences. Il suffit de lire les éditoriaux du 16 juin
2016 au sujet du « saccage » de l'hôpital Necker pour s'en
rendre compte :
La violence antidémocratique ne doit pas faire reculer
la démocratie, dont les principes et les procédures doivent
être maintenus, même dans des circonstances difficiles. Ce serait,
sinon, rendre des points aux activistes que l'on dénonce. (Laurent
Joffrin, Libération) ;
Au lieu de décréter purement et simplement que
l'état d'urgence commande de proscrire toute sorte de manifestations et
de rappeler fermement que la police, durement endeuillée par la barbarie
islamiste, a autre chose à faire que de disperser des voyous
encagoulés et dont la sauvagerie sidère (Paul-Henri du Limbert,
Le Figaro) ;
Il est légitime de manifester (...) c'est même
un droit constitutionnel. Mais ne pas se désolidariser du nihilisme de
certains éléments incontrôlés, c'est affaiblir la
cause que l'on entend défendre (Guillaume Goubert, La Croix)
;
Il n'y a qu'à voir les images pour comprendre à
qui on a affaire: les abrutis qui assaillent nos forces de l'ordre, qui brisent
les vitrines, qui défoncent les murs de Necker sont des lâches...
Ces cinglés sont casqués, armés, se cachent, ne sont pas
reconnaissables. E...] Martinez, Mailly and Co ne sont pas
débordés par leurs troupes. Ils sont dépassés dans
la file de la manif' par des hordes de sauvages qui profitent de tout et
n'importe quoi pour casser, voler, détruire, blesser (Jean-Marc
Chavauché, Courrier picard).
c) Dépolitiser la violence politique
À travers ces condamnations, c'est surtout la
dépolitisation de l'acte violent dans le cadre d'une manifestation
politique qui est ici à l'oeuvre. Nous retrouvons ce processus dans
notre corpus (Hollande 17 mai : 539-542 ; Baylet 3 mai :
155-157 ; Touraine 19
65
mai : 51-56 ; Valls 19 mai : 98-100).
La condamnation et la dépolitisation se font
grâce aux accusations d'intentions : les « casseurs »
viendraient juste pour casser puisque c'est la seule revendication qu'ils
auraient. De même, les « jeunes » qui s'intéressent
à la politique sont encensé-e-s sans imaginer que se sont
potentiellement les mêmes qui cassent. Nous l'avons vu tout au long de
notre étude, les « casseurs » n'ont aucune conscience
politique, ils cassent pour s'amuser et attaquent la police car ils sont
habités par la haine.
La condamnation est unanime et les voix discordantes sont
comme recouvertes par le discours officiel. Cependant, comme le montre les
exemples précédents, le trait condamnatoire des «
casseurs » est la « casse » et il semble que ce soit un des
principaux griefs qui leur sont reprochés. Pourtant, nous allons voir
que ce n'est pas le seul groupe manifestant à utiliser la « casse
» comme moyen d'action.
IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS «
CASSEURS » : LES MANIFESTATIONS DU MONDE AGRICOLE
Reprenons les définitions contemporaines de «
casseurs » que nous avons déjà vues dans la première
partie.
Pop. Individu asocial qui prend plaisir à
détruire le bien d'autrui ou celui de la collectivité.
Après la manifestation, des casseurs ont brisé les vitrines.
(DAF, 1992)
Il [casseur] a produit ANTICASSEUR(S), adj. Apparu
dans le climat politique de l'après 1968 (loi du 8 juin 1970,
abrogé en 1981), casseur se disant en même temps pour
« personne qui commet des dégradations au cours de manifestations
». (Rey, 1996)
Personne qui prend plaisir à détruire. (Lexis,
2014)
Domaine pol. Partisan de la violence comme moyen
d'action contre un régime politique. Les casseurs seront les payeurs
(J. Chaban-Delmas, Loi« anti-casseurs », 4
juin 1970). (TLFi 2017)
Au travers de ces quatre exemples, on peut voir à quel
point le terme « casseur » peut être vague. On retrouve
l'aspect moral présent dans le discours politique : « individu
asocial », « personne qui prend plaisir » et « partisan de
la violence ». L'accusation d'intention est aussi présente puisque
le Lexis et le DAF affirment que les « casseurs »
prennent du plaisir à casser, tandis que le TLFi
présuppose une dimension partisane. Ce
66
dernier diffère des trois autres puisqu'il prête
à la casse une dimension politique, ce qui est en opposition totale avec
notre corpus. Cependant, le trait sémantique que partagent ces
définitions est la violence, particulièrement contre les objets :
« détruire le bien », « dégradations »,
« détruire », « moyen d'action ». On peut alors
affirmer, sous forme d'évidence, que les casseurs cassent et donc
tous/toutes ceux/celles qui cassent sont des « casseurs ». Pourtant,
certains groupes manifestants qui utilisent les mêmes modalités
d'actions ne sont pas nommés « casseurs », c'est le cas
notamment des « agriculteurs ».
a) Les « agriculteurs », le groupe
manifestant le plus violent ?
Selon O. Fillieule, entre 1982 et 1990, 39 % des
manifestations violentes en France sont le fait des agriculteurs/agricultrices
alors que les lycéen-ne-s et étudiant-e-s en représentent
14 %, en outre les manifestations d'agriculteurs/agricultrices ne
représentent que 6 % du total des manifestations, les
lycéens/lycéennes et étudiants/étudiantes 2 % (1997
: 151). Ce sont donc les groupes qui manifestent le moins qui ont le plus
à faire à la violence puisque les fonctionnaires, qui sont le
groupe le plus manifestant, n'apparaît même pas dans le tableau sur
les manifestations violentes. Suivant la définition du TLFi, il
semblerait que les « agriculteurs » soient plus « partisans de
la violence comme moyen d'action » que les autres groupes manifestants.
Mais dans sa définition de la violence, H.L. Nieburg la décrit
comme un processus interactif entre toutes les forces en présence, c'est
à dire qu'elle naît autant du groupe manifestant que des autres
groupes (policiers, journalistes, politiques). Selon O. Fillieule, l'apparition
de la violence lors d'une manifestation découle principalement de la
perception qu'ont les autorités du groupe manifestant (1993 : §9)
puisque c'est cette perception qui décidera du degré de
tolérance face aux actes illégaux des manifestant-e-s,
tolérance très élevée dans le cas des
manifestations agricoles (ibid. : §10).
Exemple de différenciation entre « casseurs
» et « paysans »
La perception du groupe manifestant est ici très
révélatrice : étant porté, comme nous l'avons
déjà indiqué, par des personnes dont les fonctions
légitiment le mouvement (grands patrons, hauts-fonctionnaires,
députés-maires...), cela influe sur la gestion des manifestante-s
par les pouvoirs publics et l'image véhiculée par les
médias (Fillieule 1993 : §8). Il est par exemple frappant de
constater les différences discursives entre les « casseurs »
et les
67
« agriculteurs » alors même que les
modalités d'actions sont similaires. Ces différenciations
s'observent indépendamment du mouvement des Bonnets Rouges, comme dans
le quotidien Sud-Ouest du 18 décembre 1975 qui titre un
entre-filet : « La loi anticasseurs appliquée aux agriculteurs qui
avaient allumé un feu sur la voie ferrée à Langon »,
ce qui sous-entend que la loi anti-casseurs n'est pas destinée
normalement aux « agriculteurs », les excluant de fait de la
catégorie « casseurs ». Dans l'article, les
dégradations sont qualifiées « d'actes
incontrôlés » (p.22) comme s'il était possible de
mettre le feu involontairement. La différenciation médiatique est
encore plus visible dans cet article de La Provence du jeudi 21
octobre 2010 intitulé « un paysan et deux casseurs au tribunal
», qui relate le jugement de trois hommes qui sont accusés de
« violences sur trois policiers et [d'avoir] dégradé un
véhicule de police au cours d'une manifestation du monde paysan ».
Alors que la justice les juge tous les trois pour les mêmes chefs
d'inculpations, pourquoi Bruno Hurault, le journaliste auteur de cet article,
les distingue-t-il ? Dans les désignations déjà, on note
une différence de taille : il précise le nom, l'âge et
l'origine des deux casseurs (« Mustapha El Aztouti, un Marocain
âgé de 22 ans, et Francisco Soler, un Espagnol âgé de
21 ans ») alors que pour « le paysan » il donne son
identité, son âge et sa profession (« le troisième mis
en cause, Pierre Aurran, 28 ans, est agriculteur à St-Cannat »).
Ces quelques informations permettent déjà au lectorat de
construire l'image discursive de chaque accusé à partir des
préjugés et des stéréotypes propres à chacun
: il y a deux jeunes étrangers sans emploi et un « paysan »
(là aussi, le terme n'est pas choisi au hasard) de presque trente ans
originaire de la région. Le journaliste écrit que les deux plus
jeunes hommes nient catégoriquement toute implication puisqu'ils
n'étaient présents sur les lieux qu'en leur qualité de
stagiaires (on apprend au passage qu'ils ont bien un travail mais le
journaliste n'a pas semblé utile d'en dire plus). L'agriculteur, lui,
avoue avoir lancé « des pommes » sur les forces de l'ordre
mais nie avoir participé à la dégradation du
véhicule. Il y a donc deux jeunes gens qui assurent n'avoir rien
à voir avec la manifestation et un autre qui admet seulement avoir
lancé des projectiles sur la police mais de manière
contradictoire, ce sont les deux premiers qui sont qualifiés de «
casseurs ». En reprenant la terminologie de H.S. Becker (2007), nous
pouvons analyser la différenciation faite entre les « agriculteurs
» et les « casseurs ». Le premier désigne une
catégorie socio-professionnelle au crédit socio-politique
important du fait, notamment, de
Historique du mouvement
Le mouvement des Bonnets Rouges est né d'une double
impulsion : d'abord avec une
68
ses puissants syndicats tels que la FNSEA ou la
Confédération Paysanne. Les « casseurs » sont
étiquetés comme « déviants » et
désignés comme nous l'avons déjà vu, par un lexique
péjoratif et stigmatisant. C'est pourquoi les journalistes et les
politiques ne peuvent (ou ne veulent) pas amalgamer les « agriculteurs
» avec les « casseurs » car dans le cas contraire, les premiers
se trouveraient étiquetés eux aussi comme « déviants
», à moins que ce ne soit les « casseurs » qui se
trouveraient légitimés.
Dans le cas d'un mouvement massif avec des destructions
répétées et onéreuses, comment les agriculteurs
sont-ils désignés dans les médias ?
Bénéficient-ils toujours d'un traitement différent ou bien
sont-ils désignés comme des « casseurs ? Nous
répondrons à cette question en nous appuyant notamment sur le
phénomène des « Bonnets Rouges » qui désigne un
mouvement de protestation du milieu agricole en Bretagne né en octobre
2013. Nous avons choisi les Bonnets Rouges pour plusieurs raisons : la
promiscuité temporelle avec notre sujet garantit une analyse
cohérente, la morphologie des deux mouvements présentent des
similitudes (un mouvement étalé sur le temps avec plusieurs
manifestations, une opposition à un projet gouvernemental, une fracture
au sein du groupe manifestant entre, pour le dire grossièrement, «
violents » et « non-violents », des heurts avec la police) et la
couverture médiatique qui a été assez importante pour
inscrire les Bonnets Rouges à l'agenda politique.
b) Étude de cas : les Bonnets
Rouges
Nous allons donc étudier le mouvement des Bonnets
Rouges et tenter de comprendre pourquoi les discours politiques
diffèrent lorsque l'objet du discours est « casseurs » ou
« Bonnets Rouges ». Pour cela, nous devons d'abord
contextualisé le phénomène en rappelant comment s'est
construit le mouvement et particulièrement qui en sont les
investigateurs puisque, comme le rappel J. A. Franck, c'est la
légitimité de l'identité politique du groupe manifestant
qui est le pré-requis à l'apparition (ou non) de violences (1984
: 326-327). Nous étudierons ensuite quelques extraits de discours des
Bonnets Rouges pour comprendre comment ils/elles se placent vis-à-vis de
la violence protestataire et quelle est leur stratégie pour
éviter d'être assimilé-e-s aux « casseurs ».
69
loi sur la fiscalisation de la pollution des poids-lourds
votée en 2009, plus connue sous le nom « d'écotaxe »,
puis avec les nombreux plans sociaux qui ont frappé la région
Bretagne, les plus médiatisés étant ceux des abattoirs
Doux (à Chateaulin, dans le Finistère) et Gad (à Josselin,
dans le Morbihan).
Les Bonnets Rouges, c'est avant tout la rencontre entre deux
collectifs à l'occasion des trois manifestations d'octobre 2013. Le
premier, le CCIB82, est composé d'industriels de
l'agroalimentaire, de commerçants, de chefs d'entreprises et de
hauts-fonctionnaires tel que le gérant du centre commercial
E.Leclerc de Landerneau, le président de la
SICA83 de Saint-Pol-De-Léon ou encore le
président de la Chambre de l'agriculture de Bretagne. Cependant, selon
un article du Monde qui leur a été
consacré84, les « deux figures influentes » sont
« Jakez Bernard, patron du label " Produit en Bretagne " » et «
Alain Glon, président de l'Institut de Locarn, un think-tank
régionaliste, et ancien industriel de l'agroalimentaire. »
Le second collectif « Vivre, travailler et décider
en Bretagne » a été créé par deux hommes,
Christian Troadec, journaliste de formation, Conseiller général
du Finistère, maire de Carhaix, co-fondateur puis président des
Vieilles Charrues et entrepreneur. Son acolyte est le syndicaliste Thierry
Merret, président de la FDSEA 29 depuis 2005, un syndicat
agricole proche du Medef. Il a aussi siégé au bureau de
l'Agriculture qu'il a laissé en 2013 à la faveur du Conseil
Économique et Social de Bretagne.
Lors d'une assemblée, ils se mettent d'accord sur leurs
objectifs surnommés « les 11 revendications phares »
et qui ont été transmises au président de la
République. C'est sur cette base que s'est appuyé tout le
mouvement jusqu'à aujourd'hui :
Maintenir la gratuité des routes en Bretagne et
supprimer définitivement l'écotaxe ; libérer les
énergies et soutenir l'emploi par l'allègement des charges et des
contraintes administratives ; en finir avec le dumping social et les
distorsions de concurrence en Europe ; relocaliser les décisions et les
pouvoirs économiques en Bretagne ; développer les infrastructures
et des modes alternatifs de transport avec un rééquilibrage
Ouest/Est ; appropriation par les Bretons de la filière énergie
et développement des énergies renouvelables ; relocaliser la
finance ; Officialiser la langue et la culture bretonnes ; renforcer
l'expérimentation, le dialogue, la transparence et le « vivre
ensemble » en Bretagne ; doter la Bretagne de ses propres médias
audiovisuels et numériques une Bretagne plus forte à cinq
départements avec relocalisation des décisions
politiques85.
82. Comité de Convergence des Intérêts
Bretons
83. Société d'Intérêts Collectifs
Agricoles
84. Philippe Euzen, « Ces patrons à l'origine des
« Bonnets-Rouges » », Le Monde, 16 novembre 2013,
p.7.
85. Collectif. « Revendications et propositions
», Les Bonnets Rouges [en ligne], 12 mars 2014 [consulté
le 7
70
Nous départageons les revendications des Bonnets Rouges
en trois catégories : les réalistes (comme «
maintenir la gratuité des routes en Bretagne et supprimer
définitivement l'écotaxe »), les difficiles («
doter la Bretagne de ses propres médias audiovisuels et
numériques une Bretagne plus forte à cinq départements
») et les irréalistes (« en finir avec le dumping
social et les distorsions de concurrence en Europe », « relocaliser
les décisions et les pouvoirs économiques en Bretagne »).
Il y a eu cinq manifestations officielles (cortèges
et/ou rassemblements) organisées par les collectifs. Lors de la
manifestation du 28 octobre 2013, plusieurs centaines de personnes vêtues
de bonnets rouges prennent d'assaut le portique écotaxe de Pont-de-buis
(Finistère) : c'est le premier fait d'arme et de fait la naissance des
Bonnets Rouges. Le 02 novembre 2013 à Quimper (Finistère), entre
15000 et 30000 personnes ont répondu à l'appel du CCIB,
de « Vivre, travailler, décider, en Bretagne » et du Syndicat
des Jeunes agriculteurs du Finistère. Les médias font état
de « heurts » (Le Monde, 04 novembre 2013) et «
d'échauffourées » (BFMTV et
ITÉLÉ, 02 novembre 2013).
Le discours des Bonnets Rouges
En s'inscrivant comme
héritiers/héritières de la révolte de 1675,
où les paysan-ne-s ont obtenu gain de cause suite à des actes
violents, par le pillage et en mettant à mal l'autorité, les
Bonnets Rouges semblent montrer leur détermination jusqu'à se
montrer menaçants, comme dans les colonnes du Monde :
L'heure des méthodes douces est révolue,
affirment-ils [les membres du CCIB] alors. Pour obtenir des réponses
concrètes et immédiates, il va falloir livrer bataille. »
[...] Et [Alain Glon] juge que « l'on peut tolérer un peu de
violence contre le système, aussi mesurée que possible » (16
novembre 2013 : 7).
En sus de ces propos guerriers, il y a aussi les
revendications irréalistes, que J.A. Franck définies comme
inacceptables par les détenteurs de l'autorité car elles
« mettent en cause les valeurs fondamentales de la société
ou le pouvoir existant » (1984 : 326). Toujours selon lui, pour que des
objectifs soient acceptables, il faut qu' « ils ne touchent ni
les ressources critiques de la société, ni la position de la
classe dirigeante, pas plus qu'ils ne mettent en question l'ordre établi
» (loc. cit.). Or, les revendications des Bonnets Rouges
transgressent tous ces pré-requis, ce qui est un facteur
déterminant dans l'apparition des
janvier 2017].
71
violences (Fillieule 1993 : §6 ; Franck 1984 :
326-327).
Compte tenu de ces déclarations, des revendications
impossibles à satisfaire dans leur ensemble, des actes qui s'en
suivirent et des affrontements avec la police, on pourrait s'attendre à
une répression très importante assortie d'une disqualification du
groupe manifestant dans les médias, or il n'en est rien. Et cela
s'explique notamment par la stratégie de communication mise en place par
les Bonnets Rouges.
La stratégie d'évitement d'assimilation aux
« casseurs »
Éviter l'amalgame avec les « casseurs » est
un souci constant pour les Bonnets Rouges : « on veut une manifestation
calme et pacifique, et les casseurs ne devraient pas venir à un
rassemblement organisé hors de la ville. » (Christian Troadec,
Le Figaro, 30 novembre 2013) ; « c'est aussi montrer que nous ne
sommes pas des casseurs. » (Fabien Henrio, Ouest-France, 07
janvier 2014) ; « la journée s'est passée dans le calme car
nous ne sommes pas des casseurs » (Catherine Gallou, Ouest-France, 23 juin
2014) ; « il faut casser cette image des casseurs de portiques
écotaxes » (Laurence Le Goff, Ouest-France, 03 août
2014) ; « on est pas des casseurs, on n'abîmera rien » (des
jeunes agriculteurs lors d'un rassemblement, Le
Télégramme, 03 septembre 2015). Ainsi, dès le
début du mouvement, les Bonnets Rouges se sont défendu-e-s
d'être des « casseurs » et puisqu'ils/elles ont trouvé
dans les médias une certaine caisse de résonance qui ont
utilisé les mêmes tournures que lors des manifestations contre la
loi Travail : « Les bonnets rouges débordés par les ultras
» (La Nouvelle République, 03 novembre 2013) ; « Des
heurts violents en marge du cortège [nous soulignons] »
(Le Télégramme, 03 novembre 2013 ; « Quelques
instants plus tard, le portique de la N12 partait véritablement en
fumée après à une action [nous soulignons] des
Bonnets Rouges. » (Aujourd'hui, en France, 04 novembre 2013). Les
dégradations sont euphémisées, les violences sont
systématiquement imputées à des « casseurs »,
toujours situés « en marge du cortège » et qui «
débordent les bons manifestants ». Cela tient à ce que F.
Dupuis-Déri nomme « l'identité politique illégitime
» (2006 : 65) des « casseurs » qui s'oppose à celle,
légitime, des « agriculteurs ». Cette « identité
politique », qu'elle soit légitime ou illégitime, correspond
au
[...] statut [sic] dans le
société [qui] dépend en grande partie de l'idée que
les autorités se font du groupe provocateur. Elles imputent
inévitablement à l'organisation protestataire ou à ses
alliés certaines caractéristiques qui déterminent la
légitimité ou l'illégitimité du
72
groupe (Franck 1984 : 326-327).
Les tenues vestimentaires noires, qui a donné le nom de
« black bloc », est une caractéristique des
manifestant-e-s violent-e-s, tout comme le fait d'avoir le visage
masqué. Or, des photographies des différentes manifestations des
Bonnets Rouges montrent des manifestant-e-s portant un bonnet rouge qui sont
masqué-e-s alors que d'autres habillé-e-s en
couleur86.
Des différences de pratiques pour des effets
similaires
Certaines actions des Bonnets Rouges sont
caractéristiques du groupe manifestant « agriculteurs » et se
différencient ainsi des « casseurs ». Le déversement de
fumier, de denrées périmées ou de stock invendu est
fréquent, tout comme les feux de palettes pour bloquer des accès
routiers. Le Télégramme du 29 janvier 201687
relate l'ampleur de la tâche pour les agents municipaux de la ville de
Brest (Finistère) après le passage des « agriculteurs »
mécontents qui ont laissé dans leur sillage « des dizaines
de tonnes de choux-fleurs, pour certains débités en petits
morceaux, ballots de paille, déchets - plus ou moins verts - et tas de
lisier » jusque dans le centre-ville. Des frais pour la ville, et donc
pour le contribuable, qui n'a pas provoqué d'autre réaction de la
part du maire que le regret que les manifestants « aient pris en otage les
urbains » et que malgré tout, il les « comprenait ». Le
Ouest-France du 10 février 201688 raconte heure par
heure la suite d'actions qui se sont déroulées dans toute la
Bretagne. Ainsi, à Landerneau (Finistère), des «
agriculteurs » sont entrés dans une entreprise de transport, la
Scarmor, pour mettre le feu à des cartons et à une
remorque de poids-lourd qui a brûlé avec son chargement
malgré l'intervention des pompiers. Ils se sont déplacés
au centre commercial de la ville et ont déchargé des
détritus pour y bloquer l'accès et arrosé la
station-service de lisier et de fumier. Au même moment, à quelques
kilomètres de là, au Relecq-Kerhuon, d'autres manifestants ont
découpé le grillage protégeant un autre site de la
Scarmor pour le bloquer. Le maire de la ville est présent avec
les agriculteurs et alimente son compte Twitter de
86. Nous pouvons en voir plusieurs exemple dans cet article :
Elsner F. « La manifestation des Bonnets Rouges à Quimper »,
20 minutes [en ligne], 04 novembre 2013 [consulté le 07 janvier
2017].
87. « Manifestation des agriculteurs: après les
actions, le grand nettoyage », Le Télégramme [en
ligne], 29 janvier 2016 [consulté le 07 janvier 2017].
88. « Les agriculteurs bretons mènent de
nouvelles actions », Ouest-France [en ligne], 10 février
2016 [consulté le 07 janvier 2017].
Le groupe « agriculteurs » n'est pas jugé
VIOLENT mais « en colère », colère qui est
73
plusieurs vidéos qui montrent notamment des incendies.
À Pontivy (Morbihan), ce sont du lisier, des pneus et des troncs
d'arbres qui sont déversés devant l'annexe de la
préfecture, le Crédit agricole, le
domicile du député Jean-Pierre Le Roch, le centre des
impôts, Lactalis et la sous-préfecture.
Un des responsables prend la parole : « on a déversé dans
les lieux voulus. Tout s'est bien passé. On s'était engagé
à ne pas mettre le feu devant la sous-préfecture. » Cela
veut dire que les autorités étaient bien au courant des actions
qui ont été planifiées avec le concours de l'État.
Cette « gestion patrimonialiste du conflit » (Braud 1993 : §10),
qui est presque exclusivement réservée aux manifestations
agricoles (et dans une faible mesure étudiantes) consiste
concrètement à limiter les dégradations en permettant au
groupe manifestant d'en commettre un certain nombre, tout en interdisant en
amont certaines actions. C'est le cas dans ce dernier exemple puisque
visiblement l'accord prévu entre les autorités et les
manifestants était de ne pas incendier la sous-préfecture. En
échange, ils ont pu manifester librement puisque sur aucune vidéo
on ne voit des policiers/policières ou des gendarmes.
Cette particularité illustre la différence de traitement entre la
casse des « agriculteurs » et celle des « casseurs ». La
casse est pour les premiers un moyen d'action légitime, pour les seconds
une identité constitutive
discréditante, ce qui explique la
différenciation dans les dénominations.
c) « Casseurs » et « agriculteurs » :
comprendre la différenciation avec l'analyse
sémique
Au delà des Bonnets Rouges, ce sont les manifestations
agricoles qui sont épargnées par le stigmate de « casseurs
». À l'aide de l'analyse sémique, nous pouvons aussi tenter
d'expliquer cette différence de traitement (Figure
03) :
SÈMES \ LEXÈMES
|
CASSEURS
|
GAUCHISTES
|
ANARCHISTES
|
BLACK BLOCS
|
HOOLIGANS
|
ÉMEUTIERS
|
AGRICULTEURS
|
VIOLENT
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
MASQUÉ
|
+
|
-
|
-
|
+
|
-
|
(-)
|
-
|
APOLITIQUE
|
+
|
-
|
-
|
-
|
(+)
|
+
|
-
|
ATTAQUE LA POLICE
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
-
|
DESTRUCTEUR
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
-
|
PETIT GROUPE
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
+
|
-
|
RADICAL
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
PARASITAIRE
|
+
|
-
|
-
|
+
|
+
|
-
|
-
|
INTERNATIONAL
|
+
|
(+)
|
(+)
|
+
|
+
|
-
|
-
|
Figure 03 : Grille d'analyse sémique (ajout du
lexème agriculteurs).
74
qualifiée parfois de « juste » ou de «
compréhensible ». Il est évident que factuellement il
utilise des moyens violents mais il faut cependant se rappeler que les
sèmes ne concernent pas le factuel mais le stéréotype.
Cependant, on peut aussi imaginer que agriculteurs possède bien le
sème VIOLENT, mais que la connotation de ce trait typique n'est
pas négative chez agriculteurs, contrairement aux autres lexèmes.
Cela pourrait rejoindre la différenciation entre « violence
légitime (force) » et « violence
illégitime (violence) ». C'est pourquoi nous
pourrions remplacer VIOLENT par USAGE DE LA FORCE par exemple. Toujours est-il
que le sème VIOLENT n'est pas constitutif de agriculteurs. Les
traits MASQUÉS et RADICAUX ne conviennent pas plus. Les
manifestations sont toujours organisées par les syndicats agricoles, ce
qui rejette de fait les traits APOLITIQUE et PARASITAIRE. Ils n'attaquent
jamais, ou si peu la police et quand c'est le cas comme à l'occasion des
manifestations des Bonnets Rouges, les affrontement sont toujours le fait de
« casseurs » « en marge de la manifestation ». Ils
n'agissent pas en petits groupes mais plutôt en cortèges
importants, s'appuyant sur la force du nombre. Il n'y a que le trait
DESTRUCTEUR qui peut être problématique car la destruction
est une méthode éprouvée par le monde agricole mais il ne
semble pas que dans la presse ce soit une propriété
constitutive au lexème. De plus, on ne trouve pas dans les discours
qu'ils aimeraient détruire mais plutôt que la destruction est
utilisée comme outil de revendication politique, contrairement aux
« casseurs » dont les motivations « qui relèvent du
domaine ludique du jeu, ne seraient pas politiques » (Dupuis-Déri
2006 : 67).
Les « agriculteurs » sont donc une exception parmi
les groupes manifestants utilisant la violence comme moyen d'action.
Cet état d'exception est dû à leur statut social
qui induit les réactions de l'État par rapport aux actions du
groupe protestataire. C'est la perception des forces de l'ordre qui
définit le rapport de force et de violence lors d'une manifestation. Les
rapports conflictuels s'expliquent par la construction dans le discours
politique de la figure d'un ennemi qu'il faut mettre « hors d'état
de nuire » (Cazeneuve 19 mai : 420 ; Hollande 30 juin :
39) et qui se nomme « casseurs ».
75
V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER
LES ENNEMIS
Dieu dit : "Que la lumière soit" et la lumière
fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara
lumière et ténèbres. Dieu appela la lumière "jour"
et les ténèbres "nuit". Il y eut un soir et il y eut un matin :
premier jour (Genèse 1.3-5).
Selon la Bible, l'acte de nommer est à l'origine de la
création du monde et comme le rappelle S. Branca-Rosoff : « les
réflexions sur la nomination remontent aux sources de la culture
occidentale jusqu'à se confondre dans la Genèse ou dans
le Cratyle de Platon avec l'activité même du langage
» (2007 : 13). Cet exemple tiré de la Genèse
illustre parfaitement la fonction performative de l'acte de nomination :
c'est seulement à partir du moment où l'on associe un nom
à une chose que celle-ci devient réalité
pour nous. Cela rejoint la fameuse Hypothèse Sapir-Whorf qui veut que la
langue organise la perception du monde, qu'il y aurait isomorphisme entre
langue et culture. On retrouve cette idée dans le Tractatus
logico-philosophicus (1918) de L. Wittgenstein en cette phrase : «
les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde »
(1972 : 104) ou encore en ethnologie avec C. Lévi-Strauss dans son
étude Le cru ou le cuit (1964) dans laquelle il affirme qu'un
peuple ne connaissant pas le principe de cuisson des aliments ne peut pas
connaître la notion de cuit, ni son opposé le
cru. Cependant, de récents articles tempèrent cette
hypothèse qui n'est pas sans poser certains problèmes (De Chanay
: 2001). La création d'un lexique dépasse largement le cadre de
la linguistique, tout comme l'acte dénominatif primitif, c'est
pourquoi nous nous bornerons à rappeler quelques perspectives qui
participent à l'élaboration du fait dénominatif,
en nous appuyant notamment sur les travaux de P. Siblot et G. Kleiber.
Cependant, en nous situant à l'interface de l'analyse de discours et de
la sémantique, nous interrogerons la nature de l'acte
dénominatif et de son action discursive car rien n'est neutre en
discours, et la nomination n'échappe pas à cette règle
:
Observer les nominations, écrit Branca-Roscoff, c'est
en même temps étudier la façon dont le locuteur
contextualise les unités dont il traite et la façon dont, ce
faisant, il exprime sa position à l'égard de ce dont il parle, et
par là sa propre « situation » dans un contexte et un
interdiscours que l'on peut interpréter socialement (Cislaru et al.
2007 : 15).
76
V.1. DÉLIMITATION DU CHAMP NOTIONNEL
a) Les rapports conflictuels
Les discours politiques sur les « casseurs »
peuvent s'analyser en terme de conflit. Le problème de ce terme
est le nombre de définitions, puisque chaque discipline scientifique
circonscrit celui-ci à son champ d'investigation (Fournier et Monroy
1997 : 10). En effet, conflit peut désigner une relation
problématique dans une cellule familiale, entre deux
personnalités politiques ou entre deux pays. En reprenant à notre
compte la définition de M. Monroy et A. Fournier (1997), un conflit
désigne :
[...] une situation conflictuelle développée
dans le temps moyen ou long terme, supposant des partenaires également
actifs, investissant une forte charge affective, visant à
déstabiliser, réduire, faire capituler l'adversaire, voire
à éliminer du champ. Ces situations impliquent
l'allégation de dommages, de griefs, de fautes imputés
[sic] à l'adversaire (ibid. : 12-13).
Le conflit semble dominé par l'excès, autant
dans les réactions d'un-e acteur/actrice que dans ce qu'il/elle attend
de la part de son adversaire (ibid. : 11). Le hasard n'a pas sa place
dans une situation conflictuelle (ibid. : 12). De plus, chaque
situation est propre à la nature du conflit (personnel,
professionnel, politique, économique, etc.), ces
caractéristiques générales ne peuvent définir
spécifiquement le conflit politique, c'est pourquoi nous devons
adapter à notre corpus cette définition « restrictive »
(loc. cit.).
b) L'ennemi et l'adversaire
M. Edelman (1991) différencie l'ennemi de
l'adversaire en politique en s'appuyant sur la distinction entre
l'acceptable et l'inacceptable (1991 : 131),
c'est-à-dire entre le légitime et
l'illégitime.
Le terme « adversaire » évoque l'univers du
jeu dans lequel deux adversaires s'affrontent selon des règles
précises et dans un objectif défini. Et « tant que les
compétiteurs ne se préoccupent que de découvrir des
tactiques victorieuses et de les appliquer, l'opposant reste un adversaire, que
les enjeux soient minimes ou considérables » (loc.cit.).
Face à un « adversaire », le processus est fondamental :
chacun-e cherche à l'emporter sur l'autre à l'aide de tactiques
que l'autre cherche à démasquer.
La démarche face à un « ennemi » est
inverse, le processus est délaissé « au profit de la
caractérisation de l'ennemi » (ibid. : 132). Ainsi, «
les ennemis sont caractérisés par un
La dénomination est, selon G. Kleiber, un
usage construit, une « association référentielle »
reconnue qui se suffit à elle-même. Par exemple, la boucherie
est le lieu où
77
ou plusieurs traits inhérents qui les marquent au sceau
de la malignité, de l'immoralité, de la perversion ou de la
pathologie » (loc. cit.). En résumé, la figure de
l'ennemi correspond à la somme de traits typiques construits
politiquement, le plus puissant étant la dangerosité qui lui est
attribuée. En effet, « la caractérisation des opposants
comme des ennemis ou des adversaires ne tient pas à des
particularités spécifiques ou inhérentes aux individus
» (ibid. : 133) mais lorsque la figure de l'ennemi est
utilisée comme un outil argumentatif, elle permet d'obtenir un
consensus et une légitimité renforcée (1991 : 129). Elle
peut aussi former de nouvelles coalitions politiques et renforcer d'anciennes,
ce qui, sur un plan politique, est un avantage non-négligeable
(ibid. : 133-136).
c) Dénomination et
désignation
Doit-on parler de réfugié-e-s, de
clandestin-e-s, de sans-papiers, de migrant-e-s, ou
d' exilé-e-s ? Comme on le voit, la façon de
désigner un objet social est au coeur de tout discours politique et est
à l'origine de batailles sémantiques qui n'en finissent plus.
Comme nous l'avons déjà expliqué dans notre
première partie, la promulgation de la loi « anticasseurs » en
1970 a été l'acte de baptême de « casseurs
», ce qui a imposé cette dénomination au détriment de
toutes les autres, même « gauchistes » qui était
jusqu'alors largement supérieure en fréquence d'utilisation.
Aujourd'hui, « gauchistes » est peu usitée, (elle est
même complètement absente de notre corpus) d'autant plus depuis
que le lexème « ultra-gauche » est apparu.
La dénomination et la désignation
représentent un nombre important de théories plus ou moins
pertinentes selon les perspectives d'études choisies, c'est pourquoi
nous nous contenterons de rappeler quelques définitions
nécessaires avant toute utilisation de ces termes.
Comme le rappelle R. Koren, c'est G. Kleiber qui a
théorisé, au travers de plusieurs ouvrages, les notions
fondatrices de dénomination et désignation :
Les traits intrinsèques justifiant le choix de
dénomination seraient « l'institution entre un objet et un signe X
d'une association référentielle durable », constante et
conventionnelle ( [Kleiber] 1984 : 80 ; 2012 : 46) qui autorise le locuteur
à l'employer, sans avoir besoin de « justifier » le lien
référentiel ainsi établi (2016 : §10).
78
l'on vend et achète de la viande et bien que le
lexème ne soit pas sémantiquement évocateur, l'usage a
associé « boucherie » et « lieu où
l'on achète de la viande ». G. Kleiber parle d'une «
qualification n'appartenant pas en propre à l'objet auquel il
réfère » (1984 : 80). M.-F. Mortureux nuance cette
hypothèse strictement référentielle en considérant
la dénomination comme un acte individuel (au sens de
causé par un individu) : « nommer une chose, c'est en affirmer
l'existence, et c'est parfois [...] l'imposer aux autres, et finalement
s'imposer soi-même » (1984 : 104). P. Frath ajoute à cela que
la dénomination est « une entité lexicalisée
collective » qui indique ce qui existe « pour nous », les
locuteurs et locutrices d'une aire linguistique précise (2015 : 43).
Cette précision nous semble importante puisqu'elle permet de mettre en
lumière l'usage politique de la dénomination. Comme le
mentionne R. Koren, l'enjeu de la dénomination est «
d'ordre cognitif, culturel et historique » (2015 : §10) et
qui, malgré une certaine stabilité, n'est pas exempt de
manipulation ou d'évolution sémantique. Nous reprenons à
notre compte la définition donnée par G. Delepaut : « On
considérera la dénomination comme l'usage de formes lexicales
partagées qui, à travers une description normée du monde,
et sa fonction essentiellement référentielle, s'avère
productrice d'ontologies » (in Cislaru et al. 2007 :
55).
Cependant il faut se garder d'opposer systématiquement
dénomination et désignation dans un réflexe d'opposition
entre langue et discours. Plusieurs auteur-e-s argumentent en faveur d'une
approche interactionnelle des deux concepts puisque « la plus stable des
dénominations peut devenir discutable et négociable en discours
si le contexte socio-politique s'y prête et le requiert ; elle ne cesse
alors de briser le rêve d'avoir « une nomenclature stable ».
» (De Chanay 2001 : 185). Derrière chaque désignation et
dénomination, ce sont des mécanismes syntaxiques, historiques,
culturels et cognitifs qui, ensemble, sont autant de témoignages sur les
locuteurs/locutrices car: « Il [l'acte de nomination] permet de penser de
ce fait la responsabilité énonciative active du locuteur, que son
choix se porte sur une dénomination lexicalisée ou sur une
désignation discursive de son cru : il y a acte de nomination, point de
vue, dans les deux cas » (Koren 2016 : §13).
Nous entendons désignation comme un processus
qui s'inscrit dans la nouveauté, dans la nomination de l'inconnu et n'a
pas vocation a être lexicalisée car elle revêtirait un
aspect transitoire. C'est pourquoi B. Courbon et C. Martinez parlent de
processus
79
« éphémère » et donc
difficilement régulé « dans l'usage » (2012 : 71-72).
C'est le processus à l'oeuvre lorsqu'on désigne une personne par
la couleur de ses vêtements (« Jean » devient « le
garçon à la veste bleue »).
V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS »
La désignation des « casseurs » par une autre
forme lexicale permet une construction plus précise mais surtout avec
des traits plus maîtrisées que la simple
dénomination. Par exemple, en s'appuyant sur les blessé-e-s et
les mort-e-s de la police, symbole et garante de l'ordre public car « tout
ce qui vient porter atteinte à l'ordre public est un enjeu,
effectivement, et de sécurité, et de démocratie »
(Touraine 19 mai : 48-49), les politiques construisent l'image d'un
ennemi effrayant. C'est le cas, par exemple, de Marisol Touraine le 19 mai sur
LCI qui commente ce qu'il s'est passé la veille, lorsqu'une
voiture de police a brûlé après avoir été
attaquée par plusieurs personnes cagoulées, en marge d'un
rassemblement contre « la haine anti-flics » :
[...] nous avons affaire à des professionnels de la
destruction, de la casse, de l'agression. Ce ne sont pas des manifestants qui
sont engagés pour des idées, pour un projet, qui veulent
revendiquer simplement. [...] En réalité, les seuls positions
politiques qu'expriment ces personnes dont on ne voit pas le visage, dont on ne
connaît pas l'identité, dont on ne connaît pas d'autres
revendications que celle de casser, c'est ce qu'ils disent, «nous
revendiquons la liberté de casser». [...] Moi je ne fais pas
l'amalgame entre ces mouvements, ultra minoritaires, ultra violents, qui sont
dans la destruction, l'agression, et éventuellement même des actes
de mort, parce que hier ils auraient pu tuer, je ne fais pas l'amalgame entre
ces mouvements-là [...] ultra-minoritaires et une gauche, même
extrême, qui ne veut pas gouverner (27-75).
Dans cet extrait, Marisol Touraine n'utilise pas une seule
fois le terme « casseurs », alors qu'elle ne parle que d'eux.
À la place, elle utilise des modalités variées pour
définir son objet discursif : des périphrases («
professionnels de la destruction, de la casse, de l'agression »), des
contraires discursifs (« ce ne sont pas des manifestants ») et enfin,
des accusations d'intentions (« qui sont dans la destruction, l'agression,
et éventuellement même des actes de mort »).
a) Les périphrases
Selon la définition de M. Bonhomme, « la
périphrase est une locution mise à la place d'un mot ou d'un tour
plus direct » qui a le double effet d'amplifier « la masse du
80
discours » mais aussi de fournir « plus
d'informations que la désignation simple qu'elle remplace » (1998 :
43). Cet ajout d'information permet de définir le plus finement possible
les « casseurs ». La périphrase, dans le cadre
énonciatif du discours politique via un média, est donc
essentielle puisqu'elle permet la construction de l'objet du discours avec une
précision de détails qui serait impossible avec le simple terme
« casseurs ». Une périphrase est récurrente dans le
corpus, elle est construite à partir d'une base : « des individus
qui », à laquelle est ajouté un groupe verbal (Hollande
17 mai : 540 ; Valls 15 juin : 242 ; Valls 19 mai : 32,
67, 380). Nous avons aussi une singularité dans les discours de Bernard
Cazeneuve puisqu'il est le seul a qualifier les « casseurs » de
« hordes », et ceci à plusieurs reprises : « des hordes
de manifestants violents » (14 juin : 23, 23-24) ; « ces hordes
sauvages » (19 mai : 69) ; « des hordes violentes et barbares »
(19 mai : 246). Mais qu'est-ce qu'un « horde » ? Selon le
TLFi, il s'agit, au sens premier, d'une « tribu nomade d'Asie
centrale », au sens second d'un « groupe de personnes plus ou moins
disciplinées provoquant du désordre, commettant des pillages, des
actes de violence » tandis que le DAF (9ème
édition) précise que ce sens par extension s'utilise « par
mépris ».
b) Les contraires discursifs
Les contraires discursifs désignent les syntagmes qui
énoncent ce que ne sont pas les « casseurs », une sorte de
définition en « négatif », comme : « ce ne sont
pas des manifestants qui sont engagés pour des idées, pour un
projet, qui veulent revendiquer simplement » (Touraine 19 mai :
27-28). Cependant, les contraires discursifs sont le plus souvent antonymiques.
La grande majorité des cas consiste à opposer « casseurs
» et « manifestants sincères », comme le fait
François Hollande :
En France [...] on peut manifester, on peut occuper des
places, cela fait partie de la liberté, et moi je respecte ceux qui
eux-mêmes sont sincères [nous soulignons] et qui veulent
faire entendre leur voix. [...] Il se glisse parmi ces manifestants, des
casseurs, il n'y a pas d'autre mot, c'est-à-dire des individus qui
ne viennent pas pour contester une loi [nous soulignons], même pas
pour contester la société, mais pour briser, briser des magasins,
briser des devantures, briser du mobilier urbain (Hollande 17 mai :
534-542).
Il y a selon François Hollande deux groupes distincts
dans le groupe manifestant : un légitime, les « manifestants
sincères » et un autre illégitime, les « casseurs
», qui se « glisse[nt] » (le verbe « se glisser », ici
péjoratif, connote la malhonnêteté) dans le cortège.
François Hollande définit les « casseurs » en
négatif : « des individus qui ne
81
viennent pas pour contester ».
L'insincérité supposée des « casseurs » se base
sur leurs motivations et leurs intentions puisque ces derniers ne viendraient
que pour « briser ». Comme le souligne F. Dupuis-Déri, «
leurs motivations, qui relèvent du domaine ludique du jeu, ne seraient
pas politiques, ce qui permet de distinguer les « bons » manifestants
des « mauvais » manifestants « irrationnels » » (2006
: 69). L'utilisation des contraires discursifs se retrouve dans de nombreux
discours : (El Khomri 11 avril : 99-100 ; Baylet 3 mai :
154-156 ; Cazeneuve 3 mai : 45, 58 ; Hollande 17 mai :
569-570 ; Cazeneuve 19 mai : 116 ; Touraine 19 mai : 42-44,
70-76 ; Valls 19 mai : 86-87, 96, 99-100 ; Cazeneuve 14 juin
: 24 ; Hollande 30 juin : 47). Le processus peut même
être détourné pour critiquer les manifestations comme le
fait Manuel Valls qui s'interroge sur l'attitude de la CGT qu'il trouve «
ambiguë » et sur le fait qu'elle n'arrive pas à faire «
le tri [entre les casseurs et les manifestants sincères] »
(Valls 15 juin : 87-88).
c) Les accusations d'intentions
« L'accusation de transgression d'un ordre
généralement reconnu dans le groupe est la forme la plus
puissante de la disqualification. Cette accusation, surtout si elle porte sur
les intentions (invérifiables par définition), suscite au plus
haut degré l'indignation de l'autre et contribue à
l'irréversibilité du conflit » (Fournier et Monroy 1997 :
63). Ainsi, les accusations d'intentions sont un outil puissant tant dans la
construction de l'ennemi, puisqu'elles donnent accès à sa
psyché, que dans sa disqualification. Étant «
invérifiables », les accusations d'intentions dépendent
fortement du degré d'autorité du/de la
locuteur/locutrice.
L'accusation d'intention récurrente de notre corpus est
la volonté de tuer. Elle est dans Valls 15 juin : «
Beaucoup plus d'ultra, de casseurs que d'habitude, [...] qui voulaient frapper,
voulaient s'en prendre à la police, voulaient sans doute tuer
[nous soulignons] » (58-60) ; dans Valls 19 mai : «
Elle [l'autorité de l'État] s'exprime aussi dans le maintien de
l'ordre face à des individus qui veulent se payer un flic, qui veulent
tuer un policier. Et cette attaque,[...] avec une volonté encore une
fois de casser du policier, de tuer du policier, ne peut pas rester impunie.
[...] tout cela démontre incontestablement une volonté de nuire,
de blesser, voire pire, et c'est inacceptable » (31-37), ou encore dans
Touraine 19 mai : « ces mouvements, ultra minoritaires, ultra
violents, qui sont dans la destruction,
82
l'agression, et éventuellement même des actes de
mort, parce que hier ils auraient pu tuer » (70-72). Nous soulignons
encore une fois la porosité entre les discours politique et
médiatique avec cette phrase d'Arlette Chabot dans Touraine 19 mai
: « C'était leur volonté, d'ailleurs, de tuer »
(74).
La périphrase, le contraire discursif et l'accusation
d'intentions forment ensemble un arsenal rhétorique et discursif
très efficace dans la construction de l'ennemi : la périphrase
nomme et définit ce qu'il est, le contraire discursif nomme et
définit ce qu'il n'est pas, l'accusation d'intention dévoile sa
volonté cachée. Ce qui donne schématiquement :
ce qu'il est + ce pourquoi nous le combattons = construction de
l'ennemi ce que nous sommes + ce pourquoi nous le combattons = construction
de l'ethos construction de l'ennemi + construction de l'ethos =
conflit
Ces trois procédés permettent un travail de
définition, et par là de construction, des deux
camps qui s'affrontent et de mettre à jour les raisons
profondes, presque ontologiques, du combat qui oppose
l'État aux « casseurs ». En effet, même si les
périphrases qui donnent un surplus d'informations en peu de mots sont
utiles dans le cadre de l'énonciation politique, il n'en demeure pas
moins que le terme « casseurs » est fondamental pour la construction
de l'ennemi dans les discours politiques portant sur la violence pendant les
manifestations contre la loi Travail.
V.3. LA CONSTRUCTION DU CONFLIT
a) Mécanismes de construction de la figure de
l'ennemi
Selon A. Fournier et M. Monroy, l'acte de désignation
de l'ennemi est l'aboutissement d'une série de mesures qui visent la
construction de la figure de l'ennemi :
L'image idéale de l'ennemi suppose qu'il se prête
à la disqualification, qu'il ait pris l'initiative de séquences
conflictuelles, qu'il soit responsable aux yeux de tous de fautes ou de
dommages, qu'on puisse attendre de lui le pire et enfin qu'il soit
coopérant à se couler dans ce moule (1997 : 56).
Nous retrouvons dans notre corpus toutes les
caractéristiques énoncées précédemment. Tout
d'abord, le fait « qu'il se prête à la disqualification
» au travers des affrontements avec la police ou des slogans
polémiques que les politiques relèvent : « un policier, une
balle », « Policiers, la France vous hait » (Cazeneuve 14
juin : 27-29) ; « sur
83
le pont d'Avignon, on pend tous les patrons » (Valls
19 mai : 330-331). L'affiche de la CGT contre les violences
policières (« La police doit protéger les citoyens et non
les frapper. Stop à la violence ») a beaucoup participé
à la disqualification du syndicat par le gouvernement, jusqu'à
être confondu parfois avec les « casseurs » (Baylet 3 mai
: 174181 ; Valls 15 juin : 111-112, 127-130 ; Cazeneuve 3 mai
: 62-63, Cazeneuve 19 mai : 325327 ; Cazeneuve 14 juin :
21-22). Nous retrouvons aussi la prise d'« initiative de séquences
conflictuelles » dans Cazeneuve, 19 mai : « (...) des
violences qui sont autant de provocations destinées à engendrer
d'autres violences » (217-218), dans Valls 19 mai : « Quand
on s'attaque, encore une fois, à des policiers, qu'on veut tuer des
policiers, la justice doit passer particulièrement
sévèrement » (120-121) mais aussi plus
généralement dans le discours journalistique, comme nous l'avons
vu dans notre première partie. Notre précédente
sélection d'éditoriaux démontre que les « casseurs
» seraient « responsable[s] aux yeux de tous de fautes ou de dommages
», tout comme l'homogénéisation des discours politiques
quant à la condamnation des violences. Le fait « qu'on puisse
attendre de lui [l'ennemi] le pire » s'exprime très clairement dans
plusieurs énoncés : « quand on fracasse une voiture de
police, quand on y jette un fumigène, alors qu'il y a des fonctionnaires
de police à l'intérieur, tout cela démontre
incontestablement une volonté de nuire, de blesser, voire pire »
(Valls 19 mai : 32-34), ou encore : « ces mouvements
ultra-minoritaires, ultra-violents, qui sont dans la destruction, dans
l'agression, et éventuellement même des actes de mort »
(Touraine 19 mai : 70-72). Quant au fait d'être «
coopérant à se couler dans ce moule », la présence
réduite des discours des « casseurs » dans les médias
va dans ce sens, d'autant plus que les rares paroles captées et/ou
diffusées vont la plupart du temps dans le sens des discours politiques.
Comme nous l'avons vu dans notre première partie, il faut sortir de la
sphère des médias de masse* pour entendre ou lire des «
casseurs », à quelques exceptions près89. Les
banderoles sont tout autant un excellent moyen de diffuser un message et
à ce titre, la banderole votée lors d'une AG de Rennes 2 disant
« nous sommes tous des casseurs » pourrait être un exemple de
cette coopération à « se couler dans le
89. Puisque notre sujet ne porte pas sur le discours des
« casseurs », nous ne développerons pas davantage ce point.
Cependant, nous pouvons indiquer deux références qui peuvent se
montrer éclairantes quant aux motivations, idéaux et
réflexions politiques des « casseurs » : le documentaire
« Alors c'est qui les casseurs? » produit par le collectif
Actividéo disponible sur la plateforme Youtube : URL :
https://youtu.be/URAb-apeTj0
[consultée le 15 mai 2017] et un reportage diffusé dans
l'émission « Envoyé Spécial » sur France 2
(qui est pourtant un média de masse)
84
moule ».
b) Les valeurs communes : construction de l'opposition
à l'ennemi
La disqualification dans un conflit a pour but de rassembler
la communauté autour de valeurs communes pour qu'elle puisse faire corps
face à cet ennemi. C'est pour cela que cet antagoniste doit être
« radicalement différent de nous : laid et repoussant, [...] rendu
éthiquement inacceptable pour les moeurs » (Fournier et Monroy 1997
: 59). La dénonciation des griefs participe aussi à la
construction de l'ennemi puisque ce qui est reproché est ce qui n'est
pas éthique90, ce qui n'est pas acceptable
pour soi. On s'appuie sur les « universaux » (ibid. :
63), tels que la morale, la loi ou les dogmes, avec le double avantage
qu'ils sont incontestables et qu'ils apportent une légitimité
à « porter la parole » d'un « ordre social ou moral
supérieur bafoué » (loc. cit.).
Le « nous » comme incarnation du camp
républicain
Pour notre corpus, « l'ordre social supérieur
bafoué » est la République, « l'État de droit
», avec en corollaire la Loi et la Liberté. Lorsque Bernard
Cazeneuve déclare : « à chaque fois que nous prenons des
mesures de police administrative pour protéger le pays contre des
casseurs [nous soulignons] et qu'il nous est possible d'interjeter appel,
nous le faisons systématiquement » (Cazeneuve 19 mai :
411-413), il affirme qu'un « nous » protège « le pays
», instance supérieure qui caractérise la
communauté nationale et qui incarne les principes
républicains contre les « casseurs » qui sont dans le
rôle des envahisseurs, des agresseurs, de l'ennemi. De plus, le «
nous » reprend cette idée de porteur de parole puisqu'en sa
qualité de ministre de l'Intérieur, il pourrait utiliser le
« je » comme il le fait ailleurs à de nombreuses reprises. Cet
effacement discursif du « je » est au contraire l'affirmation
discursive de l'appartenance de l'énonciateur/énonciatrice
à l'un des deux camps en conflit, conflit matérialisé
discursivement par l'utilisation d'un lexique spécifique. Manuel Valls
utilise aussi ce levier idéologique lorsqu'il dit : «quand on
fracasse une voiture de police, [...] cela démontre incontestablement
une volonté de nuire, de blesser, voire pire, et c'est inacceptable, et
l'État de droit est notre bien le plus précieux
90. La notion d'éthique, tout comme celle de
responsabilité, est devenue fondamentale dans le discours
politique puisqu'elle serait la réponse à la crise de la
démocratie représentative. Elle crée une base sur laquelle
la société peut se construire malgré son
hétérogénéité. Sur cette notion, cf.
Boisvert 2001 : 190200 et Koren 2008 : 28-39.
91. « L'inchoactif saisit le procès
immédiatement à son début » (Riegel et
al.2009 : 523).
85
[nous soulignons], les sanctions doivent être donc
implacables » (Valls 19 mai : 35-38). Le « donc »
crée un lien de causalité qui lie « l'État de droit
» et « les sanctions [...] implacables ». Il indique ainsi ce
qu'il faut défendre des « casseurs »,
représentés par le « on », qui mettent en danger «
notre bien le plus précieux ». Il y a encore le marqueur
d'appartenance « notre » qui s'oppose à ce « on »
indéfini. Le lien de causalité a aussi la fonction symbolique du
retour à l'ordre : lorsque les sanctions seront prises et
appliquées, cela voudra dire que l'État de droit est
sauvé.
La justice qui passe
Cette idée de retour à l'ordre se retrouve aussi
par la présence de constructions stéréotypées comme
dans Cazeneuve 19 mai : « de manière à ce que
le droit passe rapidement et avec la plus grande
sévérité » (60-61), « un ministre de
l'intérieur qui veut faire en sorte que le droit passe ne peut
pas s'éloigner des principes de droit en faisant preuve de
démagogie » (130-131), Cazeneuve 3 mai : « La
justice passera pour chacun des auteurs de ces violences
caractérisées » (37), Cazeneuve 14 juin : « je
forme vraiment le voeu, je le dis solennellement, que la justice passe
parce que cela suffit » (33-34), Valls 19 mai : «
la justice doit passer particulièrement
sévèrement » (138) [nous soulignons]. La justice semble
être une sorte de remède, une finalité qui
résoudrait le problème des « casseurs ». L'utilisation
du verbe passer est intéressante puisque celui-ci est
inchoatif91, ce qui sous-entend que le procès du verbe n'est
pas commencé, notamment lorsque le verbe est conjugué au futur de
l'indicatif, alors même que le gouvernement revendique de nombreuses
arrestations ainsi qu'un certain nombre de condamnations (Cazeneuve 3 mai
: 135 ; Cazeneuve 19 mai : 32-36 ; Touraine 19 mai :
38-39 ; Hollande 17 mai : 548549).
Finalement, toutes ces caractéristiques permettent de
construire une image discursive des « casseurs » comme ennemis
publics. Mais la construction de l'autre permet aussi de construire de
façon contrastive sa propre image.
86
V.4. CONSTRUIRE L'ENNEMI, SE CONSTRUIRE
SOI-MÊME
La construction de l'ennemi fabrique l'ethos
discursif de celles/ceux qui le désignent comme tel. Cet ethos
est composé de plusieurs traits constitutifs
intrinsèquement liés aux locuteurs/locutrices : la Justice, la
sévérité et l'exemplarité.
a) L'indépendance de la justice comme pilier des
discours
Comme nous venons de le voir, la justice, comme fondement
essentiel de la République, semble être un outil pour mettre un
terme au conflit qui oppose l'État aux « casseurs ». Certains
énoncés permettent d'affirmer le principe d'indépendance
de la justice : « je ne m'attarderai pas sur l'enquête : il
convient, en ces matières, de respecter rigoureusement la
séparation des pouvoirs. » (Cazeneuve 19 mai : 03) ; « j'y
donnais pour instructions [...] de travailler avec le procureur pour que la
justice suive son cours en toute indépendance » (Cazeneuve 3 mai :
02) ou « je ne commente pas la chose jugée, je la respecte. Je ne
cherche pas à faire pression sur les juges, ce qui, dans la
responsabilité qui est la mienne, serait totalement inconvenant et
contraire au principe de la séparation des pouvoirs. » (Cazeneuve
19 mai : 05). Cependant, comme le rappelle M. Edelman, le langage qui construit
la signification de l'objet politique est « intrinsèquement
discontinu et, en un certain sens, se mine lui-même » ( 1991: 33)
car il attire indirectement l'attention sur ce qu'il dénonce
(thèse et antithèse sont les deux faces d'une même
pièce). Ce renversement, qui se double parfois en « auto-illusion
», est très fréquent dans le langage politique : en
déclarant que tel pays respecte les droits de l'Homme, cela fait
écho à tous les éléments qui prouvent le contraire
; l'affirmation du « respect de la séparation des pouvoirs »
invoque en palimpseste toutes les « affaires » où le pouvoir
politique a influencé le pouvoir judiciaire.
b) Les promesses de
sévérité
Ainsi, certains propos contredisent les déclarations
précédentes, notamment lorsque les politiques « promettent
» les sanctions les plus sévères ou fermes possibles
(Cazeneuve 19 mai : 60-61 ; Valls 19 mai : 138, 259-261) ce
qui, dans le cas d'une institution judiciaire indépendante du pouvoir
politique, est problématique. La plupart des énoncés tels
que « la justice passera pour chacun des auteurs de ces violences
caractérisées » (Cazeneuve 03 mai : 37), « il
faut agir, interpeller et faire en sorte [nous soulignons] que la
justice [...]
87
puisse condamner avec la plus grande fermeté »
(Valls 19 mai : 69-70) ou « la justice doit passer
particulièrement sévèrement » (ibid. : 138)
semblent être en contradiction avec l'idée même
d'indépendance de la justice puisque c'est le pouvoir politique qui
donne des instructions de sévérité et de
fermeté.
En nous appuyant sur la théorie des actes de
langage de J. L. Austin, nous pouvons voir qu'au delà des actes
locutoires92 qui appartiennent respectivement à la
promesse (« la justice passera »), au conseil ou à
l'avertissement selon l'interprétation du verbe falloir («
il faut agir [pour] que la justice puisse condamner ») et à la
constatation (« la justice doit passer »), tous ces
énoncés impliquent un acte illocutoire93 qui
est promissif (engagement à condamner les coupables),
exercitif (exhortation à passer à l'action) ou
comportatif (devoir d'être sévère). Alors que hors
contexte, ces énoncés seraient constatifs (au sens
où ils ne font que constater des faits), le contexte
d'énonciation, et particulièrement le statut social et
institutionnel des énonciateurs/énonciatrices, nous permet
d'analyser ces énoncés comme étant
performatifs94. Cependant, à défaut de
pouvoir démontrer qu'ils ont eu l'effet escompté, nous ne pouvons
pas savoir s'il y a acte perlocutoire95. Nous pouvons aussi
nous interroger sur l'intentionnalité des
énonciateurs/énonciatrices : veulent-ils/elles vraiment influer
sur le cours de la justice ? Tous les éléments que nous avons
relevés jusque là, dans le fait d'affirmer «
l'indépendance » de la justice ou de ne pas vouloir « faire
pression sur les juges » (Cazeneuve 19 mai : 119-120), tendent à
qualifier, selon la terminologie de J. L. Austin, ces actes de langage comme
étant non-intentionnels96 (2010 : 117). Mais dans
quelle mesure ces affirmations ne sont pas des « preuves de bonne foi
» pour les récepteurs/réceptrices, à des fins
persuasives ? Déjà, Aristote affirmait que la confiance en
l'orateur/oratrice était « une force de persuasion [qui] doit
naître du discours [et de la] probité éthique de l'orateur
» (2007 : 45). Dans cette perspective, les affirmations de bonne foi
cachent des intentions contraires, participant ainsi à la construction
de l'ennemi en même temps que celle de l'ethos des
politiques.
92. « Un acte de langage qui consiste simplement
à produire des sons appartenant à un certain vocabulaire,
organisés selon les prescriptions d'une certaine grammaire, et
possédant une certaine signification. » (Austin 2010 :
138).
93. «Acte effectué en disant quelque chose, par
opposition à l'acte de [sic] dire quelque chose »
(ibid. : 113).
94. « Énonciations qui, abstraction faite de ce
qu'elles sont vraies ou fausses, font [sic] quelque chose (et
ne se contentent pas de la dire [sic]). Ce qui est ainsi
produit est effectué en disant cette même chose, ou par le fait de
la dire, ou des deux façons à la fois » (ibid. :
181).
95. « Un acte qui [...] produit quelque chose « PAR
[sic] le fait » de dire. Ce qui est alors produit n'est pas
nécessairement cela même que ce qu'on dit qu'on produit »
(loc. cit.).
88
c) Les principes : le cas de
l'exemplarité face aux accusations de violences
policières
L'utilisation de la justice et de son champ notionnel
(État de droit, démocratie, etc.) est une arme
idéologique qui permet de désigner et disqualifier l'ennemi mais
aussi à se légitimer soi-même et son camp. La justice fait
partie de ces « universaux » dans lesquels les politiques viennent
puiser leur autorité et leur légitimité, c'est pourquoi le
respect de ces « universaux » est un souci constant pour elles/eux.
Ainsi, dans Cazeneuve 03 mai, l'item lexical « principe(s) »
est utilisé à onze reprises. Si le ministre de l'Intérieur
l'utilise avec un complément d'objet (de droit, constitutionnels,
républicains, de proportionnalité), c'est
qu'utilisé de façon autonome, son sens est bien trop vaste
puisque selon le PLI (2017) un principe est une « règle
définissant une manière type d'agir et correspondant le plus
souvent à une prise de position morale ». Revendiquer l'importance
de ces principes et les instituer comme ligne de conduite, c'est avant tout
pour se placer du côté moral face à l'immoral.
Cela permet aussi de dénoncer l'attitude de l'ennemi en insistant
sur sa propre conduite qui serait irréprochable :
En même temps, ce qui fait la force, la fermeté,
l'autorité de l'État lorsqu'il y a une situation difficile comme
celle à laquelle nous sommes confrontés, c'est le respect
rigoureux et scrupuleux de tous les principes de droit [nous
soulignons] lorsque l'État agit car c'est dans la force du droit que
l'État puise aussi son autorité. Je ne peux donc pas prendre de
disposition qui ne soit pas en toute occasion conforme aux principes de droit
(Cazeneuve 19 mai : 106-109).
La violence des « casseurs » et les «
blessés » de la police
La notion d'exemplarité a particulièrement
été utilisée pendant les manifestations contre la loi
Travail suite aux nombreuses accusations de violences policières. En
effet, si « les policiers de France sont ardemment et passionnément
républicains » (Cazeneuve 14 juin : 17-18) et «
exemplaires et magnifiques dans leurs missions » (Cazeneuve 19 mai
: 243-244), il est inconcevable que ces mêmes
policiers/policières puissent se livrer à des actes
répréhensibles. D'autant plus que, comme le rappelle Manuel
Valls, « elle [l'autorité de l'État] s'exprime aussi dans le
maintien de l'ordre » (Valls 19 juin : 31), c'est-à-dire
que les « violences policières » seraient la monstration de la
violence de l'État. Ainsi, la classe politique a condamné ces
accusations de violences policières maintes fois
96. J. L. Austin fait la distinction entre effets «
intentionnel » et « non-intentionnel ». Le premier
désigne la volonté du/de la locuteur/locutrice de produire un
effet sans pour autant réussir ; le second caractérise l'effet
produit sans, ou même contre, la volonté du/de la
locuteur/locutrice.
89
en rappelant à chaque fois « à quel point
ils [les policiers] payent un lourd tribus pour assurer la
sécurité des français » (Cazeneuve 14 juin :
15-16) ou en donnant le nombre de blessé-e-s dans leurs rangs. C'est
d'ailleurs une des constantes de notre corpus qu'il nous faut analyser. Dans
Hollande 17 mai, le président de la République
déclare :
Là il y a un individu, hélas jeune, qui est mis
en examen pour meurtre, ou tentative de meurtre, plus exactement, à
l'égard d'un policier. Vous savez combien il y a de policiers qui ont
été blessés ? 350 policiers qui ont été
blessés depuis le début du mouvement. Il y a aussi,
effectivement, eu des graves incidents qui ont pu toucher des jeunes qui
n'avaient peut-être rien à voir avec ces casseurs (549-553).
En commençant par cet exemple, François Hollande
contextualise la suite de ses paroles : Qui ? « Un jeune ».
Quoi ? « Un meurtre ». Quand ? « Là
». À qui ? « Un policier ». En produisant deux
effets, de la compassion pour le « policier » et de l'indignation
contre le « jeune », le président de la République se
situe clairement dans le pathos, dans le but « de se mettre
lui-même, et mettre aussi le juge, dans un certain état d'esprit
» (Aristote 2007 : 127). Puis il continue en annonçant le nombre de
blessé-e-s dans les rangs de la police : « 350 »,
précédé par une question rhétorique qui a pour but
argumentatif de fixer l'attention des
coénonciateurs/coénonciatrices mais aussi de montrer son
indignation. Cependant, le cas est semble-t-il assez rare pour le souligner, il
évoque aussi « de graves incidents qui ont pu toucher des jeunes
». Il différencie les blessé-e-s puisque les modalisateurs
qu'il utilise dénotent une incertitude que l'on ne retrouve pas
lorsqu'il évoque les « 350 policiers » : « il y a aussi,
effectivement, eu des graves incidents qui ont pu toucher des
jeunes qui n'avaient peut-être rien à voir avec ces
casseurs » [nous soulignons] n'a pas le même sens que : « il y
a aussi eu de graves incidents qui ont touché des jeunes qui n'avaient
rien à voir avec ces casseurs. » De plus, alors que les policiers
« ont été blessés », ce qui dénote une
volonté de les blesser, les « jeunes » ont pu être
touché-e-s par des « incidents », c'est-à-dire selon le
TLFi, par un « petit événement fortuit et
imprévisible », très loin de la « tentative de meurtre
», même si ces « incidents » sont qualifiés comme
« graves ». Avec ce terme, François Hollande fait allusion
à un étudiant rennais qui a perdu un oeil suite à un tir
non-réglementaire de LBD (Lanceur de Balle de Défense)
(Hollande 17 mai : 555).
90
Différenciation entre « violences » et
« maintien de l'ordre »
Ainsi, on oppose à la violence mortifère des
« casseurs » des « graves incidents » ou un « accident
meurtrier » (ibid. : 556) dus à l'exercice même du
maintien de l'ordre. Le même processus est à l'oeuvre lorsque les
politiques contrent les accusations de violences policières par le
nombre de policiers et policières blessé-e-s et de «
casseurs » interpellés (Cazeneuve 3 mai : 49-58 ;
Cazeneuve 19 mai : 205-219 ; Cazeneuve 14 juin :146-154 ;
El Khomri 16 septembre : 10-17). L'opposition faite en pratique des
forces de l'ordre et des « casseurs » relève de l'opposition
théorique entre violence légitime et violence
illégitime. La première n'est d'ailleurs jamais
caractérisée comme étant de la « violence » mais
plutôt au travers d'un « lexique euphémisant :
coercition, contrainte, force, etc... » (Braud 1993 : §2).
Nous retrouvons notamment le lexème la force, toujours «
nécessaire et proportionnée » (Cazeneuve 3 mai : 47
; Cazeneuve 14 septembre : 157, 175), dont les formes
substantivées sont nombreuses : forces (de l'ordre, de
police, spécialisées, de sécurité, mobiles,
municipales), ainsi que l'item lexical l'action
(Cazeneuve 19 mai : 104), qu'elle soit publique
(Cazeneuve 19 mai : 45), de nos services (Cazeneuve
3 mai : 67, 137 ; Cazeneuve 19 mai : 158) pour qualifier la
violence.
Du point de vue étatique, il ne peut pas y avoir de
« violences » policières puisque, comme le dit M. Weber :
« depuis toujours les groupements politiques les plus divers [...] ont
tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir » (1963 :
125). Les accusations de « violences policières » peuvent
être perçues comme une remise en cause de la
légitimité de leur groupe sur celui du groupe manifestant. La
construction de l'image négative des « casseurs » a deux
effets : celui de justifier l'action de la police et de diviser le groupe
manifestant pour ainsi se trouver un ennemi commun. C'est en quelque sorte la
mise en pratique de l'adage « diviser pour mieux régner ».
Légitimé la police en amalgamant «
casseurs » et terroristes
La légitimité de la police dans les
manifestations est défendue en créant un parallèle entre
les heurts avec les « casseurs » et les actes terroristes qui ont
frappé la capitale. En effet, la période des manifestations
contre la loi Travail correspond aussi à la période où
l'état d'urgence et le terrorisme étaient très
présents dans le discours publics. Cet hasard du calendrier permet de
mettre en valeur des ressemblances entre les discours sur le terrorisme
91
et celui sur les « casseurs » :
Moi, je ne suis pas de ceux qui théorisent la
consubstantialité de la violence à la police parce que je sais ce
que les policiers et les gendarmes de France font actuellement pour assurer la
protection des Français face à de multiples formes de
radicalité violente dont certaines se sont exprimées à
l'occasion des manifestations contre la loi Travail [nous soulignons]
(Cazeneuve 14 septembre : 161-165)
Preuve que l'action quotidienne des services, sous
l'autorité de la justice, porte ses fruits, empêchant des
actions violentes et des attentats sur notre sol (Cazeneuve 19 mai
: 137138)
Mais renoncer à des manifestations sportives, à
des manifestations culturelles, renoncer à des rassemblements de
fête, c'est précisément renoncer non seulement face
à la menace terroriste, mais face à la violence [nous
soulignons]. Les maires des dix villes, et en l'occurrence pour ce qui concerne
Paris, la maire de Paris, tiennent à ces manifestations. Il y aura aussi
tous les moyens en termes de sécurité privée, ce sont
plusieurs centaines d'agents de sécurité privés qui ont
été recrutés pour assurer la sécurité. Mais
abandonner l'idée même de la fête, de ces moments de
rassemblement festif et populaire, ça serait renoncer face à
cette violence inacceptable. Et les mots que nous venons d'entendre de la part
de ces casseurs montrent qu'il n'y a qu'une seule réponse, celle de la
fermeté, de l'autorité, de l'État de droit, et de la
sanction (Valls 19 mai : 128-137)
Ces trois extraits font tous un lien, plus ou moins implicite,
entre le terrorisme et les « casseurs ». Outre le contexte
d'énonciation spécifique, le cotexte est très important
puisque les trois discours dont sont tirés ces extraits portent tous sur
la « menace terroriste » et « la prorogation de l'état
d'urgence ». Ainsi, lorsque Bernard Cazeneuve parle de « multiples
formes de radicalité violente dont certaines se sont exprimées
à l'occasion des manifestations », le sous-entendu est que les
autres « formes de radicalité violente » sont le terrorisme.
De même dans le second extrait dans lequel il sépare «
actions violentes » des « attentats ». Pourtant, qu'est-ce qu'un
« attentat » à part une « action violente » ?
Grâce au contexte, on comprend que le lexème « actions
violentes » vise les « casseurs », mis discursivement sur le
même pied d'égalité que les terroristes.
Manuel Valls n'utilise pas vraiment de sous-entendus lorsqu'il
déclare que « renoncer à des manifestations sportives,
[c'est] renoncer non seulement face à la menace terroriste, mais face
à la violence. [...] Ça serait renoncer face à cette
violence inacceptable. » S'il fait la même distinction que Bernard
Cazeneuve entre terroristes et « casseurs », c'est pour mieux les
comparer. Un politique se distingue des autres par la virulence des propos
tenus, c'est Jean-Pierre Giran, député-maire Les
Républicains, au micro de France-Bleu le 20 mai 2016 :
92
Écoutez, moi j'ai été absolument
scandalisé, stupéfié par les images de la voiture de
police agressée dernièrement. Ce n'est plus une manifestation, ce
ne sont même plus des casseurs, ce sont des tentatives de meurtres. Et je
crois qu'il faut augmenter les capacités de réaction de la
police, qui n'est pas une cible, qui n'est pas le « poulet rôti
» promis à la mort par certains et il faut aussi avoir des
sanctions beaucoup plus fortes. Honnêtement, il ne faut plus traiter ces
casseurs comme de simples agités qui viennent dans une manifestation
casser un abri-bus ou une vitrine. Il y a tentative de meurtre contre les
gardiens de la République que sont la police nationale. Cela est
intolérable parce que si on laisse faire, il n'y a plus de limite et il
n'y a plus de société. [...] De mon point du vue, ce qu'il se
passe là, c'est du terrorisme ! Ce sont des Daesh de
l'intérieur ! Quelle est la signification de jeunes qui ne revendiquent
rien d'ailleurs ? C'est pas sur la loi Travail, c'est pas sur l'emploi, c'est
pas sur le chômage, c'est pas sur le revenu, c'est pas sur leur avenir !
Ils cassent du flic. Hé bien je crois que cette guerre qui est
déclarée, il faut que la République la mène. Et
vous savez, je suis parmi les députés, l'un des moins «
sécuritaire », je comprends tout à fait les
nécessités de la mixité sociale, de l'ouverture, de
l'intégration mais là, c'est la République qui est
attaquée et je crois que l'on n'a pas pris la mesure de ce qui s'est
passé : voir une voiture de police, qui n'est pas en intervention, qui
est simplement en circulation, qui se voit agressée, où on envoie
un engin incendiaire à l'intérieur pour tuer les deux policiers,
ce n'est plus acceptable. Alors il faut savoir qui sont ces jeunes, on le sait,
c'est un groupe d'extrême-gauche... Ça ressemble, ça me
rappelle les Brigades Rouges de l'époque que nous avons connues, ce sont
des gens qui veulent détruire la République et la
démocratie [...]et bien il faut s'y opposer.
On retrouve ici un condensé de tout ce qu'on a vu
jusqu'alors : les « casseurs » sont des « jeunes » qui
veulent tuer des policiers/policières désigné-e-s comme
les « gardiens de la République ». Ils ne revendiquent rien
car leurs intentions sont de détruire la République, la
démocratie, la société. Mais le lien entre « casseurs
» et « terroristes » est clairement établi lorsqu'il
déclare : « c'est du terrorisme ! Ce sont des Daesh de
l'intérieur ! » et plus loin « ça me rappelle les
Brigades Rouges. » D'après nos recherches, aucun-e membre des
forces de l'ordre n'est mort-e à l'occasion d'une manifestation au moins
depuis la seconde guerre mondiale. C'est-à-dire que le terrorisme,
qualifié « d'islamiste » ou « islamique » dans les
médias, a tué plus de membres des forces de l'ordre en dix ans
que les manifestations violentes en un siècle environ. La comparaison
des deux n'est qu'un effet rhétorique de construction d'une image
menaçante et dangereuse. Nous remarquons d'ailleurs que Jean-Pierre
Giran déclare que « la guerre est déclarée », ce
qui explique qu'il construit une image d'ennemi de l'intérieur, concept
justement apparu lors de la guerre d'Algérie (Rigouste 2011). Cette
notion d'ennemi de l'intérieur est d'ailleurs historiquement
rattaché au racisme institutionnel, caractéristique
présente dans le discours de Jean-Pierre Giran qui affirme qu'il est
« parmi les députés, l'un des moins «
sécuritaire », [et qu'il comprend] tout à fait les
nécessités de la mixité sociale,
93
de l'ouverture, de l'intégration ». Il fait ainsi
un lien direct entre le terrorisme et l'immigration, reprenant à son
compte des thèses de l'extrême-droite. En une déclaration,
Jean-Pierre Giran fait d'une pierre deux coups : en les comparant à des
« Daesh de l'intérieur », il frappe les « casseurs »
du sceau de l'ignominie ; en présentant « les gardiens de la
République » comme des victimes (« le « poulet rôti
» promis à la mort par certains »), il rend inefficace les
accusations de violences policières plutôt que de les nier.
Ces extraits s'analysent tous en terme de conflit en
s'articulant autour de deux camps qui visent à détruire
l'autre. Ainsi, les « casseurs » rejoignent la longue liste
des « ennemis de l'intérieur », comme l'ont été
les communistes et la « cinquième colonne » ou les «
terroristes » qu'il faut traquer et éliminer à tout jamais.
Il s'agirait donc bien d'une guerre, mais une guerre de civilisation
puisque, comme le dit Bernard Cazeneuve :
J'aurais énormément de difficulté
à considérer qu'il y a chez ces hordes sauvages quelque chose qui
ressemble à de l'humanité ou, a fortiori, à un
début d'idéal. Il n'y a derrière tout cela que de la
violence, de la brutalité, et cela traduit un abandon de tous les
principes d'humanisme qui sont le fondement de notre civilisation et des
valeurs républicaines (Cazeneuve 19 mai : 69-73).
94
CONCLUSION
Le lexème « casseurs » cache derrière
son apparente simplicité une grande complexité. Son champ
discursif est la violence et la manifestation protestataire puisque c'est lors
des manifestations, ou lors d'émeutes, que les « casseurs »
agissent. Cependant, ce sont les journalistes qui font la réussite ou
l'échec d'une manifestation car selon Patrick Champagne, la presse est
« le lieu réel » où la manifestation se joue (1984 :
28). C'est pourquoi nous avons rappelé quelques caractéristiques
du discours journalistique, tels que la situation d'énonciation,
l'effacement énonciatif et l'importance du dictum pour se
différencier de la concurrence. L'intérêt des médias
pour la violence s'explique par l'assurance de réaliser de bonnes
audiences et donc des profits. C'est pourquoi la violence est centrale dans les
sujets qui traitent des manifestations au risque d'être
sur-représentée et d'effacer les revendications du groupe
manifestant. Néanmoins, les nouveaux médias qui ont vu le jour
sur internet tendent à refuser ce schéma et livrent un
éclairage sur les manifestations qui était jusque-là
absent en donnant la parole aux « casseurs ». Pour illustrer les
relations paradoxales qu'entretiennent les médias avec la violence ainsi
que l'uniformisation des discours, nous nous sommes appuyé sur
l'étude de l'épisode de l'hôpital Necker lors de la
manifestation du 14 juin 2016, en analysant trois articles tirés de
medium différents : Le Parisien, Le Figaro et
Paris-luttes.info, un média libre*. Cette étude de cas
nous a aussi permis de mettre à jour les relations
d'interdépendances entre médias et personnalités
politiques, qui ne font que commenter l'actualité dans les matinales
radiophoniques. Les commentaires sur les manifestations deviennent des
condamnations de la violence, effaçant ainsi les revendications et
délégitimant les participant-e-s. Ce processus médiatique
s'illustre grâce aux journaux télévisés de France 2
consacrés aux sommet du G8 à Gênes les 20 et 21 juillet
2001 dans lesquels nous avons aussi observé un double mouvement : d'un
côté la construction discursive des différents
acteurs/actrices, de l'autre la légitimation du groupe-manifestant
institutionnel (syndicat, association, ONG) contre la
délégitimation du groupe-manifestant « challenger »
(Fillieule et Tartakowsky 2013 : 140). Nous pouvons ainsi affirmer que la
violence est une source de rémunération pour les médias et
un réservoir de pouvoir pour les politiques.
95
Pour cette analyse de l'évolution historique du
lexème « casseurs », nous nous sommes appuyé sur les
archives du journal Le Monde. Avant 1970, le terme en lui-même
n'est utilisé qu'en formes proverbiales comme « casseur d'assiettes
» ou « des airs de casseurs ». Qualifiant le/la
propriétaire d'une casse automobile, puis des cambrioleurs, le sens qui
nous intéresse est absent des dictionnaires et des archives du journal
Le Monde jusqu'à la promulgation de la loi « anti-casseurs
», qui est « l'acte de baptême » de la dénotation
de « casseurs ». À partir de cet instant, il a peu à
peu remplacé les autres désignations de « manifestant-e-s
violent-e-s ». Ainsi, le terme « gauchistes » qui était
de loin le plus utilisé dans Le Monde entre 1970 et 1979 est
aujourd'hui bon dernier. L'item « casseurs » est celui qui a connu la
plus grande croissance d'occurrences depuis les années 1970
contrairement à « anarchistes » et « émeutiers
» qui désignent, peu ou prou, les mêmes individus. Notre
postulat de départ s'est finalement révélé juste
puisque les « casseurs » sont bien une construction politique qui
réunit plusieurs groupes pour créer une catégorie
homogène et stéréotypée qui facilite ainsi la
désignation des dissident-e-s politiques.
Après cette analyse diachronique, nous nous sommes
placé dans une perspective synchronique pour analyser l'item «
casseurs » sous l'angle de la théorie du prototype de G. Kleiber.
Grâce à l'analyse sémique, nous avons conclu que «
casseurs » possède bien les critères prototypiques : il est
catégorisé dans le niveau de base et est le seul a
réunir tous les sèmes qui constituent le meilleur exemplaire de
sa catégorie, par rapport à « gauchistes », «
anarchistes », « black-blocs », « hooligans » et
« émeutiers », qui sont les autres membres du groupe «
manifestants violents » que nous avons choisi. Cependant, nous avons aussi
mis à jour les limites du modèle standard du prototype par
rapport à notre analyse : la différence entre degré de
prototypicalité et utilisation en discours mais aussi la
difficulté de classer des objets sociaux. En effet, ce n'est pas parce
qu'un item aura un degré de ressemblance plus proche du
prototype par rapport aux autres membres de sa catégorie qu'il sera
celui le plus utilisé. Ensuite, il est difficile de définir le
sémème d'un objet social tant celui-ci se définit, comme
son nom l'indique, dans et par la société, donc par le regard des
autres individus qui est influencé par des structures globales que sont
les médias et le discours politique.
La mise en avant des traits prototypiques nous a fait nous
interroger sur les
96
conditions de nomination d'un groupe manifestant comme «
casseurs » ainsi que les intérêts politiques qui en
découlent. Les « casseurs » sont l'objet de condamnations
unanimes, que ce soit en politique de l'extrême-droite à
l'extrême-gauche ou dans les médias, de L'Humanité
à Valeurs actuelles en passant par Le Figaro,
Libération et Le Monde. Finalement, c'est le caractère
politique de la violence qui est nié et, de facto, la dimension
politique chez les « casseurs ». Selon toute logique, des groupes
manifestants utilisant la violence comme moyen d'action devraient, à
défaut d'être dénommés « casseurs », y
être comparés. Or, comme l'a démontré l'étude
du mouvement des Bonnets Rouges, les « agriculteurs »
échappent totalement à cette désignation puisqu'ils
bénéficient d'un statut social privilégié modifiant
la perceptions de l'État et des forces de l'ordre qui adoptent une
gestion patrimonialiste des manifestations agricoles. Cela démontre que
la dénomination de « casseurs » et les condamnations unanimes
qui s'en suivent sont à géométrie variable selon le statut
politique et social du groupe manifestant. Cet exemple nous montre comment la
sphère politique peut peser sur les stéréotypes et
à quel point le discours politique à une dimension performative :
il lui suffit de dire que x est X pour que cela soit le cas.
Le discours politique est donc central dans notre étude
puisqu'il est à l'origine de la dénotation de « casseurs
» mais c'est aussi par lui que se développent les connotations et
que survit la dénotation, amplifiée dans les médias qui
agissent comme une caisse de résonance par un effet de reprises et de
citations. Après avoir délimité le champ théorique
en présentant la théorie du conflit, les théories de
l'ennemi et de l'adversaire en politique ainsi que les différences entre
dénomination et désignation, nous avons étudié les
différents mécanismes discursifs pour faire des « casseurs
» une figure antagoniste et dangereuse. Ainsi, la dénomination est
parfois couplée à une désignation, par un effet discursif
ou sémantique, qui prennent la forme de périphrases, de
contraires discursifs ou d'accusations d'intentions. Au delà des
mécanismes de construction de la figure de l'ennemi, il y a aussi des
mécanismes qui permettent de « se construire soi-même »
: la République, la justice et les principes. Nous prenons
l'exemple des violences policières niées par Bernard Cazeneuve au
nom des principes républicains qui habiteraient les forces de l'ordre.
Les policiers/policières ont par ailleurs un rôle
conséquent dans la rhétorique du gouvernement face aux violences
protestataires, notamment dans le contexte post-attentats.
97
La figure du terroriste est d'ailleurs
régulièrement convoquée pour discréditer un groupe
social ; c'est ici le cas pour les « casseurs » qui lui sont
comparés, tant pour l'utilisation de la violence que pour leurs
objectifs prétendument mortifères et destructeurs. Qu'il s'agisse
de terroristes, d'émeutiers ou de « casseurs », ce sont les
mêmes processus mis en oeuvre pour construire un ennemi intérieur.
Les méthodes de dénomination, de désignation et de
délégitimation étudiées dans ce travail vont bien
au-delà des « casseurs » puisqu'elles embrassent le champ de
la violence protestataire dans son ensemble. C'est du moins le postulat de
départ de notre prochain travail de thèse.
98
ANNEXES
99
Annexe 01: Lexique
Autonomes : Désigne un courant
politique d'extrême-gauche qui lutte pour l'autonomie du
prolétariat vis-à-vis des structures dominantes
(étatiques, capitalistes, syndicalistes...) qui sont sources
d'oppressions systémiques. L'Autonomie, apparue en 1973 en Italie sous
le nom Autonomia Operaia (Autonomie ouvrière), s'est
rapidement diffusée en France et en Allemagne. Elle se compose de
sensibilités variées et de groupes distincts (Internationale
Situationniste, Gauche Prolétarienne, Jeunesse Communiste
Révolutionnaire, Brigades Rouges...). Le mouvement connut son
apogée dans les années 1970 lorsque des groupes autonomes
prônant la lutte armée ont provoqué des attentats (les
Brigades Rouges, la Rote Arme Faktion et Action Directe
sont les plus connus) et ainsi leur chute dans les années 1980.
Black bloc : Le black bloc désigne une
technique manifestante radicale qui consiste à ce vêtir
entièrement de noir (cagoule, gants, chaussures, sac, etc.)
pour ainsi constituer une foule anonyme qui empêche toute identification
des participant-e-s par la police. Cette technique est née en Allemagne
et s'est vraiment diffusée après les manifestations en 1999
à Seattle à l'occasion d'un sommet de l'Organisation Mondial du
Commerce.
Média alternatif / média libre
: Ces sites internets, souvent militants, proposent une critique des
médias dits « mainstream » (voir « mass média
» plus bas) qui auraient un parti-pris ou une vision qui biaiserait
la réalité. Le premier média libre, Indymédia
a été créé lors des contre-sommets à
Seattle en 1999. Ces médias libres sont participatifs (tout le monde
peut écrire un article modéré a posteriori par
une équipe de personnes bénévoles), la plupart se veulent
anti-autoritaires, anti-capitalistes et contre les oppressions
systémiques (l'homophobie, la transphobie, le sexisme, le racisme,
etc.)
Média de masse / mass media :
« Ensemble des moyens de diffusion de masse de l'information, de la
publicité et de la culture, c'est-à-dire des techniques et des
instruments audiovisuels et graphiques, capables de transmettre rapidement le
même message à destination d'un public très nombreux. [...]
Les spécialistes de la publicité distinguent les
100
mass media des supports par le caractère
plus étendu, plus général des premiers par rapport aux
seconds. La télévision, prise dans son ensemble constitue des
mass media,
comme la presse écrite, mais Europe
no1 ou Le Monde sont des supports (Dupré
1972). Les mass media ne sont pas vraiment des moyens de
communication. Il n'y a pas de réponse possible au discours de la
télévision, ni à celui de la radio, ni au film, ni au
journal. Les mass media sont (...) des techniques de diffusion
(J. Collet,Études,1973, p.9 ds Foulq. Sc. Soc. 1978)
» (Trésor de la Langue Française
informatisé, 2017).
Racisé-e / racialisé-e : terme
utilisé par les milieux universitaires, repris par les militant-es qui
permet de rendre visible l'oppression systémique du racisme. Il concerne
les personnes qui subissent un processus de racialisation, c'est-à-dire
qu'elles sont renvoyées systématiquement à leur couleur de
peau, leur origine à l'inverse du groupe dominant dont font partie les
blancs/blanches.
Annexe 02: Occurrences de casseurs, gauchistes,
anarchistes et émeutiers dans Le Monde entre 1944 et
2016.
|
Casseurs
|
Gauchistes
|
Anarchistes
|
Émeutiers
|
1944 - 1949
|
5
|
8
|
37
|
58
|
1950 - 1959
|
26
|
23
|
114
|
303
|
1960 - 1969
|
59
|
639
|
402
|
400
|
1970 - 1979
|
603
|
3712
|
783
|
200
|
1980 - 1989
|
377
|
617
|
375
|
288
|
1990 - 1999
|
586
|
410
|
364
|
299
|
2000 - 2009
|
589
|
517
|
561
|
528
|
2010 - 2016
|
514
|
291
|
416
|
357
|
TOTAL
|
2810
|
6218
|
3052
|
2434
|
101
![](Ce-que-casseur-veut-dire-La-figure-de-l-ennemi-dans-le-discours-politique4.png)
b) occurrences présentes dans le titre seulement,
classées par année
Annexe 03: Occurrences des items dans Le Monde de 1960
à 2016
102
Annexe 04: Occurrences de « casseurs » dans
Le Monde par année
![](Ce-que-casseur-veut-dire-La-figure-de-l-ennemi-dans-le-discours-politique5.png)
103
Annexe 05: Occurrences de « gauchistes » dans
Le Monde, par année
![](Ce-que-casseur-veut-dire-La-figure-de-l-ennemi-dans-le-discours-politique6.png)
104
Annexe 06: Occurrences d' « anarchistes »
dans Le Monde, par année
![](Ce-que-casseur-veut-dire-La-figure-de-l-ennemi-dans-le-discours-politique7.png)
105
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111
Le Robert.
112
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS 6
ABRÉVIATIONS 8
INTRODUCTION 9
CONSTITUTION DU CORPUS 10
DÉTAIL DU CORPUS 11
POINT DE MÉTHODOLOGIE 12
HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU
INTERDISCURSIF 14
I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES MANIFESTATIONS
16
I.1. RACONTER LA MANIFESTATION, ENTRE DESCRIPTION ET
TÉMOIGNAGE 16
a) Spécificité du discours journalistique 16
b) La manifestation de rue et la presse 18
Des liens constitutifs 18
L'effacement énonciatif 18
I.2. ÉTUDE DE CAS : L'HÔPITAL NECKER DANS LA PRESSE
ÉCRITE 20
a) Contextualisation 20
b) Les titres et sous-titres 20
c) Déroulement du récit et
spécificités 21
Le Parisien 21
Le Figaro 21
Paris-luttes.info 22
d) Commenter la manifestation 24
La place centrale de la violence dans les discours 24
Commenter l'actualité : les matinales radiophoniques
26
I.3. EFFACER LA MANIFESTATION, COMMENTER LA VIOLENCE 27
a) La violence dans les journaux télévisés
: le cas du G8 à Gênes 28
Vendredi 20 juillet 2001 28
La construction des acteurs 29
Samedi 21 juillet 2001 30
Légitimation, délégitimation 32
b) Utilisation de la violence dans le discours médiatique
et politique 33
Une source de rémunération pour l'un
33
...une source de pouvoir pour l'autre 33
Définir la violence 34
113
II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS »
36
II.1. REMARQUES PRÉLIMINAIRES 36
II.2. LES DÉNOTATIONS DE « CASSEURS » AU
FIL DE L'HISTOIRE 36
a) Dénotations et connotation(s), quelques
définitions 36
b) Les débuts de « casseurs » 38
c) « Casseurs » dans Le Monde (1944-1970)
40
II.3. ÉVOLUTION SÉMANTIQUE ? 41
a) Enrichissement du sens 41
b) Analyse comparée de l'évolution de plusieurs
items dans Le Monde 43
III. LA FIGURE
PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR » 48
III.1. CADRAGE THÉORIQUE 48
a) Catégorisation de « casseurs » 48
Les trois niveaux de la catégorisation 48
« Casseurs », niveau de base ou
superordonné ? 49
b) Définir le prototype grâce à la grille
d'analyse sémique 49
Les « gauchistes » 50
Les « anarchistes » 51
Les « black-blocs » 53
Les « hooligans » 54
Les « émeutiers » 55
Les sèmes constitutifs de casseurs 58
III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS 59
a) La difficulté de classer des objets sociaux
60
b) La différence entre degré de
prototypicalité et utilisation en discours 60
c) Relation discursive et articulation des lexèmes :
hooligans et casseurs 61
IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES « CASSEURS
» 63
IV.1. « CASSEURS », UNE DÉNOMINATION À
GÉOMÉTRIE VARIABLE 63
a) Condamnation des « casseurs » dans la sphère
politique 63
b) La sphère médiatique au diapason 64
c) Dépolitiser la violence politique 64
IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS «
CASSEURS » : LES MANIFESTATIONS DU
MONDE AGRICOLE 65
a) Les « agriculteurs », le groupe manifestant le plus
violent ? 66
Exemple de différenciation entre « casseurs
» et « paysans » 66
b) Étude de cas : les Bonnets Rouges 68
Historique du mouvement 68
114
Le discours des Bonnets Rouges 70
La stratégie d'évitement d'assimilation aux
« casseurs » 71
Des différences de pratiques pour des effets
similaires 72
c) « Casseurs » et « agriculteurs » :
comprendre la différenciation avec l'analyse
sémique 73
V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER LES
ENNEMIS 75
V.1. DÉLIMITATION DU CHAMP NOTIONNEL 76
a) Les rapports conflictuels 76
b) L'ennemi et l'adversaire 76
c) Dénomination et désignation 77
V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS » 79
a) Les périphrases 79
b) Les contraires discursifs 80
c) Les accusations d'intentions 81
V.3. LA CONSTRUCTION DU CONFLIT 82
a) Mécanismes de construction de la figure de l'ennemi
82
b) Les valeurs communes : construction de l'opposition à
l'ennemi 84
Le « nous » comme incarnation du camp
républicain 84
La justice qui passe 85
V.4. CONSTRUIRE L'ENNEMI, SE CONSTRUIRE SOI-MÊME 85
a) L'indépendance de la justice comme pilier des discours
86
b) Les promesses de sévérité 86
c) Les principes : le cas de l'exemplarité
face aux accusations de violences
policières 87
La violence des « casseurs » et les «
blessés » de la police 88
Différenciation entre « violences » et
« maintien de l'ordre » 89
Légitimé la police en amalgamant «
casseurs » et terroristes 90
CONCLUSION 94
ANNEXES 97
BIBLIOGRAPHIE 105
115
INDEX DES CONCEPTS
Accusations d'intentions ....58, 64, 79, 81
Acte de baptême 47, 77, 94
Acte de langage 86, 87
Charge sémantique 9, 16, 51
Connotation 7, 10, 36-38, 47, 50, 56,
74, 95
Contraire discursif 79-82
Dénomination ....5, 9, 15, 43, 47, 48,
53, 55, 56, 62, 63, 73, 75, 77-79, 95, 96
Dénotation 5, 9, 35-41, 45-47, 55, 94, 95
Désignation 15, 42, 48, 56, 62, 67, 77-79, 82, 94-96
Discours
-- dialogués oraux 13
-- journalistique/médiatique 12, 16, 17, 19, 27, 33, 61,
83
-- monologaux 13
politique 1, 9-13, 16, 17, 28,
61, 63, 65, 68, 74, 76, 77, 80, 82-84, 90, 95
ethos discursif 85
homogénéisation des 13
objet du -- ....9, 12, 45, 54, 61, 63, 68, 80
éseau interdiscursif 14
Éléments de langage 13
Ennemi ....1, 5, 9, 15, 17, 51, 74-77,
79, 81-85, 87, 88, 90, 92-96
Ennemi (de l')intérieur 9, 92, 93
Énonciation
coénonciateur 89
Coénonciation 17
dialogique 13, 14
textuelle 13, 14
Situation d' 16
Exemplarité 85, 97, 89
Justice 39, 67, 83, 85-87, 90, 95
Légitimité 12, 23, 30, 32-35, 42, 64,
66, 68, 71, 73, 74, 76, 77, 80, 84, 87, 88, 90
Manifestants (groupe) 7, 18, 25, 30,
32, 33, 55, 58, 62, 65, 66, 68, 70, 72-74, 80, 90, 94, 95
Morale (la) 65, 77, 84, 88
Périphrase 11, 79, 80, 82
Prototype
analyse sémique 49, 59, 61, 73
catégorisation 48, 60
niveau de base 48, 49, 94
(le).......14, 48-50, 56, 59-62, 94, 95 prototypique
(instance, figure, critères,
propriétés, ) ....5, 9, 14, 47, 48, 50, 59, 61,
63, 94, 95
sème 49, 53, 58-61, 65, 73, 74, 94
théorie du 14, 94
traits (proto)typiques 56, 61, 77
Violence
(la) 14, 16, 21, 24, 25, 27,
28, 34, 42
politique 34, 35, 64
policière 92
116
INDEX DES NOMS
Arendt, Hannah 34
Aristote 87, 89
Austin, John L 86-88
Barthes, Roland 37
Becker, Howard S 67
Bonhomme, Marc 79
Bonnets Rouges 66, 68-74
Bourdieu, Pierre 12, 38
Braud, Phillipe 34, 73, 90
Champagne, Patrick 18, 25, 55
Charaudeau, Patrick 19, 63
Cislaru, Georgeta 75, 78
Courbon, Bruno 48, 78
Dieu, François 35, 51, 75
Dupuis-Déri, Francis 16, 53, 71, 74,
81
Edelman, Murray 12, 17, 76, 86
Fillieule, Olivier 18, 35, 66, 70
Fischer, Sophie 17
Fournier Anne 76, 81, 82, 84
Fraimbois, Philippe 52
Frath, Pierre 78
Gary-Prieur, Marie-Noëlle 37
Gianfrancesco, Angelo 41
Guérin, Daniel 52
Hobbes, Thomas 42
Kerbrat-Orecchioni, Catherine 13, 19
Kleiber, George ....48-50, 58, 59, 75,
77, 78, 94
Koren, Roselyne 77, 78, 84
Lauronen, Sanna 43, 50, 56
Le Bart Christian 13
Lénine, Vladimir I 50, 51
Martinez, Camille 48, 64, 78
Michaud, Yves 33
Monroy, Michel 76, 81, 82, 84
Morel, Mary-Annick 17
Mortureux, Marie-Françoise 78
Necker (hôpital).......5, 19-21, 23, 24, 26, 27, 64
Oger, Claire 9, 13, 27, 75, 95
Ollivier-Yaniv, Caroline 13
Poitou, Jacques 48
Rigouste, Matthieu 92
Rosch, Elen 48
Siblot, Paul 75
Sommier, Isabelle 35
Tartakowsky, Danielle 9, 18
Wittgenstein, Ludvig 75
Personnalités médiatiques
Chavauché, Jean-Marc 64
Cohen, Patrick 26
Cormery, Antoine 28, 30-33
De Chalvron, Alain 29-32, 34
Goubert, Guillaume 64
Joffrin, Laurent 64
Limbert, Paul-Henri 64
Personnalités politiques
Baylet, Jean-Michel. .11, 14, 58, 64, 81, 83
Besancenot, Olivier 64 Cazeneuve, Bernard. .10, 11, 13, 14,
26, 58, 74, 80-91, 93
El Khomri, Myriam....11, 14, 58, 81, 89
Giran, Jean-Pierre 63, 91, 92
Hollande, François 11-14, 44, 50,
58, 59, 64, 74, 80, 81, 85, 88, 89
Lepen, Marine 63
Mélenchon, Jean-Luc 63
Sarkozy, Nicolas 27, 57
Sotto, Thomas 11, 13, 26
Touraine, Marisol 11, 14, 26, 27, 58,
64, 79-83, 85
Valls, Manuel 10, 11, 13, 14, 20, 26,
58, 59, 61, 63, 64, 80-86, 88, 91
117
INDEX LEXICAL
Agenda politique....17, 18, 68 Agriculteurs........7, 15, 18, 45,
48, 66-68, 70-74, 95, 113, 114
Anarchistes.......42, 43, 46, 50-54, 59, 60,
94, 100, 104, 106, 108, 113
Black bloc.........49, 50, 53-55, 59-61, 71, 99, 105, 107, 113
Émeutiers...42, 43, 50, 53, 55-57, 59,
60, 94, 96, 100, 106, 108, 113
Forces de l'ordre, policiers...7, 18, 28, 53, 64, 66, 67, 73,
81-83, 88-90, 92 Gauchistes........43-45, 47, 50, 51, 59, 60, 77, 94, 100, 103,
109, 113
Hooligans 42, 50, 54, 55, 59-61, 113 Jeunes, Jeunesse.....27,
29, 41, 42, 54, 57, 65, 67, 70, 71, 89, 92, 98, 108
Lois..................................................
anti-casseurs.......40, 45-47, 61, 65-67, 77, 94
Travail 9, 10, 19, 20, 26, 53, 60, 71, 82, 88, 90, 92
Maintien de l'ordre 21, 61, 88, 89, 114
Manifestants...
pacifiques 31, 32
sincères 14, 80, 81
violents 28, 40, 50, 59, 80
Sommets (et contre-sommets)... 27, 28,
30, 32, 33, 43, 53, 54, 98, 112
Traits
85 Violence.............................................
en /de la manifestation....9, 10, 14, 21,
25-27
policières 83, 87-90, 92, 114
urbaines 56, 57, 108
Keywords : casseurs ; discourses analysis ; protesting
violence ; prototype ; nomination and designation
118
RÉSUMÉ
Cette étude, s'appuyant sur le contexte du mouvement
social contre la « Loi travail », est une analyse à la fois
synchronique et diachronique du lexème « casseurs »
utilisé dans le cadre conflictuel des manifestations de rue.
Alors que la partie diachronique de ce travail s'appuie sur
les archives du journal Le Monde pour comprendre la genèse de ce terme,
l'analyse en synchronie s'appuie sur un corpus constitué de discours
donnés dans différents médias entre le 1er mars et le 30
septembre 2016 par les membres du gouvernement et dont l'objet du discours est
la violence lors des manifestations.
En comparant « casseurs » à d'autres
lexèmes pouvant être associés à l'utilisation de la
violence, l'auteur démontre que « casseurs » est bien le
prototype de la catégorie « manifestants violents » puisqu'il
rassemble tous les sèmes dégagés grâce au corpus
ainsi que les caractéristiques propres au prototype (notamment en terme
cognitif et fréquentiel).
L'utilisation de cette figure prototypique vise la
désignation des ennemis politiques. Se situant à l'interface de
l'analyse du discours et de la sémantique, ce présent article
démontre la volonté du monde politique de construire un consensus
autour des valeurs républicaines pour s'opposer à un ennemi
intérieur.
Mot-clés : casseurs ; discours politique ; violence
protestataire ; prototype ; nomination et désignation
ABSTRACT
This study presents a synchronic and diachronic analysis
of the lexeme "casseurs" (a French term meaning "breakers", used colloquially
to describe rioters), assessing its usage during the social protests against
the French "labour law" reforms.
While the diachronic part of this essay draws on the
archives of the newspaper "Le Monde" to understand the genesis of the term, the
synchronic analysis draws on a corpus comprising speeches held by members of
the government throughout different media between March 1st and September 30th
2016 which addressed the violence at the protests.
By comparing "casseurs" with other lexemes associated with
the resort to violence, the author demonstrates that "casseurs" can be
considered to be the prototype of the category "violent protest", since it
comprises all of the semes which arose from this corpus, and it also bears all
of the characteristics proper to such a prototype (particularly in cognitive
and frequential terms)
The use of prototypical term aims to designate political
enemies. By analysing speeches and semantics, this article demonstrates the
desire of the political sphere to build a consensus based on Republican values
in order to resist an internal enemy.
|