II.2. Variation contemporaine sur le thème de la
Vanité classique
Les oeuvres présentées dans cette partie peuvent
toutes être reliées, au moins dans leurs champs
sémantiques, aux thématiques des vanités classiques. Le
terme - vanité - vient du latin vanitas, littéralement
l'« état de vide ». Ce thème apparaît dans la
peinture occidentale au XVIIe siècle, en Flandre
particulièrement. Liée historiquement avec la traduction et la
divulgation en langues européennes des textes védiques, dont
l'idée d'impermanence est l'une des idées clefs, la peinture des
vanités offre généralement une méditation sur la
mort et sur le caractère éphémère des biens
terrestres. Et s'il revient à des objets statiques de signifier la fuite
du temps, d'avertir de la fin inexorable, ces oeuvres proposent dans les
énoncés qu'elles mettent en scène, des récits qui
dévoilent son inéluctable déroulement.
« Représenter l'inexorabilité du mouvement
qui entraîne vers la mort par un procédé pictural qui joue
essentiellement sur la mise en valeur de l'objet relève d'une gageure au
sens où c'est l'accent porté sur la pérennité de
l'objet que revient le rôle de témoigner de la fuite du temps et
de la fugacité des choses.88 »
88 Marie-Claude Lambotte, « La destinée
en miroir » in Alain Tapié (dir.), Les Vanités dans la
peinture au XVIIe siècle, Albin Michel, 1990
44
Si le temps du contenu reste statique, celui de
l'énoncé est empreint d'un dynamisme instable, qui rejoint
l'idée du temps et de son impermanence. Ces sculptures statiques offrent
ainsi par leurs dynamismes réfléchis, une mobilité
temporelle. Reprenant à leur compte l'adage latin du Memento mori
À souvient toi que tu es mortel À ces oeuvres jouent le
rôle d'un miroir. Le spectateur s'y reflète pour y
découvrir la révélation de ce qui le définit, la
mort et de la fuite du temps qui l'y acheminera. Marie-Claude Lambotte
distingue d'ailleurs trois temps dans le processus de déplacement
temporel suscité par la vanité, étapes qui «
constituent intrinsèquement la psychologie du temps89 ».
En montrant la fin de toute chose, la vanité incite le spectateur
à considérer la fin de son existence. Cette prise de conscience
l'amène tout d'abord dans un état de « suspension », un
choc qui le laisse presque patois. Ensuite, par un phénomène
d'« anticipation », la finitude de sa condition existentielle s'abat
sur lui, prenant subitement en compte la périssabilité de son
propre corps. Enfin, la vanité suscite par un processus de «
rétroaction », la prise en compte de ce qui est déjà
révolu, comme pour les ruines, de ce qui a déjà disparu.
Et en se situant dans l'ordre de la présentation plutôt que de la
représentation, l'art contemporain parvient à susciter des
émotions encore plus directes. À la différence des
peintures de vanité, qui usaient du signe pour se permettre de
communiquer, la portée des vanités contemporaines
présentées au Palais de Tokyo accable le spectateur,
développe un discours en lien direct avec son pathos. Poignante, les
oeuvres présentées ici sont autant de manifeste à la prise
de considération de l'impermanence comme élément
fondamental du vivre. Pour ce faire, elles adaptent en sculpture les motifs
classiques du thème de la vanité : squelette pour signifier la
fragilité des choses humaines, instrument de mesure du temps pour rendre
compte de son inéluctable déroulement, fleurs pour la
périssabilité des choses...
II.2.a À Ossements, crânes et squelette
Pour l'exposition de leur fin de mandat, Notre
histoire..., Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans
présentait vingt-neuf artistes « représentatifs » de la
scène émergente
89 Marie-Claude Lambotte, « Les vanités
dans l'art contemporain, une introduction » in Anne-Marie Charbonneaux
(dir.), Les vanités dans l'art contemporain, Flammarion,
2005
45
française. Dans l'espace de la verrière
était installé le squelette monumental d'Adel Abdessemed.
Intitulé Habibi90 (2004), l'oeuvre était
squelette géant suspendu dans les airs, comme propulsé par le
moteur d'avion à réaction qui lui faisait dos. Monumentale mais
flottante, la sculpture « préparait à notre propre
envol91 ». Face à ce squelette géant, le
spectateur était partagé entre trouble et rire. Se
développant sur 17 mètres, cette oeuvre était empreinte,
pour reprendre la terminologie de Freud, d'une « inquiétante
étrangeté ». S'inspirant du Schleletro de Gino De
Dominicis, un squelette allongé de 22 mètres de long auquel
était adjoint un nez en forme de bec d'oiseau, Habibi rappelait
l'insignifiance de l'homme face à la mort. Par son gigantisme, l'oeuvre
ramenait les fantasmes de puissance à leur nature infantile, les
ravalaient au rang de farce. Ce qui était ici moqué, c'est
l'homme et ses rêves de dépassement. Invitant à la modestie
et la lucidité, l'oeuvre mettait au jour ce que tout le monde sait mais
qui semble impalpable, la fin inévitable.
Présenté dans l'exposition collective
Dynasty - une exposition du mandat de Marc-Olivier Wahler qui avait aussi
pour ambition de faire le point sur la scène émergente
française À l'oeuvre de Laurent Le Deunff reprenait les
allégories des vanités de la peinture classique. À
l'opposé de l'extrême dimensionnalité du squelette d'Adel
Abdessemed, Laurent Le Deunff présentait
Crâne92 (2002). Posé à une cinquantaine
de centimètres du sol sur un socle anormalement bas, ce qui accentuait
sa petite taille, l'artiste montrait la sculpture réduite d'un
crâne humain. Fait en pâte à modeler, l'artiste y avait
adjoint une année de la production de ses propres ongles. Ces rognures
accentuaient le côté morbide de l'oeuvre, comme si un malheureux
avait gratté pour mettre à jour la substance friable qui le
constitue. Mais l'aspect quelque peu repoussant de cette vanité trouve
aussi une autre explication. Si elle succombe aux tentations
esthétiques, la vanité se retourne contre elle-même. Pour
inciter à la réflexion sur l'impermanence des choses, il importe
donc que le spectateur ne se contente pas de l'observer, n'en jouisse pas comme
d'un spectacle. Crâne répondait à ce retrait
esthétique comme révélateur méditatif.
90 Fig. #26
91 Sven-Olov Wallenstein, « Vivre parmis les
choses » in Notre Histoire, Paris Musées, 2006
92 Fig. #27
46
Toujours sur le motif du crâne, deux pièces
À présentées chacune dans l'un des deux directorats -
peuvent être ici regroupé. Lorsqu'il était encore directeur
du Swiss Institute de New-York, Marc-Olivier Wahler commandait à
l'artiste français Bruno Peinado Vanity flight
case93 (2005). En poste au Palais de Tokyo, le directeur
représentait cette pièce au sein d'une exposition hors les murs
en Argentine, intitulé Medio Dìa - Media Noche (2007).
Comme les crânes qui ont rendu célèbre Damien Hirst,
Vanity flight case était une tête humaine à
laquelle était adjointe des morceaux de miroirs
réfléchissants. Plongé dans l'obscurité, un flash
de lumière venait éclairer ce crâne, comme une boule
à facette. Le temps du plaisir, insinué par l'ustensile de la
fête, était calqué sur celui de la dégradation. Par
ce tour, Bruno Peinado moralisait l'anatomie, tant ce crâne semblait
vouloir dire qu'il est si assommant de s'amuser lorsqu'on en ressent à
aucun degré l'utilité. À cette pièce peut
être accolé le travail de Nicolas Juillard, The Waiting
Room94 (2005). Présentée lors de l'exposition de
groupe de la session 2005 du Pavillon À la résidence artistique
du Palais de Tokyo À la pièce prenait depuis l'extérieur
la forme d'un réservoir industriel. Invité à y
pénétrer, le spectateur était confronté à un
crâne grandeur nature qui tournait presque en lévitation sur
lui-même. En évoquant une sorte de purgatoire, le petit espace de
cet austère silo d'acier insinuait plus directement des relations avec
l'intime. Le crâne de Nicolas Juillard était aussi paré
d'une mosaïque d'éclats de miroirs, comme celles qui sont sur les
boules discos des boîtes de nuit. Naguère habitées par des
yeux, les orbites du crâne accueillaient désormais des hauts
parleurs diffusant une bande-son dérangeante comme
irrévérencieuse. Ces samples étaient extraits de films
pornographiques et de chansons rock. Intitulé The Waiting Room,
l'installation invitait le spectateur à danser sur sa mort prochaine,
mettant à jour les stratégies artificielle qui lui permette
d'accepter sa peine. Les oscillations lumineuses provoquées par le
crâne venaient lui rappelait la mort, comme à tous les autres
danseurs qui tenteraient de l'oublier. Mais le dispositif n'était pas
seulement morbide. Affichant le volage comme partie constituante de la vie, le
dispositif affirmait l'existence comme belle car précaire, au sens
où Nietzsche parle d'un « éphémère de
l'impermanence acceptée.95 » L'installation invitait
à affirmer l'éphémère comme entité
constituante du vivant, comme processus nécessaire de la vie, tel le
danseur
93 Fig. #28
94 Fig. #29
95 Cité dans Christine Buci-Glucksmann, Op.
cit.
47
de la fin de Zarathoustra. Dansant devant ce crâne, le
spectateur prenait conscience de la fuite du temps, et accélérait
de fait ses pas, dansait comme d'une intensité davantage puisqu'il
venait d'apprendre qu'il était mortel.
II.2.b À Des fleurs comme motif du temps
Au côté des crânes et des squelettes,
d'autres motifs prennent appui sur le modèle rhétorique de la
vanité. Par le cycle qui les mène de la graine à la
fanaison, les fleurs reconstituent la psychologie intrinsèque du temps.
Comme symbole, la fleur montre la décrépitude à
venir, interpelle le spectateur au plus sensible de son intime. En usant de la
fleur comme médiation, deux expositions du Palais de Tokyo levaient le
voile de l'illusion et présentaient, en un face à face entre
l'oeuvre et son regardeur, la vérité de l'impermanence du
temps.
À l'échelle un, hyper réaliste, Yoshihiro
Suda produit à la main des fleurs de vase, des camélias, des
roses, des magnolias... Sous le premier directorat, l'artiste était
invité à installer ses sculptures dans les recoins de
l'institution96. Il choisissait des lieux spacieux, presque vides,
pour placer ses fleurs à des endroits inattendus. Sans socle protecteur,
sans cartels pour avertir de leur présence, les oeuvres étaient
presque invisibles. Mais quoique minuscules, les sculptures de Yoshihiro Suda
plaçaient l'espace sous tension. Comme pour révéler des
fissures cachées, ses interventions délicates offraient aux
spectateurs l'occasion de méditer sur « le cycle des saisons,
c'est-à-dire sur le passage du temps, la vie, la mort.97
» L'insertion de ces fleurs montrait une nature infiltrant l'environnement
urbain en tant que chose non désirée. Comme un bouton sur un
visage, les fleurs perturbaient le glacis architectural de l'espace, venaient
symboliquement entacher la perfection neutre des murs blancs du Palais de
Tokyo. En célébrant la faille, elles proposaient un
déplacement temporel qui faisait apparaître les espaces
d'exposition, comme le vestige d'un passé révolu. Comme s'il
voulait faire confidence de notre vulnérabilité, Yoshihiro Suda
mettait à jour l'inévitable césure qui nous perdra
tous.
96 Fig. #30
97 Akiko Miki, « Germination aléatoire
» in Yoshihiro Suda, Palais de Tokyo, 2004
48
Intitulé Abandon98, l'exposition de
l'artiste américain Tony Matelli prenait place dans les deux espaces des
modules. L'artiste y insérait des mauvaises herbes en bronze
sculptées à la main. Hyper réalistes, ces statuettes
miniatures reproduisaient à la perfection ces plantes
indésirables et envahissantes. Plus présent que dans le travail
de Yoshihiro Suda, les mauvaises herbes de Tony Matelli avaient un aspect
foncièrement engagé. Dans ces autres travaux, l'artiste
américain critique avec virulence la société marchande et
les gages d'éternité qu'elle se propose d'offrir. Dans Cinq
milliards d'années, il montrait un singe empaillé dans la
posture de somnambule, yeux fermés et mains tendues. Rêvant de
notre monde, le songe du primate plaçait le spectateur dans un cauchemar
: celui de l'évolution lente mais destructrice. S'arrogeant le titre
d'un recueil de poème de T.S. Eliot, il intitulait une autre de ses
expositions Europe is a Vast and Desolate Wasteland. Dans Chasing
Napoleon, il présentait Fuck it ! Free yourself, deux
billets de 500 euros qui brûlaient continuellement sans jamais se
consumaient. Les mauvaises herbes qu'il présentait dans l'exposition
Abandon étaient aussi de ces objets prosaïques qui
signifient à la fois le vide et la vie99. Ces herbes folles
proposaient un déplacement temporel qui disait précisément
« abandon » à la pièce. Comme Robert Gober et ses
éviers100, les oeuvres de Yoshihiro Suda et de Tony Matelli
jouaient une fois insérées dans l'espace, un pouvoir de
simulation imparable. Hyperréalistes, elles indexaient la notion de
durée et tendaient à donner l'impression de caducité. Les
deux artistes parvenaient à transformer les mauvaises herbes et les
fleurs en un concept, un processus qui escortait le spectateur dans
l'indétermination. Leurs oeuvres rendaient compte de l'écoulement
prévisible du temps, qui viendra insérer du végétal
dans les fondations hermétiques de l'architecture de nos villes.
II.2.c À La mesure du temps : montre et bougie
Installée depuis 2006 à la cime du perron de la
porte d'entrée du Palais de Tokyo l'oeuvre de Gianni Motti
définit par sa présence, la position esthétique du lieu.
Elle est le symbole de la position curatoriale de Marc-Olivier Wahler, qui
l'installait dès sa
98 Fig. #31
99 « The Waste and life at the same time » Lisa
Fischman, « Transformer » in Tony Matelli, Leo Koenig Inc.,
2003
100 cf. I.3.a
49
prise de fonction. Big Crunch Clock101 se
présente sous la forme d'une horloge numérique qui
décompte au millième de seconde près, le temps qu'il nous
reste avant la phase de décélération de l'univers.
Combinée avec une baisse des réserves d'hydrogène
disponible, cette phase de décélération annoncera le
déclin inéluctable de notre étoile. Dans ses derniers
instants, le soleil gesticulera avant de s'éteindre
éternellement, combinant dans son déclin, notre système
solaire. Le laps de temps qu'il nous est donné à vivre, cinq
milliards d'années, donnait d'ailleurs son nom à la
première exposition du mandat de Marc-Olivier Wahler, où
l'idée d'impermanence imposait sa marque, comme vue dans la
première partie du mémoire. Accompagnant cette exposition,
Big Crunch Clock était la transcription plastique contemporaine
des discours eschatologique, marquait l'avènement de la chute prochaine,
de la fin irrémédiable. Lorsque le critique d'art Timothée
Chaillou demande à Gianni Motti :
« Serait-ce la vanité absolue, celle qui indique la
réelle fin des temps, non plus sur un mode métaphorique ?
»
L'artiste de répondre :
« Oui la vanité ultime.102 »
L'idée qu'une vanité ait besoin d'une
matérialité figée pour continuer à exprimer
l'impermanence du temps a été prise en compte dans
l'élaboration de cette oeuvre. Ironie du sort, Big Crunch Clock
fonctionne à l'énergie solaire, cessera théoriquement de
battre la mesure à l'extinction des rayons du ciel. Se présentant
comme le détonateur qui annulera le temps, l'oeuvre installe une
tension, induit du stress pour le spectateur. Celui-ci voit les derniers
chiffres défiler très rapidement. Il lui rappelle
l'écoulement du temps présent. Les autres chiffres, à la
gauche du compteur restent figés. Destinés aux
générations futures, ils rappellent que si le spectateur est hors
d'affaire, tout n'est qu'une question de temps. Une horloge en milliards
d'années qui nous situe face à un temps immensément long,
tandis que ces secondes nous rappellent l'urgence de ce décompte, de
cette fin prévue, de cet
101 Fig. #32
102 Timothée Chaillou, « Gianni
Motti, Big Crunch Clock » in Catalogue de collection du FRAC
Franche-Comté, 2011
50
inéluctable craquèlement. Interpellant chaque
spectateur non pas parce qu'elle mesure une échéance proche, mais
parce qu'elle rend compte d'une échéance certaine, Big Crunch
Clock inquiète puisqu'elle insinue l'inexorable fin de toute chose,
tant matérielle qu'immatérielle.
Le spectateur pouvait aussi voir dans Cinq milliards
d'années, l'oeuvre d'Urs Fischer, Untitled
(Branches)103. En l'accrochant à un moteur
suspendu, l'artiste faisait léviter une branche dans les airs. Dessus,
il installait deux bougies qui en se consumant, dessinait des cercles de cires
sur le sol. Les circonvolutions de la branche dressaient comme une ronde,
symbole de l'éternel recommencement. Le spectateur pouvait aussi y voir
l'image d'une pendule, le rythme du temps. Saisir le temps, le
représenter dans ses différentes considérations, tel est
aussi l'enjeu de la pièce de Jonathan Monk The Odd Couple (French
version). Présentée au sein de l'exposition hors les murs au
Château de Fontainebleau, la pièce consiste en deux horloges
à balancier, posées l'une en face de l'autre. Ne parvenant pas
s'accorder sur l'heure exacte, elles semblent se disputer la mesure du temps.
Dans une conférence donnée à l'occasion de l'exposition
Le temps vite en 2000 au Centre Pompidou, Anthony J. Turner rappelle
qu'Henri Bergson, après Saint Augustin, distingua le temps
mécanique de la durée intérieure, subjective, liée
à la mémoire, en mettant en évidence deux
temporalités, l'une imposée par la nature (l'horloge solaire) et
l'autre personnelle. La pièce de Jonathan Monk montrait cette
ambivalence qui ne peut réellement s'accorder. Si chaque minute est en
principe exactement pareille à toute autre minute, les
expériences intérieures contredisent cette mesure
homogène. La superposition de ces deux temporalités est aussi le
propos de l'oeuvre d'Alice Guareschi, 2005 Calendar. Cette
pièce était présentée à côté du
crâne de Nicolas Juillard à l'occasion de l'exposition du
Pavillon, The Final Cut. Alice Guareschi disséquait un agenda
et le présentait enroulé autour d'une bobine. L'écoulement
des jours mis sur papier rappelait à la fois « un mètre
ruban, notre manière de quantifier le temps, et une bobine de film,
notre manière de qualifier le temps.104 » Ici aussi,
l'artiste interrogeait la relation entre le temps et l'expérience. Et
s'il s'étire dans l'ennuyeuse attente, se contracte dans
l'activité fébrile, les oeuvres d'Urs Fischer, de
103 Fig. #18
104 Candice Breitz « The Final Cut : un mode d'emploi »
in Le Pavillon, session 2004-2005, Palais de Tokyo, 2005
51
Jonathan Monk et d'Alice Guareschi ont en commun de montrer
son écoulement permanent, l'impossible prise à laquelle il se
démet constamment.
II.2.d À La vanité performée
Les représentations de danse macabre se multiplient
dans l'Europe du Bas Moyen Âge. On y voit des hommes de chairs communier
avec des squelettes. En cela proche des vanités, les danses macabres
révèlent la relativité des plaisirs et des biens, montre
la mort qui emportera chacun. Si le style s'estompe à la renaissance, il
refait jour à l'avènement des Temps Modernes. Dans son
poème, Danse macabre, Baudelaire chante le « charme d'un
néant follement attifé. » L'art contemporain étant le
passage de la représentation à la présentation, les
artistes d'aujourd'hui ne figurent plus seulement les motifs de la danse
macabre, mais danse pour de vrai. À deux occasions, le Palais de Tokyo
en apportait la preuve.
En 2004, Nicolas Bourriaud invitait Marina Abramovic à
réaliser une performance dans l'enceinte de l'institution. En compagnie
de Jan Favre À célèbre pour ses crânes faits en
insecte éphémère À les deux performeurs
installaient une cage de verre dans une des alcôves du Palais de Tokyo.
Intitulé Guerrier-Vierge/Vierge-Guerrier105 la
performance s'attachait à décrire, l'envers organique de
l'apparence humaine. Marina Abramovic insérait son corps dans la cage de
verre avec des morceaux de viandes qui lui pendaient autour du cou. Elle
ouvrait ensuite par incisions franches, les canaux de Jan Favre, lui faisant
couler le long de son corps des vives coulées de sangs. Ce protocole
exprimait d'une façon provocante, à la fois répugnante et
séduisante, l'inscription du périssable en tant que
matière constituante du corps. Les morceaux de viandes utilisés
pour la performance étaient ensuite exposés. Dans un lent
processus, ils séchaient, se dégradaient, jusqu'à devenir
la relique mémoire d'une vie disparue. Cette performance pourrait
être rapprochée des oeuvres de Jana Sterbak. Vanitas: Flesh
Dress for an Albino Anorexic prend la forme d'une robe faite en tranches
de beefsteak. C'est la matière du corps qui vient l'habiller. En
rapprochement, la performance de Marina Abramovic et de Jan Favre
105 Fig. #33
52
peut être perçue comme une ontologie. Les deux
artistes insinuaient dans le Palais de Tokyo, l'être comme apparence
perméable et impermanente.
Le spectateur pouvait aussi retrouver l'idée d'une
vanité performée au sein de l'exposition Fresh Hell.
Commissaire invité, Adam McEwen plaçait sous la travée
centrale, On Giving Life (1975), quatre photographies documentant une
performance d'Ana Mendieta. Le spectateur pouvait y voir l'artiste se
dénuder et s'allonger dans l'herbe pour simuler un acte d'amour avec un
cadavre. Cette série rappelle la performance de Marina Abramovich,
Cleaning Bones, où l'artiste nettoie avec une éponge, des
ossements ensanglantés. Ici Ana Mendieta imprimait la marque de
l'éphémère. Dans ses autres travaux, notamment la
série Silueta, on retrouve cette expression de l'impermanence.
Mendieta imprime sa présence sur le paysage laisse dans la neige ou des
marécages, son empreinte corporelle, des dessins
éphémères qu'elle documente ensuite par la photographie.
Lorsque Mendieta tente de faire l'amour avec un squelette, elle remet en cause
la frontière qui sépare les morts des vivants, tente par ses
caresses de le ressusciter. Et si elle fait appel au fantôme qui habite
encore le squelette, le spectateur peut sentir par effet de rétroaction,
le squelette qui repose pour un temps dans le vivant.
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