CONCLUSION
Pour répondre d'une manière synthétique
à la problématique qui anime le mémoire À Quelles
sont les modalités de représentation des différents
aspects de l'impermanence au sein de la programmation du Palais de Tokyo ?
À rassemblons en guise de conclusion les trois aspects principaux que
recouvre cette notion au sein de l'institution.
Première modalité, des oeuvres statiques qui
proposent dans le récit qu'elles mettent en place, un déplacement
temporel, une incarnation du transitoire. Pour plus de précision,
scindons en deux parties cette catégorie, division prenant compte des
visées sur lesquelles la rhétorique de ces oeuvres repose.
Pourrait être considéré comme lyrique la
capacité d'entrevoir la vie sur ce qui la menace et en
rétrécie la portée, la mort. Regrettant de ne pouvoir
« jamais sur l'océan des âges, jeter l'ancre un seul
jour168 », ces artistes usent de leur sensibilité devant
l'impermanence du temps. Comme vu dans la première partie, les ruines de
Michael Elmgreen & Ingar Draset, de Kay Kassan, les sculptures fragiles de
Vincent Ganivet, Karsten Födinger, Sébastien Vonier, Yuhsin U.
Chang, sont autant d'oeuvres qui anticipent l'usure à venir. Dans la
même logique les vanités contemporaines d'Adel Abdessemed, Laurent
Le Deunff, Bruno Peinado, Nicolas Juillard, Yoshihiro Suda, Tony Matelli,
Gianni Motti, Urs Fischer, font prendre conscience au spectateur, par effet de
rétroaction, de la fuite du temps, de la fin certaine.
À côté de cette contemplation lyrique de
l'impermanence du temps, d'autres oeuvres usent de l'expression de
l'éphémère comme critique des gages d'éternelles
jouvences qu'accompagnent souvent les discours commerciaux, politiques et
sociétaux. Ces oeuvres, certes statiques dans leurs présences,
incarnent aussi le passage d'un état à un autre, montrent
l'éreintement de la matière pour signifier le caractère
transitoire des possessions matérielles. Analysés dans le
troisième chapitre À la critique de l'éternel À les
travaux de
168 Alphonse de Lamartine, « Le lac » in
Méditation poétique, 1820
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Christoph Büchel, Chen Zhen, Guillaume Paris, Wang Du,
rappellent l'impermanence des biens, les mensonges des discours publicitaires
et médiatiques. Mettant en doute l'idée de progrès
technologique, son obsolescence à venir, les oeuvres de Daniel Dewar
& Grégory Gicquel, Raphael Zarka, Eric Tabuchi, Luc Kheradmand,
montrent comme des ruines, les restes hypothétiques qu'un
archéologue du futur pourrait trouver en dépoussiérant les
vestiges de notre temps. Et en rendant perceptible l'emprise de l'homme sur la
nature, son dérèglement programmé et sa fragilité,
Henrik Hâkansson et Tetsumi Kudo rendaient compte au Palais de Tokyo de
l'impermanence dangereuse résultante du déséquilibre
écologique.
Seconde modalité de l'expression de l'impermanence du
temps, la première partie du mémoire revenait sur l'idée
de processus. En usant de matériaux pauvres, flexibles et
périssables, les sculptures organiques de Michel Blazy proposent
d'indexer à la matière, les fluctuations vitales correspondantes
à la durée d'existence des médiums employés. Jamais
tout à fait pareilles, ses oeuvres évoluent dans un
déplacement interne aux surfaces. Pour montrer le transitoire, le
fugitif, les environnements d'Arthur Barrio et de Mathieu Briand utilisent des
matériaux légers et éphémères :
poussière, sang, talc, café... Autant de matières qui
rendent compte de l'impermanence, font perdre la conscience des
référents temporels. L'imminence de la perte semble tout à
côté, sa menace constante. Alors que Loris Gréaud, Tobias
Rehberger figurent la marche du temps par des procédés lumineux,
les travaux de Roman Signer, Arcangelo Sassolino, Zelvinas Kempinas usent de la
mécanique pour figurer le mouvement. Donnant le sentiment que tout est
transitoire, leurs oeuvres se meuvent dans l'espace par intermittences
programmées, par succession de phases de réalité
fragmentée, quitte comme chez Floriant Pugnaire & David Raffini,
Kris Vleeschouwer, à s'autodétruire, ne laissant à terme
que des résidus inertes de matière. Présentés au
sein du mémoire, ces travaux évolutifs ont en commun de
questionner la relation entre l'art et son immutabilité.
La troisième et dernière modalité de
l'expression de l'impermanence dans la programmation du Palais de Tokyo
correspond au passage historique À au tournant des années 1970
À de la question « Qu'est ce que l'art ? » à la
question « Quand y a-t-il art ? ». Ainsi, la quatrième partie
du mémoire présentait l'imbrication
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progressive dans l'oeuvre du temps de la vie de l'artiste,
notamment avec l'exemple de Robert Malaval, de Bas Jan Ader et celui de
Charlotte Posenenske, dont le retrait de la scène artistique est
paradoxalement reconnu comme acte créatif. Reliés avec les
performances de Marina Abramovich et d'Ana Mendieta, ces travaux prennent place
dans une temporalité brève, donnée comme
non-reproductible. Seule une documentation photographique, sonore ou filmique
peut en rendre compte. Au côté d'un « art de l'attitude
» - pour reprendre l'expression de Nicolas Bourriaud À d'un art de
la performance, le temps de l'oeuvre joue aussi un rôle crucial dans
l'art in situ. Présentant des vidéos de Robert Smithson,
accordant une rétrospective au travail de Daniel Buren, le Palais de
Tokyo mettait à l'honneur ces pratiques. Il en montrait aussi
l'intégration muséale, notamment avec le travail de Katharina
Grosse. Dans ce cas, l'exposition devient l'oeuvre et l'oeuvre l'exposition,
brève de par nature. La quatrième partie du mémoire
À de l'éphémère de l'objet à la
fugacité de l'action À montrait aussi les aboutissants
contemporains des pratiques juste énoncées. Présentant
l'art in socius (esthétique relationnelle), notamment
par les travaux de Matthieu Laurette, Alain Bublex, Robert Milin, Surasi
Kusolwong, Tsuneko Taniuchi les interventions en prise avec le réel
n'envisagent la production d'aucune oeuvre arrêtée. Vécu en
fonction des aléas du temps, l'art vise ici l'enclenchement d'un
processus intégré aux fluctuations de la vie.
Phases sérielles séquencées qui impriment
sur l'art la marque de l'impermanence, le temps est une matière qui
offre de multiples prises, de nombreuses déclinaisons plastiques sur
lesquelles l'artiste d'aujourd'hui greffe la rhétorique de son travail.
Au travers du corpus d'oeuvre présenté, le mémoire a
montré À par le prisme de la programmation du Palais de Tokyo
À les enjeux et aboutissants contemporains des recherches portant sur la
temporalité de l'oeuvre. Répondant à des visées
différentes, ces recherches trouvent leur unité dans leur
capacité à interroger le devenir de l'oeuvre, l'avenir de
l'homme. Et en traitant du temps, ces travaux permettent un déplacement
du rapport traditionnel que l'on peut entretenir avec lui, dans le but, bien
souvent, de créer une complication, une gêne dans la
manière dont nous le vivons d'ordinaire. En dépréciant
l'idée de permanence statique À si ancrée dans l'esprit
occidental À la figuration de la limite temporelle revient à
contrecarrer les conceptions sur lesquelles reposent les leurs qui font
fonctionner la société. Montrant toujours le passage d'un
état à un autre, les oeuvres présentées
démontrent le
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mouvement permanent, le leur de stabilité. Et incitant
à la prise de conscience du changeant comme donnée fondamentale
du vivre, ces oeuvres montrent la friabilité de ce qui peut sembler si
ancrer, donner l'occasion de constater la malléabilité de ce qui
apparaît figé. En cela, le pessimisme qui au premier abord, a pu
transparaître du corpus d'oeuvre présentée, reste à
être relativisé.
Notre époque voit chaque société humaine,
qui avait confié aux religieux la tâche de construire la
représentation de l'au-delà, peu à peu réfracter
son discours sur la mort. Cachée, cette donnée fondamentale de la
vie reste absente des débats, comme si elle était trop
évidente pour devoir être exprimé. Affichant le transitoire
comme partie constituante de la vie, le corpus présenté comblait
le déficit de discours sur ce thème et affirmait l'existence
comme belle car précaire, au sens où Nietzsche parle d'un «
éphémère de l'impermanence acceptée.169
» Tel le danseur de la fin de Zarathoustra qui accélère ses
pas après s'être rendu compte de l'inconsistance de l'existence,
les oeuvres présentées tendent à prouver
l'inadéquation des discours qui prennent appui sur la permanence, afin
peut être, de montrer le chemin d'accès à un bonheur plus
véritable. En montrant la fragilité, la caducité, la fin
certaine, ces oeuvres nous réapprennent à parler de la mort, non
pas dans une rengaine accablante mais dans une finitude acceptée qui
pousse à vivre chaque instant plus intensément. Les installations
de Christoph Büchel peuvent par exemple être perçues comme
vecteurs d'idéaux au sens où elles appellent à un
renversement des pratiques consuméristes, à une remise en
question des gages de satisfactions colportés par le
matérialisme. En montrant pêle-mêle le vieillissement
à venir, son travail montre que le point d'ancrage de l'humain dans la
vie doit nécessairement se trouver dans une autre optique.
Comme le dégoût profond du langage incite le
poète à hausser la qualité de son verbe, user de
l'impermanence du temps est pour l'artiste, l'occasion de mettre en exergue son
dédain pour l'oeuvre gageuse d'éternité. C'est une
beauté toute éphémère qui s'y affirme, un gage
d'honnêteté calqué sur les données du vivre.
169 Cité dans Christine Buci-Glucksmann,
Esthétique de l'éphémère, Op.
cit.
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