IV. De l'éphémère de l'objet
à la fugacité de l'action
Lorsqu'un spectateur est amené à
considérer une oeuvre, l'événement qui l'engendrait est le
plus souvent passé. L'oeuvre dresse de l'acte créatif qu'un
constat plus ou moins fidèle, fait paradoxal dans la mesure où
une oeuvre n'abrite précisément de valeurs qu'en fonction des
comportements spécifiques qui lui ont permis de voir le jour. Surpasser
ce paradoxe fut l'un des enjeux des mouvements artistiques de
l'après-guerre. En tentant de rompre les distinctions entre art et vie,
l'art de la performance et les happenings du groupe Fluxus
intégraient ce paradigme. Puisque l'existence de l'artiste
précède toujours son oeuvre, ils opéraient un
déplacement radical de la valeur artistique de l'objet au geste qui
avait permis de le créer, puis par extension, au comportement
lui-même. Ainsi à partir des années 60, certaines oeuvres
d'art ne sont plus créées pour aboutir à un produit
matériel fini, mais vécues, en fonction des aléas du
temps. La forme n'est plus une fin en soi. Dorénavant, elle vise
l'enclenchement d'un processus intégré aux fluctuations de la
vie.
« L'idée qu'une oeuvre est un processus
irréversible trouvant son aboutissement dans un objet iconique statique
n'est plus guère d'actualité.141 »
Le temps de l'artiste, le temps biographique, ne se distingue
plus du temps de la réalisation de l'oeuvre. La vie est
transformée en art, le temps de l'art devient le temps de vie. Sans
tenter d'expliquer les oeuvres en fonction des circonstances d'une vie
privée, le Palais de Tokyo donnait à voir des artistes qui
imbriquaient leurs oeuvres et leurs existences dans le même processus de
production. Les travaux de Bas Jan Ader, Robert Malaval, Alain Bublex et
Mathieu Laurette ont en commun d'entrevoir l'art comme l'exposition de
l'existence. L'impermanence du temps, temporalité sérielle faite
de moment entrecoupé, est intégrée puisque la vie de
l'artiste devient son oeuvre. Dans l'espace d'exposition de l'institution, des
indices documentaires laissaient entendre l'oeuvre dans ses différentes
phases temporelles,
141 Donald Karshan, « Conceptual art and conceptual aspects
», Cultural Center, 1970
73
dans une succession de moments éphémères
que le spectateur ne pouvait qu'à posteriori imaginer.
Se masquer pour apparaître, disparaître pour
devenir visible, les artistes contemporains jouent de leurs propres
présences au monde. Dans les années 1960 et 1970, des artistes
quittent la sphère de l'art pour des motifs différents. Ces
gestes sont en eux-mêmes pourvoyeur de valeur et de sens et
l'impermanence de leur carrière devient partie de leur oeuvre. (chap. 1)
S'inscrivant dans un lieu spécifique, les oeuvres in situ sont
par nature éphémères. Elles prennent place dans un lieux
et pour un temps déterminé. De ses installations ne subsistent
que vestiges et documentations qui témoignent pour l'histoire
d'événements révolus. Le Palais de Tokyo mettait à
l'honneur des artistes qui relèvent de cette pratique. (chap. 2) Ces
parties permettront d'aborder la troisième : la marque du vécu
dans l'oeuvre, combinée à l'idée d'art créé
en fonction de sites spécifiques, permettent l'émergence de
travaux qui prennent pour matériau d'élaboration
l'interactivité qu'elles instaurent entre des individus, dans un
espace-temps définis. Théorisé par Nicolas Bourriaud dans
l'Esthétique Relationnelle, ces oeuvres aboutissent la
réflexion sur l'impermanence. L'éphémère n'est plus
seulement montré, c'est dans celui-ci que l'oeuvre prend forme.
|