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UNIVERSITÉ FRANÇOIS-RABELAIS DE TOURS
L'amour humain et l'amour divin dans La porte
étroite et La symphonie pastorale d'André
Gide
Aleksandra CVOROVIC
Sous la direction de Mme CatherineDOUZOU
Mémoire de Master 2
Mention : Langues, littératures et civilisations
étrangères
Spécialité : Lettres modernes
2014-2015
A ma famille.
TABLE DES MATIÉRES
Introduction
3
Chapitre I - L'amour humain -
trésor épuisable
9
1.1. L'âme humaine ambiguë et
dépendante
11
1.2. Les lois humaines et les lois de Dieu
15
1.3. La notion de péché
20
Chapitre II- L'amour divin
26
2.1. La reconnaissance
29
2.2. Un autre bonheur
31
2.3. L'amour et la mort
38
Chapitre III- L'amour aveugle
43
3.1. La cécité bienheureuse
48
Chapitre IV- Le sentiment de la nature
54
Chapitre V - L'amour et la Bible
61
5.1. La parabole d'Alissa
63
5.2. La parabole de la symphonie pastorale
67
Conclusion
75
Les repères bibliographiques
80
Introduction
Le thème de l'amour est depuis toujours beaucoup
traité dans la littérature qui représente le champ vaste
et libre permettant aux écrivains d'exprimer les idées les plus
originales et les plus intéressantes. L'amour a toujours
été très difficile à définir, et c'est la
raison qui suscite de nombreux débats, des définitions
subjectives, abstraites, et parfois absurdes. On peut dire qu'à travers
les personnages littéraires et leurs histoires, les auteurs
tâchent de transmettre leur propre vision de l'idée de l'amour et
tout ce que ce sentiment donne à l'homme et en emporte.
Dans Le banquet de Platon qui date du IV
siècle avant J.C., Diotime pose cette question à Socrate :
« Eh bien ce souhait, cet amour, le crois-tu commun à tous les
êtres humains ? », et il lui répond :
« Il en est bien ainsi ; ce souhait est commun à tous les
êtres humains. »1(*) Autant qu'un sentiment d'affection et d'attachement
à un être qui exige une proximité physique, spirituelle ou
même imaginaire, l'amour se manifeste sous les formes différentes
et est propre à tous les hommes.
Dans l'oeuvre d'un des plus grands écrivains du XX?
siècle, André Gide, l'amour occupe une place très
importante. Il lui permet une recherche intime des pans les plus cachés
de son âme. Grâce aux histoires d'amour qu'il nous a
laissées, on peut connaître les ambigüités de son
personnage, ainsi que les contradictions qui déchiraient son esprit lors
des découvertes majeures de sa sensibilité et de sa
sensualité. Lire son oeuvre est alors la meilleure manière de
comprendre sa personnalité, puisque c'était, selon ses propres
mots, un besoin insaisissable d'aimer et d'être aimé qui avait
dominé sa vie et le poussait à écrire. Ce besoin
était mystique d'une certaine manière, car selon la propre
volonté de Gide, il ne trouva pas de satisfaction totale pendant sa
vie.2(*) Ses idées
puissantes, son style fin et pur, ainsi que son langage concis, engagent ses
lecteurs aux réflexions et à la recherche du bonheur individuel.
C'est en cela que consiste la notion de gidisme.3(*)
Dans deux récits qui font l'objet de notre analyse,
La porte étroite et La symphonie pastorale, Gide
transpose les événements importants de sa vie personnelle. A
travers les personnages principaux de ces deux histoires, Gide peint les
personnes qui jouèrent un grand rôle dans son enfance et plus tard
dans sa vie : sa cousine Madeleine et sa mère Mathilde, Mme Anne
Shackleton et, bien sûr, lui-même. La porte étroite
a d'abord été publiée dans la Nouvelle revue
française en 1909, et La symphonie pastorale dix ans plus
tard, en 1919. Dans la période entre la création de ces deux
oeuvres, Gide traversa plusieurs crises personnelles, surtout sur le plan
religieux. Il a littéralement plongé dans le noir.4(*) Lorsqu'il entreprend la
composition de La porte étroite, André Gide traverse une
période de découragement due en grande partie à
l'incompréhension où ses livres - depuis Les cahiers
d'André Walter jusqu'à l'Immoraliste - sont tenus,
tant par le public que par ses amis. Au seuil de cette nouvelle oeuvre, nourrie
de tant d'amour et de larmes et qu'il porte dans sa tête depuis plus de
quinze ans, l'auteur s'interroge sur l'opportunité de ses récits
et sur l'authenticité de sa pensée.5(*) Inspiré par la mort d'Anne Shackleton6(*), le récit portait
successivement les titres suivants : L'essai de bien mourir,
La mort de Mademoiselle Claire, La route étroite.
Cette oeuvre est sans doute saturée de profondes résonances
de sa propre vie, et sa plus parfaite expression. Gide écrit dans son
Journal en 1910 : « Si je viendrais à mourir
aujourd'hui, toute mon oeuvre disparaîtrait derrière La porte
étroite ; on ne tiendrait plus compte que de
celle-ci. »7(*)
L'auteur tentait d'expliquer et de rendre sensible une vie intérieure
par la création du personnage d'Alissa. Ce qui le gênait
était ce que l'héroïne était très souvent
confondue avec Madeleine Gide. Même s'il est vrai que Gide relisait ses
anciennes lettres à Madeleine pour y chercher quelque aliment à
son roman8(*), et même
s'il est évident qu'elle prête à Alissa bien des traits, il
lui a donné ce nom pour la distinguer de Madeleine, à laquelle il
ne voulait pas trop intéresser ses lecteurs. Ce qui est certain est ce
que Gide ne pouvait pas composer cette oeuvre sans l'aide de son
éducation religieuse et de son amour pour sa cousine. La porte
étroite représente pour lui l'incarnation du refus de tout
son être de mêler à l'amour idéal qui le
possède quoi que ce fût de charnel et d'impur :
« De tous ses livres, c'est le plus chaste, le plus nuancé,
celui qui rend le mieux l'atmosphère protestante de sa pensée,
celui où nous est livré sa plus cruelle expérience de
l'amour : son renoncement à l'amour. »9(*)
D'un caractère complexe, La porte étroite
avait mission d'exprimer une inquiétude,
prépondérante de la jeunesse de Gide : « De
combien d'élan, d'amour et de douleur ce livre n'était-il pas le
monument ! »10(*) Les aspirations mystiques que vivent Alissa et
Jérôme, également présentes dans La symphonie
pastorale, ne cessèrent jamais d'être pour Gide une
préoccupation brûlante, un sens du divin, épanoui un temps,
puis contrecarré et heurté par d'autres tendances. Plus le sujet
lui tenait à coeur, plus il le touchait de près, plus il
s'efforçait de le détacher, à force d'art, de sa vie
propre. Mais personne ne pouvait douter qu'une expérience personnelle
n'animait le récit en lui communiquant ce frémissement sans
lequel il ne serait pas aussi attachant.
Ainsi que La porte étroite, La symphonie pastorale
n'aurait jamais pu être écrite sans sa formation
chrétienne et sans l'amour pour Madeleine qui orientait ses pieuses
dispositions. Gide était tout préparé à traiter
magistralement les problèmes imposés au Pasteur par
l'éveil d'un sentiment plus terrestre qu'idéal, mais non point
dépourvu de cette ferveur religieuse de son enfance.11(*) Ce livre est une critique
qu'il précise dans les Feuillets : « A la seule
exception de mes Nourritures, tous mes livres sont des livres
ironiques ; ce sont des livres de la critique (...) La symphonie
pastorale (est la critique) d'une forme de mensonge à
soi-même. »12(*) Ce récit dénonce les dangers
d'individualisme outrancier, d'une certaine forme de mysticisme protestant, et
de la libre interprétation de la Bible. Désireux de finir le
récit d'Aveugle (le titre ancien du livre), qui l'habite depuis
tant d'années et qu'il désespérait d'écrire, Gide a
résolu de le rédiger directement, sans brouillon. Mais diverses
préoccupations empêchaient le livre de beaucoup avancer. Pour le
nourrir, il a repris l'Evangile et Pascal, mais très souvent il a eu des
problèmes pour ranimer les soucis du Pasteur. Le désir de finir
la rédaction de ce petit ouvrage a abouti à la fin brusque que
plusieurs lecteurs et critiques lui ont reprochée. Ce qu'on a lui encore
moins facilement pardonné, c'était le fait qu'y sont compromises
les deux faces de la chrétienté, la protestante et la catholique,
l'amour selon le Christ et l'amour selon Saint Paul. C'est un livre qui
répand la désolation dans le coeur des lecteurs, parce que le
doute l'habite, et la mort en marque l'inéluctable
achèvement ; et cela sans que la destinée de ceux qui
restent en soit pacifiée.13(*)
Nous nous sommes surtout intéressés aux
sentiments des personnages de ces deux récits, qui d'un
côté incarnent les pensées et les inquiétudes de
l'auteur, mais d'un autre côté vivent leur propre vie dans
l'univers construit des contraintes religieuses et des désirs humains
qui s'interpellent constamment, en provoquant dans leur esprit les nombreux
doutes et peurs qui les conduisent à la perdition, et enfin, à la
destruction. Ce qui caractérise ces deux histoires est l'amour pour
l'homme et pour Dieu, mais les deux sont séparés et l'un
élimine l'autre dans les yeux des héros qui cherchent le bonheur
divin, près de Dieu, loin du péché terrestre et de
l'impureté des hommes qui dépendent des besoins et de souhaits
souvent bas et infâmes. Nous avons choisi ces deux ouvrages pour analyser
la nature de l'âme humaine qui est toujours incertaine dans l'amour,
parce qu'ils sont parmi les plus touchants et les plus personnels monuments de
l'écriture de Gide, puisqu'ils proviennent des périodes de sa
vie où il était fragile, douteux, et où il se questionnait
lui-même en tant qu'individu, que chrétien, et le plus important,
en tant qu'homme qui aime. Même si l'oeuvre de Gide peut difficilement
être analysée sans regard sur sa biographie, nous tenterons de
nous concentrer sur la vie de ses personnages, notamment d'Alissa, de
Jérôme, de Gertrude, du Pasteur et de son épouse
Amélie. A travers leurs relations amoureuses complexes, nous allons
essayer de comprendre dans quelle mesure l'homme peut contrôler ses
émotions, ensorcelé par les charmes des sentiments les plus
délicats qu'il éprouve pour un autre, et qu'il tâche de
élever aux hauteurs célestes en l'idéalisant et
s'identifiant avec lui.
D'abord, il faut mettre en lumière le rapport entre ce
que représentent pour nos héros l'amour humain, superficiel,
égoïste, trompeur et éphémère, et le vrai
amour, divin, chrétien, profond, élevé, non touché
par le désir charnel et le besoin de la possession. C'est surtout Alissa
qui essaie d'étouffer en soi tout ce qui est propre aux hommes, afin
d'atteindre le but supérieur qui exige d'elle l'anéantissement de
sa personnalité humaine. Le Pasteur de La symphonie pastorale
veut éduquer la jeune Gertrude selon son propre évangile,
qui fonde une doctrine sur le monde pur, libéré du
péché humain. Nous allons voir comment ses visions illusoires de
la perfection et du bonheur divin font souffrir les autres personnages :
Amélie et Gertrude d'une part, et Jérôme et Juliette
d'autre part.
En étudiant le rôle des notions d'obligation, de
récompense, d'idéalisation et de loi, nous allons parvenir aux
diverses définitions de l'amour, qui peuvent être
appliquées à tous les hommes. L'analyse du lien entre
l'idée de l'amour et la religion permet de développer plus
profondément le sujet de l'amour divin sur le plan de la nature et de la
parole de la Bible. Les paraboles, les épisodes, les allusions, les
réminiscences dont Gide se sert pour se livrer à une
réflexion sur le sens du mot « Dieu », à une
observation méditative du rapport que l'homme noue avec le sacré
ou le divin, à une critique de la morale édifiante et à
une remise en question des limites que la religion imprime à
l'interprétation des textes bibliques, occupent une place très
importante dans la vie de ces personnages.14(*) Nous allons voir comment ceux-ci cherchent à
travers les vérités saisissables leur propre
vérité, et comment l'Evangile détermine le chemin vers
lequel ils s'orientent, et sur lequel ils vont, malheureusement, se perdre. Il
s'agit, dans le cas du Pasteur et d'Alissa, d'une interprétation
personnelle de la parole du Christ, dont ils vont se servir pour peindre le
monde idéal et pur. Ce qui dirige réellement leur conduite est la
cécité, une autre notion que nous allons étudier en
détail, surtout dans le cas de Gertrude qui est véritablement
aveugle, et le Pasteur qui est aveuglé par le rêve d'un monde
angélique qu'il veut imposer à la jeune fille, et ainsi la
renferme doublement dans son univers restreint et dépendant des
spectacles chimériques du monde extérieur.
« Le mal n'est jamais dans
l'amour »15(*),
s'écrie le Pasteur. Gide écrit dans la préface du journal
de Jérôme : « L'amour, craignant de se ternir au
contact de la réalité ajourne sans cesse son accomplissement.
Dès lors, il n'est plus de réalisation qu'en Dieu
même. »16(*) On peut dire que l'idée essentielle de ces
deux récits est résumée dans ces paroles. Puisque l'amour,
sur le plan humain, s'avère, pour Gide et ses personnages
littéraires, comme une faillite, il faut en chercher la solution
satisfaisante sur le plan divin. C'est le projet des héros amoureux dont
nous allons étudier les actes ainsi que les paroles, et ainsi montrer la
nature contradictoire de l'âme humaine dans le tourbillon des sentiments
romantiques confondus, et très souvent identifiés, avec la
conception chrétienne selon laquelle Dieu est l'amour et rien
d'autre.
Chapitre I
L'amour humain - trésor épuisable
On se demande toujours :
qu'est-ce que c'est que l'amour ? Chacun de nous peut le définir
selon son expérience ou ses espérances personnelles, et c'est la
raison pour laquelle on ne peut pas parvenir à une définition
exacte de ce que l'amour représente pour l'homme. D'après Platon,
l'amour a un caractère relatif, puisqu'il est toujours amour de quelque
chose qui nous manque, que nous désirons et qui nous est naturellement
propre.17(*) Il est
entremêlé de plaisir et de souffrance, de
témérité et de peur, de désir et
d'espérance. On peut appeler généralement amour le
désir de l'immortalité qui pousse vers les plaisirs
procurés par la beauté.
On le théorise par la nécessité de chaque
être humain. Mais, est-ce-que c'est vraiment une
nécessité ? C'est plutôt un sentiment auquel
chaque homme est prédestiné. C'est absolument le vrai sens de la
vie, du temps qu'on passe en vivant. L'amour ne se définit pas seulement
par les rapports humains, mais par les rapports de l'homme et tout ce qui
l'entoure ; chaque sensation positive, chaque affinité qu'on
ressent vers un autre être humain, ou une chose qui est belle, qui
éveille en nous le sentiment de plaisance, de joie, de bonheur, est issu
de l'amour. L'esprit humain n'est forcé à croire à
l'existence de rien, c'est pourquoi le seul organe de contact avec l'existence
est l'acceptation, l'amour.18(*) A cause de l'amour, la beauté et la
réalité sont identiques, ainsi que la raison et les
émotions. Simone Weil pense qu'il faut se vider de la fausse
divinité, se nier soi-même et renoncer à l'imagination pour
pouvoir sentir dans notre âme la nécessité mécanique
du consentement qui est l'amour. Gide aussi croyait qu'il fallait diriger la
conduite de son être vers ce qui était l'essentiel dans la nature
de notre âme et qu'il fallait vivre sa vie en fonction de ses lois
personnelles. L'amour est une liberté, dans laquelle il n'y a ni
intellectuel, ni pêcheur. « Seul l'amour peut donner cette
liberté, non une croyance».19(*) La croyance ne peut pas remplacer l'amour. C'est
exactement ce qui empêche les personnages de ces deux récits de se
laisser aller vers le vrai amour, de devenir humains et de se découvrir
dans leur totalité.
Quelle est la différence entre l'amour humain et
l'amour divin ? On peut répondre à cette question par une
citation de Sri Chinmoy20(*) : « L'amour est un oiseau. Mettez-le
en cage, ils'appelle amour humain. Permettez-lui de voler au coeur de la
conscience Omniprésente, il s'appelle amour divin.»21(*) L'amour humain tire ses
racines du vital et se fonde sur la possession. On y trouve toujours un besoin
au niveau vital où subsistent les sentiments de
supériorité et d'infériorité. Dans les relations
humaines il y a souvent de l'insécurité qui provient du sentiment
de dépendance de l'autre, de celui qu'on aime. Dans l'amour humain la
raison sceptique et suspicieuse intervient fréquemment, tandis que
l'amour divin n'a autre maître que le coeur qui aime et où
voisinent l'esprit de sacrifice et la joie. Si dans l'amour humain amant et
bien-aimé sont deux personnes distinctes, l'amour divin les voit
inséparablement unis.
Les personnages dans La porte étroite et
La symphonie pastorale sont constamment crucifiés entre les
désirs, les passions, les défauts humains, les doutes, les
inquiétudes et les contraintes morales, sociales et religieuses. On
considère qu'à travers une analyse profonde des personnages, des
protagonistes ainsi que de ceux qui sont moins présents, on peut
pénétrer dans l'univers complexe que représente la
pensée gidienne. Alissa, Jérôme, le Pasteur, Gertrude,
luttent contre leurs sentiments et leurs désirs pour pouvoir atteindre
un but supérieur, divin. Mais, est-ce qu'ils vont devoir étouffer
leur nature humaine afin de réaliser cet objectif saint ? C'est ce
qu'on va essayer de comprendre.
On se demande s'il n'est jamais trop tôt pour pouvoir
reconnaitre et éprouver un véritable amour. Dans La porte
étroite on voit Jérôme qui a brusquement compris
qu'Alissa et lui ont grandi et cessé d'être enfants. Ses
sentiments se sont développés très vite tant qu'il
n'était point sûr de savoir comment les nommer.Dans les plus
jeunes années, nous sommes toujours influencés et guidés
par des sensations et des impressions du monde qui nous entoure. Il faudra
savoir reconnaître le moment où nos ambitions superficielles et
terrestres commencent à se transformer et se métamorphoser en
quelque chose de plus substantiel et plus profond. L'éducation puritaine
que Jérôme a subie, comme l'auteur lui-même de ce
récit, l'a préparé d'une certaine manière à
savoir quand son âme a commencé à mûrir :
...ai-je tort de parler d'amour et de nommer ainsi le
sentiment que j'éprouvais pour ma cousine ? Rien de ce que je
connus ensuite ne me paraît mieux digne de ce nom, et d'ailleurs, lorsque
je devins d'âge à souffrir des plus précises
inquiétudes de la chair, mon sentiment nechangea pas beaucoup de
nature : je ne cherchai pas plus directement à posséder
celle que, tout enfant, je prétendais seulement mériter.22(*)
On voit clairement que Jérôme est habile à
dépasser les envies éphémères pour connaître
l'ambition d'une nature différente - mériter, être digne
d'aimer quelqu'un qui à ses yeux représente un idéal.
Dans la Symphonie pastorale on rencontre aussi un
moment de doute concernant les sentiments liés à la jeunesse.
C'est le Pasteur qui se demande si les sentiments de son fils pour la jeune
Gertrude sont purs et sincères. Bien sûr, il en doute à
cause des raisons différentes et subjectives, mais la question qu'il se
pose est la même que celle de Jérôme : « A
son âge, est-ce qu'on connaît seulement ses
désirs ? » Et son épouse lui
répond : « Même plus tard on ne les connaît
pas toujours. »23(*) Dans ces passages on peut deviner que les personnages
principaux de deux récits voient clairement et différencient la
nature des sentiments humains et ceux de l'esprit. La question de l'âge
est importante dans ce débat, car il existe, dans la vie de chacun des
héros de ces oeuvres, un moment déclencheur où commencent
à se confondre l'ambition de la raison et celle de l'âme.
Ce qui est caractéristique pour tous les personnages de
ces deux récits, c'est qu'ils se penchent vers un idéal
supérieur, au-delà de la raison et la logique. La lutte contre ce
qui est humain est difficile et épuisante et exige d'eux un
questionnement intérieur qui aboutit toujours par la
compréhension que tout ce qui est imposé par des lois humaines
limite l'acheminement de l'âme vers la vertu. C'est pourquoi l'amour
humain est généralement une notion négative,
éphémère et restrictive aux yeux des personnages qui
figurent dans notre analyse.
1.1.L'âme humaine
ambiguë et dépendante
On peut observer la notion de l'obligation sous deux
aspects - humain et religieux. Dans les rapports humains, surtout dans ceux des
personnes qui s'aiment, il y a toujours le sentiment du devoir, du
dévouement, mais c'est aussi le cas avec les sentiments pour Dieu. Dans
la nature humaine c'est se sentir toujours obligépar rapport
aux autres et essayer de vaincre ce sentiment limitatif. A cause de cela, un
être humain cherche toujours une sorte de récompense et de
reconnaissance. Ainsi, Jérôme, qui ne s'occupe de rien qui ne lui
coûte quelque effort, pense qu'Alissa n'est pas sensible et ne fait rien
pour lui. Mais il s'habitue à cette sorte de modestie capiteuse, en
offrant mystiquement tout son travail à Alissa,en inventant
« un raffinement de vertu, à lui laisser souvent ignorer ce
qu'il n'avait fait que pourelle. »24(*) On voit que, même si l'âme de
Jérôme est pure et même puritaine, elle ne peut pas
échapper aux sentiments qui la tourmentent et détournent de la
vertu, et dans ce cas, c'est le besoin de reconnaissance et de
récompense qui interviennent. D'un autre côté, Alissa, le
personnage le plus pur peut être et ainsi le plus malheureux, reproche
à Jérôme ce qu'il espère toujours d'elle :
« Non, Jérôme, non, ce n'est pas la récompense
future vers quoi s'efforce notre vertu : ce n'est pas la récompense
que cherche notre amour. L'idée d'une rémunération de sa
peine est blessante à l'âme bien née. »25(*) On voit de nouveau que ce but
supérieur prive une âme pure de tous les besoins propres
à un humain, de tout ce qui lui fait sentir une sorte de manque, comme
s'il n'était jamais content et comme s'il voulait toujours plus.
Pourtant, on trouve une sorte d'ambiguïté dans les paroles
d'Alissa. Pour Jérôme, elle a toujours des mots des conseils et
des reproches, surtout en ce qui concerne ses exigences envers elle. Cependant,
c'est Alissa elle-même qui exige de lui ce dont elle a besoin, et c'est
son soutien, sa force et certitude pour qu'elle puisse se sentir sûre et
aimée : « Sans confiance en toi, Jérôme, que
deviendrai-je ? J'ai besoin de te sentir fort, besoin de m'appuyer sur
toi. Ne faiblis pas.»26(*) Ici on voit une sorte de désaccord entre ce
qu'elle sent et ce qu'elle veut, et c'est ce qui fait de sa personnalité
une source des contradictions qui vont tourmenter Jérôme pendant
toute sa vie car il va donner toute son énergie pour pouvoir comprendre
et toucher cette âme fragile et délicate.
On peut lier la notion d'obligation avec la notion
d'égoïsme dont souvent provient la nécessité
d'être fidèle, en espérant la fidélité en
tant que récompense. Comme exemple d'une personne typiquement religieuse
et superficielle dans sa conduite dans la vie, on peut retenir Amélie,
épouse du Pasteur, qui se méfie de tout ce qui n'est pas
coutumier et conventionnel : « Elle regarde avec
inquiétude, quand ce n'est pas avec réprobation, tout effort de
l'âme qui veut voir dans le christianisme autre chose qu'une
domestication des instincts. »27(*) Amélie incarne la soumission à la Loi,
un christianisme fait d'obligations et de contraintes. Claude Martin se demande
s'il y a quelque ironie dans le choix de ce prénom, qui signifie en grec
insouciance, négligence, pour baptiser celle dont son mari dira
qu'elle « cultive les soucis de la vie »28(*), et « se
laisse affairer uniquement par des soucis mesquins »29(*). L'apparition de Gertrude a
bouleversé sa vie et provoqué en elle la peur de perdre la
routine dans laquelle elle se sentait à l'aise. Le personnage
d'Amélie correspond à une conception typique de la femme, avec
toutes ses caractéristiques propres : la supériorité
par rapport aux hommes à cause de son intuition forte, sa
capacité de voir des choses qui ne sont pas transparentes aux autres,
ses doutes et inquiétudes, sa jalousie. Alors, ce qui est essentiel pour
elle, c'est, bien sûr, la fidélité de son mari, qui est
avec l'arrivée d'une autre femme, même si elle est malade et
aveugle, mise en péril. Voici en quoi consiste la philosophie
d'Amélie : « Celui qui est fidèle dans les petites
choses le sera aussi dans les grandes. »30(*)
Les personnages dont on parle font aussi une autre chose qu'on
fait dans l'amour, surtout à son début, quand tout commence et
fleurit et emplit notre âme du bonheur et de la rêverie. C'est
l'idéalisation de celui qu'on aime. On lève l'être
aimé à un sommet idéaliste où on n'arrive pas
toujours l'atteindre, et ce sommet se caractérise par des illusions et
espoirs qui inévitablement tombent au premier contact avec la
réalité. Il est un moment où Jérôme parle
à Juliette de son amour pour Alissa, le moment où il se pose la
question sur l'image qu'elle se fait de lui :
Oh ! Si seulement nous pouvions, nous penchant sur
l'âme qu'on aime, voir en elle, comme en un miroir, quelle image nous y
posons ! Lire en autrui comme en nous-mêmes, mieux qu'en
nous-mêmes ! Quelle tranquillité dans la tendresse !
Quelle pureté dans l'amour !31(*)
Mais, on ne peut pas dire que l'image qu'on développe
aux yeux de celui qui nous aime est vraiment notre image réelle. Autant
qu'idéaliser, on tente aussi de s'identifier avec celui qu'on aime,
comme le fait Alissa avec Jérôme : « O mon
frère ! Je ne suis vraiment moi, plus que moi, qu'avec
toi ! »32(*) Et elle ajoute encore : « Parfois, en
l'écoutant parler je crois me regarder penser. Il m'explique et me
découvre à moi-même. Existerai-je sans lui ? Je ne
suis qu'avec lui. »33(*) En parlant avec Dieu, elle ne rencontre que l'image
de Jérôme - il est intériorisé dans l'image qu'elle
a d'elle-même, il est ce qu'elle est.34(*) Sa pensée a pris la forme de la sienne au
point qu'elle ne sait plus les distinguer. Dans le journal d'Alissa,
Jérôme découvrira ses luttes intimes, et combien un mot ou
une attitude de sa part pourrait fléchir sa résolution et,
peut-être, la rendre heureuse.35(*) Autant Alissa dépend de Jérôme,
autant il dépend d'elle aussi pour lui fournir une image de lui. Leurs
lettres retracent ce désenchantement mutuel. Tout au long du
récit, Alissa est condamnée à refléter une image de
la sainteté identifiée dans la promesse de Jérôme de
la protéger du désir. Ainsi, doit-elle se soumettre à
l'image, au miroir qu'il a créé.36(*)
L'amour d'Alissa présente aussi un trait de l'amour
platonique37(*), qui
est parfois propre aux âmes qui n'ont jamais connu l'amour auparavant. Ce
qui caractérise cette sorte d'amour est l'absence de toute envie et de
tout désir physique. Cet amour va rester le seul amour dans la vie
d'Alissa car il ne s'est jamais réalisé. Elle a soumis son amour
à des épreuves difficiles et épuisantes, et l'une d'elles
était la distance. Comme le temps passait, cet amour qu'elle
éprouvait pour Jérôme commençait à perdre des
formes réelles et humaines, en devenant lointain et rêveur. Et
ainsi la présence de Jérôme trouble ce temple des illusions
et rêveries qu'elle avait bâti : « Crois-moi, quand
tu serais près de moi, je ne pourrais penser à toi
davantage...J'en suis venue à ne plus souhaiter -maintenant- ta
présence... Si je saurais que tu viens ce soir...je
fuirais. »38(*)
Ce sentiment va finir par un pathétique qu'on peut sentir dans des
lettres qu'elle envoie à Jérôme, le seul moyen qui reste de
leur communication, le seul refuge de leurs âmes séparées.
Pour Jérôme, la seule chose qui compte, c'est cet amour
épistolaire, le fait de tracer ses itinéraires via son
imagination : ses expériences apparaissaient plus excitantes
déplacées et fixées par les mots d'Alissa.39(*) La distance en fait plus que
la proximité physique, mais cette dépendance mutuelle
enlève à Alissa ses propres émotions, car elle voit tout
à travers lui et ses lettres d'Italie, et tout ce qu'elle voit lui
semble volé de lui. Cette épreuve, la distance, va faire que tout
perd le sens, et qu'Alissa ne croit plus à la vie future :
Ta venue tant souhaitée, il me semble, à
présent, que je la redoute ; je m'efforce de n'y plus penser ;
j'imagine ton coup de sonnette, ton pas dans l'escalier, et mon coeur cesse de
battre ou me fait mal...Je sens s'achever là mon passé ;
au-delà je ne vois rien, ma vie s'arrête.40(*)
On peut voir que la lutte qu'Alissa mène contre
elle-même a échoué, elle l'a perdue. En fait, celui qu'elle
voulait vaincre, même si cela signifierait une sorte d'autodestruction,
c'était Jérôme : « Mais lutter contre lui,
c'est encore m'occuper de lui. »41(*) Elle décide de se faire aimer moins par lui.
Elle essaie d'écrire mal pour échapper au rythme de ses phrases,
mais même le combat contre lui, même ses prières sont encore
une façon de penser à lui. Cet amour est si intense que
l'héroïsme d'Alissa est à la fois absurde, cruel et
masochiste.42(*) Elle
s'est perdue dans de nombreuses épreuves qu'elle a imposées
à elle-même et à Jérôme, au point qu'elle ne
pouvait plus supporter le poids de ses sentiments et quitter
Jérôme pour elle serait une délivrance et une satisfaction
amère. Elle ne peut plus se projeter nulle part ; son effort est
futile, l'attente n'est plus pleine de potentiel, mais de perte. L'absence
transforme la présence imaginée en une chose si difficile, si
mortelle qu'elle devient silence, peine et même mort.43(*)
Le sentiment d'Alissa, ainsi inhibé, va chercher le
masque qui lui est nécessaire pour s'affirmer. La puissance
secrète de l'amour la poussera à inventer les obstacles
nécessaires pour qu'elle puisse à la fois croire à l'amour
de Jérôme et accepter que cet amour ne se réalise pas. Ces
obstacles maintiennent l'illusion vivante d'un bonheur possible :
« Le mécanisme une fois déclenché
dépassera son but et entraînera Alissa, malgré elle, sur
une voie dangereuse. »44(*)
Comme on le voit, les paroles et les actes de tous les
personnages de ces deux récits, contredisent souvent leurs croyances et
leurs espoirs. Ils s'éloignent souvent du message de la Bible, selon
laquelle ils essayent de diriger leur conduite. Ce qui conduit tous les
défauts et les imperfections de l'âme humaine à surgir, ce
sont les situations qui exigent d'elle des preuves de sa force et de sa
détermination. Les héros gidiens, semble-t-il, ne se
débrouillent pas dans les moments où ils doivent choisir la voie
de leurs vies, puisque la religion et les lois sociales et morales conjuguent
en eux leurs influences contradictoires. C'est ce qui fait le tragique de leurs
destins.
1.2.Les lois humaines et les lois
de Dieu
« Dès l'enfance, combien de fois sommes-nous
empêchés de faire ceci ou cela que nous voudrions faire,
simplement parce que nous entendons répéter autour de nous :
il ne pourra pas le faire ? »45(*) Le Pasteur se pose cette question au moment où
une nouvelle tâche apparaît sur son chemin - s'occuper de Gertrude.
Il opère ainsi une sorte de confession, il reconnaît qu'il s'est
souvent adapté aux autres, à ce qui semble digne de respect
à leurs yeux. Il avoue d'une certaine manière que la confiance en
soi dépend fortement de la confiance que les autres ont en nous. Gide ne
voulait pas reconnaître l'idéal au nom duquel on défend
à l'homme de vivre selon sa nature, et il nous transmet ses propres
pensées à travers les doutes du Pasteur, ainsi qu'à
travers ceux d'Alissa : « Il y a quelques fois, dans le cours de
la vie, de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous
défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent
permis. »46(*)
Les contraintes religieuses nous interdisent la liberté totale en
exigeant certains sacrifices au nom de Dieu, les sacrifices de tout ce qui
à ses yeux est pêcheur et immoral. Et nos personnages en sont
conscients, et ils cherchent toujours des raisons pour se soumettre aux lois
divines même si cela signifie la négation de leur nature et de
leur bonheur.
Dans la Symphonie pastorale on peut deviner qu'il y a
peut-être des lois qui sont au-delà des lois humaines et
religieuses, celles de la nature. Gertrude se demande si les aveugles naissent
aveugles nécessairement, et le Pasteur lui donne la plus naïve
réponse qu'il pouvait trouver, qu'il faut être marié pour
pouvoir avoir des enfants. Gertrude sait que ce n'est pas vrai. Le Pasteur lui
dit : « Je t'ai dit qu'il était décent de te dire.
Mais, en effet les lois de la nature permettent ce qu'interdisent les lois des
hommes et de Dieu. »47(*) D'un autre côté, Alissa, une âme
enfantine et propre, ne connaît pas encore ce que représentent les
lois des hommes. Son éducation est fondée sur les paroles du
Livre saint qui lui a appris que les lois de Dieu sont celles mêmes de
l'amour. L'amour pour Dieu représente quelque chose d'autre,
au-delà de l'amour des hommes. L'amour ne figure pas dans les lois
sociales qui réduisent les rapports des hommes et des femmes à
une déclaration, le mot qui semble « si improprement
brutal ».48(*)
Le Pasteur, l'homme qui a, comme on l'a déjà vu,
a toujours modelé sa conduite sur les paroles du Christ, ne voit pas
clairement la faute dans ce qu'il éprouve pour Gertrude, même s'il
est en même temps soumis aux lois sociales :
C'est que, tout à la fois, je ne consentais point alors
àreconnaître d'amour permis en dehors du mariage, et que, dans le
sentiment qui me penchait si passionnément vers Gertrude, je ne
consentais pas à reconnaître quoi que ce soit de
défendu.49(*)
Le Pasteur reconnaît ici que les sentiments d'amour
échappent aux règles et principes imposés à
l'âme, et il sent que ce sentiment noble et beau ne peut pas être
considéré comme néfaste et mauvais. Il reconnaît les
restrictions que l'homme fait à l'amour : « S'il est une
limitation dans l'amour, elle n'est pas de Vous, mon Dieu, mais des hommes.
Pour coupable que mon amour paraisse aux yeux des hommes, oh ! Dites-moi
qu'aux vôtres il est saint ! »50(*) On peut dire que le personnage
du Pasteur incarne la confrontation entre idéalisme et réalisme,
entre le désir de toujours s'échapper vers l'abstraction
euphorisante de l'Evangile, et l'obligation de tenir compte des données
du réel.51(*)
La question du rapport entre l'image que se font les hommes et
celle qu'on peut avoir aux yeux de Dieu est abordée dans une
conversation entre Alissa et son père à propos de
Jérôme : « Mais on peut être très
remarquable sans qu'il y paraisse, du moins aux yeux des hommes...très
remarquable aux yeux de Dieu. »52(*) Et c'est être remarquable aux yeux de Dieu ce
qui constitue l'objectif d'Alissa, mais aussi de tous les autres héros
de ces deux ouvrages. Tous sont conscients des différences entre ce que
dictent à l'homme les principes et les contraintes morales d'une part et
les dogmes et les doctrines contraignantes d'autre part. Et ils
privilégient les contraintes de Dieu contre celles de la
société. Alissa répugne à l'idée de se
soumettre aux lois sévères et absurdes qui étouffent et
banalisent l'amour :
Ne nous suffit-il pas de savoir que nous sommes et que nous
resterons l'un à l'autre, sans que le monde en soit
informé ?... des voeux sembleraient une injure à l'amour...
Je ne désirerais me fiancer que si je me défiais
d'elle...53(*)
Dans la relation entre Amélie et le Pasteur, le temps
et l'expérience ont laissé de grandes traces. Des enfants et des
tâches quotidiennes ont épuisé en eux les moindres
sensations qui forment les nuances de leurs esprits et ils sont devenus
pragmatiques et pratiques. Ce qui était le premier moment d'euphorie et
de passion (s'il y en avait) est devenu une routine insupportable au point
qu'ils se sentent étrangers en restant seuls l'un avec l'autre :
« J'éprouvais aussi, devant que de parler, à quel point
deux êtres, vivant somme toute de la même vie, et qui s'aiment,
peuvent rester (ou devenir) l'un pour l'autre énigmatiques et
emmurés. »54(*) Ainsi, le Pasteur avoue qu'avec le temps, tout perd
le sens, la forme, la signification, si on répète tous les actes
de la vie sans cesse ; ici, il s'agit de la répétition de
toutes les activités qui font une vie normale, socialement acceptable et
décente. Amélie est devenue pour lui une personne qu'il ne
reconnaît plus autant qu'il la connaît parfaitement bien.
Mais, la distance physique peut faire de l'amour presque la
même chose : faire pâlir les sensations qu'on sentait
auparavant dans la présence de la personne aimée, ainsi que
remplir l'air d'angoisse et de malaise lors de la rencontre prochaine.
Jérôme craignait de ne plus reconnaître Alissa quand il la
verrait la prochaine fois, car pour lui, elle a commencé, peu à
peu, à perdre les couleurs qui étaient celles qu'elle avait dans
son coeur. Leur première rencontre après un long silence est
muet, et leur mains, dans un moment accrochées l'une à l'autre,
se laissent déprendre et tomber tristement. Et plus tard, la lettre
d'Alissa à Jérôme constatait : « Mon ami,
quel triste revoir !... Et maintenant je crois, je sais qu'il en sera
toujours ainsi. Ah ! Je t'en prie, ne nous voyons plus ! Pourquoi
cette gêne, ce sentiment de fausse position, cette paralysie, ce mutisme,
quand nous avons tout à nous dire ? »55(*) Elle savait, elle sentait,
qu'ils resteraient toujours éloignés et leur correspondance
était, pour elle, un grand mirage. Elle avait l'impression que chacun
d'eux n'écrivait qu'à soi-même. La distance est une
épreuve qu'Alissa-même imposait à leur amour, et elle
savait bien ce que cela a provoqué dans l'âme de
Jérôme et comment il en souffrait. Mais, elle ne pouvait vivre son
amour autrement :
Oh ! Je ne t'aime pas moins, mon ami ! Au contraire,
je n'ai jamais si bien senti, à mon trouble même, à ma
gêne dès que tu t'approchais de moi, combien profondément
je t'aimais, mais désespérément, vois-tu, car, il faut
bien me l'avouer, de loin, je t'aimais d'avantage.56(*)
Même s'il souffre trop, Jérôme ne veut pas
renoncer à son amour, au contraire, il devient plus fort à chaque
nouvel obstacle qu'Alissa invente pour empêcher sa réalisation. Il
a du mal à comprendre ses raisons et explications :
Quelle affreuse réalité tu donnes à ce
qui n'est qu'imaginaire et comme tu l'épaissis entre nous !...
Dès que je veux raisonner, ma phrase se glace ; je n'entends plus
que le gémissement de mon coeur. Je t'aime trop pour être habile,
et plus je t'aime, moins je sais te parler.57(*)
Et puis, il ajoute une phrase qui décrit parfaitement
ce que tout cela a fait de leur amour, qui était si pur, si innocent et
sincère : « La chute dans la réalité
ensuite nous a si durement meurtris. »58(*) Leur amour n'est pas meurtri.
Ce sont leurs esprits et leur volonté qui sont morts, surtout la
volonté de Jérôme. Il déplore la
dépoétisation de visage d'Alissa, et le fait qu'il ne peut plus
la reconnaître, mais il ne l'accuse pas. Parfois, il doute s'il n'a pas
inventé sa misère, car Alissa se montre habile à feindre
de ne pas la comprendre. Et un autre sentiment propre à l'être
humain apparaît en lui - le désir de se venger :
« J'aurais voulu la décevoir, comme elle aussi m'avait
déçu. »59(*)
Dans le Journal d'Alissa on trouve une confession par laquelle
elle a essayé d'expliquer sa vision de l'amour :
Parfois, j'hésite si ce que j'éprouve pour lui
c'est bien ce que l'on appelle de l'amour - tant la peinture que d'ordinaire on
fait de l'amour diffère de celle que je pourrais en faire. Je voudrais
que rien n'en fût dit et l'aimer sans savoir que je l'aime. Surtout je
voudrais l'aimer sans qu'il le sût. »60(*)
Dans ce passage de son journal, on peut reconnaître de
nouveau le trait de l'amour platonique. L'amour d'Alissa le devient de plus en
plus avec chaque nouvelle épreuve et chaque nouvel obstacle qu'elle pose
à elle-même. Elle avoue finalement son besoin de vaincre et tuer
en soi les sentiments humains qui peuvent la détourner du chemin vers
Dieu :
...la légère difficulté dans la poursuite
du sens et de l'émotion, l'inconsciente fierté peut-être de
la vaincre et de la vaincre toujours mieux, ajoute au plaisir de l'esprit je ne
sais quel contentement de l'âme, dont il me semble que je ne puis me
passer.61(*)
A travers de nombreux exemples, on a vu combien Alissa,
Jérôme, le Pasteur, Amélie et Gertrude souffrent pour
réconcilier la raison, le coeur et les lois. Dans la Symphonie
pastorale c'est le Pasteur qui détermine les règles selon
lesquelles l'âme de Gertrude va être éduquée, il
dessine dans ses yeux le monde sans lois humaines, le monde qui fonctionne
selon les lois de l'amour, amour de Dieu. Mais, lui seul ne réussit pas
à fuir à tout ce qui est faux et immoral. Nous verrons plus tard
ce qui va advenir de ce monde qu'il a essayé de créer pour elle.
Dans la Porte étroite, c'est Alissa qui détermine la
voie de l'amour entre elle et Jérôme, et elle le fait en posant
toujours des entraves, des empêchements entre eux, en essayant de tester
sa persistance et sa vaillance. Mais, elle réussit seulement à
blesser celui qu'elle aime en le poussant jusqu'aux frontières de sa
persévérance. Est-ce que le Pasteur et Alissa, voulant
créer un nouveau monde qui à leurs yeux serait un monde parfait,
sans influence des hommes, réussissent seulement à commettre des
crimes impardonnables envers les personnes qui n'éprouvent pour eux
que l'amour, et, ce qui est peut-être encore moins pardonnable, envers
eux-mêmes ?
1.3.La notion de
péché
Ce qui pose le problème pour les personnages de ces
deux récits c'est de vaincre la mauvaise conscience qui est le
résultat de leurs actes, parfois incompréhensibles pour les
autres mais aussi pour eux-mêmes. Le Pasteur par exemple, essaye de
présenter aux yeux des autres, mais d'abord à ses propres yeux,
son amour pour Gertrude comme pur et saint, en construisant dans les yeux de
Gertrude, pas ceux de la chair mais de l'esprit, une image de monde
libéré de tout ce qui est impur : « Je sais et je
suis persuadé par le Seigneur Jésus que rien n'est impur en soi
et qu'une chose n'est impure que pour celui qui la croit
impure. »62(*)
Ainsi, il tâche de lui faire croire qu'il n'y a rien d'impur dans leur
amour et c'est une sorte de purification de son propre crime.
Le Pasteur, qui connaît très bien la nature de sa
femme, essaie de ne pas trop troubler sa vie et cherche la manière de
soulager cette nouvelle obligation qu'il lui a imposée autant qu'il l'a
imposée à lui-même. Il commence à se soucier de
l'image qu'il va avoir dans les yeux des autres plus que de l'image qu'il va
avoir aux yeux du Dieu. On le voit dans le moment où il laisse Gertrude
seule dans la chapelle où elle jouait de l'orgue : « Et
je la quittais d'autant plus volontiers que la chapelle ne me paraissait
guère un lieu décent pour m'y enfermer seul avec elle, autant par
respect pour le saint lieu, que par crainte des
racontars... »63(*) Le Pasteur abrite toujours sa conduite par les
préceptes du Livre saint et ne cherche pas la récompense pour ce
qu'il fait pour autrui. Mais, au moment où il sent que Gertrude pouvait
lui échapper, être enlevée par l'amour d'un autre, il se
sent chargé de la protéger. Ainsi se réveille
dans son âme le trait antiévangélique qui va le
conduire à empêcher le bonheur d'autrui. En voyant dans
l'église Gertrude et Jacques jouer de l'orgue, un homme qui n'a jamais
existé en lui est né : « Il n'est point dans mon
naturel d'épier, mais tout ce qui touche à Gertrude me tient
à coeur. »64(*) Sa conduite va impliquer un acte de pur
égoïsme - il va faire en sorte que Gertrude repousse l'amour de
Jacques et que Jacques pense que ses sentiments et ambitions ne sont que l'abus
d'une infirme. Il ne veut pas que quelqu'un introduise des ennuis et des soucis
dans l'âme de sa protégée qu'il éduque selon un
modèle idéal, pur, à l'abri du péché et du
mal du monde. Il aime Gertrude, il la possède et contrôle sa vie
au point qu'il ne veut plus voir son fils s'il bouleverse ses intentions :
« Plutôt de te voir porter le trouble dans l'âme pure de
Gertrude...ah ! Je préférerais ne plus te
revoir. »65(*)
LePasteur explique ses actes comme des actes de raisonnement. Il cherche des
raisons qui seront le plus acceptables pour les hommes, surtout pour Jacques et
Amélie, et les trouve dans ce qui est le plus évident,
l'infirmité de sa protégée : « La
conscience bien plutôt que la raison dictait ici ma
conduite. »66(*)
Il donne des raisons qui lui sont venues à l'esprit les
premières :
Gertrude est trop jeune...Songe qu'elle n'a pas encore
communié. Tu sais que ce n'est pas une enfant comme les autres,
hélas ! et que son développement a été
beaucoup retardé. Elle ne serait sans doute que trop sensible, confiante
comme elle est, aux premières paroles d'amour qu'elle
entendrait.67(*)
Et ainsi le crime du Pasteur a été commis et ce
crime consiste en l'empêchement d'un amour entre deux jeunes personnes,
manipulées par ses mots qui introduisent le sentiment de la
culpabilité et du péché. Plus tard, il commence à
se rendre compte que sa relation avec la jeune aveugle fait mal à sa
femme et que le Dieu auquel il croit n'approuve pas le bonheur qui est
fondé sur le mal d'autrui. Il écrit : « Non, je
n'accepte pas de pécher aimant Gertrude. »68(*) Il ne veut pas abandonner le
Christ, mais à la fois, il ne peut pas renoncer son amour.
Même si l'âme de Gertrude ne connait que ce dont
le Pasteur lui parle, elle sent qu'il y a quelque chose qu'il lui cache.
Après avoir récupéré sa vue, elle a compris que le
monde n'était pas tel que le Pasteur voulait pour elle. Elle ne peut pas
s'empêcher de voir la tristesse sur les visages des hommes :
Quand vous m'avez donné la vue, mes yeux se sont
ouverts sur un monde plus beau que je n'avais rêvé qu'il pût
être... Je n'imaginais pas le jour si clair, l'air si brillant, le ciel
si vaste. Mais non plus je n'imaginais pas si soucieux le front des
hommes.69(*)
Et la première chose qu'elle comprend quand elle entre
chez le Pasteur est leur péché, leur faute. Le
péché lui est révélé grâce aux
passages de la Bible que le Pasteur a toujours refusé de lui lire, les
passages de Saint Paul. Elle comprend son propre crime : « Mon
crime est de ne pas l'avoir senti plus tôt, ou du moins, car je le savais
déjà - de vous laisser m'aimer quand
même. »70(*) Gertrude était aveugle auparavant, pas
seulement pour des impressions visuelles du monde qui l'entourait, mais aussi
pour ces propres actes et pour leurs effets sur les autres. Et maintenant, ce
qui la rend triste, c'est de savoir et comprendre qu'elle occupe la place qui
appartient à une autre dans le coeur du Pasteur. Mais, il y a une autre
chose, une autre faute qu'elle ne connaissait point et qu'elle ne pouvait
connaître qu'au moment où elle a pu voir. En aimant le Pasteur,
elle a construit dans sa tête un visage qu'elle allait découvrir
appartenir à un autre homme - Jacques, fils du Pasteur. Cette
découverte a été pénible pour Alissa, car elle a
compris à la fois qu'elle s'est trompée et que c'était le
Pasteur qui l'a conduite à repousser l'amour de Jacques comme un amour
indigne et éphémère : « Il avait exactement
votre visage ; je veux dire celui qui j'imaginais que vous aviez...
Pourquoi m'avez-vous fait le repousser ? J'aurais pu
l'épouser... »71(*) En comprenant la faute impardonnable du Pasteur et
d'elle-même, Gertrude n'a plus envie de vivre, car elle ne peut pas
supporter la vie dans un univers plein d'égoïsme et du mal que les
hommes font les uns aux autres. Elle ne se sent faire partie de ce monde et
elle ne veut pas le devenir.
Gertrude n'a connu le péché qu'à la fin,
quand le crime a déjà été commis, mais
Jérôme l'a connu tôt, à son enfance et cela a
influencé toute sa vie. Mme Bucolin, mère d'Alissa, est un
personnage qui représente tout ce qui s'oppose à un comportement
décent et moral. Le fait qu'elle était vêtue en blanc
après la mort du père de Jérôme, et son esprit
rêveur et libre, faisaient de Mme Bucolin une personne qui ne pouvait
être aimée et était toujours condamnée par ses
proches, qui menaient leurs vies conformément aux coutumes sociales et
religieuses. Jérôme avait toujours des sentiments indéfinis
pour elle, et sa présence l'incommodait. Un épisode particulier a
déterminé sa vie entière. C'était le moment
où il a vu un autre homme, inconnu, dans la chambre de Mme
Bucolin : « Cet instant décida ma vie ; je ne puis
encore aujourd'hui le remémorer sans angoisse. »72(*) Le péché de Mme
Bucolin était d'autant plus grand dans ses yeux qu'il était la
raison de la détresse d'Alissa. Comme on l'a déjà vu dans
La symphonie pastorale, ici on peut aussi trouver le bonheur
fondé sur le malheur et la tristesse d'autrui. Jérôme s'est
senti obligé de protéger Alissa de tout ce qui pouvait la
blesser, comme le Pasteur qui tâchait de faire la même chose pour
Gertrude :
Ivre d'amour, de pitié, d'un indistinct mélange
d'enthousiasme, d'abnégation, de vertu, j'en appelais à Dieu de
toutes mes forces et m'offrais, ne concevant plus d'autre but à ma vie
que d'abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la
vie.73(*)
Ainsi, la vie de Jérôme est marquée par un
péché dont il a été le témoin autrefois,
tandis que la vie de Gertrude s'est achevée avec la prise de conscience
de l'existence du péché. Mais, l'idée du
péché est abordée dans La porte étroite
d'une manière différente que celle dans La symphonie
pastorale.
L'image de la chambre de sa tante poursuit Jérôme
dans chaque situation dans laquelle il sent sa pensée partagée
entre Dieu et la réalité : « L'esprit perdu, et
comme en rêve, je revoyais la chambre de ma tante... et l'idée
même du rire, de la joie, se faisait blessante, outrageuse, devenait
comme l'odieuse exagération du
péché ! »74(*) Alors, tout part de l'infidélité de la
mère d'Alissa, présentée désormais comme la
coupable idéale.75(*)Tout ce qui trouble son âme, tout petit
acte humain, qui incommodait Jérôme, même le rire, fait
surgir ce souvenir de son enfance, comme un symbole personnel du
pécheur, de l'erreur et du défaut. De cette
infidélité résulte l'horreur d'Alissa pour une
sensualité dont elle a hérité mais qu'elle refoule, et
l'exaltation mystique de Jérôme. Alissa note dans son journal un
épisode qui nous révèle la nuance charnelle de ses
sentiments pour Jérôme, mais qu'elle refuse en songeant à
la faute de sa mère :
Jérôme lisait par-dessus mon épaule,
debout, appuyé contre mon fauteuil, penché sur moi. Je ne pouvais
le voir mais sentais son haleine et comme la chaleur et le frémissement
de son corps. Je feignais de continuer ma lecture, mais je ne comprenais
plus ; je ne distinguais même plus les lignes ; un trouble si
étrange s'était emparé de moi que j'ai dû me lever
de ma chaise, en hâte, tandis que je le pouvais encore. J'ai pu quitter
quelques instants la pièce sans qu'heureusement il se soit rendu compte
de rien... Mais quand, un peu plus tard, seule dans le salon, je m'étais
étendue sur ce canapé où papa trouvait que je ressemblais
à ma mère, précisément alors c'est à elle
que je pensais.76(*)
Le souvenir de l'événement troublant où
Mme Bucolin jouait le rôle principal, obsédait Alissa et remontait
en elle comme un remords. Elle voulait supprimer les traits de sa mère
qu'elle possédait et rompre tout lien qui existait entre elles. Ainsi,
en faisant d'elle-même la porte étroite, en se faisant
petite et inaccessible, Alissa demeure l'antipode de sa mère, une
« mauvaise femme », qui est scandaleusement accessible,
comme la porte largement ouverte.77(*)
Pour Alissa, ce qui est faux, c'était de se laisser
à la tristesse. En écrivant son Journal, elle ne veut pas y
transmettre le miroir de son âme : « La tristesse est un
état de péché, que je ne connaissais plus, que je
haïs, dont je veux décompliquer mon âme. »78(*) C'est là un autre
passage qui évoque sa lutte personnelle contre tout ce qui est humain et
qui trouble son esprit. A part le fait de vaincre son amour pour
Jérôme, elle veut aussi tuer le sentiment de frustration et de
chagrin qu'elle ressent pour ne pas permettre à son âme de
réaliser le bonheur sur la terre, le bonheur qui la détournerait
d'un autre but, sacré. Pourtant, elle avoue le besoin de la
présence de cet amour, car il donne le sens à ce qu'elle fait, ou
qu'elle veut faire : « Mon Dieu, vous savez bien que j'ai besoin
de lui pour vous aimer... Mon Dieu, donnez-le moi afin que je Vous donne mon
coeur. »79(*) Et
c'est une autre sorte d'égoïsme, qui tente de réconcilier en
elle ces deux nécessités : être aimée par un
homme d'une part, et être ce qu'on considère une vraie et bonne
chrétienne. Elle avoue le caractère blasphématoire de sa
prière : « Pardonnez-moi cette méprisable
prière, mais je ne puis écarter son nom de mes lèvres, ni
oublier la peine de mon coeur. »80(*) En observant son amour pour un homme comme l'obstacle
sur la route vers Dieu, Alissa demande à Dieu de s'emparer de son coeur
et d'enlever de son âme l'amour qu'elle ressent. Ce qui est
pécheur dans ses yeux, c'est de désirer le bonheur humain,
fondé sur les choses superficielles, fragiles et illusoires avant de se
tourner vers la sainteté. Elle reconnaît que les moments où
elle rêve d'une joie terrestre sont des crimes de son âme. En
même temps, le fait qu'elle empêche le plus fort possible son
propre bonheur, représente un péché sérieux, aux
yeux de Dieu autant qu'aux yeux de Jérôme qui lui demande :
« Pourquoi t'arraches-tu les ailes ? »81(*)
On peut poser la même question aux autres personnages
qui figurent dans ces deux récits. Le Pasteur le fait en créant
une sorte d'illusion pour Gertrude, en sachant très bien que le jour
où elle va découvrir la vraie nature du monde viendra. Il arrache
les ailes de Gertrude et de Jacques en les séparant pour pouvoir
prolonger le plaisir qu'il ressent dans ce rêve absurde, impossible et
irréalisable. Il arrache les ailes d'Amélie, en bouleversant sa
vie avec un devoir dont elle n'était pas digne. Alissa arrache ses
propres ailes et celles de Jérôme en posant entre eux un but
supérieur, inaccessible, et en faisant de leur amour une affaire
humaine, passable, fragile, profane. Tous ces caractères ont du mal
à coordonner les exigences de leur propre nature, des moeurs, des
contraintes familiales et des celles de Dieu. Finalement, ce sont ces
personnages qui deviennent victimes de leurs propres défauts et
erreurs.
Chapitre II
L'amour divin
Pour étudier la thématique de l'amour divin, il
faut trouver le rapport entre ce qu'on considère comme l'amour humain,
charnel, et un amour qui s'oriente vers une autre, dimension supérieure
du monde des sens et des limitations de la raison. Dans le monde
littéraire de Gide, l'amour divin se manifeste à travers
l'interprétation même de la religion, du christianisme. La
religion répond à un besoin spirituel de l'esprit et de
l'âme, pour donner sens à l'irrationalité du monde et doter
l'homme d'une foi, et à ce titre, Gide estime la religion
chrétienne préférable aux autres, d'une profondeur
métaphysique supérieure. Gide considère que le besoin
religieux est naturel à l'homme et qu'il contribue à le
développer et l'élever.82(*)
Pour montrer quelle place occupe la spiritualité dans
la vie des personnages dont on parle il faut souligner la
différenciation qu'ils font entre les caractéristiques physiques,
superficielles, et celles d'une vraie valeur qui se cache derrière ce
qui est visible. D'abord il faut voir quel rôle dans ces deux
récits joue la notion de beauté physique. Elle reste
derrière les valeurs de l'âme de la personne aimée pour les
héros. Elle apparaît parfois comme obstacle pour le raisonnement,
mais jamais comme la caractéristique la plus honorée de l'objet
de l'amour. Jérôme par exemple ne se rend pas compte de la
beauté d'Alissa tout de suite. C'est quelque chose d'autre, de plus
profond et de plus admirable qui lui attire vers elle :
« Qu'Alissa Bucolin fût jolie, c'est ce dont je ne savais
m'apercevoir encore, j'étais requis et retenu près d'elle par un
charme autre que celui de la simple beauté. »83(*) Pourtant, même s'il ne
donne pas beaucoup de valeur au côté physique de l'être
aimé, il décrit attentivement la ligne de ses sourcils,
écartés de l'oeil en grand cercle :
Je n'ai vu les pareils nulle part... si pourtant dans une
statuette florentine de l'époque de Dante ; et je me figure
volontiers que Béatrix enfant avait des sourcils très largement
arqués comme ceux-là.84(*)
La beauté d'Alissa reste pour Jérôme
quelque chose de divin, et n'a jamais réveillé en lui le
désir physique à la posséder. Tout au long du récit
cette beauté n'est pas très souvent évoquée, comme
c'est le cas avec les autres vertus qu'Alissa possède.
En ce qui concerne la notion de beauté dans La
symphonie pastorale, elle est un peu plus souvent présente dans les
descriptions de Gertrude. Mais sa beauté n'est pas non plus la raison
principale pour la naissance des sentiments amoureux du Pasteur et de Jacques.
Quand elle demande si elle était jolie, le Pasteur lui
répond : « Un pasteur n'a pas à s'inquiéter
de la beauté des visages (...) Parce que la beauté des âmes
lui suffit. »85(*) Même si le Pasteur est parfaitement conscient
de la grande beauté de sa pupille, c'est la pureté de son
âme et l'appel de Dieu qui ont éveillé en lui le sentiment
de l'amour pour elle. Alors, la beauté des visages, même si
présente et indéniable dans ces deux histoires, n'est jamais au
même niveau avec les qualités spirituelles et morales des
personnages évoqués.
Chez Gide, la religion et les désirs charnels ont
conjugué leurs influences contradictoires pendant toute sa vie. Il
s'opposait en effet à une religion qui exige la soumission des hommes en
exigeant d'eux la négation de l'individualisme ; il
méprisait le christianisme conventionnel où il ne voyait qu'un
égoïsme et des restrictions et limites. Dans certains moments de sa
vie, il se tourne vers une nouvelle religion, celle de la nature et de la terre
qu'il exalte dans Les Nourritures terrestres86(*)et décide
d'écouter l'appel des désirs naturels. Mais, il n'a pas
tourné le dos à la religion, il a retenu d'elle ce qui peut lui
servir à fortifier son individualité. Il écrit dans son
Journal en 1916:
C'est par l'homme que Dieu s'informe, voilà ce que je
sens et crois, et ce que je comprends dans la parole « Créons
l'homme à Notre image »... Voilà la porte par où
j'entre dans le lieu saint, voilà la suite de pensées qui me
ramène à Dieu, à l'Evangile etc.87(*)
Nous verrons comment le Pasteur, Alissa et Jérôme
incarnent ou nient cette thèse, à travers leurs actes dans les
relations amoureuses.
Gide a toujours oscillé entre deux positions en ce qui
concerne la religion : le besoin d'une religion personnelle pour
élever son âme et donner un sens profond à sa vie -
d'où son amour pour le Christ, réaffirmé mille fois, et sa
condamnation de la religion chrétienne comme institution humaine
aliénante, qui, dans la lignée de saint Paul, multiplie les
prescriptions et les règles qui asservissent et oppriment. Nous verrons
comment le Pasteur perçoit les paroles de saint Paul, et comment le
rapport de la doctrine du Christ et les mots de saint Paul vont être
l'objet d'une discussion sérieuse entre lui et son fils Jacques. Le
Pasteur comprend qu'il confondait le plan divin et le plan humain, et afin de
concilier passion et religion, il va pratiquer à dessein une
interprétation toute personnelle des Ecritures, contraire à celle
de Jacques, fondée sur la soumission.88(*) Pour Gide, ce qui importe, c'est une
spiritualité personnelle, intime, nourrie par sa lecture de la Bible.
Les paroles du Christ selon lui, sont très émancipatrices. A
cause de cela, il les met souvent dans la bouche de ses personnages.
La question de la religion dans la vie de Gide a
été très importante. Elle l'est aussi quand on analyse son
oeuvre, surtout ses personnages et leurs croyances. Le sentiment religieux
crée en eux l'image d'un amour qui a pour son aboutissement la
réalisation en Dieu. On a déjà vu comment cette vision de
l'amour ne pouvait pas échapper aux limitations et à la
banalisation que lui donnent les exigences purement humaines issues du besoin,
de l'égoïsme, de la possession, de l'obsession et du peur. Nous
consacrerons la partie qui suit à l'idéal d'amour que les
personnages se font à partir de leurs croyances et de leurs
espérances, et nous verrons comment cet idéal restera pour eux un
but irréalisable et inaccessible.
Amour sacré et amour profane, Titien, 1514. Les
spécialistes de Titien considèrent souvent que la figure nue
représente l'amour céleste, et celle qui est habillée
l'amour terrestre. On trouvera dans le célèbre recueil
d'emblèmes de Cesare Ripa, à la fin de la Renaissance, deux
personnages féminins, deux allégories qui auraient la plus grande
ressemblance avec les deux femmes représentées dans le tableau de
Titien, en particulier pour ce qui relève des attributs : la flamme,
symbole de l'amour de Dieu, dans la main droite de la jeune femme nue, et le
somptueux costume profane de la seconde. Ces deux figures ont des valeurs
morales différentes et désignent le Bonheur éternel
(Felicita eterna) et le Bonheur fugitif (Felicita breve).
2.1.La reconnaissance
Pour les personnages de La symphonie pastorale et de
La porte étroite, l'amour est la raison d'être. Tout ce
qu'ils font est destiné aux personnes aimées, à les rendre
heureuses et à diminuer leurs troubles. Une des premières
particularités du caractère d'un amour profond et sincère
se manifeste par la générosité, et on le sent fortement
dans les paroles de Jérôme : « J'aurais
donné ma vie pour diminuer son angoisse.»89(*)Il parle de l'angoisse
qu'Alissa sentait à cause de sa soeur, dont elle connaissait l'amour
qu'elle éprouvait pour Jérôme. Alissa voulait sacrifier son
propre bonheur pour laisser la place à sa soeur, mais Juliette ne
voulait pas accepter ce sacrifice. Dès le début, dès la
première fois que Jérôme a senti la détresse de sa
bien-aimée, son âme s'est orientée vers un but sublime, qui
consistait à dévouer tout son être à un amour
élevé, divin. C'est son âme qui dirige sa vie :
« Je ne trouvais d'autre raison à ma vie que mon amour, me
raccrochais à lui, n'attendais rien, et ne voulais plus rien attendre
qui ne me vînt de mon âme. »90(*) Ce qui donne le vrai sens
à sa vie c'est Dieu et le fait qu'Alissa cherche aussi en Dieu la
consolation pour sa peine, fortifie son sentiment de reconnaissance pour que
Dieu mette sur son chemin ce devoir grandiose, de l'aimer :
C'est vers Dieu que je tournai mes regards, vers Celui
« de qui découle toute consolation réelle, toute
grâce et tout don parfait ». C'est à lui que j'offris ma
peine.Jepensais qu'Alissa se réfugiait aussi vers Lui, et de penser
qu'elle priait encourageait, exaltait ma prière.91(*)
Tandis que Jérôme éprouve une
reconnaissance envers Dieu pour lui avoir donné l'occasion d'aimer, le
Pasteur cherche la permission de Dieu pour pouvoir aider et sauver une
âme abandonnée qu'il a placée sur son chemin :
Hôtesse de ce corps opaque, une âme attend sans
doute, emmurée, que vienne la toucher enfin quelque rayon de votre
grâce, Seigneur ! Permettez-vous que mon amour, peut-être,
écarte d'elle l'affreuse nuit ?92(*)
Et il va le faire, mais d'une manière qui va conduire
Gertrude vers la connaissance douloureuse que le monde n'est pas construit
seulement de vertus.
La reconnaissance de ces personnages est toujours
éprouvée pour Dieu, même si le bien dont ils sont
reconnaissants vient des hommes, des personnes qui leur sont proches. Le
sentiment chrétien de la reconnaissance pour tout ce qu'on a, même
si c'est peu, est présent chez nos héros, mais se confond
très souvent avec le besoin et l'espoir. Jérôme
écrit dans une lettre à Alissa : « L'admiration,
chez les âmes bien nées93(*), se confond avec la reconnaissance.
»94(*) Pour lui et
pour Alissa, les âmes bien nées sont des âmes qui
s'inclinent vers la vertu divine, et c'est exactement l'objectif qu'ils se sont
imposé. C'est surtout Alissa qui ressent la reconnaissance pour la
beauté des choses qui l'entourent et qui lui permettent de sentir toute
la splendeur des moments de grâce qu'elle partage avec celui qu'elle
aime :
Te souviens-tu, du temps que nous étions enfants,
dès que nous voyions ou entendions quelque chose de très beau,
nous pensions : Merci, mon Dieu, de l'avoir créé... Cette
nuit, de toute mon âme je pensais : merci, mon Dieu, d'avoir fait
cette nuit si belle. Et tout à coup je t'ai souhaité là,
senti là, près de moi, avec une violence telle que tu l'auras
peut-être senti.95(*)
Alissa est reconnaissante à Dieu pour lui avoir permis
d'avoir près d'elle une personne très proche de l'idéal
divin. Ce qui unit elle et Jérôme c'est la même ambition,
pure et vraiment essentielle - d'atteindre la vraie vertu et le bonheur
céleste. On a vu comment Alissa testait son amour, mais il y a aussi des
moments où elle se sent rassurée car Dieu accorde à
Jérôme des qualités qui le rapprochent de la gloire vraie
et éternelle, et elle en ressent une profonde gratitude :
« Merci, mon Dieu, d'avoir élu Jérôme pour cette
gloire célestielle auprès de laquelle l'autre n'est
rien. »96(*)
Le Pasteur de La Symphonie pastorale est lui aussi
reconnaissant pour le moment où le visage de Gertrude émet les
rayons de l'amour. Il est reconnaissant parce que la grâce divine a
finalement touché l'âme de cette jeune fille malheureuse qui ne
connaissait point les émotions nobles qui se trouvaient hors du monde
obscur dans lequel elle vivait jusqu'à ce moment. Il en est
sincèrement reconnaissant car c'était exactement son
objectif : rendre Gertrude sensible à l'amour, à cette
bienveillance magnifique et parfaite qui remplit l'âme d'une vraie
jouissance et d'une richesse insaisissable. Cette bienveillance est, bien
sûr, offerte par le Seigneur auquel est destinée la
reconnaissance : « Alors, un tel élan de reconnaissance
me souleva, qu'il me sembla que j'offrais à Dieu le baiser que je
déposai sur ce beau front. »97(*)
Tous les actes des personnages de ces deux récits
commencent et finissent par le sentiment de la reconnaissance. Ils sont
reconnaissants pour l'habileté qui leur est donnée de voir et
reconnaître les vraies valeurs et la véritable richesse à
laquelle aspirent leurs âmes. Jérôme est reconnaissant pour
pouvoir aimer Alissa et l'abriter de la détresse. Alissa est
reconnaissante pour que Jérôme prétende à un but
élevé, idéal. Le Pasteur est reconnaissant du fait que le
Dieu a permis à l'âme de Gertrude de sentir et reconnaitre le vrai
amour. Et elle est reconnaissante pour cette découverte
généreuse qui lui a permis de voir le beau visage du monde qui
l'entoure. La reconnaissance est un principe porteur de l'esprit et elle
l'ouvre à un univers riche et bienheureux. Elle va ouvrir l'esprit de
ces personnages vers un bonheur supérieur, généreux et
grandiose mais aussi lointain et inaccessible - la sainteté.
2.2. Un autre bonheur
Dans La porte étroite et La symphonie
pastorale on rencontre une vision de bonheur qui diffère de celle
d'un monde matérialiste et opportuniste, une vision personnelle et
à la fois universelle, une vision divine et sacré, d'un bonheur
qui se trouve hors du monde sensoriel et illusoire. Alissa croit que
« nous sommes nés pour un autre bonheur » et ce qui
la tourmente c'est ce que les hommes meurent et ne sont pas heureux. Le Pasteur
croit que le bonheur de Gertrude se trouve dans son infirmité, dans son
impossibilité de témoigner de tout ce qui est mauvais et
mensonger dans le monde et il veut préserver ce bonheur en elle, sans
laisser passer une seule trace de peine, de trouble et d'imperfection de la
réalité. Leur voyage se fait dans une seule direction
dirigé vers une perfection absolue que conçoit leur esprit, et
cet absolu est dérivé de l'enseignement chrétien qui exige
la soumission complète à un ordre et des sensations
naturelles.98(*) La
matière chrétienne de l'histoire paraît anachronique
à Gide. Ce qui l'intrigue dans la vie humaine, c'est moins le
mécanisme des aventures où le besoin d'une éthique logique
qui détruit l'homme. Ce qui l'intéresse, c'est l'aventure
elle-même et les voies où elle mène l'homme.99(*) Mais dans la vie de ces
personnages cette éthique semble essentielle. Elle est à la base
de tous leurs choix et de tous leurs actes.
Jérôme sentait dès son enfance que sa
liaison avec Alissa était différente de celle qui liait deux
humains ordinaires qui ressentent l'un pour l'autre la sympathie et
l'affection. On a déjà vu comment s'occuper d'Alissa et la
protéger devenait son devoir supérieur et sacré. Le titre
de ce récit réfère à la parabole de l'Evangile
selon Luc100(*), mais
aussi à la porte de la chambre d'Alissa. Pour Jérôme, cette
porte est le symbole de son bonheur désiré mais lointain et
chimérique. Cette porte est étroite pour lui, il est difficile
d'y entrer. Elle obtient pour lui la même signification que lui donne la
parabole biblique : c'est le chemin vers la sainteté et le bonheur
divin :
Et cette porte devenait encore la porte même de la
chambre d'Alissa ; pour entrer je me réduisais, me vidais de tout
ce qui subsistait en moi d'égoïsme (...) et par-delà toute
macération, toute tristesse, j'imaginais, je pressentais une autre joie,
pure mystique, séraphique et dont mon âme déjà
s'assoiffait.101(*)
Le symbole de la porte joue un rôle multiple dans le
roman et permet à Gide de peindre l'idéalisation qui est
indispensable dans l'art. Sa valeur symbolique dans l'histoire, comme on l'a
déjà vu, est multiple et ambiguë : image freudienne,
image morale, image spirituelle, image ironique...102(*) Pour Jérôme,
cette porte exige de lui la purification de tous les défauts, de tous
les vices qui assaillent son âme, car Alissa présente un
idéal saint et parfait. Il évoque l'enseignement et la discipline
puritaine à laquelle ses parents ont soumis les premiers élans de
son coeur, et qui achevait de l'incliner vers la vertu :
Cette rigueur à laquelle m'asservissait, loin de me
rebuter, me flattait. Je quêtais de l'avenir non tant le bonheur que
l'effort infini pour l'atteindre, et déjà confondais bonheur et
vertu. (...) Bientôt mon amour pour Alissa m'enfonça
délibérément dans ce sens. Ce fut une subite illumination
intérieure à la faveur de laquelle je pris conscience de
moi-même.103(*)
Cet enseignement préparait et disposait naturellement
son âme au devoir. Il est évident que pour lui l'amour pour Alissa
présente une délibération des troubles provoquées
par les contraintes et les obligations. L'amour lui a ouvert une nouvelle porte
vers la beauté, vers la joie et vers la conscience de lui-même.
Le thème du sujet de bonheur dans l'amour n'est pas
aussi profondément traité dans La symphonie pastorale.
Le Pasteur ne peut pas reconnaitre tout de suite la nature de ses sentiments
pour Gertrude, il n'y voit rien d'étrange, rien qui s'oppose aux lois de
Dieu. L'entrée de Gertrude dans sa vie pour lui est une sorte de
renaissance, un nouveau sens, une nouvelle source de joie. Mais il n'en jamais
parle ouvertement à Gertrude, il le montre avec les petits gestes de
l'amour et de l'amitié : « Je portai sa main à mes
lèvres, comme pour lui faire sentir sans le lui avouer que partie de mon
bonheur venait d'elle... »104(*) Le bonheur du Pasteur provient de sa nature humaine,
même s'il lui donne une valeur spirituelle et sacrée. A ce point
de la recherche morale gidienne du bonheur, l'accord enfin trouvé avec
la nature individuelle entraîne un puissant mouvement de joie.105(*) Selon Moutote, La
symphonie pastorale propose la méditation d'un rêve, celui
d'une existence avant la faute, dans la plénitude du coeur, dans l'oubli
de la conscience et de la loi des hommes et de Dieu : « Pasteur d'une
loi nouvelle, un homme tente l'aventure d'une vie où les sens ne
seraient donnés que pour savourer le bonheur, contempler les êtres
et les choses, s'élancer vers la joie dans la
légèreté sans faute de l'instant. »106(*)
Le point de contestation entre le Pasteur et son fils est la
question du bonheur des âmes. Jacques est, selon son père, une de
ces âmes qui se sentent moins perdues auprès des autorités
et qui ne tolèrent pas trop la liberté chez autrui. Il croit que
le bonheur se trouve dans la soumission à Dieu, et le Pasteur croit que
le bonheur se trouve dans le chemin vers lui :
-Mais, mon père, moi aussi je souhaite le bonheur des
âmes. - Non, mon ami ; tu souhaites leur soumission. - C'est dans
la soumission qu'est le bonheur. - (...) Je sais bien que l'on compromet le
bonheur en cherchant à l'obtenir par ce qui doit au contraire
n'être que l'effet du bonheur - et que s'il est vrai de penser que
l'âme aimante se réjouit de sa soumission volontaire, rien
n'écarte plus du bonheur qu'une soumission sans amour.107(*)
Le Pasteur affirme de nouveau qu'il faut poursuivre la voie de
sa propre nature, et que le bonheur ne se trouve que dans la tendance à
l'obtenir. On retrouve cette pensée dans les mots de
Jérôme, au moment où il revoit Alissa après
longtemps : « Voici l'instant, pensai-je, l'instant le plus
délicieux, peut-être, quand il précéderait le
bonheur même, et que le bonheur même ne vaudra
pas. »108(*)
Pour lui, le bonheur se trouve dans l'attente, dans l'espoir. Il faut cultiver
en nous cette aspiration et l'ambition pour ce qu'on veut obtenir. Mais une
fois que l'on l'obtient, il n'est plus de désir et de penchant dans
notre âme, et elle devient vide et sèche. Ce qui donne le sens
à la vie c'est l'objectif vers lequel on est dirigé. Même
si l'on ne l'atteint jamais, c'est la prétention de l'atteindre qui nous
motive, inspire et réjouit.
Alissa sent que le bonheur n'est pas réservé
à ceux qui cultivent la spiritualité de l'âme. Elle pense
que le bonheur terrestre, profane n'est pas celui qu'il faut souhaiter. C'est
un autre objectif vers lequel l'âme pure doit pencher :
« Je me sens plus heureuse auprès de toi que je n'aurais cru
qu'on pût être...mais crois-moi : nous ne sommes pas
nés pour le bonheur. - (Jérôme) Que peut
préférer l'âme au bonheur ? - La
sainteté... »109(*) Dans son journal, elle ajoute encore :
Et je me demande à présent si c'est bien
le bonheur que je souhaite ou plutôt l'acheminement vers le bonheur. O
Seigneur ! Gardez-moi d'un bonheur que je pourrais trop vite
atteindre ! Enseignez-moi à différer, à reculer
jusqu'à Vous mon bonheur.110(*)
Le bonheur terrestre ne nous permet pas de sentir le bonheur
absolu, d'appréhender le sens de la vie au-delà des
faux-semblants courants. Alissa prétend à une perfection absolue,
et à cause de cela elle rejette la réalisation de son amour pour
Jérôme ici, sur la terre :
S'il ne suffit pas, ce ne serait pas le bonheur - m'avais-tu
dit, t'en souviens-tu ? (...) Jérôme, il ne doit pas nous
suffire. Ce contentement plein de délices, je ne puis le tenir pour
véritable. Nous sommes nés pour un autre bonheur.111(*)
Ce qui différencie les croyances de Jérôme
de celles d'Alissa, est la foi dans le pouvoir d'atteindre la vertu ensemble,
par amour. Pour lui la vertu est l'amour :
Contre le piège de la vertu, je restais sans
défense. Tout héroïsme, en m'éblouissant, m'attirait
- car je ne le séparais pas de l'amour...Dieu sait que je ne
m'efforçais vers plus de vertu, que pour elle. (...) Il me paraît
souvent, que mon amour est ce que je garde en moi de meilleur ; que toutes
mes vertus s'y suspendent ; qu'il m'élève au-dessus de moi,
et que sans toi je retomberais à cette médiocre hauteur d'un
naturel très ordinaire. C'est par l'espoir de te rejoindre que le
sentier le plus ardu m'apparaîtra toujours le meilleur.112(*)
Jérôme considère son amour comme une
illumination, comme quelque chose qui lui permet de voir le vrai visage et la
vraie beauté du monde, ainsi que de mieux se connaître
lui-même. On a vu plusieurs fois que tout ce qu'il faisait était
pour et à cause d'Alissa. Elle croit qu'il faut s'anéantir devant
Dieu :
(Les pauvres âmes) elles s'inclinent devant Dieu comme
des herbes qu'un vent presse, sans malice, sans trouble, sans beauté.
Elles se tiennent pour peu remarquables et savent qu'elles ne doivent quelque
valeur qu'à leur effacement devant Dieu.113(*)
Et Jérôme s'efface devant elle, en lui offrant
tout son coeur, tous ses efforts, mais dans un moment il se sent
épuisé à cause de toutes les épreuves
imposées par Alissa, et il ne voit en elle qu'un personnage
médiocre et ordinaire. Le voile fait de l'idéalisation et de la
perfection qu'il a mis sur son visage, est tombé :
Ah ! Combien cet effort épuisant de vertu
m'apparaissait absurde et chimérique, pour la rejoindre à ces
hauteurs où mon unique effort l'avait placée. Un peu moins
orgueilleux, notre amour eût été facile...mais que
signifiait désormais l'obstination dans amour sans objet ;
c'était être entêté, ce n'était plus
être fidèle. Fidèle à quoi ? - à une
erreur.114(*)
Il a compris que son bonheur dépendait d'une personne
dont les idéaux étaient difficilement réalisables.
Même s'il partageait avec Alissa la vision d'une vertu supérieur,
même si c'est cette ambition commune qui les a unis, même si
l'incident avec Lucile Bucolin de son enfance a tracé dans leurs yeux
une obstination vers le plaisir charnel de l'amour, il souhaitait un autre
bonheur que celui qu'elle lui imposait : il souhaitait être avec
elle, pouvoir la regarder, pouvoir la toucher, c'est-à-dire il voulait
le bonheur humain. C'est exactement cela qu'Alissa ne pouvait pas lui
pardonner : « Aie pitié de nous, mon ami ! Ah !
N'abîme pas notre amour ! »115(*) A la fin, de nouveau, dans
une lettre pour Jérôme, Alissa se justifie. Elle répond
à la question pourquoi elle a toujours repoussé son amour :
Grâce à toi, mon ami, mon rêve était
monté si haut que tout contentement humain l'eût fait
déchoir. J'ai souvent réfléchi à ce qu'eût
été notre vie l'un avec l'autre ; dès qu'il
n'eût plus été parfait, je n'aurais plus pu
supporter...notre amour.116(*)
Et ici on voit une autre fois son désir pour la
perfection qui ne peut pas être réalisée dans la vie
humaine, sur la terre. Cette vie donnerait à leur amour une dimension
profane et frivole qui ne serait que l'obstacle dans le chemin sur lequel elle
marche, ou croit marcher. Mais, le caractère ambigu d'Alissa, mainte
fois confirmé, se manifeste de nouveau. Elle ne peut pas échapper
au doute, à la faiblesse, aux questions. Elle avoue qu'elle tient
toujours à la perfection à cause de Jérôme, mais
qu'elle n'y voit pas toujours la raison et le sens :
Il me semble à présent que je n'ai jamais
« tendu à la perfection » que pour lui. Et que cette
perfection ne puisse être atteinte que sans lui, c'est, ô mon
Dieu ! celui d'entre vos enseignements qui déconcerte le plus mon
âme. Combien heureuse doit être l'âme pour qui vertu se
confondrait avec amour ! Parfois je doute s'il est d'autre vertu que
d'aimer ; d'aimer le plus possible et toujours plus...Mais certains jours,
hélas ! La vertu ne m'apparaît plus que comme une
résistance à l'amour. Eh quoi ! Oserais-je appeler vertu le
plus naturel penchant de mon coeur ! O sophisme attrayant !
Invitation spécieuse ! Mirage insidieux du bonheur !117(*)
Alors, Alissa résiste mal à ses sentiments, elle
y voit, comme Jérôme, la vraie vertu parfois, et elle la confond
avec l'obligation. Ce qui l'empêche d'être heureuse c'est le doute.
Le bonheur détendu, humain, qu'elle voit autour d'elle, présente
pour elle une énigme et constitue un défi.118(*) Elle le ressent comme une
tentation et une chose peu étrangère à
l'âme. Mais en même temps, comme on l'a déjà vu,
elle refuse la médiocrité. Jérôme ne peut pas
remplir l'attente d'Alissa et elle cherche à réaliser seule cet
autre bonheur promis par l'Evangile. Elle transforme l'amour de
Jérôme en obstacle au bonheur - ce qu'il est d'ailleurs - mais, en
le combattant, elle se donne l'illusion qu'il existe. « Hic incipit
amor Dei »119(*), le dieu d'Alissa est un dieu équivoque.
L'amour refoulé d'Alissa la lance héroïquement sur la voie
de la sainteté. Malgré le doute intérieur qui parfois la
déchire, Alissa est la plus touchante des créatures
gidiennes.120(*)
D'un autre côté, on a un personnage tout
à fait différent : Amélie. La plainte et la tristesse
constituent un trait essentiel de sa personnalité. Elles l'identifient
même comme un personnage antiévangélique aux yeux du
Pasteur. Il oppose l'esprit de sa femme qui, selon lui, ne pratique pas
la bonne lecture du texte sacré: « Mais Amélie n'admet
pas qu'il puisse y avoir quoi que ce soit de déraisonnable ou de
sur-raisonnable dans l'enseignement de l'Evangile ».121(*) Le Pasteur voudra soulever
chacun jusqu'à Dieu, surtout « la pauvre
Amélie » qui est peu apte au bonheur tel qu'il le
conçoit. C'est une femme des soucis, des récriminations, et son
mari la caractérise par « les soucis de la vie
matérielle, et j'allais dire la culture des soucis de la vie (car
certainement Amélie les cultive). »122(*) Le Pasteur oppose
Amélie à Gertrude, jeune fille qu'il veut initier à son
propre bonheur ainsi qu'à celui des autres :
Ne suis-je pas plus près du Christ et ne l'y
maintiens-je point elle-même, lorsque je lui enseigne et la laisse croire
que le seul péché est ce qui attente au bonheur d'autrui, ou
compromet notre propre bonheur ?123(*)
Il admire la bonté infinie de Gertrude, et il croit
qu'elle peut, grâce au malheur qui l'a touchée dès sa
naissance, atteindre ce bonheur tant souhaité par tous les personnages
dont on parle. C'est pourquoi il tâche de l'élever vers Dieu, vers
la vertu, sans lui montrer le malheur et l'injustice. On retrouve dans les
paroles du Pasteur l'opposition d'une âme heureuse à celle de sa
femme :
Et de même que l'âme heureuse, par l'irradiation
de l'amour, propage le bonheur autour d'elle, tout se fait à l'entour
d'Amélie sombre et morose. Amiel écrirait que son âme
émet des rayons noirs.124(*)
Le Pasteur, ainsi qu'Alissa, croit qu'on ne peut pas
connaître le vrai bonheur dans les plaisirs superficiels, et que la joie
que l'amour nous fait sentir doit être due à Dieu. On revient
à Alissa et à sa peur que son amour ne l'éloigne du
ciel : « Je le sens bien, je le sens à ma
tristesse, que le sacrifice n'est pas consommé dans mon coeur. Mon Dieu,
donnez-moi de ne devoir qu'à Vous cette joie que lui seul me faisait
connaître »125(*) Elle insiste de nouveau sur la croyance que si on
laisse à l'amour qui vient d'un homme occuper toute l'âme et
l'esprit, on peut s'éloigner du bonheur divin. Au moment où elle
reconnait chez Jérôme le manque de vigueur et le doute, elle lui
conseille : « Oh ! Si tu savais quel prix tu acquerras et
quelle joie tu donnerais aux autres t'avançant dans la vertu, je
m'assure que tu y travaillerais avec plus de soin. »126(*) Alissa, la source des
contradictions du récit La porte étroite, ne cesse pas
d'exiger de son âme les réponses aux questions qu'elle pose
à Dieu. On a constaté que son désir était
d'atteindre la sainteté, et que c'était la raison de son refus de
l'amour humain. Mais en même temps on pouvait voir comment les doutes
déchiraient son esprit, les incertitudes quant à la
lumière céleste dont elle attendait qu'elle illumine son chemin.
Même la vertu est mise en question dans son âme :
« Quel besoin devant lui d'exagérer toujours ma vertu ?
De quel prix peut être une vertu que mon coeur tout entier
renie ? »127(*) Mais tout de suite, en devenant consciente de ses
paroles blasphématoires, elle les regrette : « O trop
humaine joie que mon coeur imprudent souhaitait... »128(*) Ces oppositions que la joie
humaine attirante, séduisante et la perfection comme le but
supérieur et exigeant forment dans son coeur, vont mener Alissa vers une
fin tragique.
2.3. L'amour et la mort
La pensée de la mort est récurrente dans
l'oeuvre d'André Gide, surtout dans son Journal. Elle devenait
même obsédante aux époques où Gide traversait les
crises pénibles, sur le plan personnel comme sur le plan spirituel.
Pourtant, même si cette idée le poursuivait, elle ne l'accablait
jamais. Le sentiment que sa propre mort pourrait être imminente
détermine une réaction d'une manière positive, comme si la
mort à venir donnait seule à la vie tout son prix et toute sa
saveur.
La mort met ses personnages dans une situation assez trouble,
qui les menace continuellement, et contre laquelle tous leurs efforts demeurent
vains. Elle est partout et surgit à n'importe quel moment. En ce qui
concerne le lien entre l'amour divin et la mort, il est évident que
c'est le sujet très important dans ces deux récits, puisque c'est
le thème auquel on revient sans cesse et par lequel l'histoire de La
porte étroite et La symphonie pastorale s'achève.
Ce thème est traité d'une manière différente dans
ces oeuvres, mais ce qui leur est commun est la vision de la mort comme une
unification, un retour au commencement, un retour à soi. Alissa et
Gertrude meurent tragiquement. On peut dire que la première se suicide
par la vision d'une sainteté obligatoire, et la deuxième est
tuée par la vérité insupportable du monde qui était
longtemps cachée d'elle. En cherchant sa place dans le monde sur terre,
et en essayant de rester intactes par l'erreur et le péché, elles
s'orientent vers le Christ dont les paroles leur promettent le bonheur
éternel. Mais le suicide, n'est-il pas le plus grand péché
aux yeux de Dieu ? Nous analyserons les passages de deux récits
où la pensée sur la mort est présente et concerne la
vision de la vie bienheureuse, la vision qui va les conduire à la
détresse et à la fin infortune.
Dans La porte étroite on témoigne d'un
amour éternel, qui dépasse les frontières de
l'humanité, et qui cherche sa réalisation dans une autre
dimension, lointaine et spirituelle, où tout ce qui vit sont les
sentiments, et pas les raisonnements. Cette donnée a été
révélée à Alissa par un rêve, où
Jérôme était mort. Ainsi, ils étaient
séparés, et elle s'était réveillée en
essayant de trouver comment le rejoindre. Elle restait sous l'impression de ce
rêve, car il lui semblait qu'ils étaient séparés
encore, et le restaient longtemps. Toute la vie il faudrait faire un grand
effort pour les rejoindre. Ce rêve est une sorte de prédiction
d'une histoire d'amour de deux êtres séparés pendant la
vie, mais ce qui les sépare en vérité n'est pas la mort de
l'un d'eux, mais une vision trompeuse de l'amour céleste qui unit ceux
qui s'aiment après la mort.
Alissa croyait que ce rêve cachait un message pour elle,
en lui montrant la direction où elle devrait pousser ses sentiments.
Cette idée de la mort unificatrice a déterminé
peut-être tout ce qu'elle entreprenait pour rester loin de celui qu'elle
aimait afin de les préserver tous deux pour le vrai bonheur qui les
attendait. Elle dit à Jérôme : « Tu crois
que la mort peut séparer ? (...) Je pense qu'elle peut rapprocher,
au contraire... Oui, rapprocher ce qui a été séparé
pendant la vie. »129(*) Cette vision de la vie après la vie terrestre
maintient en elle la conviction qu'il faut s'abstenir de tous les plaisirs
humains qui détournent l'âme des vrais trésors que Dieu
sauve pour les hommes, ou pour ceux qui sont prêts d'imposer à la
chair et à l'ambition des restrictions afin de vivre la vraie joie
après.
Dans le journal d'Alissa on lit des parties touchantes sur la
peine que cette contrainte a fait de son âme. Dans sa version de dernier
rencontre avec Jérôme, elle reconnaît que ses deux
« hommes » l'abandonnent - Jérôme incapable de
lire le sentiment derrière son incapacité de s'exprimer, et Dieu
comme celui qui rompt leur couple. L'essai de parler directement à Dieu
reste sans réponse, et elle retourne à la forme écrite
pour se rassurer. Soudainement, elle réalise qu'il n'y a pas de lecteur
- ses dernières paroles sont qu'elle aimerait bien mourir vite, avant de
comprendre encore une fois qu'elle est seule. Pour la première fois,
elle écrit non pas en utilisant la deuxième, mais la
première personne. Il n'y a personne : ni le divin, ni l'amoureux
perdu, même pas le miroir, car il n'y a rien à refléter.
Dans cette pensée, Maja Vukusic Zorica voit la version féminine
de la mort.
On découvre ainsi Alissa humaine, sensible, incertaine
et douteuse. Ce journal était à la disposition de
Jérôme après que Juliette l'avait informé de la mort
d'Alissa. Lors de sa dernière visite, Jérôme a
refusé de prendre la petite croix d'améthyste qu'elle lui
offrait. Elle rêvait que cette croix appartiendrait un jour à la
fille de Jérôme, la fille qu'il aurait avec une autre femme qui le
rendrait heureux, pas avec elle. Avant de quitter ce monde, Alissa demandait
à Juliette de lui mettre au cou cette croix d'améthyste, qui
jouait un rôle étrange dans sa relation avec Jérôme.
La mort d'Alissa n'est pas beaucoup élaborée dans le
récit, et à cause de cela, elle est mystérieuse est
étrange. S'il n'y avait pas de fortes croyances religieuses, on pourrait
même croire qu'Alissa, de désespoir, s'est suicidée :
J'ai bien écrit un testament, mais j'ignore la plupart
des formalités nécessaires, et hier je n'ai pu causer
suffisamment avec le notaire ; craignant qu'il ne soupçonnait la
décision que j'ai prise...130(*)
Ce qui est sûr est qu'elle savait qu'elle mourrait
bientôt. Ses efforts d'atteindre l'idéal de sainteté l'ont
épuisée et lui prenaient le dernier souffle. Dans les
dernières pages de son journal, on trouve : « Mon Dieu,
conduisez-moi sur ce rocher que je ne puis atteindre, je sais bien qu'il a
nom : bonheur. »131(*) La mort prenait la signification du mot bonheur,
car c'est elle qui le promet. Alissa se sent prête à mourir
et à enfin être heureuse :
Dois-je attendre jusqu'à la mort ? C'est ici que
ma foi chancelle. Seigneur ! Je crie à vous de toutes mes forces.
Je suis dans la nuit ; j'attends l'aube. Je crie à Vous
jusqu'à mourir. Venez désaltérer mon coeur. De ce bonheur
j'ai soif aussitôt... Ou dois-je me persuader de l'avoir ? Et comme
l'impatient oiseau qui crie par devant l'aurore, appelant plus
qu'annonçant le jour, dois-je n'attendre pas le pâlissement de la
nuit pour chanter ?132(*)
Elle a lutté toute sa vie contre les imperfections de
son âme, profondément touchée par l'amour indicible pour
Jérôme, contre le doute et la méfiance qui tourmentaient
parfois son esprit. Son désir de monter sur ce rocher près du
ciel a vaincu sa nature humaine à la fin, et elle s'est sentie
finalement libre et heureuse : « Heureux dès à
présent, disait Votre sainte parole, heureux dès à
présent ceux qui meurent dans le Seigneur. »133(*) L'heure qu'elle attendait
est arrivée, et elle est partie. Mais elle a laissé
Jérôme, ainsi que nous, les lecteurs, à se demander si elle
est devenue joyeuse et si elle a enfin connu le bonheur divin.
Dix ans après sa mort, Jérôme a revu
Juliette. Dans leur conversation on apprend qu'il ne s'est jamais marié
et qu'il ne pouvait le faire. Même si la seule femme qu'il aimait dans sa
vie est morte, son amour pour elle ne l'est pas :
(Juliette) : Alors, tu crois qu'on peut garder si
longtemps dans son coeur un amour sans espoir ? - Oui, Juliette. - Et que
la vie peut souffler dessus chaque jour sans l'éteindre ?134(*)
Jérôme prouve qu'aimer quelqu'un signifie lui
donner la vie éternelle. Les amoureux sont souvent affamés de
présence objective, palpable. Mais l'absence, pour cause de maladie, de
séparation ou de mort, est ce qui révèle l'amour
authentique. Jérôme a compris à la fin qu'il était
inutile de vouloir palper, toucher l'être aimé. Alissa morte vivra
avec lui dans le mystère dont l'homme ne se laisserait pas
comme ce sera le cas avec le monde que le mystère aurait
déserté.135(*) Le propos d'éternité caché dans
l'amour n'est pas un leurre. Ainsi, la mort, est-elle une épreuve qui
révèle si l'amant recherchait vraiment l'amante, ou s'il n'est
jamais resté qu'aux frontières du royaume de l'amour. On conclut
que l'amour de Jérôme est véritablement fort et
imperceptible à toutes les épreuves, et la dernière
d'elles, la plus difficile - la mort, le détermine comme
éternel.
L'idée de rapprochement en mort de ceux qui
étaient séparés pendant la vie est aussi présente
dans La symphonie pastorale. Il s'agit de Gertrude et Jacques, qui
étaient séparés par le Pasteur qui gardait jalousement la
jeune fille pour lui-même, en la protégeant de tous ceux qui
pouvaient abuser sa fragilité et sa pureté. Il pensait qu'il
contrôlait tout en justifiant ses actes par la parole divine qui lui est
mise dans la bouche. Mais à la fin, quand Gertrude
récupère la vue, les mensonges du Pasteur sont découverts,
ainsi que la vraie nature de son esprit et de ses intentions. La notion de
péché est révélée à Gertrude, et elle
comprend tout de suite qu'elle péchait depuis longtemps en laissant
l'épouse du Pasteur souffrir. Péripétie intérieure,
la découverte de l'amour aggravait la menace du tragique, puisque la
lucidité engendrait une tromperie délibérée. Cette
lucidité de Gertrude entraîne sa mort volontaire.136(*)
Gertrude décide de se suicider car elle ne peut pas
saisir le nouveau caractère du monde qu'elle considérait
jusqu'alors l'endroit parfait, d'une beauté splendide dont chante tout
l'univers. La mort représente pour elle la libération du
péché, la purification du mal, mais aussi le chemin vers le
bonheur qui lui échappait sur terre. Lors de la dernière
conversation avec elle, le Pasteur découvre que son fils s'est converti
au catholicisme et a décidé d'entrer dans les ordres. Alors,
c'était trop tard pour eux deux d'être heureux pendant la vie.
Après une nuit de délire et d'accablement, Gertrude est morte. Le
Pasteur est enfin conscient que ceux qu'il a séparés afin de
satisfaire les besoins de sa propre âme, lui fuient, là où
il ne pourra jamais plus les atteindre : « Ainsi me quittaient
à la fois ces deux êtres ; il semblait que,
séparés par moi durant la vie, ils eussent projeté de me
fuir et tous deux de s'unir en Dieu. »137(*) Unis en Dieu, ils pourront
jouir leur amour éternellement, et ce sera la récompense pour les
peines qu'ils éprouvaient à cause de leur désunion durant
la vie parmi les hommes.
Pour Alissa, Jérôme, Gertrude, Jacques et le
Pasteur, la mort a la signification de Dieu. Pour eux ce sont des synonymes. La
mort ne désigne pas la fin de la vie, mais le commencement de la vraie
vie où tout ce qui nous n'était pas donné sur terre sera
le nôtre. L'espoir de ces personnages est fondé sur la
vérité chrétienne que, par la foi dans le Christ, l'homme
s'ouvre à la vision perpétuelle de Dieu dans lequel toutes les
choses seront accomplies. La vie qui les attend après la mort, n'est que
la vie pour laquelle l'homme se prépare durant son existence charnelle.
C'est la croyance qui nourrit en eux l'espérance que l'amour qui leur
était interdit d'une certaine manière, sera le leur
éternellement dans le Royaume de Dieu.
Pour conclure cette partie, nous pouvons dire qu'à
partir des paroles de ces personnages le vrai amour n'exige pas d'être
réalisé. Il exige seulement d'être, d'exister. La question
qu'on peut poser est de savoir si la réalisation de l'amour humain
l'anéantit en même temps. Si la joie se trouve dans l'acheminement
vers le bonheur, dans l'espoir et l'attente, est-ce qu'on peut sentir ce
bonheur une fois que le but est atteint ? Est-ce qu'on peut décaler
la réalisation de ses désirs afin de prolonger et
préserver l'état de joie que nous donne l'espoir ? C'est
peut-être cela qu'Alissa a entrepris durant toute sa vie. Selon les mots
du Pasteur, les plus heureux sont ceux qui souffrent selon leur volonté.
Les plus douces douleurs sont ceux qu'on impose à soi-même, mais
aussi les plus fortes et les plus difficiles. Cette sorte de douleurs n'est
destinée qu'aux âmes les plus persistantes et les plus fortes. Ce
sont des âmes qui cherchent à se connaître et à se
réaliser. A se découvrir et se développer. C'est un
paradoxe, une illumination sombre. On peut se demander pourquoi ces personnages
doivent souffrir pour atteindre la lumière ? Gide a remercié
Saint-Exupéry d'éclairer cette vérité paradoxale
« que le bonheur de l'homme n'est pas dans la liberté mais
dans l'acceptation d'un devoir ».138(*) On peut dire que cette citation résume toute
la philosophie de ces personnages gidiens.
Chapitre III
L'amour aveugle
On dit souvent qu'en amour ce n'est pas la raison qui gouverne
et que l'amour empêche de voir les défauts de l'être
aimé. En ce sens, l'amour est aveugle et souvent ne nous permet pas de
voir clairement la réalité. Ce proverbe - l'amour est
aveugle139(*)joue
sur le sens propre et figuré de la cécité. Il peut
sous-entendre que l'important dans l'amour, c'est d'aimer. La thématique
de la cécité est très importante dans l'analyse des
personnages de ces deux récits car elle se manifeste sur plusieurs
niveaux. Elle est essentielle dans La symphonie pastorale,
évidemment dans le cas de jeune Gertrude qui est née aveugle et
dont l'éducation et le développement de l'âme
dépendent de son infirmité. Le Pasteur profite de son don de
Dieu pour créer pour elle un monde idéal, sans se rendre
compte qu'il développera ainsi une double cécité de jeune
fille, en ne pas lui permettant de connaître l'image réelle de ce
qui l'entoure. Le Pasteur est aveugle aussi parce qu'il ne sait pas toujours
reconnaître la nature de ses propres sentiments et il ignore le mal que
sa relation avec Gertrude fait à sa femme. Dans La porte
étroite Jérôme est aveuglé par son amour pour
Alissa. On a déjà vu comment il a soumis tout ce qu'il faisait au
désir de la rendre heureuse et de la sauver de sa détresse. Et
Alissa elle-même est aveuglée par les lois qu'elle impose à
son esprit et qui l'empêchent d'être heureuse. Amélie,
l'épouse du Pasteur est aveuglée par le côté
pratique de la vie, par les lois sociales et religieuses, et à cause de
cela elle n'est pas capable d'atteindre ce qui est, selon le Pasteur, le vrai
bonheur. On peut dire que la cécité est la caractéristique
principale de tous ces personnages, car elle détermine la voie de leur
vie vu qu'elle provient de leurs propres peurs, désirs et rêves.
Outre la cécité dans l'amour, on rencontre une
vraie cécité des yeux de chair chez Gertrude :
Elle ne connaît pas sa musique intérieure et la
vision du péché n'a pas terni dans sa pureté enfantine.
C'est la fille d'instinct, celle qui s'abandonne aux élans de son coeur,
celle qui voit le monde non tel qu'il est aujourd'hui, mais tel qu'il
était au premier jour de la création, dans sa beauté
édénique.140(*)
Nous allons d'abord porter notre attention sur l'analyse de
son infirmité pour éclairer la nature de l'obscurité dans
laquelle elle habite ainsi que les autres personnages.
Dans La symphonie pastorale, à la
première page du journal du Pasteur on lit : « J'ai
projeté d'écrire ici tout ce qui concerne la formation et le
développement de cette âme pieuse, qu'il me semble que je n'ai
fait sortir de la nuit que pour l'adoration et l'amour. »141(*) Avant l'éducation
proprement religieuse de Gertrude, il est évidemment question de
l'effort premier du Pasteur pour faire remonter la jeune fille des
ténèbres jusqu'au seuil humain de l'intelligence.142(*) Une fois lavée,
décemment habillée et même humanisée par le don d'un
prénom, Gertrude demeure doublement emmurée par sa
cécité et son néant intérieur. Elle était
toujours dans la seule compagnie de sa vieille tante sourde qui ne lui a jamais
adressé la parole. Son visage est obtus, absolument inexpressif et il ne
manifeste que des marques d'hostilité. L'événement
décisif pour elle est la visite du Dr Martins, vieil ami du Pasteur, qui
vient lui enseigner les principes d'une pédagogie essentiellement
fondée sur l'exemple de Laura Bridgman (un cas analogue à celui
de Gertrude). Le Pasteur commence à suivre les conseils de son ami et
peu de temps après il va noter une date très importante qui
décidera le commencement du progrès dans l'éducation de la
jeune fille : « Le 5 mars. J'ai noté cette date comme
celle d'une naissance. C'était moins un sourire qu'une transfiguration.
Tout à coup ses traits s'animèrent... »143(*) C'était le moment
où le Pasteur a senti que ses efforts avaient finalement commencé
à donner des résultats et il en sentait une sincère
reconnaissance à Dieu. L'éducation de Gertrude est un
« tâche que lui a confiée le Seigneur ». Mais
des glissements progressifs laissent percer une vérité
différente : l'oscillation entre cette investiture spirituelle et
la réalité d'un investissement personnel.144(*)
L'éducation que le Pasteur veut donner à la
jeune fille est une initiation à l'harmonie profonde d'un univers
fondé sur l'amour. Ainsi, quant à l'enseignement des couleurs, le
Pasteur se sert avec bonheur des correspondances baudelairiennes et de
l'audition colorée selon Rimbaud.145(*) Tous les rapports, pas seulement entre les hommes
mais aussi dans la nature, sont fondés sur les correspondances,
l'équilibre et l'harmonie qui sont à la base du vrai amour. Pour
construire un tel monde dans l'esprit de Gertrude, le Pasteur lui enseigne les
représentations du monde visuel en les liant aux sonorités. Il
l'amène au concert à Neuchâtel, et lui apprend à
distinguer le son de chaque instrument dans l'orchestre en le rapprochant d'une
couleur. L'imaginaire harmonieux d'un monde idéal existe plus fortement
en Gertrude que la réalité. Face à elle-même, elle
ne peut voir un reflet vrai et à la fois rêvé du monde.
Comme l'explique Marc Dambre, son incapacité fatale, développe
toutes les harmonies du dilemme cécité-vue : jour/nuit,
blanc/noir, beauté/mensonge, nature/loi, désir/chasteté,
innocence/péché, vie/mort.
Le plus difficile pour le Pasteur était de
décrire le blanc. Il le fait par un parallèle entre la
lumière et l'obscurité : « Le blanc est la limite
aigüe où tous les tons se confondent, comme le noir en est la
limite sombre. »146(*) Le Pasteur se rend compte que le monde visuel est le
monde des illusions et des apparences trompeuses, et qu'il diffère
beaucoup de monde des sons, et il dit à propos de ce concert à
Neuchâtel où on jouait La symphonie pastorale de
Beethoven : « Ces harmonies ineffables peignaient, non point le
monde tel qu'il était, mais bien tel qu'il aurait pu être, qu'il
pourrait être sans le mal et sans le
péché... »147(*) C'était le moment où le Pasteur a
décidé d'essayer de réaliser ce monde pour Gertrude, ce
monde différent, imaginaire, utopique, et sa cécité et le
vide dans son âme le lui permettaient :
Je veux dire simplement que l'âme de l'homme imagine
plus facilement et plus volontiers la beauté, l'aisance et l'harmonie
que le désordre et le péché qui partout ternissent,
avilissent, tachent et déchirent ce monde et sur quoi nous renseignent
et tout à la fois nous aident à contribuer nos cinq
sens.148(*)
Selon le Pasteur la réalité n'est jamais pure.
Il est toujours recouvert d'une pellicule d'imaginaire ou divisé par les
filets plus mesquins de mépris ou des dissimulations.149(*) Il considère la
cécité de Gertrude comme un don de Dieu qui lui ouvrira les yeux
de l'âme sur la beauté du monde pur et parfait. Il faut fermer les
yeux de chair pour ouvrir les yeux de l'âme, pour atteindre le vrai
bonheur et le vrai amour. En ce sens, Gertrude est dotée d'une
disposition naturelle à ce qui échappe au plus grand nombre des
hommes : un univers qui n'est visible qu'au coeur, univers tissé de
l'amour et de la beauté, libre du besoin et de l'ambition humaine. Il
croit que le plus désolant de nos sens et le plus décevant, le
plus trompeur et même celui qui nous isole le plus et nous confine dans
notre solitude est le sens de la vue. La vue n'établit qu'un faux
contact, l'illusion ou l'espérance, trop souvent déçue,
d'un réel attouchement. C'est le sens le plus superficiel, qui ne
concentre mais dissipe notre attention au monde extérieur.150(*) « Ceux qui ont des
yeux ne connaissent pas leur bonheur».151(*) C'est-à-dire qu'ils sont
empêchés d'avoir conscience de leur bonheur naturel. C'est
exactement cela que le Pasteur veut enseigner à Gertrude :
Je te l'ai dit Gertrude : ceux qui ont des yeux sont ceux
qui ne savent pas regarder. Et du fond de mon coeur j'entendais s'élever
cette prière : « Je te rends grâces, ô Dieu,
de révéler aux humbles ce que tu caches aux
intelligents ! »152(*)
Dans le première partie de La symphonie pastorale
le Pasteur ne sait pas remarquer que son fils Jacques est amoureux de
Gertrude, et Amélie attribue sa cécité au manque de
l'intuition qui est propre aux femmes : « C'est un genre des
choses que les hommes ne savent pas remarquer. »153(*) On a déjà
évoqué dans le chapitre consacré à l'amour humain
ce stéréotype de la supériorité des femmes sur les
hommes. Amélie s'avère capable de causticité, et lance des
avertissements pour dessiller les yeux de son mari. Elle met ainsi à
jour l'inversion ironique fondatrice - cécité des voyants/vision
des aveugles : « Que veux-tu, mon ami, m'a-t-elle répondu
l'autre jour, il ne m'a pas été donné d'être
aveugle. »154(*) Mais ce qu'Amélie regrette plus c'est que le
Pasteur ne connaît pas ses propres sentiments. Avec un ton
énigmatique et sentencieux, elle lui dit tristement :
« Je songeais seulement que tantôt tu souhaitais qu'on
t'avertisse de ce que tu ne remarquais pas. »155(*) Elle a évidemment
compris la nature de ses sentiments pour la jeune fille tandis qu'il ne l'a pas
encore comprise, et à cause de cela elle éprouve de la compassion
pour lui.
L'antithèse entre la sincérité du Pasteur
et l'hypocrisie d'autrui paraît idéale pour convaincre. Le Pasteur
critique les âmes chrétiennes qui n'osent pas « parler
franc ». Quant à lui, il a « trop de souci pour
taire le fâcheux accueil » d'Amélie, ou il est
« naturel trop franc » pour comprendre les critiques
voilées contre sa relation avec Gertrude, ce que le lecteur commence
à bien comprendre. Ainsi, le Pasteur revient à
l'incapacité de son épouse à être joyeuse. La
cécité d'Amélie consiste, selon lui, à cette
attitude :
Je songe à ma pauvre Amélie. Je l'y invite sans
cesse, l'y pousse et voudrais l'y contraindre. Oui, je voudrais soulever chacun
jusqu'à Dieu. Mais elle se dérobe sans cesse, se referme comme
certaines fleurs qui n'épanouit aucun soleil. Tout ce qu'elle voit
l'inquiète et l'afflige.156(*)
Le Pasteur ne critique nullement sa conduite avant cette
conversation avec Amélie. A partir de ce moment, ses yeux avaient en
vérité commencé à se dessiller. Dans l'étude
de Dambre on trouve cette explication :
S'il s'est montré jusque-là pur et naïf de
coeur, c'est donc en s'abstenant délibérément de se percer
à jour, par souci de restituer scrupuleusement la disposition d'esprit
qui avait été la sienne ; puis, dès lors qu'il a
rappelé le jour où l'ambiguïté a affleuré
à la conscience, de façon à peine perceptible encore, il
peut se permettre de mettre en relief, progressivement, le trouble qu'il a
ressenti devant (...) telle réflexion d'Amélie, ajoutant chaque
fois : « C'est ce qui ne devait s'éclairer pour moi qu'un
peu plus tard » (p.66), « Les phrases d'Amélie, qui
me paraissaient alors mystérieuses, s'éclairèrent pour moi
ensuite » (p. 76)157(*)
Ce n'est que vers la fin tragique que le Pasteur commence
à réaliser la vraie nature de sa relation avec Gertrude et son
effet sur Amélie. Même si on comprend dès le début
parfaitement ses sentiments pour la jeune aveugle, il semble que le Pasteur
échappe à la compréhension qu'ils dépassent le
rapport habituel d'un tuteur et de sa pupille. De cette manière, il est
la victime de lui-même, d'une dérive religieuse ou d'un
entraînement passionnel.158(*)
On rencontre la cécité dans La porte
étroite chez Jérôme, qui ne comprend pas que Juliette,
soeur d'Alissa, l'aime. Juliette passe beaucoup de temps avec lui, en
écoutant l'histoire de leur amour et en lui donnant les conseils pour
conquérir son coeur délicat. Il est très clair pour les
lecteurs que Juliette éprouve des sentiments romantiques pour lui, mais
Jérôme est tellement aveugle du fait de son amour pour Alissa
qu'il ne voit en Juliette que quelqu'un à qui il peut dire tout ce qu'il
ne peut pas dire à Alissa. Alissa elle-même a compris les
émotions de sa soeur, et elle décide d'offrir son sacrifice pour
qu'elle soit heureuse. Abel, ami de Jérôme qui est amoureux de
Juliette, lui ouvre les yeux finalement : « Il faut être
aveugle pour ne pas voir qu'elle t'aime. »159(*) Le sentiment de l'amour de
Jérôme l'enrichit mais à la fois il lui nuit. Il
l'empêche de voir la réalité et de reconnaître son
rôle dans la vie des autres. C'est aussi un trait d'égoïsme
dont nous avons déjà parlé, mais c'est un
égoïsme involontaire, imposé par les lois du coeur. La vraie
beauté et la vraie valeur de la personnalité de Juliette reste
invisible pour Jérôme et sa bien-aimée car ils sont
préoccupés des problèmes de leurs propres émotions,
et ils ne voient qu'eux-mêmes dans l'univers qu'ils croient
créé pour les élever vers Dieu et le paradis. C'est Abel
de nouveau qui le leur reproche : « Alissa et toi, vous
êtes stupéfiants d'égoïsme. Vous voilà
tout-confits dans votre amour, et vous n'avez pas un regard pour
l'éclosion admirable de cette intelligence, de cette
âme! »160(*)
Le destin des personnages moins présents dans ce
récit nous révèle dans quelle mesure les personnages
principaux sont ensorcelés par l'éblouissement de l'amour, et
combien ils sont incapables de percevoir l'influence de leurs actes sur les
autres. Il s'agit toujours d'une sorte de la cécité. Le Pasteur
veut aveugler la jeune Gertrude déjà aveugle, pour lui ouvrir les
yeux sur le monde spirituel. Alissa et Jérôme sont aveuglés
l'un par l'autre, tant qu'ils ne peuvent pas saisir les vibrations du monde
extérieur. Il s'agit toujours de restreindre son monde à un
être aimé ou à un idéal de son âme. C'est une
des possibles définitions qu'on peut donner à l'amour
éprouvé par ces personnages. « La réduction de
l'univers à un seul être, la dilatation d'un seul être
jusqu'à Dieu, voilà l'amour ».161(*)
3.1. La cécité
bienheureuse
Nous avons déjà parlé de l'état de
cécité dans lequel nous placent le sentiment de l'amour et le
besoin de notre âme d'idéaliser et de pousser vers la perfection
l'être aimé. En cherchant les termes idéaux pour
définir l'amour, on peut dire que c'est une sorte de
cécité bienheureuse qu'on impose à nous-mêmes
et qui nous donne le sens de l'existence. Pour pouvoir être apte à
reconnaître, nourrir et garder le vrai amour, il faut ouvrir les yeux sur
la vraie beauté du monde. Mais ce n'est pas facile devant le spectacle
de tant de laideurs et de misères qu'il nous présente. Il faut se
créer un autre monde, personnel, parfait, libre, pour empêcher le
monde extérieur de polluer notre esprit qui est naturellement
prédestiné au bien. Nous avons vu comment, selon le Pasteur, le
sens de la vue détourne l'homme de ce qui est vraiment essentiel, des
valeurs qui doivent le guider, qualifier sa personnalité et indiquer le
vrai chemin sur lequel il faut marcher. Nous nous demandons si cette sorte de
rêve dans lequel on peut garder l'âme que caractérisent la
bienveillance et la mansuétude, peut être une autre, même
plus dangereuse sorte de cécité de celle que donnent les yeux de
chair, et si elle peut éloigner l'homme de la réalité et
masquer le vrai visage de monde et de la vie. La question que nous nous posons
est la suivante : est-ce que le bonheur fondé sur l'ignorance est
un vrai bonheur ?
Le personnage qui, si on ose de le dire, a eu de la chance
est notamment Gertrude qui est naturellement disponible aux sentiments plus
profonds, plus spirituels, non point touchés par les illusions
proposées par la vue. Le monde que le Pasteur veut lui constituer est
à l'abri du péché et de la souffrance. Bonne conscience et
pharisaïsme lui auront permis de réaliser le projet,
inavoué, d'évoquer un sentiment orienté vers Dieu qui est
« l'amour »162(*). Il refuse de lui donner les passages de la Bible
où elle peut lire sur la question du péché et il
tâche de ne pas développer le doute et la dureté dans son
coeur, les états tellement propres aux humains et qui empêchent
l'état de joie :
Le péché, c'est ce qui obscurcit l'âme,
c'est ce qui s'oppose à sa joie. Le parfait bonheur de Gertrude, qui
rayonne de tout son être, vient de ce qu'elle ne connaît point le
péché. Il n'y a en elle que de la clarté, de
l'amour.163(*)
Le Pasteur veut préserver ce bonheur de Gertrude, et
ainsi il veut se persuader que le vrai bonheur est possible, même s'il
n'est pas destiné à tous les hommes. Il crée ce monde pour
que Gertrude puisse y jouir, mais pas seule. C'est une joie qu'il veut
créer pour lui-même aussi, la joie qui lui échappait
pendant toute sa vie devant les devoirs habituels et triviaux qui lui a
imposé la vie familiale ordinaire.
Le moment où cette idylle commence de se bouleverser
est le moment où il apprend que la jeune fille est opérable.
Selon Claude Martin, en Pasteur s'opérait une confusion des deux amours,
d'Eros et d'Agapè164(*). Lui, qui a envié la cécité
bienheureuse de son élève remarque maintenant :
« Parfois il me paraît que je m'enfonce dans les
ténèbres et que la vue qu'on va lui rendre m'est
enlevée... »165(*) Le Pasteur ne veut pas troubler le bonheur qu'il a
créé pour la jeune fille, et il ne veut pas lui dire la nouvelle
avant qu'il en soit sûr : « Que servirait
d'éveiller en Gertrude un espoir qu'on risque de devoir éteindre
aussitôt ? Au surplus, n'est-elle pas heureuse
ainsi ? »166(*) Il est gêné à l'idée
d'être vu par Gertrude et il commence à redouter son regard. Il
prend évidemment conscience de l'importance que va soudain avoir son
aspect physique, mais une autre chose d'inavoué entre dans son
sentiment : il craint que le regard de Gertrude ne perce brutalement
à jour et n'objective sa trouble vérité.167(*) C'est justement cela qui est
arrivé quand la jeune fille a récupéré sa vue. Les
images et les représentations qu'elle a créées du monde
beau et pur se sont confondues avec tout ce que le Pasteur cachait d'elle, et
qui est maintenant devant ses yeux. En cherchant de savoir ce qu'elle ignorait
jusqu'à ce moment, Gertrude se jette du roc au bord de la
rivière. Lors de la dernière rencontre avec le Pasteur, elle lui
a dit que c'était le souci sur les visages humains qu'elle
n'imaginait pas auparavant et qui lui était étrange. Elle a
finalement compris que son bonheur était fondé sur l'ignorance.
La première chose qu'elle a vue était leur péché,
leur faute. Ce qui l'attristait est qu'elle savait qu'elle occupait la place
dans le coeur du Pasteur, la place qui appartenait à une autre, et que
pourtant, elle laissait le Pasteur l'aimer. Quand elle a appris l'existence du
péché parmi les hommes, et qu'elle faisait partie de ce monde
marqué par le mal, elle ne pouvait plus supporter la présence du
Pasteur qui ne lui enseignait que des mensonges. Même s'il savait que son
fils aimait Gertrude, il a empêché leur amour. La faute du Pasteur
consiste à travestir son immoralisme en soumission à une certaine
morale. C'est la lâcheté de ne pas assumer en pleine
lumière son instinct. Il s'est persuadé qu'il obéissait
à un commandement divin qu'en réalité il inventait et
précisait pour les besoins de sa cause.168(*) On peut dire que le titre de
La symphonie pastorale ne s'explique pas seulement par l'image du
monde « tel qu'il pourrait être sans le mal et sans le
péché ». C'est aussi et surtout « la
symphonie du Pasteur », comme le dit Claude Martin, « la
musique suave et enveloppante qu'il compose et joue pour séduire
Gertrude et s'enivrer lui-même ».169(*)
Alors, ce récit raconte conjointement
l'émancipation illusoire d'une belle adolescente handicapée et le
parcours trompeur d'un pédagogue amoureux, comme le craint à
l'approche du dénouement le narrateur170(*) :
Et pourtant, si tant est qu'elle a voulu cesser de vivre,
est-ce précisément pour avoir su ? Su quoi ? Mon amie,
qu'avez - vous donc appris d'horrible ? Que vous avais-je donc
caché de mortel, que soudain vous aurez pu voir ?171(*)
Apprendre et cacher, savoir et voir : tout se joue dans
l'interaction entre l'amour et l'initiation au monde. Le Pasteur, lui, affronte
à la fin le néant de sa vie.172(*) Ainsi l'illusion qu'il tâchait de
réaliser pour Gertrude et pour lui-même a échoué.
Son intention de former la jeune fille selon les lois de l'amour et de
pureté divine était fondée sur son propre besoin d'aimer
et d'être aimé. Cette cécité qu'il croyait
bienheureuse a amené Gertrude à se suicider une fois
confrontée à la vérité insupportable
révélée par la vue retrouvée. Le verset fatal de
Saint Paul révélé par Jacques et caché par le
Pasteur s'accompagne du rappel de la parole du Christ notée par le
Pasteur : « Si vous étiez aveugles, vous n'auriez point
de péché. »173(*) Gertrude ne voit le jour que pour choisir la nuit
définitive de la mort, qui renvoie le Pasteur à son aveuglement
profond, à la nuit peut-être définitive d'une mort dans la
vie. Son journal s'arrête sur le mot
« désert ».174(*) Il prend la main de Gertrude, qui bientôt le
reprend pour lui caresser le front. Elle la dégage une seconde fois
quand le Pasteur couvre cette main de baisers et de larmes, et elle ferme par
deux fois les yeux comme si elle mimait le retour à la
cécité première par la mort.
Gertrude a découvert que l'amour né dans cet
univers imaginaire fondé sur la tromperie du Pasteur était le
mensonge aussi, car c'était Jacques, et non le Pasteur, dont l'image
était dans son coeur. Mais, c'est la vue qui lui a fait apprendre la
vérité, la vue que le Pasteur a défini comme le sens le
plus désolant de tous les sens humains. Nous pouvons dire qu'il semble
que cette cécité bienheureuse dans laquelle il croyait que le
vrai bonheur et le vrai amour se trouvaient, est impossible, et qu'elle rend
plus difficile la vie terrestre parmi les hommes.
D'une manière similaire mais moins hypocrite, Alissa
est aveuglée par une idée de l'amour suprême qui doit
remporter la victoire sur l'amour humain, fragile, incertain et
éphémère. Ayant décidé de renoncer à
l'être aimé, ce héros atteint alors un au-delà du
désir et de l'amour, se sentant, dans cet extrême, extrait de la
facticité propre à toute relation humaine. Dans les
Entretiens Gide-Amrouche on trouve un passage qui nous explique ce
renoncement :
Il faut ajouter à cela que si le renoncement est
traversé par une dimension religieuse, il est, à l'inverse d'un
refoulement dicté par le dogme ou d'une simple sublimation
esthétique, une assomption paradoxale et brûlante du
désir : un désir tout entier au secret, d'autant plus
présent qu'on le dissimule.175(*)
Ce sont les lois de Dieu et de la religion, et les souvenirs
douloureux du péché de sa mère, qui édifient en
elle le mur presque indestructible contre le côté charnel et
sensuel de l'amour. Aveuglée par l'idéal de l'amour divin,
accessible seulement dans le ciel, Alissa ne voit pas, ou refuse de
voir pour en jouir toutes les beautés et les charmes de la vie sur
terre, la vie palpable et accessible aux sens humains, la vie pleine et libre
au moment présent.
Nous avons vu comment Gertrude était heureuse dans ce
rêve du monde sans péché et sans mal, avant qu'elle n'ait
vu le vrai visage de la réalité grâce à la vue
récupérée. Mais Alissa n'est pas heureuse dans son
rêve de l'amour parfait et absolu. En lisant son journal à la fin
du récit, on comprend qu'elle cachait ses vrais sentiments et ses vrais
peurs et doutes de Jérôme et de tous les autres, même
d'elle-même. La cécité d'Alissa se reflète dans son
héroïsme envers les besoins et les désirs propres
à la nature humaine. D'après Jean Jacques Thierry, il y a quelque
chose d'excessif dans sa rigueur. Même Gide n'y trouvait pas d'autre
mobile qu'une piété sans concession pour les faiblesses du coeur.
Une note dans le Journal sans dates nous renseigne à cet
égard :
Héroïsme gratuit, oui, sans doute. Alissa, je me
souviens, si sensible et qui ne retenait pas ses larmes au départ d'un
ami que pourtant elle devait bientôt revoir, Alissa restait les yeux secs
à l'instant de quitter Jérôme, non par un grand
raidissement intérieur ; mais parce que tout ce qui se rattachait
à Jérôme restait pour elle entaché de vertu. La
pensée de son amant appelait chez elle, une sorte de sursaut
d'héroïsme, non volontaire, inconscient presque,
irrésistible et spontané.176(*)
Cet héroïsme spontané est le
résultat de l'aveuglement de son esprit. C'est le personnage le plus
ambigüe de tous les personnages gidiens qui figurent dans notre analyse.
Elle est à la fois aveugle par ses propres sentiments et par les lois
divines dont elle a fait l'obstacle pour son amour. L'idée de la
sainteté l'éblouit, ainsi que l'image idéalisée de
Jérôme. Ce en quoi elle diffère de Gertrude c'est le sens
de la vue. Elle crée dans ses yeux un monde parfait et pur vers lequel
elle décide de marcher, mais elle connaît bien le
péché et l'impureté de la nature humaine dont elle ne veut
pas faire partie. Elle ne peut pas être heureuse sur la terre car elle
sait que ce bonheur dont elle rêve est impossible parmi les
saletés qui l'entourent. C'est ce qui fait la confusion dans son esprit
et qui la pousse vers la vertu divine qu'elle ne peut atteindre qu'après
la mort. Elle entrevoit, mais refuse la révélation d'une
découverte intérieure, elle ne veut pas passer à travers
la porte qui, s'ouvrant au-dedans d'elle-même, lui ouvrirait
également l'accès à un monde renouvelé. Alissa
n'ouvre pas la porte aux voyages, réels ou imaginaires ; elle
n'inaugure qu'une autre vie dans un au-delà. Cet au-delà d'Alissa
sous-entend son ascension dans les cieux.177(*)
Tandis que tout le bonheur de Gertrude est fondé sur
l'harmonie dans la nature et dans l'amour qu'on ressent ici et maintenant,
Alissa attend son bonheur ailleurs. Jérôme nous a
présenté Alissa au début du récit par des mots
suivants : « Tout en elle, n'était que question et
qu'attente... Je vous dirai comment cette interrogation s'empara de moi, fut ma
vie. »178(*)
Il s'agit de l'attente d'un autre bonheur, de quelque chose de meilleur que
Dieu a gardé pour elle. La tante Plantier pose la même question
que nous nous posons ici : « Est-il permis de se gâter
ainsi la vie ? »179(*)
Ce qui est évident, c'est que ces personnages tiennent
leurs yeux fermés devant une vie bienheureuse grâce à leurs
convictions et leurs croyances qui les hypnotisent. Ils souffrent tous de
différentes sortes de la cécité. On peut les comparer et
les différencier, mais ce qui est incontestable est le fait qu'il s'agit
toujours d'une cécité envers le véritable amour. Gertrude
est aveuglée par le Pasteur et son besoin de former un être humain
selon le vrai bonheur. Cette illusion l'empêche de reconnaître
celui qu'elle aime vraiment. Le Pasteur, en rendant aveugle sa
protégée, aveugle lui-même aussi par cet idéal du
bonheur absolu et sublime, au point qu'il ne se rend pas compte du malheur
qu'il provoque pour sa femme et ses enfants. Jérôme est
aveuglé par son amour pour Alissa à tel point qu'il voit dans son
image son propre reflet. Mais sa cécité est moins dangereuse et
destructive que celle d'Alissa, qui ne porte que les troubles et la peine dans
la vie de tous les deux. Autant la double cécité de Gertrude
vient de son infirmité naturelle et de la déception d'un homme,
autant la cécité d'Alissa est imposée par elle-même,
par les peurs qui tourmentent sa propre âme. Autant elle peut être
considérée comme un état privilégié, autant
la cécité peut aussi fermer l'âme devant ce qui est
essentiel et digne dans la vie humaine. On l'a vu à travers l'analyse de
la conduite d'Alissa et du Pasteur. Nous pouvons conclure cette partie avec un
passage de La porte étroite, où Alissa évoque un
jour où elle se promenait avec Jérôme au-dessus d'un mur.
Elle avait alors le vertige, mais Jérôme l'a rassurée en
lui disant : « Ne regarde donc pas à tes pieds !...
Devant toi ! Avance toujours ! Fixe le
but ! »180(*) Et c'est exactement ce que ces personnages n'ont pas
compris : qu'il fallait ouvrir l'esprit à tout ce que donne le
monde, qu'il fallait vivre selon sa propre nature et selon sa propre
sensibilité. L'inaptitude à le comprendre et à diriger
l'esprit vers ce qui est propre à l'âme humaine et non point vers
les idéaux imposés par les dogmes et les contraintes, fait de
tous ces personnages les héros tragiques, qui n'obtiennent jamais le
bonheur souhaité.
Chapitre IV
Le sentiment de la nature
L'harmonie de l'âme et de la nature engendre de beaux
passages descriptifs et lyriques dans l'oeuvre d'André Gide. Le paysage
dans ces deux récits révèle la présence de la
nature à la fois émotionnelle et inspiratrice, et fait
écho à un inextricable complexe. Gide manifeste dans son oeuvre
une extrême sensibilité au spectacle de la nature dont il
décrit avec précision les formes, les mouvements, les couleurs et
surtout le monde vivant. Sous sa plume, chaque paysage revêt une valeur
spirituelle.181(*)
L'observation de la nature soutient ses réflexions et lui permet de
comprendre naturellement le cours des choses et ce qu'est la vie. Chez
lui, la nature est un monde vivant et réel, le paysage est semblable
à la poésie, à la peinture et à la musique qui
expriment en profondeur les sentiments de l'être humain, qui
interprètent l'harmonie entre l'homme et la nature et qui chantent la
joie de vivre.
La nature apparaît dans ces deux récits pour
éclairer le sentiment de l'amour spirituel et divin
éprouvé par des personnages. Il semble que parfois ils trouvent
dans les spectacles miraculeux de la nature le reflet de l'état
d'ivresse et de joie éprouvée dans leur âme. Les Alpes, les
oiseaux, la lumière et la nuit qui apparaîtront dans notre
analyse, sont les composants de cette harmonie parfaite entre l'univers et
l'homme. On trouve les moments où Gertrude, le Pasteur,
Jérôme et Alissa éprouvent la reconnaissance à
l'égard de Dieu qui les a créés, et qui leur permet d'en
goûter toutes les saveurs. Ce sont les miroirs de leur âme et de
leur amour profond pour Dieu et pour les hommes. Nous montrerons comment la
nature était importante dans la formation de Gertrude, et dans quelle
mesure elle a réussi à la percevoir et à l'adapter
à ces impressions qu'elle avait d'elle dans son univers clos et sombre.
Dans les mémoires d'Alissa et de Jérôme certains paysages
de la nature et certaines nuits étaient créés juste pour
eux deux, pour nourrir leurs âmes ivres d'amour et de bonheur. En bref,
dans leur vie, la nature inspire l'amour et l'amour inspire la nature. Nous
tenterons d'analyser des extraits de ces deux récits qui
présentent des descriptions de paysages où se reflètent
états d'âme et sentiments profonds, et nous tenterons ainsi
dévoiler l'esthétique de la nature qui cache les valeurs
mystiques dans tout paysage de l'oeuvre d'André Gide.
En évoquant la formation que le Pasteur a
donnée à Gertrude, nous avons cité le passage sur le
commencement du progrès de la jeune aveugle au niveau de l'expression de
ses sentiments. Jusqu'à ce moment-là, son visage se montrait
inexpressif et ne manifestait aucune sensation, telle que le sourire ou la
tristesse. Le Pasteur compare la naissance de la vie sur son visage à
une image des Alpes avant la naissance du jour :
...ce fut comme un éclairement subit, pareil à
cette lueur purpurine dans les hautes Alpes qui, précédant
l'aurore, fait vibrer le sommet neigeux qu'elle désigne et sort de la
nuit ; on eût dit une coloration mystique ; et je songeai
également à la piscine de Bethesda au moment que l'ange descend
et vient réveiller l'eau dormante182(*). J'eus une sorte de ravissement devant l'expression
angélique que Gertrude peut prendre soudain, car il m'apparut que ce qui
la visitait en cet instant, n'était point tant l'intelligence que
l'amour.183(*)
Le Pasteur attribue une coloration mystique à ce
paysage en le comparant avec une scène biblique de la piscine de
Bethesda. Ce que ce paysage symbolise pour lui est une naissance de la vie, de
la lumière, de la providence qui surgit à la surface de l'eau.
C'est une naissance de l'amour pur et spirituel dans l'âme de Gertrude,
un amour qui s'éveille dans une harmonie miraculeuse entre la montagne
endormie et l'aube brillante.
Cet amour profond dans les tableaux tendrement empreints de
la sérénité de la nature, Alissa le ressent aussi et le
reconnait dans les sons et les couleurs qui l'entourent :
...c'est une exhortation à la joie, comme tu dis, que
j'écoute et comprends dans « l'hymne confus » de la
nature. Je l'entends dans chaque chant d'oiseau ; je la respire dans le
parfum de chaque fleur, et j'en viens à ne comprendre plus que
l'adoration comme seule forme de la prière - redisant avec saint
François184(*) : Mon Dieu ! Mon Dieu !
« et non altro », le coeur empli d'un inexprimable
amour.185(*)
Le même sentiment transparaît dans les paroles du
Pasteur et d'Alissa, qui développent une véritable ode à
la nature et à l'harmonie des paysages et de l'esprit. Les sensations
que les toiles admirables éveillent dans l'âme, ont une valeur
mystique et divine pour eux.
Il est à noter que l'élément important
dans l'histoire de la formation de Gertrude est La symphonie pastorale
de Beethoven qu'elle a entendue au concert à Neuchâtel. Mue
par des visions intérieures, elle évoque le paysage qui
s'étale sous ses yeux aveugles : végétation,
architecture de l'espace, prairie, fleuve, montagne : « Elle
parvient à lire la nature comme un livre, et, pour ainsi dire, à
composer. »186(*) On se demande quels rapports uniraient le
récit à l'oeuvre musicale annoncée par le titre. Cette
oeuvre s'inspire du souvenir, et les sensations se ramènent à
« l'impression subjective physique et morale, que Beethoven demandait
à la nature ».187(*) Par l'audition de la Pastorale, Gertrude ne
progresse pas dans le domaine physique mais au niveau métaphysique
où elle découvre un monde idéal au-delà de la
réalité contingente. Cette pièce est l'appel
émouvant au contact des choses de la nature : « De cette
nature surgit un élément plus profond - cette sensation
réconfortante d'une divinité immanente qui unit à la
palpitation de l'univers l'âme de l'homme par un courant de
vie. »188(*)
On peut dire que sur le monde lyrique, La symphonie pastorale traite
conjointement l'intrigue sentimentale et la problématique religieuse.
Gertrude perçoit la nature comme cette symphonie parfaite de toutes les
choses et elle veut savoir quel y est son rôle. Elle cherche la
réponse à la question essentielle : « Je voudrais
savoir si je ne...comment dites-vous cela ?...si je ne détonne pas
trop dans la symphonie. »189(*) Pour elle, cette musique merveilleuse, surtout
La scène au bord de ruisseau, construit un monde idéal
et divin, une admirable mélodie jouée par les doux reflets des
sons et de la lumière, par les vagues blanches du ruisseau et les
cailloux du rivage. Cette scène lui a fait imaginer pour la
première fois la beauté indicible du monde :
Longtemps après que nous eûmes quitté la
salle de concert, Gertrude restait encore silencieuse et comme noyée
dans l'extase. - Est-ce que vraiment ce que vous voyez est aussi beau que
cela ? dit-elle enfin. - Aussi beau que quoi, ma chérie ? -
Que cette « scène au bord de ruisseau ».190(*)
Avec la découverte de la nature et de son dialogue avec
les hommes et leurs sentiments, Gertrude a, on l'a déjà dit,
commencé à être consciente de la force de cet ensemble, et
voulait savoir quelle place elle y occupait. Elle pressentait des rapports
mystérieux entre les sons et les couleurs, qui lui étaient les
seuls imaginables, car elle était privée de leurs
représentations visuelles. L'épisode intéressant du chant
des oiseaux nous montre comment ces rapports sont confondus et
désorientés par rapport aux représentations sensorielles
accessibles à ceux qui peuvent voir. Entendant le chant des oiseaux,
elle l'imaginait un pur effet de la lumière, ainsi que de la chaleur.
Il lui paraissait naturel que l'air chaud se fût mis à chanter. Le
Pasteur note dans son journal :
Je me souviens de son inépuisable ravissement lorsque
je lui appris que ces petites voix émanaient de créatures
vivantes, dont il semble que l'unique fonction soit de sentir et d'exprimer
l'éparse joie de la nature.191(*)
Gertrude n'entend que la beauté et l'euphorie dans ce
chant, et si ce sont des oiseaux qui chantent, ils doivent être
inexprimablement joyeux : « Je suis joyeuse comme un
oiseau. »192(*) Elle les écoute attentivement et comprend
qu'ils chantent des merveilles dont l'univers naturel est construit. Elle se
demande : « Est-ce que vraiment la terre est aussi belle que le
racontent les oiseaux ? »193(*) Elle se fait une image des oiseaux qui sont
dotés du pouvoir de voler, et c'est ce qui les approche du ciel, leur
confère une dimension divine et spirituelle. Grâce à ce don
extraordinaire, les oiseaux peuvent vraiment voir et sentir la beauté
divine et céleste de la terre. Elle demande encore :
« Pourquoi les autres animaux ne chantent-ils
pas ? »194(*) Et le Pasteur, étonné par cette
question, trouve une réponse métaphysique et philosophique qui
peut expliquer certaines apparitions dans la nature : « C'est
ainsi que je considérai, pour la première fois, que plus l'animal
est attaché de près à la terre et plus il est pesant, plus
il est triste. »195(*) On peut dire que cette phrase sous-entend la
comparaison des hommes qui sont orientés vers Dieu et le divin avec ceux
qui se préoccupent des choses profanes et mesquines. Les premiers ont le
pouvoir de voler aussi, comme les oiseaux, vers les terres habitées de
la vérité et des prières, où ils peuvent se trouver
eux-mêmes en se purifiant de l'impureté des désirs humains
et du besoin de la possession. Et ceux qui restent enfermés entre les
règles et les lois qui dominent la société humaine,
resteront toujours privés de la possibilité d'écarter les
ailes et de découvrir l'univers de la spiritualité salvatrice.
Outre le sentiment de la nature de Gertrude, qui n'est
lié qu'aux sensations positives et bienheureuses, on découvre
dans le journal d'Alissa que dans certains moments la nature réveille en
elle les pensées sombres et tragiques, qui se confondent avec la prise
de conscience de l'achèvement triste d'une histoire d'amour - celle qui
l'unit à Jérôme. Pendant son premier voyage hors de
Normandie, en Aigues-Vives, elle note : « ce qu'elle (la
nouvelle terre) a à me dire est sans doute pareil à ce que me
racontait la Normandie, et que j'écoute infatigablement à
Fongueusemare - car Dieu n'est différent de soi nulle
part... »196(*) Mais ce nouveau pays infléchit
légèrement son sentiment de la nature. Ravie par la
région, elle ne peut pas s'empêcher d'en avoir peur :
« Je m'étonne, m'effarouche presque de ce qu'ici mon sentiment
de la nature, si profondément chrétien à Fongueusemare,
malgré moi devienne un peu mythologique (...) L'air était
cristallin. »197(*)
Elle sent quelle remise en cause de tout son passé supposerait un
ralliement à cette nature païenne et joyeuse. Et elle commence
à penser des personnages mythologiques, qui surgissent dans ses
pensées en concordance avec les représentations de la
nature : « Je songeais à Orphée198(*), à Armide199(*), lorsque tout à coup
un chant d'oiseau, unique, s'est élevé, si près de moi, si
pathétique, si pur qu'il me sembla soudain que toute la nature
l'attendait. »200(*) Pensant à ce chant d'oiseau qui lui semble
animé par la lyre de héros grec, Alissa donne à la nature
une dimension fantastique, qui est une sorte d'intuition, de pouvoir de sentir
et de refléter les émotions humaines. C'est encore une
ambiguïté qu'on trouve dans la conduite et la pensée
d'Alissa, qui est influencée par ses lectures ainsi que par la
sensibilité de son âme. Elle prête à la nature une
adoration exaltante d'inspiration chrétienne ainsi que des valeurs
mythologiques. La nature, selon elle, peut refléter la joie et le
délice, mais aussi la tristesse et le chagrin des hommes. La nature lui
indique une ouverture, un lieu étroit mais profond, la promesse d'un
ailleurs, d'une révélation qu'elle devine et qu'elle ne peut
exprimer que dans une autre langue : « Je murmurais ces
mots : Hic nemus. »201(*) Après avoir découvert le bois
sacré, magique, des nymphes et des fées, Alissa s'échappe
et n'y revient plus.202(*) Comme Gertrude, elle sait lire les messages
mystiques de la nature, qui ne racontent que la vérité
universelle.
Dans le chapitre consacré à la reconnaissance,
nous avons cité le passage de La porte étroite sur la
gratitude d'Alissa envers Dieu qu'elle remercie « d'avoir fait cette
nuit si belle ».203(*) A ce moment, Alissa sent son amour dans toute sa
profondeur, et il lui semble que cette nuit magique n'est créée
que pour établir une parfaite concordance avec la douceur enchanteresse
de ce sentiment noble et distingué. Le Pasteur de La symphonie
pastorale se demande aussi : « Est-ce pour nous, Seigneur,
que vous avez fait la nuit si profonde et si belle ? »204(*) Dans cette nuit ravissante,
il trouve une sorte d'approbation de Dieu pour ses sentiments pour la jeune
fille, ainsi que pour son désir de la rendre heureuse en lui imposant sa
propre vision du monde idéal. Le Pasteur cherche dans la nature les
réponses qu'il aimerait entendre, les signes dans lesquels il lit ses
propres rêves et pensées, et auxquels il donne la dimension
évangélique vers laquelle il s'orientait.
On trouve très souvent des références
bibliques dans ces deux textes, et nous allons leur porter plus d'attention
dans la partie suivante. Mais il faut ajouter à cela la notion de champs
des lis, dont se servent nos héros pour exprimer leur grande admiration
pour la création naturelle qui respire de l'amour et de Dieu. Le lis est
le symbole biblique de la beauté ravissante, et sa parabole nous
enseigne la grâce de savoir garder confiance en Dieu. Ce que la parabole
veut nous montrer, c'est que le Créateur a pris soin, en faisant la
nature, de s'assurer que les plantes et les animaux pourraient avoir à
leur disposition tout ce dont ils auraient besoin. L'homme, comme le sommet de
la création visible, doit avoir confiance en Dieu qui ne l'abandonnera
jamais. En évoquant les champs de lis, Alissa les perçoit comme
un symbole de la pure beauté illuminée qui lui échappe aux
moments de doute et de faiblesse. Elle note dans son journal :
« Regardez les lis des champs...Je contemplais la vaste plaine vide
où le laboureur penché sur la charrue peinait « les lis
des champs ». Mais, Seigneur, où
sont-ils ? »205(*) Ce don magnifique de la nature est parfois invisible
pour elle, pour son âme qui se réjouit de la présence de
Jérôme et s'attriste de l'absence de Dieu auquel elle croit devoir
cette joie que Jérôme seul lui fait connaître.
Nous avons vu dans La symphonie pastorale la
description de la forêt d'où le Pasteur et Gertrude regardaient
les Alpes blanches. Gertrude demandait s'il y avait des lis dans la grande
prairie devant eux, et le Pasteur lui avait répondu que les lis ne
croissaient pas sur ces hauteurs. Dans ce passage on trouve une discussion
entre eux sur la confiance en Dieu :
-Je me rappelle que vous m'avez dit souvent que le plus grand
besoin de cette terre est de confiance et d'amour (...) Ne pensez-vous pas
qu'avec un peu plus de confiance l'homme recommencerait de les
voir ?206(*)
Et puis Gertrude cite les mots du Christ : « Et
je vous dis en vérité que Salomon même, dans toute sa
gloire, n'était pas vêtu comme l'un d'eux. »207(*) Ce que Gertrude aimerait
éveiller dans son âme ainsi que dans les âmes des autres
hommes, c'est la générosité divine pour les valeurs
données par Dieu. Les hommes doivent prendre un peu de temps pour
contempler la création : regarder les oiseaux et les lis des
champs. Mais les besoins de l'homme ne sont pas les mêmes que ceux des
animaux ou des plantes. L'homme a besoin de vérité et d'amour.
Dieu a donné à l'homme la possibilité de le rechercher
librement. C'est ce qui est proprement humain, ce qui nous différencie
du reste de la création, que nous devons rechercher en
priorité : la justice, la vérité, l'amour. Alissa et
Gertrude l'ont compris, mais c'est parfois difficile pour elles de s'abandonner
complètement à Dieu.
Nous avons vu quel rôle la nature jouait dans la
formation de Gertrude, et comment elle a compris cette symphonie que
constituent le monde des oiseaux et des couleurs d'une part, et les hommes avec
tout ce qui est propre à leur âme d'autre part. Les âmes
pieuses et fragiles comme celles de Gertrude et d'Alissa, sont sensibles
à l'appel divin, qui vient de partout, et surtout de la nature qui
éveille les sensations réelles, comme si la chaleur de la
lumière caressait et pénétrait le corps. La nature suscite
en eux un sentiment joyeux pour la vie. La manière dont elles
perçoivent la nature ressemble à des tableaux lyriques
répandant le charme et offrant un plaisir spirituel d'apaisement. C'est
un univers transparent magique et harmonieux qui tend à l'homme un
miroir fraternel lui permettant de se découvrir et de se
dépasser.208(*)
Chapitre V
L'amour et la Bible
André Gide fait partie d'une génération
qui, au sortir des milieux naturalistes, rêvait de créer un
nouveau classicisme où l'élan romantique se disciplinerait en une
forme sobre et transparente, où les valeurs spirituelles seraient
remises à leurs places.209(*) On connaît les conversions nombreuses qui se
produisirent dans l'entourage de Gide, ainsi que le rôle qu'il a
joué dans certaines.210(*) Jusqu'à la fin il se réjouit
d'apprendre comment certains de ses lecteurs avaient été
éveillés par son oeuvre à l'inquiétude spirituelle.
Le climat puritain domine la sensibilité de Gide pendant sa jeunesse. Il
porte ce climat à l'anxiété morale, à l'examen de
conscience paralysant, et il l'oriente vers une perfection spirituelle,
désincarnée, libre de toute attache sensuelle.211(*) Le drame apparaît
quand le jeune Gide se découvre tout le contraire d'un garçon
normal et équilibré. Il a découvert la sexualité
en dehors du climat de l'amour, et c'était une catastrophe car
cela a provoqué en lui un réel déséquilibre
psychique. Ce déséquilibre s'aggravait dans le milieu protestant
auquel il appartenait.
Gide n'a jamais été initié d'une
manière juste et saine à la conception chrétienne de
l'amour de l'homme pour la femme. A la veille de son mariage, en 1895, il
ignorait que l'amour d'une femme s'accompagnait normalement d'une vie sexuelle
qui est l'expression sensible d'un amour spirituel. Il croyait que la femme
était un être purement spirituel, que l'on ne devait
aimer que platoniquement. On voit très souvent les reflets de ces
croyances dans ses oeuvres, par exemple dans La porte étroite.
Pendant l'enfance, il était victime d'un complexe affectif
déterminé par l'image d'une mère sévère et
austère, incarnation de la conscience morale puritaine qui interdit les
satisfactions de la chair. La femme apparaît toujours dans son oeuvre,
jusqu'en 1929, comme un être angélique, fantômal,
échappant aux prises de l'homme. Ces faits montrent encore dans quel
contexte trouble les valeurs religieuses, qu'il verra incarnées dans la
femme, vont lui parvenir.
Tout ce qui, chez Gide, est tendresse du coeur et ferveur
intellectuelle se porte sur un être que sa pensée idéalise,
que sa tendresse dépouille de tout vêtement sensible. Tout ce qui,
au contraire, sera élan de la chair, sensualité,
sexualité, tourne le dos à la tendresse de l'esprit et du coeur.
Mais plus tard, Gide a empêché l'amour de purifier la part obscure
de sa sensualité, et il le fait par attachement volontaire à un
type de comportement marginal que, de plus en plus, il prétendra
justifier. La religion de Gide était fondée sur une conception
fausse dès le départ. Une doctrine chrétienne
intégrale, où le mariage trouve sa place, lui a appris que le
salut n'était pas dans l'amour désincarné pour la femme,
et que la tendresse du coeur ne se trouvait pas dans la recherche d'un amour
angélique. Charles Moeller considère que Gide a toujours
nettement vu l'enjeu essentiel de la lutte morale, et que Dieu apparaissait
chez lui chaque fois qu'il a luté contre ses faiblesses
charnelles : « Gide a longtemps ressenti la présence en
lui des deux postulations dont parle Baudelaire, celle qui nous oriente vers
Dieu, et celle qui nous attire vers l'abîme de
Satan. »212(*)
On peut dire qu'il a soigneusement dessiné ce déchirement de sa
propre âme dans les personnages de ces deux récits, et que c'est
exactement là où se trouve la vraie grandeur de son oeuvre.
Tandis que le drame personnel de Gide était toujours
le déchirement entre la chair et l'esprit, la perspective biblique, plus
complexe et plus riche, ignore la distinction cartésienne entre
l'âme et le corps. Selon Gide, la séparation entre le profane et
le sacré ne se situe pas sur le fil chronologique de la vie, mais
tranche verticalement dans le présent.213(*) On peut dire que Gide a donné une
signification à la Bible à partir de sa propre expérience
et de sa propre sensibilité. Sa perception de la Parole est
subjective et parfois inacceptable pour le vrai catholique ou le vrai
athée. Il note dans son Journal :
(...) il n'est sans doute aucune parole d'Evangile que, plus
tôt et plus complètement, j'aie faite mienne, y subordonnant mon
être et lui laissant maîtriser mes pensées : Mon
royaume n'est pas de ce monde, de sorte que « ce
monde », qui, pour le commun des êtres, seul existe, à
vrai dire je n'y crois pas.214(*)
Ce qui intéresse Gide dans le Christ, c'est un mythe
personnel. Ce n'est point tant son inscription dans une théologie
monothéiste, mais bien davantage l'aventure d'un certain sujet qui
divague aux confins de la chair et à ceux de l'âme, des
extrêmes de la loi aux infinis de la grâce.215(*) Il a tenté de
dégager le Christ des interprétations théologiques,
même dans la conduite de ses héros.
On sent clairement la joie que prenait Gide à suivre
le libre mouvement de l'esprit, la joie qui, dans le domaine
chrétien, s'appuie sur une connaissance exceptionnelle des textes
bibliques qu'il aimait à citer.216(*) Dans cette partie, nous allons nous concentrer sur
la manière dont les personnages gidiens perçoivent les messages
de l'Ecriture, et dans quelle mesure leurs interprétations sont
subjectives et personnelles comme ce fut le cas pour l'auteur lui-même.
Nous allons découvrir comment l'Evangile leur a montré le chemin
qu'ils choisissent de prendre pour obtenir le bonheur céleste, et on va
reconnaître dans leurs luttes personnelles les mêmes conflits que
dans l'âme de Gide. Nous allons analyser les références
bibliques qui sont très fréquentes dans les paroles du Pasteur,
de Gertrude, de Jérôme et d'Alissa, et nous allons
découvrir quels messages et quels signes ils y trouvent pour justifier
leurs vies et leurs choix.
5.1. La parabole d'Alissa
Le titre de La porte étroite nous annonce la
parabole de l'évangile selon Luc, qui fonde la pensée religieuse
d'Alissa et de Jérôme. Dans ce récit est
présentée une des odyssées humaines possibles. Il s'agit
surtout de rêve d'Alissa de la réalisation du bonheur divin. Dans
l'esprit de Jérôme, le sermon du pasteur Vautier sur la porte
étroite se mêle de façon indestructible avec l'image
de Lucile Bucolin et de son péché. Il note les paroles du
pasteur :
Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite, car la
porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et
nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et
resserrée la voie qui conduisent à la vie, et il en est peu qui
les trouvent.217(*)
En entendant ces paroles il songe à la chambre de sa
tante, et chaque trait humain, même l'idée du rire, lui semble
outrageux et pécheur. Il reconnaît dans cette parabole l'histoire
de son amour pour Alissa, un amour saint et élevé qui ne doit pas
être influencé par des erreurs humaines. Mais il est conscient
que, s'ils décident de diriger leur vie selon cette parabole, leur amour
ne peut jamais être réalisé, puisque on ne peut pas entrer
par cette porte que tout seul : « Et je revoyais une multitude
parée, riant et s'avançant folâtrement, formant
cortège où je sentais que je ne pouvais, que je ne voulais pas
trouver place, parce que chaque pas que j'eusse fait avec eux m'aurait
écarté d'Alissa. »218(*) Il comprend que, pour atteindre la sainteté,
pour pouvoir entrer par cette porte, il faut se vider de tout ce qu'il y a de
l'égoïsme et du désir. La porte large qui
mène à la perdition se charge d'un double et curieux
symbolisme : ce sera, pour lui, la porte ouverte de sa tante, par laquelle
il avait vu l'amant, derrière la chaise longue de Mme Bucolin,
incliné au-dessus d'elle, et, inconsciemment, ce sera celle du plaisir
charnel de l'amour.
La parabole de la porte étroite parle de l'importance
de la foi, et ce n'est que par la foi qu'on peut s'incliner vers l'objectif
supérieur - d'obtenir le bonheur au ciel. La porte de la chambre
d'Alissa, où Jérôme ne peut pas entrer, est le symbole de
cet objectif inaccessible qu'il n'atteindra jamais. Il interprète cette
parabole comme un mythe de l'amour impossible, un amour qui doit être
sacrifié pour Dieu et pour la joie pure et angélique. Mais il
imagine qu'il l'obtiendra avec Alissa, en évoquant les paroles de
l'Apocalypse : « Tous deux nous avancions, vêtus de ces
vêtements blancs dont nous parlait l'Apocalypse219(*), nous tenant par la main et
regardant un même but. »220(*) Il décide d'être un de ceux qui oseront
passer par cette porte avec celle qui le suivra et qui partage le même
rêve : « Il en est peu - Je serais de
ceux-là. »221(*) Jérôme confond cet idéal avec
Alissa-même, et s'il réussit à conquérir son coeur
il obtiendra la gloire céleste : « Alissa était
pareille à cette perle de grand prix dont m'avait parlé
Evangile222(*) ;
j'étais celui qui vend tout ce qu'il a pour
l'avoir. »223(*) Mais, Alissa cherchera à réaliser
seule cet autre bonheur promis par l'Evangile.
Nous avons déjà dit que la porte était
un leitmotiv dans toute la trame du récit. C'est toujours une porte
réelle qui a une valeur symbolique liée à la parabole
biblique. Exaltés par le sermon du pasteur Vautier, Jérôme
et Alissa, chacun à sa façon, fabriquent une éthique
consciente qui s'applique directement à eux et à l'amour dont ils
ont peur, comme d'un péché sans rémission.
Jérôme cherche de l'avenir, non tant le bonheur que l'effort
infini de l'atteindre, mais l'éthique d'Alissa est différente et
plus complexe que la sienne. Elle voit en lui un homme qui doit devenir
remarquable aux yeux de Dieu et elle sent que son obligation est de le pousser
vers cette voie. Mais c'est elle qui désigne la voie que
Jérôme choisit :
Mais mon esprit choisissait ses voies selon elle, et ce qui
nous occupait alors, ce que nous appelions : pensée, n'était
souvent qu'un prétexte à quelque communion plus savante, qu'un
déguisement du sentiment, qu'un revêtement de l'amour.224(*)
Malheureusement, ce point de vue va mener tous les deux, non
à la vie qu'ils escomptent, mais à la mort.
La tentative d'atteindre la sainteté est la forme que
prend chez Alissa la tentative vers le bonheur. Il est clair qu'elle persiste
sur la voie qu'elle a choisie par dévouement à une vertu
intérieure, et non par le besoin de récompense. Pour elle, la
sainteté est une obligation, et c'est vers Dieu que doit s'orienter
l'homme pour pouvoir être heureux : « Recherchez
premièrement le royaume de Dieu et sa justice. »225(*) Elle voit la
réalisation de son amour en Dieu, et à cause de cela elle
décide de ne pas chercher son bonheur sur la terre, parmi les hommes. Si
Jérôme se voit heureux en Dieu avec elle, Alissa ne les voit
heureux que seuls, séparés l'un de l'autre pendant la vie
terrestre, et unis par Dieu après la mort. Jérôme refuse
cette idée du bonheur en imposant son idée du bonheur
fondée sur la communion en Dieu ce qui signifie se retrouver dans un
même objet adorée. Il insiste, même si Alissa pense que son
adoration n'est point pure : « Ne m'en demande pas trop. Je
ferais fi du ciel si je ne devais pas t'y retrouver. »226(*) Mais Alissa s'est
déjà fait une idée de la vie et s'est donnée une
destination. Bree compare sa position par rapport à sa propre vie
à celle d'un artiste qui conçoit une forme qu'il imposera
à la matière. Tout en elle suggère que cette conception
est inadéquate à la vie, et en refusant de se soumettre à
la réalité, elle sera entraînée vers une
destinée qu'elle n'a pas choisie et qu'elle eût pu éviter,
mais dont elle est responsable. Il s'agit d'une destinée qui se sacrifie
à une autre destinée. Alissa renonce à sa direction
première (son amour pour Jérôme), afin que la
destinée de Jérôme ne soit point détournée de
la voie qu'elle estime naturelle : à savoir que Jérôme
épouse sa soeur Juliette.227(*) Il s'avère, comme l'on a déjà
vu, que ce sacrifice était inutile.
Après les nombreux obstacles qu'elle a mis sur le
chemin de leur amour, Alissa a compris que la seule manière de faire en
sorte que Jérôme renonce lui-même à l'aimer est un
changement tel qu'il ne pourrait pas lui pardonner. Elle décide de se
faire naïve et fade en lui montrant les livres, les paroles des humbles
âmes, qui nourrissent son âme et lui font voir la parole de
l'Evangile sous une nouvelle lumière. En trouvant sa place parmi ces
humbles âmes, elle comprend qu'il faut s'effacer devant Dieu pour pouvoir
être remarquable et digne. Elle cite les paroles du Christ :
« Qui veut sauver sa vie la perdra. »228(*) C'est une parole
fondamentale du Christ que Gide ne cessera de se répéter toute sa
vie. Dans ces paroles on reconnaît le thème du renoncement
à soi, où se situe, selon Alissa ainsi que selon Gide, la clef de
l'enseignement christique. Le Moi est l'obstacle déterminant à la
présence authentique à soi obtenue précisément par
la suspension, la résignation de la personnalité
mondaine.229(*) Alissa
veut finalement anéantir son existence terrestre pour pouvoir exister
ailleurs, là où l'amour et la joie obtiendront leurs vraies
significations. Elle tâche de se présenter aux yeux de
Jérôme comme la déception, la désillusion qui le
délivrera des sentiments qui l'empêchent de suivre le vrai chemin
qui mène vers Dieu, c'est-à-dire vers soi-même. Alissa
croit que Dieu les a réservés pour quelque chose de meilleur, et
c'est exactement cela - le départ vers Dieu qui signifie le retour
à soi-même.
Dans son journal, on trouve ses pensées sur l'amour et
sur Dieu, et elles nous découvrent les douleurs qui tourmentaient son
esprit afin de réconcilier en elle le délire amoureux avec les
exigences de la vertu divine. Elle demande à Dieu d'entrer dans son
âme et de l'endurcir en lui permettant de souffrir sa Passion. Dans les
Entretiens Gide-Amrouche qu'on a déjà cités
plusieurs fois, on trouve l'attitude personnelle de Gide sur cette
question : « Tout chrétien qui ne parvient pas à
la joie rend la passion du Christ inutile et par cela même l'aggrave.
Vouloir porter la croix du Christ, souhaiter d'épouser ses souffrances,
n'est-ce pas méconnaître son don ? » Ainsi Alissa
méconnaît-elle, ou simplement choisit de méconnaître,
le droit au bonheur ici et à présent, le bonheur que lui
offriront les beautés et les plaisirs simples et ordinaires de ce monde.
Elle voit clairement la distinction entre la joie suprême et celle des
hommes qui est superficielle et éphémère, et elle choisit
la première qui, selon ses propres croyances, exclut de toute
façon la dernière. Elle voit sa réalisation après
la mort, près de Dieu, et cette heure est arrivée. Elle note dans
son journal : « A présent levez-vous. Voici
l'heure... »230(*) Alissa s'identifie au Christ, et elle ne trouve que
dans ses paroles l'approbation de ses propres actes qu'elle ne peut expliquer
et justifier autrement. Elle garde ses conviction jusqu'à la fin :
« Heureux dès à présent, disait Votre sainte
parole, heureux dès à présent ceux qui meurent dans le
Seigneur. »231(*)
Gide, comme il le dit, a voulu peindre une déformation
protestante de l'idéal chrétien. Cela est vrai et constitue une
certaine limitation qui se justifie, mais son récit suggère avec
insistance que cet idéal chrétien est une hypothèse
gratuite pour laquelle l'homme compense certains échecs de sa vie,
hypothèse dont la force vient de ce qu'elle échappe à tout
contrôle.232(*)
Nous pouvons conclure que tous les deux, Alissa et Jérôme, avaient
en vérité le même but, et la parole du Christ leur a
dicté le même message qui aurait dû les conduire
jusqu'à l'accomplissement spirituel. Mais ils l'ont
interprété différemment, et c'est cela qui les a conduits
vers une fin tragique. Jérôme voulait atteindre Dieu avec la main
d'Alissa dans la sienne, mais Alissa avait une autre vision de leur bonheur qui
ne se trouvait nulle part sur la terre. Elle tend fortement à tuer en
elle l'amour qui l'éloignerait de Dieu, et n'y voit que l'obstacle sur
la route étroite qui mène vers le Paradis. Eprise d'un
idéal quasi inaccessible de sainteté, elle offre son sacrifice
pour rendre les autres heureux, et en s'effaçant devant Dieu elle efface
toute son existence. Elle domine dans notre analyse des
références bibliques dans La porte étroite parce
que toute sa vie est guidée par la parole du Christ et par
l'idéal du bonheur qu'elle souhaite obtenir en triomphant sur
l'imperfection de l'âme humaine.
5.2. La parabole de la symphonie
pastorale
Comme le dit Germaine Brée, le Christ incarne pour Gide
une certaine tendance morale gidienne, la tendance à vouloir
échapper au poids de la vie par l'amour, un amour où
l'émotivité et le refus des responsabilités tiennent une
large place, cet amour justement dont, dans La symphonie pastorale,
Gide fera le procès. A travers la déconvenue de son pasteur,
Gide fait le procès de cet évangile d'amour, extrait des paroles
du Christ. Ce qui a conduit Gertrude à se suicider était en
ensemble de préoccupations chrétiennes contradictoires chez le
Pasteur et chez son fils : l'un tue Gertrude grâce à la
doctrine évangélique du pur amour, l'autre à l'aide de
Saint Paul et de l'orthodoxie. Le Pasteur, tâchant d'élever
Gertrude dans une vision utopique du monde, cherche l'appui dans les paroles du
Christ et essaye d'inventer une nouvelle doctrine personnelle, fondée
sur l'amour divin qui ne connaît pas le péché. En fait, il
cherche dans la parole de Dieu une autorisation pour son amour. On peut dire
qu'il rédige une sorte de parabole particulière qui tire ses
origines des paraboles bibliques que le Pasteur cite souvent.
Gertrude est pour le Pasteur la brebis perdue qu'il a
retrouvée et remise sur le bon chemin. Elle était perdue dans un
cercle étroit de sensations coutumières qui formaient son
univers, et une fois amenée au monde réel, elle se sent
incertaine et ses genoux fléchissent sous elle. Pour soulager sa femme
et sa colère causée par l'apparition soudaine de cet intrus,
le Pasteur évoque la fameuse parabole233(*) : « Je
ramène la brebis perdue. »234(*) Il se voit comme le saveur de cette âme
malheureuse, et cette parabole l'aide à justifier devant Amélie
son acte bienveillant qui n'est dirigé que par le Livre saint :
Dieu mit en ma bouche les paroles qu'il fallait pour l'aider
à accepter ce que je m'assure qu'elle eût assumé,
volontiers, si l'événement lui eût laissé le temps
de réfléchir et si je n'eusse point ainsi disposé de sa
volonté par surprise.235(*)
Il veut manipuler l'esprit chrétien de sa femme en
essayant d'éveiller en elle ce qui est propre à un vrai
chrétien - le pardon : « (Le pardon des offenses, ne nous
est-il pas enseigné par le Christ immédiatement à la suite
de la parabole sur la brebis égarée ?) »236(*) La parenthèse dans le
texte transforme d'ailleurs Amélie en brebis perdue.237(*) L'aspect faussement
théologique permet de confondre intérêt du ciel et
intérêt personnel, foi religieuse en Dieu et confiance en une
méthode d'éducation : « Oui, je voudrais soulever
chacun jusqu'à Dieu. »238(*) Ce qui gêne le Pasteur, c'est que la parabole
de la brebis égarée est toujours mal-comprise par des
chrétiens, et notamment par sa femme :
Que chaque brebis du troupeau, prise à part, puisse aux
yeux du berger être plus précieuse à son tour que tout le
reste de troupeau pris en bloc, voici ce qu'elles ne peuvent s'élever
à comprendre. Et ces mots : « Si un homme a cent brebis
et que l'une d'elles s'égare, ne laisse-t-il pas le
quatre-vingt-dix-neuf autres sur les montagnes, pour aller chercher celle qui
s'est égarée ? » - ces mots tout rayonnants de
charité, si elles osaient parler franc, elles (les âmes
chrétiennes) les déclareraient de la plus révoltante
injustice.239(*)
Il ajoute encore : « C'était toujours le
même grief, et le même refus de comprendre que l'on fête
l'enfant qui revient mais non point ceux qui sont demeurés, comme le
montre la parabole. »240(*) Ainsi explique-t-il sa conduite bienveillante et
généreuse envers la jeune aveugle, la conduite que son
épouse considère comme un traitement injuste par rapport à
ses propres enfants. Il cite de nouveau l'Evangile selon Luc :
« N'ayez point l'esprit inquiet. »241(*) Et on voit de nouveau le
Pasteur manipulant, peut-être inconsciemment, l'esprit d'Amélie
qui incarne le chrétien conventionnel en lui imposant les paroles du
Christ comme la justification de ses actes.
Pour le monde idéal dont on a déjà
parlé, le Pasteur trouve l'inspiration dans les paroles saintes, surtout
dans l'Evangile selon Matthieu. En considérant Gertrude comme un
être touché par le doigt de Dieu, il pense qu'elle peut atteindre
ce qui est inaccessible pour les hommes qui peuvent voir. Sa prière est
identique aux paroles du Christ : « Je te rends grâces,
ô Dieu, de révéler aux humbles ce que tu caches aux
intelligents. »242(*) La cécité de Gertrude est pareille
à l'innocence et la pureté des enfants, et son âme est
vide, déserte, et ainsi parfaite pour le projet du Pasteur - de la
former selon sa vision d'un univers plus beau, meilleur, intacte. Pour imaginer
une innocence première, il lui suffit de prendre au pied de la lettre et
hors de son contexte la formule du Christ : « Si vous
étiez aveugles, vous n'auriez point de
péché. »243(*) Ainsi, identifie-t-il quasiment cette parole
à Gertrude elle-même, mais il va s'appliquer à
l'aveuglement moral censé équivaloir à la
cécité physique.244(*)
Après le concert à Neuchâtel, la jeune
fille est capable d'aborder les problèmes métaphysiques, et c'est
à ce moment du récit que le Pasteur doit affronter la question de
l'initiation de Gertrude à la Bible. Il est soucieux d'accompagner le
plus possible sa pensée, et il préfère qu'elle ne
lût pas beaucoup sans lui, et principalement la Bible qu'il
métamorphose en une bible à lui. Après avoir relu le
premier cahier de son journal, il doit avouer en toute conscience son amour, et
c'est logiquement qu'il va effectuer une autre relecture, celle de
l'Evangile.245(*) Il
change le Livre des livres, afin de le faire aller dans le même sens, et
de cette manière il inventera un nouvel Evangile :
« L'instruction religieuse de Gertrude m'a amené à
relire l'Evangile avec un oeil neuf. »246(*) Cette instruction religieuse
comporte une interprétation biblique orientée par son amour
inavoué.
La lecture nouvelle de l'Evangile a pour seule fonction de
confirmer une conviction personnelle : le sentiment pour Gertrude ne
saurait être coupable. Dressant contre Saint Paul le Christ
lui-même, le Pasteur fonde son orthodoxie sur l'élimination de la
loi et du péché. Il découvre que nombre des notions dont
se compose la foi chrétienne relèvent non des paroles du Christ
mais des commentaires de Saint Paul, dans lesquels il trouve les commandements,
les menaces et les défenses. Jacques qui est étudiant de
théologie, reproche à son père de choisir dans l'Evangile
ce qui lui plaît, et il refuse de dissocier le Christ de Saint Paul et de
sentir une différence d'inspiration. Jacques n'est pas sensible à
l'accent divin des paroles du Christ. Au moment où il avoue ses
sentiments pour Gertrude à son père, le Pasteur songe à la
malédiction de Jésus sur Judas. Il voit en son fils un traitre
qui ne cherche que d'abuser l'infirmité de la jeune fille. Il est
prêt à renoncer à lui s'il essaie de gâter l'idylle
qu'il tâchait de construire pour Gertrude et lui-même. Selon
Dambre, le Pasteur joue aussi avec les mots. Il ne cesse d'entretenir
l'ambiguïté entre l'amour-charité ou amour divin et l'amour
passion. Gertrude souligne cette confusion en disant toujours « notre
amour », et le Pasteur se trouve dans un piège de sentiments
qu'il ne réussit pas à différencier et définir.
Le vaste champ des Ecritures offre les fleurs indispensables
à qui sait les cueillir et le Pasteur ne se prive pas de le faire. Il
trouve l'épuisement sans fin de l'amour dans l'Evangile. Lorsqu'il se
débat avec la montée en lui de ses rêves et de ses
désirs alors innommables, la Bible lui est d'un grand secours. A partir
de citations et d'allusions, il crée l'impression qu'il traite de tout,
alors qu'il se borne aux textes utiles et qu'il les tronque. De même que
Gide a cherché dans une interprétation libre de l'Evangile les
bases d'une religion personnelle de l'amour, de même le Pasteur scrute
anxieusement les textes pour y trouver réponse à la question
palpitante de son coeur : l'amour, est-il une
justification ?247(*) Il adhérera à cette loi d'amour dans
le mensonge pathétique et la trahison d'une âme
prisonnière, d'une personnalité engagée dans une loi.
Le Pasteur évite de donner connaissance à
Gertrude de certains textes de Saint Paul dont il pratique la censure, afin de
la mener vers Dieu où l'amour demeure. Il découvre à
travers les paroles de Saint Paul et malgré lui un état
d'innocence précédant la loi, qu'il attribue
spécieusement à Gertrude.248(*) Il souhaite préserver l'esprit enfantin de la
jeune aveugle pour la diriger vers le chemin où l'amour occupe la place
centrale, l'amour sur laquelle se fonde la religion chrétienne. Selon
lui, la méthode pour arriver à la vie bienheureuse249(*) est évidemment de
revenir et de rester dans l'état de la joie innocente et propre qui
caractérise l'enfant - le symbole du chrétien authentique :
« Si vous ne devenez semblables à des petits enfants, vous ne
sauriez entrer dans le Royaume. »250(*) Ce sont les mots que le Pasteur emploie devant son
fils pendant leur discussion sur Saint Paul et le Christ, pour autoriser son
objectif divin qu'il essaie de réaliser avec la formation de Gertrude.
On voit clairement qu'il cite souvent les évangiles, et se sont
exactement les parties de la Bible qu'il a choisies pour instruire la jeune
fille : il refuse de lui donner les épitres de Paul où elle
peut lire des textes sur le péché, et il lui fait lire les quatre
évangiles, les psaumes, l'apocalypse et les trois épîtres
de Jean.251(*) Il
choisit précisément les paroles qui confirment sa vision du monde
parfait où il veut abriter Gertrude, un monde où l'amour de Dieu
règne : « Dieu est lumière et il n'y a point en
lui de ténèbres. »252(*) Le Pasteur veut guider Gertrude sur cette route qui
mène à la lumière. Il veut l'accompagner et ainsi se
sauver lui-même de l'obscurité du monde humain. En revenant
à la notion de cécité, nous pouvons ajouter que celle du
Pasteur consiste aussi dans cette recherche aveugle des approbations dans la
Bible pour ses sentiments qu'il n'a su d'abord s'avouer. En jouant le
rôle du Bon Pasteur253(*), il commet la faute impardonnable envers Gertrude,
Amélie, son fils et Dieu lui-même : il empêche le
bonheur de ses proches, et le fait au nom de Dieu en abusant de sa parole au
service de son péché.
Jacques oppose à son père une objection majeure
qu'il n'écoute pas : « Ne cause point par ton aliment la
perte de celui pour lequel le Christ est mort. »254(*) Après que Jacques a
tenté en vain d'ouvrir les yeux de son père sur le vrai sens de
l'Epitre aux Romains, le Pasteur, dans sa hantise du bonheur, conclut :
C'est le départ d'une discussion infinie. Et je
tourmenterais de ces perplexités, j'assombrirais de ces nuées, le
ciel lumineux de Gertrude ? - Ne suis-je plus près du Christ et ne
l'y maintiens-je point elle-même, lorsque je lui enseigne et la laisse
croire que le seul péché est ce qui porte atteinte au bonheur
d'autrui, ou compromet notre propre bonheur ?255(*)
Abandonné à cet amour effréné, le
Pasteur ne veut pas voir qu'il se perd, qu'il perd Gertrude, et qu'il perd son
fils. Pour s'éloigner de Dieu, il prononce cette parole :
« C'est au défaut de l'amour que nous attaque le
Malin. »256(*)
C'est un appel au secours, pour revenir à Dieu.257(*) Le piège se referme
quand le Pasteur, fourvoyé dans cet amour, trahit la charité en
ne mettant pas Gertrude en garde contre ce qu'elle appelle leur amour.
C'est l'âme déchirée entre la charité et la
passion que le Pasteur appellera Dieu à son secours, pour autoriser sa
passion. La désillusion finale de Gertrude, celle qui provoque son
suicide, est celle d'une conscience qui s'ouvre sur le monde, qui lit son
péché dans les soucis des hommes, et qui regrette l'innocence
première, qui refuse ce poids, cette damnation qu'apporte la conscience.
La parole de Dieu avertit et sanctionne, et le Pasteur se condamne et condamne
Gertrude en voulant en occulter certains aspects et l'utiliser à son
profit.258(*) C'est
ainsi que la jeune fille expliquera son suicide, par la condamnation qu'elle a
découverte dans la Bible à l'insu du Pasteur :
« Je me souviens d'un verset de Saint Paul que je me suis
répété tout un jour : Pour moi, étant
autrefois sans loi, je vivais, mais quand le commandement vint, le
péché reprit vie, et moi je mourus. »259(*) On peut dire que la parabole
du Bon Pasteur, qui à l'origine autorise l'adoption de la fille aveugle,
se transforme par l'imposture incontestable en parabole gidienne du mauvais
pasteur, et que les références bibliques, de loin en loin
perdues, font rétrospectivement de la symphonie une
disharmonie : « La voix si mélodieuse de
Gertrude se transforme en cri et en murmure. L'harmonie a disparu, le
charme s'est dissipé. »260(*)
Ainsi se terminent l'idylle d'Alissa et celle du Pasteur. Le
réveil du rêve d'un monde meilleur et plus beau est frappant, et
ouvre les yeux de l'esprit à une vérité cruelle. Ces deux
personnages cherchent soigneusement dans la Bible les paroles qui autoriseront
leurs actes incompréhensibles qui font tant de mal à ceux qui les
aiment. Nous avons témoigné du destin tragique d'Alissa, qui
avait, au nom de l'idéal de l'amour sacré, sacrifié son
bonheur terrestre et taché d'étouffer en soi les appels de la
passion et du besoin. Elle a trouvé dans l'Evangile l'obligation
imposée par Dieu, celle de sainteté, et au nom de ce but, elle a
fait disparaître le côté humain de son être. De cette
manière elle a repoussé l'amour de Jérôme, qui, en
regardant dans la même direction, avait une vision de sainteté
plus romantique, qui engagerait les deux, qui deviendront un seul être
pouvant entrer par la porte étroite qui mène à Dieu. Nous
avons vu aussi comment le Pasteur a instruit la conception du monde et de la
vie de Gertrude par son interprétation idéaliste et de
l'Evangile. Ainsi la parole du Livre saint qui est supposée être
la source de la direction spirituelle de ces deux rêveurs malheureux,
devient la cause de la tragédie de leur destin, ainsi que de celui de
Jérôme, de Gertrude et d'Amélie. Dans ces deux
récits on sent l'ironie forte de l'auteur à l'égard du
mensonge dans lequel ces personnages vivent et de leur perception des paroles
du Christ. Gide trouve le catholicisme inadmissible et le protestantisme
intolérable, et il les critique dans ces deux oeuvres à travers
les personnages ambigus et leurs vies malheureuses. Il lui paraît
monstrueux que l'homme ait besoin de l'idée de Dieu pour se sentir
d'aplomb sur terre, qu'il soit forcé de consentir à des
absurdités pour édifier quoi que ce soit de solide, qu'il se
reconnaisse incapable d'exiger de lui-même ce qu'obtenaient
artificiellement de lui des convictions religieuses, de sorte qu'il laisse
aller tout à néant sitôt qu'on dépeuple son
ciel.261(*) On peut
reconnaitre dans ces pensées la condamnation des personnages de ces deux
récits.
Nous pouvons conclure que le péché de ces
héros consiste en une faute fatale faite au nom de Dieu et
dirigée par leur désir de l'atteindre et de comprendre d'une
manière personnelle ce qu'il nous enseigne. Cette faute est mensonge
à soi queGide définit dans le Journal des
Faux-Monnayeurs : « celui qui éprouve le besoin de
se persuader qu'il a raison de commettre tous les actes qu'il a envie
de commettre ; celui qui met sa raison au service de ses instincts, de ses
intérêts, ce qui est pire, ou de son
tempérament. »262(*) Nous ajoutons à la fin de cette partie un
passage de son Journal qui explique son sentiment pour Dieu, qui
diffère de celui d'Alissa et du Pasteur, ce sentiment qui oriente leur
vie vers une direction non souhaitée, vers l'abime, vers la mort :
Je puis croire en Dieu, croire à Dieu, aimer Dieu, et
tout mon coeur m'y porte. Je puis soumettre à mon coeur mon cerveau.
Mais, par pitié, ne cherchez pas de preuves, de raisons. Là
commence l'imparfait de l'homme ; et je me sentais parfait dans
l'amour.263(*)
La parabole des aveugles, Pieter Brueghel l'Ancien,
1568. Le titre fait référence à la parabole du Christ aux
Pharisiens : « Laissez-les. Ce sont des aveugles qui guident des
aveugles. Or, si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous les deux dans
la fosse. » (Matthieu 15 :14) Ce tableau est
évoqué par Marc Dambre dans son analyse de La symphonie
pastorale.
Conclusion
A travers les deux histoires d'amour, peut être les plus
touchantes de toutes celles qu'André Gide a écrites, nous avons
vu comment l'âme humaine était incapable de respecter les lois qui
lui étaient imposées. Nous avons témoigné de
l'incapacité de l'homme à lutter contre sa propre nature, et
ainsi nous avons découvert l'intention véritable de Gide :
la critique du mensonge qui devenait de plus en plus intolérable dans sa
vie personnelle264(*),
incarné dans le personnage du Pasteur de La symphonie pastorale,
ainsi que la confession du conflit intérieur, c'est-à-dire
le déchirement entre les exigences de la vertu et celles de la vie,
incarné dans le personnage d'Alissa.265(*) L'analyse détaillée de ces deux
récits nous a permis de comprendre comment on peut révéler
la vraie nature de l'âme humaine en étudiant son comportement dans
les rapports amoureux, c'est-à-dire en plongeant profondément
dans les causes et les raisons par lesquelles elle justifie ses actes et les
sentiments éprouvés. Même si ce travail était
concentré sur la construction des personnages romanesques, nous pouvons
dire que nous y avons trouvé les vérités universelles
concernant l'amour et l'homme, en nous appuyant parfois sur les
stéréotypes établis, comme par exemple la
cécité dans l'amour, le besoin d'idéaliser l'être
aimé ainsi que de le posséder, la différenciation de
l'amour humain et l'amour divin etc. Nous avons montré comment les
personnages de ces deux oeuvres avaient construit leur monde à l'aide
des contraintes religieuses, chrétiennes. Ces contraintes sont
très souvent fortifiées par leur propre vision d'une vie
meilleure, d'une vie plus respectable et plus digne de vivre que celle des
hommes ordinaires et médiocres. En ce sens, cette vision devient
elle-même une contrainte, plus dangereuse et nuisible car ce sont les
personnages-mêmes qui l'imposent à leur esprit.
Le travail sur l'oeuvre d'André Gide est presque
impossible sans la connaissance des moments de sa biographie qui ont
influencé sa création, et qui se reflètent très
souvent dans les événements décrits. Ce sont, d'une
manière ou d'une autre, toujours des expériences vécues,
et les inquiétudes personnelles qu'on lit dans l'oeuvre de Gide. C'est
aussi une des preuves que ce qui tourmente ces héros littéraires,
peut exister réellement parmi tous les hommes, dans la
réalité. A la représentation du réel, Gide
préfère l'imagination du possible. Il choisit la focalisation
restreinte, la liberté des personnages, les possibilités de la
liberté humaine - d'où l'autonomie des êtres
inventés.266(*)
Même si l'auteur insiste sur sa volonté de seulement
« bien peindre et d'éclairer bien sa peinture », il
ajoute pourtant : « Cela peut n'aller point sans quelque
passion. »267(*) Gide reprochait à la critique d'avoir
cherché à travers ses livres son opinion personnelle, et il
bornait son rôle à faire réfléchir le lecteur en lui
servant des convictions, des opinions toutes faites.268(*) Alors, son rôle, ainsi
que le rôle de ses héros, était de nous instruire d'une
certaine manière à propos de l'âme humaine marquée
par le doute, la peur et dans le cas de l'amour - la soumission
involontaire.
On peut dire que le personnage essentiel du drame gidien est
la femme, parce qu'elle était refusée à la chair de Gide.
Il est parti dans la vie en s'imposant l'obligation morale, qui venait d'une
grande partie de son éducation puritaine, de renoncer à l'objet
de ses désirs. Il avait une vision idéalisée et
angélique de la femme, ce qu'il devait à deux femmes qui
s'occupèrent de lui après la mort de son père : sa
mère et Anna Shackleton, qui présentaient dans les yeux de jeune
Gide la pureté même, et qui le préservaient jalousement de
tout contact charnel. On les reconnait dans les figures des personnages
féminins qui sont présentés dans notre étude,
Gertrude et Alissa. Ce sont des êtres qui mettent un abîme entre
leurs rêves et la réalité, abîme où se
complaît leur âme saturée d'exquises imaginations :
« Cette aspiration constante vers l'irréel, vers
l'immatériel est sans aucun doute la plus délicieuse griserie que
puisse goûter un être humain. »269(*)
Dans l'oeuvre de Gide, notamment dans La porte
étroite, nous assistons au plus tragique phénomène de
sublimation des désirs refoulés, en matière d'amour. Plus
les événements éloignent Jérôme de sa
cousine, plus il la place haut dans son âme. D'une simple créature
de chair il crée un être idéal, dont il épure chaque
jour l'image, à mesure qu'elle devient plus inaccessible. Ainsi, comme
par un phénomène de réflexion, Alissa, devenue l'objet
d'un tel mirage, renvoie sur l'amour qu'elle inspire comme une lumière
surnaturelle qui le métamorphose et le rend immatériel,
mystique.270(*) On peut
dire que dans le cas de Jérôme et d'Alissa, ainsi que dans celui
de Gertrude et du Pasteur, l'amour est toujours tourné vers cette
dimension supérieure, mystique, céleste. Mais, on ne peut pas
dire que le côte charnel de l'amour est complètement
négligé et étouffé. Nous avons évoqué
les moments où les mains et les lèvres de Gertrude et du Pasteur
se rencontraient, même si le maître ne s'attarde jamais à la
description et à l'élaboration détaillées de
moments pareils, comme s'il voulait garder dans les yeux des lecteurs, ainsi
que dans les siens, le caractère particulier de ses sentiments que
chaque nuance de nature sexuelle tronquerait. On retrouve la même
tendance chez Alissa qui en constitue probablement le plus fort exemple. Dans
la partie consacrée à l'amour humain, nous avons vu comment elle
échappait à chaque occasion qui éveillerait la femme en
elle. Le combat que ces personnages entreprennent pour triompher sur leur
nature humaine est exactement celui qui les a amenés à
l'abîme et les a détruits. On peut dire qu'ils l'ont compris
à la fin, puisque chacun parmi eux est devenu conscient de sa
faute ; ils ont tous péché, consciemment ou
inconsciemment : Gertrude grâce à l'influence de son tuteur,
le Pasteur grâce à son désir aveugle de réaliser une
illusion, Alissa grâce au refus du bonheur terrestre, et
Jérôme grâce à son impatience, son ingratitude et son
grand besoin de la présence de sa bien-aimée.
Comme on l'a vu plusieurs fois dans notre étude, ces
deux histoires présentent beaucoup de traits communs au niveau de la
construction des personnages, de leurs sentiments éprouvés, de
l'inspiration de l'auteur, ainsi que des idées contestées et
critiquées. Le titre des deux récits évoque le même
objectif, le même sentiment : l'harmonie parfaite entre l'homme et
la nature qui est l'image de Dieu omniprésent, et le chemin qu'il faut
choisir pour l'atteindre. Dans les deux cas, cet objectif insinué par le
titre n'est pas réalisé, et est montré à travers
l'histoire d'amour comme un rêve illusoire et impossible. On assiste
à un questionnement perpétuel des personnages, mais aussi de
l'auteur lui-même. Gide traduit le tourment intérieur de la
culpabilité en recourant à des figures bibliques.271(*) Le même besoin est
présent chez Alissa, Jérôme et le Pasteur. Le sentiment de
la culpabilité domine leur vie, et c'est particulièrement la
culpabilité envers Dieu. La Bible représente pour eux une sorte
de consolation, mais aussi la source des justifications de leurs actes qu'ils
questionnent très souvent en se rendant compte qu'ils ne sont pas
toujours justes et honnêtes envers les autres. Dans notre analyse des
références bibliques on voit clairement comment
l'interprétation personnelle de l'Ecriture dirige ces personnages vers
un chemin faux qui échappe à la réalité et cause
inévitablement l'échec et la perdition. Ainsi, en dissociant et
en confondant à la fois les sentiments humains, terrestres, avec les
aspirations spirituelles, les héros de La porte étroite
et de La symphonie pastorale errent en essayant de les
réconcilier.
Ce qui représente l'idéal commun à tous
les personnages de ces deux récits est le vrai amour qu'ils cherchent
dans les premières affinités romantiques de leur esprit. Il
s'agit incontestablement du premier amour dans leur vie, mais leurs perceptions
de l'amour parfois diffèrent l'une de l'autre en créant les
variantes diverses de l'explication de l'attachement et de tendresse que la
personne ressent envers une autre personne. Dans le cas de Gertrude, il s'agit
de la reconnaissance envers le Pasteur pour avoir lui montré les
beautés extraordinaires du monde, et pour lui avoir enseigné
à reconnaître les rapports mystérieux entre les
représentations sensorielles du monde extérieur et les coins
cachés de l'âme. Pour le Pasteur, l'amour n'est que quelque chose
de pur et élevé, qui émane de Dieu et qui revient à
lui, et ainsi remplit l'esprit humain d'une sensation profondément
religieuse de l'appartenance à l'harmonie universelle. Pour
Jérôme, l'amour est l'idéal vers lequel l'âme
s'oriente, et qui donne le sens à l'existence humaine,
c'est-à-dire que pour lui Alissa n'est pas seulement l'objet de l'amour,
mais l'idée de l'amour lui-même qui lui est donné par Dieu
et décide sa vie. Et pour Alissa, le personnage qui occupe une place
particulière dans notre étude, ainsi que dans l'opus
littéraire entier de Gide, l'amour est la vertu vers laquelle les
âmes les plus pures doivent se diriger. A notre avis, le mot qui est
étroitement lié à la notion d'amour est
l'ambigüité. On peut toujours trouver des comportements
schématiques dans la conduite des amoureux, mais cela ne signifie pas
qu'ils les définissent et les expliquent. L'amour est toujours nouveau,
différent, surprenant, et change chaque personne qu'il touche. Cela est
excellemment montré dans ces deux oeuvres, puisqu'elles
témoignent des actes et paroles qui souvent contredisent les
pensées et les sentiments réels des personnages.
Le truisme tragique dont nous persuadent ces deux histoires
d'amour est le suivant : qu'un premier amour décide de toute une
vie ; et qu'il ouvre aux uns les portes du ciel, aux autres celles de
l'enfer. Que ce premier amour se parachève ou qu'il se brise, peu
importe ; l'essentiel est qu'il dépose dans le coeur un germe
vivace, et que la face du monde en est transformée.272(*) Jérôme
s'écrie du fond de son coeur : « O feinte exquise de
l'amour, de l'excès même de l'amour, par quel secret chemin tu
nous menas du rire aux pleurs et de la plus naïve joie à l'exigence
de la vertu ! »273(*) Cette pensée a guidé notre travail qui
avait pour objectif d'étudier et de montrer à travers l'analyse
de deux oeuvres de fiction comment l'amour change l'homme et dans quelle mesure
il le détache du monde réel qui l'entoure ; comment
l'être aimé devient le centre unique de sa vie et la raison
fondamentale de son existence. On ne peut pas faire le plan selon lequel on
classerait les personnalités et leur perception de l'amour qui
définirait leur destin. Mais ce qui est sûr, et ce qui conclut
notre étude en ouvrant en même temps la porte aux
possibilités de la recherche des nouvelles théories, c'est que
« du moment qu'il aime, l'homme même le plus sage ne voit aucun
objet tel qu'il est ».274(*)
Les repères
bibliographiques
Les textes d'André Gide :
1. GIDE, André, La porte étroite,
Paris, Mercure de France, Collection Folio, 1956, 185 p.
2. GIDE, André, La symphonie pastorale, texte
publié par Claude MARTIN, Paris Lettres Modernes, Minard, 1970, 259
p.
3. GIDE, André, Journal des Faux-Monnayeurs,
Paris, Gallimard, 1927, 140 p.
4. GIDE, André, Journal, Une anthologie
(1889-1949), choix et présentation de Peter Schnyder avec la
collaboration de Juliette Solvès, Paris, Gallimard, 2012, 455 p.
Ouvrages critiques sur la littérature
française du XX? siècle :
1. JULIEN, Claudia, Dictionnaire de la Bible dans la
littérature française, figures, thèmes, symboles, auteurs.
Paris, Vuibert, 2003, 490 p.
2. LABOURET, Denis, Littérature française du
XX siècle (1900-2010). Paris, Armand Colin, 2013, 286 p.
3. MOELLER, Charles, Littérature du XX
siècle et christianisme, I Silence de Dieu. Tournai, Casterman,
1967, 447 p.
4. TOURET, Michelle, Histoire de la littérature
française du XX siècle, Tome I 1898-1940. Rennes, Les PUR,
Presses universitaires, Collection « Histoire de la
littérature française », 2000, 347 p.
Ouvrages critiques sur l'oeuvre d'André
Gide :
1. BASTIDE, Roger, Anatomie d'André Gide.
Paris, P.U.F., 1927, 173 p.
2. BREE, Germaine, André Gide, l'insaisissable
Protée. Paris, Les Belles Lettres, 1953, 371 p.
3. DAMBRE, Marc, La symphonie pastorale d'André
Gide. Paris, Gallimard, 1991, 214 p.
4. MARTIN, Claude, André Gide ou la vocation du
bonheur I, 1869-1911. Paris, Fayard, 1998, 699 p.
5. MARTINET, Edouard, André Gide. Lamour et la
divinité. Paris, Editions Victor Attinger, 1931, 221 p.
6. MARTY, Eric, André Gide; Entretiens
Gide-Amrouche. Tournai, La renaissance du livre, Collection Signatures,
1998, 316 p.
7. MASSON Pierre et Jean-Michel WITTMANN, Dictionnaire
Gide. Paris, Classiques Garnier, 2011, 457 p.
8. MATIC, Dusan, Andre Zid, Imoralist. Belgrade,
Nolit, 1956, 525 p.
9. MOUTOTE, Daniel, Le Journal de Gide et les
problèmes du Moi (1889-1925). Genève, Slatkine Reprints,
1998, XIX-679 p.
10. THIERRY, Jean-Jacques, André Gide,
Romans, Récits et Soties, OEuvre lyriques. Paris, Editions
Gallimard, 1958, XL-1614 p.
11. ZORICA, Vukusic Maja,André Gide : Les
gestes d'amour et l'amour des gestes. Paris, Orizons, Collection
dirigée par Peter Schnyder, 2013, 506 p.
Articles critiques sur l'oeuvre d'André
Gide :
1. BLOT-LABARRIERE, Christiane, « André
Gide : La symphonie pastorale. Explication de texte »,
L'école des lettres, 2e cycle, 1er octobre
1988, pp. 13-22.
2. XIAOYA, Xu, « Recherche esthétique sur la
nature chez André Gide »,Beijing, Revue de GERFLINT,
2009, Synergies Chine n°4, pp. 71-80.
Autres ouvrages cités :
1. HUGO, Victor, Les misérables II. Paris, Le
livre de poche, Classiques, 1998, 2019 p.
2. LA BIBLE, Traduction officielle liturgique, Paris,
AELF, 2013, 2084 p.
3. LINSSEN, Ram, De l'amour humain à l'amour divin.
Editions Etre libre, 1953, les lignes extraites des
conférences « Madras -Bénarès »
1947-49 par Krishnamurti, 53 p.
4. MARAGUIANOU, Evangelie, L'amour et la mort chez Platon
et ses interprètes. Thèse de doctorat d'Etat sous la
direction de Jean-Louis Vieillard Baron, Tours, 1990, XXII-419 p.
5. PLATON, Le banquet. traduit par Luc BRISSON,
Paris, GF Flammarion, 1998, 261 p.
6. STENDHAL, De l'amour. Paris, Gallimard, Collection
Folio, 1980, 564 p.
Sitographie :
1. DUROSAY, Daniel. Gidiana. [en ligne].
http://www.gidiana.net/
[page consultée le 1/03/2015].
2. NIDISH. Art - littérature et spiritualité.
[en ligne].
http://nidish.unblog.fr/
[page consultée le 1/03/2015].
3. JACQUEMELLE, Guy-Max. A la lettre.com. Le site
littéraire. [en ligne].
http://www.alalettre.com/index.php
[page consultée le 10/03/2015].
4. PICANDET, Fabrice. E-Gide. [en ligne].
http://e-gide.blogspot.fr/
[page consultée le 10/03/2015].
5. PLANELLES, Georges. Expressio.fr. Les expressions
françaises décortiquées.
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http://www.expressio.fr/ [page
consultée le 15/03/2015].
6. SAGAERT, Martine. Andre-gide.fr. [en ligne]
http://www.andre-gide.fr/
[page consultée le 16/03/2015].
7. MEUNIER, Loïc. La pensée de Simone Weil. [en
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http://pensees.simoneweil.free.fr/amour.html
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8. ONLINE PARALLEL BIBLE PROJECT. Bible en ligne. [en
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9. SKAYEM, Hady C. Espace des citations. [en ligne]
http://www.espacefrancais.com/citations/?searchq=Andr%C3%A9+Gide
[page consultée le 10/05/2015].
* 1 PLATON, Le banquet,
traduit par Luc BRISSON, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 145.
* 2 MATIC, Dusan, Andre Zid,
Imoralist, Belgrade,Nolit, 1956, p. 16.
* 3 L'origine du terme
« gidisme » vient du nom d'André Gide, permettant de
résumer sa morale de la sincérité et d'affirmer
l'autonomie et l'originalité de l'individu, qui assume ses
contradictions à l'examen critique permanent. Selon le Dictionnaire
culturel en langue française sous la direction d'Alain Rey et
publié en 2005, le gidisme apparaîtra en 1936.
* 4 MARTIN, Claude,
André Gide ou la vocation du bonheur I, 1869-1911, Paris,
Fayard, 1998, p. 488.
* 5 THIERRY, Jean-Jacques,
André Gide, Romans, Récits et Soties, OEuvre
lyriques, Paris, Editions Gallimard, 1958, p. 1545.
* 6 Amie de la mère de
Gide, morte en 1884.
* 7Ibid.,p. 1546.
* 8 MARTIN, op.cit.,
p. 486.
* 9 MARTINET, Edouard,
André Gide. Lamour et la divinité, Paris, Editions
Victor Attinger, 1931, p. 147.
* 10 THIERRY, op.cit.,
p.1550.
* 11 Ibid.,p. 1582.
* 12Ibid.,p. 1582.
* 13 MARTINET,
op.cit.,p. 155.
* 14 JULIEN, Claudia,
Dictionnaire de la Bible dans la littérature française,
figures, thèmes, symboles, auteurs, Paris, Vuibert, 2003, p.
242.
* 15 GIDE, André,
La symphonie pastorale, texte publié par Claude MARTIN, Paris,
Lettres Modernes, Minard, 1970, p. 82. ; (dorénavant
SP)
* 16 GIDE, André,
La porte étroite, Paris, Mercure de France, Collection Folio,
1956, p. 5. ; (dorénavant PE)
* 17 MARAGUIANOU, Evangelie,
L'amour et la mort chez Platon et ses interprètes, Tours, 1990,
p. 12.
* 18 Cité de :
http://pensees.simoneweil.free.fr/amour.html
* 19 LINSSEN, Ram, De
l'amour humain à l'amour divin, Editions Etre libre, 1953,
les lignes extraites des conférences « Madras
-Bénarès » 1947-49 par Krishnamurti, pp. 170-171.
* 20 Sri CHINMOY, guru
indien, 1931-2007
* 21 Cité de :
http://nidish.unblog.fr/2009/08/31/question-reponse-de-sri-chinmoy-lamour-humain-et-lamour-divin/
* 22PE, op.cit.,p.
32.
* 23SP, op.cit.,p.
74.
* 24 PE, op.cit.,
p. 32.
* 25Ibid.,p.
164.
* 26Ibid., p.
105.
* 27 SP,
op.cit., p. 54.
* 28Ibid., p.
102.
* 29Ibid., p.
104.
* 30 SP,
op.cit.,p. 54.
* 31 PE, op.cit.,p.
49.
* 32Ibid., p.
108.
* 33Ibid., p.
163.
* 34 ZORICA, Vukusic Maja,
André Gide : Les gestes d'amour et l'amour des gestes,
Paris, Edition Orizons Universités, Collection dirigée par
Peter Schnyder, 2013, p. 194.
* 35 TOURET, Michelle,
Histoire de la littérature française du XX siècle,
Tome I 1898-1940, Rennes, Les PUR, Presses universitaires, Collection
« Histoire de la littérature française »,
2000, p. 145.
* 36 ZORICA, op.cit.,
p. 191.
* 37 C'est dans le
« Banquet » que Platon, en faisant raconter par un certain
Apollodore ce qui s'est dit sur l'amour un soir au cours d'un banquet, auquel
participaient plusieurs personnalités, dont Socrate, Aristophane ou
Alcibiade, évoque un amour idéalisé, spiritualisé,
sans relations charnelles. La locution l'amour platonique
apparaît à la fin du XVII siècle.
* 38 PE,
op.cit., p. 103.
* 39 ZORICA,
op.cit.,p. 195.
* 40PE, op.cit.,p.
113.
* 41 Ibid., p.
168.
* 42 ZORICA, op.cit.,
p. 196.
* 43 Ibid., p.
196.
* 44 BREE, Germaine,
André Gide, l'insaisissable Protée, Paris, Les Belles
Lettres, 1953, p. 197.
* 45 SP, op.cit.,
p. 10.
* 46 PE, op.cit., p.
166.
* 47 SP, op.cit., p.
112.
* 48 PE, op.cit., p.
73.
* 49 SP, op.cit., p.
86.
* 50 Ibid., p. 116.
* 51 MASSON, Pierre et
Jean-Michel WITTMANN, Dictionnaire Gide, Paris, Classiques Garnier,
2011, p. 399.
* 52 PE, op.cit., p.
34.
* 53 Ibid.,p. 49.
* 54 SP, op.cit.,p.
70.
* 55 PE, op.cit.,p.
119.
* 56Ibid.,p. 121.
* 57Ibid.,p.
122.
* 58Ibid.,p.
123.
* 59 PE, op.cit.,p.
149.
* 60Ibid.,p.
163.
* 61Ibid.,p.
163.
* 62 SP, op.cit., p.
98.
* 63Ibid., p. 58.
* 64Ibid.,p. 58.
* 65 Ibid., p. 62.
* 66Ibid.,p. 66.
* 67Ibid., p. 66.
* 68Ibid.,p. 116.
* 69Ibid.,p. 126.
* 70 Ibid.,p.
126.
* 71Ibid.,p.
128.
* 72 PE, op.cit.,p.
25.
* 73Ibid.,p. 26.
* 74Ibid.,p. 28.
* 75 MASSON, op.cit.,
p. 321.
* 76PE, op.cit.,p.
165.
* 77 ZORICA,
op.cit.,p. 192.
* 78 PE, op.cit.,
p. 161.
* 79Ibid.,p.
172.
* 80Ibid.,p.
172.
* 81 Ibid., p.
140.
* 82 MASSON, op.cit.,
p. 344.
* 83 PE, op.cit., p.
21.
* 84 Ibid., p. 22.
* 85SP, op.cit.,
pp. 48-50.
* 86 Cette oeuvre
d'André Gide a été publiée en 1897. Gide y
développe le thème du rapport aux éléments
naturels. L'oeuvre est remplie d'un enthousiasme extatique pour la vie, et
représente une sorte d'évangile de l'éveil des sens.
Les Nourritures rappellent parfois des textes bibliques, notamment le
Cantique des Cantiques.
* 87 GIDE, André,
Journal, Une anthologie (1889-1949), choix et présentation de
Peter Schnyder avec la collaboration de Juliette Solvès, Paris,
Gallimard, 2012, p. 166.
* 88 DAMBRE, Marc, La
symphonie pastorale d'André Gide, Paris, Gallimard, 1991, p. 68.
* 89PE,
op.cit., p. 85.
* 90 Ibid., p. 88.
* 91Ibid., p. 89.
* 92 SP, op.cit., p.
17.
* 93 Citation de Le Cid
de Pierre Corneille, l'oeuvre qu'Alissa lisait avec passion. C'est
Jérôme qui la lui a découverte. « Je suis jeune,
il est vrai ; mais aux âmes bien nées la valeur n'attend
point le nombre des années. »
* 94PE, op.cit., p.
100.
* 95Ibid.,p. 100.
* 96Ibid.,p. 107.
* 97SP, op.cit.,p.
34.
* 98 BREE, op.cit.,p.
192.
* 99Ibid.,p. 193.
* 100 Parabole de la porte
étroite qui parle de l'importance de la foi. Voir L'amour et la
Bible.
* 101PE, op.cit., p.
28.
* 102 BREE, op.cit.,
p. 200.
* 103Ibid.,p.
30.
* 104SP,
op.cit.,p. 48.
* 105 DAMBRE,
op.cit., p. 49.
* 106 MOUTOTE, Daniel,
Le Journal de Gide et les problèmes du Moi (1889-1925),
Genève, Slatkine Reprints, 1998, p. 464.
* 107SP, op.cit.,
p. 92.
* 108PE, op.cit.,
p. 126.
* 109Ibid.,p. 129.
* 110Ibid.,p. 162.
* 111Ibid.,p. 130.
* 112Ibid.,p. 131.
* 113Ibid.,p. 140.
* 114Ibid.,p.145.
* 115Ibid.,p. 151.
* 116Ibid.,p. 152.
* 117Ibid.,p. 165.
* 118 BREE, op.cit.,
p. 203.
* 119 Ici commence l'amour de
Dieu. (lat.)
* 120 Ibid.,p.
203.
* 121SP, op.cit.,p.
22.
* 122 DAMBRE, op.cit.,
p. 116.
* 123 SP, op.cit., p.
100.
* 124 SP, op.cit.,
p. 100 ; Amiel est écrivain et philosophe suisse romand. Ses
Fragments d'un journal intime Gide évoque dans son propre
Journal, mais ici ce n'est pas exactement la citation d'Amiel. C'est
plutôt à la manière de. (C. Martin, op.cit.,
p. 103)
* 125PE, op.cit.,
p. 169.
* 126Ibid.,p.
169.
* 127Ibid.,p.
174.
* 128Ibid.,p.
176.
* 129Ibid.,p. 47.
* 130Ibid.,p. 175.
* 131Ibid.,p. 177.
* 132 Ibid., p.
177.
* 133 Ibid., p.
177.
* 134 Ibid., p.
182.
* 135 MOELLER, Charles,
Littérature du XX siècle et christianisme, I Silence de Dieu,
Tournai, Casterman, 1967, p. 172.
* 136 DAMBRE, op.cit.,
p. 69.
* 137 SP, op.cit., p.
130.
* 138 MARTIN,
op.cit., p. 93.
* 139 On attribue souvent
ce proverbe à Platon, car il écrit dans Les lois :
« Celui qui aime s'aveugle sur ce qu'il aime ».
* 140 BASTIDE, Roger,
Anatomie d'André Gide, Paris, Presses Universitaires de France,
1972, Chap. II, L'oeil crevé, pp. 41-42.
* 141 SP, op.cit., p.
4.
* 142 MARTIN, op.cit.,
p. LVI
* 143 SP, op.cit., p.
34.
* 144 DAMBRE, op.cit.,
p. 90.
* 145 MARTIN, op.cit.,
p. LX
* 146SP, op.cit.,p.
42.
* 147Ibid., p. 46.
* 148 Ibid., p.
28.
* 149MARTY, Eric,
André Gide; Entretiens Gide-Amrouche, Tournai, La renaissance
du livre, Collection Signatures, 1998, p. 35.
* 150 MARTIN, op.cit.,
p. LXV
* 151 SP, op.cit., p.
46.
* 152 Ibid.,p. 80.
* 153Ibid.,p. 72.
* 154Ibid.,p. 100.
* 155Ibid., p. 74.
* 156Ibid.,p. 100.
* 157 MARTIN, op.cit.,
p. CIV
* 158 DAMBRE, op.cit.,
p. 86.
* 159 PE, op.cit., p.
83.
* 160 Ibid., p.
67.
* 161 HUGO, Victor, Les
misérables II, Paris, Le livre de poche, Classiques, 1998, p.
1260.
* 162 DAMBRE, op.cit.,
p. 56.
* 163 SP, op.cit.,
p. 94.
* 164 Agapè
est le mot grec pour l'amour divin et inconditionnel.
Pour Platon, c'est la troisième forme que prend l'amour
après l'amour physique, Eros, et l'amour de l'esprit de
l'autre, Philia. C'est un amour désintéressé,
sans recherche d'un enrichissement personnel.
* 165 MARTIN, op.cit.,
p. CXI
* 166SP, op.cit., p.
116.
* 167 MARTIN, op.cit.,
p. CXII
* 168 MARTIN, op.cit.,
p. CXV
* 169Ibid., p.
CXIV
* 170 DAMBRE, op.cit.,
p. 63.
* 171SP, op.cit., p.
122.
* 172 DAMBRE, op.cit.,
p. 63.
* 173 SP, op.cit., p.
94.
* 174 DAMBRE, op.cit.,
p. 71.
* 175 MARTY,
op.cit.,p.34.
* 176 THIERRY,
op.cit., p. 1547.
* 177 ZORICA, op.cit.,
p. 192.
* 178 PE, op.cit., p.
22.
* 179 Ibid., p.
76.
* 180Ibid., p.
105.
* 181 XIAOYA, Xu,
« Recherche esthétique sur la nature chez André
Gide », Beijing, Revue de GERFLINT, 2009, Synergies
Chine n°4, p. 72.
* 182 La piscine de
Bethesda est mentionnée dans l'Evangile selon saint Jean. Elle se trouve
à Jérusalem, et a cinq portiques sous lesquels étaient
couchés en grand nombre des malades, des aveugles, des boiteux qui
attendaient le mouvement de l'eau, car un ange descendait de temps en temps
dans la piscine et agitait l'eau. Celui qui y descendait le premier
après que l'eau ait été agitée était
guéri, quelle que fût sa maladie. La Guérison à la
piscine de Bethesda est un miracle attribué à
Jésus-Christ.
* 183SP, op.cit., p.
34.
* 184 François
d'Assise, religieux catholique italien, diacre et fondateur de l'ordre des
frères mineurs, caractérisé par la spiritualité
chrétienne dans la prière, la joie, la pauvreté,
l'évangélisation et l'amour de la Création divine.
Après le mariage de Juliette, Jérôme voyage en Italie, et
Alissa se lance dans la correspondance amoureuse et mystique à laquelle
les paroles de saint François se prêtent souvent.
* 185PE, op.cit.,
pp. 102-103.
* 186 DAMBRE, op.cit.,
p. 67.
* 187 DAMBRE,
op.cit., p. 78.
* 188 BLOT-LABARRIERE,
Christiane, « André Gide : La symphonie pastorale.
Explication de texte »,L'école des lettres,
2e cycle, 1er octobre 1988, pp. 13-22.
* 189SP, op.cit.,
p. 50.
* 190Ibid.,p.
46.
* 191Ibid.,p. 36.
* 192Ibid.,p. 38.
* 193Ibid.,p. 38.
* 194Ibid.,p. 38.
* 195Ibid.,p. 38.
* 196PE, op.cit.,p.
159.
* 197 Ibid., p.
160.
* 198 Héros de la
mythologie grecque. La légende d'Orphée est liée à
la religion des mystères et à la littérature
sacrée. Orphée savait par les accents de sa lyre charmer les
animaux sauvages et parvenait à émouvoir les êtres
inanimés.
* 199 Personnage de La
Jérusalem délivrée du poète italien Le Tasse.
Armide est une magicienne musulmane qui tente de retenir par les enchantements
Renaud, son ennemi dont elle est tombée amoureuse.
* 200 Ibid., p.
160.
* 201 Ibid., p.
160 ; Ici est un bois (lat.)
* 202 ZORICA,
op.cit.,p. 192.
* 203Ibid.,p. 100.
* 204SP, op.cit.,p.
116.
* 205PE, op.cit.,p.
169.
* 206 SP, op.cit., p.
78.
* 207Ibid., p. 80;
Matthieu : « Et au sujet des vêtements, pourquoi se faire
tant de souci ? Observez comment poussent les lis des champs : ils ne
travaillent pas, ils ne filent pas. Or je vous dis que Salomon lui-même,
dans toute sa gloire, n'était pas habillé comme l'un d'entre
eux. » (6:28, 29), La Bible. Traduction officielle liturgique,
Paris, AELF, 2013, p. 1649.
* 208 XIAOYA, op.cit.,
p. 78.
* 209 MOELLER,
op.cit., p. 120.
* 210 Il faut noter
particulièrement la conversion d'Henry Ghéon (1875-1944), grand
ami d'André Gide, qui s'est converti au catholicisme.
* 211 Ibid.,p.
121.
* 212Ibid.,p. 127.
* 213 MARTY,
op.cit.,p. 99.
* 214Ibid.,p. 99.
* 215Ibid.,p. 100.
* 216 BREE,
op.cit.,p. 184.
* 217PE, op.cit.,pp.
27-28.
* 218Ibid.,p. 28.
* 219 Le vêtement
blanc est une image symbolique, présente dans toute la Bible pour
signifier l'état de ceux et celles dont les péchés ont
été effacées par la miséricorde de Dieu. Il est
l'image de la pureté de l'être entier, son esprit, son âme,
son corps.
* 220 Ibid., p.
29.
* 221Ibid., p.
29.
* 222 La parabole de la
perle de grand prix est une parabole que Jésus utilise pour expliquer la
valeur du Royaume des Cieux. Ici, Jérôme évoque l''Evangile
selon Matthieu : « Ou encore : Le royaume des Cieux
est comparable à un négociant qui recherche des perles fines.
Ayant trouvé une perle de grande valeur, il va vendre tout ce qu'il
possède, et il achète la perle.» (Evangile selon Matthieu,
13:45-46), La Bible, op.cit., p. 1661.
* 223 Ibid., p.
31.
* 224Ibid., p.
37.
* 225 Elle cite l'Evangile
selon Matthieu : « Cherchez d'abord le royaume de Dieu et sa
justice, et tout cela vous sera donné par surcroît. »
(6 :33), La Bible, op.cit., p. 1650.
* 226Ibid., p.
36.
* 227 MARTINET,
op.cit., p. 149.
* 228PE, op.cit.,
p. 140. C'est la citation de l'Evangile selon Matthieu :
« Alors Jésus dit à ses disciples : si quelqu'un
veut marcher à ma suite, qu'il renonce à lui-même, qu'il
prenne sa croix et qu'il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra,
mais qui perd sa vie à cause de moi la gardera. » (16:24, 25),
La Bible, op.cit., p. 1666.
* 229 MARTY, op.cit.,
p. 98.
* 230 PE, op.cit.,
p. 175 ; c'est l'Evangile selon Matthieu de nouveau qu'elle
cite : « Voici, l'heure est proche, l'heure où le Fils de
l'homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous !
Allons ! Voici qu'il est proche, celui qui me livre. » (26:45,
46), La Bible, op.cit., p. 1682.
* 231 Ibid., p.
177 ; c'est la citation de l'Apocalypse : « C'est
ici qu'on reconnaît la persévérance des saints,
ceux-là qui gardent les commandements de Dieu et la foi de Jésus.
Alors j'ai entendu une voix qui venait du ciel. Elle disait : Ecris :
Heureux, dès à présent, les morts qui meurent dans le
Seigneur. Oui, dit l'Esprit, qu'ils se reposent de leurs peines, car leurs
actes les suivent ! » (14:12, 13), La Bible, op.cit.,
p. 2075.
* 232 BREE, op.cit.,
p. 204.
* 233 La parabole de la brebis
égarée est rapportée par Matthieu (18:12-14) et Luc
(15:3-7).
* 234SP, op.cit., p.
14.
* 235Ibid.,p. 18.
* 236Ibid.,p. 30.
* 237 DAMBRE,
op.cit.,p. 95.
* 238SP, op.cit., p.
30.
* 239 Ibid., p.
32.
* 240 Ibid., p.
50.
* 241 Ibid., p.
54 ; La citation de l'Evangile selon Luc : « Ne cherchez
donc pas ce que vous allez manger et boire ; ne soyez pas anxieux»
(12:29), La Bible, op.cit., p. 1750 ; Dans le texte de la
SP cette référence est inexacte, le Pasteur
l'évoque comme « le sermon de Matthieu ».
* 242 Ibid., p.
80 ; Dans l'Evangile selon Mathieu on trouve : « En ce
temps-là, Jésus prit la parole et dit : Père,
Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as
caché aux sages et aux savants, tu l'as révélé aux
tout-petits. » (11:25), La Bible, op.cit., p. 1657.
* 243 Ibid., p.
94 ; Evangile selon Jean : «Si vous étiez aveugles, vous
n'auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites :
« Nous voyons ! », votre péché
demeure. » (9:41), La Bible, op.cit., p. 1795.
* 244 DAMBRE, op.cit.,
p. 109.
* 245 Ibid., p.
106.
* 246SP, op.cit., p.
104.
* 247 MOUTOTE,
op.cit.,p. 460.
* 248 Ibid., p.
460.
* 249 Méthode
pour arriver à la vie bienheureuse est un ouvrage de Fichte
où Gide s'était plongé dans sa jeunesse.
* 250 SP, p.
92 ; Cette citation est prise de l'Evangile selon Matthieu :
« A ce moment-là, les disciples s'approchèrent de
Jésus et lui dirent : « Qui donc est le plus grand dans
le royaume des Cieux ? » Alors Jésus appela un petit
enfant ; il le plaça au milieu d'eux, et il déclara :
« Amen, je vous le dis : si vous ne changez pas pour devenir
comme les enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des Cieux. Mais celui
qui se fera petit comme cet enfant, celui-là est le plus grand dans le
royaume des Cieux. » (18:1-4), La Bible, op.cit., p.
1667.
* 251 Ibid., p.
94.
* 252 Ibid., p.
94 ; Evangile selon Saint Jean (1:5).
* 253 Le Bon Pasteur, ou
Bon Berger, est un des vocables par lesquels Jésus s'identifie. On le
trouve dans l'Evangile de Jean où il est fait allusion à un
aspect de la mission de Jésus : celui qui rassemble, guide,
recherche et donne sa vie pour les autres. Il ramène la brebis
égarée.
* 254 Ibid., p.
100 ; Lettre aux Romains : « Je le sais, et j'en suis
persuadé dans le Seigneur Jésus : aucune chose n'est impure
en elle-même, mais si quelqu'un la considère comme impure, pour
celui-là elle est impure. Car si ton frère a de la peine à
cause de ce que tu manges, ta conduite n'est plus conforme à l'amour. Ne
va pas faire périr, à cause de ce que tu manges, celui pour qui
le Christ est mort. » (14:14, 15), La Bible, op.cit., pp.
1887-1888.
* 255 Ibid., p.
100.
* 256 Ibid., p.
98.
* 257 MOUTOTE,
op.cit., p. 461.
* 258Dictionnaire
Gide, op.cit., pp. 56-57.
* 259 SP, op.cit.,
p. 126 ; Lettre aux Romains : « Sans la Loi, en effet,
le péché est chose morte, et moi, jadis, sans la Loi, je
vivais ; mais quand le commandement est venu, le péché est
devenu vivant, et pour moi ce fut la mort. » (7:9, 10), La Bible,
op.cit., p. 1878.
* 260 DAMBRE, op.cit.,
p. 77.
* 261 Citation prise de :
http://www.espacefrancais.com/citations/?searchq=Andr%C3%A9+Gide
* 262 GIDE, André,
Journal des Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1927, pp. 58-59.
* 263Journal, op.cit.,
p. 165.
* 264 DAMBRE, op.cit.,
p. 48.
* 265 Dictionnaire Gide,
op.cit., p. 1547.
* 266 LABOURET, Denis,
Littérature française du XX siècle (1900-2010),
Paris, Armand Colin, 2013, p. 50.
* 267 THIERRY, op.cit.,
p. 1548 ; C'est ce que Gide a dit au sujet de l'Immoraliste.
D'après l'idée de Jean-Jacques Thierry, nous rapprochons
cette citation au sujet de La porte étroite.
* 268Ibid.,p.
1549.
* 269 MARTINET,
op.cit.,pp. 118-119.
* 270Ibid.,p. 131.
* 271 JULIEN,
op.cit.,p. 17.
* 272 MARTINET, op.cit.,
p. 101.
* 273PE, op.cit., p.
46.
* 274 STENDHAL, De
l'amour, Paris, Gallimard, Collection Folio, 1980, p. 50.
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