La question de la décroissance chez les verts français( Télécharger le fichier original )par Damien ZAVRSNIK Université Aix- Marseille - Diplôme d'études politiques 2012 |
La contestation du progrès, élément structurant de la société de croissancePour les objecteurs de la décroissance la dérive de la science et de la technique est caractéristique de nos sociétés contemporaines basées sur une croissance illimitée. Une société qui vit au rythme d'évolutions technologiques fulgurantes créant sans cesse de nouveaux besoins. La critique de la technique rejoint ici celle de la société de consommation. L'individu s'identifie à ses objets et se situe socialement à travers eux. Or grâce au progrès technique ces biens sont de plus en plus nombreux car les coûts de production diminuent. Le progrès technique accélère en quelque sorte le processus de la société de consommation. Il permet de produire en plus grande quantité ce qui aggrave l'impact écologique de l'homme et pousse les individus à consommer davantage. Mais il conduit aussi à l'émergence de nouveaux produits qui créent eux-mêmes de nouveaux besoins. Un des pionniers de la réflexion écologique, cofondateur du Nouvel Observateur, André Gorz pointe les effets néfastes de l'innovation qui « ne crée donc pas de valeur : elle est le moyen de créer de la rareté, source de rente, et d'obtenir un surprix au détriment des produits concurrents »49(*). André Gorz (de son vrai nom Michel Bosquet) distingue par ailleurs ce qu'il appelle les « technologies ouvertes » (celles qui favorisent la coopération et la communication comme les logiciels libres) et les « technologies verrous » (celles qui asservissent l'utilisateur). Il reprend en cela la dichotomie d'Ivan Illich dans La Convivialité50(*). Ivan Illich reconnaissait des « techniques conviviales » qui augmentent l'autonomie des individus et des « techniques hétéronomes » qui en restreignent le champ. Mais la critique la plus iconoclaste d'Illich tient peut-être dans son concept de « contreproductivité » qui illustre la dérive de la modernité. Selon Illich, l'offre de marchandise au lieu de satisfaire les besoins en accroit la demande. Ce phénomène aboutirait à une « désutilité marginale »51(*). Ainsi toute institution serait contreproductive dès lors qu'elle atteint le stade de « monopole radical »52(*). Il prend alors l'exemple de la voiture et calcule qu'en comptabilisant le temps passé à payer l'ensemble des coûts (achat, essence, assurance, ...) l'automobiliste américain se déplace en moyenne à 6 km/h. La pensée de la décroissance, qui fait souvent référence aux auteurs précités, n'est pas cependant une pensée technophobe. La notion de progrès est critiquée, relativisée mais pas supprimée pour autant. Les objecteurs de croissance introduisent des différences de nature entre les techniques comme nous venons de le voir avec A. Gorz et I. Illich. Certaines contribueraient à l'émancipation de l'homme et d'autres au contraire participeraient à son aliénation. Serge Latouche souligne à ce propos les effets dévastateurs de la technique mise au service de la culture productiviste à travers le mécanisme d'obsolescence programmée. Ce procédé vise à concevoir un produit avec une durée de vie volontairement limitée, le but étant de pousser le consommateur à en racheter un autre plus rapidement. D'autre part le progrès technique bouleverse le rapport au temps. La vitesse, que cherche à accroître la technique, est au centre de nos sociétés où le temps lui-même devient une ressource rare. L'évolution des transports puis l'arrivée des nouvelles technologies de l'information et de la communication ont permis une réduction considérable du facteur temps. A l'instar du TGV qui a renversé la géographie française en réduisant les distances, les nouvelles technologies ont accéléré les rythmes de vie ainsi le couple production-consommation. Ce bouleversement du rapport au temps est central dans la critique des objecteurs de croissance. La course au « toujours plus vite » est en effet symptomatique pour eux d'une société qui se projette inconsciemment vers l'abîme. Le philosophe Patrick Viveret explique à ce titre que « le dérèglement dans le rapport au temps et à la vitesse est un dérèglement matriciel qui explique toutes les autres démesures »53(*). La « société de croissance » aboutirait donc inexorablement à cette crise de la démesure, ce que les grecs appelaient l'ubris, dans laquelle le progrès scientifique et technique sont des facteurs déterminants. Pour autant les objecteurs de croissance ne sont pas, pour une grande majorité d'entre eux, totalement réfractaires au progrès. S'ils redoutent les excès de la science et de la technique, ils sont partisans du concept habermassien54(*) de « réenchâssement » de la technique dans la société. Comme le suggère le sociologue et anthropologue Alain Gras, proche des idées de la décroissance, le citoyen doit devenir « acteur »55(*). La technique doit ainsi être soumise au contrôle démocratique et accessible à tous. Le biologiste Jacques Testart va même plus loin à propos de la science : « Il faut imposer, en amont, la soumission des grands projets de recherche à l'avis de citoyens dûment éclairés. Les risques comme les nécessités imposent de mettre la science en démocratie»56(*). La science et la technique ne sont donc pas rejetées en bloc par les objecteurs de croissance. L'opportunité du progrès est à évaluer au prisme de sa soutenabilité écologique, sociale et éthique ce qui pourrait se résumer dans cette formule de Serge Latouche « ni technolâtrie, ni technophobie »57(*). En cela les auteurs de la décroissance rompent avec une partie du raisonnement de Jacques Ellul. Ils pensent à l'inverse de l'illustre bordelais que l'homme peut renverser le cours de l'histoire et l'omnipotence du système technicien. Le déterminisme historique de la pensée d'Ellul est contesté par les travaux d'Alain Gras qui démontrent que les inventions techniques apparaissent de manière aléatoire dans l'histoire. La technique « s'inscrit dans une vision du monde en tant que témoin et, en même temps, que support de notre manière d'être au monde »58(*). D'autre part l'autonomie du couple science-technique d'Ellul est complétée par les auteurs décroissants qui l'élargissent à l'économie avec le concept emprunté à Lewis Mumford de « méga-machine »59(*). D'une manière générale la décroissance reprend la dénonciation d'Ellul à l'égard de la technique aliénante mais porte une vision plus optimiste. L'homme peut et doit reprendre la main sur la technique afin de réenchainer Prométhée comme le suggère le titre d'un livre de Bernard Charbonneau, grand ami d'Ellul60(*). La critique du progrès est un point dur de la décroissance. En faisant l'inventaire des méfaits de la science et de la technique, elle permet de relativiser les normes et structures sociales et participe à l'entreprise de « décolonisation de l'imaginaire » collectif. Cette position, délicate et complexe, conduit les auteurs de la décroissance à manier cette remise en cause du progrès avec une grande précaution, conscients des reflets conservateurs qu'elle contient. Entre technophobie et fanatisme de la technoscience, Jean Paul Besset synthétise la troisième voie : « Ce n'est pas la haine du progrès qu'il faut porter, comme l'ont fait tous les courants réactionnaires de l'histoire, c'est sa critique intransigeante»61(*). Les objecteurs de croissance souhaitent donc moins mettre à bas le progrès lui-même que le mythe et les croyances dont il fait l'objet. * 49 GORZ, André, Ecologica, Paris, Editions Galilée, 2008, p. 32 * 50 ILLICH, Ivan, La Convivialité (1973), Paris, Seuil, 2003 * 51 Ibid, p. 23 * 52 Ibid, p. 79 * 53 VIVERET, Patrick, « Sortir de la démesure et accepter nos limites », interview à TerraEco 29/11 /2009, http://www.terraeco.net/Sortir-de-la-demesure-et-accepter,7598.html * 54 HABERMAS, Jürgen, La Technique et la science comme « idéologie » (1968), Paris, Gallimard, 1990 * 55 GRAS, Alain, Le Choix du feu. Aux origines de la crise climatique, Paris, Fayard, 2007 * 56 TESTART, Jacques, « Faut il arrêter la recherche », débat avec Philippe, Hervé et Bougain, Catherine, La Décroissance, n°68, avril 2010, p.15 * 57 LATOUCHE, Serge, La Mégamachine. Raison technoscientifique,raison économique et mythe du progrès, Paris, La Découverte, 2004, p. 179 * 58 GRAS, Alain, « La société thermo-industrielle et l'impasse énergétique », in Foi et Vie, décembre 2006, p. 50 * 59 LATOUCHE, Serge, La Mégamachine, op.cit. * 60 CHARBONNEAU, Bernard, Prométhée réenchainé, Paris, La table ronde, 2001 * 61 BESSET, Jean Paul, Comment ne plus être progressistes... sans devenir réactionnaire, Paris, Fayard, 2005, p.327 |
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