La question de la décroissance chez les verts français( Télécharger le fichier original )par Damien ZAVRSNIK Université Aix- Marseille - Diplôme d'études politiques 2012 |
3. La perturbation du paradigme des clivages avec l'émergence des partis vertsAussi ambitieux soit-il le paradigme proposé par Rokkan et Lipset a fait l'objet de plusieurs critiques. Celles-ci sont plutôt des amendements au modèle que des remises en cause profonde. En effet certains contestent la portée normative des clivages proposés en 1967 au regard de l'évolution des systèmes partisans. Il s'agit certainement là d'un malentendu. La classification initiale de Rokkan s'intéressait aux logiques profondes aboutissant à la création des partis et n'avait donc pas l'ambition d'une taxinomie universelle éternelle. Pour autant l'émergence des partis Verts dans les années 1980 pose un problème d'interprétation de la théorie des clivages. Peu envisagées par Rokkan lui-même, les formations écologistes amènent une redéfinition de la grille de lecture des clivages. Les critiques du modèle de Rokkan Le paradigme de Rokkan est d'abord contesté pour son manque de validation empirique. Nonobstant une réflexion intéressante sur la genèse de partis, ses clivages et la classification qui s'en déduit ne trouvent pas toujours l'écho escompté dans les systèmes politiques européens. Ainsi aucun pays européen ne donna naissance aux huit familles politiques décrites dans le modèle de Rokkan, à l'exception notable de l'Italie. Les clivages sont en effet plus ou moins forts en fonction des pays et génèrent un nombre de partis en conséquence. Les clivages s'exprimeraient donc avec une intensité variable dans l'espace. D'autre part on observe que certains pays possèdent plusieurs partis issus d'une même famille politique. Pierre Bréchon trouve deux explications à ce phénomène : la « diversité communautaire » engendre un fractionnement politique sur la base de communautés linguistiques ou culturelles distinctes à l'instar du double système entre Flamands et Wallons en Belgique ; la façon dont un parti exprime un conflit qui peut se traduire de manière modérée (conflit apaisée) ou de manière extrémiste (conflit fort). Stefano Bartolini et Peter Mair relativisent la multiplication des partis sur un même versant de clivage. Pour eux, ces turbulences se limitent à un même groupe de partis, les partis en eux-mêmes restant historiquement stables173(*). C'est sur ces présumés lacunes que les premières reformulations vinrent se greffer au paradigme des clivages. Dressant le constat que les clivages disséqués par Rokkan ne suffisent plus à expliquer pleinement les structurations idéologiques des systèmes partisans, Arend Lijphart reprend et augmente la théorie rokkanienne174(*). Dès 1981 il propose sept clivages fondamentaux : socio-économique ; religieux ; culturel-ethnique ; rural-urbain ; soutien au régime ; politique étrangère ; postmatérialiste. Si les quatre premiers sont très proches de ceux développés par Rokkan, les trois derniers sont originaux et posent davantage question175(*). Nous accorderons d'ailleurs plus loin une attention particulière au clivage postmatérialiste en ce qu'il concerne directement les partis Verts. La classification de Lijphart reste néanmoins marquée par son temps. Son classement des partis se base sur l'observation des systèmes politiques dans les années vingt en faisant le pari que cette situation perdurerait. Il néglige par conséquent l'aspect historique au coeur de l'étude de Rokkan. L'analyse de Rae et Taylor176(*) expliquant les clivages à partir de la démocratie, et sur laquelle Lijphart s'appuie, est frappée du même défaut. A ces typologies intuitives s'ajoutent d'autres reformulations à travers la thèse de la focalisation des dimensions multiples. La naissance d'un parti s'expliquerait à travers le croisement de différents clivages. Un parti pourrait donc se situer en même temps sur différents clivages (anticlérical, ouvrier et centraliste par exemple). Richard Rose et Derek Urwin utilisent cette théorie pour critiquer le modèle de Rokkan177(*). Ils le remanient largement en mettant en évidence l'attitude vis-à-vis de la religion puis la classe sociale comme premiers critères de classification. Les deux politistes établissent alors une nomenclature de quatre types de partis : partis hétérogènes (sans base sociologique avérée) ; partis à fondement unique de nature religieuse (clivage Eglise/Etat) ; partis à fondement unique de nature sociale (partis de classe) ; partis résultant de clivages multiples qui se renforcent mutuellement. Bien qu'elle prétende la préciser, la classification de Rose et Urwin s'éloigne de l'analyse de Rokkan. Leur analyse synchronique basée sur les données d'une seule année (1968) fait fi de la logique historico-conflictuelle de la théorie des clivages. Au final seul l'amendement apporté par Jean et Monica Charlot semble recevable. Dans leur contribution au Traité de Science Politique178(*) ils mettent en avant un autre clivage né de la révolution russe de 1917 sur le versant « travailleurs » du clivage possédants/travailleurs : La gauche non communiste s'opposerait aux communistes. Cette nouvelle dichotomie s'inscrit dans la logique de Rokkan qui amenda son schéma initial pour lui adjoindre une « révolution internationale » née de la révolution bolchevique. Malgré ces critiques et ajouts le modèle des quatre clivages fondamentaux reste la base théorique la plus pertinente pour situer les partis politiques occidentaux. Son approche de long terme offre une clé de lecture du système politique qui évite les mirages de la comparaison sans recul historique. Mais l'émergence des partis Verts brouille la fluidité du paradigme rokkanien. Les partis Verts inclassables ? Les partis écologistes apparaissent de manière presque simultanée en Europe dans les 1970 et 1980. L'écologie partisane commence en Nouvelle Zélande en 1972 avec la victoire du candidat d'un parti écologiste, le « Values Party », à la marie de Wellington. En France, les écologistes participent à l'élection présidentielle dès 1974 avec la candidature de René Dumont. Les partis Verts fleurissent progressivement en Europe où ils accèdent rapidement à des responsabilités. En 1979 Daniel Brélaz est le premier écologiste à devenir député d'un Parlement national avec son élection au Conseil national suisse. Le mouvement fait tache d'huile et les jeunes partis Verts gagnent des sièges dans un grand nombre de parlements européens (Belgique, Finlande, Allemagne, Suède, ...). Un pas supplémentaire est franchi dans les années quatre-vingt-dix avec la participation aux gouvernements de coalition finlandais, italien, français et allemand et un poids important dans ce dernier. En un peu plus de deux décennies, les écologistes se sont inscrits durablement dans le paysage politique européen. Cette poussée rapide des partis Verts conjuguée aux thèmes iconoclastes qu'ils portaient a attisé les commentaires peu rigoureux sur leur positionnement politique. Ballotés de gauche à droite en passant par le centre et l'extrême gauche (l'écologie pastèque « verte à l'extérieure, rouge à l'intérieur »), la percée des écologistes démontre en outre l'inanité du clivage droite-gauche. Face à la novation écologiste, le commentaire de sens commun est désarmé, incapable de situer clairement un objet qui s'écarte des schémas classiques. Dans un premier temps, la science politique semble elle aussi désarçonnée. Vincent MacHale distingue en 1983 deux types de famille de partis : les partis à visée idéologique (chrétiens-démocrates, communistes,...) et les partis agissant en tant que groupe d'intérêt pour une cause donnée. Il classe les partis écologistes dans cette dernière catégorie de « single issue party ». Une classification erronée au regard de la nature de l'idéologie Verte et à l'établissement des écologistes comme partis généralistes participant à des exécutifs locaux et nationaux. D'aucuns pariaient également sur un essoufflement de ces partis avec la dissipation de la ferveur idéaliste de Mai 1968 dont ils sont en majorité issus. Les récents succès des Verts allemands (victoire dans le Bade-Wurtemberg en 2011) ou français (succès des listes Europe Ecologie aux élections européennes de 2009) suffisent à infirmer cette hypothèse. L'émergence des partis écologistes est peu compréhensible à travers le dualisme gauche-droite mais elle interroge aussi le système des clivages. En effet l'apparition de l'écologie partisane est postérieure à la théorie de Rokkan (Party Systems And Voters Alignment n'étant publié qu'en 1967). De plus les écologistes fondent une tradition politique radicalement nouvelle. Il serait contreproductif de rechercher dans l'histoire une filiation directe des partis écologistes comme il est possible de le faire pour d'autres partis. Face à cette difficulté classificatoire les politistes ont réagi de deux manières. Certains se sont lancés dans une tentative de définition d'un cinquième clivage que nous étudierons au chapitre suivant tandis que d'autres préféreraient inscrire les partis Verts dans le modèle de Rokkan quitte à le reformuler partiellement. Cette deuxième hypothèse nous amène d'abord à envisager les formations écologistes comme objectivation du clivage le plus répandu c'est-à-dire le clivage possédants/travailleurs179(*). Comme nous l'avons expliqué ce clivage est issu de la révolution industrielle appréciée sous l'angle de l'histoire sociale. Le processus historique marque le passage d'une économie autarcique à une économie capitalistique de marché. Il aboutit à un clivage opposant la masse des travailleurs aux propriétaires des moyens de production. Dans ce cadre, les écologistes partageraient le même combat que les ouvriers. La volonté de protéger les écosystèmes les conduiraient à s'opposer aux entrepreneurs industriels prêts à sacrifier l'environnement sur l'autel du profit. L'opposition à l'économie marchande serait donc autant l'apanage des écologistes que des sociaux-démocrates et des communistes. Les alliances des partis Verts avec le reste des partis issus du versant « non possédants » tendent à confirmer cette hypothèse. Dans la majorité des pays d'Europe l'accès aux responsabilités des écologistes ne se fit en effet qu'au prix d'accords électoraux, le plus souvent avec les sociaux-démocrates. Pour ne prendre que le cas français, le parti écologiste a participé au gouvernement de « gauche plurielle » à dominante socialiste et partage aujourd'hui encore l'exécutif de nombreuses régions avec le Parti socialiste. L'approche du parti écologiste comme manifestation du clivage possédants/travailleurs semble néanmoins trop restrictive. Nous avons tenté d'expliciter plus haut la logique du projet écologiste fondée sur l'antiproductivisme. Cette identité dépasse le cadre du troisième clivage de Rokkan d'autant que les écologistes s'opposent aux formations de « gauche » sur ce point. Il faut donc arrimer les partis Verts à un autre clivage pour rester fidèle à la pensée écologiste. Une relecture du clivage urbain/rural semble constituer une piste suffisamment pertinente pour que l'on s'y intéresse. *** Les oppositions dans le jeu partisan renvoient toujours à une dimension idéologique. Elle nous apprend alors beaucoup sur les partis politiques si l'on évite le piège de formaliser des typologies intuitives guidées par l'observation du temps présent. Dans notre étude de l'influence de la décroissance sur le parti Vert français il s'agit de bien prendre ses distances avec ces faux semblants. Le modèle de Rokkan s'en démarque largement en ce qu'il s'attache à déceler les logiques profondes à l'origine des partis. Contrairement aux critiques formulées à son encontre, ce modèle n'a pas vocation à commenter l'état actuel des partis. L'approche des partis par le prisme des clivages semble fournir un cadre d'analyse adéquat pour étudier la situation du parti Vert dans l'espace politique et discuter son évolution à l'aune de la décroissance. L'histoire récente des Verts ne permet que difficilement de les arrimer à un des quatre clivages fondamentaux. Ce n'est qu'au prix d'une relative redéfinition d'un de ces clivages qu'il est possible de comprendre la place du parti Vert dans le champ politique français. * 173 BARTOLINI, Stefano, MAIR, Peter, Identity, Competition, and Electoral Availability, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 * 174 LIJPHART, Arend, Democracy At The Polls, dirigé par BUTLER David, PENNIMAN Howard R., RANNEY Austin, chapitre 3: «Political Parties Ideologies And Programs», American Enterprise Institute For Public Policy Research, 1981 * 175 Daniel-Louis Seiler en fait la critique dans Les Partis Politiques, op.cit., p. 69-70 * 176 RAE, Douglas, TAYLOR, Michael, The Analysis Of Political Cleavages, Yale, Yale University Press, 1970 * 177 ROSE, Richard, URWIN, Derek, Comparative Political Studies, avril 1969, vol. 2, n° 1, chapitre 1 « Social Cohesion, Political Parties and Strains in Regimes » * 178 CHARLOT Jean et Monica, « Les Groupes Politiques Dans Leur Environnement », dans Madeleine Grawitz et Jean Leca, Traité de Science Politique, Tome 1, La science politique, Science sociale, L'ordre politique, Paris, PUF, 1985. * 179 Daniel-Louis Seiler développe cette idée dans Clivages et familles politiques en Europe, op.cit., 244-246 |
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