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UNIVERSITE PAUL CEZANNE - AIX-MARSEILLE III
INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES
MEMOIRE
pour l'obtention du Diplôme
L'ENCADREMENT DE L'HISTOIRE PAR LE DROIT DANS LES
DEMOCRATIES EUROPEENNES
Par M. Pierre RICAU
Mémoire réalisé sous la direction de
Marie-Sophie DOUDET
ANNEE 2008-2009
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L'IEP n'entend donner aucune approbation ou improbation
aux opinions émises dans ce mémoire. Ces opinions doivent
être considérées comme propres à leur
auteur.
2
Mots-clés : droit de l'histoire,
historiographie, philosophie, politique, négationnisme,
révisionnisme, lois mémorielles, mémoire collective.
Résumé :
En partant d'une approche multidisciplinaire, ce
mémoire tente de montrer qu'au-delà du débat
médiatique l'histoire est un concept complexe dont la place dans les
démocraties européenne est en mutation.
L'histoire enseignée et institutionnalisée doit
être distinguée de l'histoire vécue et transmise en tant
que mémoire, tout comme de l'histoire envisagée comme
connaissance scientifique du passé. Si les trois domaines
s'interpénètrent, chacun a aussi des enjeux et un statut
propre.
Réclamer la totale liberté de l'histoire est
loin d'être facilement défendable alors que l'histoire
contemporaine se fond avec l'actualité, que l'opinion des historiens
vient s'opposer à l'autorité du législateur et du juge et
que les analyses scientifiques ne suffisent à apaiser le besoin de
légitimité des mémoires en souffrance.
Le droit, à la fois présent pour protéger
l'histoire et pour guider les mémoires tente de trouver la juste place
de chacune dans le nouveau contexte de sociétés du savoir et de
la communication.
3
SOMMAIRE
Ière PARTIE: UNE HISTOIRE CONTROVERSEE, DES
LOIS POUR L'ÉCLAIRCIR?
4
A) LES DETOURNEMENTS DE L'HISTOIRE
1) Les détournements courants
2) Le problème spécifique du
négationnisme
B) L'HISTOIRE ET LA MÉMOIRE AU CENTRE DES DEMOCRATIES
1) Réalité et illusions du rôle identitaire
de l'histoire
2) Le développement des lois mémorielles en
Europe: pourquoi et comment?
IIème PARTIE: UNE HISTOIRE ENCADREE PAR LE DROIT
DANS LE CONTEXTE D'UNE PERPETUELLE RECHERCHE DE PERFECTIONNEMENT DE LA
DEMOCRATIE
A) LES NORMES DE PROTECTION ET L'ENCADREMENT DES MEMOIRES
1) Différentes formes d'encadrement de la mémoire
par le droit
2) La protection de la « mémoire de
l'Humanité » mais aussi de l'histoire comme science: les lois
anti-négationnistes
B) LES GARANTIES JURIDIQUES DE L'HISTOIRE COMME SCIENCE ET
DISCIPLINE
1) Les libertés fondamentales première source de
protection du travail des historiens
2) La création d'un environnement favorable à la
recherche historique
INTRODUCTION
L'automne 2008 a été en France l'occasion de
renouveler mais aussi d'apaiser un débat considérable, ne
serait-ce que par la dimension qu'il a revêtu dans les médias et
sur la scène politique, concernant la place de l'Histoire et de la
Mémoire dans les institutions
démocratiques.
A quelques jours près, deux rapports sont venus
établir une position ferme vis-à-vis de « la querelle des
lois mémorielles »1, et de l'intrusion
législative dans le domaine historique ; il s'agit tout d'abord du
rapport de la Commission de réflexion sur la modernisation des
commémorations publiques, remis au Secrétaire d'État
à la Défense et aux Anciens combattants Jean-Marie Bockel le 12
novembre 20082, suivi six jours plus tard par les Conclusions de la
Mission d'information sur les questions mémorielles de
l'Assemblée Nationale3. Ces deux rapports, bien que de taille
et d'importance inégales car le deuxième est le fruit d'un
travail beaucoup plus large et d'une étude plus approfondie du
problème, viennent montrer la nécessitée de définir
clairement, dans le jeu institutionnel qui anime toute démocratie
moderne, l'espace légal et l'espace réel attribués
à l'Histoire et à la Mémoire des individus et des
communautés d'individus, que ces dernières soient culturelles ou
sociales, locales, nationales ou internationales.
Comme le remarquait l'académicien Pierre Nora dans un
article du Nouvel Observateur publié peu de temps avant les
deux rapports institutionnels, « il serait absurde de croire que l'usage
politique du passé est une nouveauté », l'Histoire
révèle une « dimension intensément politico-civique
»4 qui la mène au centre du débat public.
Cependant on a pu constater depuis une trentaine
d'années et notamment depuis l'adoption de la loi « Gayssot »
du 13 juillet 1990 une recrudescence des débats et des interventions
publiques dans la sphère du souvenir et de l'étude du
passé.
La France, même si cette problématique y a pris
une grande importance, est loin d'être le seul pays à s'être
interrogé et à avoir légiféré sur
l'Histoire. On constate, en effet, un développement des débats
publics et des textes juridiques relatifs au passé dans la grande
majorité des démocraties occidentales ou «
occidentalisées »5, et certains pays (Espagne, Japon,
Argentine, Turquie, ex-Démocraties Populaires) sont confrontés
à une
1 Rapport d'information de la Mission d'information sur les
questions mémorielles présidée par Bernard Accoyer, p. 18,
disponible en ligne sur
http://www.assemblee-nationale.fr/13/rap-info/i1262.asp
2 Rapport de la Commission de réflexion sur la
modernisation des commémorations publiques du Secrétariat d'Etat
à la Défense et aux Anciens Combattants, présidée
par André Kaspi, disponible en ligne sur
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/084000707/0000.pdf
3 Rapport d'information de la Mission d'information sur les
questions mémorielles présidée par Bernard Accoyer
4 Pierre Nora, « La politisation de l'histoire »,
Le Nouvel Observateur, Hors-série n°70: « L'histoire
en procès », Octobre-novembre 2008, p. 6
5 On s'abstient ici de se positionner sur le caractère
« démocratique » de régimes politiques «
non-occidentaux » tel que l'Iran ou la Chine.
5
6
histoire que la violence et la proximité rendent bien
plus douloureuse et controversée que dans le cas français.
En notant parfois dans les débats une différence
d'optique et d'argumentation entre acteurs et intellectuels du monde juridique
et du monde des sciences-humaines, il se révèle
intéressant de faire converger les deux approches et c'est pourquoi ce
travail se propose d'analyser la place de l'Histoire dans la démocratie
à travers l'étude des relations entre Droit et Histoire. Cette
approche, il est évident, ne relèvera pas, ou seulement
sporadiquement, de l'histoire du droit, c'est-à-dire de l'analyse de
l'évolution du droit en fonction des différents contextes
historiques ; elle se concentrera plutôt sur la situation de l'histoire
dans les cadres juridiques contemporains, que ce soit au niveau des normes
comme des institutions.
D'autre part, et même si le contexte français
sera souvent amené à servir de base, les relations droit-histoire
seront envisagées dans le cadre européen - tour à tour
considéré comme ensemble régional ou comme ensemble
juridique - car l'Europe bénéficie à la fois d'une
certaine unité culturelle et juridique qui permet d'identifier et de
rapprocher des problématiques et des phénomènes
semblables, et parallèlement sa diversité rend possible des
analyses comparatistes que ce soit entre les États ou entre droit
national et international.
Il est nécessaire dans un premier temps
d'étudier les évolutions qui ont conduit à une discussion
voire une confrontation entre le Droit et l'Histoire, entre les juristes, les
juges, les acteurs politiques et institutionnels d'une part, et les historiens,
les enseignants, les journalistes ou les philosophes d'autre part - même
si cette simplification est largement dépassée par un
débat qui est avant tout transdisciplinaire, elle nous servira de point
de départ pour comprendre l'opposition des points de vue et des
intérêts entre les producteurs du droit et les spécialistes
de l'histoire. Cette analyse sera aussi l'occasion de définir les deux
notions « histoire » puis « droit » tel qu'on les entendra
dans l'ensemble du mémoire.
Le 12 décembre 2005, dix neuf intellectuels
célèbres, principalement des historiens, lançaient dans le
journal Libération6 un appel aux hommes politiques
intitulé « Liberté pour l'histoire » face à la
multiplication des « lois mémorielles » sous la plume du
6 « Liberté pour l'histoire », 19 signataires,
Libération, 12 décembre 2005
législateur français. Le 9 janvier 2006 cet
appel qui venait de donner naissance à une association rassemblait
déjà quatre cent quarante quatre signataires7 et
allait pousser la revue L'Histoire à consacrer son
numéro de février 2006 à ce débat. Pourtant
l'intrusion politique dans le champ de l'histoire que dénonce le
collectif, la « mise en place subreptice d'une histoire officielle
»8, n'est pas chose nouvelle dans une France où, comme
le rappelle Marc Ferro: en 1904 un professeur du Lycée Condorcet de
Paris pouvait être blâmé par son proviseur pour simplement
avoir « nié les « miracles » et parlé des «
hallucinations » de Jeanne » d'Arc9.
L'analyse historiographique nous montre que, bien plus qu'une
politisation de l'histoire, le phénomène en cause dans ce
débat, qui en 2008 a révélé qu'il concernait
l'ensemble de la sphère culturelle européenne avec « l'Appel
de Blois »10, signé par des universitaires de tout le
continent, relève plutôt d'un processus d'émancipation de
la connaissance historique vis-à-vis du politique. On peut se demander
pourquoi et comment.
L'histoire
L'histoire se réclamant de la science est
précédée, ou du moins encadrée, par une histoire
perçue comme outil politique et par une histoire-fiction relevant plus
du domaine littéraire. Dans la Grèce du Vème siècle
la naissance de la discipline et de son nom dans l'Historiai (445 av.
J.-C.) d'Hérodote ne se cache pas de cette affinité avec les
considérations politiques et si l'Histoire de la Guerre du
Péloponnèse (entre 420 et 400 av. J.-C.) de Thucydide,
introduit, elle, une tentative d'approche plus critique et une première
méthodologie scientifique dans l'analyse de l'enchainement des
événements et des périodes historiques, elle reste tout de
même encore largement soumise au patriotisme hellénistique et
athénien. L'Historien arabe Ibn Khaldoun avec son Histoire des
exemples11 (1375-1379) est l'un des très rares
intellectuels à avoir suivi la même voie que Thucydide, car enfin
jusqu'au XIX siècle l'histoire est et reste principalement un instrument
entre les mains du
7 Entretient avec Françoise Chandernagor,
L'Histoire, n° 306, février 2006, p. 79
8 Ibid, p. 78
9 Marc Ferro, « Tentation et peur de l'histoire »,
Manière de voir, n°26: « Leçons d'histoire
», publication du Monde diplomatique, mai 1995, p. 11
10 « Appel de Blois », Le Monde, 11 octobre
2008, p. 21
11 Nom original: Kitab al-ibar (1375-1379), Ibn
Khaldoun, Le Livre des exemples, tome I, traduit et annoté par
Abdesselam Cheddadi, éd. Gallimard, collection La Pléiade,
2002
7
8
pouvoir politique et religieux pour se légitimer,
vis-à-vis des autres pouvoirs: origines des frontières
territoriales, des allégeances, et vis-à-vis de lui même:
fondements de la « nation » romaine, des communautés
chrétiennes, des dynasties monarchiques.
L'histoire romantique qui se développe à partir
du Génie du christianisme (1802) de Chateaubriand, va faire
entrer dans les arts littéraires une histoire esthétisée
qui servira souvent là encore un fond politique dans une période
d'incertitudes où les hommes font l'histoire plus qu'il ne
l'étudient et pour reprendre une belle citation de Victor Hugo «
brandissent leurs souvenir comme des torches »12 pour tenter
d'éclairer un chemin semé de doutes. Cette histoire nouvelle qui
va atteindre une grande qualité narrative dans des ouvrages tels que Le
Récit des temps Mérovingiens (1833-1840) de Augustin
Thierry, l'Histoire de France (1833-1869) de Jules Michelet ou encore
l'Histoire du Consulat et de l'Empire (1845-1846) de Adolphe Thiers ne
prétend pas encore à une véritable scientificité
même si des auteurs comme François Guizot dans son Histoire de
la Civilisation en Europe (1828) et son Histoire de la Civilisation en
France (1830) commencent à associer une méthodologie plus
stricte à une prose très travaillée.
La méthodologie la plus rigoureuse appliquée
à l'histoire nait en Allemagne avec des universitaires comme Leopold von
Ranke, Heinrich von Sybel ou Theodor Mommsen qui critiquent l'enthousiasme de
l'histoire narrative romantique et imprègnent leurs études avec
les sciences sociales naissantes: économie, sociologie,
science-politique. Mais c'est surtout le développement des
systèmes éducatifs en Europe, la création des
premières revues spécialisées: Historische Zeitscrift
allemande en 1859, Revue historique française en 1876,
English Historical Review en 1886, et l'apparition d'institutions de
protection et de classification des sources historiques avec notamment la
création de l'Ecole des Chartes de Paris en 1821, de l'Institut de
correspondance archéologique de Rome en 1829, de l'Ecole
française d'Athènes en 1846, qui tend au développement
d'une discipline scientifique à part. Cette évolution aboutira
à la fondation de l'Ecole des Annales en 1929 par Lucien Febvre et Marc
Bloch et plus tard à l'émergence de la « nouvelle histoire
» française rapidement repris dans toute l'Europe pour la
qualité de son « analyse clinique et expérimentale du
passé des sociétés »13.
A cheval sur la fin du XIX et la première moitié
du XXème siècle l'établissement
12 Citation extraite du sujet de l'épreuve de culture
générale de 4ème année à l'IEP d'Aix en
janvier 2009, référence exacte non trouvée.
13 Marc Ferro, op.cit., p. 10
9
de l'histoire comme une discipline scientifique à part
est donc progressif . Il s'accompagne de son institutionnalisation dans les
écoles et les universités qui fait de la matière un
enseignement majeur et dont les bases sont largement répandues dans la
société. Mais à cette histoire devenue enfin «
non-pas une science de l'homme, mais la première d'entre-elles »
pour reprendre l'expression d'Yves Florenne14, il restait encore
à s'émanciper des prétentions positivistes et marxistes
qui se réclament d'une réelle objectivité ou d'une
exagérée parenté avec les sciences physiques et
mathématiques, et que critiquait déjà Max Weber en 1904
dans L'Objectivité de la connaissance dans les sciences et la
politique sociales15: « Il est absurde de croire, suivant
la conception qui règne même parfois chez certains historiens de
notre spécialité, que le but, si éloigné soit-il,
des sciences de la culture pourrait consister à élaborer un
système clos de concepts qui condenserait d'une façon ou d'une
autre la réalité dans une articulation définitive,
à partir de laquelle on pourrait à nouveau la déduire
après coup. Le flux du devenir incommensurable coule sans arrêt
vers l'éternité. »16
Dans ce sens une critique forte de l'historiographie marxiste
ou nationaliste qui dominait l'après Seconde Guerre mondiale, sous la
plume d'historiens tels que François Furet et Mona Ozouf pour la
Révolution française, a permis à l'histoire de reconnaitre
ses limites et l'indépassable dimension politique qui accompagne le
choix d'un sujet et la manière de l'aborder. Comme l'écrit
Bernard Lepetit dans un article de 1995 intitulé « L'histoire
prend-elle les acteurs au sérieux »: la société
« redevient l'objet privilégié de l'histoire. Elle n'est
plus définie comme l'une des dimensions particulières des
rapports de production ou des représentations du monde, mais comme le
produit de l'interaction, comme une catégorie de la pratique sociale
» 17 , dans la continuité des apports
épistémologiques de Max Weber et de Michel Foucault.
L'histoire éclatée qui nait aujourd'hui de la
diversification des approches et des méthodes:
microstoria18 venue d'Italie, histoire du temps
présent, des minorités, des
14 Yves Florenne, article de présentation du livre
Le phénomène « nouvelle histoire »,
d'Hérvé Couteau-Bégarie, Manière de voir,
op.cit., p. 14
15 Max Werber, L'objectivité de la connaissance dans
les sciencs et la politique sociale, trad. Julien Freund, Plon, 1904
16 Demander la ref exacte à Mme Doudet
17 Bernard Lepetit, « L'histoire prend-elle les acteurs au
sérieux? », EspaceTemps, 1995, cité par Jean-Claude
Ruano-Borbalan dans « Enjeux et débats », Sciences
humaines, hors-série n°18, septembre-octobre 1997, p. 6
18 « micro-histoire », voire l'article de Jacques Revel
dans Sciences humaines, op.cit, p. 22
10
cultures, ne peut vraiment prétendre au statut de
science qu'en ce qu'elle s'est enrichie d'une autocritique remarquable et ne
vise plus qu'à la production d'un savoir précis mais partiel,
libéré de toute idéologie globalisante. Comme le remarque
le chroniqueur du Nouvel Observateur Jacques Julliard dans son article
« L'avenir de l'histoire », la démarche des historiens
d'aujourd'hui, qui à l'exemple de ceux réunis dans l'association
« Liberté pour l'histoire » prônent
l'indépendance de leur discipline vis-à-vis du politique et du
droit, ressort moins d'un orgueil corporatiste qui les érigerait en
maîtres de leur spécialité que d'un réflexe
d'humilité qu'il résume ainsi: « De nos découvertes
à l'indicatif nous ne voulons pas tirer de conclusions à
l'impératif. A plus forte raison, nous refusons que d'autres les tirent
en s'appuyant sur nous. Nous ne sommes pas des auxiliaires de justice. Nous ne
sommes pas des témoins de moralité »19.
Mais l'histoire devenue une science à part
entière peut-elle pour autant s'isoler hors de la sphère
politique?
Le problème qui sous-tend l'ensemble du débat
sur la place de l'histoire dans la démocratie relève du fait que
l'histoire comme savoir et comme discipline ne s'identifie pas à
l'histoire comme science.
Tout d'abord parce que en tant que savoir elle
interfère avec la sphère du vécu et/ou de la
mémoire, c'est-à-dire de la perception subjective des
événements, et de leur retranscription sous la forme d'un savoir
transmissible et généralement transmis à travers un filtre
émotionnel et idéologique. Or la mémoire constitue la
trame centrale du lien social qui unit une famille, une communauté, un
peuple ou une nation, elle est le pilier d'une culture et l'étincelle
libératrice d'une individualité, c'est pourquoi le droit et le
politique ont la fonction et le devoir de la protéger et, dès
lors qu'ils sont volontaristes, de la guider.
Pierre Nora dans Les Lieux de mémoire (1984)
explique à propos des rapports entre histoire et mémoire: «
loin d'être synonymes, tout les oppose: la mémoire est la vie,
toujours portée par des groupes vivants, ouverte à la dialectique
du souvenir et de l'amnésie, vulnérable aux utilisations et aux
manipulations. L'histoire est la reconstruction problématique et
incomplète de ce qui n'est plus [...]. La mémoire installe le
souvenir dans le sacré, l'histoire l'en débusque. [...] La
mémoire est toujours suspecte à l'histoire
»20.
19 Jacques Julliard, « L'avenir de l'histoire »,
Nouvel Observateur, hors-série n°70, octobre-novembre
2008, p83
20 Pierre Nora (dir. par), Les Lieux de mémoire,
Gallimard, 1984, p. 19-20
11
Comme l'a remarqué Paul Ricoeur leurs ambitions sont
distinctes et complémentaires: la mémoire cherche la
fidélité, l'histoire la vérité21. Mais
« que serait une vérité sans fidélité ou
encore une fidélité sans vérité
»22?
La mémoire est un sujet d'histoire, « le plus beau
matériau de l'histoire » selon Jacques Le Goff23, mais
ne peut s'assimiler à elle. Le droit doit donc bien distinguer les deux
notions et la place qu'il leur donne.
D'où cette analyse de Jean-Claude Ruano-Borbalan:
« l'organisation de l'histoire comme discipline d'enseignement n'est pas
directement liée à son organisation comme « science »
»24 ; l'enseignement de l'histoire peut répondre
à des impératifs autres que l'acquisition et la recherche d'une
connaissance précise et critique, il sert notamment la création
d'un savoir et de références communes, la formation d'une
mémoire particulière, qui fut longtemps nationale et qu'on
voudrait maintenant européenne, il sert aussi « dans le contexte du
développement exponentiel des technologies de l'information et de la
communication »25 à l'acquisition égalitaire de
compétences techniques pour accéder à l'information mais
surtout à l'apprentissage d'une méthodologie et d'un esprit
critique permettant aux futurs citoyens d'extraire une information de
qualité de la profusion informationnelle.
D'autre part, parce que l'histoire conserve toujours son
intérêt narratif, la science doit perpétuellement se
confronter à la simplification et aux détournements ne servant
que l'intérêt « médiatique », que la recherche du
public au détriment de la qualité de l'information. Cela peut se
traduire dans les évolutions récentes par le rôle de plus
en plus important des « témoins ». Au départ
appelés pour éclairer le discours de l'historiens, ceux-ci
viennent peu à peu constituer un « tribunal de l'opinion
»26 qui concurrence voire éclipse l'analyse historique
dans les médias de masse.
21 Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli,
Paris, Le Seuil, 2000, analysé par François Dosse dans «
Paul Ricoeur: entre mémoire, histoire et oubli », Les Cahiers
français, n°303: « La mémoire entre histoire et
politique », juillet-août 2001, p. 15
22 F. Dosse, Ibid, p. 15
23 Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, 1988,
cité par Laurent Wirth, « Face aux détournements de
l'histoire », Détournements de l'histoires, rapport
général du symposium « Face aux détournements de
l`histoire » organisé par le Conseil de la coopération
culturelle du Conseil de l'Europe du 28 au 30 juin 1999, Editions du Conseil de
l'Europe, p. 39
24 Jean-Claude Ruano-Borbalan, op.cit., p. 4
25 Jacques Tardif, Introduction de L'enseignement de
l'histoire face aux défis des technologies de l'information et de la
communication, Edition du Conseil de l'Europe, 1999, p. 15
26 Jacques Revel, « Le tribunal de l'opinion », Le
Nouvel Observateur, op.cit., p. 9
12
Enfin, et parce qu'elle reste « une activité
politique, au sens large du mot : mythes d'origines, récits de fondation
et de légitimation, généalogies
célébratrices, modèles de vie et leçons de conduite
pour les grands » 27 , l'histoire continue d'être
interprétée et transformée au profit du discours
politique, au point que selon Christophe Charles : le citoyen « ne peut
pas, à la lettre, participer au débat politique dominant.
Celui-ci est en effet surchargé en permanence d'allusions, de
références, de mises en écho ou d'analogies historiques
»28.
L'histoire à travers les multiples facettes du savoir
qu'elle fonde est donc fondamentalement une discipline « politique »,
peut-être la plus politique de toutes, et dans le cadre d'un Etat de
droit se trouve liée aux normes qui régissent la vie en
société. L'articulation de ses différentes facettes
à travers les normes démocratiques sera le principal objet de ce
mémoire.
Le droit
Le développement de l'Etat de droit libéral est,
en parallèle de l'évolution historiographique, lui aussi la cause
de l'émergence du débat relatif à la place de l'histoire
dans la société. La problématique des relations entre
histoire et droit ne se pose que parce que l'Etat moderne prétend
à la fois protéger les libertés individuelles, garantir le
bien être et la paix sociale et veiller au respect de la «
dignité » des personnes, ce à travers un équilibre
des pouvoirs soigneusement ajusté.
L'Etat autoritaire et même l'Etat légal qui
historiquement a précédé l'Etat de droit peuvent exercer
toute leur influence sur l'histoire et la mémoire collective: en France
l'ordonnance du 27 floréal appelait les poètes « à
célébrer les principaux événements de la
Révolution française, à composer des pièces
dramatiques républicaines, à transmettre à la
postérité les grandes époques de la
régénération des Français, à donner à
l'histoire le ferme caractère qui convient aux annales d'un grand peuple
conquérant sa liberté, attaquée par tous les tyrans de
l'Europe »29. L'Eglise Sainte-Geneviève de Paris
transformée en « temple de la patrie », sous le nom de «
Panthéon français » fut chargée d'accueillir des
« pères de
27 Pierre Nora, « La politisation de l'histoire »,
Le Nouvel Observateur, op.cit., p. 6
28 Christophe Charles, «Être historien en France, une
nouvelle profession? », L'Histoire et le métier d'historien en
France, 1945-1995, sous la direction de François Bédarida,
ed. de la Maison des sciences de l'homme, 1995, p. 21
29 B. Accoyer, Rapport de la mission de l'Assemblée
Nationale française, op.cit., p15
13
la Révolution » tel que Voltaire et Rousseau.
Plus généralement dès la naissance de la
IIIème République, « les parlementaires s'estiment
fondés à marquer, par la loi, leur volonté d'honorer les
grands hommes de leur temps »30, on assiste donc à la
création volontaire d'une mémoire nationale républicaine
qui comme on l'a déjà remarqué plus haut au sujet de
Jeanne d'Arc conditionne fortement l'enseignement et le contenu du savoir
historique hors du champs des spécialistes isolés dans leurs
universités.
Sous la Vème République française, alors
que la doctrine moniste a déjà fait rentrer le droit
international dans la sphère juridique nationale depuis 1946, et que la
création du Conseil Constitutionnel ouvre la voie vers un contrôle
de constitutionalité qui achève de poser les bases en France d'un
véritable Etat de droit, le pouvoir mémoriel,
transféré du parlement au pouvoir règlementaire par un
article 34 de la nouvelle Constitution qui limite expressément le champ
de compétence législatif, tend à concentrer la
définition publique de l'histoire entre les mains du Président de
la République. Un Président de la République qui exerce en
parallèle un contrôle étroit sur les médias et
censure sans hésitation toute vision de l'histoire non conforme à
la version officielle. Comme l'écrit Jean Daniel dans un article du
Nouvel Observateur : « Le Général avait fini par
persuader les siens, et peut-être se persuader lui-même, que
c'était Leclerc qui avait libéré Paris ; et, dans son
fameux discours du 25 août 1944, il n'a pas cité une seule fois
les Alliés, et cela n'a choqué personne »31, et
en 1969, un film comme « Le Chagrin et la pitié » de Marcel
Ophuls ne pouvait accéder à une diffusion
télévisée simplement parce qu'il montrait la
vérité sur l'Occupation de la France: « qu'il y a eu un
petit nombre de résistants, un petit nombre de collaborateurs, et une
majorité plus ou moins pétainiste ou attentiste
»32.
C'est un phénomène récent, plus vieux
d'à peine dix ans que les premières « lois
mémorielles » modernes des années 1990, qui voit
émerger l'idée d'une primauté de la liberté
d'expression, de publication et de diffusion, sur un discours historique
officialisant, et qui met en avant les historiens « critiques »
vis-à-vis du conte officiel, dans les « vieilles »
démocraties d'Europe occidentale puis, et à plus fort titre, dans
les jeunes démocraties naissantes d'Europe centrale et orientale. Cette
évolution correspond à la création d'Etats
démocratiques modernes où le droit s'enrichit d'une
hiérarchie des normes
30 B. Accoyer, op.cit, p. 16
31 Jean Daniel, « Ouvriers du passé », Le
Nouvel Observateur, op.cit., p. 3
32 Ibid., p. 3
14
renforcée: contrôles constitutionnel et
conventionnel, contrôles des juridictions internationales, prise
d'assurance des juges nationaux dans l'exercice de leur compétence
jurisprudentiel, limitation du domaine de la loi. Cette nouvelle
hiérarchie vient limiter le contrôle de chaque pouvoir et de
chaque institution sur les discours et les positions politiques ou
scientifiques tenus sur la scène publique.
Toutefois l'évolution récente du droit, si elle
a pu, en allant vers un plus grand équilibre des pouvoirs, renforcer les
libertés civiques dites « de première
génération » telle que la liberté d'expression et
l'un de ses corollaires: la liberté de recherche scientifique, a aussi
avec l'émergence des droits économiques et sociaux puis
des divers droits dits « de troisième
génération », limité ces premières
libertés pour en garantir de nouvelles. Ainsi la liberté
d'expression et de recherche des historiens peut-elle être amenée
à se confronter à de nouveaux droits tel que le respect des
traditions et des mémoires locales et minoritaires et plus largement le
« droit à la dignité », droit qui peut d'ailleurs venir
encadrer la pratique et la recherche scientifique dans d'autres domaines tels
que la médecine et plus largement les sciences du vivant.
Si une vision libérale, privilégiant une forme
de justice commutative, telle qu'elle peut prévaloir comme on le verra
aux Etats-Unis, peut regretter la limitation des droits civiques, on peut aussi
considérer que l'extension du champ des droits et libertés
fondamentales en Europe va dans le sens d'une démocratie plus
pragmatique et efficace qui tente d'équilibrer les différentes
nécessités de l'épanouissement individuel et du «
vivre ensemble », et c'est dans ce sens que le droit peut être
amené à intervenir encore de nos jours dans le champ de
l'histoire.
Le droit tel qu'il sera considéré dans ce
mémoire sera donc pris dans un sens très large, englobant
au-delà de la production législative les différents
niveaux de normes, et incluant parfois des normes « non-impératives
», pour reprendre l'expression du Conseil d'Etat français issue de
l'arrêt de section du 18 décembre 2002, Mme
Duvignères, au sens où elle ne seront pas forcement
sanctionnées par un contrôle juridictionnel mais tendront plus
à définir des modes d'action consensuels.
Notre analyse se focalisera donc autour de deux question
concentriques:
- Dans quelle mesure les différents types de normes qui
constituent le droit peuvent-ils et doivent-ils influencer, encadrer et
protéger l'histoire dans ses différentes acceptions?
- Plus globalement quelle est et quelle doit-être la
place occupée par une histoire multiple et souvent controversée
dans les démocraties européennes modernes?
La première partie de ce travail se centrera sur les
détournements, les controverses et les nécessités qui
menacent et compliquent le savoir historique, son enseignement et sa diffusion
et peuvent entrainer la nécessité d'une intervention
juridique.
La deuxième partie viendra mettre en avant la richesse,
tout comme les insuffisances des différents niveaux et sources de droits
dans la place et le statut qu'ils accordent à l'histoire au sein de la
démocratie.
15
Ière PARTIE:
UNE HISTOIRE CONTROVERSEE, DES LOIS POUR L' ECLAIRECIR ?
Si un statut juridique est donné à l'histoire au
sein des démocraties européennes
16
c'est que, qu'on la prenne comme savoir scientifique ou comme
savoir mémoriel, l'histoire ne fait jamais l'unanimité et est au
centre d'enjeux politiques et sociaux rendent sa protection
nécessaire.
On commencera par étudier les risques qu'encourt
l'histoire et qui vont alimenter la réflexion sur sa place dans la
démocratie à travers l'analyse de ses détournements.
A) Les détournements de l'histoire
Une histoire « détournée »
signifie-elle qu'il existe une histoire « réelle », qui
coulerait comme un flot continu et loin de laquelle nous emmèneraient
les manipulations de toutes sortes?
Ce serait revenir à une définition de l'histoire
qui comme on l'a vu en introduction à en partie été
écartée par l'évolution historiographique: aucune histoire
scientifique ne prétend à la vérité absolue et il
est évident que l'histoire même comme science est en partie une
construction de l'historien.
Mais si l'histoire reste un « mixte indissoluble du sujet
et de l'objet » selon l'expression d'H.I. Marrou33, elle peut
aussi prétendre à une approche de la vérité: «
à défaut de l'atteindre »34 elle « a pour
norme la vérité »35 et doit s'éloigner le
plus possible du mythe et de la projection personnelle, pour appuyer ses
analyses sur des vérités matérielles. Comme l'écrit
parfaitement Pierre Vidal Naquet : « Que l'historien ait perdu son
innocence, qu'il se laisse prendre comme objet, qu'il se prenne lui-même
comme objet, qui le regrettera? Reste que si le discours historique ne se
rattachait pas, par autant d'intermédiaires qu'on le voudra, à ce
que l'on appellera, faute de mieux, le réel, nous serions toujours dans
le discours, mais ce discours cesserait d`être
historique.»36
C'est pourquoi un « détournement » est
non-seulement possible mais courant dès lors que la démarche de
l'analyse historique ne se fonde pas sur des sources matérielles
33 cité par L. Wirth, « Face aux détournements
de l'histoire », op.cit., p. 31
34 Ibid., p. 31
35 J. le Goff cité par L. Wirth, Ibid., p. 31
36 Pierre Vidal Naquet, « Les assassins de la
mémoire », essai publié dans le recueil Les assassins de
la mémoire, La Découverte, 1987, p. 148
17
sûres ou qu'il y a confusion entre les
différentes sphères du concept « histoire »: science,
mémoire ou fiction ; cette confusion peut, on le verra, être
involontaire ou volontaire.
Les détournements de l'histoire ont été
et sont principalement visibles dans les régimes autoritaires et
totalitaires où le savoir historique est soumis à une doctrine
idéologique clairement établie et où la volonté de
constituer une mémoire commune pousse la prétendue histoire vers
le domaine du mythe.
« Se rendre maître du passé est une des
conditions essentielles pour régner sur le présent
»37 si l'on en croit Jacques Julliard, et plus un régime
politique a la prétention de créer un homme nouveau et pour cela
de contrôler la « totalité » des aspects de sa vie et de
sa pensée, plus la manipulation de l'histoire est un outil
précieux.
Que ce soit une histoire communiste redessinée à
la lumière de la « lutte des classes » , une histoire nazie
guidée par la « lutte des races » ou une histoire fasciste
nationalo-centrée, l'histoire totalitaire n'a plus de la science qu'une
tentative de déguisement tristement comique au même titre que les
représentations d'Hitler en chevalier teutonique ou de Mussolini en
César romain.
Mais les détournements de l'histoire ne se limitent pas
aux seuls Etats totalitaires ou autoritaires, « tout le monde peut
détourner l'histoire » déclarait en juin 1999 le ministre
norvégien de l'Education en ouverture du symposium « Face aux
détournement de l'histoire » organisé à Oslo par le
Conseil de l'Europe, et chaque démocratie peut être sujette
à divers types de détournements que nous allons analyser
maintenant, en étudiant à part le négationnisme du fait de
ses spécificités et de son importance pour le sujet en
général.
1) Les détournements courants.
Par qui et pourquoi?
Comme le remarque Laurent Wirth, difficile de dissocier ces deux
questions:
37 J. Julliard, op.cit., p82
18
« chercher les mobiles du détournement permet d'en
mettre en évidence les responsables »38. Mais si la
responsabilité des détournements est souvent identifiable elle
peut aussi parfois être fortement diluée dans la
société.
La première fonction de la manipulation historique est
bien sûr d'assurer une propagande politique et à ce titre
on peut observer nombre d'exemples dans les pays totalitaires où
l'histoire a pu servir à embrigader la jeunesse et à mobiliser
les masses: souvenir de la gloire romaine pour unir l'Italie fasciste, «
espace vital » nazi appuyé sur le récits de conflits
passés comme la lutte des chevaliers teutonique contre les slaves,
brutalité révolutionnaire communiste toujours justifiée
par l'expérience de la Commune de Paris de 1871 et sa sanglante
répression. Mais la propagande agit aussi en démocratie, et
peut-être d'autant plus que l'appui de la masse y est plus
nécessaire.
Le premier aspect de ce type de détournements est
certainement le développement des nationalismes ; comme le fait
remarquer Georg Iggers dans un discours introductif sur «
L'historiographie au XXème siècle », il y a une «
corrélation entre le développement du nationalisme et
l'étude de l'histoire »39 qui a pu aller jusqu'à
l'invention des nations. La construction d'un mythe national est une des
premières missions, conscientes ou non, que l'histoire s'est vue
attribuer, avec entre autres la création de héros nationaux tel
Vercingétorix et Jeanne d'Arc en France, comme l'a analysé Ch.
Amalvi40 , ou les chefs vikings Olaf Tryggvesson et Olaf Haraldsson
en Norvège comme Ola Svein Stugu le montre dans sa conférence
« Histoire et identité nationale en Norvège
»41, mais aussi la fabrication d'événements
fondateurs comme en Serbie la bataille de Kosovo Polje (« bataille du
champ des merles ») en 1389, symbole nationaliste aussi utilisé
pour affirmer la souveraineté serbe sur l'ancienne province autonome du
Kosovo.
Christina Koulouri, dans une conférence
intitulée « Les Deux faces de la discrimination dans l'enseignement
de l'histoire: discriminants et discriminés à la fois »42
montre autour de l'exemple grec le développement de « couples
opposés » reprenant la problématique de l'affirmation du
même par opposition à l'autre au niveau des
38 L. Wirth, op.cit., p. 33
39 Georg Iggers, « L'historiographie au XXème
siècle », Détournements de l'histoire, op.cit., p.
14
40 Ch. Amalvi, De l'art et la manière d'accommoder les
héros de l'histoire de France, 1988
41 Ola Svein Stugu, « Histoire et identité
nationale en Norvège », Détournements de
l'histoire, op.cit., p. 126
42 Christina Koulouri, « Les Deux faces de la discrimination
dans l'enseignement de l'histoire: discriminants et discriminés à
la fois », Détournements de l'histoire, op.cit.
19
communautés nationales. Ces couples forment en
général des « réseaux complexes » à
l'intérieur d'une même affirmation identitaire, ainsi l'histoire
de la nation grecque moderne se construit autour d'une lutte à la fois
contre les Slaves et contre les Turcs et plus généralement «
l'Orient » tout en refusant de s'identifier totalement à l'Europe
« occidentale » ; en France on peut observer un jeux de «
couples opposés » vis-à-vis de l'Angleterre, de l'Allemagne
et du catholicisme romain voire même dans l'histoire contemporaine
vis-à-vis des Etats-Unis.
Au-delà de la construction des identités
nationales l'histoire peut aussi servir à promouvoir des valeurs
à l'intérieur d'un régime démocratique, conduisant
parfois comme en France à un véritable « catéchisme
républicain qui a pu amener à confondre démocratie et
République »43, à sous estimer les
expériences démocratiques d'autres pays et à
méconnaitre des atteintes aux droits de l'homme commises par un pays qui
les a vu naître. De même, l'histoire actuelle, souvent encore
fortement guidée en Europe par le libéralisme ou le positivisme,
peut être tentée de survaloriser les progrès scientifiques
ou démocratiques et au contraire d'amoindrir des
phénomènes comme l'augmentation globale des conflits ou des
inégalités. On rajoutera le proverbe bien connu et difficilement
contestable selon lequel se sont toujours les vainqueurs qui écrivent
l'histoire et donc la biaise encore une fois en leur faveur.
Dans ces cas, il est évident que si l'intention du
détournement peut relever du pouvoir politique, économique,
médiatique ou de groupes de pression, ce n'est pas toujours le cas et la
responsabilité est souvent très diffuse au sein d'une
catégorie d'acteurs sociaux: groupements politiques divers, cercles
d'intellectuels, communautés scientifiques, corporations enseignantes
entre autres. Car encore plus souvent qu'à une véritable censure
ou qu'à une « histoire d'Etat » la construction intellectuelle
de l'histoire se confronte à de l'autocensure et à des
phénomènes de « mode » qui font par exemple que si la
négation de la collaboration française avec le pouvoir nazi ou de
la gravité des crimes commis par l'armée française en
Algérie ont pu être dénoncés des années 1970
à 1990 comme des exemples flagrants d'une histoire manipulée par
le pouvoir démocratique, ces deux thèmes de recherche n'en sont
pas pour autant devenus des domaines très étudiés et pour
la collaboration , malgré les remarquables travaux qui ont suivi la
« révolution » initiée par
43 L. Wirth, « Face aux détournements de l'histoire
», op.cit., p. 38
20
La France de Vichy de l'américain Robert O.
Paxton44, l'intérêt universitaire et médiatique
porté au sujet est resté limité.
On s'approche aussi avec ces exemple d'une autre cause de
détournement de l'histoire très importante, notamment dans les
sociétés de l'information qui sont devenues les notres: l'attrait
intellectuel, médiatique et commercial de l'histoire. En tant que
production intellectuelle et narrative l'histoire révèle chaque
jour un peu plus son importance et son utilité dans la production
générale de savoirs et de divertissements « populaires
» et éventuellement « commercialisables ». Or une
production de savoir historique basée sur « la demande » reste
obligatoirement limitée au niveau des champs auxquels elle
s'intéresse et de l'exigence critique dont fait preuve sa «
vulgarisation ». Comme l'écrit Laurent Wirth : « La recherche
du sensationnel et du scandale peut amener à accepter sans
vérification sérieuse des hypothèses
présentées comme des révélations
»45. Mais au-delà des dangers du « style
journalistique » 46 , il y a aussi un risque dans l'utilisation
commerciale d'images ou de symboles historiques comme par exemple la
récupération de personnages tel que Napoléon Bonaparte ou
Ernesto « Che » Guevara dans de nombreux pays,
récupération qui crée des images totalement
biaisées de personnages qui sont aussi intéressants que
controversés.
Finalement, l'origine des détournement de l'histoire la
plus courante, autant dans la sphère publique que dans la sphère
privée, est certainement la confrontation avec les mémoires des
groupes et des individus, la tentation qu'a chacun de faire passer sa
mémoire pour l'Histoire, la vraie, celle qui a été
vécue et transmise au sein des familles et des communautés et qui
tire de là une légitimité qui la ferait prévaloir
sur des recherches froides et parcellaires d'universitaires poussiéreux,
or on a vu en introduction l'importance de la distinction entre les deux
concepts, tout l'enjeux est pour l'histoire à la fois une prise en
compte et une prise de distance vis-à-vis de la mémoire.
Les détournements de l'histoire peuvent donc être
l'oeuvre de chacun et si les hommes et appareils politiques sont plus que
d'autres soupçonnables de la manipuler, c'est toute la
société à travers ses enjeux économiques,
idéologiques et identitaires ou par de simples « consensus sociaux
»47 qui peut être amenée à faire de
l'histoire un instrument
44 Robert Ower Paxton, La France de Vichy 1940-1944,
Seuil, Points Histoire, 1973
45 L. Wirth, op.cit., p 43
46 Ibid., p 43
47 ibid., p52
21
malléable déguisé en savoir
prétendument objectif.
Sans sombrer dans le relativisme, il devient donc
évident que le premier atout pour se prévenir de ces
détournements reste une certaine méfiance. On va maintenant
étudier les formes qu'ils peuvent prendre.
Comment?
On traitera plus loin le cas particulier de la négation
d'évidences historiques qui a donné lieu à la
création du mot « négationnisme » et qui est la source
d'un important travail tant au niveau intellectuel que juridique. On se basera
ici sur la typologie établie lors du symposium d'Oslo sur les
détournements de l'histoire.
Un premier type de détournement, et peut être le
plus évident est la falsification, elle peut concerner des
documents d'archives, des témoignages et plus généralement
toutes les sortes d'informations qui permettent aux travailleurs de l'histoire
de fonder leurs connaissances. La falsification peut consister dans la
fabrication de faux documents ou dans la transformation de documents existants.
Un cas ancien et bien connu est celui de la « Donation de Constantin
», testament de l'empereur Constantin Ier faussement daté du
IVème siècle avant J.-C. qui est devenue au cours du Xème
siècle un document officiel de l'Eglise Catholique justifiant
juridiquement des possessions et des privilèges papaux et dont en 1440
l'humaniste Lorenzo Valla48 démontra qu'il s'agissait d'un
faux, fait que l'Eglise n'a reconnu qu'au XIXème siècle.
Au XXème siècle, les tristement
célèbres « protocoles des sages de Sion » sont venus
alimenter une manipulation antisémite de l'histoire qui a touché
toute l'Europe et qui malheureusement sévit encore largement aujourd'hui
en se basant sur ce même faux qui n'est qu'un médiocre plagiat du
Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu (1864) de Maurice
Joly.
Les faux sont parfois d'époque, on peut penser aux
fausses preuves contre le maréchal soviétique Toukhachevski
fabriquées lors d'une entente pleine de présages entre Staline et
Hitler, et c'est alors à l'historien de faire un travail d'enquête
suffisamment profond pour montrer la fabrication d'une fausse
vérité à partir de laquelle a pu s'amorcer
48 Lorenzo Valla, Sur la donation de Constantin, à
lui faussement attribuée et mensongère. traduction et
commentaire Giard, 1993, éd. Des Belles Lettres.
22
une manipulation de l'histoire.
Il faut prendre en compte que le développement
technologique, s'il a pu fournir aux historiens des outils d'expertises pour
vérifier la fiabilité de leurs sources donne aussi de plus
grandes possibilité de falsification, notamment par une capacité
de transformation des images à une époque où les
médias visuels et télévisuels leur donnent un rôle
central.
Un autre élément qui peut servir le
détournement de l'histoire et se rapproche de la falsification est la
destruction de preuve et d'archive parce qu'elle cherche à
ôter toute possibilité de fonder une histoire scientifique et donc
à laisser régner le doute ou le mensonge sur des
événements historiques. Si les nazis ont cherché à
éliminer les traces de leur entreprise d'extermination, des pays comme
la Grèce ont aussi pu voter démocratiquement la destruction de
fichiers de leur résistance dans le but d'éteindre les rancoeurs
et les soupçons au sortir de la Seconde guerre mondiale.
Les détournements par fixation,
peut-être les plus répandus parmi les tentatives de manipulation
politique de l'histoire, cherchent à faire occulter un point de
l'histoire en insistant systématiquement sur un autre. Par exemple tel
que l'a fait l'historiographie soviétique à propos du Pacte
germano-soviétique de 1939 soi-disant justifié par les accords de
Munich et jamais considéré en tant que tel, avec ses clauses
secrètes sur le partage des Pays-Baltes et de la Pologne, d'un
insoutenable impérialisme. De même, « en Autriche, depuis
1945, la tendance à longtemps été de présenter les
Autrichiens comme ayant subi l'occupation nazie sans être
impliqués eux même dans le nazisme »49 . Or,
même si la pression de l'Allemagne était énorme,
l'Anschluss ne rencontra aucune résistance en 1938 et comme l'a
montré E.B. Bukey l'enthousiasme d'une grande partie de la population
autrichienne pour l'unification et même plus largement pour le nazisme
était considérable50.
Un peu partout en Europe les enrôlements au
côté des nazis et la participation à des massacres et des
déportations a été mise sur le dos de l'occupant et plus
particulièrement des groupes de SS alors que l'implication des
populations et des forces armées nationales a parfois eu une
spontanéité et une violence incroyables comme l'ont montré
les travaux par exemple de Christopher Browning51 sur l'Allemagne et
le Luxembourg ou en France
49 Laurent Wirth, Ibid, p. 49
50 Evan Burr Bukey, Hitler's Austria, Popular Sentiment in
the Nazi Era, 1938-1945, The University of North Carolina Press, 2000
51 Christopher Browning, Fateful Months: Essays on the
Emergence of the Final Solution, New York, Holmes & Meier, 1985,
and, Ordinary Men: Reserve Police Battalion 101 and the Final Solution
in
23
le cas maintenant bien connu de la rafle du Vel'd'Hiv qui
poussa Jacques Chirac le 16 juillet 1995 à marquer sa récente
élection par un discours sur la « faute collective » de la
France. Plus globalement le recours à des boucs émissaires est
une tendance très répandue dans l'utilisation de l'histoire, les
minorités et les nations voisines sont utilisées comme causes
explicatives des périodes de crises dans de nombreuses histoires
nationales pour détourner l'attention des responsabilités
internes réelles.
Enfin un dernier type de fixation provient du fort
européocentrisme qui touche l'histoire et son enseignement encore
aujourd'hui en Europe ; de cette absence de décentrement découle
une histoire partielle et lacunaire notamment parce que les grands changement
qu'à connu l'Europe ont souvent eu des causes extérieures:
Renaissance influencée par les découvertes arabes sur les
grecques, capitalisme et expansionnisme européens initiés par la
copie des techniques chinoises: imprimerie, porcelaine, armes à feu. A
l'Européocentrisme s'ajoutent évidemment toute les dérives
socio et ethnocentristes qui ont pu laisser de côté l'histoire de
certaines minorités, tziganes, lapons, juifs, ou encore des femmes, des
campagnes, des régions et des communautés.
Les fixations sont particulièrement marquées
dans les programmes et manuels scolaires, ces derniers « transmettent une
certaine vision du patrimoine et de la culture moderne d'une nation et
relèvent souvent de ce qui fait l'objet de controverses politiques ou
sociales » dans le pays comme le remarque A. Benavot52.
Les détournements par omission dont
l'intentionnalité est généralement dure à
définir pourraient être considérés comme une forme
extrême de la fixation qui ignore des parts de l'histoire comme c'est le
cas au Japon pour le massacre de Nankin, en France pour la violence de
l'écrasement des soulèvements vendéens pendant la
Révolution ou la sanglante répression de la manifestation
algérienne du 17 octobre 1961, mais aussi en Finlande pour le sort de la
minorité Carélienne.
Enfin un détournement courant et dont les
conséquences ne sont pas négligeables provient de la paresse
et de l'ignorance dont peuvent faire preuve les professeurs, les
journalistes, les hommes politiques voire les historiens eux-mêmes et qui
conduit à des simplifications radicales voire à la construction
de préjugés tel que l'inefficacité de la
Poland, New York, HarperCollins, 1992
52 A. Benavot, Une analyse critique de la recherche
comparée, Perspectives, Genève: Bureau International de
l'Education, 2002, p 71, cité par Josefina Vijil, « Elaboration des
programmes scolaires et pouvoir socio-politique », site internet «
Recherche et Education ».
24
IVème République française
associée à l'instabilité des gouvernements ou le «
partage du monde » par les deux grands vainqueurs de la Seconde Guerre
mondiale à Yalta en 1945, là où on devrait plutôt
voire un préliminaire à la création de l'Organisation des
Nations Unies.
Le détournement de l'histoire est donc possible
à partir de nombreux instruments et prend de nombreuses formes.
L'histoire comme savoir nécessite ainsi des protections
démocratiques qu'on s'appliquera à étudier dans la
deuxième partie de ce mémoire. On va maintenant se pencher sur un
aspect très particulier et central du débat mémoriel: le
ou les négationnisme(s).
2) Le problème spécifique du
négationnisme
Pourquoi « négationnisme » ?
Ce terme est lié au douloureux souvenir du
génocide des juifs par le parti National Socialiste allemand et ses
alliés en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Comme l'a
déclaré Nadine Fresco: « l'incommensurabilité des
maux rend souvent difficile leur dénomination.[...] Entre cet
événement-ci et celui là, de quoi s'agit-il au juste?
D'une différence de degré? D'une différence de nature?
[...] Entre les maux et les mots l'engendrement est décidément
mutuel. On appelle meurtre, puis on tue. Après quoi, le meurtre ayant
été perpétré, il faut trouver les mots pour le dire
»53. Là est l'origine de différents concepts:
génocide, crime contre l'humanité, shoah, extermination, qui sont
venus enrichir le sombre champ lexical de la violence humaine. Tout comme ces
termes « négationnisme » est un néologisme
récent, créé en 1987 par Henry Rousso dans le Syndrome
de Vichy 54 , pour qualifier l'inquiétant
phénomène d'un refus visiblement croissant de reconnaissance du
génocide juif .
Il se distingue d'une première qualification «
révisionnisme historique » utilisée
53 Nadine Fresco, « Nouveaux visages du vieil
antisémitisme », La lutte contre le négationnisme. Bilan
et perspective de la loi du 13 juillet 1990, actes du colloque du 5
juillet 2002 à la cour d'appel de Paris, La documentation
française, p 17
54 Henry Rousso, Le Syndrome de Vichy 1944-198...,
Paris, Le Seuil, 1987, p 176
25
notamment par l'un de ses plus brillants analystes, Pierre
Vidal-Naquet, encore dominante dans de nombreux pays, notamment en langue
anglaise. En France il a acquis une grande notoriété et semble
maintenant faire l'objet d'une certaine unanimité pour décrire le
phénomène particulier de la négation de la Shoah.
Le terme révisionnisme a été
partiellement abandonné car il ne permet pas de distinguer la
spécificité d'une entreprise qui n'a rien à voir avec une
critique ou une remise en cause de l'analyse historique majoritaire, comme cela
a pu être le cas par exemple pour le massacre de Katynlongtemps
attribués aux forces allemandes à la suite du procès de
Nuremberg alors que ce meurtre collectif visant à détruire
l'intelligentsia polonaise avait été réalisé par
l'occupant soviétique soutenu secrètement par les britanniques et
les américains ; le négationnisme est une tentative de
destruction de la vérité, qui cherche à faire
ré-émerger un discours de haine contre une population juive
à laquelle on veut nier sa situation de victime.
Pierre Vidal-Naquet dans le dernier essai de son recueil
Les assassins de la mémoire (1987) écrivait de
l'entreprise négationniste: « sa perfidie est
précisément d'apparaitre pour ce qu'elle n'est pas, un effort
pour écrire et penser l'histoire »55, et en
effet, bien au contraire d'une argumentation scientifique fondée sur la
recherche de la vérité, le négationnisme est un effort de
négation des vérités historiques qui vise a
détruire l'histoire en tant que savoir sur lequel pourrait se fonder, au
moins en partie, une morale humaine et un éclairage du
présent.
Comme le fait remarquer Nadine Fresco, le terme est
discuté dans sa pertinence par certains auteurs comme l'écrivain
Natacha Michel qui estime qu'« à bien le regarder, en face le
négationnisme est un affirmationnisme. Non un discours
pseudo-historique, mais une apologie: celle du crime. [...] Chaque fois que
l'on dissimule le meurtre des juifs, [...] on ôte non-seulement à
la douleur son nom, mais on excite le crime en disant qu'il n'était
rien. [...] La sophistication affirmationniste est non de se défendre
d'un crime, mais en l'absentant, de l'exalter. [...] Avec ce codicille
imprononçable: s'il n'y a pas eu de camps nazis, rien n'empêche
qu'on puisse un jour y jeter les gens »56.
De même le psychanalyste Patrick Lacoste, se demande si
« l'appellation d'annulateurs ne serait pas tout aussi exacte,
quand, en contestant la réalité de l'acte par
55 Pierre Vidal Naquet, « Les Assassins de la mémoire
», op.cit., p. 149
56 Natacha Michel (texte rassemblés par.), Paroles
à la bouche du présent. Le négationnisme: histoire ou
politique?, Marseille, Al Dante, 1997, p 191, citée par Nadine
Fresco, op.cit., p. 18
26
les seuls moyens de la logique, ils sont dans une
réversibilité du temps qui transforme l'histoire et
défigure la mémoire »57.
Le philosophe Christian Godin, se référant
là encore à la psychologie et au concept de «
dénégation » propose le terme de «
dénégationnisme » parce qu'il existe selon lui
« une forme d'antisémitisme tellement virulente et
dévastatrice sur le plan psychique que pour celui qui en est
frappé, admettre l'état de victime pour l'ennemi juif
est une représentation insupportable. »58
Le concept de négationnisme sert donc à
définir le cas particulier d'un refus de prise en compte des apports de
la recherche historique pour manipuler une histoire devenue pleine de doutes.
Il ne peut s'apparenter à la simple omission et à la
falsification car il est une entreprise active de destruction du
savoir historique et de négation des mémoires qui emploie
l'ensemble des méthodes à sa portée: « hypercritique,
ergotage sur des chiffres, des détails et des mots, insinuation
pertinente, ignorance délibérée du contexte,
volonté de faire apparaître comme la conclusion d'une
démonstration ce qui est le postulat de départ
»59, faisant ainsi fit de toute méthodologie
scientifique et jouant sur la manipulation du langage et de l'information et
sur un relativisme qui pousse Pierre Vidal-Naquet à comparer les
négationnistes à des « sophistes »60 tel que
Platon les présentait dans ses dialogues les plus ingrats envers eux.
D'où vient le négationnisme?
Son apparition est liée à de nombreux facteurs
difficilement recensables mais dont on essayera ici de donner quelques axes
d'analyse principaux.
On pourrait considérer que le premier
élément est l'importance de l'apprentissage collectif qui a
résulté de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Car d'un crime
d'une monstruosité, on peut l'affirmer, jamais atteinte: par le nombre
de morts, l'importance de la préméditation collective et
l'horreur de l'entreprise, par, même si elle est discutable,
l'implication des populations et des différents agents de tous les
pouvoirs, par l'utilisation
57 Patrick Lacoste, « Avec nous. Des commémorations
», L'inactuel, n°1, Etats de mémoire, automne 1998,
p11-32, cité par N. Fresco, op.cit., p18
58 Christian Godin, Négationnisme et
Totalitarisme, Nantes, Pleins Feux, 2000, p 64, cité par N. Fresco,
op.cit., p. 18
59 L. Wirth, op.cit., p. 45
60 P. Vidal-Naquet, « Un Eichmann de papier » (1980),
Les Assassins de la Mémoire, 1987, p 13
27
pour le meurtre de l'ensemble des savoirs, des techniques et
des outils produits par l'homme, a surgi une prise de conscience et une
volonté de prévention par l'enseignement jamais atteinte, avec un
quasi consensus international et une volonté de dépasser les
différents niveaux de communautarisme pour créer un début
de conscience commune pour un concept en pleine maturation:
l'humanité.
Il ne devient plus aussi facile de détourner une
histoire prônée comme « patrimoine commun de
l'humanité », sujette à un travail de réflexion
massif regroupant en son sein toutes les branches des sciences « humaines
»: histoire, philosophie, sociologie, psychologie, anthropologie, garantie
par la publicité et l'autorité du premier grand tribunal
international 61 et vulgarisée par l'ensemble des moyens de
transmission du savoir historique pour tenter de pénétrer au plus
profond les populations. Comme le dit Serge Barcellini : « la
mémoire de la Shoah s'est imposée comme le paradigme du temps
présent »62. Le seul moyen de détourner un
monument historique et mémoriel si imposant est très certainement
la négation, le refus d'intégrer ce savoir et cette
expérience, en les rejetant grâce au vieux mythe paranoïaque
de la manipulation généralisée, du complot
international.
Mais si cette négation a émergé c'est
aussi parce qu'elle a été facilitée par un contexte
particulier que remarquait Pierre Vidal-Naquet dans son article « Un
Eichmann de papier » 63 , le développement de ce que Marcel Gauchet
en 1980 « l'inexistencialisme »64, un renouveau de
relativisme dans la seconde moitié du XXème siècle,
certainement en grande partie impulsé par le coup psychologique
porté par la Seconde Guerre mondiale puis par la découverte des
réalités de l'URSS aux conceptions rassurantes du
matérialisme que celui-ci soit positiviste, marxisant ou libéral.
Ce trait commun d'une grande partie de la pensée occidentale
d'après 1950, qui s'est aussi penchée, sur l'importance et la
détermination du langage et de l'imagination, a pu faciliter
l'émergence de thèses qui jouent sur le doute et les rapports
entre imaginaire et réel.
En parallèle, le développement de la recherche
et de sa médiatisation a favorisé ce
61 Le Tribunal de Nuremberg
62 Serge Barcellini, « Du droit au souvenir au devoir de
mémoire », La mémoire entre histoire et politique,
Les Cahiers français, n°303, juillet-août 2001, p. 25
63 P. Vidal-Naquet, « Un Eishman de papier », paru
dans la revue Esprit en septembre 1980, publié dans le recueil d'essais
Les assassins de la mémoire, La Découverte, 1987, p.
14
64 Marcel Gauchet, « L'inexistencialisme »,
Débat, n°1, mai 1980, cité par P. Vidal-Naquet, op.cit., p.
14
28
que Vidal-Naquet nomme le « spectacle universitaire
»65. Il donne en exemple la remise en cause de l'existence de
l'anthropophagie par l'universitaire américain William
Arens66, exemple particulièrement éloquent d'un
processus dénoncé à l'époque par Marshall Sahlins:
« Le livre d'Arens suit un modèle traditionnel des entreprises
journalistico-scientifiques en Amérique: le professeur X émet une
théorie monstrueuse - par exemple : les nazis n'ont pas
véritablement tué les Juifs ; ou encore: la civilisation humaine
vient d'une autre planète ; ou enfin: le cannibalisme n'existe pas.
Comme les faits plaident contre lui, l'argument principal de X consiste
à exprimer, sur le ton moral le plus élevé qui soit, son
propre mépris pour toutes les preuves qui parlent contre lui [...]. Tout
cela provoque Y ou Z à publier une mise au point telle que celle-ci. X
devient désormais le très discuté professeur X et son
livre reçoit des comptes rendus respectueux écrits par des
non-spécialistes dans Times, Newsweek et le New
Yorker. Puis s'ouvrent la radio, la télévision et les
colonnes de la presse quotidienne. »67
Le développement de la recherche de publicité
dans le monde universitaire peut être rapproché avec de nombreux
phénomènes, privatisation des systèmes de recherche
et concurrence entre chercheurs, à lier avec la plus
grande médiatisation de la recherche, mais peut-être surtout et
plus simplement dérapage aux extrémités d'une recherche
devenue plus massive et dont le libéralisme parie sur l'imagination, la
curiosité et l'esprit critique des individus dont certains seront
toujours à coup sûr dominés par leurs psychoses.
Enfin, comme l'analyse Nadine Fresco, « la recrudescence
du négationnisme traduit aussi, sous une forme paroxystique, une
modification progressive du regard porté sur les juifs dans le monde, en
rapport avec l'évolution géopolitique d'Israël »,
l'image « de rescapés du plus effroyable des massacres, trouvant
enfin un pays » a, dans l'imaginaire collectif, pu être
remplacée, pour tout ou partie, par « celle d'agents «
sionistes » de l'impérialisme américain, persécutant
les Palestiniens »68. Dans ces conditions, une petite
minorité de l'extrême gauche a pu être séduite par
les thèse négationnistes comme le montre l'exemple du
négationniste français Robert Faurisson: « les alliés
les plus actifs de celui-ci lorsqu'il sort de l'anonymat par le scandale, ne
viennent pas en premier lieu de
65 P. Vidal-Naquet, « Un Eishman de papier », op.cit.,
p. 19
66 The Man-Eating Myth: Anthropology and Anthropophagy,
New York, Oxford University Press, 1979
67 Marshall Sahlins, New Yorker review of books, 22 mars 1979,
p 47, cité par P. Vidal-Naquet, op.cit., p 19
68 N. Fresco, op.cit., p 31- 32
29
l'extrême droite, comme on aurait pu s'y attendre et
comme c'était le cas dans d'autres pays, mais bien d'une frange
particulièrement étroite de l'extrême gauche, qu'on appelle
parfois l'ultra-gauche »69.
Mais surtout le négationnisme a pris une ampleur
géopolitique. Dans certains pays arabes ou musulmans il a pu
apparaître comme un instrument de lutte psychologique contre l'existence
de l'Etat israélien. En décembre 2005, les déclarations du
président iranien Mahmoud Ahmadinejad suite à la publication des
caricatures de Mahomet par le journal danois Jyllands-Posten ont
été les plus médiatisées, notamment un discours
télévisé dans lequel il parlait du « mythe du
massacre des juifs » et clamait ses doutes sur l'existence de la Shoah
avant d'organiser un an plus tard une conférence sur l'holocauste en
présence de plusieurs négationnistes
européens70. Mais il faut savoir qu'un négationniste
reconnu tel que Roger Garaudy auteur d'un pamphlet antisémite
condamné par la justice française en 1998, Les Mythes
fondateurs de la politique israélienne71, a
reçu pour cet ouvrage la médaille de la prédication
islamique égyptienne en 1988, puis le prix Kadhafi pour les droit de
l'homme en 2002. Autre cas, plus ancien, qui lui aussi montre le risque de
dérive géopolitique du négationnisme, l'ex-adjoint de
Goebbels, Johann von Leers, qui « à la différence de
nombreux nazis qui cherchent à se faire oublier, [...] est de ceux qui,
dès qu'ils le peuvent, reprennent le combat avec les moyens dont ils
disposent »72, s'est retrouvé après 1955 à
la tête de la section « Étranger » de la direction
nationale de l'Information égyptienne de Nasser, c'est-à-dire
responsable de la propagande antisémite égyptienne et animateur
des programmes radiophoniques de « La Voix des Arabes » à
destination des autres continents, d'où il a pu répandre de long
discours négationnistes.
La négation de la Shoah, même s'il faut souligner
qu'en Europe elle reste un phénomène limité à des
cercles intellectuels et politiques très restreints et
généralement marginalisés, n'est pourtant pas un danger
à négliger. Ses animateurs sont très actifs et peuvent
avoir un impact beaucoup plus grand à l'étranger que dans leurs
pays d'origine. En Europe, les négationnistes tentent encore des actions
d'éclat tel que l'acclamation au Zénith de Paris par quelques
cinq mille personnes de Robert Faurisson le 26 juillet 2008,
69 Ibid., p. 32
70 Voire notamment les articles parus dans Le Monde des
10/12/2005 et 12/11/2006
71 Les Mythes fondateurs de la politique
israélienne, 1995, ouvrage condamné par la justice
française.
72 N. Fresco, op.cit. p. 27
30
lors d'un spectacle de l'humoriste controversé
Dieudonné73. Il faut rajouter qu'internet leur a donné
un nouvel outil bien plus dangereux que jamais car il leur permet de
déguiser leurs théories et de contacter directement des citoyens
qui ignorant se trouver dans un contexte extrêmement politisé
pourraient être séduis par l'aspect « paranoisant » des
thèses négationnistes.
Après avoir analysé l'origine du
négationnisme en limitant son champ d'application à la seule
négation des crimes nazis de la Seconde Guerre mondiale, on va
maintenant étudier la possibilité d'élargissement du terme
vers d'autres événements historiques.
Quand peut-on parler de négationnisme?
Le néologisme créé à propos de
l'holocauste a peu à peu vu son emploi élargi pour qualifier des
comportements de négation vis-à-vis d'autres grands drames
historiques.
Cette réappropriation du mot est marquée par
deux phénomènes, d'une part une volonté de certaines
victimes, témoins ou spécialistes de crimes collectifs d'attirer
l'attention sur la gravité des faits commis en les mettant en
parallèle avec le génocide juif ; d'autre part l'utile
précision du mot pour désigner le comportement de certaines
personnes voire d'Etats vis-à-vis des crimes commis, appliquant en effet
une attitude de négation systématique des faits connus et admis
et de manipulation de l'histoire et du discours historique comparable à
celles utilisées par les négationnistes antisémites.
Les cas où le terme négationnisme a
été repris sont nombreux, on peut essayer de citer les
principaux: le « massacre »74 des Arméniens par le
gouvernement « Jeune-Turc » de l'Empire Ottoman entre avril 1915 et
juillet 1916, la déportation dans les goulags de dizaines de
millions de personnes par les autorités soviétiques, la mort de
plus de 20% de la population du Cambodge sous le régime des Khmers
rouges entre 1975 et 1979, le massacre de Nankin perpétré en
Chine par l'armée impériale japonaise de décembre 1937
à janvier 1938, le génocide rwandais de 1994.
Le débat pour savoir à quel cas on peut
appliquer le terme « négationnisme » est
73 Voire l'article du sociologue français Michel
Wievorka du 29 décembre 2008 sur le site internet d'information et
d'analyse Rue89. Voire aussi les commentaires nombreux et parfois
inquiétants qui suivent l'article.
74 On ne se prononcera pas sur le caractère
génocidaire ou non de ces massacres qui fait débat dans la
communauté historienne spécialisée, et dans les
reconnaissances officielles relève plus d'une politique de
défense de la communauté arménienne dans l'Etat turc
actuel que de la conclusion d'analyses sérieuses.
31
encore aujourd'hui très vif. S'il est clair que le
terme a été créé dans le cadre strict de la
négation de la Shoah, les mots ont aussi une liberté d'emploi qui
permet, dès lors que leur utilisation est explicitement
justifiée, d'en modifier et d'en exploiter le sens dans la limite d'une
réelle parenté entre les expériences
désignées. Cependant cette liberté qui peut rester
fondée pour un emploi courant ou scientifique du terme, disparaît
en grande partie lorsque celui-ci entre dans le vocabulaire juridique,
là, la précision des termes est une base essentielle du respect
de la hiérarchie des normes et de la sécurité juridique
qui fondent un Etat de droit. On ne peut, ou du moins on ne doit pas pouvoir,
manipuler les textes sources du droit pour en tirer des normes trop
éloignées de celles voulues par leurs auteurs et de celles
généralement admises par la doctrine et l'opinion publique. Si le
juge, à travers son « pouvoir jurisprudentiel » a la
faculté et le rôle de concrétiser les normes et d'en
définir les contours il a aussi besoin de se baser sur des termes
précisément définis.
Or précisément il n'existe pas de
définition juridique du négationnisme, les lois
anti-négationnistes en vigueur en Europe condamnent en
général la contestation, la minimisation, la banalisation ou la
justification de la Shoah, avec une exception notable en Suisse et en Espagne
où ces même atteintes à la dignité mémorielle
concernent les génocides et crimes contre l'humanité sans
référence particulière à l'holocauste.
Les plus grandes discussions s'orientent donc vers les
qualifications de « crime contre l'humanité » et de «
génocide », qui, elles, ont une définition juridique depuis
la Charte de Londres75 de 1944 et la Convention pour la
prévention et la répression du crime de
génocide76 de 1948, et qui ouvriraient donc dans le cas
d'une contestation la porte au concept de négationnisme. Etant
donné que chacun des massacres désignés plus haut se
distingue par des caractéristiques propres qui le rendent unique au
milieu de la longue liste des abominations humaines, le débat est
inévitable et nécessaire jusqu'à ce qu'une institution
qualifiée tranche sur la qualification à donner aux crimes
commis, une fois la décision prise la qualification est acquise, comme
c'est le cas pour le Rwanda avec la création du Tribunal Pénal
International pour le Rwanda dont le statut créé par la
résolution 955 du 8 novembre 1994 du Conseil de Sécurité
des Nations Unies établit l'existence d'un
75 Charte de Londres du Tribunal Militaire
International, publiée le 8 août 1945, article 6 fixant la
définition des « crimes contre l'humanité »
76 Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide, approuvée par la
Résolution 260 A du 9 décembre 1948 de l'Assemblée
générale des Nations unies, entrée en vigueur le 12
janvier 1951, l'ensemble du document définit les caractéristiques
et les conditions de qualification du concept de génocide.
32
génocide.
Le problème qui se pose une fois cette qualification
établie ou confirmée par une juridiction internationale, voire
nationale, est le maintien d'un débat qui contesterait l'autorité
de la chose jugée, car on ne peut dans un Etat de droit
démocratique remettre en cause cette autorité publiquement,
sous-peine de rendre inefficace l'ensemble du système judiciaire et
normatif.
La difficulté est triple: d'une part l'ampleur et la
diversité des expériences qui résultent de ces
événements rendent l'acceptation unanime et internationale de la
décision plus difficile, d'autre part les institutions qui
émettent ces décisions ne bénéficient pas forcement
d'une légitimité reconnue par les
populations77, enfin et surtout, ces
événements sont trop rapidement englobés dans le champ de
l'histoire contemporaine, or à partir de quand l'historien peut-il
prendre suffisamment de recul pour analyser froidement le résultat d'un
jugement et le contester pour tout ou partie sans remettre en cause
l'autorité de la chose jugée. Mao Tsé tong
répondant à un journaliste français qui l'interrogeait sur
ce qu'il pensait de la Révolution française lui répondit
que c'était encore trop récent pour en parler78.
L'historiens peut-il intervenir étudier le passé quand celui-ci
continue de marquer profondément le présent?
La loi française de 1990, fonde le crime de
négationnisme sur la contestation d'un crime contre l'humanité
reconnu par une juridiction nationale ou internationale sur la base des statuts
du Tribunal de Nuremberg, c'est globalement le mode de pénalisation
choisi par les Etats européens qui condamnent le négationnisme.
La référence à un jugement condamne elle toute analyse
critique des historiens à se voire réprimée comme
négationniste? L'absence de jugement empêche-t-elle l'emploi du
mot?
La question reste encore posée mais il est certain
qu'une partie de la réponse et de la justification d'une limitation de
la liberté d'enquête et d'expression de l'histoire est le devoir
des historiens de rester dans un « passé » suffisamment
distant et de ne pas mélanger leur engagement présent et leurs
analyses du contemporain avec une science qui a besoin de recul pour être
considérée comme telle.
77 On peut notamment penser à la création des
Tribunaux Pénaux Internationaux par un Conseil de Sécurité
des Nations Unies dont la légitimité est foncièrement
discutable et qui pourtant permet la qualification de crime contre
l'humanité et de crime de génocide.
78 Anecdote racontée par le Professeur à l'IEP
d'Aix Pierre Langeron lors de son cours sur les Libertés
fondamentales.
33
Le négationnisme est donc une catégorie
très spécifique du détournement de l'histoire, qui touche
particulièrement une histoire récente dont les implications
contemporaines sont encore importantes. Comme tel on verra qu'il a acquis un
statut à part dans les systèmes juridiques encadrant
l'histoire.
Avant de passer à l'étude des garanties et des
limitations de l'histoire produites par le droit dans les démocraties
européennes on va maintenant se pencher plus profondément sur la
place de l'histoire au sein des Etats européens.
B) L'histoire et la mémoire au centre des
démocraties
Comme on l'a affirmé en introduction, l'histoire joue
un important rôle politique en constituant un savoir commun unificateur
et moralisant, mais aussi la base de l'argumentation rationnelle qui fonde le
débat interne et fait vivre une démocratie. Le discours
politique, les réflexions philosophiques, la construction des
idéologies ou des courants d'opinion se structurent sans cesse autour de
références historiques tour à tour
présentées comme des modèles, des contre-modèles,
des alternatives ou des éclairages du présent. C'est aussi autour
d'expériences communes, partagées et fondatrices
d'identité que se forment les différents niveaux de
communautés humaines.
Les détournements, multiples et souvent sournois, dont
l'histoire est susceptible et que l'on vient de voir ne sont pas
négligeables en démocratie. Ce n'est pas simplement la protection
de la sainte « vérité » qui se trouve en jeu mais,
au-delà, la liberté, le dialogue et la paix des citoyens et des
communautés qui participent à la vie de la « cité
». Source d'identité et de légitimité l'histoire ne
peux être abandonnée sur les routes des passions humaines bien
qu'elle chemine toujours côte à côte avec une mémoire
dont ces dernières sont à la fois l'expression et les guides.
Dans les différents points qui vont suivre on tentera
d'estimer le poids que ces deux
34
formes de conservation ou de retour du passé, histoire
et mémoire, exercent réellement sur les enjeux de
stabilité et d'action démocratique en revenant sur
l'actualité des problématiques qu'elles soulèvent.
Dans une première partie on prendra le temps de
s'arrêter sur les rôles identitaires de l'histoire et de la
mémoire, car, souvent considérée comme le principal
attribut de ces deux notions, la formation de l'identité prend toujours
plus d'importance dans la pensée moderne, au risque d'être parfois
surestimée comme enjeux politique. On rapprochera ensuite l'histoire et
la mémoire du droit pour analyser le développement des lois
mémorielles en Europe et tenter de comprendre la
légitimité que l'histoire et le droit se fournissent
mutuellement.
1) Réalité et illusions du rôle
identitaire de l'histoire
Qu'est-ce que l'identité?
Le français, comme la plupart des langues
européennes a consacré au mot une double signification qui
qualifie à la fois l'individualité et la
sociabilité/comparabilité de l'homme: on a une «
identité » personnelle (adjonction de l'individuel, du social et du
culturel) et une « identité » (ressemblance) avec certaines
personnes.
En fait elle n'est que le reflet de la dialectique de tout
être et même pour être plus précis de tout
phénomène « individuel » qui prétend à
une unité singulière, mais dont la singularité n'est
réelle que dans la comparaison qui le distingue et en même temps
le rapproche des autres.
L'identité d'une personne , même si on devait lui
accorder une réalité ontologique, la singularité de son
existence, n'est phénoménologiquement qu'une accumulation de
relations de possessions et de non-possessions, d'appartenances et de
non-appartenances: « Il est « un tel », possédant ces
caractéristiques historiques, physiques, psychologiques et statutaires,
tout comme tels autres et à la différence de tels autres, et
appartenant à telles catégories, communautés et
groupements. »
On peut rapprocher cette idée de celle
élaborée au sujet du passé par Tzvetan
35
Todorov: « La spécificité ne sépare
pas un événement des autres, elle le relie. Plus sont nombreuses
ces relations, et plus le fait devient particulier (ou singulier). »79
C'est pourquoi, l'identité ne se forme que là
où l'interaction, la comparaison est possible, et pour qu'il y ait
comparaison il faut qu'il y ait savoir, c'est-à-dire mémoire. On
peut illustrer cette analyse par un exemple récurrent chez les penseurs
de la mémoire même si son évocation est douloureuse: celui
d'une personne atteinte par la maladie d'Alzheimer. Au fur et à mesure
que s'efface sa mémoire, l'identité de cette personne - tant les
caractéristiques qui la définissaient aux yeux des autres que la
profondeur de sa conscience de soi - lui échappe. A la fin de la maladie
l'identité de cette personne n'existe plus que dans le regard que lui
portent les autres, c'est-à-dire dans la mémoire de ceux qui ont
connu son identité volée.
Cet exemple peut aussi nous permettre de continuer vers un
autre aspect de l'identité, celui-ci bien connu et établi comme
un des principaux paradigmes de la sociologie: l'identité
intériorisée est en permanence soumise à l'interaction
avec les autres. L'individu est en grande partie ce que les autres individus
lui renvoient qu'il est. Ici la mémoire perd un peu de son importance au
profit du présent, de l'« activité communicationnelle »
d'Habermas80, qui crée aussi une partie de l'identité
dans l'instant, dans la mise en situation.
Que la mémoire soit constitutive d'une grande partie de
l'identité semble donc évident mais il faut bien se garder de lui
en attribuer le monopôle.
Quant à l'histoire, si on prend bien le soin de la
distinguer de la mémoire, elle apparaît sous trois formes
comparables au découpage de la notion déjà utilisé:
savoir institutionnel, sorte de « mémoire artificielle »,
c'est une connaissance qui prétend dans ce cas à la formation
d'une « mémoire empruntée »81
constituée de « souvenir fondés sur l'histoire apprise
»82 ; d'autre part, analyse critique de la mémoire,
comme une sorte de mémoire désindividualisée,
c'est-à-dire un travail et un savoir qui tendent à
l'objectivité et qui permettent de se décentrer de la
mémoire personnelle ; enfin, en tant que narration, elle vient encadrer
la mémoire vécue et transmise dans une prise de conscience de
l'historicité
79 Tzvetan Todorov, « La vocation de la mémoire
», Les Cahiers français, op.cit., p. 4
80 Jurgën Habermas, La technique et la science comme
idéologie, Gallimard, trad. J.R. Ladmiral, p. 22
81 Marie-Claire Lavabre, « Peut-on agir sur la
mémoire », Les Cahiers français, op.cit., p. 9
82 Ibid, p. 9
36
de la condition humaine et peut éventuellement
renforcer l'adhésion à des entreprises sociales de grande
ampleure qui grâce à l'histoire acquiers une continuité
dans laquelle les individus sont poussés à vouloir s'inscrire.
Dans ses trois aspects qu'on retiendra donc, l'histoire
participe à la formation de l'identité: par la part de
mémoire enseignée qu'elle crée, par les transformations de
l'identité que ses critiques de la mémoire
génèrent, par la mise en perspective de l'individu et de sa
mémoire au coeur d'un récit plus large.
Histoire, mémoire et identité.
Pour la démocratie, les enjeux identitaires sont
primordiaux. On est là dans une sorte de topos sur lequel il
n'est pas nécessaire de s'étendre longuement pour notre sujet. On
peut simplement considérer que d'une part, la formation d'une
identité commune est le socle indispensable sur lequel repose un
système qui se légitime par la participation volontaire et la
reconnaissance de ses institutions par la majorité - idéalement
la totalité - de sa population. D'autre part, la protection et la libre
expression des identités individuelles et communautaires est une des
conditions essentielles de la paix et des épanouissements individuels
qui sont les objectifs de la démocratie, car dans l'identité
participent les habitudes, intérêts, désirs et
idéaux qui motivent l'action humaine et qui s'ils ne peuvent ,à
défaut d'être accomplis, s'exprimer, génèrent
tristesse et violence. On a donc une double nécessité de
production et de garantie d'identité.
Pour bien analyser les mécanismes qui lient
concrètement l'identité avec la mémoire et l'histoire dans
les démocraties européennes il est nécessaire de revenir
une fois de plus sur ces deux concepts qui sont au centre de ce travail.
On peut commencer par remarquer que la mémoire, qu'on
s'est contenté jusqu'ici de définir assez superficiellement, est
une notion un peu trop facilement utilisée par les historiens et les
hommes politiques. Comme l'analyse à ce propos Marie-Claire Lavabre:
« Un usage commun s'en est imposé, notamment en
France depuis le milieu des années 70, avec les premiers travaux des
historiens de la mémoire, lesquels en prenant la mémoire pour
objet ont prononcé un « divorce libérateur et décisif
»83 entre
83 Marie-Claire Lavabre cite ici Pierre Nora, «
Mémoire collective », in Jacques Le Goff (e.a dir) La
nouvelle histoire, Paris, Retz, 1978, p. 400
37
histoire et mémoire. Ainsi la « mémoire
» ne désigne-t-elle plus seulement la capacité d'un individu
à fixer, à conserver, à rappeler le passé: elle
évoque pêle-mêle, toutes les formes de la présence du
passé qui ne relèvent pas stricto sensus de l'histoire
comme opération intellectuelle qui s'efforce d'établir les faits
du passé et de rendre ceci intelligible. Commémorations et
monuments, manuels d'enseignement et didactique de l'histoire, usages
politiques du passé et représentations esthétiques,
mobilisations publiques pour la reconnaissance ou la réparation
juridique des dommages subis: tout est mémoire dès lors que le
rapport au passé engage l'identité des groupes sociaux, larges ou
étroits - Etats, Nations, Eglises, partis, associations - plutôt
que la connaissance du passé en tant que telle. »84
La différence entre histoire et mémoire, dans
cette perspective relève donc plus du « statut » donné
au savoir relatif au passé: la mémoire serait la «
présence vive d'une histoire encore chaude »85,
l'histoire l'analyse froide et clinique de tout événement
passé,
même proche. Or il est important de relativiser cette
extension de la mémoire qui est avant tout un phénomène
individuel vers le concept très complexe et souvent mal
considéré de
mémoire collective qu'on analysera plus loin.
Pour cette raison les discours des historiens et des hommes
politiques, notamment
dans les ambitions qu'il réclament vis-à-vis de
l'histoire et de la mémoire sont à relativiser: si l'histoire et
la mémoire participent à la formation de d'identité il
n'est pas pour autant
certain que l'histoire scientifique enseignée et
institutionnalisée ait un impact considérable sur la construction
de la mémoire et de l'identité, tout comme il est loin
d'être évident que la mémoire constitue une
élément de l'identité facilement manipulable. C'est-ce
qu'on va
s'attacher à voire à travers trois exemples
successifs puis une analyse de fond.
Identité nationale et histoire
La considération générale que «
l'histoire est une matière « identitaire » dans la mesure
où elle renforce l'identité collective de toute nation et de tout
groupe social »86 est
très fortement liée à la construction des
Etats-nations. En effet, comme on l'a déjà vu en
84 Marie-Claire Lavabre, op.cit., p. 8
85 Ibid., p. 8
86 Sirkka Ahonen, « Programmes postcommunistes
d'enseignement de l'histoire: les cas de l'Estonie et de l'Allemagne de l'Est
», Les détournements de l'histoire, p. 65
38
introduction, le développement de l'histoire comme
science et la construction des sentiments nationaux ont été
étroitement liés, l'histoire étant présentée
comme l'un des
principaux outils de cette construction.
Analysant cette association à travers une comparaison des
histoires nationales dans
les différents pays européens, Miroslav Hroch
relevait en 1998 quatres éléments explicatifs:
« 1. l'histoire a renforcé non seulement
l'identification de l'individu avec la nation, mais aussi l'idée selon
laquelle la nation est une entité cohérente, distincte d'autre
entités comparables ;
2. l'histoire a légitimé l'existence de la
nation. Avoir une histoire permet d'affirmer sa propre existence nationale et
de considérer la nation comme l'aboutissement d'une évolution
inévitable ;
3. l'histoire donne à l'individu un sentiment de
pérennité. L'existence d'un lien continu entre le passé et
le présent, non seulement lui permet de se sentir en union avec ses
ancêtres, mais contient également la promesse d'un avenir sans fin
;
4. l'histoire a servi de fondement à la prise de
conscience des valeurs nationales communes - à l'institution d'un
système de valeurs collectives. Grâce à l'histoire, des
modèles de comportement positifs et négatifs ont
été construits, tandis que des rêves et des espoirs pour
l'avenir étaient projetés vers le passé. »87
Ces quatre points, judicieusement relevés, semblent
consacrer l'important rôle
identitaire de l'histoire.
Il faut tout de même remarquer à ce niveau que
comme le notent de nombreux
analystes, cette construction par l'histoire s'est faite en
imbrication avec les mémoires individuelles et collectives existantes,
l'histoire comme science est venue encadrer,
rationaliser et temporaliser - intégrer à un
passé plus vaste - les souvenirs allant dans le sens de
l'identité nationale. Dans cette évolution le rôle de
l'histoire scientifique n'est pas négligeable: « bien que la
recherche et les ouvrages historiques professionnels ne
constituent que l'une des sources de l'identité
historique, il n'en reste pas moins que l'histoire professionnelle jouit d'un
statut propre en légitimant ou rejetant certaines
87 Miroslav Hroch, cité par Ola Svein Stugu, «
Histoire et identité nationales en Norvège », Les
détournements de l'hsitoire, p. 121
39
versions du passé, ainsi qu'en fournissant les
matériaux de base pour d'autres récits »88.
Pourtant ce rôle identitaire de l'histoire qui pouvait
sembler établi, reste questionnable au regard d'expériences
autres que la construction des Etats-nations, les cas des anciens pays
socialistes, et de l'enseignement de l'histoire aujourd'hui
révèlent certaines de ses limites.
Identité socialiste et histoire
Pour commencer par les anciens pays socialistes d'Europe, on
peut se baser sur le travail de plusieurs historiens finlandais
résumé dans un article de Sirkka Ahonen intitulé: «
Programmes postcommunistes d'enseignement de l'histoire: les cas de l'Estonie
et de l'Allemagne de l'Est »89. Elle y remarque que:
« Dans « le socialisme effectivement pratiqué
», l'histoire était une discipline prépondérante. Les
écoles lui consacraient beaucoup de temps, et l'histoire produite par
les académies des sciences servait à imposer au peuple une
identité socialiste »90 Cependant « au fil du temps, la
négation de l'identité nationale est apparue comme posant
problème dans les sociétés socialistes, car une
communauté socialiste était trop abstraite et anonyme pour que
les gens pussent s'identifier à elle. On manipule donc la notion de
« mère patrie » pour la faire correspondre au récit
marxiste.
En RDA, dans les années 80, le Parti encouragea les
historiens à réévaluer « l'héritage et la
tradition » allemands. Les historiens abandonnaient alors l'idée
antérieure selon laquelle seul les champions de la lutte des classes
sont des objets d'identification historique acceptable, et tous les
défenseurs de la cause allemande [...] furent hérigés en
héros progressistes, surtout ceux originaires de l`est du
pays.»91
Au final, malgré tous les efforts des régimes
communistes et une récupération du nationalisme contraire
à leurs idéaux, comme le constate Madame Ahonen : «
l'institution
88 Ola Svein Stugu, « Histoire et identité
nationale en Norvège », Les détournements de l'histoire, p
122123
89 Sirkka Ahonen, « Programmes postcommunistes
d'enseignement de l'histoire: les cas de l'Estonie et de l'Allemagne de l'Est
», Les détournements de l'histoire, Editions du Conseil de
l'Europe.
90 ibid., p. 66
91 ibid., p. 67
40
d'identités collectives a manifestement
échoué en RDA comme en Estonie »92. Une
enquête effectuée en RDA à deux reprises à la fin du
régime montre cet échec: en 1986, seulement 43% des jeunes
répondaient « oui » lorsqu'on leur demandait s'ils se
sentaient appartenir à la RDA, un peu plus d'un an plus tard, « la
même enquête révélait que cette proportion avait
reculé à 19% »93.
L'identification au socialisme par son échec largement
reconnu par la grande majorité des historiens de l'ex-bloc
soviétique - sauf peut-être pour la Russie où
l'identification a un peu mieux fonctionné - et
révélé par les sursauts nationalistes qui ont
marqué les années 90 dans toute l'Europe de l'Est nous donne donc
un contre-exemple intéressant de la capacité de l'histoire comme
savoir prétendument scientifique à forger une «
mémoire collective » et une identité commune. Le meilleur,
mais aussi le plus triste exemple de cet échec, aura certainement
été l'explosion rapide et violente de la Yougoslavie.
On va maintenant donner un exemple plus actuel sur le
rôle donné à l'histoire aujourd'hui et les limites de son
efficacité.
Identité démocratique et histoire dans l'Europe
contemporaine
Pour enfin se concentrer sur notre présent, on peut
considérer que deux enjeux identitaires principaux sont attribués
à l'histoire de nos jours en Europe: l'intégration des valeurs
démocratiques -au sens le plus large - par les citoyens, et la
construction d'un sentiment de citoyenneté européen. C'est donc
autour de ce concept de « citoyen » que se centre la grande
majorité des « détournements » (on peut employer ce mot
sans qu'ici il prenne un sens dépréciatif) actuels de l'histoire,
que ce soit par son enseignement, dans l'orientation des recherches
scientifiques, dans la médiatisation du savoir historique, dans les
monuments, musés, expositions, commémorations et autres «
actions mémorielles » qui se légitiment par un passé
« historicisé ».
On voit bien au passage que ce type de détournement est
difficilement critiquable et que placer l'histoire sur une stèle
sacrée au dessus des enjeux humains n'est pas
92 ibid., p. 68
93 ibid., p. 68, enquête reprise de S. Ahonen, Clio
sans uniforme. A study of the post-Marxist transformation of the history
curricula in East Germany and Estonia, 1986-1991, Annales Academiae
Scientiarum Fennicae, 1992, Gummerus
41
forcement justifié.
Or vis-à-vis de ces enjeux identitaires, force est de
constater que l'histoire comme
discipline et science est confrontée à un
relatif échec. La citoyenneté européenne reste globalement
marginalisée et l'impressionnante enquête « Les jeunes et
l'histoire » dont le rapport initial a été publié en
199794 et qui a concerné quelque 32 000 jeunes dans une
trentaines de pays européens montre la faible
conscientisation démocratique réussie par l'histoire
enseignée. Il est ainsi considéré dans le rapport que:
« Le programmes actuels supposent que l'enseignement de
l'histoire développe des compétences et des comportements
démocratiques chez les jeunes. D'après les réponses au
questionnaire, il est loin d'être évident que les professeurs
d'histoire réussissent à susciter la curiosité de leurs
élèves envers des sujets tels que la politique et l'essor de la
démocratie. Si la plupart des adolescents pensent que, dans quarante
ans, l'Europe sera démocratique, ils ne se montrent en revanche
guère enclins à s'informer sur la démocratie [...].
»95
Une étude similaire réalisée aux
Etats-Unis96 avec des adultes montre un semblable
désintérêt pour l'histoire telle qu'elle est
enseignée dans le système éducatif et une distinction
forte entre « histoire » et « passé »: «
à la question: « Vous intéressez-vous à
l'histoire? » une majorité d'entre eux
répond « non », alors que ces même personnes
répondent « oui, énormément » quand on leur
demande si elles s'intéressent au passé »97.
Aux yeux de cette majorité, l'histoire est une science
du passé lointain sans utilisation remarquable dans le présent et
son enseignement apparaît comme la transmission d'un savoir plutôt
abstrait. Si, comme le remarque Bernard Eric Jensen, une
conclusion rapide et aujourd'hui très largement
partagée par une partie de l'opinion publique et des leaders politiques
semble attribuer cet imperméabilité des jeunes à
l'histoire
à l'incompétence des professeurs qui
l'enseignent, on peut surtout observer avec cet auteur que
l'enseignement de la discipline est devenu en Europe « une tache fort
difficile et une
94 Youth and history. A comparative European Survey on
Historical Consciousness and Political attitudes among Adolescents,
edité par M. Angvik & B. von Borries, 1997.
95 J. van der Leeuw-Roord dans Youth and History,
op.cit., volume A, p. 3, cité par Bernard Eric Jensen, « L'histoire
à l'école et dans la société en
général: propos sur l'historicité de l'enseignement de
cette discipline », Détournements de l'histoire, op.cit.,
p. 90
96 R. Rosenzweig & D. Thelen, The Presence of the
Past. Popular Uses of History in American Life, 1998
97 B.E. Jensen, op.cit., p 91
42
véritable gageure »98.
Le professeur Jensen estime que l'enseignement de l'histoire a
connu un véritable « changement paradigmatique ». L'ancien
objectif de formation d'une connaissance solide et détaillée du
passé s'est transformé en un objectif d'interconnexion avec le
présent et l'avenir, la formation d'une conscience historique non plus
axée sur le poids du passé mais sur les « processus
socioculturels dans lesquels évolue l'être humain
»99. Cette évolution liée aussi à
l'évolution des sources de savoir historique marque l'entrée dans
un monde où « les cours d'histoire ne sont rien de plus que l'un
des multiples facteurs susceptibles de forger et de transformer la conscience
historique des élèves »100. Voir diagramme 1
fourni en annexe.
L'enquête « Les jeunes et l'histoire » montre
que ce changement d'objectif n'est pas perçu par les jeunes alors que
les enseignants l'ont largement intégré. La formation des
professeurs et la définition de la matière y sont sans doute pour
quelque chose mais peut-être plus encore la difficulté de faire
converger dans un cours les disparités de connaissances, d'approches et
d'intérêts des élèves dans une société
où la profusion et la diversité d'information augmentent les
inégalités.
L'histoire enseignée comme élément
formateur d'identité est donc confrontée dans nos «
sociétés du savoir et de la communication » à un
décentrement qui la marginalise en partie. D'une part elle est
concurrencée par un apport de savoir historique qui provient de tous les
fronts à la fois, d'autre part elle peut être voilée par
l'importance de l'actualité et de la communication interpersonnelle qui
monopolise une grande part de l'attention et de l'enregistrement d'information
des citoyens et des apprentis citoyens. On passe peut-être plus de temps
et d'attention à « chater » et à
téléphoner et moins à lire et à regarder des
oeuvres en rapport avec l'histoire, on consacre surtout de plus en plus de
temps et d'intérêt à une actualité plus riche en
informations et en sensations grâce aux nouveaux médias.
Globalement, l'histoire comme science et discipline semble
avoir perdu une grande part de son efficacité pour le
développement de la citoyenneté et l'unification de la nation, du
moins en comparaison avec le rôle central qu'on avait pu lui attribuer
lors de la construction des Etat-nations car il ne faut rien exagérer,
« pratiquement rien n'atteste que, de nos jours, la majorité des
gens s'intéresse moins aux événements du passé
qu'autrefois,
98 Ibid., p 92
99 Ibid, p. 95
100 Ibid, p. 96
43
au contraire »101.
En temps que « critique des mémoires » on
peut considérer qu'elle joue encore son rôle et sera certainement
amenée à le jouer de plus en plus. Les historiens sont devenus
les arbitres médiatiques des questions relatives au passé, ils
participent encore grandement à la formation initiale et continue des
hommes politiques et les assistent dans l'exercice de leurs fonctions, par
exemple dans des commissions comme celle dirigée par André Kaspi
à propos de la profusion mémorielle, les professeurs d'histoire
seront de plus en plus amenés à animer et à critiquer des
classes interactives où l'information historique proviendra des
expériences et connaissances personnelles ou de médias
non-originaires des systèmes d'éducation nationaux.
En temps que productrice de « mémoire collective
», elle semble perdre une grande part de son poids par rapport à
d'autres sources, et on peut même ce demander dans quelle mesure celui-ci
n'a pas été exagéré suite au
phénomène historiquement très ponctuel de la formation des
Etats-Nations.
Histoire et manipulation de la « Mémoire
collective ».
Tout d'abord, comme on l'a déjà dit, si
l'histoire a pu participer à la formation de mémoires collectives
ça n'a jamais été comme véritable source de
mémoire mais plutôt en encadrant et éclairant des
mémoires déjà existantes ou en formation.
L'identité nationale elle-même ne s'est pas
formée dans les livres d'histoire et les écoles, même si
ces dernières l'ont institutionnalisé et ont participé
à sa diffusion. Le concept de « nation » s'est surtout
implanté en Europe au milieu des luttes, d'une part des peuples contre
le monarchisme ou les pouvoirs oppressifs, d'autre part des peuples entre eux,
à l'intérieur de forces armées marquées par la
conscription. Ce sont les révolutionnaires puis les soldats, originaires
de toutes les couches les plus modestes des sociétés
européennes, qui, revenus au foyer ou au village, ont rapporté
avec eux ce nouveau concept. C'est une notion née de la mémoire
avant d'être récupérée par l'histoire.
Ailleurs dans le monde, le succès du concept «
nation » est lié soit à des éléments
comparables issus de conflits, soit à un intérêts commun
puissant de la population, intérêt antérieur au concept:
par exemple peur de l'anarchie en Chine, idéal de liberté et
101 Ibid, p. 93
44
d'enrichissement aux Etats-Unis. Dans l'ensemble, l'histoire
comme science et discipline vient toujours ratifier, structurer et
légitimer un sentiment identitaire déjà préexistant
et n'a pas le pouvoir de création d'une identité que lui
prêtaient faussement les dirigeants de l`URSS et des Démocratie
populaires, peut-être à cause de l'importance de l'histoire dans
leurs formations marxistes personnelles.
Comme l'écrit Georg Iggers: « la nouvelle
profession d'historien a servi des besoins de la collectivité
[...]»102 Quelque part, la majorité du public ne s'est
toujours intéressé et n'a donné de l'importance à
l'histoire que quand elle venait consacrer ou discuter les mémoires
individuelles et collectives qui la concerne assez directement.
Plus largement on peut relativiser la possibilité
même de manipulation de la « mémoire collective ».
Comme l'analyse Marie Claire Lavabre il faut bien faire
attention en maniant ce concept de « mémoire collective » qui
dans les discours politiques et médiatiques peut prendre
tour-à-tour le sens de mémoire institutionnelle, résultant
des « politiques de la mémoire », ou de mémoire
partagée relevant des expériences individuelles et de groupe et
de leur transmission dans la population:
« La première souligne que la mémoire est
d'abord un effet du présent, qu'elle est choix d'un passé et
qu'à ce titre elle donne forme au passé, voire autorise la
manipulation de l'histoire en fonction des impératifs du présent.
La seconde, à l'inverse, invite à penser la mémoire comme
un effet du passé, une trace de l'expérience et à ce titre
une éventuelle capacité de résistance aux «
politiques de la mémoire » encore appelées «
mémoires officielles » »103.
En regardant le problème sous l'angle sociologique,
notamment à partir des travaux de Maurice Halbwachs104, on
s'aperçoit que si la mémoire est avant tout une
intériorisation individuelle du passé, donc potentiellement
indépendante des pouvoirs et du savoir institutionnalisé, elle a
aussi une dimension actuelle et communicationnelle, elle est ramenée au
présent en permanence pour en réaménager la perception de
manière plus rassurante, et c'est de ce resurgissement de la
mémoire dans le présent comme savoir
102 cité par Ola Svein Stugu, op.cit., p. 123
103 M.-C. Lavabre, op.cit., p. 9
104 Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la
mémoire, Paris, Alcan, 1925, suivi et largement
complété par La mémoire collective, Paris,
1950
45
interactionnel immanent de la vie sociale des individus que
surgit une mémoire partagée qui, au fur et à mesure que la
trace mémorielle perd de sa couleur avec le temps,
s'homogénéise à travers un « travail socialisé
de réduction des représentations possibles »105
nécessaire à la cohésion communautaire.
La mémoire comme souvenir du passé,
implanté avec une force émotionnelle plus ou moins variable chez
les individus est donc dans une interaction permanente avec le présent
des expériences et échanges humains qui laisse la
possibilité de l'influencer mais de façon limitée et dans
certaines conditions. Marie-Claire Lavabre relève trois de ces
conditions: « que les interprétations du passé que
produisent les pouvoirs, voire les porte-parole, notables ou entrepreneurs de
mémoire ne rentrent pas en contradiction avec l'expérience
vécue de la communauté sociale concernée », «
que le passé ne [soient pas] purement et simplement
occulté, sauf, [...], à prendre le risque que la mémoire
résiste »106, que le temps produise une
atténuation de la trace mémorielle, une impression du
passé plus fugace et aussi plus souple, le renouvellement des
générations est un élément essentiel des mutations
de la mémoire. On rajoutera aussi, et c'est peut-être la condition
la plus centrale, que les influences exercées sur la mémoire
doivent être en accord avec des intérêts ou
préoccupations présents, conscients ou inconscients,
partagés par les individus et communautés.
La mémoire collective et l'identité qui en
découle ne sont donc pas des notions aisément manipulables, ce
dont on peut sincèrement se réjouir. L'apparent effet de
certaines politiques mémorielles semble avant tout lié à
une adhésion conjoncturelle des populations, à un
phénomène d'emballement pour une idéologie ou un concept
qui peut éventuellement pousser à nier une partie de sa propre
mémoire telle qu'ont pu le faire des anciens déportés
communistes vis-à-vis des goulags, que d'une véritable
transformation de la mémoire.
L'importance du débat autour des lois
mémorielles semble donc étonnant. On va voir qu'il est en grande
partie lui aussi conjoncturel.
105 M.-C. Lavabre, op.cit., p. 9
106 Ibid., p13
46
2) Le développement des lois mémorielles en
Europe: pourquoi et comment?
Pourquoi cherche-t-on à agir sur la mémoire de
nos jours en démocratie?
Deux éléments entrent en jeu sans être
isolés l'un de l'autre et qui renvoient au deux facettes de l'importance
de l'identité en démocratie.
D'une part un recule de l'identité nationale et de
l'unité qu'elle procure, que les hommes et institutions politiques
prônent et tentent de limiter dans le même temps. Il peut
être considéré comme la conséquence de la perte de
poids de l'échelon national et de la revalorisation de l'individualisme
dans la suite du balancement dialectique entre socialisme et libéralisme
- non-pris comme des opinions politiques, mais comme des enjeux partiellement
contradictoires de « vie en société » et d'«
épanouissement individuel libre» - qui a remis en cause le
paternalisme des Etats-providences et la centralisation des Etats, et a
accompagné la revalorisation des particularismes et des identités
minoritaires.
D'autre part, la nécessité de soulager les
mémoires douloureuses qui peut s'effectuer par la survalorisation de
certains souvenirs pour « rétablir la confiance, assurer la paix
civile ou la réconciliation quand on sait que le passé et son
cortège de drames, de morts, de déchirement ou d'injustices
pèsent sur le présent »107 .
C'est donc à la fois la production d'identité
collective et la protection et l'épanouissement des identités
individuelles qui ont provoqué l'apparition de lois mémorielles.
A travers ces deux concepts on peut voir surgir deux phénomènes
juridico-historiques différents: le « droit au souvenir » et
le « devoir de mémoire ».
Droit au souvenir et devoir de mémoire
Pour Serge Barcellini: « le droit au souvenir sert
à enraciner l'idéologie nationale » quand « le devoir
de mémoire sert à enraciner les droits de l'homme
»108 comme garanties des droits individuels. Cette
définition bien que critiquable est très intéressante.
107 M.-C. Lavabre, op.cit., p. 11
108 Serge Barcellini, « Du droit au souvenir au devoir de
mémoire », Les Cahiers français, op.cit., p. 27
47
A travers l'article qu'il consacre aux deux notions M.
Barcellini établit une certaine typologie. Le contenu a
changé, là où le droit au souvenir est une glorification
des héros militaires: soldats, communes, régiments, et civils:
hommes politiques, scientifiques ou intellectuels, le devoir de mémoire
est un recueillement en hommage aux victimes et opprimés. Les
acteurs ont en partie évolué dans des
cérémonies moins solennelles, le héro fier et mué
du droit au souvenir, a été remplacé par le témoin
et l'historiens, gardiens de la mémoire, qui racontent et essayent de
faire vivre le passé. Un public plus vaste est recherché et il
participe plus. Le fonctionnement n'est plus le même, les
commémorations figées et traditionnelles du souvenir ont fait
place à des entrepreneurs de mémoire qui font entrer les
passés en compétitions pour obtenir de l'audience et des
financements.
Bien que le passage de l'un a l'autre ne soit pas clairement
définissable et que les deux notions soient un peu simplificatrices - il
y avait déjà une certaine forme de « devoir » moral
dans les commémorations rendues aux héros du souvenir, et
juridiquement la mémoire revalorisée des victimes reste un «
droit », rien n'oblige à assister, à participer ou ni
même à adhérer aux commémorations qui leur rendent
hommage - ce changement de concept montre une évolution morale de
l'engagement politique en matière de mémoire qui a pu aller dans
le sens d'une plus grande intervention législative au fur et à
mesure que le pouvoir politique a senti les éléments
traditionnels de contrôle des mémoires lui échapper, et des
nouvelles tensions sociales surgir.
Même si, comme on vient de le voir, on doit fortement
relativiser les possibilités d'encadrement et de
récupération de la mémoire, les hommes politiques et
intellectuels gardent cet idéal, qui n'est pas vain, de continuer
d'intégrer toujours plus les citoyens à la démocratie par
l'histoire enseignée et commémorée. Pour cela ils prennent
des initiatives: commémorations, musées, manifestations,
déclarations qui tentent d'occuper toujours plus les nouveaux espaces
d'information et d'échange: lieux publics, espace publicitaire,
différents médias d'actualité, médias de
débat et d'enquête ; et il est certain que cette
récupération de l'ensemble des supports des espaces publics a
pour effet la transmission d'un plus grand savoir historique institutionnel au
final, du moins pour les individus qui y prêtent attention.
On pourrait rajouter un autre élément, cette
fois non pas politique mais d'ordre économique: l'enrichissement des
populations et le développement de la culture comme bien
immatériel très valorisé et commercialisable a aussi un
impacte non-négligeable dans
48
la redécouverte et l'affirmation des mémoires et
histoires locales, communautaires, nationales et internationales. Si cette
évolution prévaut pour toutes les cultures, qu'on tente depuis
peu à travers le monde de protéger de
l'homogénéisation, voire de leur évolution normale,
à plus ou moins juste titre et souvent en les valorisant
économiquement, en Europe, principal pôle touristique et culturel
mondial et où le niveau de richesse et d'éducation de la
population donne aux biens culturels un important poids économique, les
mémoires et l'histoire sont devenus une source de profits que plus ou
moins consciemment on cherche aussi à valoriser, notamment dans les
politiques locales. Il est difficile de dire si c'est la volonté de
valorisation des mémoires et de l'histoire qui a entrainé le
développement d'une économie du passé considérable
ou si c'est l'intérêt économique qui a poussé
à valoriser le passé, mais toujours est-il que les deux
phénomènes sont allés de pair et que la création
d'un musée qui coûtait jusque dans les années 1970 un
million de franc d'investissement s'élève à plusieurs
dizaines de millions d'euros depuis les années 1980109 et
doit donc être rentabilisé avec un flux de visiteurs massif.
Toutefois, la montée en force des commémorations
et plus généralement de la présence du passé dans
nos démocraties en recherche de stabilité et de
continuité, n'est pas le phénomène qui a le plus fortement
marqué le débat autour des lois mémorielles. Ces
dernières, bien plus que des lois de profession d'une mémoire ou
d'une identité collective, ont été des lois de
reconnaissance et de protections de mémoires encore « en souffrance
» . Elle ont pour but l'apaisement d'une tension entre communautés
ou interne à la société.
Les lois mémorielles ou comment tenter de soulager
le poids de l'histoire par la repentance ou la reconnaissance?
En Europe les lois mémorielles qui ont fait le plus
débat ont été soit des lois de protection de la
mémoire juive contre les agressions antisémites des
négationnistes que l'on étudiera précisément dans
la deuxième partie, soit des lois de reconnaissance et de protection
d'autres mémoires.
Que ce soit en Espagne avec la Loi de Mémoire
historique du 31 octobre 2007 qui cherche à institutionnaliser la
mémoire des républicains espagnols, ou en France avec les lois
sur la reconnaissance du Génocide arménien du 29 janvier 2001 et
sur la
109 op.cit., p. 27
49
reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que
crimes contre l'humanité du 21 mai 2001, c'est l'apaisement de
mémoires en souffrance qui est recherché.
C'est tout l'enjeux du phénomène de «
repentance » qui a gagné une grande partie des
commémorations et des discours publics. Comme l'écrit Philippe
Moreau Defarges: « la réaction traditionnelle des
sociétés pour surmonter une tragédie qui les a
plongées dans le chaos (guerre civile, occupation
étrangère...) est de l'effacer, de faire comme si elle n'avait
jamais eu lieu. » 110 L'Athénien Thrasybule en 430 avant
Jésus Christ pour réconcilier une cité brisée par
la dictature des Trente Tyrans inaugure une pratique de l'amnistie, «
oubli institutionnel »111 pour reprendre l'expression de
Laurent Wirth, qui a depuis fait recette notamment après des conflits
internes: guerres de religion du XVIème siècle,
Révolutions anglaises et françaises, Guerre de sécession
américaine, affaire Dreyfus en France, guerre civile espagnole, fin de
la Seconde guerre mondiale dans toute l'Europe, conflits de
décolonisation. L'amnistie part du principe que pour reconstruire une
société humaine dont le lien unificateur a été
brisé par les événements historiques, l'oubli forcé
est le moyen de supprimer une mémoire qui nuit au fonctionnement de la
communauté.
L'apparition d'une attitude nouvelle vis-à-vis d'un
passé douloureux est récente, c'est le Chancelier allemand Willy
Brandt qui l'initie le 7 décembre 1970, lors d'une visite officielle
à Varsovie, en se rendant au Monument du Ghetto devant lequel il
s'agenouille. Comme le soulignait la définition de Serge Barcellini au
sujet du « devoir de mémoire », une dimension internationale
anime le geste, la prise en compte du fait que « les relations entre les
peuples sont façonnées par des expériences historiques ;
la réconciliation entre ces peuples passe par une reconnaissance du
passé et de ses traumatismes. »112 Le souvenir et
l'analyse globalement partagée par les historiens du traité de
Versailles de 1919 a ici eu un impact considérable, on s'est rendu
compte de l'importance des phases de « post-conflit » dans la
construction d'une paix durable après une Grande guerre qui pour avoir
été mal conclue s'est révélée loin
d'être la « der-des-ders ».
Pourtant comme l'analyse Philippe Moreau Defarges, tout le
monde n'est pas prêt à se repentir, « il faut que face
à la demande se constitue une offre », et c'est pour des raisons
précises que des pays entament un processus de repentance. L'Allemagne
ou, à partir du concile oecuménique Vatican II de 1962, l'Eglise
catholique ont choisi la
110 Philippe Moreau Defarges, « Le temps de la repentance
», Les Cahiers français, op.cit., p. 40
111 L. Wirth, op.cit., p. 53
112 Ph. Moreau Defarges, op.cit., p. 41
50
repentance pour éviter une marginalisation et garder un
rôle respectivement au sein de la « communauté internationale
» et de la « société civile ». En effet, l'Eglise
se trouvait dans un contexte délicat après s'être vue
presque partout en Europe écartée d'un pouvoir politique
sécularisé. Au contraire, les Etats-Unis pour l'utilisation de la
bombe nucléaire à Nagasaki et Hiroshima ou les Français
pour les atrocités commises en Algérie n'ont pas eu d'attitude de
repentance, le Japon ou la Turquie ont même des attitudes de
négation face aux massacres historiques qu'ils ont commis lors de leurs
passés impériaux respectifs. Pourtant contrairement a ce
qu'affirme Philippe Moreau-Defarge quand il dit que « celui qui se repent
le fait parce qu'il a le sentiment de ne pas avoir d'autre choix
»113, on peut considérer que ce sont principalement des
causalités internes qui poussent à une repentance même si
l'enjeux en est international. Une sorte de « maturation des
mémoires » est nécessaire, que certains corps politiques ou
certaines populations ont été capables de réaliser plus
vite que d'autres. Par exemple, la négation de leurs crimes coûte
cher en termes de relations internationales à la Turquie et au Japon, la
première voit son intégration européenne largement
freinée, le second laisse perdurer de fortes tensions politiques avec
une Chine devenue son principal partenaire économique et empêchant
son entrée au Conseil de Sécurité de l'O.N.U., pourtant
les deux Etats restent crispés sur une version du passé qui ne
leur apporte rien. Une certaine continuité des pouvoirs en est sans
aucun doute l'une des principales causes: le pouvoir impérial qui a
commandé les crimes de guerre japonais a été maintenu par
les américains après leur victoire en 1945, le gouvernement
« jeune-turc » de ?dates? est à l'origine de
la démocratie laïque moderne turque.
D'autres types de repentances plus récentes sont
marquées par des considérations politiques internes: en Australie
et en Nouvelle-Zélande face à une pression de la minorité
Aborigène, en France face à la pression des minorités
afro-descendantes, notamment antillaises, ou pour des raisons plus
idéologiques vis-à-vis des mutins français de la
Première guerre mondiale.
Enfin, des lois comme celles relatives au génocide
Arménien ne relèvent pas de la repentance mais de la
reconnaissance car le pays émetteur n'est pas concerné sinon
qu'il prend position sur un débat historique pour défendre la
mémoire d'une communauté particulière et plus largement
affirmer certaines valeurs au sein de la « communauté
internationale ».
113 Ibid, p. 42
51
Finalement on peut remarquer trois choses: tout d'abord les
lois mémorielles témoignent d'une volonté
d'intégration envers une communautés ou une partie de la
population dont la mémoire est troublée par un désaccord
avec l'histoire officielle ou juste par une omission qui même
passée n'a jamais été regrettée, leur objectif pour
le législateur est de protéger une mémoire de l'oubli ou
de l'ingnorance, pas d'imposer une version de l'histoire, or cet objectif en
droit est pris en compte par le juge au moment d'interpréter la loi ;
d'autre part les lois mémorielles sont toutes très
particulières et si on peut souvent leur reconnaître des objectifs
communs, chacune relève d'un problème ou un enjeux
spécifique à un pays, il faut éviter de trop les
systématiser ; enfin, moins que la manipulation de l'histoire à
des fins identitaires c'est sa neutralisation comme outil critique qui est
dangereuse car elle enlève une possibilité de décentrement
et risque de laisser la place à une guerre des mémoires dans une
démocratie divisée.
Pour reprendre le thème plus large de l'intervention du
politique dans le champ historique, on a vu d'une part que le « pouvoir
» de l'histoire est à relativiser et que si celle-ci peut jouer un
rôle partiel de « ciment identitaire » 114 en participant
à l'institutionnalisation et à la légitimation d'une
identité, elle n'est instrumentalisable que quand elle va dans le sens
de la mémoire et de l'expérience vécue ; pour cette raison
l'histoire a surtout un rôle critique qu'il est utile de renforcer pour
enrichir un champ de connaissances utiles au débat démocratique
mais aussi pour éclairer ou arbitrer les conflits de mémoire.
La manière d'envisager la mémoire humaine a donc
changé. Avec « la fragilisation de l'échelle nationale
»115 et le développement du multiculturalisme l'objectif
de création d'une mémoire commune tout comme la tradition d'oubli
forcé des mémoires douloureuses sont complétés ou
remplacés par une approche plus « psychologisante » qui
cherche à laisser les mémoires s'exprimer et se compléter
ou se critiquer mutuellement dans l'espace public pour réaliser le
« travail de mémoire »116 que Paul Ricoeur appelle
de ses voeux, comparable à celui que tente de réaliser la justice
transitionnelle dans des pays marqués
114 Patrick Garcia, « Exercices de mémoire ? Les
pratiques commémoratives dans la France contemporaine », Les
Cahiers français, op.cit., p. 39
115 Ibid., p. 39
116 Paul Ricoeur, op.cit., d'après l'analyse de
François Dosse, op.cit, p. 16
par une violence particulièrement aigue tels que
l'Afrique du Sud, le Rwanda, le Cambodge ou la Colombie.
Plus que le début d'une nouvelle manipulation
législative de l'histoire, les lois mémorielles, tout comme les
autres formes d'intervention politique dans le champ historique telles que les
commémorations et la construction de mémoriaux, peuvent
apparaître comme des réajustement ponctuels ou volontaristes par
le politique de l'expression des mémoires sur la scène publique,
quitte à des simplifications historiques, car l'action et le
débat politique restent plus médiatisés et plus
légitimants que le travail et les découvertes des historiens.
On va maintenant analyser le statut de l'histoire au point de
vue juridique et la formulation des lois mémorielles pour tenter d'en
reconnaître les réussites et d'en affirmer les limites.
52
IIème PARTIE
UNE HISTOIRE ENCADREE PAR LE DROIT DANS LE CONTEXTE
D'UNE PERPETUELLE RECHERCHE DE PERFECTIONNEMENT DE LA DEMOCRATIE
A) Les normes de protection et de reconnaissance des
mémoires
Si la démocratie a pour objectif le bien être
générale elle se doit d'allier la protection de chacune des
expressions de l'histoire dans la société. Que ce soit l'histoire
prétendant à l'objectivité d'une science ou l'histoire
affirmant sa subjectivité chez les individus, chacune a ses enjeux
propres. Bien protégées et bien distinguées toutes les
expressions de l'histoire viendront s'enrichir mutuellement, alors que leurs
possibles affrontements ne font que diminuer la valeur de chacune.
C'est pourquoi la définition de politiques de
l'histoire doit se faire d'une part à travers l'existence d'un droit
mémoriel, d'autre part grâce à une histoire scientifique
protégée par des statuts juridiques précis.
1) Différentes formes d'encadrement de la
mémoire par le droit
On choisira ici d'isoler encore une fois le cas du
négationnisme, qui en droit relève d'un statut très
précis, à distinguer du reste des « lois mémorielles
». Cette particularité, reconnu par la grande majorité des
juristes et par de nombreux historiens, comme ceux en France du «
Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire » sera
développée plus loin.
On va donc se centrer dans un premier temps sur les modes
d'intervention des différents producteurs de droit dans le champ
mémoriel
Par le parlement
Comme le soulignait le rapport de la Mission d'information sur
les questions mémorielles de l'Assemblée nationale
française, l'intervention parlementaire dans le domaine de la
mémoire est « ancienne et protéiforme »117.
En France, dès la Révolution apparaissent des fêtes
civiques et un culte laïque des grands hommes dictés par le
législateur. Elles posent les bases de toutes les
cérémonie républicaines qui font naitre des
53
117 Bernard Accoyer, op.cit., p. 11
54
représentation essentielles à l'affermissement
d'un pouvoir nouveau qui a besoin d'une symbolique pour montrer sa
présence et se définir une nouvelle légitimité.
Comme l'écrit Bernard Accoyer: «
Révolutionnaire, la fête l'est dans la mesure où elle
prétend remplir à elle seule les trois fonctions des anciennes
festivités : à la fois politique par son contenu, religieuse par
son déroulement liturgique et populaire à travers son projet
pédagogique. Au contraire du sujet, le citoyen ne peut plus simplement
se réjouir d'une inversion temporaire et ludique de la
société : il s'élève à mesure qu'il prend
connaissance et conscience des efforts accomplis, avant lui et pour lui, par
les défenseurs de la liberté. » En ce sens ces
premières commémorations sont déjà «
mémorielles », car elle prétendent former chez le citoyen le
sentiment d'appartenir à une entreprise historique régulée
par le cycle des commémorations et guidée par l'exemple des
ainés dont sera conservé la « poussière et la trace
de leurs vertus » selon l'expression de la Marseillaise.
La Convention notamment fut particulièrement prolifique
en terme de fêtes civiques: fête de la Fraternité, de
l'Hospitalité, de la Régénération, de la Raison,
des Victoires, de l'Être Suprême. Comme le remarque Bernard
Accoyer, « dans les fêtes votées par les conventionnels, la
confusion de l'historique, de l'artistique et du politique est totale
»118, les artistes mettent en scène une histoire
imaginaire pour les besoins du moment à la demande des conventionnels,
David, à la fois peintre et député, administre le tout.
Parallèlement à la mise en place des
commémorations, le législateur crée les premiers monuments
mémoriels républicains: l'Eglise Sainte-Geneviève devient
le « temple de la patrie » en 1791 sous le noms de Panthéon
français. Les statuts et autres représentations des
précurseurs de la pensée révolutionnaire ou des grands
acteurs de la période commencent à être édifier un
peu partout dans les espaces publics.
Lorsque en 1880, les républicains enfin revenus au
pouvoir décident de créer une fête patriotique et
républicaine, ils choisissent la date du 14 juillet, date d'une prise de
la Bastille qui pour ses contemporains n'avait pourtant pas été
perçue comme un événement décisif si on en croit la
célèbre phrase du journal de Louis XVI: « aujourd'hui il ne
s'est rien passé » et qui devient dès-lors le centre d'une
attention et d'analyses historiques poussées qui lui donne un rôle
de tournant de la Révolution en partie exagéré. Mais la
célébration de la Révolution n'est pas exclusive d'autres
hommages ; à l'imitation de leurs grands ancêtres justement, les
parlementaires veulent fonder, par la loi, leur volonté
118 Bernard Accoyer, rapport, p. 15
55
d'honorer les grands hommes de leur temps. Dès lors
rien ne borne le domaine d'intervention de la loi, celle-ci comprise comme
l'expression de la volonté générale. Le Parlement
intervient de manière protéiforme, à travers les hommages
aux morts, les hommages aux vivants, les mesures réparatrices et
commémoratives. C'est ce que Pierre Nora appel « l'ère des
commémorations »119, devant à la fois, selon la
conception de Rousseau, « toucher le coeur »120 et
instruire les participants.
Monseigneur Darboy et les otages de la commune, Louis Blanc,
Gambetta, le président assassiné Sadit-Carnot, Félix Faure
reçoivent du Parlement des funérailles nationales, la loi y fixe
la participation symbolique et matérielle de l'Etat. Les «
panthéonisations » reprennent de l'importance avec l'entrée
de Hugo, de Zola, de Gambetta parmi « les grands hommes ».
La Première guerre mondiale marque la naissance de
nouvelles commémorations. Avec la loi du 2 juillet 1915 instituant la
mention « Mort pour la France » commence le « cycle du souvenir
»121, rapidement enrichi par les lois d'octobre 1915 relatives
à « la commémoration et à la glorification des Morts
pour la France au cours de la Grande Guerre » ou encore la loi du 8
novembre 1920 qui ordonne l'inhumation d'un soldat inconnu sous l'Arc de
Triomphe.
Globalement la loi s'est auto-attribuée de nombreux
pouvoirs relatifs à la mémoire: pouvoir de fixer les dates des
commémorations, cérémonies, annuelles ou ponctuelles, et
jours fériés, pouvoir de créer des monuments tel le
Sacré-Coeur ou de leur donner un statut particulier, pouvoir de
conférer des honneurs spéciaux et des récompenses
(médailles, titres, pensions à vie) à des individus ou des
groupes de personnes, pouvoir d'ouvrir des crédits spéciaux pour
réparer les conséquences d'un événement historique
et ainsi en effacer les conséquences, comme ce fut le cas pour le Coup
d'Etat de Napoléon III de 1851 et la Commune de Paris de 1870. Plus
récemment, notamment avec la loi du 4 janvier 2002 qui crée le
label « musée de France » et la création d'un Code du
patrimoine en 1978 le Parlement a distingué un statut particulier qui
renforce la protection des biens à valeur mémorielle.
Au final on peut distinguer trois « compétences
mémorielles » du législateur : une compétence
commémorative, une compétence statutaire, une
compétence réparatrice.
119 cité par Patrick Garcia, op.cit., p. 33
120 cité par P. Garcia, ibid., p.33
121 B. Accoyer, op.cit., p. 16
56
En plus de ces trois compétences les parlements
possèdent un pouvoir politique déclaratif, traduit
généralement dans des actes qualifiés de «
résolutions » ou de « déclarations ». En France,
la Vème République ne prévoyait pas jusqu'à la
réforme constitutionnelle du 23 Juillet 2008 la possibilité pour
le Parlement d'émettre ce type d'actes déclaratifs, ce qui l'a
poussé à utiliser la loi ordinaire pour exercer ce pouvoir
politique. Il en résulte l'aberration juridique des lois non-normatives
condamnée par le Conseil Constitutionnel français dans sa
décision n°2006-203 I du 31 janvier 2006.
Si on observe les lois mémorielles récentes et
litigieuses on s'aperçoit que certaines obéissent à ces
compétences ou sont des déclarations. La loi Badinter de 1985
instituant la mention « Mort en déportation » relève de
la compétence statutaire. La loi du 29 janvier 2001 relative à la
reconnaissance du génocide arménien de 1915 est purement
déclarative avec son article unique qui dispose que : « La France
reconnaît publiquement le génocide arménien ». La loi
Taubira de 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de
l'esclavage en tant que crime contre l'humanité a principalement une
porté déclarative. Elle comporte aussi des objectifs
commémoratifs en fixant notamment des modalités pour
l'organisation de cérémonies dans les Départements et
Collectivités d'Outre-mer, ainsi qu'au niveau international car elle
établi une requête en reconnaissance de crime auprès du
Conseil de l'Europe et de l'Organisation des Nations Unies visant à
l'institution d'une date internationale de commémoration. Seul l'article
2 de cette loi est controversé car il dispose que les programmes
scolaires et les programmes de recherche en sciences humaines accorderont
à la traite négrière et à l'esclavage « la
place conséquente qu'ils méritent » - on verra plus loin que
le législateur a dépassé dans cet article son champ de
compétence. La loi du 23 février 2005 « portant
reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des
Français rapatriés », qui est en partie une réponse
partisane à la loi précédente, relève en grande
partie du pouvoir déclaratif et de la compétence de
réparation car elle alloue des aides financières à ces
victimes d'une décolonisation brutale. Là encore seul un article,
le 4, est véritablement controversé, il prévoit que:
« Les programmes de recherche universitaire accordent
à l'histoire de la présence française outre-mer, notamment
en Afrique du Nord, la place qu'elle mérite.
Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le
rôle positif de la présence française outre-mer, notamment
en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux
57
sacrifices des combattants de l'armée française
issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont
droit.
La coopération permettant la mise en relation des
sources orales et écrites disponibles en France et à
l'étranger est encouragée. ».
Cet article, dont l'alinéa 2 a été
déclassé au rang de norme réglementaire par le Conseil
Constitutionnel dans sa décision n°2006-203 I du 31 janvier 2006,
pour ensuite être abrogé par le décret n°2006-160 du
15 février 2006, relevait là encore d'un abus de
compétence et reste critiquable en particulier pour son alinéa 1
qui, lui, reste en vigueur.
La loi espagnole « par laquelle sont reconnus et
élargis des droits et sont établis des mesures en faveur des
personnes ayant souffert de persécution et de violence durant la guerre
civile espagnole » de 2007 122 , plus
généralement appelée Loi de Mémoire historique, est
quant-à-elle une loi principalement de réparation, avec des
effets statutaires et commémoratifs, ainsi qu'une portée
déclarative sans équivoque. Elle permet la révision sur
demande de tous les procès réalisés par les tribunaux
franquistes, étend la réparation financière
déjà existante pour les victimes du franquisme, établit la
participation de l'Etat espagnol dans la localisation, l'identification et
l'éventuelle exhumation des républicains disparus et souvent
enterrés dans des fosses communes. Elle permet aux anciens membres des
« brigades internationales » et aux descendants de
républicains en exil d'obtenir la nationalité espagnole et
comporte un volet commémoratif, en établissant un statut
particuiler pour le Valle de los Caidos, mais aussi un volet «
anti-commémoratif » lorsqu'elle impose le retrait des symboles du
pouvoir franquiste.
Avant d'étudier la spécificité des lois
relatives au négationnisme on peut observer le rôle des autres
producteurs de droit.
Par le pouvoir exécutif
Le pouvoir exécutif et notamment le chef de l'Etat a
toujours eu dans le domaine
122 « Ley por la que se reconocen y amplían
derechos y se establecen medidas en favor de quienes padecieron
persecución o violencia durante la Guerra Civil y la Dictadura »
(« Loi par laquelle sont reconnu et élargis des droits et sont
établis des mesures en faveur des personnes ayant souffert de
persécution et de violence durant la guerre civile espagnole »
traduction personnelle), adoptée par le Congrès des
députés (chambre basse espagnole) le 31 octobre 2007
58
mémoriel un rôle solennel et déclaratif
particulièrement important. C'est le Président ou le Premier
ministre d'une démocratie qui participent aux plus grandes
commémorations et les animent. C'est dans les discours et les attitudes
des membres du gouvernement qu'apparaissent certaines reconnaissances ou
repentances mémorielles comme on l'a vu pour l'Allemagne avec le
Chancelier Willy Brandt en 1970, ou comme le Premier ministre Lionel Jospin l'a
fait en France vis-à-vis des mutins de 1917 dans un discours
prononcé le 5 novembre 1998 sur le plateau de Craonne.
Le discours d'un Président peut aussi inspirer une loi.
Celui de Jacques Chirac le 16 juillet 1995 est à l'origine de la loi
française du 10 juillet 2000 « instaurant une journée
nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et
antisémites de l'État français et d'hommage aux Justes de
France », mêlant repentance et hommage.
D'autre part l'exécutif est à l'origine de la
création d'une grande partie des monuments, mémoriaux et
musées nationaux. A caractère d'établissement public,
généralement en régie, ils sont gérés et
entretenus par les services de l'Etat, et dépendent pour leur grande
majorité des ministères de la Culture.
Enfin, c'est l'exécutif et notamment les
ministères de l'Education qui définissent les programmes
scolaires et les contenus pédagogiques des enseignements à
contenu mémoriel: histoire mais aussi français, géographie
ou éducation civique. Si dans les démocraties européennes
les parlements peuvent parfois comme en France poser les principes fondamentaux
de l'enseignement, confier à l'exécutif la définition des
programmes est essentiel pour les dépolitiser le plus possible en
confiant leur élaboration à des professionnels et en laissant au
Parlement le rôle de contrôler leur neutralité a
posteriori, dans son rôle d'évaluateur des politiques
gouvernementales.
Par les pouvoirs locaux
L'importance des pouvoirs locaux dans l'encadrement et
l'institutionnalisation de la mémoire est centrale. Parce que ce sont
eux qui mettent en oeuvre les commémorations nationales, parce qu'ils
organisent des commémorations locales mais aussi parce qu'il
créent une mémoire institutionnelle au quotidien dans le choix
des noms de rues et de bâtiments publics, dans la création de
musée, de mémoriaux et de centres culturels ou dans le
financement de projets et de sorties scolaires, ils sont « le point
d'ancrage « naturel »
59
des commémorations et les premiers animateurs »
123 des politiques mémorielles.
Comme l'a déclaré André Kaspi dans son
audition par la Commission de l'Assemblée: « Chaque commune est
dépositaire d'une histoire, chaque région est pourvue de lieux de
mémoire ; toutes doivent être animées par la volonté
de développer le sentiment identitaire. C'est à partir de cette
réalité parlante et émouvante, témoignage de
l'existence d'une mémoire locale et régionale inscrite dans la
mémoire nationale, que les esprits des jeunes pourront être
formés. »124
La Commission française de réflexion sur la
modernisation des commémorations publiques a ainsi proposé dans
la conclusion numéro 3 de son rapport125 de renforcer ce
rôle mémoriel des autorités décentralisées et
de faire passer à l'échelon local une partie de la surcharge de
commémoration qui a envahi la vie publique nationale.
De façon croissante, par les institutions
internationales
Les institutions internationales jouent aussi un rôle
dans la protection et l'encadrement des mémoires.
Tout d'abord, et comme les gouvernements ou parlements
nationaux elles peuvent faire des déclarations politiques sur le
passé. Par exemple le Génocide arménien a
été reconnu par la Sous-commission des Nations-Unies pour la
prévention des discriminations et la protection des minorités
dès le 2 juillet 1985, par le Parlement européen le 20 juillet
1987 et par le Conseil de l'Europe le 24 avril 1998.
Les organisations internationales peuvent aussi être
à l'origine de commémorations comme l'a fait l'Assemblée
générale des Nations Unies en adoptant en novembre 2005 une
résolution pour que le 27 janvier devienne la « Journée
internationale de commémoration en mémoire des victimes de
l'Holocauste ».
Une compétence statutaire leur a aussi parfois
été attribuée, c'est le cas notamment pour l'UNESCO avec
les classements au « Patrimoine mondiale de l'Humanité » mis
en place par la Convention Concernant la Protection de l'Héritage
Culturel et Naturel Mondial, le 16 novembre 1972, qui protège
déjà en Europe plusieurs centaines de sites
123 B. Accoyer, op.cit., p. 131
124 A. Kaspi cité par B. Accoyer, op.cit., p. 131
125 Rapport de la Commission de réflexion sur la
modernisation des commémorations publiques présidée par
André Kaspi, rendu public le 12 novembre 2008, p. 9
60
considérés comme ayant une valeur culturelle et
mémorielle centrale. Depuis 1992 le programme « Mémoire du
monde » est venu compléter ce classement avec un registre de
patrimoine documentaire qui comprend des nombreuses oeuvres,
bibliothèques et archives européennes et cherche à les
protéger mais aussi à les valoriser pour le grand public.
En Europe, les institutions de l'Union et du Conseil sont
très actives dans le domaine mémorielle. Parce qu'elles cherchent
à valoriser la coopération et la citoyenneté
européenne, elles mettent en avant la mémoire européenne
et le multiculturalisme en produisant notamment des recommandations aux Etats
européens sur le contenu et la forme de leurs commémorations et
de leurs enseignements. On peut donner un exemple qui a beaucoup aidé
à la réalisation de ce mémoire: le Conseil de la
coopération culturel du Conseil de l'Europe a lancé en 1999 un
projet « Apprendre et enseigner l'histoire de l'Europe du XXème
siècle » qui a donné lieu à des travaux et des
rencontres nombreux et riches ainsi qu'à de nombreux documents de
conseil pédagogique et à une liste de recommandations aux Etats
membres126.
Enfin, un rôle considérable des institutions
internationales, propre actuellement au Conseil de Sécurité des
Nations Unies et à la Cour Pénale Internationale, est la
qualification juridique de certains faits comme les « Génocide
» ou les « Crime contre l'humanité ».
Cette qualification, qui confère un statut
spécifique aux faits entraine une protection particulière de leur
mémoire comme on l'a déjà vu et comme on va le
développer plus loin.
On peut donc considérer que l'intervention des
producteurs de droit dans le domaine mémoriel est
généralisée. Chaque niveau d'autorité politique et
réglementaire cherche à la fois à fonder et
émanciper tout en les équilibrant les différentes
mémoires, et à produire une mémoire institutionnelle
conforme à ses objectifs. Cet encadrement se produit sous la forme
d'actes divers, souvent sans normativité juridique, mais créant
des normes d'action et de pensée qui deviennent des institutions.
La répartition des compétences et pouvoirs
relatifs à la mémoire entre les différentes
autorités n'est pas un débat négligeable, le fait de
priver un parlement de prérogatives en matière mémorielle
a pu conduire en France à un détournement de la loi à des
fins déclaratives qui a eu raison d'inquiéter la
communauté historienne. Ce genre de dérive où sont
confondus pouvoir politique et pouvoir législatif du parlement est
particulièrement
126 Rec(2001)15 du 31 octobre 2001
61
dangereux car il fait courrir le risque de la création
d'une « histoire d'Etat » là où il n'y avait qu'une
intention de positionnement sur l'histoire de la part des parlementaires.
Il est donc à la fois important de confier une
responsabilité aux parlements dans la politique commémorative,
notamment la fixation des grandes dates de commémorations nationales et
en même temps de laisser les autres acteurs politiques jouer un
rôle mémoriel conséquent, chacun à son
échelle et de telle sorte que soit protégées la
liberté de l'enseignement et les libertés d'initiative
locales.
On va voire maintenant que le cas du négationnisme
relève d'un domaine très particulier de la protection des
mémoires qui a pu justifier le recours à la loi et à la
répression juridique la plus lourde, le pénal.
2) La protection de la « mémoire de
l'Humanité » mais aussi de l'histoire comme science: les lois
anti-négationnistes
Comme on l'a vu dans le premier point de la première
partie de ce mémoire, le négationnisme n'est pas un
détournement classique de l'histoire. Il est dans son acception
classique, au sujet de la Shoah, une négation antihistorique de faits
clairement établis, ainsi que de la « chose jugée » par
les tribunaux internationaux et civils dans le cadre d'instructions telles que
le procès Papon127 de 1998 en France, avec une
vocation raciste et antisémite.
Il est de façon plus générale une
manière de rejeter une vérité historique établie
par le droit et donc de remettre en cause l'un des piliers de la
stabilité démocratique.
C'est pourquoi certains Etats européens ont choisi de
le réprimé par la loi. Comme le remarque Martine
Valdès-Boulouque il s'agit d'« une législation peu
répandue car à l'échelle de la grande Europe, celle des 44
pays membres du Conseil de l'Europe, 7 pays seulement ont introduit dans leur
législation des dispositions réprimant l'expression du
négationnisme. Ces pays sont : l'Allemagne, l'Autriche, la Belgique,
l'Espagne, la France, le Luxembourg et la Suisse ». La France a
été la première avec une loi de 1990 dite loi «
Gayssot » .
127 Cour d'assises de la Gironde, Papon, 2 avril 1998
62
La loi « Gayssot » du 13 juillet 1990
Première en son genre, la loi française «
tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou
xénophobe » du 13 juillet 1990 est considérée par
beaucoup comme la première « loi mémorielle » moderne,
bien qu'elle se distingue des lois dites « mémorielles » qui
lui sont postérieures.
A vocation antiraciste, c'est son article 9 qui a
été et est encore au centre des débats. Ce dernier vient
insérer dans le code pénal un article 24 bis qui
stipule:
« Seront punis des peines prévues par le
sixième alinéa de l'article 24 ceux qui auront
contesté, par un des moyens énoncés à
l'article 23, l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité
tels qu'ils sont définis par l'article 6 du statut du tribunal
militaire international annexé à l'accord de Londres du 8
août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d'une
organisation déclarée criminelle en application de l'article 9
dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une
juridiction française ou internationale. »
En faisant entrer dans le code pénal la contestation
des crimes contre l'humanité, cette loi place le négationnisme au
plus haut niveau de gravité des actions juridiquement condamnables.
Comme l'ont expliqué les participants au Colloque
organisé par la cour d'appel de Paris sur « La lutte contre le
négationnisme » en 2002:
« Il convient tout d'abord de replacer l'origine de la
proposition de loi de 1990 dans le contexte politique de l'époque
très marqué par la profanation du cimetière de Carpentras,
par les déclarations de Jean-Marie Le Pen considérant les
chambres à gaz comme un « détail de l'histoire de France
» et par la résurgence de comportements racistes voire
néo-nazis au travers de nombreux faits divers (rapport de la CNCDH
constatant à partir des chiffres du ministère de
l'Intérieur, une augmentation globale des actes de racisme depuis 1982)
»128.
D'autre part: « 50 ans après la fin de la seconde
guerre mondiale et la découverte de
128 François Asensi, « Contexte d'élaboration
de la loi du 13 juillet 1990 » , La lutte contre le
négationnisme. Bilan et perspective de la loi du 13 juillet 1990,
op.cit., p. 45
63
l'Holocauste, la transmission orale de la mémoire
allait s'éteindre, la voix de ceux qui pouvaient « dire »
l'indicible ne pourrait bientôt plus s'élever au-dessus de celle,
de plus en plus forte, des falsificateurs de l'histoire... »129
C'est pourquoi l'ensemble de la loi se centre, bien plus que
sur le « délit de négationnisme » qui la rendu
célèbre, sur une plus grande information et sensibilisation du
public face aux délits racistes.
Deux idées la motive: d'une part la
considération que « Le racisme n'est pas une opinion, c'est un
délit »130, pour reprendre les termes employés
par le député Jean-Claude Gayssot lorsqu'il défend cette
proposition du groupe communiste à l'Assemblée nationale ;
d'autre part l'assurance que « l'ignorance est une condition du
succès des idées racistes »131. C'est donc en
préférant un combat juridique et sa médiatisation au
déjà traditionnel combat intellectuel et scientifique, que les
députés on choisi de s'attaquer au racisme et à ses divers
formes d'expression.
On peut considérer qu'il vaut mieux lutter contre
l'idéologie raciste par le débat
d'idées et la contradiction scientifique comme l'ont
contesté beaucoup d'intellectuels, notamment vis-à-vis du
discours négationniste, mais le législateur français a
considéré que le sujet été trop grave pour laisser
régner un débat, même marginalisé, et a
préféré donner à la loi le rôle d'exclure des
espaces publics les propos racistes. Si la mesure peut sembler liberticide,
elle a pour objectif, au même titre que la protection contre la «
diffamation » ou « l'injure » de préserver l'ordre
public.
Contrairement à ce qui a pu parfois lui être
reprochée, la Loi Gayssot n'a pas
vocation à dicter une « histoire d'Etat ».
Elle laisse la place à la discussion et à toutes les
investigations possibles sur les raisons, l'organisation ou
l'exagération de certains faits concernant le génocide des juifs
par les nazis. Elle établi seulement la valeur de « chose
jugée » des arrêts du Tribunal de Nuremberg, et oblige les
historiens à soigner leur méthodologie scientifique et leurs
discours publics dès lors qu'ils s'intéressent à un sujet
aussi sensible que cet horrible crime contre l'humanité. Elle
protège l'histoire comme science d'une manipulation perverse qui, si
elle est facilement réfutable sur le plan
129 Martine Valdès-Boulouque, « Les
législations en vigueur en Europe », La lutte contre le
négationnisme., op.cit., p. 72
130 Jean-Claude Gayssot, cité par B. Accoyer, op.cit., p.
19
131 François Asensi, op.cit., p. 45
64
scientifique comme l'a montré et brillamment mis en
pratique Pierre Vidal-Naquet, peut jouer sur le doute, la victimisation ou
l'emballement journalistique pour apparaître impunément sur la
scène publique et sortir des franges étroites de «
l'antisystème » où elle reste en général
retranchée.
On va voir que cette position a d'ailleurs été
rapidement reprise dans plusieurs pays européens et confirmée par
les juridictions internationales.
Le droit anti-négationniste en Europe
Tout d'abord, il faut remarquer avec Martine
Valdès-Boulouque, que « la législation contre le
négationnisme est à la fois peu répandue et relativement
récente ». Elle reste confinée à des pays qui ont par
leur histoire été fortement concernés par le drame de la
Shoah, en tant qu'acteurs ou témoins silencieux, et est apparue entre
1990 et 1997. D'autre part, les pays de tradition juridique anglo-saxonne et
scandinave, très attachés à une vision maximaliste de la
liberté d'expression, n'ont jusqu'ici pas adopté ce type de
procédés pour une lutte contre le racisme et
l'antisémitisme dont ils ne sont pas absents.
On peut constater d'autre part une relative
homogénéité entre ces différentes
législations. En ce qui concerne la mise en oeuvre des poursuites, il
faut distinguer les cas français et belge, où sont
compétent à la fois le parquet et certains types d'associations,
et à l'opposé, l'Autriche, l'Allemagne et le Luxembourg où
seul le parquet peut effectuer un recours contre des propos
négationnistes. Dans ce deuxième cas, la loi
anti-négationniste prend beaucoup moins d'envergure et risque de se
limiter à contrer des déclarations publiques très
médiatisées, alors que la « veille » des associations
est un outil essentiel si on veut poursuivre le négationnisme sur
l'ensemble de la scène publique.
Dans cinq des sept pays concernés le délit
relève du droit commun de la procédure pénale, seule la
France et la Belgique l'ont placé au niveau du délit de presse,
ce qui rend de délai de prescription plus court et donc complique
l'utilisation de ces outils juridiques anti-négationnistes.
L'étude des conditions de fond pour engager les
poursuites est intéressante. L'Autriche, la Belgique, l'Allemagne, le
Luxembourg et la Suisse considèrent tous que pour être punissable,
la négation peut aussi prendre la forme de la minimisation, de
la banalisation et de la justification. En France, le
délit qui concerne une « contestation » a
65
pu être étendu par la jurisprudence à la
« minoration outrancière ».
Si cinq pays limitent pour l'instant cette législation
à la négation de l'holocauste nazi, la Suisse et l'Espagne l'ont
ouvert à la négation de tous les crimes contre l'humanité
et génocides. Pourtant leurs lois respectives n'ont conduit ni à
l'apparition d'une « histoire d'Etat » , ni à une limitation
de la liberté d'expression au sujet de l'histoire inquiétante. La
jurisprudence suisse a même ouvert une voie intéressante relaxant
des ressortissants Turques qui avaient diffusé une pétition
contre la reconnaissance du génocide arménien par le gouvernement
fédéral suisse en stipulant que ce génocide était
une « déformation profonde de la vérité historique
». Le juge a considéré que la démarche des
prévenus « tendait seulement à défendre le point de
vue national dans lequel ils avaient été éduqués
» et que la négation d'un génocide n'était
condamnable que si elle s'appuyait sur un mobile raciste, usant une
notions qui n'existait jusque là que dans la loi
allemande132. La recherche du mobile raciste est un bon
élément pour éviter de condamner des mémoires
divergentes de celle que le législateur a voulu protéger.
On doit aussi ajouter que les institutions internationales
semblent s'être ralliées à ce type de législation.
Le Conseil de l'Europe a mis en place un instrument juridique contraignant qui
puni le délit de négationnisme, il se situe dans la
Convention sur la cybercriminalité relatif à l'incrimination
des actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de
système informatique dont un protocole additionnel incrimine «
la négation, la minimisation grossière, l'approbation ou la
justification des crimes contre l'humanité » tels que
définis par le tribunal international de Nuremberg.
La Commission européenne des droits de l'homme a
quant-à-elle reconnue le 24 juin 1996, dans l'affaire Marais c/
France, la légitimité des lois anti négationnistes.
Ses considérations, analysées par Gérard Cohen-Jonathan
suivent ce raisonnement:
« Le négationnisme, comme le racisme - dont les
liens avec le négationnisme sont des plus étroits-, est un
facteur d'exclusion profondément destructeur du tissu social ; il met
même en danger l'ordre public en menaçant la cohésion
sociale du groupe et par là même la notion d'État
libéral et pluraliste. »133
132 Analyse de jurisprudence reprise à partir de Martine
Valdès-Boulouque, op.cit., p. 75
133 Gérard Cohen-Jonathan, « La jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l'homme et la position du Comité
des droits de l'homme des Nations unies », La lutte contre le
négationnisme., op.cit., p. 77
66
Suivant la même ligne que cette décision la Cour
européenne des Droits de l'Homme a jugé légitime la
limitation de la liberté d'expression telle qu'elle est prévue
à l'article 17 de la Convention Européenne des Droits de
l'Homme.
Dans l'arrêt du 23 septembre 1998, Lehideux et
Isorni c/ France, elle a explicité sa position vis-à-vis du
négationnisme en déclarant:
« La Cour reconnaît formellement qu'il existe des
faits clairement établis, tels que l'Holocauste, dont la négation
ou la révision, se verraient soustraits par l'article 17 à la
protection de l'article 10 sur la liberté d'expression »134
Les institutions du Conseil de l'Europe, pourtant
particulièrement protectrices en terme de droits individuels, ont donc
confirmé la légitimité de la condamnation
négationniste, dès lors qu'elle reste attachée à
des motifs racistes.
Le Comité des droits de l'homme des Nations unies a
fait de même. Dans une décision du 8 novembre 1996, Faurisson
c/ France, il a constaté que la loi Gayssot telle qu'elle est
appliquée par les juridictions françaises n'enfreignait pas la
liberté d'expression protégée par l'article 19 du Pacte
sur les libertés civiles et politiques de 1966, la restriction de cette
liberté publique est justifiée par une liberté
opposée: « le droit de la communauté juive à ne pas
craindre de vivre dans un climat d'antisémitisme
»135.
Les principaux garants internationaux des libertés
fondamentales ont ainsi rejeté des plaintes considérées
comme des « abus de droits » et homologué les
législations européennes qui condamnent le
négationnisme.
Finalement la décision-cadre adoptée par le
Conseil de l'Union Européenne le 28 novembre 2008 sur « la lutte
contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au
moyen du droit pénal », va dans les années qui viennent
homogénéiser le droit dans l'Union en reprenant le système
initié par la loi Gayssot et en l'élargissant. Cet acte
communautaire a soulevé de gros débats et de fortes critiques de
la part des historiens136, car il institue dans toute l'U.E. la
répression pénale de « l'apologie publique, la
négation ou la banalisation grossière des crimes de
génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre » en
référence au tribunal de Nuremberg mais aussi aux statuts de
la
134 Jurisprudence citée par G. Cohen-Jonathan, ibid., p.
78
135 Jurisprudence citée par G. Cohen-Jonathan, ibid., p.
80
136 Voir l'article de Pierre Nora « Liberté pour
l'histoire », Le Monde, octobre 2008, p. 21
67
Cour Pénale internationale (CPI). Or, la
référence aux statuts de la CPI laisse une grande liberté
d'interprétation dans la définition des trois formes de crimes,
car les articles 6, 7 et 8 de ces statuts sont des listes relativement longues
de faits ouvrant une possibilité de qualification large, d'autant plus
que la décision-cadre ne précise pas quelle autorité est
compétente pour les interpréter. D'autre part l'entrée des
« crimes de guerre » parmi les « faits jugés »
protégés par la loi risque d'élargir le champ du
négationnisme vers des dimensions plus politiques des crimes humains.
Les limitations de la liberté d'expression que peut
provoquer cette décision-cadre vont donc beaucoup plus loin que ceux
créés par les lois nationales anti-négationnistes. On peut
cependant penser que les Etats opteront pour une transcription minimaliste du
texte, comme la France l'a déjà annoncé, en ne
considérant comme concernés que les « crimes » reconnus
par une juridiction internationale. D'autre part on peut penser que les
juridictions internationales et notamment la Cour Européenne des Droits
de l'Homme sanctionneront des transcriptions nationales trop liberticides.
Mais avec la publication de cet acte communautaire au Journal
Officiel de l'Union Européenne le 6 décembre 2008, on peut donc
dors et déjà conclure que la répression du
négationnisme va s'étendre au-delà de
l'antisémitisme, à la protection des faits jugés en
Yougoslavie, au Rwanda, au Sierra-Léon, au Cambodge, en Uganda, en
R.D.C., en République Centrafricaine, et depuis le mois de mars 2009 et
le mandat d'arrêt international de la CPI contre le président Omar
el-Béchir au Soudan.
Si la pénalisation du négationnisme semble donc
en voie de se généraliser en Europe, on peut maintenant
s'intéresser à son efficacité au regard des exemples
existants.
L'efficacité du droit
anti-négationniste
On peut tout d'abord constater que le nombre de condamnations
permis par les lois anti-négationnistes est globalement très
faible. En France, entre 1990 et 2000 seulement 29 condamnations ont
été répertoriées, en Belgique une seule entre 1995
et 2000. Cette limitation s'explique par la difficulté d'identifier de
nombreux auteurs de textes ou autres documents négationnistes, mais
aussi par la marginalisation des idées négationnistes
réussie grâce à la loi. En effet, la répression
pénale a généré une médiatisation qui a
semble-t-il sensibilisé une partie de la population à la
gravité du problème. De plus, les peines
68
prononcées, en France huit peines de prison avec sursit
et des amendes entre 3000 et 4000 euros, ont eu l'effet préventif
escompté.
Il est intéressant de comparer la situation
européenne avec le contre-modèle des Etats-Unis basé sur
la suprématie de la liberté d'expression, où un juge
fédéral reconnaissait lors d'un affaire de révisionnisme
historique McCalden v. California Library Ass'n, que « personne
ne conteste le droit de McCalden de dire son avis, aussi répugnant que
le message puisse être »137, et où plus
généralement « le discours « révisionniste est
une opinion aussi légitime qu'une autre »138.
En Californie, l'Institute for Historial Review
créé en 1978 est une organisation totalement légale qui
peut publier en toute liberté des ouvrages antisémites et
négationnistes distribués dans le monde entier et accueille dans
ses conférences les plus grands négationnistes internationaux
tels que David Irving, Robert Faurisson, Ernst Zündel, Fred Leuchter,
Arthur Butz, Joseph Sobran ou Ahmed Rami.
En 2004, le département d'Etat américain a
constaté dans un rapport 139 sur l'antisémitisme que
le phénomène était un « problème
considérable » dans de nombreuses universités
américaines. Plus généralement internet est devenu aux
Etats-Unis un outil de propagande raciste et antisémite puissant qui
véhicule de nombreuses théories négationnistes.
Mais aux Etats-Unis, le discours négationniste
bénéficie de la protection du Premier amendement de la
Constitution américaine qui garantie la liberté d'expression, et
dès lors qu'il est exprimé comme une opinion et non-comme une
vérité scientifique il ne craint aucune répression.
Si personne n'a encore établi d'études montrant
une hiérarchie d'efficacité dans la marginalisation du
négationnisme entre les deux modèles européen et
américain, on peut considérer que les lois
anti-négationnistes s'inscrivent dans la tradition volontariste du droit
du « vieux continent » qui tente de prévenir dans les
populations les dérives racistes que les démocraties
européennes ont déjà connues.
On peut rajouter que le droit anti-négationniste voit
son efficacité limitée face aux
137 Juge Kozinski, opinion dissidente de la Décision
955 F.2d 1214 (9th Cir. 1990), cité par Laurent Pech, La
liberté d'expression et le discours raciste, xénophobe ou
révisionniste aux Etats-Unis et en France, Mémoire de D.E.A.
de Droit Public, Université Paul Cézanne Aix-Marseille III, 1998,
p. 110
138 Laurent Pech, ibid., p. 110
139 Global Anti-Semitism Review Act, Public Law 108-332,
118 Stat. 1282, 16 octobre 2004
69
nouvelles technologies qui comme on l'a déjà
fait remarquer rendent difficilement identifiables les coupables et biaisent la
réception des informations par les internautes en éliminant ou en
manipulant le poids du contexte, par exemple en déguisant un site
négationniste en site scientifique institutionnel. Le
développement des outils de contrôle informatique et l'action des
associations et autres organismes capable d'alerter les pouvoirs publics
deviennent donc essentiels.
B) Les garanties juridiques de l'histoire comme science
et discipline
Si comme on la vu précédemment l'historien et
l'histoire en général peuvent avoir un devoir de prudence et de
non interférence avec l'autorité de la chose jugée
dès qu'ils s'attèlent à l'étude du passé
récent, préserver la libre recherche, le libre enseignement et la
libre expression des chercheurs sont essentiels.
L'histoire comme science et comme discipline d'enseignement
reste un savoir trop facilement susceptible de détournement et un outil
critique indispensable pour la bonne marche de la démocratie dont on
doit maximiser la liberté, c'est pourquoi le droit même s'il doit
la concilier avec le respect et la libre expression des mémoires a pour
vocation de rester avant tout un instrument de protections de toutes les
libertés des professionnels de l'histoire.
1) Les libertés fondamentales première source
de protection du travail des historiens
Pour reprendre une célèbre formule des
commissaires du gouvernement du Conseil d'Etat français: « La
liberté est la règle, la restriction [...] l'exception » 140
dans les démocraties libérales. Plusieurs libertés
protègent le professionnel de l'histoire, on va maintenant les
étudier avec leurs limites.
140 Cité par la quasi-totalité des manuels de
droit administratif français, ici retrouvée dans Les grands
arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, ed. 2005,
p.290
70
La liberté d'opinion et d'expression
Comme tous les citoyens, les historiens européens
bénéficient d'une liberté d'expression
protégée contre les intrusions du pouvoir. Celle-ci fait partie
des libertés fondamentales reconnues par la Constitution de chaque pays
européen et garantie au-delà de la diversité des
systèmes nationaux par l'article 10 de la Convention
européenne des droits de l'homme de 1950, sanctionnée par le
contrôle juridictionnel de la Cour Européenne des Droits de
l'homme (CEDH). On peut citer les deux paragraphes de cet article comme
élément et exemple de la portée et en même temps de
la limitation de cette liberté dans les systèmes juridiques
européens:
« 1 Toute personne a droit à la liberté
d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la
liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des
idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités
publiques et sans considération de frontière. Le présent
article n'empêche pas les États de soumettre les entreprises de
radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un
régime d'autorisations. »
« 2 L'exercice de ces libertés comportant des
devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines
formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la
loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une
société démocratique, à la sécurité
nationale, à l'intégrité territoriale ou à la
sûreté publique, à la défense de l'ordre et à
la prévention du crime, à la protection de la santé ou de
la morale, à la protection de la réputation ou des droits
d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou
pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.
»
A ce texte la CEDH a tendance à donner une
interprétation extensive comme le montre par exemple explicitement
l'arrêt de 1999 Fressoz et Roire c. France, dans lequel la Cour
déclarait:
« La liberté d'expression vaut non seulement pour
les « informations » ou « idées » accueillies avec
faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes,
mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le
veulent le pluralisme,
71
la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels, il
n'est pas de « société démocratique ».
»141
La nécessité de combiner cette liberté
avec les impératifs de la vie en société, est traduit par
différents concepts: « ordre social », « ordre public
», opposition avec d'autres
libertés fondamentales ou avec le « droit au
respect de l'honneur personnel» pour reprendre les termes de l'article 5
de la Loi fondamentale allemande142.
Dans les cas d'espèces une première limitation de
la liberté d'expression peut surgir
du principe de droit commun de responsabilité
individuelle qui veut, comme l'exprime le code civil français à
son article 1382, que « tout fait quelconque de l'homme, qui cause
à
autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est
arrivé à le réparer ». L'élément
susceptible d'engager la responsabilité d'un historien sur la base de ce
principe est
l'existence d'une faute. Le juge français a
par exemple estimé que bien qu'il ne soit aucunement de son devoir de
trancher des controverses historiques il peut en revanche contrôler la
méthode de travail de l'historien. Ainsi, dès un arrêt du
27 février 1951 dit
arrêt « Branly », la Cour de Cassation
française a considéré que le métier d'historien
impose de publier des ouvrages ou de donner une opinion sur la base d'une
information
prudente et objective. C'est sur cette base que par exemple
l'historien de l'empire ottoman Bernard Lewis, a été
condamné, le 21 juin 1995 par le tribunal de grande instance de
Paris.
Le tribunal, en l'absence même de reconnaissance du
génocide arménien par les autorités françaises
avait pu estimer que M. Lewis:
« ne pouvait passer sous silence des
éléments d'appréciation
convergents...révélant que, contrairement à ce que
suggèrent les propos critiqués, la thèse de l'existence
d'un plan visant à l'extermination du peuple arménien n'est pas
uniquement défendue par celui-ci ».
De plus: « même s'il n'est nullement établi
qu'il ait poursuivi un but étranger à sa
141 CEDH, 21 janvier 1999, Fressoz et Roire c. France,
n°29183/95
142 Cité par Elise Durand, La liberté
d'expression et le discours raciste, xénophobe et négationniste.
Etude comparée: Etats-Unis, France, Allemagne, Autriche, Danemark, Cour
Européenne des Droits de l'Homme, mémoire de Master II,
année 2005-2006, Université Paul Cézanne Aix-Marseille
III, p. 31
72
mission d'historien (...) il a (...) manqué à
ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuances,
sur un sujet aussi sensible ; que ses propos, susceptibles de raviver
injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs
»143.
Toutefois les jurisprudences nationales face a une fronde des
historiens soulevée par ce type de verdicts et aux risques qu'il
entraine pour la liberté de recherche ont tendance a
abandonner ce type d'infraction, donnant à la
liberté d'expression plus de poids comme l'a finalement fait la Cour de
Cassation française dans deux arrêts d'Assemblée
plénière du 12 juillet 2000 qui ont exclu l'application de
l'article 1382 pour sanctionner les abus de la
liberté d'expression prévus par la loi sur la
presse de 1881. Selon la Cour, « Les abus de la liberté
d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet
1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article
1382 du code civil »144. Cette jurisprudence pousse à
penser
que la responsabilité de droit commun pour faute pourra de
moins en moins servir à
contrôler l'expression des historiens.
En ce qui concerne le respect de la vie privée,
autre limite à la liberté d'expression issue des principes
énoncés plus hauts, l'historien bénéficie en France
d'une « immunité »
particulière qui lui permet de ressasser le passé
sans être inquiété par le « droit à l'oubli
» dès lors que les faits qu'il publie ou affirme ont
été licitement révélés et sont
justifiés par
un intérêt actuel. La jurisprudence admet aussi
qu'un historien peut se pencher sur la vie privée d'un mort, même
si cela peut atteindre celle de ses proches, dès lors que sa
démarche est justifiée par l'éclairage apporté au
personnage145.
L'historien voit aussi sa liberté d'expression
limitée par les principes légaux qui dans tout les
systèmes juridiques européens garantissent l'ordre public et
l'honneur des
individus dans les publications et discours publics en se basant
sur différents concepts juridiques: la diffamation,
l'injure, la provocation à la haine raciale et
l'apologie du crime,
la banalisation et la contestation des crimes contre
l'humanité.
Toutes ses limitations éventuelles de la liberté
d'expression sont rigoureusement
143 Jurisprudence cité par B. Accoyer, op.cit., p. 39
144 Jurisprudence cité par Ibid., p. 39
145 Repris de Ibid., p. 40, en référence
à Carole Vivant, « L'historien saisi par le droit. Contribution
à l'étude des droits de l'histoire », thèse pour le
doctorat en droit de l'Université de Montpellier I, Dalloz, 2007
73
définis par la loi et encadré par des
procédures qui leur confèrent un délai de prescription
court et garantissent pleinement les droits de la défense.
Enfin, l'article 17 de la Convention Européenne des
Droits de l'Homme, utilisé pour rejeter les recours devant la CEDH des
auteurs négationnistes, reprend une limite basé sur
un principe juridique de base: l'abus de droit. Il est
définit ainsi:
« ne peut être interprétée comme
impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit
quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte
visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la
présente Convention ou à des limitations plus amples de ces
droits et libertés que celles prévues à ladite
Convention
».
Finalement, la CEDH, dans un arrêt du 23 septembre 1998
rendu à propos de l'affaire Lehideux, a mis en place « un standard
européen sur les limites au libre débat dans l'histoire
»146. Elle distingue les « faits historiques clairement
établis » tel que l'existence de l'holocauste, ne pouvant
être contestés de bonne foi, et les faits non «
réputés
incontestables » qui doivent faire l'objet d'un débat
libre protégé par la liberté d'opinion. Le rapport de la
Mission d'information sur les questions mémorielles de
l'Assemblée nationale française a
préconisé l'abandon des lois françaises « qualifiant
juridiquement des faits ou des processus historiques » en soulignant deux
risques.
D'une part un risque de censure des historiens par la menace de
poursuites qui même
si elles ont peut de chance d'aboutir portent atteinte
à la libre expression des historiens tel que l'a montré le cas de
l'assignation en justice en 2005 de l'historien Olivier Pétré-
Grenouilleau pour avoir considéré que
l'esclavage ne pouvait être qualifier de génocide par le Collectif
des Antillais, Guyanais et Réunionnais. Même si cette plainte a
été retirée
et si le procès avait peu de chance d'aboutir, comme le
déclarait Henry Rousso à la mission parlementaire:
« Le risque n'est pas de sombrer dans une sorte
d'obscurantisme, mais que la parole savante se réfugie dans sa tour
d'ivoire. Si vous travaillez sur l'histoire de la Résistance et que vous
n'êtes pas « politiquement correct », que vous avez à
faire à
146 B. Accoyer, op.cit., p. 41
74
une figure de la Résistance qui n'a pas fait tout ce
qu'on a dit qu'elle a fait, si vous intervenez dans le débat public,
vous pouvez « en prendre plein la figure », sans que votre statut
soit respecté pour autant. Pourquoi donc aller prendre des coups ?
»147
« Bien que souvent non normatives, ces lois sont
perçues et revendiquées comme telles par le public, qui les
utilisera pour appuyer des actions fondées sur l'article 1382 du code
civil ou des actions pénales fondées sur le délit d'injure
»148 a long terme le risque
d'autocensure est considérable.
D'autre part, le risque de ces lois est la création de
« délits d'opinions », selon la juriste Nathalie
Mallet-Poujol, « les délits de négationnisme ou de
banalisation risquent de
bousculer le fragile équilibre du droit de la presse en
touchant à la subtile frontière entre des propos constitutifs
d'une infraction et ceux qui restent une opinion » 149 . La loi «
Gayssot » a créé un engrenage qui pousse les
défenseurs de mémoires différentes et non-
soumises aux mêmes enjeux que celle de la Shoah ou des
autres crimes contre l'humanité reconnus, à oeuvrer pour que le
même type de protection pénale soit accordé à leur
version
du passé. Françoise Chandernagor parle de «
mimétisme mémoriel » à ce sujet et les cinq
propositions de lois déposées à l'Assemblée
nationale lors de sa douzième législature pour
étendre le dispositif de la loi Gayssot montrent
l'importance et les dangers du phénomène. Il est donc important
de bien cadrer l'intervention législative pour continuer à
garantir la pleine liberté d'expression des professionnels de
l'histoire.
La liberté professionnelle des enseignants et des
chercheurs
Principe d'indépendance des enseignants et des chercheurs,
leur liberté professionnelle est garantie différemment selon les
pays européens.
Au niveau de l'enseignement, dans la majorité des pays
européens, comme au
147 Henry Rousso lors de la Table ronde sur « Les
questions mémorielles et la recherche historique » organisée
par la Mission d'information sur les questions mémorielles de
l'Assemblée nationale française, ibid., p. 306
148 B. Accoyer, ibid., p. 42
149 Cité par B. Accoyer, Ibid., p. 48
75
Danemark, en Estonie, en France ou au Portugal la loi fixe les
« grandes orientations » ou les « grands principes » de
l'enseignement en général et le ministère de
l'éducation définit des programmes scolaires assez précis.
En Finlande ou en Grande Bretagne les systèmes éducatifs donne
plus d'autonomie aux établissements, le ministère se contente de
former des lignes directrices que les éditeurs et les professeurs sont
libres d'interpréter. L'ambassadeur de France en Finlande a fait
remarquer à la mission parlementaire de l'Assemblée nationale que
« cette souplesse a permis aux débats sur les périodes les
plus controversées de l'histoire finlandaise, autrefois taboues, de
trouver un écho dans les salles de classe ». Il est dans tout les
cas essentiel de préserver l'autonomie et la liberté d'initiative
des enseignants à travers une délimitation stricte des
rôles dans la définition des programmes scolaires et un statut
professionnel protecteur pour les professeurs.
On peut ajouter que l'indépendance de l'enseignement de
l'histoire passe aussi par la possibilité juridique mais surtout
financière pour les professeurs ou les établissements de lancer
des initiatives autonomes de commémorations et d'activités
extrascolaires tels que des sorties scolaires et des visites de musées
ou de mémoriaux, et de faire participer des intervenants
extérieurs témoins, animateurs et associations notamment. Le fait
de doter les établissements scolaires de budgets spéciaux pour
ces activités ou la possibilité pour les autorités locales
de les subventionner est donc primordial.
En France, la liberté des enseignants du primaire et du
secondaire est garantie par un principe législatif de «
liberté pédagogique » qui interdit aux programmes
d'être trop précis sur les méthodes et les contenus des
enseignements. D'autre part, le Conseil constitutionnel dans sa décision
du 20 janvier 1984 a dégagé le principe de l'indépendance
des professeurs de l'enseignement supérieur et des chercheurs comme un
« principe fondamental reconnu par les lois de la République »
ce qui en fait une norme à valeur constitutionnelle. Même si les
enseignants du supérieur et les chercheurs sont des fonctionnaires
chargés d'un service public et en tant que tels soumis à un
statut, le Conseil a estimé que « par leur nature même, les
fonctions d'enseignement et de recherche non seulement permettent mais
demandent, dans l'intérêt même du service, que la libre
expression et l'indépendance des personnels soient garanties par les
dispositions qui leur sont applicables ».
La liberté des enseignants et des chercheurs doit donc
aussi être garantie contre une responsabilité administrative et
disciplinaire à l'intérieur du système éducatif en
limitant
76
la contrainte des programmes de recherche et en se gardant de
toutes « orientations historiques » légales ou
règlementaires. Si les dirigeants politiques veulent légitimement
entretenir le rôle mémoriel de l'éducation ce n'est pas en
contraignant les enseignants dans leurs méthodes et leurs analyses de
l'histoire mais plutôt en fournissant à ces derniers les moyens,
principalement matériels, leur permettant de sortir du cours classique
d'histoire et d'animer des activités ludiques et des discussions
capables d'intéresser les élèves d'eux même à
la mémoire démocratique et européenne. Car, comme la
souligné Bernard Eric Jensen tout au long de son intervention sur «
L'histoire à l'école et dans la société en
général » lors du symposium sur les détournement de
l'histoire du Conseil150 de l'Europe, c'est en grande partie un
manque de moyen face à des coups de plus en plus élevés
qui limite les ressources pédagogiques des enseignants et la
participation des cours d'histoire au développement d'une conscience
civique et démocratique chez les élèves.
Les professeurs d'histoire et les historiens
bénéficient donc de protections légales pour leur
expression et leur travail qui doivent impérativement être
préservées et éventuellement accrues. On va maintenant
voir que la garantie d'une recherche historique efficace et autonome passe
aussi par la protection de l'accès aux sources et à la
connaissance historique.
2) La création d'un environnement favorable à
la recherche historique
La protection et l'accessibilité du patrimoine
archivistique
Les archives constituent la première des sources
permettant la recherche historique c'est pourquoi elles sont un enjeux majeur
de la liberté et de l'efficacité du travail des historiens.
Comme l'écrit Vincent Duclert: « La valeur des
archives et de leur politique dans la
150 Bernard Eric Jensen, op.cit.
77
construction des Etats de droits et des libertés
civiles a été très tôt reconnue
»151. Par exemple « la naissance des Archives nationales
et l'élaboration d'une première loi sur les archives
constituèrent un des actifs importants mais peu reconnus de la
Révolution française »152.
March Olivier Baruch distingue plusieurs intérêts
publics recelés dans les archives153. Tout d'abord, elles
placent les gouvernants et les membres de l'administration, c'est-à-dire
tous les délégataires d'une autorité publique sous le
regard, présent ou futur, des citoyens. Par ce biais elles garantissent
le principe posé dans l'article 15 de la Déclaration des Droits
de l'Homme et du Citoyen de 1789 selon lequel: « la société
a le droit de demander compte à tout agent public de son administration
». D'autre part elles offrent une garantie juridique durable et par ce
biais favorisent le bon fonctionnement de l'Etat de droit. Elles seront
amenées à servir de preuves auprès des tribunaux que ce
soit pour l'administration concernée si elle est attaquée ou pour
les citoyens dans leurs actions vis-à-vis de l'administration ou
éventuellement d'un tiers. Enfin, elles constituent un patrimoine
mémoriel, potentiellement historisable, de la nation. Elles permettent
aux citoyens directement ou par l'intermédiaire des historiens de
retrouver leur passé, d'observer les évolutions de leur pays ou
de leur région, et de chercher les moyens d'améliorer l'Etat dans
l'observation de ses réussites et de ses échecs passés.
C'est donc les archives qui fondent une grande partie de la
légitimité et de l'apport critique de l'histoire.
De même leur rôle pour l'apaisement des
mémoires n'est pas négligeable. Comme l'écrivait en
octobre 2008 Perrine Canavaggio, secrétaire général du
International Conseil International des Archivistes (ICA): « Depuis les
années 1990, le droit à l'information a pris une importance
vitale dans les pays qui ont subi des dictatures et des violations graves des
droits de l'Homme. Les documents d'archives sont ainsi devenus un outil et un
enjeu essentiels dans les processus de transition politique et de
réconciliation »154 .
151 Vincent Duclert, « La bataille des archives », Le
Nouvel Observateur, op.cit, p. 78
152 Ibid, p. 78
153 March Olivier Baruch, « Archives, mémoire
nationale et politique de l'Etat » , Les Cahiers français,
op.cit., p. 28-29
154 Perrine Canavaggio, Secrétaire
générale du International Council on Archives (ICA),
conférence effectuée le 3 octobre 2008 lors du forum sur «
les Droits de l'homme à l'âge de la
78
Pour toutes ces raisons un droit des archives a du
émerger à travers deux volets successifs :
« · lois sur les archives d'abord pour
répondre aux préoccupations de la recherche historique.
Après la loi française de 1794 qui a fait de l'accès aux
archives non plus un privilège mais un droit civique, ce droit a
été progressivement mis en oeuvre dans toutes les
législations nationales européennes, avec des délais de
communication des documents plus ou moins longs selon les pays [...].
· lois sur l'accès aux documents administratifs
ensuite. La Suède a été un pays pionnier avec sa loi de
1766 mais c'est après la Seconde guerre mondiale qu'a
émergé le mouvement en faveur de la transparence administrative.
Ce mouvement s'inspire de la Déclaration universelle des DH de 1948 qui
garantit dans son article 19 à tout individu le droit de «
chercher, de recevoir et de répandre les informations et les
idées par quelque moyen que ce soit ». »155
Le ICA constate au niveau international que 13 pays avaient une
loi sur l'accès à
l'information en 1990, 70 en ont une aujourd'hui et 30 en ont
une en cours d'élaboration. Si de nombreuses organisations
internationales reconnaissent les principes de
protection des archives et de droit d'accès aux
archives publiques, le Conseil Européen est jusqu'ici la seule à
avoir établi une norme internationale dans ce domaine. Il s'agit
d'une
recommandation du 13 juillet 2000 « sur une politique
européenne en matière de communication des archives
»156 qui même si elle n'a pas de force juridique
contraignante
bénéficie d'un suivi du Comité des
Ministres qui en fait une norme politique.
Parmi les mesures les plus avancées qu'elle recommande
se trouve son article 5 qui considère que le droit d'accès aux
archives s'étend aux personnes de nationalité
étrangère,
l'article 7 qui demande l'existence obligatoire d'une limite de
la durée des régimes
globalisation, le renforcement des partenariats »
organisé par l'UNESCO disponible sur internet sur le site du ICA
155 Ibid.
156 Recommandation n° R (2000) 13 du Comité des
Ministres aux États membres sur une politique européenne en
matière de communication des archives, adoptée le 13 juillet
2000, lors de la 717e réunion des Délégués des
Ministres
79
d'exceptions pour les archives présentant un
intérêt public particulier (défense nationale, politique
étrangère, ordre public) ou relevant de la protection de la vie
privée et l'article 11 qui considère comme obligatoire la
motivation et la possibilité de faire appel des refus de
dérogation pour la consultation d'archives non rendues publiques.
Au niveau des législations nationales l'accès
aux archives en Europe même s'il est partout reconnu comme un droit, se
décline sous diverses versions.
La majorité des pays européens ont opté
pour un délai normal de trente ans avant l'ouverture des archives
publiques, c'est le cas notamment de l'Allemagne, Chypre, la Grèce, le
Luxembourg ou la République Tchèque. Mais l'ensemble des
délais varient entre le principe de communicabilité
immédiate valable en France depuis juillet 2008 et un délai de 50
ans en Estonie et Bulgarie.
Les régimes particuliers sont en général
très nombreux comme le montre par exemple le tableau d'analyse de la
réforme française de 2008 présenté en annexe 2.
La possibilité de dérogation
discrétionnaire donnée aux administrations et aux services
d'archives nationaux pour permettre la visualisation des documents d'archive
avant le délai légal est essentielle. Comme l'écrit Bruno
Delmas, ancien directeur de l'Institut National des Archives français:
« cette procédure prémunit en même temps contre les
dérives éventuelles. Elle est une approche pragmatique pour
identifier des besoins et des problèmes et préparer la voie
à des dérogations générales. »157
Globalement le régime de ces dérogations est
d'ailleurs très libéral. Dans le cas français Bruno Delmas
fait savoir que « une réponse favorable est donnée pour 96 %
des 62 000 demandes annuelles ».
Une dérive considérable et encore peut
encadrée, si ce n'est en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves
où la tradition de transparence est forte, est la privatisation des
archives publiques aux plus hauts postes de l'Etat. C'est une pratique
auto-instituée et non-régulée qui voit les documents
produits par les cabinets des ministères et des chefs d'Etat, ou par les
exécutifs locaux, sortir du domaine public ou en y restant voir leur
accès limité par leurs auteurs. Par exemple, en France, les
archives des présidences de François Mitterrand ont
été confiées à une fondation, structure de droit
privé qui en contrôle l'accès
157 Bruno Delmas, « De nouveaux espaces pour la
recherche : la nouvelle loi sur les archives », Histoire@Politique.
Politique, culture, société, N° 5, mai-août 2008,
article disponible en ligne sur le site d'Histoire@Politique.
80
et dont on peut douter des objectifs de transparence. Or,
cette question de transparence des plus hauts niveaux du pouvoir a un
rôle primordial, notamment pour la recherche historique, qui reste
jusqu'à présent en marge du débat public.
Et comment obliger les administrations à conserver et
à protéger leurs archives si comme l'écrit Marc Olivier
Baruch: « le mauvais exemple viens d'en haut : il n'est pas une alternance
ministérielle d`importance qui ne s'accompagne, à en croire la
presse, d`un usage intensif des machines à broyer.»
C'est pourquoi, la lutte contre la destruction ou la
disparition d'archives est un autre élément important de garantie
pour le travail des historiens. La pratique est courante et difficilement
contrôlable dans le secret des administrations. Le seul instrument
efficace pour protéger les archives est la pénalisation de leur
destruction. Une condamnation pénale sévère peut seule
rendre la destruction d'archives plus risquée pour les administrations
et les administrateurs que leur conservation. C'est pourquoi une réforme
du droit des archives publiques comme celle de 2008 en France y a
consacré une importante part. Des pays comme les anciennes
démocraties populaires, qui ont vu la quasi-totalité de leurs
archives disparaître avec l'URSS devraient y être d'autant plus
sensible, mais globalement les pouvoirs publics restent très
modérés dans ce domaine, et une certaine unanimité
règne entre les partis politiques qui y trouvent tous un
intérêt commun, c'est pourquoi la constitution de «
lobbies » d'historiens, d'archivistes ou de simples
défenseurs des libertés publiques est essentielle pour aller vers
plus de transparence.
L'encouragement de la transmission de savoir
historique
Valoriser les lieux de mémoire et les musées,
en les fédérant, en créant des labels, en
développant des concepts interactifs et ludiques, tout en les adossant
à des organismes de recherche paraît aussi être le meilleur
moyen de conserver l'histoire scientifique au centre de la
démocratie.
Pour Bernard Accoyer: « Une telle politique permettrait
d'envisager la création d'une filière professionnelle des
métiers de l'histoire, au service des musées et des structures en
charge du patrimoine: différente de la formation des historiens
universitaires, elle comporterait ses propres diplômes et masters
professionnels, sur le modèle de la public
81
history américaine. »158
Toutefois un équilibre restera toujours à
trouver entre la recherche du public et de l'intérêt des profanes
et les exigences critiques d'une science sociale qui apporte une richesse de
fond et de long terme à la politique et à l'épanouissement
des individus. Une richesse que des démocraties trop axées sur
leurs enjeux économiques de court terme risqueraient d'oublier,
fascinées par la possible valorisation économique de l'histoire.
C'est pourquoi on peut considérer qu'un enseignement et une recherche
publique indépendante et libre, fondés sur l'amour des historiens
pour la connaissance du passé doivent devenir, ou rester quand ils le
sont déjà, le coeur, ou le cerveau, de l'histoire dans toutes ses
dimensions politiques, narratives, émotionnelles, éducatives et
scientifiques.
CONCLUSION
A partir d'un débat français qu'on peut penser
conjoncturel, la réflexion sur l'histoire s'est animée et les
historiens ont pu enfin crier, calmement et doctement, le droit à
s'émanciper du politique qu'ils avaient patiemment conquis.
Les lois mémorielles, loin d'exprimer une
véritable tentation du législateur à dicter l'histoire
comme le faisaient les « hussards noirs de la République » au
début du siècle, ont surtout mis en avant le malaise des
dirigeants démocrates, vis-à-vis d'une histoire devenue plus
complexe et moins certaine.
Ce vieil instrument qu'était l'école pour
former les jeunes esprits à devenir des citoyens libres et égaux
en droit, se heurte à une crise de l'autorité doublée
d'une perte d'efficacité de son rôle d'ascenseur social. Dans les
nouvelles sociétés de la connaissance, elle perd beaucoup de son
rôle central de transmetteur de savoir et peine à unifier et
combiner les points de vue d'une jeunesse qui revendique à l'image du
reste de la société ses particularités et sa
mémoire.
Le Républicain engagé doit donc agir avec tous
les pouvoirs juridiques, politiques et médiatiques qui sont en son
pouvoir pour rassembler les communautés divisées au sein de la
cité et il se fonde pour cela en grande partie sur le pouvoir de la
science qui a nourri sa formation: l'histoire, et de sa
célébration.
158 B. Accoyer, op.cit., p. 107
82
Si l'histoire transformée en mémoire
institutionnelle est largement surestimée pour son rôle
identitaire, l'histoire scientifique n'en reste pas moins un instrument de
pacification sociale par sa capacité à arbitrer et à
encadrer les mémoires individuelles. Par ses déclarations sur
l'histoire l'homme politique cherche à accélérer la marche
normale des facultés que possède cette science pour
l'homogénéisation de la mémoire à long terme. Et
qu'est-ce qu'une science sociale sinon un discours qui par l'utilisation
d'observations, de références et de paradigmes communs cherche
à mettre tout le monde d'accord ou du moins dans la capacité de
se communiquer.
C'est pourquoi, même si les lois mémorielles
françaises sont nées de carences regrettables de la Constitution
de la Vème République, elles ont eu le mérite de
révéler la place acquise par l'histoire scientifique au sein de
la République, celle d'un savoir scientifique autonome essentiel pour
une démocratie de plus en plus communautarisée.
C'est en temps que savoir scientifique au rôle
démocratique central que l'histoire doit être
protégée par le droit. Dans l'idéal démocratique
elle doit être un langage critique et commun, facilitant le travail des
mémoires et le débat politique, et ne le sera que si elle est
garantie contre le détournement et l'usurpation.
C'est ce que prétendent faire, quoi qu'on en dise, les
lois anti-négationnistes qui tentent de délimiter la
frontière entre un discours fondé sur une analyse, même
partisane, de l'histoire et un discours fondé sur la négation de
l'histoire et l'affirmation d'un relativisme absolu qui ouvre la voie à
tous les crimes et toutes les injustices. Ces lois cherchent certainement une
protection de la mémoire commune mais plus encore de la
scientificité de l'histoire.
La protection du travail des historiens est donc garantie par
de multiples règles de droit: libertés publiques et
libertés professionnelles, accès aux sources et protection de
celles-ci, accès aux médias et aux moyens de transmettre le
savoir historique. Si ces droits souffrent encore des limitations, ils se sont
jusqu'ici beaucoup accrus et la loi bien loin de commander à l'histoire
lui a surtout aménagé un espace privilégié.
Reste que l'accroissement des droits de l'histoire ne donne
pas pour autant à la discipline l'autorisation de concurrencer le droit
lui-même. L'historien peut politiquement s'engager contre un verdict,
pour la révision d'un procès ou pour la transformation
d'institutions jugées illégitimes. Il doit éviter
d'utiliser sa science pour porter des jugements sur le présent, pas plus
qu'il ne devrait d'ailleurs le faire sur le passé.
83
Les enjeux du droit, s'ils rejoignent par certains
côtés ceux de l'histoire: la recherche de faits réels
passés et de leur enchainement, vont au-delà de la simple
recherche de la vérité et servent à assurer un ordre
social parfois injuste mais nécessaire et, dès lors que l'on est
en démocratie, politiquement combattable.
Comme l'écrivait Paul Ricoeur, « l'histoire est
une permanente réécriture ». Au contraire, le droit doit
figer une version du passé à un moment précis, sur
laquelle on ne pourra revenir qu'au terme d'une procédure
spécifique.
L'histoire libre n'est pas une grande histoire
maîtresse d'elle-même, de tous les savoirs et de tous les
jugements, c'est juste une histoire capable d'offrir chaque jour des petits
savoirs nouveaux et inattendus capables de nous faire repenser un peu notre
passé, notre présent et notre futur.
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89
ANNEXE 2/
LA RÉDUCTION DES DÉLAIS DE COMMUNICATION
D'ARCHIVES PAR LA LOI
FRANÇAISE DE JUILLET 2008
Nature des documents
|
Délai actuel
|
Proposé par le projet de loi initial
|
Sénat en première lecture
|
Retenu par
l'Assemblée nationale
|
Délibérations du
Gouvernement et relations internationales
|
30 ans
|
25 ans
|
id.
|
id.
|
Sûreté nationale ou secret de la défense
nationale
|
60 ans
|
50 ans
|
id.
|
id.
|
90
Vie privée
|
60 ans
|
50 ans
|
75 ans
|
50 ans
|
Actes des notaires
|
100 ans
|
50 ans
|
75 ans
|
id.
|
Archives des juridictions
|
100 ans
|
50 ans
|
75 ans
|
id.
|
Registres de naissance de l'état civil
|
100 ans
|
100 ans
|
75 ans
|
id.
|
Registres de mariage de l'état civil
|
100 ans
|
50 ans
|
75 ans
|
id.
|
Renseignements sur la vie privée collectés dans le
cadre d'enquêtes statistiques
|
100 ans
|
50 ans
|
75 ans
|
id.
|
Questionnaires de recensement de la population
|
100 ans
|
50 ans
|
100 ans
|
75 ans
|
Documents concernant des personnes mineures ou des agressions
sexuelles
|
Pas de délai spécifique
|
Pas de délai spécifique
|
100 ans
|
id.
|
Dossiers de personnels
|
120 ans
|
50 ans
|
75 ans
|
id.
|
Secret médical
|
150 ans
|
120 ans (ou 25 ans à compter du décès)
|
id.
|
id.
|
Autres documents
|
30 ans
|
Communication immédiate
|
id.
|
id.
|
Documents relatifs à la sécurité des
personnes et concernant la défense nationale
|
Pas de délai spécifique
|
Incommunicabilité absolue
|
id.
|
100 ans
|
Documents permettant la fabrication d'armes de destruction
massive
|
Pas de délai spécifique
|
Incommunicabilité absolue
|
id.
|
id.
|
Source:
Gilles Morin, « La nouvelle loi sur les archives »,
Histoire@Politique. Politique, culture, société, N°
5, mai-août 2008.
|