Identité et appartenance: temps et comput anthropologique chez R. E. Mutuza Kabe( Télécharger le fichier original )par Jean Francis Photios KIPAMBALA MVUDI Université de Kinshasa RDC - Doctorat en philosophie 2012 |
§2. Critique d'usage des motsMutuza nous rappelle que malgré l'information que nous avons de ces problèmes « nous n'y prenons pas toujours garde et nous continuons à nous servir de ces mots alors qu'ils ne correspondent plus aux réalités nouvelles. Nous parlons aujourd'hui de progrès et de sous-développement comme de deux situations parfaitement tranchées et exactement contradictoires ; alors qu'il nous faut bien reconnaître entre ces cas limites, une série de situations intermédiaires. Nous parlons d'Etat et nous appliquons indistinctement et univoquement ce terme, né dans un contexte culturel défini, à des sociétés et à des civilisations différentes, alors que nous reconnaissons le rôle déterminant que jouent dans la formation des idées, les cadres socio-culturels(69(*)). Quel sens, quelle signification peuvent avoir les termes Etat, Progrès et Sous-développement appliqués en Afrique ? Il ne s'agit pas, remarquons-le, de l'application de notions formelles ou nominales, mais des notions ontologiques(70(*)). Mutuza utilisa le terme d'« Etat » lors de la rédaction de Le bwame superstructure de la société lega frein ou moteur au développement vers 1971, pour désigner la position qu'il identifiât, en étudiant la fameuse querelle dite des universaux, comme s'opposant au nominalisme. On pourrait faire ironiquement remarquer que c'est, pour quelqu'un qui dit n'accorder aucune importance aux mots, un souci superflu ; en effet, on oppose habituellement audit nominalisme le réalisme, notamment platonicien. Pourquoi donc créer un mot ? C'est que, ainsi que le note Mutuza, cette appellation de "réalisme" met en jeu un terme « quelque peu trompeur, comme on le voit par le fait que cette théorie "réaliste" est appelée aussi quelquefois "idéaliste"»(71(*)) c'est, de fait, le cas en ce qui concerne la philosophie de Platon. Or, de son côté, Mutuza tient à revendiquer un réalisme qui mérite tout à fait son nom mais a pour caractéristique d'être anti-essentialiste. On voit donc bien qu'il y a un réel intérêt à éviter la confusion en distinguant clairement les deux positions. Qui plus est, le nominalisme, comme on aura l'occasion de le voir tout au long de cette dissertation, partage avec l'essentialisme certains présupposés - n'entrant pas en compte dans la querelle des universaux. Aussi est-on vraiment fondé à introduire un troisième terme. Quoiqu'il en soit, la réaction immédiate de Mutuza fut de considérer que l'immense majorité des philosophes se fourvoyait en dirigeant ses efforts sur le sens des mots, réduisant ainsi parfois son activité à la recherche de définitions exactes censées être les seules à donner accès à la connaissance. Il s'éleva tout d'abord violemment contre l'attitude, qualifiée d'obscurantiste, consistant à tenter de tirer quelque chose d'important des significations de certains mots, tant il lui semblait naturel que de telles préoccupations fussent stériles. Il se forgea alors un principe : « Ne jamais débattre des mots et de leur sens parce que de telles discussions sont spécieuses et ne signifient rien ». Il raconte même quelle aversion pour la philosophie lui donna la lecture de Franz Crahay, où il ne trouva que « définitions qui (lui) parurent arbitraires et sans intérêt, érigeant en axiome ce dont il était question, si tant est qu'il y ait eu quelque chose en question ». Le moins que l'on puisse dire est que le jeune Mutuza ne fut pas séduit par la "grande philosophie analytique(72(*))". Il écrit : « de ces trois reproches, Crahay s'attache surtout au premier et définit la philosophie comme `une réflexion explicite, analytique, radicalement critique et autocritique, systématique, au moins en principe et néanmoins ouverte, portant sur l'expérience, ses conditions humaines, les significations et les valeurs qu'elle révèle »(73(*)) Il faut toutefois nuancer ces propos qui, présentés ainsi, sont susceptibles d'induire en erreur. Mutuza ne conserva fort heureusement pas son aversion pour la philosophie (ni pour Crahay !) et la lecture de Marx y fut sans doute pour quelque chose. Il ne faudrait pas en outre exacerber cette première impression qu'il eut et faire de sa réaction un peu violente contre le verbiage en général, ou ce qui peut sembler tel, son unique opinion à l'égard de la philosophie. Bien qu'il continue - à raison - de reprocher aux philosophes de s'empêtrer ponctuellement dans des pseudo-problèmes linguistiques. La Problématique du Mythe Hima-Tutsi, il sied de rappeler que Mutuza fut l'un des rares défenseurs de la "philosophie analytique" (i.e. des questions des mots au sujet desquels la colonisation ne peut trancher) face aux néocolonialisme et aux philosophes immatriculés qui «jouent ainsi, en Afrique noire, le rôle de censeur, de gendarme et d'inquisiteur au compte de la `philosophie universelle'...et aussi je considère comme immatriculé tout non africain qui prouve par ses écrits qu'il se croit nanti de la mission de propager `la civilisation universelle »(74(*)), Houtondji et Towa- contre lesquels il soutint toute sa vie durant qu'il existait de véritables problèmes philosophiques, qu'il était possible d'en discuter de manière critique, mais qu'il ne s'agissait absolument pas de questions verbales ou de définitions. Pourtant, comme on le peut constater, il avait toutes les raisons de comprendre la condamnation wittgensteinienne qui fait de toute la philosophie un tissu de non-sens brodé au moyen d'erreurs grammaticales et de confusions terminologiques. Mais, s'il est bien certaines questions qui s'avèrent vides d'intérêt en philosophie, et si le verbiage post-hégélien l'énerve autant qu'il peut énerver l'auteur du Tractatus, Mutuza affirme qu'on ne peut réduire la philosophie à ces constatations pessimistes qui la voudraient superflue. Wittgenstein, on le sait, dit en effet en 6.53 : « La juste méthode de philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature - c'est-à-dire quelque chose qui n'a rien à voir avec la philosophie - puis à chaque fois que quelqu'un tenterait de dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de signification à certains signes dans ses propositions ». Mutuza admet lui-même dans Ethique et Développement qu'il ne se sent pas complètement étranger à l'état d'esprit de cette réaction, ainsi que nous le suggérions. Il écrit d'ailleurs, après avoir évoqué Crahay : « la crainte de Crahay traduit, un peu plus clairement, sa foi en sa mission sacrée de prêcher la civilisation de l'universel en stigmatisant, sous prétexte de la rigueur scientifique, toute tentative d'affirmation de soi des autres civilisations. Nous croyons pour notre part que si la civilisation de l'universel doit s'édifier un jour, elle ne le fera jamais sur les cendres des autres civilisations, mais grâce à leurs apports. Ce qui suppose leur existence propre et s'oppose à leur assimilation à la civilisation de l'universel de Crahay. »(75(*)). Toutefois, Mutuza continue malgré tout de soutenir qu'il existe des problèmes philosophiques réels et que même si Houtondji s'est immatricularisé, il a eu «maigre fécondité, il faut avoir le courage de le dire ! Si tel est le seul mérité que Houtondji se reconnait, il faut avouer alors que l'ethnophilosophie est encore plus féconde, car si la critique est aisée, l'art est difficile et l'on ne jette de pierres qu'à un arbre qui porte des fruits. Et les fruits de l'Ethnophilosophie doivent avoir été assez savoureuxpour que Houtondji ait jugé nécessaire de lui jeter tant de pierres»(76(*)). Ceci explique pourquoi, à plusieurs reprises au cours de son oeuvre, il note le besoin urgent de « défendre la philosophie » contre ceux qui, dans la mouvance de la colonisation, voudraient lui dénier la possibilité de traiter d'autre chose que de problèmes terminologiques préalables. En cela il s'oppose radicalement à la philosophie coloniale, qui s'efforce avec acharnement de développer les conceptions de l'anthropologique colonialiste. On a du mal pour cette raison à comprendre comment Mutuza a pu être assimilé aux anthropologues, alors même qu'il était désigné par ses membres comme le représentant de « l'opposition officielle », selon les termes de Mgr Mzee Munzihirwa(77(*)). Il est, de fait, peu difficile de mesurer ce qui les sépare, si l'on garde à l'esprit le refus mutuziste de traiter des problèmes de mots et d'assimiler aux questions de significations celles de vérité, revendiquant de la sorte l'existence de vrais problèmes philosophiques africains tandis que pour les philosophes immatriculés il n'existe rien de tel, la philosophie africaine ne consistant qu'à brasser des mots des langues occidentales dénués de sens pour gloser sur des pseudo-problèmes. Il est à espérer que se dissipe la confusion consistant à faire de Mutuza un anthropologue au même titre, par exemple, que Baumann et Westermann. Il suffit pour ce faire simplement de lire un peu Mutuza (ou P. Pagès, qui n'aurait sans doute pas compris qu'on fît de Mutuza son compagnon de bataille), et l'on ne trouvera plus ce genre de malheureuse phrase : «Le rôle de l'anthropologie politique est justement de montrer comment le pouvoir s'est organisé, s'est exercé à tel moment et en tel endroit ; d'étudier, en somme, la solution donnée par tel ou tel peuple au problème du pouvoir et non de juger la valeur des institutions d'un peuple à partir de critères propre aux institutions d'un autre. Jusqu'à ces dernières années les ouvrages classiques occidentaux, inspirés par l'hypothèse que nous venons d'évoquer, nous donnaient de l'Afrique pré-coloniale, l'image du chaos ou de stagnation. Dans l'esprit de leurs auteurs il était inconcevable que des groupes humains aussi primitifs aient pu avoir un passé politique digne d'intérêt »(78(*)). Les anthropologues qui constituent au début des années 20 autour de la colonisation, avant de compter parmi les auteurs illustres parfaitement colonialistes à tendance positiviste, sont assez révélateurs de l'état d'ignorance qui règne en RD Congo à l'égard de la pensée de Mutuza. C'est tout de même bien Mutuza qui écrit: « si je n'avais pas de problèmes philosophiques sérieux ni l'espoir de les résoudre, je n'aurais aucune excuse d'être philosophe »(79(*)), déclaration pour le moins étrangère à l'esprit des philosophes immatriculés. Cela étant dit, l'on ne peut pas non plus trop radicalement opposer Mutuza et ses amis de la querelle de la philosophie Bantoue, pour cette raison que ce sont, de fait, pour l'essentiel ses amis, et que, malgré leurs divergences (non négligeables) ils sont "du même côté", autrement dit du côté de la résistance. Ils veulent tous faire reconnaitre l'identité de cette philosophie quoique des manières différentes. Mutuza peut leur reprocher de parfois mal la défendre, mais ses critiques visent la plupart du temps des penseurs comme Elungu ou Houtondji qui pensent qu'il n'y de philosophie qu'occidentale et le schéma d'une philosophie vraiment africaine doit emprunter celui de l'Occident; l'on peut suspecter Mutuza d'avoir un peu rapidement assimilé la philosophie bantoue des Immatriculés à ces deux seuls philosophes. Elungu n'aurait, au fond, certainement pas nié l'existence de problèmes réels de la philosophie bantoue, ni son intérêt pour leur résolution. Et le fait que Mutuza soit déclaré « opposition officielle » indique bien qu'il s'agit d'un critique "de l'intérieur". Toujours est-il que ce qui constitue aux yeux de Mutuza l'erreur générale des philosophes, autrement dit le préjugé essentialiste, n'est assurément pas le seul fait des analystes du langage du XXème siècle. Qui plus est, on a du mal à ne pas voir dans l'attitude passionnément anti-occidentaliste de ces philosophes une tentative oedipienne désespérée qui au bout du compte reste prisonnière de ce qu'elle entendait détruire, tant il est vrai, et Wittgenstein l'avait tout de suite vu, qu'elle n'est elle-même qu'une théorie métaphysique et par là - selon ses propres critères à la fin du Tractatus- vide de sens. Ce n'est pas tout cependant; car elle ne fait au fond qu'hériter du legs essentialiste de la tradition philosophique et perpétuer ainsi son erreur. On sait en effet qu'Aristote était perçu par les philosophes immatriculés à vocation analytique comme le précurseur de l'analyse des significations ; mais il devait lui-même le souci essentialiste de la définition à son maître Platon, à qui Mutuza, à la suite de Popper, attribue la "paternité" de l'essentialisme. A partir de lui, toute la philosophie s'est organisée autour de ce thème. Et lui propose la réévaluation des concepts à la place de l'essentialisme. * 69 Des Nations sans Etat, p. 12. * 70 LALANDE, Vocabulaire de la Philosophie, P.U.F., 1962, 714. « Connaissance de ce que sont les choses en elles-mêmes - leur contenu réel - par opposition à l'étude de leur apparence ou de leurs attributs formels. » * 71 MUTUZA, De la philosophie occidentale à la philosophie négro-africaine, p. 20. * 72 Philosophie analytique c'est la philosophie de l'analyse du langage et les concepts qu'elle exprime. Pour ces philosophes l'activité propre à la philosophie est la clarification du langage ou encore celle des concepts pour trancher les débats et de résoudre les problèmes qui surgissent en philosophie de la confusion linguistique. * 73 Ibidem, p. 68-69. * 74 Ibidem, p. 67. * 75 Ibidem, p. 70. Voir aussi Ethique et Développement, p. 17. * 76 Ibidem, p. 74. * 77 MZEE MUNZIHIRWA MWENE NGABO, La dynamique apostolique du diocèse de Kasongo (1093-1995), p. 2. * 78 MUTUZA, Des Nations Sans Etat, p. 27. * 79 MUTUZA, La Problématique du Mythe Hi-ma-Tutsi, p. 32. |
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