Etude de la condition de la femme face à la violence du terrorisme intégriste dans le recueil de nouvelles « Oran, langue morte » d'Assia DJEBAR( Télécharger le fichier original )par Lamia AKERMOUN Université Saad Dahleb de Blida - Licence de français 2010 |
II-2) ETUDE DE LA REPRESENTATION DE LA MORT DANS LES TROIS NOUVELLESDepuis la conquête française, la guerre de libération jusqu'à la décennie noire, la mort ne cesse de donner rendez vous aux algériens. Omniprésente dans l'histoire, par elle le passé et le présent se hèlent : Les événements qui s'inscrivent à la une de nos journaux ne sont-ils pas le principal moteur des vocations littéraires qui ont vu le jour ces dernières années ? Au plus fort de la crise qu'ait connu leurs pays depuis la fin de la colonisation française, des algériens [...] se sont mis à écrire [...] comme si une impérieuse nécessité avait porté leur plume.82(*) Ainsi, dans Oran, langue morte, le thème de la mort se profile sous différents portraits, dans toutes les nouvelles, précisément dans celles que nous nous proposions d'étudier. II-2-1) ISMA OU LA MORT DE L'AMOUR
Dans la première nouvelle, La fièvre dans des yeux d'enfant, Isma, avant que la mort l'emporte, évoque la mort dès l'incipit de la nouvelle : En ce temps-là, chaque jour m'apportait sa nouvelle luisante de suie (par la radio, le journal, ou plus souvent par une voix familière, au téléphone, qui me secouait à l'aube ou quelquefois tard, juste avant la nuit sa nouvelle de mort, assassinat d'un ami, d'une femme estimée ou admirée, d'un vieux professeur perdu de vue [...] également annonce d'une mort anonyme, celle d'une étudiante, d'un syndicaliste [...] mort survenue dans un lieu traversé la veille [...] une mort en somme si proche qu i giselait [...] Sa violence invraisemblable.83(*)
Dès lors, nous remarque la récurrence du thème de la mort, dans l'incipit de cette nouvelle ; on comprend vite pourquoi la narratrice est habitée par la violence qui déferle depuis si longtemps en Algérie. Inspirée par le rythme du malheur, du deuil mais aussi de la révolte, Isma se réfère à l'écriture pour garder en mémoire les instants privilégiés de sa vie pour aller plus loin que soit et pour entretenir avec Nawal « son amie disparue » : « Si j'écrivais cela, ce que j'ai ressenti, l'automne d'avant, l'année dernière [...] l'écrire pour le revivre. Pour y penser à loisir toute seule. Nawal, ma meilleure amie serait là. »84(*) Isma se croyant échappée à la mort en changeant son allure, se décidant de ne plus avoir peur et devenant indifférente de ce qui se passe autour d'elle : « J'aurais changé de quartier, d'apparence, je variais ma façon de m'habiller, de me nommer, de porter des lunettes de casser ma voix et même de modifier l'accent, le rythme de mon dialecte, quelquefois je décide de me faire vieille » 85(*) Elle poursuit :
Il a suffit de six mois d'attentats dans la ville : si je veux encore sortir, je me mus en passante anonyme, les cheveux tirés, en tresse derrière, le pas saccadé, le regard obstinément fixé devant moi : qui me reconnaîtra ? Qui retrouver a mon ancienne insolence au dehors ? »86(*) Ainsi avec cette façon de défier le monde extérieur, Isma retrouve sa tranquillité et le sourire de son adolescence. Tout lui indiffère même les regards soupçonneux d'un « barbu » dans le square : Je me dis (je tricote au même temps) que tout en moi vacillait, se durcissait, bouillonnait ; je souris dans ce square. Malgré cet observateur barbu qui me fait face [...] je plonge dans le trouble qui m'envahissait exactement trois ans auparavant, comme aujourd'hui un jour d'octobre. 87(*) Notons que le substituant « barbu » est utilisé par l'auteur pour désigner quelques intégristes qui ont certaines tendances religieuses injustes, et se servent de l'Islam pour imposer leur idéologie. En outre, à cause de la terreur qui règne en Algérie, surtout à l'égard des femmes, Isma sait que tôt ou tard elle va être tuée en laissant à peine « une trace d'histoire ». N'ayant plus le temps de se mentir à elle-même, elle décide de rompre toutes les entraves avec son ancienne existence et de se séparer de son mari pour le musicien qu'elle venait de rencontrer. Nous sommes donc face à la mort de l'amour étant donné qu'Isma ne réalisera pas son histoire d'amour tant rêvée et relatée dans ses lettres destinées à son amie Nawel et à son amant. La mort l'emporte avant qu'elle réalise ses envies et après avoir subi le poids de la disparition de ses aimés. II-2-1-1) LA PEINTURE DE L'AMOUR
En effet, nous remarquons qu'au fil de la lecture de cette nouvelle, l'amour est représenté comme une force détruite subitement par une violence extérieure à lui, semant la mort et la souffrance dans le coeur du personnage ; les lettres écrites par Isma témoignent de cette tragédie : Comment ne rien perdre de cette histoire qui commence ? [...] la plus belle des histoires [...] mais l'histoire sans nul doute ne restera qu'en amorce, entre nous, suspendue [...] je ne sais comment terminer cet écrit sans rien avouer alors que j'ai déjà trop dis ! Je ne déchirerai rien, je ne livrerai rien, j'attendrai. 88(*) Refusant également le départ de son amant, Isma cherche inlassablement à retrouver l'image mais surtout la voix de ce musicien, afin de se délivrer de ses angoisses et lui retracer le dur chemin de sa vie depuis les événements qui ont bouleversé le pays : « Comment retrouver, le plus concrètement possible, ton image [...] Au coeur froid de la nuit, immobilisée entre les draps [...] réveillée donc, je quête, je te cherche, je désire inlassablement te recréer. » L'écriture lui est insuffisante, seule la présence de cet homme, qu'elle a tant aimé, pourrait apaiser sa douleur d'être face à la domination intégriste. De même pour Ali, qui n'est autre que l'époux d'Isma, tente de retrouver, au milieu de la nuit, l'image et la voix de cette dernière qui le hantait après sa mort : Il retrouvait la voix d'Isma, ses élans, son goût des confiances [...] il semblait avoir déjà tout oublier seulement le son et le phrasé de cette voix ; il voulait l'entendre, comme on surprend un bavardage derrière la porte ; dorénavant n'était-elle pas là-bas prés de Nawal ? 89(*) En effet, Isma et Nawal sont toutes deux mortes. Or, Ali en reliant les lettres d'Isma eut l'impression de se mêler à des confidences de deux amies si attachées : « Isma ne parlait que pour Nawal, ne semble quêter même pour cette passion (le mot était bien d'elle) que l'avis ou le jugement de Nawal »90(*) Ali eut besoin de la sentir à ses cotés et s'étonne de l'excès de ces confidences attendries pour une personne déjà morte : « Nawal vraiment morte ou vivante ? »91(*) Il eut envie de prendre la place de Nawal pour être plus proche de sa femme pour lui faire oublier ses souffrances, mais comment serait- il possible d'entretenir avec Isma puisqu' elle est aussi emportée par la mort laissant son époux obsédé par sa voix et son image. La nouvelle s'achève par les propos d'Ali qui refuse, lui aussi, la mort de son amour, et désire encore sa femme bien qu'elle soit déjà morte : « Trois balles au coeur, heureusement pas à la face ! Elle s'en va dans sa beauté inentamée, je verrai le premier son visage dans le cercueil encore ouvert ! [...] comme hier, son visage, je l'espère. Je la verrai, je la garderai »92(*)
C'est la dimension tragique que nous soulignons ici ; d'abord, la mort de la meilleure amie, ensuite la mort de ses sentiments, de son corps, pour aboutir à la souffrance de l'époux qui reste seul hanté par tous ces témoignages. * 82 Rachid, Mokhtari, La graphie de l'horreur, SL, éd, Ed, Chihab, 2002, p 17 * 83 Assia Djebar, Oran, langue morte, Op.cit, p 71 * 84 Idem, p 75 * 85 Idem, p 72 * 86 Idem, p 73 * 87 Idem, p 74 * 88 Idem, p 130 * 89 Idem, p 134 * 90 Idem, p 134 * 91 Idem, p 134 * 92 Idem, p 138 |
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