E/ Le grand débat économique à Cuba
Il a été notable pour caractériser cette
période, de diviser les différents protagonistes du débat
en deux camps opposés. D?un côté, les idées
portées par Guevara et de l?autre celles défendues par exemple
par Carlos Rafael Rodriguez, en ce qui concerne la politique à adopter
au niveau de la gestion planifiée de l?économie, et donc des
systèmes de stimulation au travail qui en découlent. Même
si nous aborderons la même approche en ce qui concerne la
séparation en deux camps, nous essayerons de contrer certaines analyses
simplistes qui ont été faite à cette époque.
58 A cet égard voir la différence que
fait Charles Bettelheim entre les deux types de planification. Cf. .BETTELHEIM,
Charles, Planification et croissance accélérée,
Petite collection Maspero, Paris, 1968.
Certains parlent de courants antagonistes59.
Carmelo Mesa Lago, appelle la « tendance » portée par Ernesto
Guevara, Sino-Guevariste, car celui-ci tout en apportant son « grain de
sel » au niveau théorique (ou plutôt idéologique)
prend en compte l?exemple chinois de l?époque, qui rejette les
stimulants matériels comme base de rémunération des
travailleurs. Nous verrons en analysant la pensée de Guevara que cette
caractérisation n?est pas tout à fait opportune si l?on se
reporte à l?analyse du cas chinois ci-dessus.
Un fait manifeste à Cuba au début de la
révolution, était le manque d?expérience des nouveaux
dirigeants cubains concernant la politique économique socialiste,
d?où l?appel à contribution de nombreux experts étrangers
pour conseiller les premières perspectives de plans
économiques60. C?est à partir de 1963, que deux
courants opposés vont voir le jour publiquement et commencer un
débat d?opinion important par l?intermédiaire essentiellement de
revues théoriques61. Ce débat portait sur le type ou
plutôt le degré de planification économique à
adopter et plus spécifiquement sur l?utilisation de la loi de la valeur
au sein du secteur nationalisé et donc sur l?utilisation de stimulants
matériels pour les travailleurs dans la période de transition.
1) La pensée de Guevara
a) Stimulants matériels et stimulants moraux
Guevara proposait que les stimulants matériels aient la
plus petite place possible dans l?économie, et qu?il fallait une
prédominance des stimulants moraux au sein des entreprises. Car pour
lui, les stimulants matériels, hérités du capitalisme ne
pouvaient pas être appliqués et avoir force de loi si l?on voulait
construire le socialisme, car au contraire cela conduira à reproduire la
conscience capitaliste (de l?appât du gain) et serait une entrave
à la construction du socialisme. L?éducation des masses dans le
sens du désintérét matériel devait avoir une grande
importance.
59 MESA LAGO, Carmelo «ideological, political and
economics factors in the Cuban controversy on material versus moral
incentives», Op.cit.
60 On peut citer Charles Bettelheim, Paul M. Sweezy,
Ernest Mandel, Jacques Chonchol....
61 Cuba Socialista, Nueva Industria...
« Les tares de l'ancienne société se
perpétuent dans la conscience individuelle et il faut faire un travail
incessant pour les faire disparaître62 »
Ce travail incessant d?éducation des masses doit selon
lui être l?oeuvre de l?Etat63. Il faut préciser tout de
même que Guevara ne rejette pas complètement les stimulants
matériels, mais ceux-ci doivent être relégués au
second plan devant les stimulants moraux et appliqués pour des
collectifs de travailleurs et non individuellement. Les stimulants moraux
seraient la principale manière de développer la production autant
quantitativement que qualitativement, les stimulants matériels doivent
venir simplement les compléter. Le but est de créer dans le
méme temps que la société communiste, un homme nouveau
doué d?une conscience nouvelle, car l?Homme de la société
capitaliste, et de la période de transition « est un être
incomplet, un produit inachevé64 ».
Nous voyons que sur la moindre place a accordé aux
stimulants matériels, Guevara se rapproche de la position chinoise des
années 1960. Il s?en rapproche également sur le rôle du
profit comme stimulant. Nous avons expliqué plus haut la position
chinoise sur ce sujet. La rentabilité financière des entreprises
est reconnue, mais le profit n?est pas le stimulant principal et quasiment tous
les bénéfices étaient centralisés. Cette
centralisation des bénéfices étaient également
porté par Guevara avec le Système Budgétaire de
Financement qu?il proposait, mais l?on peut remarquer qu?il approfondissait
moins sur le rôle tout de méme bénéfique d?une
certaine rentabilité des entreprises afin de créer un surplus
économique dans le but de servir l?accumulation socialiste. De plus, la
décentralisation des décisions au niveau de la discussion du plan
laissant beaucoup d?initiative aux masses, promue à cette époque
en Chine, est également absente de la pensée de Guevara. La
qualification de sino-guévariste
62 GUEVARA, Ernesto, « Le socialisme et l?Homme
à Cuba », dans LOWY, Michael, Ernesto Guevara: écrits
d'un révolutionnaire, La brèche, Paris, 1987.
63 Il est intéressant de remarquer ce que
pensait Marx au niveau de l?éducation du peuple par l?Etat, auquel on ne
fait rarement allusion. Ainsi Dans la Critique du programme de Gotha, critique
du point B 1° du programme qui stipulait « éducation pour
tous, la même pour tous, du peuple par l?Etat. Obligation scolaire pour
tous, inscription gratuite » Marx réponds en parti ceci : « Ce
qui est absolument à rejeter, c?est une éducation du peuple par
l?Etat. Déterminer par une loi générale les ressources des
écoles populaires, les aptitudes exigées du personnel enseignant,
les branches d?enseignements... et comme aux Etats-Unis, surveiller, à
l?aide
d?inspecteurs d?Etat, l?exécution de ces prescriptions
légales, c?est tout autre chose que de faire de l?Etat
l?éducateur du peuple ! Bien plus il faut au même
titre proscrire de l?école toute influence gouvernementale et
religieuse(...) ».
64 GUEVARA, Ernesto, Le socialisme et l?Homme à
Cuba, Op.cit
pour caractériser la pensée de Guevara
appliquée par Mesa-Lago est donc un peu simplificatrice.
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