Militer pour la décroissance. Enquête sur la genèse d'un "mouvement politique" de la décroissance en France( Télécharger le fichier original )par Mathieu ARNAUDET Université Rennes 1 - Master 1 Science Politique 2009 |
Section 2 : La politique : une modalité du répertoire d'action militant.On a donc vu que les militants politiques de la décroissance possédaient une identité propre construite par la théorie et rendue visible et réelle par la politique. Mais cet investissement dans le champ politique n'apparaît pourtant pas comme la panacée - c'est-à-dire qu'elle n'est pas pour les militants le remède miracle aux maux de la société. Elle constitue plutôt un moyen supplémentaire pour essayer de convaincre la population d'entrer dans la nouvelle ère, celle de la « décroissance sereine »88(*). Ce rapport à la politique peut être compris en replaçant la décroissance dans la mouvance de la contestation anti-consommation et plus généralement dans celle de la consommation engagée89(*), pour laquelle la cause globale doit se matérialiser dans des actes individuels concrets. Ainsi, comme les Verts à leurs débuts90(*), changer la société pour les militants de la décroissance n'est pas du seul fait de la politique. I) La filiation de la décroissance à la mouvance de l'anti-consommation et de l'alter-consommation.On a vu que la pensée de la décroissance avait été théorisée et invoquée dans le champ politique. Néanmoins, cette pensée s'ancre aussi et peut être surtout dans la pratique quotidienne des individus. Les militants s'intègrent alors dans les mouvances de l'anti et de l'alter-consommation. Celles-ci possèdent un répertoire d'action élargi mais se basent essentiellement - pour le moment - sur le registre de la recherche alternative individuelle. La cause globale s'inscrit alors dans la pratique locale et individuelle, ce qui a donné la notion de « militantisme collectif individualisé »91(*). A) L'intégration de la décroissance dans un mouvement social plus vaste.Les grands rassemblements altermondialistes (Seattle, Gênes par exemple) ont poussé les chercheurs à s'intéresser à cette mouvance disparate contestant la mondialisation néolibérale de ces vingt dernières années92(*). Ces recherches ont mis au jour l'existence de grandes « entreprises de contestation » comme ATTAC qui, avec de nombreux militants93(*), constituaient une force de frappe importante lors des grandes réunions internationales, en plus de disposer d'une expertise produisant un contre-discours et, ce faisant, permettant de légitimer leurs actions. Dans cette « nébuleuse aux contours flous »94(*), des recherches récentes ont isolé un objet spécifique : celui de la consommation engagée. La consommation apparait comme un « nouvel espace de contestation »95(*) où l'acte individuel peut faire office de protestation. Alors que l'expertise des grandes ONG permet de lutter au niveau global contre la globalisation, les formes que prend la consommation engagée se réalisent essentiellement au niveau local. Ainsi, que ce soit les luttes anti-publicitaires de l'anti-consommation ou les recherches d'alternatives au marché, toutes ces initiatives se réalisent à des échelles relativement restreintes, selon un principe de relocalisation de l'économie. Concernant les militants de la décroissance, ceux-ci sont investis essentiellement dans ces deux sous-catégories d'engagement que sont l'anti-consommation et l'alter-consommation. Ainsi, pour Sophie Bossy, les objecteurs de croissance « se situent dans un pôle de cet univers que nous avons appelé le consumérisme politique »96(*). Son travail s'est effectué auprès de militants de la décroissance qui se trouvaient tous proches de l'association Casseurs de Pub. Les actions de ces collectifs comme celui de Casseurs de Pub sont difficiles à saisir dans la mesure où « elles ne requièrent pas toujours la mobilisation de ressources collectives et se fondent plus volontiers sur les engagements individualisés que sont les comportements de consommateurs ou de militants multi-affiliés »97(*). En effet, les militants de l'anti consommation comme ceux pratiquant un système de consommation alternatif sont le plus souvent multipositionnés, appliquant ainsi la résistance sous de multiples formes. Ainsi, mes entretiens comme les quelques questionnaires qui me sont revenus viennent corroborer cette idée que les militants sont investis dans plusieurs associations et entendent agir « concrètement » sur le terrain. Anne, la première personne que j'ai interviewée, hormis son attachement à une vie en autogestion (produisant sa propre électricité, élevant ses animaux et n'allant dans des supermarchés que pour des occasions exceptionnelles), a milité dans nombre d'associations - dans nombre d'endroits en France du fait de sa forte mobilité. Elle a fait partie par exemple de l'association France Palestine, d'une association environnementale de Plouray (le NICOB) ou encore jusqu'en 1995, d'un collectif anti-chasse (le ROC). Le cas le plus exemplaire est peut être celui de Thierry, résident à Saint Nazaire. Il est à la fois conseiller municipal de sa commune depuis les dernières élections (2008), membre d'ATTAC depuis 1999, adhérent également au Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) et, après avoir posé la question de la consommation au sein de l'antenne locale d'ATTAC, a participé à la création d'une coopérative au sein de sa commune : « On a commencé à creuser la question ; en fait, moi je suis allé plusieurs fois à l'université d'été à Arles, deux ans de suite (2002-2003) et y a eu un exposé sur les conseils de développement, les coopératives... C'était plus concret, la première AMAP posée par les gens d'ATTAC. (...) En 2003, un libertaire avait lancé l'idée d'une coopérative d'achat sur Saint Nazaire. On y est allé, cette coopérative existe toujours et fait vivre. (...)Faut travailler sur la consommation qu'on s'est dit, alors on a constitué un groupe d'ATTAC, on était 8-10 sur la question de la consommation, distribution ; on a lu les travaux de Christian Jacquiau et on a constitué un livret : Comment sortir de l'emprise de la grande distribution ? Court-circuit, circuit-court avec une partie analyse de ce que c'est la grande distribution : pas chère mais à quel prix ? »98(*) De même, Mathilde travaille à mi-temps sur Nantes, ce qui lui permet de s'investir dans plusieurs structures : « Donc tu travailles à mi-temps ? Oui, ca permet une diversité... Mon métier me plaît, pour l'instant tel qu'il est mais il ne correspond pas non plus à mes engagements. Il ne défend pas ce qui est le plus important pour moi au niveau de... voilà, de mes valeurs on va dire. A côté, ça me permet d'abord d'avoir du temps pour moi et mes amis, de se voir, de bouquiner, de pouvoir essayer de traîner (rires) et puis d'avoir du temps pour les différentes asso, les différents collectifs où j'ai envie de m'engager donc euh... Donc ici, le groupe nantais pour la décroissance, c'est plutôt pour moi un lieu de rencontre, j'y passe pas tellement de temps mais après c'est tout ce qui tourne autour du bio, de l'alimentation, que ce soit le SEL nantais... Un de mes envies aussi c'est d'avoir au moins un jour par semaine ou tous les quinze jours pour aller jardiner dans les jardins collectifs... Donc, voilà, ça fait partie des petits plaisirs... Et puis d'autres asso ou je suis plus ou moins investi... Et puis après des projets ou des envies autour du comte, de la littérature orale... Beaucoup de choses sur la lutte contre le projet d'aéroport... »99(*) Ces différents exemples montrent bien que les personnes ne se suffisent pas d'un seul investissement et préfèrent multiplier les engagements dans différentes structures, qu'elles soient des associations très organisées comme ATTAC (disposant d'antennes locales) ou des collectifs exclusivement locaux, répondant à la spécificité du territoire et de la population (celui combattant la construction d'un nouvel aéroport à Nantes par exemple). Les préoccupations de ces militants s'inscrivent bien dans la veine d'une consommation engagée où le « consommer autrement » est un point central dans leur recherche d'alternative à la société de consommation. Le militantisme à l'oeuvre dans ce type de structure a été appelé - on l'a évoqué - « action collective individualisée », pour montrer que la cause revendiquée (le changement de système économique par exemple) s'inscrit avant tout dans des alternatives concrètes. * 88 Latouche S, Petit traité de la décroissance sereine, Mille. Et. Une. Nuits, 2007. * 89 Dubuisson-Quellier S, La consommation engagée, Paris, Presses de Science Po (collection Contester), 2009. * 90 Faucher Florence, Les habits verts de la politique, Presses de Science Po, 1999 * 91 Selon l'expression de Michele Licheletti dans Political Virtue and Shopping. Individuals, Consumerism, and collective action, Basingstoke, Palgrave, Macmillan, 2003. * 92 Luck S, op cit. * 93 Pour un aperçu de parcours militants au sein d'ATTAC : Cruzel Elise, « Passer à l' ATTAC ». Eléments pour l'analyse d'un engagement altermondialiste, Politix (68), 2004. * 94 Luck S, op cit, p1. * 95 Dubuisson-Quellier S, op cit, p12. * 96 Bossy S, op cit, p6 * 97 Dubuisson-Quellier S, Barrier J, op cit, p211. * 98 Entretien TB 13 janvier 2010. * 99 Entretien avec MG 21 décembre 2009. |
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