Militer pour la décroissance. Enquête sur la genèse d'un "mouvement politique" de la décroissance en France( Télécharger le fichier original )par Mathieu ARNAUDET Université Rennes 1 - Master 1 Science Politique 2009 |
II) Une volonté de différenciation visible dans l'espace public.Malgré les problèmes d'interprétation que pose ce mot d' « identité » en sciences sociales57(*), nous voudrions maintenir cette notion, mais en ne la considérant pas comme quelque chose de produit une fois pour toute, plutôt en la pensant comme « un travail permanent de maintenance et d'adaptation du moi à un environnement mobile »58(*). Ainsi, il ne s'agit pas d'en donner une définition une fois pour toute mais de constater ce travail de construction de ce « moi ». Celui-ci, concernant la décroissance, est le prolongement d'une oeuvre théorique originale mais se construit également par la différenciation. Cette création du « nous » se fait donc aussi par rapport à « eux ». Cette différenciation se réalise via Le Journal La Décroissance, vecteur originel de démarcation mais également via le passage en politique où l'unité se renforce dans la confrontation des idées. A) Un vecteur de différenciation : Le journal La Décroissance.Le journal La Décroissance est un « journal de combat »59(*) et le « journal de la joie de vivre »60(*). Il est né de l'initiative des créateurs de l'association Casseurs de Pub qui, « ayant ressenti le besoin d'élargir leur discours au-delà de cette seule critique »61(*) de la publicité décidèrent en 2004 de faire publier un journal portant en emblème le thème de la décroissance (premier numéro en mars 2004). Ainsi, ses créateurs ont pour noms Vincent Cheynet ou Bruno Clementin appartenant donc à cette critique anti-publicitaire. Mais les articles de ce journal ne s'en tiennent pas aux écrits de ces figures du combat contre la publicité et depuis son apparition, beaucoup d'intellectuels et de militants se reconnaissant dans le thème de la décroissance ont pu venir témoigner ou s'indigner dans ce journal. Le journal se conçoit, en effet, comme le journal de la joie de vivre prônant la décroissance sous une forme ludique et humoristique. Chaque mois, reviennent les mêmes rubriques comme « La saloperie que nous n'achèterons pas ce mois-ci » dédiée à la déconstruction d'un désir en un objet qui leur apparait comme inutile. On peut citer en vrac quelques produits s'y étant retrouvés : le livre de gare, le chien, le micro, la bicyclette, la bombe nucléaire ou la brosse à dents électrique. On trouve aussi à chaque numéro la bande dessinée « Steph et le merveilleux monde des décroissants » avec le scénario de Domi et le dessin de Pierre Druilhe. Ces quelques planches, présentes sur deux pages en fin de journal, s'en prennent à la société de consommation et ses paradoxes mais également aux contradictions de ceux qui revendiquent la décroissance comme mode de vie. Ainsi, Steph est un jeune homme idéaliste espérant vivre un jour dans un « alter-monde »62(*) mais dédaignant aussi quitter son petit confort. Les auteurs font référence au travail sur soi que la décroissance exige de ses militants. Cela fait signe ainsi vers une recherche d'authenticité vers laquelle le journal essaye lui-même de s'acheminer. Le journal est tiré à environ 45000 exemplaires par mois dont 25000 sont vendus63(*). Il est distribué en France mais existent aussi des distributeurs en Belgique, en Suisse, au Canada et en Allemagne64(*). Pour éviter que La Poste n'emballe leurs journaux, les adhérents de Casseurs de Pub s'occupent eux-mêmes de l'étiquetage des journaux et ceci est réalisé grâce au bénévolat65(*). Cette volonté de lier « le discours à la pratique » est un thème fort prôné par le journal qui se retrouve dans leur stratégie de dévoilement de l'hypocrisie écologique qui se cacherait derrière le discours du développement durable. En effet, le journal est aussi et surtout un vecteur de différenciation vis-à-vis bien sûr des courants qualifiés de « productiviste » comme les partis d'extrême gauche (Parti Communiste, Lutte Ouvrière notamment) mais également vis-à-vis des courants à sensibilité écologique. Ainsi, on peut percevoir le journal comme entreprise de dévoilement d'une société acquise depuis peu à la notion de « développement durable ». A l'instar de Paul Ariès, pour qui, on l'a déjà vu, il s'agit d'une nouvelle idéologie servant à promouvoir un modèle restant dans le paradigme « croissanciste » où il faut « polluer moins pour pouvoir polluer plus longtemps », beaucoup d'articles du journal sont là pour pointer du doigt l'hypocrisie d'une nouvelle façon de pensée « bien pensante ». Cette nouvelle idéologie est véhiculée - à en croire les pages du journal - par les « écotartufes » dont nous avons déjà rapporté la définition. Parmi ces derniers, militant pour une « croissance verte » - toujours selon le journal - on retrouve des personnages médiatiques66(*) tels Nicolas Hulot, Yann Arthus Bertrand, Corinne Lepage ou encore Daniel Cohn Bendit67(*). Chaque fois, ainsi, une personnalité se fait « épingler » dans la rubrique « l'écotartufe » du mois. Au-delà des personnes, ce sont aussi les partis politiques qui sont soit tournés en ridicule soit critiqués de façon plus élaborée. Cela a été le cas par exemple pour Europe Ecologie au mois de mars 2010, qui a vu son évolution dénoncée par Vincent Cheynet comme un processus d'intégration à la politique institutionnelle et à la politique-spectacle68(*). Cette hypocrisie est dénoncée à toutes les échelles, également au niveau local. Ainsi, TB, que j'ai interviewé, est élu au conseil municipal de Saint Nazaire et commente chaque mois l'actualité de sa municipalité dans un billet intitulé « La chronique du conseil municipal ». Dans ses articles, il est ainsi le rapporteur de la vie politique au quotidien telle qu'elle se pratique. Cette politique - pratiquée par les partis de gauche et écologiste dans sa commune -, il essaye d'en soulever les contradictions, montrant ainsi l'hypocrisie des élus de gauche et écologiste et la place résiduelle laissée aux minorités dans un conseil municipal comme le sien. A l'opposé de cette « malhonnêteté », le journal entend défendre une conception sereine et sincère d'une écologie qui passe aussi et surtout par la frugalité. Ainsi, tous les mois, sont mis en avant des anonymes, servant d'exemples pour leur « simplicité volontaire ». Ce sont des gens témoignant de leur bien être dans la frugalité, revenant sur leurs parcours, leur prise de conscience - le plus souvent grâce à la pensée de la décroissance - de l' « absurdité » de leur mode de vie et leur adaptation à une vie quotidienne peut être moins confortable mais plus enrichissante humainement (dans la veine du slogan « moins de biens, plus de liens »). Le journal La Décroissance a permis de faire apparaître le thème de la décroissance dans l'espace public. Il entend montrer que la pensée de la décroissance se différencie des autres courants. En visant principalement des acteurs politiques, le journal se place volontairement dans la position d'un potentiel adversaire politique69(*). Ce fut réellement le cas aux élections européennes de Juin 2009 où la décroissance pût montrer son originalité et donc sa différence avec les autres partis en présence. * 57 Selon Brubaker cette notion serait tellement utilisée dans le langage commun - devenant un mot-valise - que le domaine savant en est contaminé ; il faudrait, pour cet auteur, abandonner cette notion et l'échanger contre par exemple « identification ». Brubaker R, « Au-delà de l' « identité » », Actes de la recherche en sciences sociales, volume 139, numéro 1, 2001. * 58 Neveu E, Sociologie des mouvements sociaux, Editions La Découverte, Paris, 2005, p 77. * 59 Comme l'indique un commentaire mis en première page du site web du Journal, de la revue lyonnaise Millénaire 3 (www.ladecroissance.net) * 60 Comme l'indique son sous-titre. * 61 Bossy S, op cit, p7 * 62 Dans le numéro de mars 2010, Steph imagine à quoi ressemblerait un monde décroissant (« Bienvenue dans le monde de demain » * 63 Bossy S, op cit, p7. * 64 Informations recueillies sur le site Internet du journal. Op cit. * 65 Bossy S, op cit, p7 (note n°4 de bas de page) * 66 Né dans la sphère de la contestation anti-publicité, le journal La Décroissance reste attaché à une critique de la télévision et des médias dominants en général, et accompagne des campagnes touchant l' « opinion publique » comme La semaine sans écrans (qui a eu lieu en 2010 du 22 au 28 mars). Ce n'est pas par hasard que le journal entretient également de bonnes relations avec une association comme Acrimed (Action Critique des Médias). Voir notamment sur le site d'Acrimed : « Aller chez Giordano ? La décroissance ouvre le débat sur ses rapports aux médias » Poche O, 10 août 2009. * 67 Ce dernier ayant le privilège d'être le sujet principal de l'édition de mars 2010 où on peut le voir manger à toutes les sauces : il serait Dany le Jaune, le Bleu, le Noir, le Kaki, le Rose et le dernier en date donc le Vert. Le journal soulignant ainsi son opportunisme et son intéressement à la cause. * 68 Cheynet V, « Europe Ecologie, ou le triomphe de la société du spectacle », La Décroissance, Mars 2010 (N°67), p5. * 69 Sur son site, le journal a listé les noms de ceux qui ont répondu au journal. |
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