La redistribution doit-elle rendre le travail payant ? étude des modalités de conciliation entre redistribution des revenus et incitation monétaire au retour à l'emploi.( Télécharger le fichier original )par Elie Chosson Université Pierre Mendès-France (Grenoble II) - Master 2001 |
II. Les premières mesures anglo-saxonnes.Les pays anglo-saxons, principalement les États-Unis et le Royaume-Uni, on entamé depuis les années quatre-vingt un virage dans la mise en oeuvre de leurs politiques sociales. Le nouveau paradigme reprend l'idée d'une réduction des désincitations pesant sur l'offre de travail à bas salaires pour résoudre le problème de la trappe à inactivité. Plus globalement, ces réformes se sont attachées à renforcer la séparation entre bénéficiaires de l'aide sociale bien-portants et bénéficiaires inaptes au travail, dans le but de réduire la désincitation au travail. L'idée principale étant que l'aide sociale accordée sans contrepartie en travail induit de l'oisiveté. On fait alors l'hypotyhèse que les individus sont calculateurs et réalisent un arbitrage monétaire entre travail et loisir subventionné : il faut donc renforcer les incitations monétaires au travail, et parallèlement, réduire les incitations à l'inactivité. Plus indirectement, ces réformes correspondaient à une modification profonde des modalités du contrat social, ainsi qu'une modification de l'acceptabilité de chacun à participer à un système redistributif en direction des plus démunis. Ces réformes se sont inscrites dans un mouvement plus vaste vers le workfare, signifiant littéralement work for welfare, et affirmant que le bénéfice de l'aide sociale devrait fait l'objet d'une contrepartie en travail, au nom d'un certain jugement moral du travail et de l'oisiveté. A. Les Etats-Unis et l'Earned Income Tax Credit.Aux E.-U., le système de valeurs dominant intègre l'idée que le travail est la clé de la sortie de la pauvreté. En citant les résultats du sondage World Values Survey, Alesina A. et Glaeser E. notent ainsi que 60% des américains sondés pensent que les pauvres sont paresseux47(*). La loi fédérale de 1996 portant sur l'octroi des principales aides sociales est imprégnée de cette conception, et fait suite à une longue période de maturation et d'évolution lente dans les mentalités. Le champ de la réforme est limité puisque elle concerne principalement les conditions d'octroi des aides sociales aux familles monoparentales (c'est-à-dire principalement les mères célibataires). Comme le note G. Burtless, cette réforme répond à un ensemble de modifications profondes dans la société américaine, dont notamment un large accès des femmes au marché du travail qui coïncidait avec un faible niveau d'activité pour les mères au foyer recevant des aides sociales ; cette coïncidence rendait « l'oisiveté » des mères au foyer moins légitime. L'autre facteur explicatif pouvant être le développement massif de la pauvreté parmi les salariés les moins qualifiés. Par exemple, le salaire réel des hommes ayant un niveau scolaire inférieur à la moyenne a diminué entre 1975 et 1995. Plus globalement, on observe que, si le montant du neuvième décile de salaire horaire réel croît de 10% entre 1972 et 1996, le niveau de la médiane des salaires chute de 10% sur la même période. Les mères célibataires faisant généralement partie de la partie inférieure de l'échelle des salaires, leur situation s'est dégradée parallèlement. Si l'on souhaite mettre en oeuvre une politique sociale fidèle au jugement moral négatif sur l'oisiveté dans un contexte d'appauvrissement des travailleurs, l'aide sociale doit se substituer au travail comme moyen de s'extraire de la pauvreté, tout en rendant le travail attractif. Ainsi, les deux objectifs de la réforme de 1996 furent d'accroître la part des mères célibataires en emploi et d'accroître les revenus nets des parents à bas revenus ayant un emploi (ne sont donc pas concernés, sur ce second volet, que les parents célibataires). La loi de 1996, intitulée PRWORA (Personal Responsability and Work Opportunity Reconciliation Act) permet ainsi le passage du programme Aid to Families with Dependent Children (AFDC) au programme au Temporary Assistance to Needy Families (TANF). Ceci entraîne notamment un durcissement des conditions de versement des aides, puisque les prestations sociales financées par le gouvernement fédéral ne peuvent, dès lors, plus être versées que pour une durée maximum de cinq années consécutives. De nombreux États (les deux tiers d'entre eux) sont allés encore plus loin, certains interdisant le versement des aides plus de deux années consécutives. Du coup, le montant global des aides accordées a fortement diminué. En parallèle, la loi oblige les parents bénéficiaires à s'inscrire dans des programmes de recherche d'emploi et d'insertion (formation, par exemple), sans quoi les aides sont supprimées. Pour Burtless, une des principales conséquences de cette réforme a été de marginaliser une part importante d'anciens bénéficiaires et de bénéficiaires potentiels des aides sociales. Il note ainsi que les mères célibataires quittant le programme d'aides en sortent beaucoup plus tôt qu'auparavant. Il estime en outre que de nombreuses bénéficiaires potentielles ont été dissuadées de demander l'ouverture de leurs droits. Ceci étant confirmé par les travaux de Grogger J., Karoly L. et Kerman J. en 200248(*) qui montrent qu'un des effets principaux de ce mouvement de réforme est la diminution du recours aux aides sociales49(*). Graphique 6: Barème de l'EITC en 2007. Source: Burtless G., 2008 Si la loi PRWORA marque une étape importante dans la marche vers le workfare aux USA, ce mouvement de revalorisation du travail a démarré bien plus tôt avec l'Earned Income Tax Credit (EITC), mis en place en 1975. L'EITC consiste en un crédit d'impôt pouvant donner lieu à un versement (dans le cas où le crédit d'impôt accordé supplante les impôts payés), qui s'applique aux ménages à bas revenus dont au moins un membre travail (excluant donc de fait les ménages sans actifs, qui doivent faire appel aux allocations chômage, très restrictives). L'EITC s'applique en trois étapes (cf. Graphique 6). Dans une première phase, c'est-à-dire pour des revenus d'activité inférieurs à 11 700 dollars pour un ménage avec au moins deux enfants, le crédit d'impôt augmente avec le revenu. Dans une seconde phase, le crédit d'impôt reste stable et ne varie plus avec le revenu. Enfin, dans une dernière phase le montant du crédit d'impôt décroît avec le revenu : pour le même ménage, la dernière phase débute dès lors que les revenus salariaux du ménage atteignent 15000 dollars, et prend fin pour des revenus salariaux de plus de 37 000 dollars. Ainsi, on peut lire sur le graphique qu'un ménage bi-actif avec un enfant à charge et 20 000 dollars de salaire annuel touchera un peu plus de 2000 dollars d'EITC à l'année. Le mécanisme, au départ réservé aux travailleurs ayant des personnes à leur charge, s'est ouvert aux personnes sans enfants, mais reste largement favorable aux familles avec enfants50(*). Burtless note ainsi qu'un couple sans enfants dont les deux membres travaillent à temps plein payés au salaire minimum n'est pas éligible à l'EITC ; le même couple, avec deux enfants touchera 2000 dollars (annuels). L'EITC a pour but de rendre le travail payant, c'est-à-dire de réduire les effets désincitatifs liés à la reprise d'un emploi, donc de lisser la courbe des TMEI: un ménage inactif n'aura pas droit à l'aide, et sera donc incité financièrement à sortir du chômage. L'objectif étant de réduire la pauvreté en réaffirmant le travail comme valeur fondamentale et en en faisant une condition stricte à l'octroi de l'aide. L'EITC n'a cessé de prendre de l'ampleur depuis sa création, en partie en raison de réformes ayant assoupli les conditions d'accès, en 1986 (indexation des montants de l'EITC sur l'inflation et augmentation des barèmes) et 1993 (extension du dispositif aux ménages sans enfant). On observe ainsi que d'un montant de 3 milliards de dollars en 1975 et 1985 (stagnation sur la période), le budget fédéral consacré à l'EITC a fortement crû ensuite, atteignant 35 milliards en 1999 et 39 milliards en 2005 (l'EITC représentait 1,8% du budget fédéral en 1998). En 1998, il concernait 19,5 millions de foyers américains (soit un ménage sur cinq). Au delà de l'ampleur de ce dispositif, c'est sa capacité à réduire la pauvreté des travailleurs à bas salaires, ainsi qu'à lisser la courbe des TMEI, notamment lors du passage du chômage à l'emploi, qu'il faut évaluer. Concernant l'impact sur la pauvreté, on peut chercher à évaluer la diminution du taux de pauvreté51(*) induite par l'EITC. En d'autres termes, il convient de dénombrer le nombre de personnes pauvres sans l'EITC et de réaliser le même calcul une fois l'aide versée. Le revenu de référence52(*) n'intègre pas les impôts versés, les prestations sociales non-monétaires (principalement des bons d'alimentation) et les gains en capital, mais intègre les prestations sociales monétaires (retraites, TANF, chômage...) hormis l'EITC. Ainsi, en prenant en compte ce revenu de référence, 34,5 millions de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté aux USA en 1998. Si l'on retranche les impôts versés et les gains en capital, le nombre de personnes pauvres ne varie quasiment pas (+100 000 personnes pauvres). En revanche, si l'on retranche les impôts versés, c'est-à-dire en intégrant l'EITC et que l'on ajoute les gains en capital et l'EITC, le nombre de pauvres passe à 30,2 millions. L'EITC permet donc de passer d'un taux de pauvreté de 12,7% (au revenu de référence) à un taux de 11,1% (EITC y compris). Ce mécanisme semble donc efficace globalement dans la lutte contre la pauvreté, bien que d'autres programmes semblent réduire la pauvreté de façon beaucoup plus conséquente, à l'instar des prestations de sécurité sociale sans condition de ressource, dont principalement les retraites et assurances chômages, qui génèrent une baisse du taux de pauvreté de 6,3 points. Concernant l'impact de l'EITC sur l'incitation au travail et le TMEI, on peut noter une pluralité d'effets contradictoires, selon O. Bontout. La principale contradiction résidant dans l'existence d'un effet revenu et d'un effet substitution, contradiction qui s'avère donc être vérifiée empiriquement à défaut d'être comprise par la théorie économique néo-classique53(*). Lors de la phase ascendante du mécanisme, l'EITC permet d'instaurer un Taux Marginal d'Imposition (TMI) négatif, c'est-à-dire que pour chaque euro supplémentaire gagné au travail, le revenu disponible obtenu est croissant (le gain au travail est croissant avec le salaire)54(*). Si l'on intègre dans le raisonnement l'impôt sur le revenu (IR), on conserve ce TMI négatif mais de façon moins marquée. Par exemple, dans le cas d'une famille monoparentale avec deux enfants, le TMI pour l'EITC et l'IR cumulés est négatif jusqu'à 10000 dollars de revenus nets annuels. Le TMI augmente brusquement lors de l'entrée dans l'IR (hausse de 15 points de TMI), et lors de l'entrée dans la phase plateau de l'EITC (hausse de 25 points du TMI) où il devient positif. Cette hausse par palier du TMI n'aboutit à un taux d'imposition moyen positif qu'à partir de 20 000 dollars de revenu net pour ce type de ménage. Ainsi, en ne prenant en compte que l'IR et l'EITC, on observe que pour tous revenus salariaux inférieurs à 20 000 dollars, le revenu disponible est supérieur ou égal au revenu salarial. En intégrant les prestations sociales, on observe que pour le même ménage gagnant 5000 dollars de revenus salariaux, le TMI des prestations sociales prises isolément (ici le TANF et les bons alimentaires octroyés sous condition de ressource), c'est-à-dire si l'on ne prend en compte que la perte de transfert liée à la hausse de revenu du travail, serait de plus de 70% (une hausse du revenu primaire de 1 dollar n'entrainant une hausse du revenu disponible de seulement 0,3 dollar, compte tenu de la perte de transferts). L'intervention du système fiscal (IR et EITC) ajoutée aux transferts sociaux donne un TMI de 30% pour les mêmes revenus salariaux, ce qui constitue une forte baisse par rapport au TMI ne prenant en compte que le transfert. Le taux marginal d'imposition « global », donc le Taux Marginal Effectif d'Imposition, est négatif seulement pour des revenus salariaux inférieurs à 1500 dollars annuels, et atteint 50% juste avant la sortie du TANF, pour des revenus salariaux de près de 10 000 dollars. L'EITC joue donc parfaitement son rôle en rendant le travail incitatif, bien plus qu'il ne le serait sans ce dispositif. Certes, en prenant en compte l'ensemble du système socio-fiscal, l'effet de l'EITC est plus une forte baisse du TMEI que l'instauration d'un TMEI négatif pour les bas revenus (hormis pour les très bas revenus), mais on peut dire que l'EITC parvient, au moins pour les bas revenus, à contrecarrer les désincitations au travail inhérentes au système redistributif. Cependant, au-delà de cet effet substitution (le gain au travail croît dans la phase ascendante de l'EITC, ce qui est susceptible d'entrainer une hausse de l'offre de travail), il existe, dès lors que le bénéficiaire atteint le « plateau » et ce jusqu'à la fin de la phase descendante de l'EITC, un effet-revenu qui génère une nouvelle désincitation au travail. Ceci s'explique par le fait qu'à partir de ce stade, la hausse du revenu disponible avec le salaire va stagner puis ralentir, entraînant donc une hausse du TMEI. Ainsi, dans le cas d'un chef de famille ne travaillant pas à temps plein mais ayant atteint la phase descendante de l'EITC, chaque heure travaillée supplémentaire générera de moins en moins de revenus. Selon O. Bontout, l'effet revenu domine d'autant plus dans le cas d'un ménage bi-actif : si l'entrée sur le marché du travail est séquentielle, lorsque le premier membre du couple entre sur le marché du travail, le revenu du ménage peut augmenter de telle façon qu'il atteigne la phase descendante de l'EITC, auquel cas la désincitation au travail du second travailleur est forte (plus il travaillera, plus le montant reçu au titre de l'EITC sera faible). Pour les personnes déjà en emploi, sur les phases plateau et surtout descendante, l'effet revenu risque de générer une baisse du nombre d'heures travaillées. Plus généralement, l'effet revenu semble dominer pour les travailleurs atteignant la phase plateau, générant une incitation à diminuer le nombre d'heures travaillées, de même que lors de la phase descendante, la perte de l'EITC semble amener des « effets revenus et substitutions négatifs 55(*)», donc une incitation à diminuer le temps de travail. Cependant, Eissa et Liebman ne parviennent pas à observer cet effet dans leur étude sur l'extension de l'EITC de 1986, bien qu'ils admettent que cet effet aurait dû être constaté selon toute vraisemblance théorique. Ils expliquent cela par le fait que beaucoup de bénéficiaires de l'EITC n'en n'ont pas conscience (ceci s'expliquant -pour eux- par la forme de cette redistribution qui prend la forme d'un crédit d'impôt, et non pas d'un véritable transfert perçu régulièrement). Pour les auteurs, même les individus conscients de recevoir l'EITC ne le perçoivent probablement que comme un transfert forfaitaire, donc invariant du nombre d'heures de travail56(*). Globalement, l'effet de l'EITC sur l'emploi est indéniablement positif, de même que son effet sur la pauvreté, quoique d'une moindre ampleur. Cependant, les mesures précises de cet impact ne font pas consensus. S'il y a bien une forte incitation à passer du non-emploi vers l'emploi, tout au moins pour les personnes seules, on peut observer une désincitation à l'emploi pour les seconds salaires des couples bi-actifs et une incitation -au moins théorique- à réduire le temps de travail dans les phases plateau et descendante. * 47 Alesina A., Glaeser E.L., Combattre les inégalités et la pauvreté: les Etats-Unis face à l'Europe, Flammarion, 2006. * 48 Grogger J., Lynn A.K., Klerman J.A., « A decade of welfare reform », RAND research brief, 2002 * 49 Pour eux, l'effet sur la diminution du recours à l'aide sociale est très fort dans le cas où le travail est obligatoire pour toucher l'aide, et l'effet est important dans le cas de sanctions lors du non-respect des contraintes de recherches d'emploi et d'insertion, la fixation d'une limite maximum de temps durant lequel l'aide sera versée, et la combinaison d'incitations financières au travail faibles et d'une obligation de travailler. * 50 Burtless G., « Evaluation de la réforme du Welfare aux Etats-Unis », Revue française des affaires sociales, n°4, 2008., pp.193-215. * 51 Mesuré aux USA en termes absolus [cf. Partie I Chapitre I] * 52 Bontout O., « L'Earned Income Tax Credit , un crédit d'impôt ciblé sur les foyers de salariés modestes aux États-Unis », Économie et Statistique, n°335, 2005. * 53 La théorie du marché du travail néo-classique formule l'hypothèse de substituabilité brute de l'offre de travail, c'est-à-dire une prééminence permanente de l'effet substitution sur l'effet revenu. En prenant en compte l'effet substitution et l'effet revenu, la courbe d'offre de travail ne serait pas toujours croissante avec le salaire, et il y aurait donc la possibilité d'équilibres multiples. Le théorème de Sonnenschein permet de montrer que les fonctions d'offre et de demande dans un contexte de concurrence pure et parfaite ont une forme quelconque, obligeant la théorie standard a formuler une hypothèse hasardeuse pour sauvegarder les conclusions du modèles. * 54 Nous résonnons à ce stade sur l'EITC pris isolément, c'est pourquoi nous parlons du TMI et non pas du TMEI. * 55 Bontout O., « L'Earned Income Tax Credit , un crédit d'impôt ciblé sur les foyers de salariés modestes aux États-Unis », op.cit. * 56 Eissa N., Liebman J.B., « Labor suppply response to the earned income tax credit », The Quarterly Journal of Economics, mai 1996, pp.605-637 |
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