La redistribution doit-elle rendre le travail payant ? étude des modalités de conciliation entre redistribution des revenus et incitation monétaire au retour à l'emploi.( Télécharger le fichier original )par Elie Chosson Université Pierre Mendès-France (Grenoble II) - Master 2001 |
CONCLUSION:Nous ne pouvons trancher de façon radicale la question que nous nous posions concernant la conciliation entre travail et redistribution des revenus. D'un côté, il est indéniable que les prélèvements portant sur les bas revenus, et que les transferts en direction d'individus inactifs, réduisent le gain au retour à l'emploi et donc l'incitation à travailler. On l'a vu dans le cas de la France, les gains monétaires sont très faibles, voir nuls dans le cas de bénéficiaires de minima sociaux reprenant un emploi. D'un autre côté, nous avons montré que le maintien hors de l'emploi n'est que rarement la conséquence de cet effet désincitatif, et que d'autres paramètres jouent un rôle important, tels que le manque de qualification, le manque de moyens, une carence de relations sociales, et plus globalement une perte d'estime de soi et de motivation. Ces facteurs d'inactivité sont plus complexes à appréhender qu'un simple calcul de taux marginal ; pour les comprendre, il est nécessaire de se pencher sur la situation réellement vécue des allocataires, ainsi que sur leur perception de l'assistance et de l'emploi. Néanmoins, si les forts TMEI observés ne sont pas la source du maintien dans l'inactivité, faire croître de façon significative les gains au retour à l'emploi peut permettre d'accroître la motivation à l'emploi des inactifs, et in fine d'accroître l'emploi. Les gains à l'emploi vont donc plutôt impacter la sortie de l'inactivité, tandis que le « processus anonyme » de l'exclusion sociale va jouer un rôle prépondérant dans l'ampleur de l'inactivité subventionnée. Cette pluralité de paramètres nous permet d'affirmer que la redistribution n'est pas nécessairement source de désincitation au travail, puisqu'au moins dans certains cas ce sont d'autres paramètres qui freinent le retour à l'emploi, et puisque nous avons montré qu'il existait des situations de retour vers l'emploi non accompagnées de gains monétaires significatifs. Cette conclusion, pourtant peu en phase avec les recommandations traditionnelles de la théorie standard, repose sur des faits empiriques et sur une tentative de compréhension des allocataires de minima. Elle demeure malgré tout emprunte de certains partis pris, concernant notamment la valeur attachée au travail. A l'inverse de ceux qui s'en tiennent à la désincitation monétaire pour expliquer le maintien dans l'inactivité, et qui doivent donc supposer que le seul avantage offert par le travail est la rétribution monétaire obtenue en retour, nous pensons que le travail apporte bien plus qu'un salaire : le sentiment d'appartenance au collectif, l'accès à des protections, la mise en oeuvre et l'acquisition d'un savoir-faire, la reconnaissance sociale. Cependant, dans une société où tous ces avantages sont remis en cause, c'est-à-dire où le travail n'est plus protecteur, où il n'est plus intéressant, où il est rabaissant et abrutissant, alors, oui, seul le salaire est à même d'attirer les individus au travail. Défendre la hausse des gains monétaires au retour à l'emploi comme seul moyen d'accroître l'offre de travail revient ainsi à entériner cette dégradation des conditions d'emploi. De plus, si l'on accepte l'idée que la désincitation au travail provient de trop faibles gains au retour à l'emploi, ce n'est pas nécessairement la redistribution qui en est la cause. En effet, le gain au retour à l'emploi est certes déterminé par le TMEI, mais aussi - et peut-être surtout- par le niveau des salaires. Les réformes visant à réduire les TMEI appliqués au retour à l'emploi (EITC, WFTC, RSA) ignorent l'éventualité où de trop bas salaires sont à l'origine de la faible incitation au travail. Ceci est d'autant plus dommageable que cette stratégie risque d'inciter à la modération salariale en subventionnant les bas salaires. A l'inverse de ces réformes, on pourrait, en vue accroître l'incitation monétaire au travail, contraindre les salaires à la hausse. Dans cette optique, ce n'est plus la redistribution qui est source de désincitation, mais bien le fonctionnement du marché du travail, qui génère des salaires trop faibles, offre des emplois précaires, et finit par décourager les individus au retour à l'emploi.
Pour apporter une réponse au conflit pouvant exister entre travail et redistribution, il faut garder à l'esprit qu'elle semble aujourd'hui nécessaire, en raison de l'état de la pauvreté et des inégalités, dégradé par les évolutions récentes sur le marché du travail. Le risque est de la délégitimer, étant considérée comme trop généreuse et désincitative, donc inefficace, alors qu'elle apporte des revenus, souvent vitaux, et qu'elle permet de maintenir la cohésion sociale en atténuant, tant bien que mal, les disparités de revenus. Les réformes visant à rendre le travail payant s'inscrivent ainsi dans un mouvement plus vaste de mesures visant à mettre en place des contreparties en travail aux transferts, et à durcir les conditions d'octroi des aides. Les objectifs de la redistribution, en termes de justice sociale et de protection contre certains risques, sont ainsi contrebalancés par des considérations d'efficacité économique et par des jugements moraux portant sur le travail et l'oisiveté. C'est d'ailleurs de cette importance des valeurs, et des hypothèses qui en découlent, que provient la difficulté de trancher la question de la conciliation entre travail et redistribution. Par exemple, la théorie standard de l'impôt optimal peut servir à la fois à justifier des hauts TMEI et des bas TMEI pour les inactifs et les bas revenus, selon les objectifs que l'on donne à la puissance publique, respectivement la maximisation du niveau des transferts ou la maximisation de l'emploi. Autre illustration de l'importance des valeurs : l'acceptation de l'idée d'arbitrage monétaire peut mener à des stratégies visant à rendre le travail payant si le travail est une fin en soi, ou au contraire à revaloriser le loisir si l'on attache de l'importance à la production non-marchande et au temps libre. L'allocation universelle peut être présentée comme une solution au problème de la conciliation entre travail et redistribution qui met explicitement en avant certaines valeurs et certains partis pris : remise en cause du travail à tout prix, importance d'un rapport de force équilibré entre employeurs et travailleurs, importance du loisir. L'objectif de l'allocation universelle est ainsi de faire en sorte que le travail salarié et le travail au sens noble du terme se confondent, en rendant à tous la liberté de travailler à loisir, et permettre de « faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de pratiquer l'élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique ». Certes, cette vision idyllique du travail présentée par Marx ne fait pas référence explicitement à l'allocation universelle. Cependant, elle repose elle aussi sur une volonté de placer le travail contraint et l'efficacité économique au service de la justice sociale et d'une certaine vision du vivre ensemble. Sans évincer le problème de l'efficacité économique, il faut arbitrer le conflit entre travail et redistribution en mettant en avant des exigences éthiques et en se posant la question de la fin que l'on poursuit : le travail doit-il servir à produire des richesses dont nous aurions la jouissance, ou se suffit-il à lui-même ? A ce sujet J.M. Keynes affirmait : « Nous avons perdu nos illusions, non pas que nous soyons plus pauvres qu'avant [...] mais parce que les valeurs autres qu'économiques semblent avoir été sacrifiées. En pure perte, dans la mesure où notre système économique ne nous permet pas de tirer le meilleur parti de la richesse autorisée par le progrès technique, qu'il en est même loin, ce qui nous amène à penser que nous aurions pu faire une bien meilleure utilisation de ces possibilités inexploitées. 148(*)» Voilà quel devrait être l'objectif de la redistribution : profiter au mieux, et de façon partagée, des fruits du travail. * 148 Keynes, J.M., De l'autosuffisance nationale, L'Economie Politique , n°31, 2006. |
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