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Fêtes de village et nouvelles appartenances. Les fêtes rurales en Hainaut occidental (Belgique)

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par Etienne Doyen
Université Catholique de Louvain - Licence en Sociologie 2007
  

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Université Catholique de Louvain

DEPARTEMENT DES SCIENCES POLITIQUES ET SOCIALES

Fêtes de village et nouvelles appartenances

Les fêtes rurales en Hainaut occidental

par Etienne Doyen

Directeur : Prof. Daniel Bodson Mémoire présenté en vue de

Rapporteur : Prof. Jean-Pierre Hiernaux l'obtention du grade de Licencié en Sociologie

Session de septembre 2007

Mots-clés : fête - village - rural - appartenance - Hainaut occidental

À Bon-Papa, qui affectionnait tant ce monde rural.

Nous tenons à remercier notre promoteur, Daniel Bodson, pour son suivi et ses conseils avisés tout au long de ce travail. Si ce dernier a pu devenir ce qu'il est, c'est grâce aux échanges que nous avons eus au cours d'un véritable processus de formation. Merci de nous avoir initié, avec brio, à la sociologie rurale, dont nous ne soupçonnions pas l'existence il y a encore peu. Après avoir suivi votre enseignement, notre choix de thématique et de promoteur s'est imposé comme une évidence.

Nous remercions également Sten Hagberg, du Département d'Anthropologie Culturelle de l'Université d'Uppsala, et Mathieu Hilgers, de l'Unité d'Anthropologie et de Sociologie de l'UCL, pour leur accueil et les remarques précieuses qu'ils ont formulées à l'égard de notre réflexion. Merci à Daniel Rochat pour les démarches entreprises pour nous permettre d'accéder à un article de Laurent-Sébastien Fournier à paraître dans Recherches Sociologiques et Anthropologiques. Merci à ce dernier de nous avoir autorisé à consulter son article, qui s'est révélé être une contribution essentielle pour notre travail.

Merci à nos parents, pour leur présence et leur soutien durant ces quatre ans d'études.

Merci à tous ceux qui, de près ou de loin, ont contribué à ce mémoire. Merci particulièrement à ceux que nous sommes parvenus à mettre à contribution, pour des retranscriptions ou pour la relecture de notre document. Ils se reconnaîtront ; qu'ils sachent que leur aide nous a été précieuse.

Merci, enfin, à tous ceux qui, sur le terrain, nous ont raconté leurs fêtes, parfois spontanément, ainsi qu'à tous ceux qui nous ont fourni gracieusement des contacts et des informations. Merci à tous les villageois qui ont accepté de nous livrer leur parole au travers d'un entretien. Un merci tout particulier à l'ASBL « Moulin à Vent » de Thimougies, pour nous avoir ouvert ses portes et nous permettre ainsi d'observer la fête « en train de se faire » ; merci à son président, Eric Braquenier, pour son accueil et sa grande disponibilité.

Table des matières

INTRODUCTION 7

I. LE VILLAGE 10

1.1. LE RURAL, UN OBJET ? 10

1.2. ÉTAT DES LIEUX DE NOTRE OBJET 15

1.2.1. Le rural wallon en 2007 15

La fin de la paysannerie, le règne de l'agriculture 15

Le phénomène de résidentialisation 16

Le village, délié des enjeux de la production 17

Le village, lieu de différentes sociabilités 18

L'ouverture des villages 20

Contre une idéalisation des villages d'antan 22

1.2.2. Le Hainaut occidental 26

Présentation de la région 27

La croissance démographique des villages 30

L'existence d'un sentiment d'appartenance à la région 32

II. LA FÊTE AU VILLAGE 35

2.1. LES DIFFÉRENTES THÉORIES DES FÊTES RURALES 35

La fête sous l'oeil de la science 35

La fête rurale classique : la ducasse 37

L'analyse de Champagne : les nouvelles fêtes de village comme lieu de domination de l'urbain sur un rural ouvert 38

Réflexion intermédiaire : la fête et le rural, aux destins liés 41

Les nouvelles fêtes de village dans un contexte de rurbanité : l'apport de Bodson et Dibie 42

Fournier et les fêtes thématiques 42

2.2. PROBLÉMATIQUE 47

Des fêtes vivaces... dans un espace mort ? 47

Notre problématique : dégager les dynamiques d'appartenance au travers des fêtes 49

III. LES FÊTES RURALES EN HAINAUT OCCIDENTAL 55

3.1. MÉTHODOLOGIE 55

Une démarche ethnographique et ethnologique 55

Recueil du matériau 56

Rapport à notre objet 59

3.2. ANALYSE 63

3.2.1. Du général... : Typologie des fêtes rurales dans le Hainaut occidental 63

3.2.1.1. Les chapiteaux, extension des fêtes votives 64

Le vendredi, premier jour de fête et première soirée 64

Le samedi, la grande soirée du week-end 65

Le dimanche, gros véhicules et autres animations pour un public familial 66

La forme des fêtes chapiteaux 66

Le marché des fêtes 70

3.2.1.2. Les fêtes à l'ancienne 75

3.2.1.3. Les fêtes thématiques et nouvelles fêtes rurales 77

La forme des fêtes thématiques : la fête, ce loisir, le rural, ce produit 80

3.2.1.4. La fonction interne et externe des fêtes 83

3.2.2. ... au particulier : Trois fêtes, trois villages, trois histoires 85

3.2.2.1. Le carnaval de Willaupuis 86

Présentation du village et de la fête 86

Analyse : un carnaval raté ? 89

3.2.2.2. Le carnaval de Basècles 94

Présentation du village et de la fête 94

Analyse : un carnaval réussi dans un village qui fait sens 98

3.2.2.3. La fête d'« Art's Thimougies » 104

Présentation du village et de la fête 104

La ducasse du mois de juin, fête thématique par excellence : programme hétéroclite, public diversifié, rapport de consommation à l'espace 107

Une fonction sociale toujours exercée 113

Analyse : une fête-loisir préfigurant une nouvelle forme d'appartenance 115

Un évènement qui mobilise 115

3.2.2.4. Trois fêtes, trois stratégies 119

CONCLUSION 123

BIBLIOGRAPHIE 126

ANNEXES 130

ANNEXE I 130

ANNEXE II 132

INTRODUCTION

« Sur les fêtes de village ? Ton mémoire ? Non, vraiment ? Eh bien, c'est... c'est original ! C'est marrant, pour un mémoire... c'est un sujet... drôle ! »

Voilà la réaction type à laquelle nous avons eu régulièrement droit suite à l'annonce de notre sujet de recherche. Le dédain ou l'étonnement étaient parfois masqués avec moins de tact... À croire que pour tout un chacun, une fête, rurale de surcroît, est l'objet de tout et de tous, sauf de la science. Les fêtes de village représenteraient ainsi des moments anodins et a-problématiques, hors de tout enjeu. À écouter nos pairs, il semblerait que « fête de village » et « mémoire » soient des termes résolument antinomiques et que leur association soit incohérente. À l'origine de cette représentation se trouve en réalité une conception du familier comme anodin. Ces villages que l'on connaît, notre rural, notre quotidien, tout cela ne mérite pas grande attention ni grand discours.

L'ailleurs, au contraire, est comme par magie investi d'une aura, qui le rend digne d'intérêt. C'est en voyage que l'on prend des photos, que l'on s'intéresse à l'histoire et aux manières de vivre. Mais une fois de retour, la curiosité se rendort et l'on range l'appareil photo. On ne photographie pas sa rue, ses voisins, ses collines, sa nourriture, parce que ces éléments connus nous semblent évidents.

Pourtant, le familier n'a rien de banal. Il est tout aussi exotique que l'ailleurs. C'est la démarche que nous entendons adopter au long de ce travail. Les fêtes de village, nos fêtes de village, toutes aussi familières qu'elles puissent paraître, sont dignes d'intérêt. Elles constituent un objet de science aussi valable qu'un autre. En les considérant de la sorte, nous voulons redonner de la noblesse à l'observation de l'apparemment trivial. « Apparemment », car il faut considérer que les carnavals de nos villages sont tout aussi exotiques que celui de Bahia.

Le familier n'est pas anodin, de même en est-il pour la fête. Est-ce à cause de la licence qu'elle constitue, parce qu'elle est ce temps permissif où l'on joue avec les codes sociaux, qu'elle est considérée comme un moment hors jeu, aux antipodes de toute dynamique intéressante pour la science ? Quelle que soit l'origine de cette représentation, celle-ci est erronée. La fête est un moment-clé pour comprendre une société1(*). Parce qu'elle est cette parenthèse pendant laquelle le groupe se donne à voir différemment, elle agit comme un révélateur, portant à nos yeux des dynamiques invisibles.

La fête et notre rural sont tous deux, assurément, dignes de science. Pourtant, il y a fort à parier que l'individu lambda aurait réagi avec moins d'étonnement si nous avions annoncé que notre sujet de mémoire était : «  Cuisson du pain et rapports sociaux de sexe chez les indiens Kwakiutl ». Loin de renier l'intérêt d'une telle problématique, nous avons préféré, comme Dibie2(*), rester en terrain connu et travailler sur ce que nous maîtrisons le mieux. Par ailleurs, le rapport que nous entretenons à notre objet, les fêtes, n'est pas celui d'une forte familiarité, comme nous l'expliquerons dans notre partie méthodologique. Elles revêtent déjà, pour nous, un caractère exotique, car nous ne sommes pas initié à tous leurs « secrets », comme le formule Dibie. C'est cette distance relative qui nous aide à poser un regard neuf sur le familier.

*

* *

Ce travail comportera trois grandes parties. La première d'entre elles aura pour titre « Le village ». Nous y développerons successivement une réflexion autour de la notion de rural, un état des lieux du rural wallon, et enfin, une présentation de la région sur laquelle nous avons travaillé, le Hainaut occidental. Au terme de cette première partie, nous disposerons d'une bonne connaissance des villages sur lesquels nous allons travailler. Cette mise en contexte sera poursuivie dans la deuxième partie, intitulée « La fête au village ». Nous y effectuerons une synthèse des productions liées aux fêtes rurales, ce qui nous permettra, dans un deuxième temps, de formuler notre problématique. Après avoir présenté « Le village » et « La fête au village » d'une manière théorique, nous aborderons notre partie empirique, « Les fêtes rurales en Hainaut occidental ». Dans cette dernière, après avoir détaillé notre méthodologie, nous procéderons à l'analyse du matériau récolté sur notre terrain. Cette analyse s'effectuera en deux temps : nous proposerons d'abord une typologie des fêtes rurales en Hainaut occidental, pour ensuite présenter trois festivités précises. Nous terminerons avec une conclusion générale, dans laquelle nous examinerons, au terme de notre volet empirique, les hypothèses posées en problématique.

I. LE VILLAGE

1.1. Le rural, un objet ?

Étudier les fêtes de village constitue une porte d'entrée pour parler « des villages ». En adoptant ce point de vue, nous voulons accentuer le fait que le moment de la fête est porteur d'enjeux qui le dépassent, enjeux qui vont nous permettre de parler de la ruralité à travers ses fêtes. Ainsi, nous allons montrer comment un temps de festivités peut être un lieu de création d'une identité collective ou encore un moyen permettant d'avoir un contrôle sur un espace.

Puisque que parler des fêtes, c'est aussi parler des villages, nous allons commencer notre travail par une réflexion portant sur le rural. Directement, nous sommes confrontés à la problématique des termes : faut-il parler de rural, de monde rural, de ruralité, d'espace rural ? On pourrait faire de longues recherches portant sur l'utilisation de ces différentes appellations par les individus qui peuplent l'espace considéré comme « rural », par ceux qui se posent en acteurs de ce même espace, par les individus qui n'habitent pas cet espace, par les hommes politiques, par les géographes, par les aménageurs de territoire et les architectes, ou encore par les sociologues, les anthropologues et les ethnologues. On pourrait prendre ces différentes catégories, et discerner comment elles peuvent fonctionner comme des catégories opératoires, des catégories de perception du monde social, ou des catégories analytiques3(*). On pourrait se poser la question du statut d'une « sociologie rurale », et dans quelle mesure celle-ci a pu construire son objet, le rural, à des fins précises4(*). On pourrait, comme l'ont fait Mormont et Mougenot5(*), décrire l'émergence de la notion de « rural » en Wallonie et montrer, d'une part, quel contenu y est associé, d'autre part, comment cette catégorie a pu être mobilisée dans une action collective.

De nombreux auteurs se sont déjà penchés sur ces questions. Il nous semble intéressant, sans faire ici une synthèse exhaustive des conclusions de leurs recherches, de reprendre une réflexion que Mormont6(*) avance dans plusieurs de ses travaux : l'espace rural « prend des significations différentes selon le type d'acteurs sociaux, c'est-à-dire selon qu'il est utilisé par des agriculteurs, des touristes, des ruraux ou des urbains »7(*). Ces significations sont différentes parce que l'usage du rural fait par ces acteurs est différent. Il en est de même pour les différentes disciplines qui s'intéressent à cet espace : l'économie, l'aménagement du territoire ou la sociologie produisent autant de découpages distincts du rural. La catégorie prend de cette manière un contenu et des attributs spécifiques selon le discours que l'on désire tenir à son sujet. Il existe donc une diversité des définitions et des usages de l'espace rural, ce qui permet de l'appréhender comme un enjeu social8(*), dans la mesure où cet espace est le lieu de cohabitation d'acteurs aux usages distincts, voire conflictuels. Mormont va plus loin, en se demandant si « le rural n'est pas que la projection des rêves de chacun »9(*). Surgit alors une interrogation : si chacun a sa propre image du rural, pourquoi ne pas parler d'une sociologie « des espaces ruraux », étant acquis qu'il y a autant de définitions de l'espace rural qu'il y a d'individus qui perçoivent cet espace ? L'espace rural, au singulier, ne serait-il qu'une construction du sociologue, du militant, de l'économiste, pour les besoins de leur action ?

Pour avancer dans ce questionnement, qui renvoie finalement, au-delà de la sociologie rurale, à la possibilité d'existence d'une sociologie de l'espace, il convient de souligner l'idée suivante : s'il y a autant de perceptions de l'espace qu'il y a d'individus, il n'en reste pas moins que ces perceptions ne sont pas construites individuellement, mais socialement. La dimension sociale de cette perception ne porte pas uniquement sur le contenu que nous donnons à l'espace qui nous entoure, mais également sur le fait que nous percevons cet espace comme un espace. Nous utilisons en effet des catégories opératoires, que nous partageons, dans une mesure plus ou moins importante, avec nos pairs. Ces catégories opératoires, comme l'explique Bodson, « servent aussi bien à désigner qu'à qualifier, classer, se repérer. (...) [Ce sont des] notions ou modes de classement qui construisent - et simultanément, donnent sens à - l'univers spatial (mais pas seulement spatial) dans lequel nous nous mouvons tous les jours »10(*). Ainsi, à l'heure actuelle, « ville » et « campagne » apparaissent être deux catégories opératoires, en tant qu'elles sont mobilisées par nos contemporains pour ordonner l'espace qui les entoure. Ces catégories, quel que soit leur contenu, permettent à tout un chacun de nommer l'espace, et partant, de lui donner un sens. Mettre un nom sur les choses, c'est instantanément les faire exister, et c'est finalement la possibilité de passer du chaos, le tout indifférencié, au cosmos, l'univers ordonné. Le terme de cosmos renvoie bien ici à un monde où les choses ont un nom, ce qui permet de les classer et de les distinguer. Qualifier un espace de « ville », c'est signifier en même temps qu'il n'est pas assimilable à un autre espace, nommé « village ».

Pour illustrer cette notion de catégorie opératoire, nous pouvons reprendre un propos entendu sur notre terrain de recherche : « ici, c'est un village mort »11(*). La personne qui nous a livré ce sentiment était l'organisateur d'un carnaval de village. Ce qu'il faut ici retenir, c'est que ce diagnostic, quel que soit son lien avec une réalité objective, est le ressort d'une action, qui entend « faire revivre le village ». Dire que le village est « mort », c'est proposer une grille de lecture, un pattern, qui permet de nommer le réel et de lui donner un sens. L'enjeu, dans cette situation, est notamment de tenter d'imposer cette lecture à un plus grand nombre, pour pouvoir fédérer un groupe et mener une action collective.

En 1993, Bodson écrivait que le rural n'était « pas seulement un objet scientifique mais un objet social qui organise notre façon de penser le monde »12(*). Aujourd'hui, près de quinze ans plus tard, nous confirmons, au terme de notre recherche, que le rural fonctionne encore et toujours comme une catégorie opératoire, à travers laquelle nous percevons l'espace qui nous entoure.

Poser aujourd'hui le rural comme un objet spécifique ne va pas de soi. L'idée est loin de faire consensus, notamment dans le chef des experts en sciences humaines qui se sont penchés sur le sort du monde rural. Nombreux sont ceux, en effet, qui soutiennent que le rural n'existe plus. Nous pourrions ainsi agiter la théorie de l'urbanisation, qui soutient que nos campagnes sont depuis plusieurs décennies colonisées par un « mode de vie » urbain. Un tel discours pourrait s'appuyer sur des statistiques, en montrant qu'au niveau des chiffres, campagne et ville ne diffèrent plus guère en matière de modes de consommation, de niveau de revenus, ou encore dans la répartition de leurs habitants dans les secteurs économiques primaires, secondaires et tertiaires13(*). Nous pourrions également, d'une manière très similaire, affirmer à la manière de Dibie14(*) qu'aujourd'hui, nous sommes tous des rurbains. Ce dernier, dans Le Village métamorphosé, décrit le passage de « la balayeuse » qui vient régulièrement nettoyer les rues de son village, Chichery. Ce qui pourrait ne sembler être qu'une machine anodine constitue pour lui tout un symbole, qui « pose (...) ville et campagne non plus comme deux réalités, mais comme la contraction de deux systèmes qui n'en font plus qu'un : le monde rurbain »15(*). Encore une fois, dans la pensée de Dibie, le concept de rurbanité renvoie à une uniformisation des modes de vie. Ce processus, engagé depuis de nombreuses années, est loin d'être abouti, si bien que les campagnes sont en pleine phase de transition, c'est-à-dire plus ce qu'elles étaient, et pas encore ce qu'elles vont devenir.

Pourtant, sur notre « terrain », nous avons observé que l'opposition ville-campagne faisait encore sens auprès des ruraux interrogés. Autrement dit, « ville » et « campagne » semblent toujours fonctionner comme deux catégories opératoires, qui permettent d'organiser notre perception de l'espace. Cette distinction nous a semblé être opérante, chez les villageois interrogés, aussi bien dans le chef de l'agriculteur proche de la retraite qui exploite des terres appartenant à sa famille depuis plusieurs générations, que chez le couple « néo-rural » installé depuis quelques mois seulement au village16(*).

Parallèlement à cette mobilisation des catégories « ville » et « campagne » par les villageois, la catégorie « rural » est utilisée par des instances décisionnelles. Citons ainsi la Fondation Rurale de Wallonie17(*), une fondation d'utilité publique liée à la Région Wallonne qui, depuis 1979, entend permettre au monde rural de prendre en main son développement, notamment autour des questions d'aménagement du territoire. Depuis 1991 existe un décret de développement rural, permettant à la Fondation de coordonner des « opérations de développement rural », qui se traduisent au niveau local par un « Plan communal de développement rural », le PCDR. Force est de constater que prennent place des actions qui disent avoir le rural pour objet - et peu importe s'il existe ou non un consensus politique ou administratif concernant la définition de cette catégorie.

Nous pouvons maintenant poser un objet pour notre travail : puisque d'une part, le rural est une catégorie opératoire qui fait sens pour nos contemporains, et que d'autre part, le rural est également une catégorie utilisée par des instances décisionnelles, il semble pertinent de faire une recherche qui prendrait le rural pour objet, en prenant la porte d'entrée spécifique des fêtes de village. Ces deux manières d'utiliser la catégorie ne doivent pas, du reste, être pensées distinctement, car l'utilisation du vocable « rural » par les ruraux peut inciter les responsables politiques à la récupérer, tout comme l'utilisation de la notion par les politiques peut amener les habitants à se la réapproprier pour se penser. Ces deux dynamiques peuvent se renforcer réciproquement. Nous prenons donc le rural pour objet, puisqu'il s'agit d'une catégorie qui fait sens pour un certain nombre d'individus - nous ne sommes pas ici dans le cadre d'un objet analytique qui ne ferait sens que pour le sociologue.

1.2. État des lieux de notre objet

Si nous voulons prendre le rural comme objet, nous ne pouvons faire l'économie d'un état des lieux du rural. L'enjeu consistera ici à aborder les principaux traits du monde rural wallon, et plus précisément en Hainaut occidental, sans pour autant verser dans une analyse exhaustive : celle-ci n'est pas l'objet de notre travail, et du reste, elle a déjà été effectuée18(*). Nous effectuerons dans un premier temps une présentation globale du rural wallon, pour ensuite procéder à une rapide description des traits majeurs du Hainaut occidental ; l'ensemble aura pour but de contextualiser notre propos et de dégager les principales caractéristiques de notre objet, le rural en Hainaut occidental, caractéristiques que nous pourrons mobiliser par la suite pour appréhender les fêtes.

1.2.1. Le rural wallon en 2007

Les villages wallons ont subi d'importantes mutations durant ces dernières décennies. De l'industrialisation de l'agriculture à l'installation de néo-ruraux porteurs d'un nouveau rapport à l'espace rural, nous allons présenter successivement ces différents changements.

La fin de la paysannerie, le règne de l'agriculture

L'agriculture wallonne est en pleine transformation : la même surface agricole utile est travaillée par un nombre de plus en plus réduit d'exploitants. Pour être rentable aujourd'hui, un agriculteur ne peut plus se contenter de quelques hectares, mais bien de dizaines d'hectares. Plusieurs auteurs ont diagnostiqué ce changement19(*), en montrant qu'au paysan a succédé l'agriculteur. Être paysan était un état, qui débordait du simple exercice du « travail » pour conditionner véritablement toutes les dimensions de l'existence. À l'inverse, être agriculteur est avant tout un métier, comme on peut être maçon ou fonctionnaire. Les termes pour qualifier cette activité ont également changé : le paysan qui élevait des vaches dans une ferme est maintenant un agriculteur qui gère des Unités Gros Bétail dans une exploitation agricole. Si on ne peut placer tous ces termes dans deux groupes exclusifs « passé » et « présent »20(*), il faut néanmoins y voir un glissement sémantique qui n'est pas anodin.

Une différence majeure entre le paysan et l'agriculteur est le marché concurrentiel dans lequel ils s'inscrivent et les contraintes auxquelles ils doivent faire face : quand le premier était relativement autonome et dépendait d'un marché très local pour obtenir ses terres et vendre ses produits, le second doit désormais s'adapter à un marché mondialisé et composer avec une marge de manoeuvre relativement étroite, entre les contrats pour obtenir graines et machines, les subsides et les primes, les quotas de production, et les normes d'hygiène et de bien-être animal. À cela doivent être ajoutés les permis de bâtir, plus ou moins difficiles à obtenir selon le voisinage... Ceci renvoie à une caractéristique nouvelle de l'agriculture : elle n'est plus en position de force dans les villages. La mécanisation, et plus globalement, l'amélioration des techniques de production ont décuplé sa productivité, amenant ainsi à une diminution constante du nombre d'agriculteurs nécessaires pour nourrir une population donnée21(*).

En Belgique, le recensement agricole et horticole effectué au mois de mai confirme chaque année une concentration croissante de la production, qui se traduit par une diminution du nombre d'exploitations et du nombre de personnes qui y sont employées. Ainsi, en 2006, la Belgique comptait 49 850 exploitations, soit une perte de 1 690 exploitations par rapport à 2005. La Wallonie suit ce mouvement dans les mêmes proportions, passant sur la même période de 17 109 exploitations à 16 55722(*). On assiste donc à une diminution conséquente des agriculteurs dans les campagnes ; pour autant, les villages ne se vident pas, puisqu'ils attirent de nouveaux habitants, comme nous allons le voir dans le point suivant.

Le phénomène de résidentialisation

Le temps de l'exode rural, où une partie importante de la population quittait les villages pour les villes prometteuses, est bien révolu. Aujourd'hui, ce mouvement s'est renversé, et de nombreuses personnes viennent s'installer à la campagne. Cela n'est pas dû au fait que les villages seraient (re)devenus des pôles d'attraction économique procurant des emplois ; mais, moyennant une mobilité importante, de nouveaux habitants s'installent dans un village tout en travaillant en dehors de celui-ci. Cette population nouvelle, qui n'a pas nécessairement de lien particulier avec le village dans lequel elle s'installe (n'ayant pas de famille ni d'amis y habitant), développe un rapport à l'espace rural en tant que cadre23(*). Habiter dans un village signifie pour eux pouvoir bénéficier d'un environnement naturel et calme. Ils opposent ce choix de résidence à la ville bruyante, sale, polluée, stressante. Ces néo-ruraux ont choisi d'habiter dans un village, sans pour autant développer un fort sentiment d'appartenance à ce dernier : ils ont choisi un village particulier en raisons de critères pratiques comme la distance par rapport au lieu de travail et l'offre immobilière, et considèrent ce village comme un village, et non pas le village24(*).

Le village, délié des enjeux de la production

Parallèlement à la diminution du nombre d'agriculteurs, l'implantation d'un certain nombre de néo-ruraux dans les villages remet en question la conception du rural comme un espace de production. Dans un passé encore récent, les agriculteurs constituaient un groupe dominant dans les villages. Il était acquis que le rural était un espace où l'on travaillait et l'agriculture rythmait fortement la vie des villages. Aujourd'hui, les ruraux travaillent majoritairement en dehors de leur village. De nombreux auteurs ont souligné cette mutation25(*) qui voit l'espace rural se délier progressivement des contraintes du travail, pour devenir « un lieu de résidence, un espace de reproduction, de distraction, de spectacle, et non plus un espace de production »26(*). Cette mutation n'est pas sans conséquence. Pour les néo-ruraux qui développent un rapport à l'espace rural en tant que cadre, le village doit désormais s'apparenter à un décor de carte postale, beau, silencieux, et épuré de toute odeur, autant de critères étrangers à une logique de production. Il y a pourtant encore des agriculteurs qui travaillent dans cet espace ; la diversité des définitions et des usages de l'espace rural peut ainsi être à l'origine de conflits autour de l'utilisation légitime de celui-ci27(*).

Le village, lieu de différentes sociabilités

Avec l'arrivée importante de populations nouvelles au village, une nouvelle forme de sociabilité voit le jour. Cette nouvelle sociabilité va se superposer à une sociabilité « traditionnelle », qui prend place entre les personnes qui ont un rapport possessif au village (« mon » village, versus « un » village). Beaucoup de ces personnes sont nées au village et y ont vécu toute leur vie ou presque, si bien qu'habiter le village ne relève pas pour elles d'un choix, mais d'un fait. Ce rapport particulier à l'espace villageois se traduit en termes de sociabilité par l'affirmation « tout le monde se connaît ». Dans le chef de ces personnes pour qui le village est une entité qui fait sens, la sociabilité prend la forme de « connaître » ; cette connaissance ne signifie pas nécessairement de pouvoir aborder des sujets très personnels ou de « refaire le monde » avec les autres villageois, mais à tout le moins d'être capable de les « situer », c'est-à-dire pouvoir dire qui habite où, avec qui il/elle est marié(e), quelle profession il/elle exerce, combien d'enfants il/elle a, qui sont ses parents, etc.

Cela ne veut pas dire que la vie villageoise est exempte de tout conflit, et que tout le monde « s'entend bien »28(*). Mais ce qu'il faut voir derrière cette forme de sociabilité, derrière le « connaître », c'est une volonté de pouvoir « dire » son village. Le village, c'est un espace maîtrisé, connu, ce qui signifie qu'on peut y nommer à la fois les lieux (connaître les noms des rues, des hameaux, ainsi qu'être capable de dire à qui appartient telle terre, et qui la cultive) et les gens (identifier qui habite dans telle maison). Les lieux et les gens que l'on ne sait pas nommer, in fine, n'existent pas.

Cette connaissance, ces villageois possessifs l'opposent à la ville, lieu de l'anonymat et de la démaîtrise par excellence. Tout le village est alors appréhendé à l'aune du critère « connaissance ». Ainsi, cette épouse d'agriculteur à la retraite parle des nouveaux habitants de son village comme ceux, avant toute chose, que l'on ne connaît pas :

« Ah ben dans la rue-là, la nouvelle rue, c'est toutes des nouvelles maisons, avec des nouvelles gens. On ne les connaît pas hein. »29(*)

Il faut noter que cette sociabilité n'est pas uniquement le fait des personnes « du village » : elle peut aussi être le fait de villageois nouveaux, originaires d'un village voisin ou de la région, et qui sont également sensibles au fait que le village soit un espace d'interconnaissance. Ainsi, ce jeune homme de 24 ans installé depuis peu avec sa femme dans un village de sa région nous explique ses premières relations avec ses nouveaux voisins :

« (...) les gens du voisinage sont sympathiques aussi, je veux dire, la première fois que je suis venu ici, je me suis fait accoster par le fermier : « ah ouais, t'es le garçon de machin qui,... ah ouais. Et ton parrain, c'était qui ?... ». Tout de suite, c'est agréable, tu viens de 15 kilomètres plus loin et on sait qui t'es, donc il y avait déjà une reconnaissance avant d'habiter ici quoi, donc... ça c'est gai aussi quoi. »30(*)

À côté de cette sociabilité traditionnelle émerge progressivement une nouvelle forme de sociabilité qui concerne principalement les personnes qui se sont installées au village sans en être originaires. Alors que dans la relation traditionnelle entre villageois, la proximité spatiale entraînait une proximité sociale, cette nouvelle forme de sociabilité comporte comme prérogative une distance sociale, malgré la proximité spatiale. Autrement dit, à l'inverse d'une norme « tout le monde parle avec tout le monde », il y a ici un basculement qui peut se traduire comme « personne n'est obligé de socialiser ». Cela ne veut pas dire qu'il n'y a plus de sociabilité dans les villages, mais celle-ci prend place selon des modalités différentes31(*) et ne va pas de soi.

L'ouverture des villages

Il n'est pas aisé de synthétiser les différentes mutations décrites ci-dessus pour les intégrer dans un schème global de compréhension. Il semble néanmoins pertinent d'affirmer que ce qui est à l'oeuvre depuis plusieurs décennies, et qui a été diagnostiqué par plusieurs auteurs, c'est l'ouverture du monde rural. Aujourd'hui, la ruralité est avant tout un mode de vie centré sur la mobilité. Comme le décrivent Bodson et Dibie32(*), les ruraux d'aujourd'hui sont extrêmement mobiles, et si l'on avait coutume de dire que les villages étaient peuplés « de vaches et d'habitants », il faudrait désormais y ajouter - et ce n'est pas nouveau - le terme « voitures ». Habiter à la campagne, cela signifie être capable de sortir de son village pour se rendre à son travail, pour faire ses courses, pour satisfaire ses loisirs ou encore pour conduire ses enfants dans leur établissement scolaire. Cela ne veut pas dire qu'il n'a plus aucune possibilité, dans aucun village de Wallonie, de trouver travail, commerces, distractions ou scolarité ; mais pour de nombreux villageois, ruralité implique mobilité, étant donné que le village n'offre plus, bien souvent, toutes ces possibilités, à l'inverse des petites et grandes villes. Il en résulte que pour une part croissante de ses habitants, le village est de moins en moins une entité qui fait sens, à l'inverse d'une région plus large dans laquelle on se meut. Comme le formule Dibie, « la vie villageoise des campagnes, de centrifuge qu'elle était est devenue centripète »33(*).

Au-delà de la mobilité, le mode de vie des ruraux, dans son ensemble, témoigne également de cette ouverture des campagnes. La rurbanité de Dibie, telle qu'évoquée supra, est l'avènement d'un mode de vie urbain à la campagne : on mange comme en ville, on se déplace comme en ville, on consomme comme en ville. Finalement, on a le même rythme de vie qu'en ville. On pourrait multiplier les rapprochements, comme l'exemple de la balayeuse, qui illustrent cette phagocytose - pour reprendre le terme de Dibie - du village par la ville. La thèse est forte, mais même sans y adhérer complètement, il faut y lire cette ouverture du monde rural : les modes de vie des ruraux et des urbains présentent de plus en plus de similitudes et ne sont plus radicalement étrangers, même s'ils conservent chacun leur spécificité.

Les villages d'aujourd'hui se sont donc ouverts. Dibie livre une analyse très pertinente à ce sujet, en décrivant comment « chacun s'est tressé un tissu ajouré de réseaux indépendants les uns des autres dans lesquels il se glisse et se définit individuellement »34(*). Ces réseaux dépassent largement le cadre du village et ne font plus lien, généralement, avec celui-ci. Les villages sont donc, moins que jamais, des mondes clos, autonomes et homogènes. S'ils ont jamais été les lieux de l'unité et de la ressemblance, il faut en tout cas les considérer désormais comme des espaces d'hétérogénéité.

Cette hétérogénéité se marque d'une part par les profils des habitants des villages : entre les archétypes du fermier proche de la retraite et du néo-rural de profession libérale qui s'est récemment installé au village, il y a place pour un continuum d'individus différenciés, tant du point de vue social (allant des positions inférieures jusqu'aux plus aisées) que du statut civil (allant du jeune couple aux personnes retraitées, en passant par les célibataires)35(*). Le village est un lieu de mixité, assigné donc de définitions distinctes selon la position occupée ; cette coexistence de rapports différents à l'espace peut être, comme on l'a dit, à l'origine de conflits sur l'utilisation légitime de cet espace.

D'autre part, cette hétérogénéité se laisse également appréhender dans la matérialité des villages. Ces derniers présentent un effet un bâti très diversifié, composé de fermes en activité, certaines étant vieilles de plusieurs siècles, de maisons datant de l'avant-guerre, d'habitations des premiers néo-ruraux construites après l'inversement de l'exode rural des années 1960 et 1970, de maisons construites au cours des trente dernières années, de bâtiments agricoles rénovés et transformés en logements, de lotissements en construction, de maisons très récentes, et encore, dans certains cas, de lofts et immeubles à appartements. Chacun de ces types de bâtiments, selon l'époque à laquelle il a été construit, relève d'un style architectural spécifique. Le village est ainsi le lieu où les genres architecturaux se mélangent, loin de présenter une homogénéité dans son bâti.

Socialement et matériellement, les villages sont donc des espaces d'hétérogénéité. Cette affirmation, pour pertinente qu'elle soit, doit être remise dans son contexte. Nous avons montré comment les villages, depuis plusieurs décennies, se sont ouverts. Ils sont caractérisés par une plus grande mixité sociale qu'auparavant. Ne nous méprenons pas pour autant : en termes d'hétérogénéité de population, un village wallon ne peut encore, à l'heure actuelle, être comparé à un quai de métro de Bruxelles où, ne fût-ce qu'en termes d'origines culturelles, les individus présentent des différences bien plus larges. Il en va de même pour l'hétérogénéité matérielle : celle d'une métropole est sans commune mesure avec celle d'un village. Ces remarques peuvent paraître triviales, mais elles sont importantes pour contextualiser notre analyse et en mesurer la portée.

Contre une idéalisation des villages d'antan

Pour terminer cet état des lieux du rural wallon, il nous semble important de revenir quelque peu sur cette idée d'ouverture des villages contemporains. Nous voudrions ici nous démarquer d'une vision nostalgique du passé qui consisterait à soutenir que cette ouverture est une mutation inédite et sans précédent pour le monde rural. Comme l'explique Hervieu36(*), la sociologie rurale a, dans certains de ses ouvrages, développé une vision romantique du village d'antan, en le reconstruisant comme un monde clos, autosuffisant, pur de tout influence extérieure, et surtout, comme un microcosme homogène, composé de paysans. En décrivant les mutations qui ont affecté l'espace villageois pour précipiter la fin de la paysannerie, la sociologie rurale, toute engagée qu'elle était dans son objet, a renforcé « le mythe de l'unité paysanne »37(*).

L'outil méthodologique dont s'est dotée la discipline à ses débuts, la monographie de village38(*), a ainsi pleinement participé de ce mouvement. En étudiant en profondeur une localité, cette approche ethnographique a contribué, d'une part, à développer une vision des villages comme autonomes et a entretenu par là l'illusion que ces derniers pourraient être séparés du contexte plus large dans lequel ils s'inscrivent. D'autre part, couplée à des préceptes culturalistes, elle a mené à une essentialisation de la culture paysanne, considérée comme un bloc monolithique : recherchant les similitudes plutôt que les différences, elle a construit la figure du « paysan ». Cette essentialisation a été rendue possible par le mécanisme de généralisation, qui opère à deux niveaux : tout d'abord, au sein du village étudié, où est recherchée la figure du « paysan-type », ensuite, au monde rural dans son ensemble, auquel les conclusions tirées sur un village sont appliquées. Cette dérive culturaliste a pu mener à considérer le village et les villages comme des ensembles homogènes et semblables, sans prêter attention aux variations locales.

Un autre travers d'une idéalisation des villages d'antan est de considérer ces derniers comme des sociétés sans histoire. Les mutations du monde rural du XXème siècle sont considérées par certains auteurs comme sans précédent et sont appréhendées comme traduisant l'infiltration de la ville dans un monde homogène, préservé jusque là de toute influence extérieure. Il est ici frappant de remarquer la ressemblance entre cette position et les conceptions des premiers anthropologues, qui considéraient étudier des sociétés primitives « pures » et cloisonnées39(*).

Cette idéalisation du passé, qu'elle soit le fait des scientifiques ou des acteurs du monde rural, a existé à toutes les époques40(*). Il est frappant de constater que selon son contexte, elle puisse produire des discours distincts voire contraires sur un même objet. Ainsi, la perception de la présence d'écoles dans les villages peut être radicalement distincte, si l'on compare les représentations des années 1970 à celles d'aujourd'hui. Pour la première période, nous disposons comme matériau des écrits de Champagne41(*) ainsi que ceux de Gervais, Jollivet et Tavernier42(*). Ces derniers évoquent conjointement, d'une manière quelque peu nostalgique, les temps bénis d'avant la scolarisation. L'institution scolaire est critiquée pour l'influence néfaste qu'elle exerce sur les petits ruraux : « l'école communale, présente dans chaque village, y impose sa dure loi. »43(*). L'école a pour effet de « détacher les enfants de la terre »44(*), en leur fournissant un capital culturel qu'ils peuvent faire valoir en dehors du village. Finalement, l'école communale est considérée comme l'institution qui concurrence le village comme cadre exclusif de socialisation.

Si l'on s'intéresse maintenant aux représentations actuelles du rural passé, on peut ironiquement constater que depuis que les écoles ont - majoritairement - disparu des villages, elles ne sont plus décriées, mais pleurées. Ainsi, au cours des entretiens que nous avons eus avec des villageois sur notre terrain, nous avons pu observer comment la fermeture de l'école primaire, généralement au cours des années 1960 ou 1970, était perçue comme un coup décisif porté aux villages, qui « ne sont aujourd'hui plus ce qu'ils étaient ». Il est ici intéressant de constater combien le discours nostalgique, selon l'époque, peut percevoir un même objet, l'école du village, de manière opposée.

Même si cette tendance à idéaliser le passé est un fait récurrent au travers des époques, on ne peut se permettre, d'une part, de considérer les villages comme des anciens mondes homogènes et clos, encore moins, d'autre part, qu'on ne peut affirmer qu'il en ait été ainsi depuis des temps immémoriaux. Chamboredon nous fournit une aide précieuse pour éviter ces travers. Dans son article Nouvelles formes de l'opposition ville-campagne45(*), il revient sur la représentation du village d'antan comme un monde homogène centré sur la culture paysanne. Cette représentation est le fruit d'une construction sociale, car le village n'a pas toujours été un tout homogène. Chamboredon évoque ainsi le mouvement de désindustrialisation ou de « paysannisation » du village, commencé au milieu du XIXème siècle, pendant lequel « [le village] fut progressivement vidé de ses couches petites-bourgeoises (commerçants, artisans) et prolétaires (ouvriers ruraux, manoeuvres et salariés agricoles, puis petits paysans) et donc fortement homogénéisé autour d'une condition- référence »46(*).

Ce changement de la structure sociale villageoise a permis la construction de l'utopie du village comme une communauté homogène et pacifiée, à l'occasion sujette à des conflits passagers, mais en aucun cas traversée par une lutte de classes, dont la ville, à l'opposé, est le théâtre. Le sociologue montre alors le rôle joué dans la construction de cette image idyllique du village par le roman rural et régionaliste47(*), à la fin du XIXème et pendant le premier tiers du XXème siècle ; ces écrits ont alimenté les manuels de lecture de l'école primaire jusque 1950, et sont également à la base d'une image simplifiée du monde rural véhiculée par les feuilletons populaires de la télévision. Ces romans, manuels et feuilletons, par un effet de cascade, ont permis la construction d'une représentation du village comme une scène « unanimiste ou déchirée de conflits de fantaisie ou purement verbaux »48(*).

Cette contextualisation historique précise, même si elle concerne le cas français, doit être considérée avec attention. Elle nous permet de constater que le changement social n'est pas un phénomène inédit pour le monde rural, comme une certaine idéalisation pourrait laisser le croire. Elle nous montre également que le village n'a pas toujours été un tout homogène, et que s'il a pu un jour se « dépaysanner », c'est notamment parce qu'il s'est préalablement « paysanné ». Ces observations doivent nous inciter à être attentif au processus de mythification du passé auquel nous allons probablement être confronté sur notre terrain. Sans être dupe du discours du type « c'était mieux avant », il convient de replacer notre interprétation dans un temps long, pour pouvoir en mesurer la portée.

1.2.2. Le Hainaut occidental

Il nous faut maintenant présenter notre terrain. La délimitation de ce dernier n'est pas chose aisée. À l'origine, nous avons entrepris ce travail suite au constat personnel selon lequel les fêtes rurales de notre région étaient vivaces. Mais où poser la limite de ce que nous appelons « notre région » ? Est-elle confinée au Tournaisis, à la province du Hainaut, ou à une partie de celle-ci ? Il est probable qu'il s'agisse d'un peu des trois simultanément. Le sentiment d'appartenance à un ensemble géographique n'est pas exclusif : on peut ainsi, à des niveaux différents, se sentir appartenir à son village, à sa région, à sa province, à la Wallonie, à la Belgique, voire même à l'Europe. S'il est intéressant d'analyser ce sentiment d'appartenance et de tenter de montrer à quelle région les acteurs rencontrés sur le terrain se réfèrent, ce qui nous importe prioritairement ici, c'est de localiser les festivités analysées dans un ensemble géographique pertinent, afin de pouvoir contextualiser le propos en décrivant les données démographiques et socio-économiques significatives de cet ensemble.

Au vu de la localisation des différents villages arpentés dans le cadre de ce travail, pour observer des festivités ou réaliser des entretiens, nous avons estimé d'une première manière que nous travaillions sur le Hainaut occidental. D'emblée, il faut préciser qu'il s'agit d'une construction analytique ; à aucun moment, nous n'avons rencontré sur le terrain des acteurs qui nous disaient participer ou organiser « une fête de village appartenant au marché plus vaste des festivités rurales du Hainaut occidental »49(*). Cela ne nous semble pas pour autant être problématique, dans la mesure où nous n'entendons pas réaliser un catalogue exhaustif de l'ensemble des fêtes de la région, pas plus que nous ne voulons tenter de dégager une essence de ce que serait une « fête rurale typique du Hainaut Occidental » - cela serait vain, du reste, tant il est vrai que ces fêtes comportent des formes variées, comme nous le verrons.

Le critère décisif qui nous a finalement amené à prendre cette région comme espace d'analyse n'est pas tant la dispersion des villages que nous avons parcourus (et la nécessité de trouver un ensemble géographique qui les regroupe tous), mais bien le fait que le Hainaut occidental semble constituer le marché pertinent dans lequel se meuvent les fêtes. Nous reviendrons plus en profondeur dans la suite de ce travail sur ce concept de « marché des fêtes ». Néanmoins, il est utile d'expliquer ici brièvement ce qu'il faut comprendre par là.

Les fêtes rurales du Hainaut occidental sont en concurrence sur un marché plus ou moins étendu auquel correspond un public. L'analogie du marché permet ici de souligner la nécessité d'appréhender ces fêtes comme faisant partie d'un tout, dans lequel elles se positionnent et prennent sens. Ce marché n'a pas qu'une existence abstraite : s'il est une catégorie analytique qui permet au chercheur de conceptualiser les relations qu'entretiennent différentes festivités, il prend aussi un contenu concret dans la mesure où il est possible d'identifier un territoire de référence, un marché pertinent dans lequel les fêtes se positionnent les unes par rapport aux autres dans une relation de concurrence. Dans notre cas, le Hainaut occidental semble être l'étendue géographique qui remplit cette fonction. Ceci vaut pour la production de ces fêtes, mais également pour leur consommation : cette région est également l'espace dans lequel se meuvent les consommateurs, qui, par leurs choix, mettent en comparaison les fêtes de la région et renforcent le marché en présence. C'est l'existence de cette structure qui nous amène à prendre le Hainaut occidental comme région de référence. Nous allons maintenant en faire une brève présentation afin, comme nous l'avons dit, de contextualiser notre propos.

Présentation de la région

Le Hainaut occidental se situe dans la partie ouest de la province du Hainaut. Il est composé des arrondissements de Tournai, Ath et Mouscron, et de la commune de Lessines, auxquels sont parfois ajoutées deux communes de l'arrondissement de Soignies, ce qui porte à vingt-trois le nombre de communes le constituant50(*). La région a une superficie de 1 378 km² et sa population est de 325 000 habitants51(*).

La carte ci-dessous montre l'étendue du Hainaut occidental dans la province du Hainaut.

Figure 1 : le Hainaut occidental52(*).

Les données socio-économiques récentes de la région sont difficilement accessibles et n'ont pas fait l'objet, à notre connaissance, de synthèse récente. Nous sommes cependant en mesure de cerner les spécificités globales du Hainaut occidental par rapport au Hainaut et à la Région Wallonne.

Le taux de chômage de la région est proche de celui de la Région Wallonne : en juin 2005, ce taux, pour les arrondissements d'Ath, Mouscron et Tournai, était respectivement de 22,3%, 20,1% et 21,8%, quand le taux de chômage de la Région wallonne était de 21%53(*). Ces trois arrondissements permettent d'obtenir une bonne appréciation du taux de chômage du Hainaut occidental, puisqu'ils regroupent 20 communes sur les 23 qui le composent. En matière de chômage, la région est donc proche de la Région Wallonne et se distingue de sa province, le Hainaut, qui connaissait un taux de chômage de 25,1 % en juin 2005. Ce taux est lié à des pics de chômage dans les arrondissements de Charleroi (27,7 %) et Mons (28,8 %), durement touchés par les crises du charbon et de l'acier. Le Hainaut occidental n'a pas développé son industrie autour de ces deux ressources et connaît donc un destin différent.

La place importante de l'agriculture dans le paysage économique du Hainaut occidental est un fait à souligner. S'il n'est pas possible d'obtenir des chiffres donnant la répartition des travailleurs entre les secteurs d'activités économiques, il apparaît que l'agriculture et l'industrie agroalimentaire y ont un poids économique important, supérieur à la moyenne hennuyère, l'arrondissement d'Ath étant celui où cette tendance est la plus prononcée. Les différentes sources que nous avons consultées pour obtenir des informations sur le Hainaut occidental mettent toutes en avant, d'une manière ou d'une autre, le caractère rural de cet ensemble géographique, « [région] limoneuse et fertile dont la qualité des sols et de l'environnement a permis le développement d'une longue tradition de production agricole et horticole »54(*). Contrairement aux régions voisines du Centre et du Borinage, le Hainaut occidental ne s'est pas industrialisé à partir d'un sol riche en houille, ce qui peut contribuer à expliquer sa situation économique moins défavorable à l'heure actuelle.

Par ailleurs, le Hainaut occidental est caractérisé par un habitat rural important ; il est constitué d'un maillage de petites villes de quelques milliers d'habitants (Ath, Leuze-en-Hainaut, Péruwelz, Antoing) qui sont au centre de communes étendues rassemblant un nombre important de villages. Ce maillage de petites villes permet l'existence d'un habitat rural peu isolé, un village n'étant jamais loin d'un petit centre urbain. La région ne comporte pas de grande agglomération, comme Charleroi peut l'être pour le Hainaut oriental : la plus grande ville est Tournai, avec 35 000 habitants.

La commune de Tournai constitue d'ailleurs la parfaite illustration du caractère rural du Hainaut occidental. Depuis la fusion des communes de 1977, c'est la plus grande commune de Belgique en superficie (21 375 ha) et également celle qui compte le plus d'entités (30 anciennes communes). La commune a estimé à 20 000 le nombre de personnes habitant dans les villages éligibles pour le Plan Communal de Développement Rural (en excluant une partie des villages périurbains)55(*). La commune au sens large comptabilise par ailleurs 67 476 habitants56(*), ce qui signifie que près de 30 % de sa population réside en zone rurale. La ruralité dans le Tournaisis, et d'une façon plus globale dans le Hainaut occidental, est donc loin d'être un épiphénomène - elle constitue au contraire une caractéristique centrale de cette région.

La croissance démographique des villages

Cette population rurale importante est en augmentation. Le rural du Hainaut occidental est un chantier permanent : de tous les villages que nous avons parcourus pour les besoins de ce travail, il n'en est pas un seul qui ne compte une ou plusieurs maisons récemment construites ou en cours de construction. Cette tendance n'est pas propre à la région qui nous intéresse : Bodson57(*) a souligné le même phénomène pour l'ensemble de Wallonie et Poncin58(*) l'a montré, chiffres à l'appui, pour la province du Luxembourg. L'exode rural est révolu et les campagnes sont désormais en croissance démographique. Pour illustrer cette réalité, nous avons réalisé un graphique montrant l'évolution de la population de l'ensemble des villages d'une commune du Hainaut occidental, Leuze-en-Hainaut, entre 1890 et 2004.

Figure 2 : Évolution démographique des villages de la commune de Leuze-en-Hainaut entre 1890 et 200459(*).

Le graphique montre que la majorité des villages de l'entité suit une même tendance : une baisse de population sur la période allant du début du siècle aux années 1970, avec un minimum généralement obtenu en 1977, pour connaître ensuite une augmentation de la population, jusqu'à nos jours. Le village de Gallaix (dernière courbe du graphique) en est l'illustration parfaite : en 1900, il comptait 308 habitants, nombre qui descend à 187 en 1950, pour atteindre son minimum en 1977, avec 138 habitants. Par la suite, la population réaugmente à 233 habitants en 2004. Il est frappant de constater que cette évolution n'est pas contingente et peut être généralisée à la majorité des villages de l'entité. Cette tendance peut être appliquée à l'ensemble du Hainaut occidental, où les minima de population ont été atteints dans les années 1970, pour ensuite réaugmenter de façon continue jusqu'à aujourd'hui. Il s'agit du phénomène de résidentialisation qui voit des populations nouvelles s'installer à la campagne, devenue aujourd'hui un cadre de vie prisé.

L'existence d'un sentiment d'appartenance à la région

Il nous semble important d'aborder un dernier point pour terminer cette brève présentation du Hainaut occidental. Nous l'avons dit plus haut, nous n'avons pas observé, dans le chef des différents acteurs des fêtes sur notre terrain, la référence à une région plus large que le village ou la commune, qui serait le Hainaut occidental. Cela ne veut pour autant pas dire que cette région ne peut pas être une entité qui fait sens, dans une certaine mesure. Deux faits importants, entre autres, laissent à penser qu'elle peut précisément être une catégorie opératoire.

Il y a, d'une part, l'intervention d'autorités extérieures sur le territoire de la région qui peut amener les individus à se percevoir comme habitant un même périmètre et partageant un destin commun. Ceci est d'ailleurs le cas de l'ensemble du Hainaut, dont la mauvaise santé économique permet de jouir de subsides extérieurs importants. Ainsi existe, par exemple, le programme « Objectif 1 Hainaut », financé par l'Union Européenne et la Région Wallonne, qui a pour but de soutenir le développement économique de la province. Ce genre d'initiative valorise le niveau local comme un « espace d'action et de gestion qui jouerait un rôle actif dans le développement, comme espace de mobilisation des ressources par rapport à un univers délocalisé de marchés économiques et de décisions politiques »60(*). Mormont montre comment la délocalisation des décisions peut, paradoxalement, renforcer le niveau local en le réinstaurant comme une catégorie qui fait sens. Dans le cas du Hainaut occidental, la région devient un espace d'action car c'est à ce niveau que les subsides sont disponibles - la décentralisation des décisions est ici visible dans le sens où le village ou la commune sont de plus en plus dépendants d'instances décisionnelles lointaines, comme la Région Wallonne et l'Europe, pour se gérer. Ceci implique la coordination des actions à un niveau régional, au-delà des particularismes locaux.

Pour apprécier complètement cette dynamique, il faut également prendre en compte le rôle joué par certains hommes politiques locaux, qui insistent sur « le caractère dynamique » du Hainaut occidental et les « nombreuses ressources » qu'il possède, soulignant alors la nécessité pour la région de « se prendre en main autour d'un projet collectif ». Finalement, l'intervention d'instances extérieures permet, d'une première manière, de donner un sens à la catégorie Hainaut occidental.

D'autre part, il semble possible d'identifier, en milieu rural, un sentiment d'appartenance à une région plutôt qu'à un village en particulier. Nous l'avons dit, le phénomène de résidentialisation est corollaire d'un nouveau rapport à l'espace rural, qui se vit désormais comme un cadre de vie. Dans ce contexte, le village dans lequel on habite est de moins en moins une entité qui fait sens et tend à devenir un village parmi d'autres. Il semble que dans le Hainaut occidental, cette logique d'appartenance à une région plutôt qu'à un village soit fortement présente. La logique d'installation de nombreux couples dans la région peut se décrire comme suit : les conjoints se décrivent tous deux comme étant « de la campagne », ayant habité dans leur jeunesse dans un village avec leurs parents. Pour eux, l'opposition ville-campagne est une véritable catégorie opératoire, et ils formulent un choix positif d'habiter à la campagne, pour une série de raisons qu'ils sont capables d'expliciter.

Bien souvent, ils n'habitent pas le même village que leurs parents mais un village de la région, choisi en fonction de considérations pratiques : la distance avec le lieu de travail et le lieu de scolarité des enfants, et surtout, l'état du marché immobilier au moment de la recherche du logement. Dans la majorité des cas, le couple va s'installer dans le village où il a repéré la maison ou le terrain à bâtir qui lui convenait - l'existence d'un lien préalable avec le village en question ne jouant que peu. Cette dynamique peut se répéter pour les membres d'une même famille, qui vont habiter non plus dans un même village, mais dans une même région, comme le montre cet extrait d'entretien :

« Euh, non, je vais dire, j'ai toute ma famille dans un rayon de... de 15 kilomètres quoi. Donc... oui, 15 kilomètres, c'est le plus loin, donc ça, c'est un de mes frères qui habite à Pipaix, j'ai un autre frère qui habite à Allain, mon père est au centre-ville et ma mère est à Havinnes. Donc c'est pas... je veux dire, c'est dans une région très proche. »61(*)

Les villages se sont ouverts, avec pour conséquence le passage du village à la région rurale comme entité de sens pour un nombre important de ruraux, comme le montrent Mormont et Mougenot62(*). Cela est d'autant plus vrai en Hainaut occidental où l'espace rural est ramassé : la densité de population y est sans comparaison avec certaines régions rurales françaises ou certaines parties de la province du Luxembourg. Les différents villages de la région sont très proches les uns des autres et fortement peuplés.

Si les villages de la région ont été un jour des ensembles fermés et auto-suffisants, ceci est donc loin d'être le cas à l'heure actuelle. La fusion des communes de 1977 a achevé de faire sauter les dernières frontières entre les villages, si bien que le rural du Hainaut occidental contemporain doit se percevoir comme une région, et non pas comme une addition de localités indépendantes. La mobilité à toute épreuve des ruraux y est pour quelque chose : combinée à un réseau routier dense et fonctionnel, elle permet d'affirmer qu'« on n'est jamais loin de rien ». Dans ce contexte, le choix d'un village ou d'un autre pour s'établir n'est pas crucial, puisque l'on peut rapidement rallier en voiture les différents villages de la région.

La région rurale devient, in fine, une entité qui fait sens pour un nombre important de ruraux. C'est un espace dans lequel se situent bien souvent famille, amis, travail et activités, et dans lequel on se déplace aisément.

Cette dimension du rural en Hainaut occidental ne doit pas être appréhendée d'une manière absolue. D'une part, il ne s'agit que d'une forme d'appartenance parmi d'autres, ne signifiant pas qu'il n'y a pas de ruraux qui se sentent appartenir en priorité à leur village plutôt qu'à une région. D'autre part, il est possible pour un individu de combiner un sentiment d'appartenance à son village et à sa région dans le même temps, à des niveaux différents.

II. LA FÊTE AU VILLAGE

2.1. Les différentes théories des fêtes rurales

Avant de pouvoir définir notre problématique et procéder à l'analyse de notre matériau, nous avons jugé nécessaire de présenter une synthèse des analyses importantes qui ont été produites sur les fêtes rurales. Nous allons en premier lieu effectuer un rapide survol des productions des sciences humaines sur la fête.

La fête sous l'oeil de la science

La fête, tout aussi spontanée et a-problématique qu'elle puisse paraître, n'en demeure pas moins un phénomène complexe63(*). L'anthropologie, dès ses débuts, s'est intéressée aux moments festifs dans les communautés qu'elle analysait. Les sciences humaines dans leur ensemble ont produit de nombreux écrits sur le thème. Nous nous contenterons ici de rappeler les principales dimensions de la fête mises en avant par cette production importante, en nous inspirant de la synthèse effectuée par Moreau et Sauvage64(*).

La fête permet, tout d'abord, de scander le temps et les saisons. Cretin scinde les fêtes occidentales en quatre temps : les fêtes du printemps et du renouveau ; les fêtes de la croissance et du mûrissement, qui se déroulent entre le 1er mai et la Saint-Jean ; les fêtes estivales et automnales, qui célèbrent l'abondance ; et enfin, les fêtes hivernales. Il est ainsi possible de lier de nombreuses fêtes à une période précise de l'année. Dans cette perspective, le temps est souvent décrit comme un balancier65(*) : il ne s'écoule pas d'une manière continue mais oscille tel un pendule qui s'arrête à intervalles réguliers pour mieux reprendre sa route. Les fêtes se situent à ces extrémités : moments hors du temps, elles constituent des évènements extraordinaires de la vie d'un collectif pendant lesquels le cours des choses est suspendu.

Les fêtes prennent également la forme de rites de passage, qui voient la communauté se rassembler pour célébrer l'accession d'une partie de ses membres à un nouveau statut. Le groupe se réunit parce que cette transition doit être socialement sanctionnée ; à travers l'acquisition d'un nouveau statut pour quelques individus, c'est tout le collectif et son mode de fonctionnement qui est célébré.

La fête, c'est aussi le moment de la transgression et de l'inversion des codes sociaux, pendant lequel les excès sont tolérés parce qu'ils s'inscrivent dans un cadre précis et limité. Le carnaval est l'illustration parfaite de cet aspect, dans la mesure où il est ce formidable moment de renversement des interdits : il constitue la licence absolue, l'exutoire de toutes les pulsions, une parenthèse du cours des choses qui permet, paradoxalement, de légitimer l'ordre social établi.

Moreau et Sauvage synthétisent ces différents aspects de la fête de la manière suivante :

« La fête est une des choses essentielles que les sociétés humaines ont inventée non seulement pour construire leur appartenance à une communauté de temps et de lieu - première fonction, sociale -, mais aussi pour leur permettre de s'exercer à la transgression afin de mieux se maîtriser - seconde fonction, émotionnelle. »66(*)

Cette formule comporte un aspect de la fête que nous n'avons, à dessein, pas encore abordé, à savoir sa fonction sociale ; la fête, c'est cet évènement crucial dans la vie d'un groupe qui lui permet de renforcer sa cohésion. La fête rassemble, elle permet aux individus de se percevoir comme appartenant à un groupe et de renouveler ce sentiment. Sa puissance réside dans cette capacité de réunion : au-delà des intérêts personnels, au-delà des tensions et des conflits, la fête rassemble un groupe, le fait exister et se percevoir comme un, en effectuant « une abolition temporaire des différences sociales ou des divergences politiques »67(*).

C'est cette dimension qui nous intéresse particulièrement dans le cadre de ce travail : comment une fête de village parvient-elle - ou pas - à créer un groupe villageois ? Nous reviendrons de manière plus systématique sur cette question dans notre problématique.

Il convient maintenant de passer en revue plusieurs interprétations qui ont été produites sur les fêtes rurales, afin de pouvoir nous positionner et construire une problématique qui prenne en compte l'état du champ dans lequel nous travaillons. Repartir des productions antérieures va ainsi nous permettre de nous inscrire dans une démarche cumulative.

Nous allons structurer cette présentation de la manière suivante : après avoir décrit la fête rurale classique, nous exposerons les productions de trois auteurs ou groupes d'auteurs : dans un premier temps, Champagne ainsi que Gervais, Jollivet et Tavernier ; viendront ensuite Bodson et Dibie ; et enfin, Fournier.

La fête rurale classique : la ducasse

La première approche à présenter concerne les fêtes du monde rural passé. Nous l'avons dit, la ruralité s'est radicalement transformée durant ces dernières décennies ; les fêtes rurales, inévitablement, ont suivi le mouvement. Il n'en reste pas moins intéressant de souligner les principales dimensions et les fonctions essentielles que pouvait remplir une fête dans un village relativement auto-suffisant, centré autour d'une culture paysanne et qui était le siège d'une véritable communauté villageoise. Dans ce village où le lien social est basé sur la ressemblance, les habitants développent une interconnaissance forte. Nous sommes en présence d'une sociabilité où la proximité spatiale entraîne nécessairement une proximité sociale : tout villageois va ainsi assurer qu'il « parle avec tout le monde ».

Ainsi décrit, le village donne l'impression d'être un havre de paix, où tous s'apprécient mutuellement. Nous avons montré, par ailleurs, comment les romans ruraux et régionalistes avaient véhiculé, en leur temps, une représentation idéalisée du monde rural en dépeignant précisément le village comme une communauté paisible et pacifiée. Une fois encore, il s'agit de ne pas être dupe : quand un villageois soutient qu'il « s'entend bien avec tout le monde », il énonce surtout une norme, qui lui permet de réaffirmer son appartenance au groupe, plutôt qu'une pratique effective68(*). Dans les faits, la communauté est évidemment sujette aux tensions. Il est impératif pour sa pérennité de ne pas voir ces tensions se transformer en conflits lancinants, étant donné que le village, en tant qu'institution totale, est incapable de gérer les conflits internes. Dans ce contexte, la fête a une dimension cruciale : elle a pour indispensable fonction de renforcer la cohésion du groupe villageois. En rassemblant les membres du village sur un mode festif, elle permet de refonder périodiquement la communauté, et l'empêche ainsi d'exploser. La ducasse, traditionnellement, consiste à fêter le saint patron de l'église, ce qui revient, pour le groupe villageois, à célébrer sa propre existence.

L'analyse de Champagne : les nouvelles fêtes de village comme lieu de domination de l'urbain sur un rural ouvert

L'analyse précédente ne peut être appliquée à un rural qui s'est ouvert et qui devient de plus en plus un espace d'hétérogénéité. Champagne, en 1977, a décrit les évolutions subies par la fête d'un village du département de la Mayenne dans son article La fête au village69(*). En l'associant avec Histoire de la France rurale70(*), nous disposons d'éléments intéressants pour décrire les traits caractéristiques qui différencient les fêtes rurales du début du XXème siècle de celles des années 1970. Il nous faut cependant utiliser ce matériau avec prudence dans le cadre de ce travail, et ce pour trois raisons : premièrement, ces deux analyses ont trente ans d'âge ; deuxièmement, elles portent sur le cas français ; et troisièmement - particulièrement dans le cas de Champagne - elles développent un discours nostalgique sur le passé et semblent « fâchées » avec la ruralité de leur temps.

Champagne comme les auteurs d'Histoire de la France rurale constatent la disparition de la fête de village traditionnelle que nous avons déjà évoquée. La fête patronale ou l'« assemblée communale » avait une dimension religieuse forte : elle était dédiée au saint patron de la paroisse (cf. supra) et, dans le cas décrit par Champagne, sa date était fixée en fonction du calendrier religieux. Cette fête rassemblait presque exclusivement les habitants du village : « essentiellement locale, [elle] laissait peu de place à l'extérieur »71(*). Parallèlement à ce grand moment festif, le village connaissait au cours de l'année d'autres manifestations liées plus spécifiquement au culte catholique (la Fête-Dieu, les Rogations) ou au monde paysan (les fêtes de la moisson et des vendanges). Ces fêtes perdent progressivement en ferveur au cours du XXème siècle et, dans bien des cas, disparaissent du calendrier villageois.

La disparition progressive de ces fêtes de type ancien, avec une dimension religieuse et paysanne forte, ne signifie pas que les villages ne connaissent plus de moments festifs72(*). La fête au village existe toujours, mais elle prend d'autres formes. Les auteurs lient cette évolution aux mutations qui affectent le rural dans sa globalité.

La mécanisation de l'agriculture, notamment, a libéré les paysans de la situation d'interdépendance dans laquelle ils se trouvaient. Les exploitations deviennent de plus en plus autonomes : il n'est par exemple plus nécessaire de faire appel à ses voisins pour les moissons, puisque la moissonneuse-batteuse remplace les nombreux bras auparavant requis.

L'école est également pointée du doigt - une fois de plus - par Champagne, avec l'implantation en dehors du village d'établissements scolaires divers, qui « [accélèrent] le processus de « dépaysannisation » des enfants de paysans pris en charge et socialisés par des institutions extérieures au groupe villageois »73(*).

Ces deux évolutions, parmi d'autres, mettent à mal la communauté villageoise, tant et si bien que l'existence d'un groupe paysan homogène avec une cohésion forte appartient de plus en plus au passé. L'autonomisation des exploitations agricoles, qui signifie la diminution des relations d'entraide, reflète à elle seule cette dynamique qui voit la famille prendre progressivement le pas sur le village74(*). De moins en moins, les villageois ont l'occasion de s'éprouver comme appartenant à un groupe basé sur une unité de condition. La diversification sociale du rural n'y est pas étrangère, en consacrant la fin de l'agriculture comme culture structurante des villages75(*).

Si la vie agricole, de par la mécanisation, est de moins en moins un cadre de vie sociale, il y en va de même pour la vie religieuse. Le curé perd progressivement du pouvoir dont il jouissait sur ses paroissiens, et si l'église reste spatialement au centre du village, la place symbolique qu'elle occupait dans la vie villageoise diminue. La messe du dimanche n'est plus ce « temps par excellence du rassemblement de la communauté »76(*), et la vie sociale se laïcise progressivement.

Dans ce contexte nouveau, la fête change de forme. Champagne nous livre ainsi une description précise de la nouvelle fête du village, en 1977. Cette dernière porte en elle l'existence d'un public : quand la fête ancienne voyait les villageois être à la fois acteurs et spectateurs de la manifestation (les jeux paysans, comme le mât de cocagne, illustrent la participation alors active des villageois), la fête nouvelle mouture prend désormais la forme d'un spectacle. Le défilé de majorettes et la course cycliste constituent des divertissements que l'on regarde - alors qu'auparavant les villageois « faisaient la fête », selon l'expression évocatrice que rappelle Champagne77(*) -, et ils mettent en scène une majorité d'individus extérieurs au village. La fête se professionnalise : la fanfare ainsi que l'orchestre qui anime le bal ne sont plus composés de villageois amateurs, mais d'étrangers, dont c'est le métier. Corollairement, la fête acquiert une dimension économique importante : d'une part, les professionnels exigent salaire, d'autre part, les villageois font payer le public pour les diverses activités, puisque celui-ci vient majoritairement de l'extérieur et qu'il ne s'agit plus d'un moment « entre soi ». Il en résulte qu'« on ne vient plus à la fête sans bourse délier »78(*). La fête devient ainsi un lieu de consommation où les flux d'argent sont importants.

Nos deux références pointent de concert l'importance prise par le bal, considérée comme emblématique des transformations qui affectent les fêtes rurales. Attirant une population jeune issue de la région, le bal a une coloration « citadine » bien plus que paysanne, que ce soit au travers de la musique diffusée et des danses qui y sont associées, ou dans l'habillement des jeunes gens qui s'y rendent. Pour les auteurs, il symbolise l'ouverture du village au monde extérieur, ouverture qui voit le groupe villageois subir une invasion culturelle contre laquelle il est démuni. Champagne synthétise la forme prise par cette nouvelle fête de village avec un propos désenchanté, en phase avec sa position globale par rapport au rural, qu'il appréhende à partir de ce qu'il n'est plus. L'extrait suivant illustre bien cette tendance qui consiste à évaluer le présent à partir du passé :

« Cette fête « moderne » et standardisée, fête pour les autres plus que fête de la commune, est la négation de la fête ancienne dans la mesure où tout ce qui faisait la spécificité des valeurs paysannes se trouve éliminé au profit de la reconnaissance des valeurs urbaines sans doute diffusées par la télévision qui conduit à séparer de façon rigoureuse les spectateurs des acteurs et à confier à des professionnels le soin d'organiser les distractions. »79(*)

Champagne termine son article en évoquant les fêtes « à l'ancienne », qui constituent selon lui les moments où « la domination urbaine qui s'exerce sur le monde paysan » atteint son apogée. Mettant en scène les techniques paysannes révolues (moisson « à l'ancienne » avec battage au fléau, labour avec chevaux, « vieux métiers » du cordier, du vannier, etc.), ce genre de manifestation participe d'un mouvement plus large de folklorisation du passé. Champagne souligne la contradiction que portent ces fêtes, dans la mesure où, d'une part, les agriculteurs sont soumis à cette injonction de modernisation qui les enjoint de tirer un trait sur les pratiques « archaïques » du passé, alors que d'autre part, au nom de principes différents, une idéologie nostalgique magnifie un mode de vie paysan dépassé et invite les villageois à le mettre en scène. Pour lui, « il n'est pas de groupe social qui ait été soumis à des demandes aussi contradictoires »80(*). Il considère que ces fêtes à l'ancienne se distinguent des anciennes fêtes et sont à rattacher aux nouvelles fêtes de village, étant donné qu'elles prennent la forme d'un spectacle proposé à un public, majoritairement étranger au village :

« (...) il s'agit d'un spectacle, symbolisé par les barrières, par deux immenses parkings pour accueillir les 4 000 visiteurs qui viendront de toute la région et par le paiement d'un droit d'entrée ; si tout le village participe, c'est pour se donner à voir à un public extérieur à la commune. »81(*)

Réflexion intermédiaire : la fête et le rural, aux destins liés

L'évolution des fêtes de village jusqu'aux années 1970, eu égard au matériau qui a été utilisé, peut être synthétisée d'une manière très lapidaire : la fête s'est laïcisée, « dépaysannée » et ouverte à l'extérieur. Ces trois traits nous semblent toujours pertinents pour cerner les formes que prennent les fêtes rurales actuelles. In fine, la fête a suivi le destin de l'ensemble du rural, qui lui-même a fortement perdu sa dimension religieuse, sa dimension paysanne et son caractère auto-centré.

L'enseignement qu'il nous faut ici garder, c'est que le destin de la fête est intimement lié à celui du rural. La remarque peut sembler triviale et logique. Pourtant, dans l'enchaînement des différents points de ce travail, nous avons été amené à faire dans un premier temps un état des lieux du rural wallon, pour analyser dans un second de temps, l'évolution des fêtes rurales ; ce modus operandi pourrait laisser croire que fête et rural soient deux objets autonomes, appréhendables séparément. Il n'en est rien, et l'affirmer serait une erreur épistémologique majeure. Au contraire, tout est dans le tout, la fête est dans le rural et le rural est dans la fête. Parler du rural, c'est parler de la fête, tout comme la fête, comme nous l'avons expliqué en introduction, est en fait une porte d'entrée pour parler du rural. Elle n'est donc pas séparable de la totalité dans laquelle elle s'inscrit et prend sens, et ses transformations sont inévitablement liées aux transformations du rural. C'est pour cette raison que nous avons tenu à faire un état des lieux du rural, car c'est à partir de ce contexte que nous pourrons appréhender valablement la fête. Comme le dit Haudricourt, « n'importe quel objet, si vous l'étudiez correctement, toute la société vient avec »82(*). C'est l'ambition que nous nourrissons modestement à propos de la fête et de la ruralité.

Les nouvelles fêtes de village dans un contexte de rurbanité : l'apport de Bodson et Dibie

Si nous nous tournons à présent vers les travaux récents de Bodson83(*) et Dibie84(*), nous pouvons considérer les fêtes de village sous un autre angle. Dans le rural contemporain, devenu pour une majeure partie de ses habitants un espace résidentiel, de nouvelles formes de fêtes voient le jour. Les barbecues, brocantes et vide-greniers fleurissent dans les campagnes durant l'été. Ces festivités sous-tendent un rapport très contemporain à l'espace rural en tant que cadre de vie. La nouvelle sociabilité décrite par Bodson, qui requiert a priori une distance sociale dans laquelle peut être réintroduite, lors de moments particuliers, une certaine proximité, permet de comprendre la fonction de ces nouvelles fêtes. Il ne s'agit pas de ducasses au sens classique du terme, où le groupe villageois célèbrerait son existence et où chacun aurait l'occasion de renforcer son sentiment d'appartenance à une communauté ; les nouvelles fêtes ont perdu cette fonction identitaire cruciale, et ont désormais pour but d'amener de la chaleur et de la convivialité entre les habitants d'un même espace. Comme le formule Bodson, « la fête au village n'est plus un moment identitaire indispensable vécu sur le mode communautaire, mais c'est devenu un moment de sociabilité festive vécu sur le mode associatif. »85(*). Dans ce contexte, la fête s'intègre dans ce cadre de vie qu'est devenu le rural et doit contribuer à rendre ce cadre agréable et « sympa ».

Fournier et les fêtes thématiques

Fournier développe depuis plusieurs années une approche ethnologique des fêtes rurales en Provence. Même si son terrain est différent du nôtre, la proximité de ses propos avec nos intérêts et leur caractère actuel nous amène à considérer son travail avec attention. Ce dernier propose une typologie des fêtes rurales en Provence86(*), typologie que nous allons brièvement présenter, car nous allons nous en inspirer pour la suite de notre travail.

Cette classification présente comme premier type les fêtes votives, qui peuvent être assimilées aux ducasses « traditionnelles » du Nord de la France et de la Wallonie. Présentant à l'origine une dimension religieuse forte, ces fêtes se sont progressivement laïcisées. Elles sont centrées principalement sur les jeunes du village, et jouent le rôle classique de renforcer la cohésion d'un groupe et d'entretenir un sentiment d'appartenance. Peu tournées vers l'extérieur, elles rassemblent une population essentiellement locale qui trouve là l'occasion de se retrouver « entre soi ». Ces fêtes sont le théâtre de transgressions en tous genres, rejoignant ainsi une des dimensions classiques de la fête évoquée plus haut : les fêtes votives sont celles de tous les excès, alcooliques, alimentaires, sexuels, sonores, autant de transgressions à travers lesquelles le groupe se célèbre.

Les fêtes de confréries constituent un deuxième type de festivités. Présentant un caractère beaucoup plus ritualisé que les fêtes votives, elles prennent généralement la forme de processions, comme les « fêtes à charrettes »87(*). Les confréries regroupent certains villageois qui entendent perpétuer une tradition, en revêtant les costumes d'antan et en jouant les musiques d'époque. Ces fêtes ont un programme assez rigide et formalisé : nourrissant une ambition d'authenticité, elles se plient aux exigences de la tradition plutôt qu'à celles du public.

Le troisième et dernier type de fête nous intéresse particulièrement. Il comporte en effet de nombreuses similitudes avec une fête du Hainaut occidental que nous avons analysée88(*). Ce troisième type regroupe les fêtes thématiques89(*), nouvelles fêtes qui se sont développées depuis les années 1970 en Provence. Comme leur nom l'indique, elles sont organisées autour d'un thème, touchant aux produits du terroir (l'olive, le foin, la pomme), aux métiers anciens, aux animaux domestiques (le cheval, le chien) ou à la culture régionale. Tout un week-end d'animations, dont le village est le support, est organisé autour de ce thème. Contrairement aux fêtes votives et aux fêtes de confréries, la fête n'a ici pas de sens sans public. Elle prend au contraire la forme d'un spectacle reposant fondamentalement sur la venue d'une assistance extérieure, ce qui n'est pas sans rappeler les nouvelles fêtes de village décrites par Champagne.

Une des caractéristiques majeures qui distinguent ces fêtes des autres festivités est la dynamique de distanciation qu'elles sous-tendent. Cette prise de distance est un phénomène relativement récent qui renvoie à « la constitution d'un regard extérieur sur les cultures locales et à la capacité pour les acteurs de ces cultures de proposer une image d'eux-mêmes à un public extérieur »90(*). Cette objectivation de soi et de sa propre culture est identifiée par Fournier comme se développant à partir des années 1970. Pour lui, l'ouverture progressive des villages à partir de cette époque est corollaire du développement des fêtes thématiques. Dans sa traduction d'un article de Boissevain, Fournier avance de nouvelles explications au regain d'intérêt pour les fêtes rurales :

« (...) dans les années 1970, plusieurs éléments ont contribué à un changement d'attitude à l'égard des fêtes publiques : migrations, industrialisation, déconfessionnalisation, explosion des média, démocratisation, et tourisme. Les travaux du Club de Rome sur les limites de la croissance (1972), le livre de Schumacher Small is Beautiful (1973), le concept de « qualité de vie » ont ravivé l'intérêt pour un genre de vie rural et centré sur les communautés traditionnelles. »91(*)

Fournier ajoute, dans le même article, que « la présence d'étrangers a rendu les populations locales conscientes de leur identité »92(*). Cet extrait nous amène à faire le parallèle avec notre terrain où la période des années 1970 constitue également un moment-clé. D'une part, comme nous l'avons déjà dit, cette date marque la fin de l'exode rural et voit la population des villages du Hainaut occidental réaugmenter. D'autre part, c'est à ce moment que les festivités rurales sous leur forme actuelle voient le jour : les « comités de fêtes » rencontrés sur le terrain ont systématiquement été créés dans les années 1970 ou plus tard, si bien qu'il n'y a pas, à notre connaissance, de fête rurale majeure de la région qui puisse se targuer d'avoir plus de quarante ans d'âge. L'hypothèse de Fournier nous semble ici applicable : à partir de 1970, l'ouverture de plus en plus grande des villages à l'extérieur, accompagnée de l'arrivée massive d'étrangers, les néo-ruraux, a pu amener certains acteurs à prendre conscience de leur identité, à vouloir peut-être la défendre contre une menace, et à mettre sur pied des fêtes thématiques, caractéristiques de cette distanciation93(*).

Restent maintenant à passer en revue les principales caractéristiques de ces fêtes thématiques. La fête rurale classique n'était pas organisée en fonction d'un public extérieur ; les fêtes thématiques, à l'inverse, sont des spectacles. La fête classique, en outre, et particulièrement les fêtes de confréries, présentent un programme relativement strict et inchangé au cours des ans : leurs acteurs doivent reproduire, d'une manière codifiée, des activités et des gestes précis. La fête thématique, quant à elle, est construite de toutes pièces. Elle se caractérise par une offre très diversifiée d'activités qui prennent place dans l'espace du village. La fête est un véritable festival, où le public doit nécessairement faire un choix dans un programme éclectique : il n'est pas possible d'assister à tout, étant donné que plusieurs animations se déroulent au même moment à différents endroits du village. Cette offre variée répond à la volonté des organisateurs de toucher un public aussi large que possible, entre les villageois de souche, les néo-ruraux et les touristes ; elle fait écho, in fine, à la situation de mixité sociale du rural contemporain.

Ainsi, la fête rurale classique avait pour fonction le ressourcement périodique du groupe villageois. Durant les dernières décennies, les cultures locales, de par leur ouverture, ont été amenées à s'objectiver et à se mettre en scène. Cette réflexivité des villageois est le résultat d'une « prise de conscience progressive de la valeur « exotique » de tout rituel festif aux yeux d'un public extérieur »94(*). Les acteurs locaux perçoivent ainsi l'existence d'un marché « porteur », sur lequel il est possible de susciter une demande. Cette ouverture au monde extérieur n'est paradoxalement pas une menace pour l'identité du groupe, et constitue au contraire le support de cette identité. La fête, qui est objectivée par la communauté qui l'organise, devient la vitrine du groupe. Cette distanciation est rendue possible par la professionnalisation de son organisation, que Champagne avait déjà décrite, qui la voit être de moins en moins l'expression spontanée et naturelle d'un groupe pour devenir un objet à construire.

Ces fêtes thématiques, telles qu'elles ont été décrites, sont particulièrement intéressantes dans la mesure où elles traduisent un nouveau rapport à soi et à son espace, et présentent, comme nous le verrons par la suite, de nombreuses similitudes avec un nombre important de fêtes rurales nouvelles en Hainaut occidental.

2.2. Problématique

Pour exposer notre problématique, nous allons repartir du cheminement personnel qui est à l'origine de ce travail.

Des fêtes vivaces... dans un espace mort ?

Ce mémoire est parti, initialement, d'un constat personnel portant sur la vivacité des fêtes de village dans notre région. Cette observation se base sur les fêtes d'été, que l'on appelle « les chapiteaux » (cf. infra). On peut parler à leur sujet d'une véritable saison, comme on parle d'une saison de Formule 1 ou de football : pendant une période définie de l'année (d'avril à octobre), la même forme de festivités se produit chaque week-end, chaque village ou presque de la région organisant ainsi sa fête. Chaque année, la saison se réitère et les organisateurs comme le public sont présents avec une régularité impressionnante. Ce caractère répétitif est ainsi d'application à la fois à l'intérieur de la saison, d'un week-end à l'autre, et entre les saisons elles-mêmes. Chaque village conserve en effet la même date de festivités d'une année à l'autre (par exemple, « le troisième week-end de juillet ») pour fidéliser un public. Dans ce qui constitue véritablement un marché, nous le verrons, l'enjeu, pour les organisateurs de ces festivités, est d'introduire de la différence tout en restant dans le même. Autrement dit, il s'agit de se différencier, de proposer les nouveautés qui sont susceptibles de faire la différence par rapport aux voisins, tout en restant dans un même registre, dans une même forme de fête, afin que la comparaison soit toujours possible - il ne s'agit pas de se trouver « hors jeu ».

Chaque année, c'est la même pièce qui se rejoue : la valse des chapiteaux reprend ses droits. On ressort les panneaux publicitaires de l'année précédente, on modifie la date (« 15-16-17 août » devient ainsi « 14-15-16 août ») et on les plante le long des nationales et près des carrefours. Chaque week-end, ce sont parfois jusqu'à cinq villages de la région qui organisent simultanément leur chapiteau. Chaque jeudi et vendredi, la presse locale annonce les festivités ; chaque lundi, un compte-rendu du week-end est publié. L'affluence lors de ces fêtes est considérable, les villages accueillant ainsi plusieurs milliers de personnes sur un week-end. Au final, ces fêtes rythment l'été de la région, à tout le moins l'été « rural », et constituent un véritable fait social95(*).

Cette observation, si elle semble anodine, est en réalité frappante. Elle entre en contradiction avec une représentation ambiante du rural comme un espace en perte de vitesse. C'est ce paradoxe apparent qui nous a poussés à entreprendre un mémoire sur ces fêtes. En effet, si l'on consulte certains écrits, si l'on écoute certains acteurs du monde rural, force est de constater qu'une certaine image de ce monde circule - une représentation de la ruralité comme essoufflée, comme un mode de vie autrefois glorieux qui n'est plus ce qu'il était.

L'agriculture est en profonde restructuration depuis plusieurs décennies. Le formidable mouvement de concentration des exploitations qu'elle connaît est corollaire d'une diminution structurelle et constante du nombre d'agriculteurs. Parallèlement à cette mutation structurelle difficile à vivre, les agriculteurs ont récemment dû faire face à un certain nombre de crises du secteur alimentaire (dioxine, vache folle, grippe aviaire), qui ont terni leur image sociale. Ces facteurs conjugués expliquent pourquoi ce corps professionnel traverse une véritable crise identitaire96(*). Lorsqu'ils s'expriment, ces acteurs dépeignent leur espace comme morose et vide. Selon leur discours, les campagnes sont désenchantées, le rural est mort et les villages sont devenus des « dortoirs ».

Ce discours désabusé ne peut être pensé indépendamment de la crise identitaire ci-dessus évoquée. Le rural d'antan, les agriculteurs l'associent à la prospérité passée, éventuellement mythifiée. Fâchés avec leur temps, ils considèrent la ruralité contemporaine de façon péjorative, en l'identifiant comme responsable des maux qui les affectent. Il en est ainsi parce que l'ouverture des villages à des populations nouvelles a remis en question la place centrale qu'y occupaient les agriculteurs, qui sont désormais obligés de composer avec des utilisateurs qui entretiennent un rapport différent à l'espace rural. L'émergence du rural comme un cadre de vie, chez ces nouveaux habitants, est en réalité synonyme de conflits et de concessions en perspective pour les agriculteurs, dans un contexte de cohabitation difficile. Il est fort probable d'ailleurs que ces derniers soient les colporteurs les plus dévoués d'une idéalisation du rural passé, telle que nous l'avons décrite supra.

Une représentation des villages comme vides et désenchantés peut donc être portée par certains agriculteurs. Cependant, cette position ne constitue pas un diagnostic complet et correct de la ruralité actuelle : aux individus qui tiennent ce discours, il faudrait spécifier que ce n'est pas parce que leur rural est mort que, pour autant, le rural serait mort. Il est essentiel de garder cette idée à l'esprit et de se départir d'une vision du rural comme étant un monde exclusivement agricole. Le rural n'est plus que cela, il est plus que cela. Les campagnes constituent désormais le cadre de vie de nouvelles populations qui ne sont pas en lien avec l'agriculture, et pour qui la ruralité est l'objet d'un choix de vie positif. Si l'on interroge ces personnes, ces dernières vont soutenir, au contraire, qu'il y a de la vie dans les villages, et vont se situer bien loin du discours analysé ci-dessus. Tout comme l'ouverture des villages à des populations nouvelles n'entraîne pas nécessairement que ces derniers deviennent des dortoirs97(*), dans le cadre des fêtes de village, il ne faudrait pas considérer que le déclin de la fête rurale classique présentant une dimension agricole forte signifie qu'il n'y a plus, pour autant, de fêtes rurales.

Une des visées de ce mémoire sera de sortir de ce paradoxe trompeur : montrer, via une description des fêtes de village, que le rural n'est pas un espace vide et mort, en allant à contre-courant d'une certaine représentation fréquente de ce monde. Cela ne sera possible qu'en adoptant un point de vue adapté, c'est-à-dire qui prend acte des transformations récentes de cet espace pour le décrire comme un monde qui n'est plus exclusivement agricole.

Notre problématique : dégager les dynamiques d'appartenance au travers des fêtes

Après avoir décrit le cheminement intellectuel qui est à la base de ce travail, il convient maintenant d'expliciter notre problématique à proprement parler, en présentant les dimensions des fêtes de village qui nous intéressent et la question que nous désirerions approfondir.

Certains auteurs, comme Bodson et Dibie, ou encore Fournier, décrivent les nouvelles fêtes de village. Ces festivités sont liées à une sociabilité élective, qui s'inscrit dans un rapport à l'espace rural comme un cadre de vie. Plus conviviales qu'identitaires, elles ont pour but de rendre ce cadre « sympa » et chaleureux, et ne constituent plus un moment crucial par lequel les villageois réaffirment leur appartenance à un groupe. Bodson parle ainsi des brocantes et des barbecues, Dibie décrit les vide-greniers et Fournier met l'accent sur les fêtes thématiques. Ces différentes illustrations convergent vers un même constat : l'appartenance ne fonctionne plus comme un principe transversal qui permettrait d'expliquer toutes les pratiques festives rurales98(*).

Pour autant, ces nouvelles fêtes, et les trois auteurs cités le soulignent, ne constituent pas l'ensemble des fêtes rurales. Elles coexistent avec des festivités présentant une forme plus classique, sans rendre ces dernières « obsolètes ». Comme le dit Fournier à propos des fêtes thématiques :

« Plus ouvertes, plus éclectiques et plus hétérogènes que par le passé, ces fêtes [thématiques] ont pourtant du mal à concurrencer ou à remplacer les fêtes construites selon les modèles anciens, qui continuent à exister parallèlement. Ainsi, les nouvelles fêtes locales, avec leurs prétextes thématiques et leurs fonctions nouvelles, renforcent le paysage festif plus qu'elles ne le bouleversent vraiment. »99(*)

Ces nouvelles fêtes donc ne constituent donc qu'un pan du paysage festif rural. C'est précisément ce qui nous avait interpellé à l'origine : les chapiteaux du Hainaut occidental, si présents et vivaces, ne correspondent pas à cette catégorie de nouvelles fêtes. Certes, ils attirent un nombre considérable de personnes extérieures au village, comme le font les brocantes ou les fêtes thématiques. Mais ils s'apparentent moins à un spectacle proposé à un public, dans le sens où la forme des activités implique bien souvent la participation des personnes présentes. Pour reprendre Champagne, dans un chapiteau, les villageois « font la fête », à proprement parler. La logique de ces manifestations semble donc se rattacher plus difficilement à un rapport distancié au rural comme cadre de vie.

Ceci permet de formuler l'hypothèse suivante : si l'on ne peut plus appréhender le rapport de tous les ruraux à leur espace uniquement en termes d'appartenance, il n'en demeure pas moins que ce principe est toujours d'application, dans une certaine mesure, et reste une clé de lecture indispensable pour comprendre la relation qui se joue entre un individu et l'espace qui l'entoure. Pour autant, il faut se départir d'une vision classique de l'appartenance, telle qu'elle se jouait dans un rural passé. Les chapiteaux du Hainaut occidental ne sont pas des manifestations passéistes et rétrogrades, mises en place par des personnes âgées ou des agriculteurs soucieux de retrouver la communauté villageoise du passé ; ce sont au contraire des évènements modernes, portés par une population jeune et dynamique, et proposant des activités contemporaines.

Nous voudrions donc, à travers ce travail, nous intéresser à la place et au statut des logiques d'appartenance dans un contexte de rural recomposé. Une telle démarche va quelque peu à contre-courant des analyses récentes sur la ruralité, qui s'intéressent plutôt à l'ouverture des villages à des populations porteuses d'un nouveau rapport à l'espace. Nous posons ici comme hypothèse que l'appartenance reste un principe toujours d'actualité, bien qu'elle prenne désormais des formes nouvelles. Nous ne cherchons pas en effet à retrouver les vestiges d'appartenance classique, telle qu'on pouvait la trouver dans un rural fermé et homogène du début du XXème siècle. Dans ce contexte se développait un rapport total d'identification de tout un groupe à un espace très local, le village, en tant qu'enveloppe de vie qui fournissait tout à chacun de ses membres (femme/mari, travail, logement, relations sociales, loisirs, etc.). Nous pensons que l'appartenance, comme la fête, a suivi le destin du rural, et s'est transformée. Elle doit nécessairement, au vu des mutations radicales qui ont frappé cet espace, revêtir de nouvelles formes, que nous entendons mettre à jour. Il s'agit donc pour nous de prendre acte de ces transformations pour livrer un diagnostic actualisé des mécanismes d'appartenance dans un rural métamorphosé.

La plus-value de ce travail, à notre sens, réside dans cette réactualisation de la question de l'appartenance en milieu rural. On ne peut faire l'économie, selon nous, de cette question, dans la mesure où l'appartenance n'a pas disparu du monde rural. Cette appartenance, nous entendons l'examiner non seulement chez les ruraux de souche (habitant le village depuis toujours ou presque, et se revendiquant comme tels), mais également chez les néo-ruraux, arrivés depuis peu au village. Comment, à l'heure actuelle, un tel sentiment peut se développer chez les catégories diverses de personnes qui habitent un village et quel contenu ce sentiment recouvre-t-il ? Comment dans un rural recomposé, les acteurs peuvent se sentir appartenir à un groupe, pour mener éventuellement une action collective ? Comment se crée et se manifeste une identité collective ?

Pour répondre à ces questions, le recours à la fête est des plus appropriés, puisque cette dernière est justement ce moment privilégié où se construit un groupe. À bien y regarder, la fête peut être appréhendée comme un account, au sens ethnométhodologique. Elle n'est pas seulement le révélateur, l'occasion pour un groupe de constater sa cohésion ; en rendant compte, en célébrant le village par exemple, la fête, simultanément, crée et fait exister son objet. C'est en fêtant le village que celui-ci devient une entité qui fait sens. Il n'y a pas de rapport d'extériorité possible de la fête à la communauté qu'elle célèbre. La fête est donc cette occasion privilégiée au cours de laquelle est créé, dans une dialectique singulière de révélation-création, un sentiment d'appartenance. Cela est d'autant plus vrai dans la mesure où la fête est ce moment de liesse presque magique qui emporte et pendant lequel tout semble possible. L'espace d'un temps, tous les espoirs sont permis, toutes les promesses sont faites, parce que les participants se sentent, plus que jamais, appartenir à un groupe. Les sentiments et croyances sont décuplés, et la confiance envers le groupe, son existence et son bien-fondé sont à leur paroxysme.

Nous posons pour hypothèse que les fêtes rurales contemporaines, y compris les nouvelles fêtes, porteuses d'un rapport bien moins identitaire à l'espace, font plus qu'uniquement « introduire de la proximité dans de la distance requise »100(*). Elles comportent toujours une fonction sociale de rassemblement, comme Fournier le montre, et même plus, elles constituent un moment essentiel dans la construction d'un sentiment d'appartenance à un groupe. Loin d'être devenues des évènements sans enjeu, les fêtes demeurent cruciales pour le monde rural qui est, aujourd'hui plus que jamais, un espace d'hétérogénéité. Or, rappelons-nous l'une des caractéristiques qui fait la force de la fête, évoquée supra : la fête est cet espace-temps qui parvient à transcender les conflits et les divergences pour rassembler un groupe et le faire exister. Cette mise entre parenthèses des différences est encore plus cruciale dans le cas de la ruralité contemporaine, caractérisée par une situation de mixité sociale ; dans ce contexte, la fête joue le rôle de « liant culturel pour fédérer des populations d'origines différentes », comme le formule Fournier101(*). En dépassant les intérêts parfois contradictoires des différents utilisateurs de cet espace, la fête est capable de fédérer un groupe. C'est toute la magie et la complexité d'une dynamique sociale qui est capable de créer du même à partir du différent.

Pour réactualiser la question de l'appartenance en partant de la fête, nous allons utiliser la forme comme outil d'analyse. Pour ce faire, nous nous inspirons de la sociologie formale de Simmel102(*) et des transpositions qui en ont été réalisées en sociologie de l'espace par Ledrut103(*) et Bodson104(*). Nous allons tenter de dégager les formes que prennent les fêtes rurales que nous allons analyser.

La mode, par exemple, est une forme sociale selon Simmel : son contenu - les différents styles vestimentaires en vogue à une époque donnée - change continuellement, mais sa forme reste la même. Elle remplit toujours cette double fonction d'association-distinction, en permettant à un individu de se rattacher à ses pairs tout en isolant ce groupe vis-à-vis de l'extérieur. Elle instaure le même et le différent, et par là, participe à la mise en ordre du monde social. Cette fonction, la mode la remplit continuellement, indépendamment de ses contenus particuliers temporaires105(*).

Dégager les formes des fêtes de village, c'est finalement s'attacher moins aux activités proposées lors de ces fêtes pour leur caractère singulier - la question du thème d'une exposition, qu'il s'agisse de moulins ou d'icônes, n'est pas cruciale en soi - qu'en ce qu'elles renvoient à une logique, un principe global, indépendamment des variations de contenu - le fait d'organiser une exposition lors d'une fête de village, quel qu'en soit le thème, n'est pas anodin et se rattache à une forme spécifique. Cette explication ne doit pas faire perdre de vue que les formes ne sont pas des structures abstraites et que, comme le souligne Bodson, « forme et contenu sont indissociables et les deux se construisent conjointement »106(*). Les formes font partie intégrante de l'univers quotidien qu'elles structurent.

Pour tenter de cerner les formes d'une fête, nous allons nous intéresser à de multiples éléments : quelles personnes y sont présentes ? S'agit-il d'une partie du village, de l'ensemble de sa population, de personnes extérieures principalement ? S'agit-il d'un public, qui assiste à une fête-spectacle composée d'animations, ou s'agit-il d'acteurs à part entière, qui « font la fête » ? Autrement dit, quelle est la logique de rassemblement : identitaire ou conviviale ? Au niveau du profil des personnes présentes, s'agit-il de personnes appartenant au monde agricole, de néo-ruraux, de citadins ? Est-ce que la fête mélange différentes populations ? De quoi est composée la fête : d'activités à forte dimension agricole, ou religieuse, ou d'activités profanes présentant peu de références au monde paysan ? Ces activités présentent-elles un caractère rituel et formalisé, en référence à une tradition qu'il faut respecter, ou sont-elles plus « libres » ? Combien de temps dure la fête ? S'accompagne-t-elle de la consommation d'alcool, seul ou en groupe ? Quelle musique y est diffusée ? Quelle nourriture y est consommée ?

Ces questions pourraient se multiplier. Leurs réponses constituent autant d'indices qui nous permettent de cerner la forme d'une fête. Nous serons particulièrement attentif, dans le cadre de ce travail, à la place que prennent les logiques d'appartenance dans la forme de la fête. Cette forme renvoie toujours nécessairement à la forme spatiale et sociale du village : un village de 300 habitants avec une interconnaissance forte n'organisera pas la même fête qu'un village de 2 000 habitants présentant un fort habitat résidentiel. Nous allons ainsi tenter de montrer comment la fête s'inscrit dans la forme spatiale spécifique d'un village, en gardant à l'esprit que forme sociale et forme spatiale sont intimement liées.

Nous sommes maintenant en mesure de synthétiser la problématique qui nous intéresse dans le cadre de ce travail : nous voudrions montrer, dans les fêtes de village que nous allons analyser, la place que prennent les logiques d'appartenance et quelles nouvelles formes ces logiques peuvent revêtir. Nous pensons que la fête est un moment privilégié de création d'un sentiment d'identification à un groupe, et que cette question de l'appartenance constitue toujours un enjeu important dans les villages à l'heure actuelle. Pour mettre cela à jour, il est nécessaire de replacer la fête dans la forme sociale et spatiale dans laquelle elle s'inscrit, étant entendu que ces deux éléments sont intimement liés. Comme nous l'avons dit, la fête n'est pas un objet clos qui sera analysé pour lui-même ; ce moment extraordinaire de la vie quotidienne des ruraux constitue pour nous une porte d'entrée, un prisme à travers lequel transparaissent les formes que prend la sociabilité villageoise contemporaine. Nous espérons à travers ce travail être en mesure de traiter plus largement du rapport que les ruraux entretiennent à leur espace, en montrant dans quelle mesure le registre de l'appartenance est toujours présent dans ce rapport.

III. LES FÊTES RURALES EN HAINAUT OCCIDENTAL

3.1. Méthodologie

Une démarche ethnographique et ethnologique

La démarche qui a été la nôtre tout au long de ce travail est basée sur la distinction entre ethnographie et ethnologie proposée par Lévi-Strauss107(*).

Ce travail est, avant tout, le fruit d'une démarche ethnographique. Les réflexions qui le composent sont le résultat d'un travail conséquent sur le terrain. La récolte personnelle d'un matériau actuel a ainsi constitué, dès l'origine, une priorité. L'objectif que nous souhaitions atteindre, au terme de ce mémoire, était de livrer une description précise, hic et nunc, des fêtes de village en Hainaut occidental. On retrouvera ainsi, dans les deux parties du volet empirique, des passages relativement précis portant sur le déroulement de ces fêtes, sur le contenu de leurs programmes, sur le public drainé. Nous allons également raconter certains épisodes emblématiques de nos observations108(*). Nous avons enfin inséré à notre analyse des clichés pris sur le terrain, qui complèteront nos descriptions écrites et permettront, nous l'espérons, de saisir au mieux le matériau sur lequel nous nous basons. Nous estimons que nous ne pouvons faire l'économie d'une description fine, qui rendra notre interprétation plus fondée.

Tout ce travail de compte rendu s'inscrit dans une volonté de témoigner, proche de la démarche de Dibie109(*). Nous voulons présenter la ruralité contemporaine, décrire comment celle-ci se joue, concrètement, lors d'évènements particuliers. Ce travail minutieux, pour autant qu'il soit correctement effectué, constitue en soi un objet digne d'intérêt. Et si nous avons pu contribuer, fût-ce d'une manière minime, à enrichir les connaissances portant sur les fêtes rurales actuelles, nous considérerions alors déjà ce travail comme une réussite. Nous n'entendons donc pas élaborer une science éthérée ; loin de réaliser ici une oeuvre de théorie sociologique, nous avons voulu effectuer une recherche qui s'ancre dans le concret et fasse la part belle à l'empirie.

Pourtant, nous n'entendons pas nous arrêter à une simple ethnographie. À partir du matériau récolté, nous voulons dépasser le stade de la description pour arriver à mettre en oeuvre une ethnologie. Nos données n'ont pas été rassemblées uniquement dans une visée ethnographique, mais parce qu'elles vont nous permettre de confirmer ou d'infirmer les hypothèses émises dans notre problématique. À partir de ce matériau agencé en fonction de nos intérêts, nous allons procéder à un saut théorique pour pouvoir livrer une interprétation. C'est cette visée ethnologique qui nous importe le plus et qui va permettre à notre travail de se démarquer du statut de recueil de données pour constituer une véritable analyse, portant sur les nouveaux mécanismes d'appartenance en milieu rural.

Recueil du matériau

Il nous faut maintenant préciser sur quel matériau nous avons travaillé, et comment nous avons récolté celui-ci. D'une manière générale, nous avons voulu considérer les fêtes de village comme un fait social total, et ce faisant, nous avons essayé d'embrasser l'ensemble des sources d'informations disponibles à leur égard. Ceci s'apparente bien sûr plus à une « philosophie » de recherche qu'à un objectif effectivement réalisable, mais nous avons gardé cette conception à l'esprit tout au long de notre travail pour entretenir une position d'ouverture vis-à-vis de tout ce qui concernait, de près ou de loin, notre objet. Nous nous sommes ainsi intéressé à des sources multiples, en travaillant non seulement sur le matériau récolté expressément sur le terrain (observation directe et entretiens), mais également sur la presse locale qui, dans le cas de l'objet que nous avons choisi, constitue un véritable filon d'informations. Nous nous sommes également penché sur la publicité effectuée par les villages sur leur fête, et nous avons analysé sur les réactions et commentaires suscités par notre sujet de mémoire dans notre entourage, révélateurs précieux des représentations des fêtes de village. Nous avons eu à coeur de ne pas nous limiter au matériau récolté directement pour les besoins de la recherche, et de considérer toute information se rattachant à notre objet comme étant digne d'intérêt.

Dans ce foisonnement de sources, il nous faut décrire plus précisément le matériau direct sur lequel notre analyse s'appuie, à savoir les données recueillies sur notre terrain à l'aide d'observation directe et d'entretiens.

L'observation directe110(*) s'est imposée assez rapidement comme une méthode incontournable pour notre travail : il semble difficile, en effet, de traiter des fêtes sans assister personnellement à ces évènements. C'est ainsi que nous avons observé six fêtes111(*), accompagné de notre carnet de terrain. Nous y effectuions une première prise de notes, au cours et au terme de l'observation. Ce contenu, composé de descriptions de la fête et de premières réflexions, était ensuite retravaillé, pour laisser place à une démarche plus analytique. On retrouvera en annexe I (p. 127) un extrait de ce carnet de terrain, à titre d'exemple.

Pour compléter cette observation directe, nous avons procédé à plusieurs entretiens. Ces derniers, au nombre de douze, se sont insérés à divers stades de l'analyse. Nous avons ainsi procédé à plusieurs entretiens à caractère exploratoire, afin de récolter des informations sur notre sujet et pouvoir ainsi vérifier la pertinence de notre problématique. Par la suite, nous avons réalisé cinq entretiens à Thimougies et trois à Willaupuis (villages dont les festivités sont présentées infra), dans l'intention de compléter les observations directes effectuées dans ces villages. Il s'agissait alors de pousser plus loin l'analyse et d'obtenir des réponses à des questions suscitées par une première récolte de données. L'observation a ses avantages, mais l'entretien permet d'accéder à des informations qu'elle ne laisse pas filtrer. Les entretiens ainsi effectués étaient de type semi-directif112(*). Ce choix s'explique par le fait que nous possédions, avant d'aller sur le terrain, une problématique relativement définie. Nous avions ainsi des hypothèses que nous entendions explorer, ce qui nous a permis de réaliser un guide d'entretien. Ce guide restait assez souple, de sorte que, au-delà des questions précises que nous souhaitions poser, l'entretien ne se retrouve pas enfermé dans un cadre rigide. Ceci nous a permis de nous laisser altérer par notre terrain tout en respectant notre question théorique de départ.

Nous avons ainsi, pour chaque fête observée, mis en place un dispositif de récolte de matériau combinant observation directe et entretiens semi-directifs. Ce dispositif était à chaque fois propre au contexte observé ; le poids de l'une ou l'autre méthode de recueil variait en fonction de la situation. Nous nous sommes parfois limité à une observation directe, sans réaliser d'entretien. Ce fut le cas lors du carnaval de Basècles. La limite d'un tel dispositif réside dans le risque de surinterprétation : travaillant sur un matériau relativement réduit, nous avons alors été attentif à ne pas extrapoler et à mesurer la portée de nos conclusions.

La fête du village de Thimougies a fait l'objet d'un dispositif plus poussé. Parce que cette festivité nous semblait particulièrement intéressante au vu de nos intérêts de recherche, nous avons, en plus de l'observation directe des trois jours de fêtes, réalisé cinq entretiens avec les habitants du village et participé à des réunions de préparation de la fête. À plusieurs reprises, nous avons eu l'occasion d'avoir accès à ces moments particuliers pendant lesquels, « en interne », la fête se construit. Lors de ces séances de préparation, la fête était discutée, négociée, voire justifiée, lors d'éventuelles tensions ou conflits. Ce suivi - outre l'accès à de nombreuses informations qui n'auraient pas été disponibles lors d'une simple observation du moment de la fête - nous a permis de saisir la fête en train de se faire. Dans la foulée de ce contact privilégié avec les membres de l'ASBL organisatrice, nous avons eu l'occasion d'oeuvrer comme bénévole lors du week-end de fête. En travaillant à côté des villageois tout en conservant une position d'analyste, nous avons alors bénéficié d'une place de choix, en coulisses, pour observer le moment de la fête. Ce dispositif plus poussé, tout intéressant qu'il soit, comporte lui aussi ses limites. Alors que précédemment nous étions exposé au danger de la surinterprétation, nous avons dû dans ce cas-ci rester attentif à conserver une position d'analyse, et à ne pas nous faire coopter par notre terrain, en développant une trop grande familiarité avec celui-ci.

Après avoir détaillé les conditions du recueil de notre matériau, il convient de justifier l'unité d'analyse que nous avons choisie. Cette unité est une région, le Hainaut occidental. Plutôt que d'établir une monographie complète sur un village, en détaillant à l'excès les festivités qui y sont organisées, nous avons préféré travailler sur plusieurs villages au sein d'une même région. Ceci nous a permis d'avoir une vue d'ensemble des fêtes rurales en Hainaut occidental (cf. infra premier point de l'analyse) et de pouvoir procéder à une analyse comparée de ces fêtes (cf. infra deuxième point de l'analyse). Ce choix relève avant tout d'un souci de cohérence : nous avons souhaité prendre une unité d'analyse qui soit à la mesure de l'objet sur lequel nous travaillions. Lors de l'état des lieux de notre objet, nous avons ainsi décrit le rural comme un espace hétérogène et ouvert, dans lequel le village fait de moins en moins sens. Dans ce contexte, il était nécessaire de prendre une région comme unité d'analyse, au lieu d'un village, au risque de ne pas pouvoir saisir de nombreuses dynamiques.

C'est ainsi que nous avons pu conceptualiser l'existence d'un marché des fêtes à l'échelle du Hainaut occidental, chose qui n'aurait pas été possible si nous nous étions concentré exclusivement sur un village. Lorsque nous travaillions sur une festivité particulière, cette méthode nous a permis de cerner les connexions que le village organisateur entretient avec l'extérieur, et donc, le champ de relations dans lequel celui-ci s'inscrit113(*). Cette manière de procéder incite ainsi à mettre l'accent sur l'hétérogénéité du rural. Nous avons déjà abordé l'hétérogénéité intra-village (la mixité sociale), nous avons ici l'occasion d'insister sur l'hétérogénéité inter-villages : en travaillant simultanément sur plusieurs villages, nous aurons l'opportunité de constater leurs différences, parfois radicales.

Nous sommes ici loin d'une démarche culturaliste qui recherche le semblable (dégager, au travers d'une monographie, les valeurs qui fondent la culture commune du groupe villageois) ; la différence, au contraire, nous intéresse particulièrement parce qu'elle renvoie à l'une des caractéristiques centrales de notre objet. Pour toutes ces raisons, nous avons pris la région comme unité d'analyse. Ce faisant, notre démarche prend acte des transformations récentes du rural : puisque les villages ne sont plus des univers clos et homogènes, une analyse qui se veut cohérente ne peut se permettre de se limiter à l'un d'entre eux.

Rapport à notre objet

C'est en exposant la relation que nous entretenons avec notre objet que nous allons conclure cette partie méthodologique. Notre auto-positionnement constitue sans conteste une clé pour contextualiser notre analyse. Loin d'évacuer le rapport à notre objet en considérant que celui-ci n'a pas d'effet, il convient au contraire de le mobiliser et de l'ériger en ressource pour l'analyse114(*). Nous allons donc ici tenter de délier succinctement cette relation, ce qui permettra au lecteur de mieux apprécier la portée de notre travail.

Voici notre position : nous habitons un village, mais ne nous considérons pas comme un acteur du monde rural. Nous ne sommes pas engagé dans l'organisation d'une quelconque fête, pas plus que nous sommes un « aficionado » de ces manifestations ; nous y assistons peu. Pour autant, nous nous sentons « villageois » et n'éprouvons aucun sentiment de dédain ou de rejet par rapport à ces fêtes. Nous occupons une position intermédiaire, en quelque sorte, qui nous permet de leur jeter un regard aussi peu partial que possible. Ni trop familier, ni trop étranger à notre objet, nous pouvons conserver la distance nécessaire pour poser une analyse.

Pour permettre à notre lecteur de mieux saisir notre auto-positionnement, nous proposons un extrait de notre cahier de terrain, écrit « à chaud » au terme d'une observation difficile. Dans ce passage, nous essayons de comprendre les causes de cet « échec d'observation », ce qui nous amène à délier la relation avec notre objet. Cet extrait illustre combien le ressenti ne constitue pas un frein mais une ressource pour l'analyse.

Laplaigne, terrain inconquis

22h15. L'immersion a tourné court. Je suis arrivé à 21h50, me revoilà déjà dans la voiture.

Ils étaient au grand maximum 100 dans le chapiteau. Je donne ma main à couper que 90 % d'entre eux sont du village ou des proches du patro, qui organise le week-end de fête. Ils boivent leur verre en petits groupes, assis ou debout ; beaucoup semblent se connaître.

Dès que je rentre, je sens que je ne pourrais pas me fondre. Habillé en jeans, baskets, pull en laine et veste, je déteins déjà par mes vêtements. Je me dirige résolument vers le bar pour commander à boire, et je suis renvoyé à la « caisse des tickets ». Quelques secondes plus tard, je suis de retour avec le dit ticket et commande un Coca. Se pose alors la question : où je me mets ? Je m'installe finalement entre deux groupes, un peu à l'écart, et

j'observe, tout en buvant mon Coca. C'est à ce moment-là que je ressens une distance considérable entre ma personne et les fêtards qui m'entourent. Ces hommes, de classe populaire et moyenne, qui rient fort, habillés en chemise ou en T-shirt, les plus jeunes en débardeur avec des casquettes (ceux qu'on appelle ici des baraquîs), ce n'est pas mon monde.

Pourtant, je suis issu de la campagne moi aussi, en tout cas j'y habite depuis que je suis né ! Seulement voilà, mes parents ont précisément un rapport à l'espace rural en tant que cadre. J'en veux pour preuve triviale les après-midi et les week-ends entiers passés à tondre, tailler, élaguer, bêcher, planter,... dans notre jardin qui fait plus d'un demi-hectare. Jardin qui se situe dans un village qu'ils ont choisi, il y a vingt ans, en fonction de la maison. Peut-être que ce village, Rumillies, ne m'a pas non plus facilité les choses : il n'y a plus de comité des fêtes depuis plusieurs dizaines d'années, et rien finalement, n'est organisé au village, si ce n'est, depuis trois ans, la fête d'Halloween. Il n'y a pas de ducasse en été.

Quoi qu'il en soit, moi qui ne suis maintenant au village que durant les week-ends, mais qui déjà avant, ne le fréquentait que finalement peu (scolarité, amis, loisirs, tout se faisait à Tournai toute proche), je ne me retrouve pas au milieu de ces 100 villageois qui ouvrent le week-end de festivités à Laplaigne. Qu'ils aient été de « mon » village, d'ailleurs, n'y aurait rien changé.

Ils m'ont repéré. Certains se retournent plus ou moins discrètement. Ces regards deviennent rapidement insupportables, et je ne me sens pas à l'aise. Je ne suis pas invisible, je ne peux pas me fondre et observer « à mon aise » ; pour le coup, c'est moi l'observé. Je suis peut-être bientôt sociologue, mais pas encore « a-social »... Est-ce un échec ? Est-ce que finalement, je fais ce mémoire parce que j'ai envie d'appartenir à quelque chose que j'envie ? Je ne pense pas. Je pense pas non plus que ce travail constitue pour moi une manière de faire un « retour aux sources », ou une quelconque quête identitaire. Ce qui m'intéresse, ce dont je suis curieux, c'est la vivacité de ces fêtes. Et ces villageois, proches et lointains à la fois, qui ne sont décidément pas assimilables à des citadins.

L'expérience a tourné court. Mon Coca, que j'ai pourtant essayé de faire durer, m'a lâché après dix minutes. Dix minutes, seul, dans cette salle, scruté furtivement par plusieurs paires d'yeux, c'est affreusement long. Entre ces groupes formés de personnes qui se

connaissent, je ne me sens pas d'attaque à socialiser. Me présenter, poser des questions,... ce soir, je sens que je n'en ai pas l'énergie, l'obstacle est trop haut.

Deux leçons pour l'avenir : de une, ne pas perdre de vue que le vendredi soir est toujours plus communautaire, intimiste. Si je veux me fondre, préférer le samedi soir. De deux, il est toujours bon d'avoir un contact à l'intérieur avant d'arriver. J'ai déjà réalisé de bonnes observations sans, mais cela m'aurait sûrement évité l'échec de ce soir.

3.2. Analyse

3.2.1. Du général... : Typologie des fêtes rurales dans le Hainaut occidental

Il est important pour notre démarche de dresser un état des lieux des fêtes rurales en Hainaut occidental. Il n'est pas ici question d'entreprendre un recensement exhaustif de toutes les festivités de la région115(*), pas plus qu'un travail ethnographique de description totale de certaines d'entre elles. Nous voulons avant tout développer une analyse qualitative de ces fêtes. Cependant, pour que cette analyse soit la plus juste possible, il nous semble important de la contextualiser, en décrivant le cadre global dans lequel les fêtes que nous avons analysées s'inscrivent. Pour ce faire, nous avons tenté, au terme du travail d'observation effectué sur le terrain et de l'analyse qui l'a suivi, de dégager les grandes tendances, plus précisément, les différentes formes des festivités de la région116(*).

Pour réaliser cette typologie, nous nous sommes basés sur la partition réalisée par Fournier au sujet des fêtes rurales en Provence, évoquée supra. Pour rappel, Fournier scindait les fêtes provençales en trois types : les fêtes votives, rassemblant principalement la jeunesse locale sur un mode communautaire, les fêtes de confréries, qui sont des processions relativement ritualisées, et les fêtes thématiques, manifestations éclectiques et fort tournées vers l'extérieur. Dans le cas du Hainaut occidental, nous avons construit une typologie relativement similaire, les trois formes majeures de fêtes que nous identifions recouvrant en partie les types de Fournier.

Nous présenterons d'abord les fêtes « chapiteaux », qui se rattachent aux fêtes votives ; viendront ensuite les fêtes à l'ancienne, qui présentent des similitudes avec les fêtes de confréries ; nous terminerons avec les fêtes thématiques et nouvelles fêtes de village, qui correspondent aux fêtes thématiques décrites par Fournier.

3.2.1.1. Les chapiteaux, extension des fêtes votives

Les « chapiteaux » sont les fêtes de village les plus répandues en Hainaut occidental. Comme nous l'avons dit, c'est une véritable saison qui prend place chaque été dans la région, avec plusieurs de ces évènements tous les week-ends117(*). L'expression « chapiteau » renvoie à la soirée du samedi, qui se déroule sous chapiteau, et est en fait métonymique : si cette soirée est bien le point d'orgue du week-end de fête, ce dernier comporte d'autres activités et ne se résume pas pour autant à ce moment.

Ces fêtes comportent systématiquement la même structure en trois jours, vendredi-samedi-dimanche, à partir de laquelle nous allons ordonner le début de notre présentation. Suivront ensuite deux points plus analytiques, exposant d'une part la forme de ces fêtes, décrivant d'autre part le marché dans lequel elles s'insèrent.

Le vendredi, premier jour de fête et première soirée

Le week-end commence le vendredi soir, avec l'ouverture officielle des festivités, suivie par une soirée sous chapiteau. Celle-ci prend la forme d'une soirée de jeunes, une « soirée techno » ; l'ambiance est comparable à celle d'une boîte de nuit, avec une musique « techno-club », des spots et des lasers. L'entrée de ces soirées est gratuite, effet de système qui trouve son origine dans la volonté des organisateurs d'attirer le public dès le vendredi, pour le faire revenir le samedi (l'affluence de la soirée du vendredi est moins importante que celle du samedi). La musique de ces soirées est assurée par des Disc Jokey's dont les tracts vantent les « références » (« est l'auteur de tel tube », « mixe dans tel club », etc.). Les noms de ces soirées sont généralement en anglais et participent de leur forme spécifique : « Exotic and Surf Party », « TechnoParty », « Decibel's Night » ou encore « Show Striptease ». Ce dernier exemple mérite d'être commenté : un village débute son week-end de fêtes avec une soirée strip-tease, « interdite aux moins de 18 ans ». Nous reviendrons infra sur ce cas, et nous verrons comment les « jolies filles », par un processus de surenchère, peuvent constituer des sujets en accord avec le « monde »118(*) d'une telle fête.

Le samedi, la grande soirée du week-end

La journée du samedi est surtout marquée par la grande soirée du week-end. Pendant la journée, des activités sportives sont parfois organisées, telles qu'une course cycliste, un jogging, un tournoi de mini-foot ou une randonnée moto.

Vient ensuite la soirée, véritable point d'orgue des trois jours de festivités. L'importance prise par ces chapiteaux, qui se manifeste par l'ampleur des infrastructures déployées, les sommes d'argent considérables brassées (tant en dépenses qu'en recettes), et l'affluence considérable (les soirées les plus importantes rassemblent jusqu'à 5000 personnes) n'est pas sans rappeler les observations prémonitoires de Champagne et Gervais, Jollivet et Tavernier qui, il y a trente ans, décrivaient déjà le caractère central pris par le bal du samedi soir dans les fêtes rurales françaises.

Contrairement à la soirée du vendredi, cette soirée est payante. La forme, cependant, reste la même : un nom anglais, une ambiance « boîte de nuit », avec Disc Jokey's et lasers, qui attire les jeunes de la région. Le public qui fréquente ces fêtes est relativement jeune (entre quinze et trente ans pour la plupart), et issu du village organisateur et des villages de la région. Par région, il faut ici entendre le Hainaut occidental, et pas uniquement les villages avoisinants : certaines personnes viennent ainsi de villages situés parfois à plus de 40 kilomètres du lieu de fête. En grande majorité, ce public est « rural ». Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de citadins dans ces soirées, notamment parmi les adolescents présents, mais ceux-ci ne sont pas majoritaires. Il sera opportun de s'arrêter quelque peu sur la manière dont ces soirées « se vendent », ce que nous ferons après avoir décrit le dernier jour de festivités et avoir dégagé la forme que prennent ces fêtes chapiteaux. Analyser les stratégies de promotion de ces soirées constituera alors pour nous l'occasion de revenir sur l'analogie du marché.

Le dimanche, gros véhicules et autres animations pour un public familial

L'évènement phare du dimanche est généralement une manifestation « moteurs » : course de 4 x 4, « moiss-batt cross », « tractor pulling » ou encore « gymkhana tracteurs ». Ces évènements voient des véhicules de grosse cylindrée entrer en compétition et faire des démonstrations dans les prairies du village. Le monde agricole n'est jamais bien loin de l'organisation de ces évènements, qui font écho à son rapport « grand » à l'espace et à sa conscience fière à maîtriser des machines imposantes. Un dîner aux accents ruraux (« dîner campagnard », « barbecue géant », « cochon à la broche ») est proposé au public. Des manifestations sportives sont une fois de plus organisées, en présentant une dimension plus ludique que celles du samedi : il s'agit des tournois de mini-foot, d'« aqua-foot », de « kicker humain », etc. Dans ces fêtes très modernes se glisse parfois l'idéologie folkloriste mettant en scène le monde paysan d'antan, avec des expositions de vieux tracteurs et le « travail du sol comme autrefois ». Ces reconstitutions du passé ne sont pas nécessairement en contradiction avec le caractère moderne de ces fêtes ; elles ne remettent pas en question leur dynamique globale, qui est loin d'être une mise en spectacle du passé - à l'inverse des fêtes de la moisson, que nous aborderons infra. Le week-end se termine dans l'après-midi ou dans la soirée, sous chapiteau, avec diverses animations (concerts, spectacle pour enfants, fanfare, thé dansant) et parfois une soirée de clôture, d'une importance moindre.

La forme des fêtes chapiteaux

Pour tenter de dégager la forme de ces fêtes, nous allons repartir du type de la fête votive proposé par Fournier. Les fêtes chapiteaux semblent assez proches de ces manifestations : elles rassemblent une population relativement jeune, en particulier lors des soirées du vendredi et samedi, et ne constituent pas, à proprement parler, des spectacles ; aller en chapiteau, cela signifie faire la fête, véritablement. La forme des soirées, par exemple, ne permet pas l'existence d'un public : une foule qui danse et qui boit, massée dans un chapiteau obscur et enfumé ne constitue pas en effet un spectacle, et la seule manière possible de s'y rapporter est de faire la fête soi-même.

La proximité avec les fêtes votives est également visible à travers le type de public présent dans ces chapiteaux. Fournier précise dans ses écrits que « les touristes et les néo-résidents en demande de culture régionale » sont peu présents lors des fêtes votives119(*). Ici, effectivement, les activités proposées ne sont pas de nature à attirer des populations en quête de folklore et d'animations « culturelles ». La fête rassemble plutôt un public rural qui est en partie proche du monde agricole, ce qui est visible dans la teneur des activités proposées.

En analysant les programmes, il apparaît effectivement que la dimension agricole n'a pas disparu de ces fêtes. L'organisation de manifestations centrées autour de gros véhicules participe de cette dynamique, comme nous l'avons déjà souligné, tout comme les expositions de vieux tracteurs, les « dîners campagnards », ou encore les « agri-jeux ».

Le symbole d'une de ces fêtes résume bien, à lui seul, cette tendance. La fête de Blandain-Hertain, dont le tract se trouve en annexe II (p. 129), utilise ainsi comme logo un dessin représentant la tête d'une vache affublée d'une cloche et broutant des fleurs. L'utilisation d'une vache comme symbole d'une fête rurale peut sembler aller de soi, si l'on se base sur les représentations ambiantes du monde rural ; mais si l'on adopte une posture d'analyse, il apparaît que ce logo renvoie à l'association classique « agriculture-rural ». Cette association n'est pas anodine et est intéressante pour le travail que nous entreprenons. Elle témoigne du lien privilégié que ce type de festivité entretient avec le monde agricole.

Ces fêtes se distinguent néanmoins des fêtes votives de Fournier dans la mesure où elles sont ouvertes et attirent une importante population extérieure au village. Si les activités proposées correspondent plutôt à un public particulier (la jeunesse agricole), ce public est majoritairement extérieur au village. Certains participants viennent ainsi uniquement pour la soirée du samedi et n'ont aucun lien avec le village. On est donc ici loin de l'ambiance « intimiste » des fêtes votives où les jeunes du village sont « entre eux », et où la majorité des fêtards se connaissent. Aujourd'hui, ceci n'est plus d'application, si ce n'est pour la soirée du vendredi, qui se fait plus « en interne »120(*). Dans ce sens, ces fêtes chapiteaux sont plus proches des nouvelles fêtes de village décrites par Champagne, fêtes ouvertes qui ont plus pour but d'attirer un public extérieur que de régénérer le groupe villageois. Elles comportent donc une forme différente que celle d'une fête rurale classique.

Pourtant, ces fêtes semblent par ailleurs constituer un moment privilégié pour créer et entretenir un groupe. Ceci ne contredit pas ce que nous avons dit plus haut, à savoir que ces chapiteaux attirent un public important qui se déplace pour une soirée plutôt que pour un village, dans la mesure où ces fêtes, à l'image du rural, sont des espaces d'hétérogénéité. Les chapiteaux sont des moments de coexistence pendant lesquels plusieurs populations, animées de logiques différentes, se côtoient. Cela signifie qu'à côté des jeunes qui, comme chaque week-end, viennent « consommer » une soirée du samedi, il y a place pour un rapport différent à la fête, dans le chef des personnes du village. Bien sûr, le temps où « tout le monde se connaissait au village » est révolu. Mais certaines personnes entendent recréer un groupe villageois, à petite échelle, comprenant les personnes « motivées ».

Les conditions d'émergence de ce groupe sont propres à chaque village, mais généralement, le monde agricole agit comme un élément fédérateur, parce que plusieurs villageois perçoivent partager une même condition qui peut les inciter à se rassembler. Cela ne veut pas dire que ce groupe est composé exclusivement d'agriculteurs et d'enfants d'agriculteurs, loin s'en faut ; il rassemble des villageois qui, à un moment donné, trouvent un sens à dire « nous sommes les jeunes du village » et qui se perçoivent une condition commune : ils partagent le même espace villageois. Ce groupe va se construire et se renforcer à travers cette action collective qu'est la fête de village. En faisant partie du comité organisateur, en étant bénévole pendant le week-end ou en venant simplement à la fête, certaines personnes du village éprouvent un sentiment d'appartenance par l'intermédiaire d'une conscience fière à mettre sur pied un tel évènement.

La dynamique qui se joue lors de ces fêtes au niveau de la population locale est extrêmement intéressante. Nous sommes en présence d'une mutation fondamentale de la sociabilité villageoise : alors qu'auparavant, le cadre de la sociabilité locale était le village où, d'une manière quelque peu mythifiée, « tout le monde parlait avec tout le monde », nous assistons maintenant à l'émergence d'une sociabilité élective. Il ne faudrait pas soutenir que désormais « plus personne ne se parle dans les villages ». Il est vrai que de plus en plus apparaît un mode de sociabilité où la distance sociale est le principe premier. Cependant, certains villageois développent entre eux une proximité sociale forte. Cette sociabilité, contrairement au passé, n'est pas érigée en norme : tout qui se sent concerné est libre d'adhérer au projet collectif. Cette dynamique va contribuer à créer un groupe villageois, à échelle réduite en comparaison avec le passé, qui prend la forme d'un « comité des fêtes » ou d'une ASBL, et dans lequel se développe une interconnaissance forte. Tout le village n'appartient pas à ce mini-groupe (certains villageois ne viennent pas à la fête, aussi considérable soit-elle) dans la mesure où l'adhésion à ce mode de relation est libre ; il s'agit d'un choix.

Il est vrai, après tout, qu'un tel évènement est le fruit d'un travail de longue haleine qui constitue l'occasion idéale pour forger un groupe. Pendant plusieurs mois, les organisateurs se rencontrent régulièrement pour mettre sur pied l'évènement, organisant parfois des soupers et des soirées pour récolter des fonds ; ce travail de préparation se termine par une période plus dense (comprenant le week-end de fête ainsi que les quelques jours qui le précédent et le suivent), pendant laquelle ces personnes sont constamment à pied d'oeuvre. C'est dans ce qui constitue un véritable travail commun que le groupe se construit et s'éprouve comme tel. Quoi de mieux, en effet, de fournir ensemble des efforts physiques importants (entre autres, montage du chapiteau), de travailler côte à côte plusieurs heures durant (servir au bar, assurer la restauration, gérer les parkings, etc.) pour créer et entretenir un sentiment d'appartenance à un groupe121(*)?

Ces fêtes semblent en fait assurer la fonction que remplissait autrefois le travail au champ des paysans. Quand les tâches agricoles dépendaient plus des bras des hommes que des moteurs des machines, l'entraide était nécessaire (par exemple durant les moissons) et ce labeur en groupe tissait des liens. C'était en premier lieu à travers le travail en commun que la communauté paysanne se construisait. Aujourd'hui, pour des villageois qui ne sont plus dépendants les uns des autres et qui ne partagent plus une condition paysanne commune, qui de surcroît ne pratiquent que peu l'espace villageois - parce que tout se joue dehors (travail, écoles, commerces et cafés ne se situent plus au village) -, la fête remplit, in fine, la fonction des travaux paysans d'antan : elle permet à un groupe de travailler ensemble dans le cadre d'un projet commun, et par là, de se construire et de se percevoir comme tel.

L'émergence de cette sociabilité élective est finalement porteuse d'une autre mutation fondamentale : quand avant, la communauté villageoise se régénérait en faisant la fête, il semble que maintenant, le mini-groupe villageois se ressource en organisant une fête. Nous sommes ici renvoyés à notre problématique, dans laquelle nous insistions sur le fait qu'actuellement, la fête rurale conserve toujours - et peut-être même plus qu'avant, dans un contexte de rural ouvert et hétérogène - une fonction sociale cruciale de rassembler un groupe et d'entretenir un sentiment d'appartenance à un espace.

Le marché des fêtes

Après la description des fêtes chapiteaux, il est opportun de revenir sur l'analogie du marché, comme nous l'avions annoncé. Aborder ce point à ce stade-ci du travail va nous permettre de comprendre comment se construisent les stratégies de promotion de ces fêtes chapiteaux.

Les fêtes de village de la région peuvent s'appréhender comme se positionnant sur un marché. Nous avons identifié le Hainaut occidental comme étant l'entité géographique qui le matérialisait. Ce marché concerne aussi bien la production que la consommation des fêtes, qui sont inévitablement liées : les fêtes sont en concurrence et se positionnent les unes par rapport aux autres sur ce marché qui correspond également à l'étendue du public susceptible d'être présent.

Cette analogie ne doit pas être prise au pied de la lettre ; certaines fêtes se positionnent dans un espace plus grand que d'autres, de par leur ampleur. Une fête de petite taille n'a pas le même « rayon d'action » qu'une fête qui rassemble dix mille personnes en trois jours. En radicalisant le point de vue, on pourrait soutenir que chaque fête se déplace sur un marché qui lui est propre, compte tenu de son ampleur et de sa localisation. Nous pensons qu'il est néanmoins possible d'identifier un marché global au niveau du Hainaut occidental, au sein duquel les festivités s'influencent réciproquement d'une manière significative. À ce propos, le meilleur témoin de la validité de cette analogie est sa capacité à expliquer la construction des programmes des fêtes, programmes qui s'efforcent de se différencier les uns des autres tout en restant dans le même registre, comme nous allons le voir.

Une fête rurale ne peut donc pas s'appréhender indépendamment du marché plus large dans lequel elle s'insère. Ceci doit être mis en lien avec l'état de la ruralité actuelle : puisque nous sommes en situation de rural ouvert, que les villages ne sont plus des mondes clos, mais connectés avec l'extérieur, puisque la vie villageoise est devenue centripète, comme le dit Dibie, et que chacun se construit dans des réseaux indépendants qui dépassent le village (ce que la grande mobilité des villageois rend possible), puisque pour un certain nombre de ruraux, ce n'est plus tant le village que la région qui fait sens, il est logique, finalement, que les fêtes rurales soient connectées les unes aux autres.

Tout comme le village ne constitue plus un cadre d'analyse adéquat, la fête ne se limite pas à elle-même et on ne peut pas, à l'heure actuelle, envisager cerner les dynamiques à l'oeuvre dans de tels évènements sans prendre en compte le champ de relations122(*) à l'intérieur duquel ils s'inscrivent et prennent sens. Prendre conscience de l'existence de ce champ est essentiel dans la mesure où une fête se définit toujours à travers les relations d'alliance et d'opposition qu'elle entretient avec les festivités des villages voisins. Ces relations d'échange prennent la forme d'une compétition, ce mécanisme complexe qui consiste à se différencier tout en restant dans un même registre. Pour revenir au Hainaut occidental, cela signifie que la fête du village de Maulde, par exemple, n'a de sens que rapportée aux festivités de ses voisins, Blandain-Hertain, Ere, Wasmes, et bien d'autres123(*).

Cette dynamique complexe qui voit les fêtes comporter des formats fort similaires dans lesquels de légères différences tentent d'être décisives, est particulièrement visible à l'examen des programmes de ces évènements. Nous proposons en annexe II (p. 129), à titre d'illustration, une analyse comparée de deux tracts de chapiteaux différents, où cette dynamique est particulièrement frappante. Il faut préciser que ce jeu de positionnement réciproque s'applique à tous les types de fêtes rurales de la région, pas uniquement aux fêtes chapiteaux. Nous avons néanmoins décidé d'aborder ce point dans cette partie-ci, parce que les chapiteaux semblent être les festivités où les effets de système sont les plus déterminants.

Il est frappant de constater sur le terrain combien les organisateurs de fêtes raisonnent, véritablement, en termes de marché. Les fêtes sont envisagées comme des produits, une offre proposée à un public qui constitue la demande. Ainsi, lorsqu'une fête n'est pas un franc succès, les organisateurs vont être tentés de raisonner en termes d'interaction offre-demande : si la fête a été un échec, c'est parce que les activités qui ont été proposées ne rencontraient pas les intérêts du public124(*). Dans cette logique, les organisateurs évaluent les activités proposées en fonction de la demande, tout en se positionnant sur le marché pertinent des fêtes. Autrement dit, il s'agit de proposer quelque chose qui va plaire, mais qui va en même temps différer de ce que propose le voisin. Le caractère inédit et la rareté d'une activité vont ainsi jouer un rôle important, les organisateurs mettant alors l'accent sur le fait que « c'est la première fois » ou encore que c'est « le seul de la région »125(*).

Il faut ajouter que ce raisonnement en termes d'offre et de demande est quelquefois explicite dans le chef des organisateurs des fêtes. Autrement dit, les acteurs sont conscients qu'il existe un marché des fêtes et qu'ils agissent en fonction de ce marché. Les relations entre les organisateurs de différentes fêtes, sur le terrain, sont ainsi marquées par cette dimension, comme le montre cet extrait d'entretien :

« - Avec les autres comités, on s'aide aussi... mais il y a parfois des choses qu'on veut aussi garder secret... Surtout pour les chapiteaux et tout ça. Autrement, c'est facile de piquer les idées des autres aussi quoi. »

- Il y a une compétition ?

- Ben, il y a pas de compétition mais... il y a quand même des choses que... on veut avoir la plus belle chose, ou le meilleur thème, quelque chose de vraiment original, donc ça bien sûr, on va pas aller le dire d'avance. On garde la surprise quoi. »126(*)

De même, lors d'une réunion préparatoire de la fête de Thimougies, il a été annoncé aux bénévoles (qui aident les organisateurs lors de la fête, mais ne font pas partie du comité) :

« Alors, en primeur, je peux vous annoncer que cette année, le feu d'artifice sera tiré derrière l'église. Mais gardez-le pour vous hein ! »127(*)

Ceci signifie bien que les acteurs, sur le terrain, sont conscients de la compétition qui est en jeu, et jouent délibérément sur les effets de surprise que livre chaque nouvelle édition d'une fête, à la fois sur le public et sur les organisateurs des fêtes voisines.

Dans ce contexte, la fête devient véritablement un produit, que l'on construit en fonction d'une demande et de son caractère différencié sur un marché. Cette mutation importante n'a pu avoir lieu que dans la mesure où la fête rurale est devenue progressivement un spectacle que l'on propose à un public, comme l'a montré Champagne. Une dynamique de surenchère prend alors place, où c'est la fête qui proposera l'exclusif et l'innovant qui ravira des parts de marché à la concurrence. Cette surenchère peut être illustrée en revenant sur les fêtes chapiteaux. Nous l'avons dit, il est intéressant d'analyser la manière dont ces fêtes se « vendent », en particulier en ce qui concerne la soirée du samedi. Les tracts publicitaires (nous renvoyons une fois de plus à l'analyse croisée réalisée en annexe) illustrent parfaitement la compétition qui prend place entre ces soirées. Chaque fête essaie de surprendre à chaque édition, de proposer de l'inédit pour se démarquer de la concurrence. Force est de constater qu'à ce petit jeu, les organisateurs rivalisent d'inventivité pour trouver le « concept » qui va séduire le public. Nous proposons ici un petit florilège non exhaustif des différents « concepts » des soirées du samedi :

- « soirée mousse » ;

- « soirée pop-corn » ;

- « soirée messages et rencontres » ;

- « beach party » ;

- « soirée OPEN BAR, service TOPLESS, GOGO danseurs, cadeaux » ;

- « grande soirée avec Gogo Danseuses... et cadeaux à gogo ! » ;

- « nouveau show multi-lasers avec le premier laser full color sous chapiteau » ;

- « venez vous éclater sur un surf mécanique toute la nuit ! » ;

- « tours en limousine à gagner toute la nuit ! » ; etc.

Ces quelques exemples mettent en lumière la surenchère qui prend place entre ces soirées. Il s'agit d'un véritable marketing qui entend faire de la fête le produit le plus attractif possible. Nous avons dit que les « jolies filles » faisaient partie du « monde » de ces soirées, en constituant des sujets/objets légitimes. Suite au survol rapide des « concepts » proposés, il faudrait ajouter qu'elles font partie d'une stratégie de promotion où, au milieu des surfs mécaniques, des lasers et des limousines, elles constituent des avantages comparatifs sur un marché concurrentiel.

3.2.1.2. Les fêtes à l'ancienne

Plus marginales dans la région128(*), ces fêtes sont généralement des « fêtes de la moisson » qui tentent de faire revivre, pour un temps, le monde paysan disparu. Alors que nous avions pu faire correspondre les fêtes chapiteaux avec les fêtes votives, premier terme de la typologie de Fournier, nous devons ici prendre distance par rapport à cette classification. Les fêtes à l'ancienne ne sont en effet pas assimilables à des fêtes de confréries : si elles se construisent en référence au passé et à la tradition, elles ne présentent pas le caractère ritualisé des processions décrites par Fournier, dans le sens où les organisateurs ne sont pas enfermés dans un programme rigide à réitérer lors de chaque édition. Ces fêtes de la moisson correspondent plutôt aux « fêtes à l'ancienne » décrites par Champagne. Elles sont avant tout des spectacles qui attirent un public important, en grande partie extérieur au village, et pendant lesquels le monde paysan passé, à travers ses outils, ses machines et ses gestes, est érigé en folklore. Pour les organisateurs, il s'agit d'un « patrimoine qui doit être préservé et transmis aux générations futures »129(*). Bien souvent, ces fêtes sont porteuses d'une représentation idyllique du passé, considérant le travail d'antan comme « authentique » et « vrai ».

Il ne faut pas considérer que ces fêtes ne sont que des mises en scènes du passé, et n'ont plus aucune fonction sociale130(*). Comme les fêtes chapiteaux, elles attirent un public extérieur, mais elles rassemblent également un certain nombre de personnes du village. Comme toute fête, ce moment constitue une occasion pour ces personnes de se retrouver et d'entretenir des liens. Il y a donc encore des dynamiques sociales qui se jouent dans ces fêtes, elles permettent à une population locale de se regrouper et de percevoir qu'elle partage un même espace villageois. Pour se retrouver, quoi de mieux que de se livrer ensemble à l'excès d'alcool ? Certains villageois formulent ainsi ce jeu de mot ironique selon lequel il ne s'agit pas de « la fête de la moisson », mais de la... boisson.

Le public présent à ces fêtes est plus âgé que celui des fêtes chapiteaux. Ceci s'explique par le type d'animations proposées : mettant en scène un passé lointain, ces dernières ne permettent pas aux jeunes de « se retrouver » dans ce type de fête. À ce sujet, nous avons observé une dynamique intéressante dans un village de notre région : parallèlement à la fête des moissons, une fête des jeunes « classique » (une fête chapiteau) est organisée chaque année, à un autre moment de l'été. À notre sens, ces deux fêtes ne doivent pas être considérées comme antinomiques mais complémentaires : elles rassemblent sur le territoire du village, à des moments différents, des publics spécifiques selon des logiques distinctes (d'un côté, une population jeune sur le mode d'une fête chapiteau ; de l'autre, un public plus âgé autour de la mise en spectacle du passé). Ce faisant, elles renvoient une fois de plus au statut du rural comme espace d'hétérogénéité, au sein duquel plusieurs rapports à l'espace cohabitent.

3.2.1.3. Les fêtes thématiques et nouvelles fêtes rurales

Ce panel se termine avec un troisième et dernier ensemble de fêtes, regroupant des manifestations hétérogènes. Ces fêtes semblent, de prime abord, difficilement comparables, tant leurs programmes sont divers - à l'inverse des fêtes chapiteaux, qui proposent les mêmes activités selon une même structure en trois jours, avec une prévisibilité remarquable. Il semble néanmoins possible de dégager une forme commune à partir de ces manifestations hétéroclites. Ces dernières sont à rattacher aux fêtes thématiques de Fournier ; ce sont des fêtes relativement récentes, qui ouvrent le paysage festif en proposant des manifestations sortant des schèmes usuels de festivités rurales.

Parfois centrées autour d'un thème (fête de l'asperge, du potiron, du géranium, du moulin, de la pomme de terre d'ici, etc.), ces fêtes se caractérisent par un programme éclectique destiné à attirer un public aussi large que possible. Le public présent est d'ailleurs plus diversifié que dans les fêtes chapiteaux : ruraux « de souche », néo-ruraux, touristes, citadins, jeunes, personnes âgées, familles, tous sont susceptibles de trouver des animations qui leur correspondent dans ces manifestations. Cette diversité du public est rendue possible par la rupture, dans le chef des organisateurs, de l'association « agriculture-rural ». Parce que les comités et les ASBL ne sont pas ou peu issus du monde agricole, ils tendent à proposer des activités moins liées à ce monde, en comparaison avec les fêtes chapiteaux. Par là même, ils couvrent un spectre étendu et s'assurent une assistance plus hétéroclite.

Parmi la foule d'activités et de manifestations qui compose les programmes de ces fêtes thématiques, nous allons nous attarder sur un élément particulier : les foires artisanales. Ce genre de manifestation est intéressant pour mettre l'accent sur la fonction symbolique qu'exercent ces nouvelles fêtes. Le « concept » des foires artisanales fait fureur au sein des fêtes de la région, il est repris de plus en plus fréquemment dans les programmes. Son principe peut être facilement résumé : des artisans sont invités, pour quelques heures, à louer un stand pour y vendre le fruit de leur travail ou de leur passion. L'offre est diversifiée : certains proposent les produits « du terroir » (escargots, vins, pain, salaisons, miel, pâtisseries, etc.), d'autres vendent les objets qu'ils ont créés (bijoux, tableaux, meubles, verreries, jouets, etc.), d'autres encore, à la manière d'une fête à l'ancienne, reproduisent les gestes d'autrefois (le vannier, le cordier, la fileuse de laine, etc.). Entre ces stands regroupés déambule une foule qui « picore », s'approchant des artisans qui l'intéresse comme le badaud décide d'entrer dans certains magasins d'un centre commercial. Le public consomme ainsi les produits achetés, mais également, d'une manière globale, l'artisanat, et plus loin, le rural.

Ces foires artisanales permettent de questionner les objets auxquels le rural est associé. Parallèlement à l'association classique « agriculture-rural », d'autres associations sont également utilisées : en l'occurrence, ici, l'organisation d'une foire artisanale lors d'une fête de village n'est pas anodine et renvoie à l'une de ces associations. L'artisan est, par définition, celui qui travaille de ses mains et qui maîtrise ce qu'il produit. Il renvoie en filigrane à une certaine forme d'authenticité, car la marchandise produite est issue d'une tâche « vraie », non aliénée. Ce mode de production évoque également le respect de la nature, avec la représentation d'un travail qui s'effectue en harmonie avec son environnement, à l'opposé d'une production industrielle polluante et destructrice131(*). Au final, l'artisanat, par un jeu d'évocations, renvoie à l'authenticité et l'écologie, qui sont des valeurs prisées dans notre société urbanisée. Il fait également écho, d'une manière plus abstraite, à la maîtrise ; l'artisan est celui qui possède la maîtrise de ses productions et de leurs effets, alors que notre société actuelle peut être perçue comme celle qui a perdu le contrôle sur ses actes. Le couple « artisanat-rural », ainsi associé, s'oppose alors au couple « capitalisme-ville », où l'espace urbain est finalement perçu comme le lieu de la démaîtrise et de l'inauthenticité.

Cette brève analyse des valeurs et des thèmes que l'artisanat charrie, par évocation, permet de prendre conscience des significations possibles de l'association « artisanat-rural », ce qui renvoie à la fonction symbolique que remplit le rural dans notre société. Les évocations que nous avons mentionnées renvoyent à la perception du rural comme une « réserve  culturelle », au sens de Chamboredon :

« N'est-on pas en train de passer à une situation où la campagne fonctionnait comme une réserve « sociale », donnant le modèle des rapports sociaux (...), à une situation où elle fonctionne plutôt comme une réserve « culturelle », cadre d'un style de vie non prédateur et non destructeur, affranchi des habitudes de consommation urbaines, respectueux des rythmes et des équilibres naturels ? »132(*)

La fête thématique ne serait-elle pas, finalement, un moment privilégié pour le rural de « se raconter » ? Est-ce que cette fête ne serait pas l'occasion idéale pour réécrire le mythe du rural ? Comprenons bien notre affirmation : nous ne postulons pas que la fête constitue un moment parmi d'autres, mais qu'elle constitue le moment-clé pour (re)construire ce mythe133(*). Il en est ainsi car la fête, qui prend désormais la forme de l'ouverture du village au monde extérieur, est un produit qu'un public consomme. Ce produit n'est pas naturel, il est construit, par l'agencement d'activités et d'animations diverses. Cette construction s'accompagne, comme le souligne Fournier, d'une relation d'extériorité entre la fête et ses organisateurs : quand la culture devient un spectacle et un produit, ses représentants doivent nécessairement adopter une distance réflexive par rapport à eux-mêmes. Dans ce contexte, le village s'ouvre et se livre à l'extérieur sur le mode de l'exposition. La fête est ce moment où la culture locale est mise en scène et proposée à un public qui consomme, à travers le village, le rural.

Cette réflexion constitue l'occasion de sortir, l'espace d'un instant, du cadre précis des fêtes thématiques pour lancer une hypothèse qui concerne l'ensemble des fêtes rurales. Nous pensons que toute fête peut être considérée comme une proposition de ruralité. Toute fête offre un pattern, une grille de lecture du monde rural. Et de cette manière, toute fête réinvente le mythe du rural et les représentations que notre société a de ce monde. Voir la fête comme une proposition, une définition du rural permet d'appréhender d'une manière nouvelle les activités qui y sont proposées. Puisque chaque fête renvoie à une conception spécifique de la ruralité, chacune met en scène les objets et les sujets qu'elle juge en accord avec le « monde » rural134(*). Ainsi, dans les fêtes thématiques, l'objet légitime associé au rural est la foire artisanale. Cette association n'est pas anodine, comme nous l'avons vu, car elle renvoie à des valeurs et des thèmes spécifiques. Les fêtes thématiques et les fêtes chapiteaux renvoient de la sorte à deux conceptions distinctes du « monde » rural, parce que les objets et les sujets légitimes qu'elles associent à ce « monde » sont distincts. L'artisan, d'un côté, le pilote participant à une course de moissonneuses-batteuses, de l'autre côté, constituent des sujets-types qui sont à rattacher d'une manière indiscutable à des mondes différents.

La forme des fêtes thématiques : la fête, ce loisir, le rural, ce produit

Revenons au cas plus précis des fêtes thématiques. Après avoir procédé à leur description sommaire et avoir présenté, à travers l'exemple des foires artisanales, leur fonction symbolique, nous sommes maintenant en mesure de leur porter un regard plus analytique pour dégager la forme qu'elles prennent. Ces fêtes s'inscrivent, à notre sens, dans le rapport très contemporain à l'espace rural comme cadre de vie. Elles consacrent le rural comme un espace de loisirs, de détente, délié des exigences du monde de la production. Les fêtes thématiques, les vide-greniers, les brocantes et autres foires artisanales illustrent parfaitement cette fonction de « distraction » du rural. Les manifestations des « fermes ouvertes » s'inscrivent également dans cette ligne : elles constituent des parenthèses pendant lesquelles le public s'habille, mange, se comporte d'une manière différente par rapport au cours ordinaire des choses135(*), ce qui institue leur caractère ludique et extraordinaire.

Il semble d'ailleurs difficile de parler de « fête » à leur égard, si l'on considère que cette acception renvoie à la célébration d'un groupe ou d'un évènement heureux, en étant le théâtre d'émotions intenses. La forme de ces évènements et le comportement de leurs participants les rattachent plutôt, en réalité, à des moments de loisir : l'espace d'un après-midi, les familles se baladent en short pour consommer denrées et culture. Il s'agit, en quelque sorte, d'un tourisme « immobile », où l'on visite cet ailleurs qu'est le village. C'est dans ce sens que cette forme de fête est l'incarnation d'un rapport à l'espace rural comme un cadre de vie. Il s'agit d'un rapport distancié, qui ne demande que peu d'engagement : tout qui le désire peut « passer » à la fête, pour y rester une demi-heure ou tout l'après-midi, et y prendre ce qui lui plaît. Tout est fait pour que les animations proposées soient « faciles d'accès », c'est-à-dire aisément consommables par un large public, notamment par un public étranger au monde agricole voire au monde rural. Il s'agit d'une « implication minimale », où l'assistance peut se contenter de déambuler dans le village comme elle l'entend, sélectionnant les animations qui l'intéresse, sans devoir participer. L'attitude type du « fêtard » - il est difficile de parler encore de « fête », comme nous l'avons dit - est de regarder, d'assister, d'être un spectateur.

Tout se passe comme si l'espace rural se transformait, le temps de la fête, en espace public. Il s'agit là d'une mutation fondamentale, dans la mesure où traditionnellement, les villages étaient des espaces contrôlés par l'allégeance et l'interconnaissance, dans lesquels le tiers abstrait était exclu136(*). Dans les nouvelles fêtes, le village devient le lieu de l'anonymat, où l'on peut se balader sans « avoir de comptes à rendre ». Cet espace, puisqu'il n'est plus contrôlé par une communauté, n'appartient à personne, donc à tout le monde. La figure de l'« étranger » n'a plus de sens dans ce contexte, et tout le monde est libre d'aller et venir à sa guise. La fête nous permet de comprendre la ruralité contemporaine dans son ensemble, et sur ce point-ci, elle préfigure une mutation globale de cette ruralité. Autrement dit, le village se transforme en espace public au moment de la fête, et même plus, il tend à devenir constamment un espace public. Nous sommes ici renvoyés au travail de Dibie, qui analyse cette mutation à partir de la mobilité des ruraux :

« Comme en ville, on fonctionne désormais déchargés de la surveillance et des alibis nécessaires à ces déplacements multiples qui scandent nos journées. Nous sommes enfin entrés dans cet anonymat si longtemps envié aux citadins. C'est aussi comme ça que la ville vient à nous, dans ce désir renouvelé de s'échapper des siens et de s'inventer des ailleurs réservés. »137(*)

Cette hypothèse de la transformation de l'espace rural en espace public ne constitue peut-être pas la meilleure manière de rendre compte les mutations qui affectent cet espace. On pourrait, à la manière de Bodson, apprécier ces transformations différemment en affirmant que le rural, tout comme l'urbain, est finalement sous la houlette d'un nouveau mode de régulation transversal : le marché138(*).

Les fêtes thématiques rentrent bien dans ce cadre, dans la mesure où elles sont avant tout des produits à travers lesquels on consomme le village, et par là, la ruralité. Ce rapport consumériste à l'espace fait écho aux logiques de localisation d'une partie des individus qui s'installent dans les villages. Loin d'être un mode de vie auquel on développe un rapport identitaire, le rural constitue désormais un cadre de vie, un décor censé satisfaire un certain nombre de critères (calme, nature, air pur). Dans ce contexte, le village dans lequel on réside n'est plus l'objet d'un sentiment d'appartenance (le village), mais devient un village, un produit que l'on a choisi rationnellement en le mettant en compétition avec d'autres sur un certain nombre de critères spécifiques. Au final, la consommation de denrées et d'animations qui prend place lors de ces fêtes thématiques symbolise la consommation de l'espace effectuée par un nombre significatif de ruraux : le rural est un produit pour lequel on pose un choix rationnel.

3.2.1.4. La fonction interne et externe des fêtes

Les fêtes thématiques clôturent cette typologie des fêtes rurales en Hainaut occidental. L'existence de trois formes distinctes de fêtes, qui constituent autant de faces de la ruralité contemporaine, témoigne de la diversité du paysage festif, dans lequel ces différentes fêtes coexistent plus qu'elles ne s'annulent. Marquant par leur hétérogénéité, ces fêtes sont une fois de plus à l'image du rural contemporain, tant et si bien qu'il n'est pas possible de dégager une essence de ce que serait la fête rurale type en Hainaut occidental.

À ce stade de l'analyse, il importe de garder un autre enseignement à l'esprit, celui de la double fonction remplie par les fêtes rurales actuelles. D'une part, nous l'avons dit, nous pensons que ces fêtes comportent toujours une fonction sociale importante qui consiste à rassembler un groupe. Même au sein de fêtes qui ne semblent pas comporter d'enjeu social important, comme les soirées chapiteaux ou les fêtes de la moisson, qui sont des spectacles destinés à un public extérieur, un groupe villageois, encore aujourd'hui, est rassemblé et créé. Cela ne veut pas dire qu'au sein de ce groupe se développent les mêmes relations qui prenaient place à l'intérieur d'une communauté villageoise classique, ni que l'ensemble du village en fasse partie ; ce nouveau groupe existe néanmoins, et la fête joue un rôle important dans son entretien. Ceci constitue ce que nous appelons la fonction interne des fêtes rurales. Cette fonction est destinée au village et ne concerne que lui.

D'autre part, suite au développement précédent au sujet des foires artisanales, nous sommes en mesure d'identifier la fonction externe de ces fêtes : elles contribuent à réinventer le mythe du rural et remplir le rôle symbolique de ce monde dans notre société. Cette nouvelle fonction est la conséquence de l'ouverture des fêtes à un public extérieur : quand la fête devient un spectacle, le rural doit se mettre scène et la fête constitue une proposition de ruralité. Cette fonction est alors externe, puisqu'elle n'est pas destinée au village mais à la société dans son ensemble. La fête devient, dans ce contexte, le moment par lequel le rural s'acquitte de son « devoir citoyen » en quelque sorte, en continuant d'être le support d'un mythe et d'incarner le lieu de l'ailleurs.

Si nous voulons réactualiser la question de l'appartenance, c'est vers la fonction interne des fêtes rurales que nos intérêts se tournent. Ceci sera l'objet du point suivant, où nous montrerons, à travers l'étude de trois fêtes, par quels mécanismes un groupe villageois et une appartenance peuvent se construire à l'occasion de festivités spécifiques.

3.2.2. ... au particulier : Trois fêtes, trois villages, trois histoires

Dans cette deuxième partie de notre analyse, nous allons quitter l'approche typologique précédente, où l'accent était mis sur le général et les similitudes des fêtes qui permettaient de leur identifier des formes communes, pour nous intéresser à leur singularité. Selon nous, l'analyse systémique ne doit pas être érigée en dogme : même si les fêtes peuvent être appréhendées comme se positionnant sur un marché qui les détermine, il ne faut pas perdre de vue que chaque fête est unique et s'inscrit dans un contexte qui lui est propre. Une fête ne peut être considérée comme étant uniquement le résultat de logiques systémiques. C'est ce que nous voudrions mettre en avant dans cette partie, à travers la présentation de trois fêtes, respectivement le carnaval de Willaupuis, le carnaval de Basècles et la fête d'« Art's Thimougies ».

Diverses questions, liées à la fonction interne de ces fêtes, nous intéresseront alors : comment un groupe peut-il émerger dans un village aujourd'hui, et quel rôle la fête joue-t-elle dans la construction de ce groupe ? Quelles sont les dynamiques d'appartenances qui prennent place lors de la fête? Qui organise la fête, qui y vient, qui n'y vient pas ? D'une manière plus globale, quelle forme prend la fête, étant donné la forme spatiale et sociale spécifique dans laquelle elle s'inscrit ? Nous l'avons dit, la fête est intimement liée au village dans lequel elle se déroule. Chaque fête est ainsi singulière et ne peut se comprendre qu'en lien avec le contexte, chaque fois particulier, dans lequel elle s'inscrit. Après avoir montré comment les fêtes sont déterminées par des logiques régionales, nous allons ici mettre en avant leur inscription dans un niveau local, passant ainsi du général au singulier.

Si nous travaillons de la sorte, c'est parce que nous pensons que le particulier est tout aussi noble que le général. Livrer une description fine de ces fêtes n'a rien d'inutile ou de futile. C'est à travers cette description, au contraire, que nous remplissons la visée ethnographique de notre travail.

Nous allons, pour les trois festivités présentées, procéder en deux temps : dans une partie descriptive, nous allons présenter le village et la fête, et dans une seconde partie plus analytique, nous allons dégager la forme de la fête. Nous terminerons avec une comparaison des trois fêtes.

3.2.2.1. Le carnaval de Willaupuis

Présentation du village et de la fête

Willaupuis est situé dans le Hainaut Occidental, à dix-sept kilomètres au Sud-est de Tournai, et appartient à la commune de Leuze-en-Hainaut, qui compte 13 000 habitants. La population du village est de 400 habitants, pour 170 maisons.

Lors de notre observation, nous avons recueilli les paroles d'un villageois, organisateur du carnaval, qui nous confiait que Willaupuis était « un village en train de mourir ». Ce constat l'a amené avec d'autres villageois à faire des démarches auprès de la commune pour obtenir une Maison de village, demande qui a finalement été concrétisée en 2003. Cette Maison est pilotée par une ASBL composée de quelques habitants du village. Pour ces acteurs, il y a une perception d'un village « qui se meurt »139(*) et pour lequel il faut faire quelque chose. Outre une présence importante de personnes âgées, le village comporte un nombre significatif de nouveaux venus récents, « peu actifs » dans la vie du village. Plusieurs maisons sont en construction à différents endroits du village, auxquelles il faut rajouter les « fraîchement installés », facilement repérables à l'état du jardin, dimension essentielle du rapport néo-villageois à l'espace rural en tant que cadre : la maison est terminée et habitée, mais le jardin est délaissé - son tour viendra dans un deuxième temps. Pour l'heure, il est caractérisé par un désinvestissement complet qui n'a d'égal que l'attention qui y sera consacrée par la suite.

Entre les personnes âgées et les nouveaux villageois se situe un groupe intermédiaire d'habitants qui se définissent comme « étant du village », et se préoccupent de l'absence du lien social en son sein. Mettre sur pied une Maison de village, c'est pour eux l'occasion d'essayer de refonder un sentiment d'appartenance entre différents utilisateurs de l'espace villageois qui n'ont pas une expérience commune et qui ne se pensent pas comme un groupe. Cette volonté de refonder un « nous » est parfaitement illustrée par la création d'un drapeau de village. Montrant un puits, qui est le symbole du village140(*), ce drapeau se trouve à l'entrée de la Maison de village, ainsi que sur le char qui pilote le cortège du carnaval. La création et l'utilisation de ce drapeau constitue la matérialisation parfaite de cette volonté de refonder un sentiment d'appartenance au village.

Depuis trois ans, l'ASBL qui pilote la Maison de village organise au mois de février un carnaval, que nous avons eu l'occasion d'observer cette année. Ce carnaval a eu lieu un dimanche après-midi dans le village, de 14h00 à 18h00 environ. La majeure partie de ce moment était consacrée au « cortège » : un char, composé d'une remorque tirée par un tracteur, a déambulé dans certaines rues du village, suivi par des enfants et leurs parents. Sur le char se trouvaient « sa Majesté Carnaval », bonhomme de fer et de papier mâché de la hauteur d'un homme, ainsi qu'une dizaine de personnes, issues d'une famille du village, déguisées en accord avec le thème du carnaval (« les Mexicains ») et jouant un « instrument de musique » (principalement des tonneaux renversés qu'ils frappaient avec des bouts de bois). Le nombre de participants qui suivaient le char était très réduit : une dizaine d'enfants déguisés ainsi qu'une demi-douzaine de parents. Pendant deux heures, ce cortège a parcouru le village à pas d'homme dans une ambiance relativement calme. Sur le char, les musiciens jouaient, derrière, les parents conversaient tandis que la principale activité des enfants était de s'amuser avec les confettis distribués par les organisateurs. Le carnaval s'est terminé à la Maison de village, où les personnes du cortège ont retrouvé une vingtaine de villageois qui avaient pratiqué le crossage, jeu folklorique de la région141(*). Là, les enfants ont profité de jeux forains gratuits (jeux d'adresse et de précision) pendant que les adultes se désaltéraient. Vers 18h00, la majorité des participants avait quitté la Maison de village. Au final, le carnaval a rassemblé une trentaine de personnes dans le cortège, organisateurs compris, auxquelles il faut ajouter une vingtaine de personnes qui sont restées dans la Maison de village, ce qui dans l'ensemble, représente seulement un huitième de la population du village (50 habitants sur 400).

Willaupuis. Le char et le cortège avant le départ. En arrière-fond se situe la Maison de village, près du drapeau. Ce drapeau se situe également sur le char, ainsi que « Sa Majesté Carnaval »142(*).

L'assistance derrière le char : une dizaine d'enfants et une poignée de parents qui défilent dans une ambiance calme.

Analyse : un carnaval raté ?

Selon les organisateurs, l'édition de cette année n'était pas un franc succès. L'indicateur de réussite n'est pas directement l'ambiance perçue, le fait qu'« on se soit bien amusés », mais le nombre de participants : ces derniers étaient moins nombreux lors de cette édition. Il est frappant de constater que les organisateurs raisonnent en termes de marché pour expliquer pourquoi « les gens » ne sont pas venus nombreux. Une villageoise qui a participé au carnaval et qui est active dans l'ASBL associe ainsi l'échec du carnaval de cette année à un problème d'offre, à savoir que le programme de la fête et les activités proposées n'étaient pas assez attractifs pour le public :

« C'est normal que les gens ne soient pas venus, il y avait rien ! Allez, il n'y a que sur le char euh... À part lancer des confettis et être un peu déguisé, il y a rien... il y a rien, on peut bien boire un verre après, il y a un verre offert aux enfants qui sont là... mais ça n'attire pas comparé au carnaval de Tournai ou aux... carnavals d'ailleurs. Les gens ne sont plus attirés à venir, c'est normal, il y a... il y a rien... suivre un char où on fait que lancer des confettis et où il y a que les musiciens qui tapent sur des tonneaux et qui font le même bruit tout le long du parcours... rien, vraiment, rien. Je sais pas moi... je pense qu'il faudrait un géant peut-être pour l'année prochaine. Ça, ça pourrait attirer. Faut qu'on réfléchisse à ça, mais il faut quelque chose en plus. »143(*)

Ce type de raisonnement n'est pas anodin. Il est à mettre en lien avec une conception de la fête comme un spectacle qu'on offre à un public. Il y a fort à parier que dans une ducasse traditionnelle du siècle passé, les villageois n'étaient que peu soucieux des activités proposées : quel qu'était le programme, la fête était un moment qui mobilisait tout un groupe, pour lequel, en raison de sa cohésion préalable, le fait d'être réuni constituait en soi un programme suffisant. Désormais, le succès de la fête dépend plutôt de la capacité des organisateurs à proposer des activités attractives, une condition palliative en quelque sorte, pour rassembler le village dans un contexte de faible cohésion.

Il est vrai que ce carnaval était loin de faire l'objet d'une grande ferveur populaire dans le village. La taille réduite du cortège et l'absence de spectateurs le long de son parcours donnaient le sentiment de déambuler dans un village « mort », pour reprendre le terme des organisateurs, un village-fantôme. Les maisons n'étaient pourtant pas vides, en témoignent les coups d'oeil furtifs jetés par certains habitants à travers leurs fenêtres. Mais ce carnaval semblait invisible et inaudible pour une partie du village. Il semblait inexistant, et n'affectait pas le cours normal d'un dimanche après-midi pour les autres habitants. Ainsi, la circulation ininterrompue des voitures, cet agriculteur qui travaillait normalement et, enfin, cette dame qui, « comme tous les dimanches », nettoyait sa voiture quand le cortège passait devant sa maison, constituaient autant d'exemples d'un désengagement, pour ne pas dire d'une certaine indifférence d'une partie du village par rapport au carnaval.

Le carnaval est loin de mobiliser l'ensemble du village. Pour beaucoup, comme cet agriculteur qui croise le cortège, il s'agit d'un dimanche comme un autre.

Il faudrait finalement s'interroger sur la forme de cette fête : s'agit-il, comme ses organisateurs le nomment, d'un « carnaval » ? Si l'on se réfère, stricto sensu, à la définition de ce qu'est un carnaval, l'utilisation de ce terme semble ici abusive. Le carnaval, pour rappel, est ce moment formidable de renversement des codes sociaux, par l'intermédiaire de tous les excès. Au « carnaval » de Willaupuis, rien de tout cela. Il faut d'abord préciser que cette fête est organisée autour des enfants, et que derrière le char, les seuls adultes qui défilaient accompagnaient ces enfants. Les adultes du village n'étaient en aucun cas des « fêtards » occupés à danser, chanter, boire et rire. Les horaires de l'évènement (en après-midi, sans manifestation en soirée) se rattachent également plus à une animation pour enfants qu'à une manifestation pour jeunes et adultes. Ainsi, la fête ne faisait pas, nous l'avons dit, l'objet d'une liesse, d'une excitation ou d'une manifestation de fébrilité de la part des villageois présents ; ce à quoi nous avons assisté était calme.

L'absence de spectateurs doit évidemment être prise en compte pour comprendre ce manque de ferveur - cette absence n'étonne pas, du reste, puisqu'« il n'y a rien » : une remorque suivie par quelques enfants ne semble pas digne d'être érigée au statut de « spectacle ». De carnaval donc, il n'en est point question. Nous irons encore plus loin : peut-on encore, dans ce contexte, parler de « fête » ?

En réalité, toute fête nécessite que ses participants « y croient ». C'est une histoire qu'ils se racontent, une pièce de théâtre dont ils sont les propres acteurs. L'espace d'un jour, d'un week-end, le groupe décide de faire une parenthèse et d'être en liesse. Cette décision est arbitraire et doit susciter l'adhésion. Les villageois doivent croire à ce mythe du « nous », ils doivent croire qu'un groupe existe et que le village fait sens. Le carnaval raté de Willaupuis, c'est aussi l'histoire d'une fête dans laquelle les villageois ne croient pas. Parce que les participants étaient peu nombreux, parce que le public était absent, la magie de la fête n'a pas opéré. La fête ne va pas de soi, particulièrement si elle ne s'appuie pas sur un groupe fort, comme c'est ici le cas : si la fête est fragile, c'est avant tout parce que le groupe est fragile. Ce groupe est incertain et flou, il se cherche et ne sait pas ce qui l'unit.

L'ASBL est consciente de cette inexistence d'un groupe, ou à tout le moins de sa fragilité. C'est ce qu'exprime, en partie, le constat de « village mort ». Trancher si oui ou non Willaupuis est objectivement un village mort n'a que peu d'intérêt. L'essentiel est que cette catégorie est opérante pour certains habitants du village : elle fait sens et est utilisée pour mener une action. Cette action, en l'occurrence, consiste à tenter de fédérer un groupe, en faisant revivre le village. Le carnaval s'inscrit dans ce projet, ainsi que d'autres activités au cours de l'année (organisation d'une ducasse en été, venue de Saint-Nicolas, etc.). L'action de l'ASBL, par l'entremise de ces différentes activités, a ainsi pour but de recréer un groupe villageois qui, dans le contexte actuel, a des difficultés à exister et à se percevoir comme un groupe. Il en est ainsi parce que la vie du village est devenue centripète, comme le dit Dibie, et que tout se passe en dehors de celui-ci. Le village n'est plus un lieu de rencontres et de création de lien social parce que plus rien ne s'y joue. Cet espace n'est plus pratiqué par ses habitants. À ce sujet, Dibie décrit parfaitement comment son village, Chichery-la-Ville (Bourgogne, France), est devenu un lieu de résidence qui semble vide pendant les jours de semaine, et dont les signes de vie les plus visibles sont les allées et venues de ses habitants hyper-mobiles :

« La mobilité et la plasticité de notre communauté sont l'ultime expression de notre modernité. Les gens bougent, travaillent et communiquent entre eux sur un territoire beaucoup plus vaste qu'on ne l'imagine. Il y a ceux, peu nombreux, qui chaque matin partent de Chichery en voiture pour aller travailler dans les environs de Paris. Ceux qui, réglés comme des horloges, prenant le « train des travailleurs » à 6 h 13 à Laroche-Migennes, démarrent du village vers 5 h 50 au plus tard - le temps de se garer - pour être à Paris-Gare-de-Lyon à 7 h 41. Il y a un veilleur de nuit qui s'en revient à ces heures-là. Ceux, plus chanceux et plus tardifs, c'est la majorité active, qui quittent le village entre 7 heures et 7 h 30 pour être à 8 heures à leur travail à Monéteau, Auxerre, Joigny, Migennes, voire Chablis, où ils rejoignent leur poste dans un supermarché, une coopérative agricole, une entreprise alimentaire, un hôpital, un atelier mécanique, une chaudronnerie, une scierie ou bien encore la DDE ou les services de l'autoroute toute proche. Viennent ensuite les fonctionnaires qui partent pour la préfecture, les services départementaux ou municipaux voisins et les camionneurs et les militaires dont les services obligent à des jours et des tours irréguliers. Puis ce sont les artisans, camionnettes harnachées, qui rentrent dans le village pour livrer, dépanner, réparer, aménager nos habitats. Après 8 h 15, quelques voitures et quelques cavalcades d'enfants passent devant mes fenêtres pour s'en revenir à 8 h 25 à bord du bus scolaire en direction de Bassou et Bonnard.

Ainsi, pendant deux heures environ, le village bruit très légèrement des sorties de ses « actifs », relayés beaucoup plus tard par le train irrégulier et dispersé des autos des retraités et des vieillards valides qui partent faire leurs courses dans le village voisin - Appoigny ou Migennes s'il y a du bricolage dans l'air - auxquels s'ajoutent les bruits puissants des engins agricoles dont la fréquence varie avec les travaux des champs et, à 11 h 20, l'appel au klaxon du boulanger itinérant, doublé certains jours d'un charcutier à la roulotte. »144(*)

Willaupuis est aussi caractérisé par cette dynamique qui voit le village être vidé de toute autre fonction que de celle de loger ses habitants. L'espace villageois, qui n'est plus un lieu de travail, un lieu de scolarité, un lieu de loisirs ni un lieu de consommation, n'est plus pratiqué, et tend par là à devenir insignifiant. L'action de l'ASBL consiste à recréer des activités dans cet espace et à réinstaurer le village comme un centre. Quand ce dernier redevient le cadre d'évènements, il constitue à nouveau un espace de rencontres où du lien social se crée. Dans ce contexte, le carnaval, comme les autres activités de l'ASBL, a une fonction sociale cruciale : il constitue l'occasion de rassembler les villageois et de créer ainsi un groupe percevant partager un espace commun. Dans les faits néanmoins, ceci n'est pas chose aisée, comme nous l'avons vu, tant il est vrai que les différents villageois ont des profils divers et qu'il est difficile, quand l'espace villageois devient insignifiant, de les fédérer, fût-ce partiellement, dans un groupe partageant une condition commune.

3.2.2.2. Le carnaval de Basècles

Présentation du village et de la fête

Basècles est un village du Hainaut Occidental, situé entre Tournai et Mons. Il appartient à l'entité de Beloeil, qui compte 13 000 habitants. La population du village est de 4 700 habitants. D'emblée, il est frappant de constater la différence qu'il y a entre ce village et celui de Willaupuis. Willaupuis compte 400 habitants, Basècles en recense 4 700. Nous sommes ici en face d'ordres de grandeur radicalement différents. Willaupuis est un village, Basècles est déjà un bourg145(*).

À Basècles, il y a possibilité d'identifier un centre, autour de l'église et de la place comportant la salle communale et l'école primaire. Autour de cette aire se concentrent plusieurs rues comportant des maisons relativement petites, mitoyennes, et à front de rue. On est ici loin du cas de Willaupuis où pratiquement toutes les maisons étaient situées au milieu d'un jardin, les clôturant à la fois de la rue et des maisons voisines. La concentration plus importante d'habitants à Basècles va de pair avec l'implantation de cafés et de nombreux petits commerces d'alimentation, boulangeries, boucheries, mais également d'autres commerces, comme de l'électroménager, de l'informatique, de l'habillement,... et des services tels que des agences bancaires et une pharmacie ; toute cette activité économique associée à la présence d'un centre assez ramassé confère à Basècles l'aspect d'une petite ville, d'une bourgade, loin de l'image du « petit village perdu au milieu des champs ». Les différents commerces, en tant qu'espaces de consommation, mais également de production (ils constituent une source d'emplois, qui profite majoritairement aux Baséclois), sous-tendent une pratique régulière de l'espace villageois par ses habitants. La rue, parce qu'elle est fréquentée régulièrement, est un espace de rencontre qui constitue le support d'une certaine sociabilité. Les villageois ont une expérience commune par le fait qu'ils partagent le même espace villageois. A partir de là, la perception de soi comme appartenant à un groupe plus large est possible, et affirmer « Je suis Baséclois » fait sens, plus ou moins fortement, pour les villageois.

Basècles organise tous les ans son carnaval, dont la réputation dans la région est affirmée depuis plusieurs années. La fête dure trois jours, le vendredi, le samedi et le mercredi. L'observation que nous avons effectuée a eu lieu lors du vendredi, qui consacrait l'ouverture du carnaval. Contrairement au samedi, le vendredi est destiné aux participants du carnaval, et attire peu de spectateurs : ce sont les Baséclois qui effectuent son ouverture, « en interne ». La soirée à laquelle nous avons assisté suivait un programme assez précis. Les carnavaleux, regroupés en « sociétés » (il y en avait vingt cette année), se rassemblent d'abord sur la placette située derrière l'église, pour écouter le discours du curé.

Avant de présenter le déroulement de la soirée, il convient d'expliquer plus précisément ce que sont les « sociétés ». Elles regroupent sous un même nom (par exemple, les « Crocheux », les « Bagnards », les « Chiqueux d'caramel »,...) plusieurs carnavaleux qui portent un même costume en lien avec ce nom146(*). Chaque société est généralement centrée autour d'un café du village, à partir duquel ses membres se rencontrent et organisent leurs activités. Être membre d'une société implique le paiement d'une cotisation et n'est accordé qu'aux Baséclois, c'est-à-dire nés de parents baséclois ou habitant à Basècles. Si un « étranger » veut intégrer une société, il doit trouver des parrains baséclois qui se portent garants pour lui. Comme on nous l'a dit, « il n'est pas question qu'un Tournaisien vienne ici faire le malin ! » ; il s'ensuit pratiquement que « si t'es pas de Basècles, t'es pas dans le cortège ». Ce sont les membres des vingt sociétés qui forment le carnaval de Basècles et défilent dans le cortège du samedi après-midi, accompagnés, pour ceux qui en possèdent, de leur(s) géant(s) et de leur « Musique ». Les Musiques sont des groupes de musiciens extérieurs que les sociétés paient pour les faire danser et les accompagner pour la durée du carnaval. Ils se composent généralement de quelques percussions et de cuivres.

Rassemblées derrière l'église, les sociétés écoutent le curé leur adresser ses bons souhaits et implorer le ciel en vue d'une météo favorable pour le week-end de festivités. C'est l'occasion de commencer à boire et à danser. L'assemblée se dirige alors vers la salle communale, où va se dérouler l'ouverture du carnaval. Pendant une heure, les carnavaleux vont successivement assister à la présentation des vingt sociétés ; au discours du bourgmestre de l'entité, qui remettra symboliquement les clés du village aux carnavaleux ; à l'intronisation des « Crocheux d'honneur », titre référant à la société qui a fondé le carnaval et qui sera attribué cette année au bourgmestre ainsi qu'à un député provincial147(*). Le point d'orgue de cette cérémonie d'ouverture est sans conteste le rituel qui la clôture : il s'agit de l'hymne baséclois, chanté à pleins poumons par quasi toute l'assemblée, qui se tient alors par les coudes et se balance.

La suite de la soirée est moins formalisée : les membres de certaines sociétés restent dans la salle communale à parler et à boire tandis que d'autres défilent dans quelques rues avec leur géant et leur Musique afin de se préparer une dernière fois pour le grand cortège du lendemain. Plusieurs sociétés se retrouvent finalement dans leur café d'attache. La soirée se termine plus ou moins tôt selon les envies et obligations de chacun. Certains carnavaleux partent dès 23h00, d'autres prolongent la soirée jusqu'à une heure du matin. Il ne faut pas perdre de vue que l'essentiel des festivités se déroule le lendemain, et que les carnavaleux se réservent pour la soirée du samedi, qui sera plus longue.

Basècles. Sur les murs du village, l'évènement de l'année est annoncé.

Rassemblées derrière l'église, les sociétés écoutent le curé leur adresser ses bons souhaits et implorer le ciel en vue d'une météo favorable pour le week-end de festivités. C'est l'occasion de faire danser une première fois les géants et de commencer à boire.

Analyse : un carnaval réussi dans un village qui fait sens

La « stratégie » du carnaval de Basècles est de se positionner dans le créneau « folklore et tradition ». Le carnaval met ainsi fortement en avant des éléments de « tradition » dans sa manière de se raconter vis-à-vis de l'extérieur. Il faut entendre par là les articles de presse, la publicité autour de l'évènement ou encore les discours officiels prononcés durant les festivités. Quand le carnaval se raconte de la sorte, l'accent est mis sur l'ancienneté de la fête (l'évènement en est à sa 27ème édition). Est mis également en avant le fait que la fête ait été initiée par la société des « Crocheux », qui tirent leur nom du crossage, jeu folklorique de la région148(*). Certains acteurs, armés d'archives, situent son origine tantôt au XIIIème siècle, tantôt au XIVème siècle. Quoi qu'il en soit, le jeu est perçu comme « folklorique » et la manière dont les acteurs rendent compte de cette pratique est fortement centrée sur l'idée de « la nécessité de perpétuer le geste d'antan ». Dans cette même ligne, le costume que portent les « Crocheux » est révélateur : ce costume est le même depuis l'origine, et il est très codifié. Tous les « Crocheux » sont semblables, à l'image par exemple des Gilles de Binche. La référence à la tradition ne se limite pas à l'existence de cette société des « Crocheux », mais également au fait que le carnaval comporte une journée consacrée au crossage149(*).

D'autres éléments du carnaval illustrent cette volonté de se rattacher à une tradition, mais tenter de les identifier tous n'est pas essentiel pour notre propos. Nous pouvons cependant pointer un dernier fait qui s'inscrit dans cette ligne, à savoir les « thèmes » des sociétés du carnaval. Outre le cas particulier des « Crocheux », certaines sociétés évoquent les anciens métiers qui caractérisent le village, comme les « Marbriers et leus fèmes » ou les « Carbouniers »150(*), ce qui encore une fois, témoigne de la volonté d'invoquer l'histoire et d'inscrire le carnaval dans un temps long.

Cette référence à la tradition semble assez « porteuse » puisque le carnaval est bien connu dans la région : à chaque édition, ce sont entre trois et quatre mille spectateurs qui se pressent pour y assister. Ces spectateurs sont bien plus nombreux que les participants du carnaval, qui sont environ 1 200. Au final, le nombre de personnes mobilisées équivaut à la population de Basècles ; on est ici bien loin du cas de Willaupuis où le carnaval ne comptait presque pas de spectateurs et rassemblait à peine un huitième de la population du village.

Avec une telle affluence extérieure, la fête a donc en partie une dimension de spectacle : la tradition est mise en scène, et un public y assiste. Pour autant, le carnaval n'est pas uniquement un show performé par ses participants. D'ailleurs, si la journée du samedi voit l'affluence d'un public nombreux, ce n'est pas le cas des autres jours de festivités liés au carnaval (vendredi d'ouverture du carnaval, soumonces, crossage), où la fête se fait « en interne ». Ces divers moments mettent en jeu une autre dimension du carnaval : ce dernier est également, pour les Baséclois, un moment pendant lequel une logique d'appartenance et d'identification à un groupe est en jeu.

Participer au carnaval de Basècles, en tant que Baséclois, c'est aussi manifester son appartenance à un groupe. Être membre d'une société signifie partager une expérience commune avec d'autres villageois et prendre part à une fête qui est centrée sur le village. La référence constante à la tradition doit se comprendre dans cette ligne : en faisant revivre les anciens métiers pratiqués au village, en pratiquant le crossage, jeu traditionnel de la région, il y a un appel au passé pour créer une identité d'aujourd'hui. Ce passé est reconstruit comme quelque chose de grandiose (on parlera ainsi des marbriers et des mineurs comme ceux qui « ont fait la gloire du village »), ce qui ne correspond peut-être pas nécessairement, objectivement parlant, à la réalité, mais qu'importe, puisque cette recomposition est fédératrice. Ce qui nous intéresse ici est de voir en quoi ce passé reconstruit a des effets : il fait sens, et peut être utilisé par un groupe pour la constitution de son identité.

Il peut être ici très fécond d'évoquer le travail d'Amselle, et plus particulièrement le concept de « branchement » que ce dernier utilise pour penser les relations entre cultures151(*). Ce qui semble être à l'oeuvre dans le carnaval de Basècles est un branchement du village sur son histoire passée. Initié par les « Crocheux », fondateurs du carnaval, ce branchement consiste à sélectionner des traits spécifiques du passé du village, considérés comme glorieux, pour construire une identité aujourd'hui. Cette idée de sélection est importante : certains traits spécifiques sont choisis, parce qu'ils renvoient, insérés dans un discours, à une image grandiose du village. Cette démarche constitue une injonction aux villageois de développer une conscience fière de leur village. Le passé glorieux constitue alors un levier pour l'apparition d'une conception haute de soi et du groupe.

Dans le cas de la culture mandingue décrit par Amselle, le branchement est effectué par Souleymane Kanté, prophète scripturaire, qui a « reçu » un alphabet, l'alphabet n'ko. Sans s'attarder longuement sur ce cas, il convient ici de préciser que Kanté a en fait construit cet alphabet, en le branchant sur diverses cultures. Il a pu ensuite, grâce au pouvoir et à la légitimité qui étaient siens, proposer ce branchement à ses semblables, qui l'ont plus ou moins accepté. Dans le cas de Basècles, le processus est le même : le branchement n'émerge pas spontanément de l'ensemble du groupe, mais est proposé par certains acteurs (les « Crocheux ») qui peuvent, par leur légitimité (c'est la société qui a fondé le carnaval, mais c'est aussi celle qui compte le plus de membres), le proposer aux autres et imposer, progressivement, un certain discours sur le village et une certaine manière de se percevoir soi-même, en tant que Baséclois.

Le concept de branchement est fécond pour penser ce carnaval parce qu'il contient l'idée de sélection : ce n'est pas tout un passé qui est repris, mais uniquement certains éléments précis qui, replacés dans un discours, font sens. Pour faire sens aujourd'hui, l'histoire doit nécessairement être revisitée et réappropriée. En clair, le carnaval n'est pas une reconstitution passéiste du Basècles d'antan. Les éléments d'hier qui sont réutilisés, sont articulés avec ceux d'aujourd'hui pour créer un branchement inédit.

La musique écoutée lors du carnaval illustre parfaitement ce métissage entre passé et présent. Le vendredi soir, en plus des « Musiques » qui accompagnaient les sociétés, une sono était installée dans la salle communale. Pendant une heure, les carnavaleux ont assisté dans cette salle à divers discours et « coutumes » du carnaval, comme la remise des clés par le bourgmestre de l'entité. Ces discours étaient entrecoupés par la sono, qui passait notamment la chanson Be my girl, de DJ Ötzi. La chanson, qui date de 2001, est du genre Pop-Dance et est entièrement en anglais. Elle est souvent reprise lors de soirées étudiantes ou dans des stades de sport. Le vendredi soir du carnaval, la chanson est passée au moins quatre fois sur une heure de temps, et il était impressionnant de voir alors toute la salle reprendre le refrain en anglais. Le fait d'être déguisés en marbriers ou en mineurs rappelant le passé glorieux du village n'était pas contradictoire avec le fait de danser sur un tube du moment. Ceci nous renvoie à une caractéristique d'une construction identitaire opérée par branchements, soulignée par Amselle, qui est de « faire feu de tout bois » : dans la constitution d'une identité, les branchements sont multiples et variés, créant ainsi une oeuvre inédite.

Nous allons maintenant nous attarder sur la fonction sociale du carnaval de Basècles, en nous basant sur un moment particulier de notre observation.

Compte-rendu d'observation : l'hymne du village

Il serait mal avisé d'analyser la dynamique d'appartenance à l'oeuvre dans le carnaval de Basècles sans s'arrêter quelque peu sur ce qui a constitué, à nos yeux d'observateur, un moment-clé de la soirée de vendredi. Il s'agit de l'hymne du village. Cet hymne a clôturé la cérémonie d'ouverture du carnaval, qui s'est déroulée pendant une heure dans la salle communale. À la fin de la cérémonie, un des organisateurs du carnaval a pris le micro et a annoncé que l'assemblée allait entonner « l'hymne de notre village », qui a pour titre : « Basecqu' ch'est l'pu biau des villôges ». Une effervescence toute particulière saisit alors l'assemblée, et les carnavaleux se sont pris les coudes, formant ainsi des chaînes allant de deux personnes à plus d'une dizaine.

Il a été difficile de résister à cet engouement, et nous fûmes prestement invités à intégrer l'une de ces chaînes. La demande étant formulée d'une manière telle qu'il aurait été difficile de refuser, nous avons donc eu l'occasion de passer de l'observation directe à l'observation participante...

La chanson est composée de plusieurs couplets en picard, dans lesquels sont décrits Basècles, son charme, ses habitants chaleureux, etc. Cette ode au village était connue dans son entièreté par une majeure partie de l'assemblée. Pendant cinq minutes, toute l'assistance, divisée en groupes reliés par les coudes, a chanté les couplets en se balançant au rythme de la musique. Notre ignorance des paroles était, semble-t-il, flagrante, et notre « voisine de coude » n'a pas tardé à nous demander : « T'es pas de Basècles, toi ? ».

Les carnavaleux rassemblés dans la salle des fêtes du village,

quelques minutes avant de chanter leur hymne.

Voir cette salle bondée chanter à l'unisson l'hymne de son village était assez impressionnant. En cinq minutes de coude à coude était portée à notre attention une des dynamiques d'une fête qui s'étale sur plusieurs jours. C'est ce moment très particulier qui, entre autres, nous permet d'avancer que le carnaval de Basècles permet à certains de ses habitants de proclamer leur appartenance à un groupe. Mais le carnaval n'est pas simplement le lieu d'expression d'un sentiment d'appartenance ; il est avant tout l'occasion de créer ce sentiment. Nous sommes ici renvoyés à la dimension d'account de la fête : en même temps qu'elle rend compte d'un phénomène, elle le crée et le fait exister. Le carnaval n'agit donc pas comme un révélateur qui mettrait au jour un sentiment d'appartenance préalable ; il participe pleinement du processus de création de ce sentiment. Donner en effet l'occasion aux villageois de se retrouver dans une salle et de chanter leur village, c'est leur permettre de développer le sentiment d'une condition commune.

Cette forme spécifique du carnaval, centrée sur une logique d'appartenance, ne peut se comprendre qu'en tant qu'elle s'inscrit dans la forme spatiale et sociale de Basècles. Dans un village d'une telle taille, comportant un centre fourni en commerces et services divers, il est plausible qu'un certain sentiment d'appartenance à un groupe se développe. En effet, cette configuration permet aux habitants de se rencontrer plus ou moins régulièrement, et de développer le sentiment d'une condition commune. À cet égard, le rôle des cafés présents dans le village semble important. Il apparaît finalement que le développement d'une fête célébrant l'appartenance au village n'est pas inconcevable, étant donné l'existence de ce contexte que nous identifions comme favorable. Ainsi, il semble beaucoup plus improbable qu'une telle fête émerge à Willaupuis, où la forme spatiale du village permet beaucoup moins aux habitants de se penser comme un groupe.

La soirée du vendredi se termine dans les cafés du village, auxquels sont rattachées les sociétés.

3.2.2.3. La fête d'« Art's Thimougies »

Présentation du village et de la fête

Thimougies est un village du Hainaut occidental, situé à dix kilomètres de Tournai. Il appartient à l'entité de Tournai, qui compte 65 000 habitants. Le village a une population de 200 habitants. Situé hors du passage des axes importants qui desservent les campagnes environnantes, Thimougies donne l'impression d'un petit hameau reculé, bien moins étendu et peuplé que les localités qui l'entourent.

La forme spatiale de Thimougies est proche de celle de Willaupuis : il s'agit d'un village de petite taille, comportant quelques rues et qui est avant tout un espace de résidentialisation. Comme Willaupuis, Thimougies ne compte ni école, ni commerce, ni café. Et comme à Willaupuis, une ASBL a été créée, avec pour but de « faire vivre » le village. Son caractère incontournable dans la vie du village et le succès rencontré par les différentes activités qu'elle organise sont cependant sans commune mesure avec le cas de Willaupuis.

Il s'agit de l'ASBL « Moulin à Vent ». Son nom fait référence au vieux moulin du village, qui n'est plus actif mais trône toujours sur sa colline, et qui a été érigé en symbole. Si l'association existe depuis trente ans152(*), le statut d'ASBL est récent et est venu remplacer ce qui était un « comité des fêtes » classique. Tout au long de l'année, ce sont de multiples activités et évènements qui sont organisés par l'ASBL : soupers, marché de Noël, Saint-Nicolas et Halloween, plantation de bulbes dans le village, atelier théâtre, mise sur pied d'une bibliothèque, fête des potirons, animations nature, etc., et enfin, évènement de l'année, la ducasse du mois de juin, baptisée « Art's Thimougies ». Avant d'évoquer cette fête, nous allons nous attarder sur l'action de cette ASBL.

Toutes les actions entreprises par l'ASBL renvoient à un véritable « projet de village ». Dans la charte de l'ASBL, trois buts sont décrits :

« a. Préserver et encourager la vie sociale du village ;

b. Préserver et mettre en valeur le patrimoine rural du village ;

c. Maintenir et donner un cadre de vie agréable pour les habitants. »153(*)

L'utilisation des termes « patrimoine » et « cadre de vie » n'est pas anodine. L'action de l'ASBL s'inscrit effectivement dans un rapport au rural comme cadre de vie. Différentes initiatives, comme la plantation de bulbes aux quatre coins du village, le tracé et l'entretien de circuits de promenade ou encore l'exposition permanente de vieilles machines agricoles sur la place du village, témoignent de l'existence d'un rapport esthétique à l'espace : le village doit être beau. Délié des enjeux de la production, le village tend à devenir plus « disponible » pour ce genre d'initiatives qui le conçoivent comme un cadre de vie154(*).

Thimougies. Sur la place du village, les vieilles machines agricoles. Leur présence témoigne de cette mutation qui voit le village perdre son statut d'espace de production pour devenir un espace d'exposition.

Dans ce projet de faire du village un cadre aussi beau que possible, l'ASBL va plus loin, puisqu'elle désire, à long terme, déposer un dossier pour obtenir le label des « Plus beaux villages de Wallonie ». Ce titre va lui permettre d'avoir un contrôle sur son espace, notamment en ce qui concerne les nouvelles constructions prévues dans le village. Pour accomplir ce but lointain, divers projets à court terme ont été réalisés ou sont en cours, visant à valoriser les différents atouts du village : préservation des marais, rénovation du moulin, ou encore, obtention d'une Maison de village pour appuyer l'action de l'ASBL. Ce sont donc des enjeux importants qui prennent place derrière les multiples activités organisées tout au long de l'année, bien au-delà du simple but d'entretenir la vie sociale du village. La fête du mois de juin n'échappe pas à cette logique, comme nous allons le voir.

La ducasse du mois de juin, fête thématique par excellence : programme hétéroclite, public diversifié, rapport de consommation à l'espace

La fête d'« Art's Thimougies » est à rattacher d'une manière indiscutable à la troisième forme de notre typologie, à savoir les fêtes thématiques et nouvelles fêtes rurales. Cette fête comprend en effet de nombreux traits propres à ce type spécifique de festivités, à commencer par la mise sur pied d'un programme hétéroclite. Les organisateurs désirent « toucher à tout », pour attirer un public aussi large que possible, et les différentes activités et animations proposées dans le cadre de la fête recouvrent un spectre très étendu. À titre d'exemple, l'édition de cette année a proposé, entre autres, les activités suivantes : exposition consacrée aux moulins, foire aux artisans, concerts en tous genres, jogging, Fest Noz avec initiation aux danses bretonnes, théâtre de rue, balades en poney, démonstrations de jumping équestre, ferrage d'un cheval de trait, marche aux flambeaux dans le village pour assister à un spectacle nocturne de danse, feu d'artifice, exposition d'épouvantails, exposition d'icônes, initiation au paintball, fête foraine, aire de jeux ainsi que spectacle sous chapiteau pour enfants, après-midi « accordéon en fête », défilé des « Gilles de Tournai », etc.

Par la distance qui peut séparer une exposition d'icônes d'un ferrage de chevaux, une fête foraine d'un spectacle de danse, ou la pratique du paintball d'une initiation aux danses traditionnelles bretonnes, ce rapide survol du programme permet de prendre la mesure de la stratégie des organisateurs, qui entendent « ratisser » aussi large que possible. Ce calcul est efficace, puisque ce programme hétéroclite attire un public diversifié et nombreux : du vendredi au dimanche soir, ce ne sont pas moins de huit mille personnes qui ont arpenté le village, le pic de fréquentation étant atteint le dimanche après-midi155(*). L'unique rue du village est alors remplie d'une foule dense qui déambule entre les stands des artisans et assiste aux différentes animations. Cette foule, à l'image du programme, est hétéroclite. Le temps de la fête, le village devient cet espace public, ou plutôt, cet espace de consommation où se côtoient des populations aux profils divers, villageois d'origine, néo-ruraux et touristes de passage.

Thimougies, un succès ? Le samedi après-midi en tout cas, dans la rue principale, il n'y pas foule autour des tonnelles des artisans...

... mais cela ne souffre aucune comparaison avec l'affluence du dimanche après-midi. La grande foule se déplace alors, pour consommer denrées et culture.

Les 10 000 personnes présentes durant ces trois jours remplissent les rues du village de leurs voitures. Ces véhicules alignés matérialisent parfaitement l'hyper-mobilité des ruraux.

Plusieurs prairies du village sont également réquisitionnées pour accueillir cette marée automobile.

Comme nous l'avons expliqué lors de la présentation des fêtes thématiques, il est ici difficile de parler de « fête », à tout le moins pour une majeure partie du public présent. « Art's Thimougies » est plutôt un évènement, qui prend place sous la modalité « famille-short-loisir-été ». Cette forme fait écho au rural contemporain, qui remplit de plus en plus une fonction de distraction et de récréation, loin des enjeux du monde de la production. Cette forme du rural comme un espace de loisirs est bien illustrée par l'absence de références dans la fête au monde agricole contemporain, qui incarne justement cette fonction productive. En effet, lors de l'édition de cette année, seule l'agriculture passée - la paysannerie - était quelque peu représentée à travers une exposition de vieux outils agricoles (charrue, essieu de charrette, planteuse de pommes de terre, etc.) et, moins directement, par certains savoir-faire ressuscités dans le cadre de la foire artisanale, dans les stands du cordier ou du vannier. Outre ces re-créations qui s'inscrivent bien dans la fonction externe de la fête et la proposition de ruralité qu'elle constitue, l'agriculture contemporaine est absente.

Ceci n'est pas le cas des fêtes chapiteaux qui présentent une connexion claire avec le monde agricole contemporain et mettent en scène les objets légitimes de ce monde, que sont entre autres les véhicules et les machines aux dimensions imposantes. À travers un gymkhana, une course ou un concours de traction, tracteurs et moissonneuses batteuses sont inscrits au programme de la fête.

Leur absence, à l'inverse, lors de la fête de Thimougies est révélatrice d'une dimension de la ruralité contemporaine, dans laquelle l'agriculture n'est plus l'activité centrale et structurante, tant et si bien qu'il est possible de retrouver des fêtes rurales actuelles qui se structurent hors de toute référence à ce monde. Si les gros tracteurs ne sont pas présents à Thimougies, c'est parce qu'ils ne cadrent pas avec la proposition cohérente de ruralité que la fête constitue. Cette proposition renvoie plutôt, à travers l'artisanat, à l'authenticité, la maîtrise et la production raisonnée respectueuse des équilibres naturels.

Thimougies organise un nouveau type de fête, se démarquant clairement des fêtes chapiteaux de la région. Pourtant, comme la grande majorité des fêtes rurales des environs, elle comporte un chapiteau. Le chapiteau apparaît ainsi être l'objet-type du « monde » des fêtes de village en Hainaut occidental : fête de village signifie, presque immanquablement, présence de d'une ou plusieurs de ces tentes. Sur ce cliché, on peut distinguer, suspendues au plafond, les guirlandes de publicité des autres fêtes de la région. Chaque fête constitue une occasion importante pour les autres comités de faire la promotion de leur évènement.

Dans ce village qui devient un lieu de loisir, le public déambule et consomme. Cette consommation ne se limite pas aux biens matériels ; ce que l'on est venu chercher, c'est aussi sa dose de culturel, de typique, de folklorique. Dans ce contexte, peu importe que les Bretons qui nous initient aux danses traditionnelles soient en fait de Lille, que le cordier ne s'échine plus depuis bien longtemps - excepté lors de la fête, bien sûr - à faire ses cordes lui-même, ou que les « Gilles » ne viennent pas de Binche mais de Tournai, et qu'ils défilent un dimanche après-midi entre des artisans dans une fête de village, hors de tout contexte de carnaval. Ce qui importe, c'est avant tout que ces acteurs performent, habillés de leur costume traditionnel, et reproduisent leurs gestes formalisés.

Le village est ainsi l'enveloppe rêvée pour accueillir ces animations « culturelles ». Le spectacle nocturne de danse organisé à Thimougies cette année constitue, à nos yeux, le symbole de ce changement récent qui voit certaines festivités rurales proposer des animations nouvelles. Pendant deux heures, le public a parcouru « Le chemin des lumières », un itinéraire dans le village agrémenté de plusieurs podiums sur lesquels des danseurs et danseuses exécutaient, sur des musiques mystérieuses, des pas de danse moderne. Équipés de flambeaux, les spectateurs ont défilé à leur rythme pour finalement se rassembler dans une prairie et assister au bouquet final, un feu d'artifice tiré derrière l'église. Ce genre d'animation illustre une fois de plus la rupture du monde rural avec le monde agricole, et s'écarte également des représentations que tout un chacun peut avoir à propos du programme-type d'une « fête de village »156(*). À de nombreuses reprises, nous avons pu mesurer la distance qui peut séparer ces représentations de la réalité. Le cas le plus frappant est sans conteste celui d'une habitante de Thimougies qui ne participe pas à la fête, et qui explique sa position par rapport ce genre d'évènement :

« Mais sinon, je ne peux pas dire... je peux pas dire qu'on s'inclue fort. Je dois avouer qu'on n'est pas très euh... dîner saucisse, village, verre de bière, pinte et tout ça. Donc ça fait beaucoup aussi ça hein. Non pas qu'on... qu'on... qu'on dédaigne ça, hein ! Mais ça ne nous dit rien quoi. »157(*)

Cette représentation est d'autant plus marquante qu'elle est le fait d'une personne habitant un village qui propose justement une fête nouvelle, qui prend distance par rapport aux « classiques » du genre que sont les soirées techno pour jeunes, moiss-batt cross et autres aqua-foot, tels qu'on peut les retrouver dans les fêtes rurales classiques de la région.

Le spectacle de danse organisé lors du samedi soir, « Le chemin des lumières ». Ce genre d'animation illustre une fois de plus la rupture du monde rural avec le monde agricole, et s'écarte également des représentations que tout un chacun peut avoir à propos du programme-type d'une « fête de village ».

 

Une fonction sociale toujours exercée

Les remarques précédentes ne doivent pas faire perdre de vue qu'« Art's Thimougies » est avant tout une fête de la coexistence. Au milieu de cette foule qui déambule en quête de culture et qui développe un rapport relativement distancié au village et au rural, un groupe se forme et se reforme toujours à l'occasion de la fête, comme l'épisode suivant va l'illustrer.

Compte rendu d'observation : l'intronisation à la confrérie

de la « planteuse à patates »

Lors du dimanche après-midi, troisième et dernière journée d'Art's Thimougies, quand la fête battait son plein, tant au point de vue du nombre d'animations proposées simultanément que de l'affluence massive sur la place du village, un « rituel » singulier s'est déroulé. Parmi les outils exposés sur la place du village, une mécanique est l'objet de toutes les attentions. Il s'agit d'une ancienne planteuse à pommes de terres, sur lequel le paysan de l'époque s'asseyait pour planter les tubercules, tracté par un cheval. Est-il utile de préciser qu'il y a bien longtemps que cette manière de faire est révolue ? L'ASBL, soucieuse de la beauté de la place du village, a décidé de rénover les vieux outils agricoles rouillés qui l'ornent, et cette planteuse a été la première bénéficiaire de ce traitement. Il y a quelques années, un groupe de jeunes adultes proches du village et de l'ASBL s'est « pris un délire » autour de cet outil, qui est devenu un prétexte à se retrouver et à boire.

Progressivement, un cri s'est mis en place : la personne qui le lance d'hurler : « À NOTRE PLANTEUSE À PATATES... », les personnes connaisseuses de s'égosiller en retour : «...À UN RANG !!! » (en référence à la particularité de cet outil, qui plante un rang de pommes de terre à la fois). Ce cri a émaillé les trois jours de fêtes, au sein des membres de l'ASBL et des bénévoles ; à intervalles réguliers, une personne lançait cet appel auquel une quinzaine d'initiés s'empressait de répondre. En quelques années, ce qui n'était qu'un « délire » entre jeunes a pris de l'ampleur, et désormais, une « intronisation à la confrérie de la planteuse à patates » est organisée lors de chaque édition de la fête. La « cérémonie » est relativement simple : les personnes intronisées lors des éditions précédentes sont membres de la confrérie et vont accueillir les nouveaux, généralement des gens du village ou des acteurs de la fête. Pour cela, deux ingrédients indispensables : le dit cri et la bière du village, « la Thimougienne »158. L'absorption de plusieurs gorgées de ce breuvage entrecoupées du lancement et de la réponse à ce leitmotiv constituaient la manière d'accueillir les nouveaux, qui poussaient alors leur premier cri, repris en choeur par la confrérie : « ... À UN RANG !!! ».

158(*)

Cette cérémonie, précisons-le, s'est déroulée sur un mode burlesque. Les villageois intronisés la considèrent avant tout comme une « bêtise » des jeunes, qui les fait néanmoins sourire et à laquelle ils se plient de bonne grâce. Cette intronisation n'est pourtant pas une scène de théâtre : elle se fait réellement et nomme chaque année de nouveaux membres, même si cela n'engage que peu. Tout ce moment particulier est marqué par cette ambiguïté, où l'on crie « ... À UN RANG !!! » d'un air amusé, mais où on le crie quand même.

À travers cette intronisation sont visibles, à notre sens, les dynamiques d'appartenance présentes dans la fête. L'organisation d'un évènement d'une telle ampleur constitue un moment privilégié pour un groupe villageois de ressentir partager quelque chose. Cela est possible car la fête est cet espace-temps où l'on travaille ensemble, ce qui permet l'émergence progressive d'un « nous ». Et parmi les nombreuses manières que la fête offre d'affirmer son appartenance, cette intronisation semble la plus directe, puisqu'elle permet aux Thimougiens de proclamer oralement leur appartenance, exactement comme les Baséclois le font lorsqu'ils chantent leur hymne de village. Tout cela se passe sous les yeux de la foule qui défile et qui, au pire, n'y comprend rien, au mieux, considère cette intronisation comme une animation « pittoresque » de plus parmi toutes celles qui ponctuent cet après-midi.

Analyse : une fête-loisir préfigurant une nouvelle forme d'appartenance

Cette forme nouvelle de fête n'est pas sans intérêt, car elle est porteuse de mutations fondamentales. Elle représente un glissement du phénomène de la fête : traditionnellement, celle-ci est un moment local, réservé aux habitants du village. Il semble improbable qu'un étranger y participe, puisqu'il ne partage rien avec le groupe - or, c'est bien ce groupe qui est célébré. Aujourd'hui apparaissent des fêtes-loisir, comme à Thimougies, qui prennent la forme d'évènements accessibles à un public extérieur, pendant lesquels le village se transforme en espace de consommation. Toute dimension sociale n'y est cependant pas absente : un groupe se crée et se régénère toujours, en organisant la fête. Le groupe retire un sentiment de fierté du succès commercial de son évènement, levier puissant pour construire une identité locale. Les critères de réussite d'une telle fête ont également changé : celle-ci ne dépend plus tant du fait que les villageois s'y soient bien amusés, que de la venue d'un public important. Pour les villageois du reste, la fête a plutôt lieu à un autre moment : lors de la préparation.

Un évènement qui mobilise

Résumons le propos. De prime abord, la fête de Thimougies ne semble pas être un moment pendant lequel de grands enjeux se jouent. Pour la majeure partie de ses spectateurs, venant parfois de loin, il ne faudrait d'ailleurs pas utiliser le terme de « fête » mais d'évènement, pendant lequel le village devient un espace de consommation. Cette dimension d'« Art's Thimougies » illustre parfaitement le rapport au rural comme un cadre de loisirs, rapport caractérisé par un faible engagement. L'épisode de la planteuse à patates nous permet pourtant de prendre conscience que même dans cette fête qui semble la plus détachée de tout rapport identitaire au rural, une appartenance à un groupe est construite et entretenue, pour un certain nombre de villageois.

Mais ce n'est pas tout. Au-delà de cette fonction sociale actualisée, si chère à nos intérêts, la fête va encore plus loin. Parce qu'elle constitue le moment pendant lequel le village s'expose au monde extérieur, pendant lequel il se présente sous son plus beau jour, pendant lequel ses différents atouts (moulin, marais, église et orgue, nature) sont mis en avant, cette fête est une vitrine159(*). Par là même, elle n'est pas un moment anodin se suffisant à lui-même : elle s'inscrit au contraire dans un contexte plus large qui la déborde, elle fait partie d'une stratégie à long terme, le projet de village.

Toutes les actions de l'ASBL semblent répondre à une logique d'ensemble : elles convergent toutes vers un projet de maîtrise. Maîtrise de l'espace villageois, tout d'abord : obtenir le label des « Plus beaux villages de Wallonie », c'est empêcher les constructions nouvelles qui ne s'intégreraient pas, du point de vue architectural, dans le village. Ce label constituerait donc une possibilité de contrôler ce qui se construit, réinstaurant le local comme un niveau de pouvoir. C'est le village qui reprend partiellement sa destinée en main dans un univers décisionnel délocalisé depuis la fusion des communes. Dans la logique globale de ce projet qui vise à rendre le village beau, la fête est l'occasion privilégiée d'exposer les atouts de Thimougies, atouts qui ont été ou qui vont être restaurés. À ce sujet, il faut remarquer que les membres de l'ASBL ont développé une connaissance très fine des mécaniques institutionnelles et des différentes sources de financement : Région Wallonne, Province du Hainaut, Ville de Tournai, à chaque niveau de pouvoir ses subsides potentiels, que les villageois connaissent. Ce que l'ASBL entend également obtenir, c'est la maîtrise de la vie sociale du village. Pour ce faire, les villageois sont depuis plusieurs années en demande d'une Maison de village, outil destiné à appuyer l'action de l'ASBL.

La fête s'inscrit dans ce double projet et y joue un rôle important. Elle constitue un levier puissant pour sa réalisation car elle permet de mettre en avant le dynamisme du village et les ressources humaines dont il dispose. L'« accueil des autorités » organisé lors du dimanche de la fête, s'inscrit dans cette ligne : il s'agit de montrer aux édiles communaux la beauté du village, le dynamisme de ses habitants, capables de mettre sur pied un tel évènement, et ainsi, le bien fondé de l'octroi de subsides pour les différents projets de l'ASBL. De cette manière, la fête est un élément crucial dans le « dispositif » mis en place par les villageois pour accéder à une maîtrise de leur espace.

Tous ces éléments nous amènent à esquisser les traits de ce que serait une nouvelle appartenance au village. L'action de l'ASBL au sein du village et la manière dont un groupe se structure au travers de cette action nous amènent à formuler la distinction entre cohésion et mobilisation. Dans un village homogène du début du XXème siècle, l'appartenance au groupe villageois était totale. Il s'agissait d'une cohésion, par laquelle tous se sentaient liés les uns aux autres, à tous points de vue. Il n'était pas possible de sortir de ce groupe, qui conditionnait toutes les dimensions de l'existence. Il en était ainsi car les villageois partageaient une condition commune, la paysannerie, qui constituait une culture de référence.

Dans la situation actuelle de rural ouvert, ce rapport total au groupe n'est plus possible. Les villages sont des espaces d'hétérogénéité dans lesquels il est difficile de trouver les ferments d'une condition commune. L'appartenance n'y a pourtant pas disparu, mais elle s'est transformée. Et le cas de Thimougies nous permet justement de cerner quelle pourrait être l'une de ses nouvelles formes. Au lieu d'une cohésion, l'appartenance prend ici la forme d'une mobilisation. Tout se passe comme si un groupe villageois existait en puissance, un groupe qui deviendrait matière lors d'occasions ponctuelles : lorsqu'il s'agit de mettre une fête sur pied, et qu'un nombre important de bénévoles est nécessaire, lorsqu'il s'agit de rassembler des fonds pour restaurer l'orgue, considéré comme « l'ambassadeur du village », lorsqu'il s'agit de s'opposer à la création de logements sociaux sur la place du village, lorsqu'il faut faire entendre sa voix aux réunions du PCDR pour obtenir une Maison de village, lorsque demain il faudra peut-être s'opposer à un projet destructeur déposé par un promoteur immobilier quelconque, lors de tous ces moments particuliers, le groupe ainsi entretenu doit exister et être disponible.

L'action de l'ASBL, qui entend retrouver la maîtrise de l'espace qui l'entoure, favorise l'émergence de cette nouvelle appartenance. Il ne s'agit plus d'un rapport total à un groupe, mais plutôt d'un lien privilégié qui s'exprime lors de moments localisés. La fête du mois de juin joue un rôle important dans la création de cette nouvelle forme de lien entre villageois, dans la mesure où elle leur donne l'occasion de se percevoir comme partageant un espace commun. Ainsi, le village redevient une entité qui fait sens. Au-delà des barrières qui clôturent les jardins privés, l'espace villageois, réinvesti d'un contenu, fait l'objet d'un projet collectif pour lequel ses utilisateurs sont prêts à se mobiliser.

3.2.2.4. Trois fêtes, trois stratégies

À travers la présentation de ces trois fêtes et de ces trois villages, ce sont trois histoires de ruralité qui ont été portées à nos yeux. Trois manières singulières dont la ruralité contemporaine se joue concrètement, aujourd'hui. À chaque fête correspond un contexte particulier, et entre village et fête s'écrit à chaque fois une histoire nouvelle, que l'on peut raconter. Nous sommes ici renvoyés à l'hétérogénéité du rural, non plus intra- mais inter-villages : sous un même vocable, « village », sont regroupées des réalités qui peuvent être radicalement distinctes. Chaque village est particulier ; le local est irréductible. Est-ce à dire, pour autant, qu'il n'est pas possible de remonter au général et que tout discours doit se cantonner au particulier160(*)? Nous voulons nous garder de toute approche dogmatique et pensons que les deux niveaux d'analyse, l'approche par le général, d'une part, l'approche par le particulier, d'autre part, sont également féconds, à condition de ne pas les considérer pour autre chose que ce qu'ils sont, c'est-à-dire des outils, et de les utiliser de manière complémentaire, comme nous l'avons fait dans le cadre de ce travail.

Nous pouvons maintenant revenir rapidement sur les trois histoires de ruralité que nous avons abordées et tenter de synthétiser le propos.

Le carnaval de Willaupuis est fragile. Depuis sa première édition, son assistance n'a cessé de diminuer, pour atteindre aujourd'hui un nombre critique. Prenant plutôt la forme d'une animation pour enfants, la fête n'a rien d'une liesse populaire qui voit les villageois transportés par des émotions intenses. Pour comprendre cette situation, il faut se référer à la forme spatiale et sociale du village : parce que tout se joue en dehors, l'espace villageois n'est plus pratiqué, si ce n'est en voiture. Il en résulte que peu de choses unissent encore naturellement ses utilisateurs. Depuis quelques années, un groupe de villageois a entrepris une action collective autour d'une Maison de village, avec pour but de redynamiser la vie d'un village qui est perçu comme « mort ». Mais le résultat de cette action est mitigé, à tout le moins en ce qui concerne le carnaval, car l'offre de fête n'est pas intéressante. Les activités proposées n'ont rien de spectaculaire, et si elles auraient pu suffire dans un village homogène d'antan, elles ne parviennent désormais plus à attirer un public important, ceci valant pour un public extérieur, mais également au sein même des habitants de Willaupuis : le rapport participants-habitants est de un pour huit.

Basècles, au contraire, peut se targuer d'organiser un carnaval réussi. Cette réussite ne se mesure pas uniquement à l'aune du contentement des participants au carnaval, mais également à l'affluence d'un public extérieur. Dans cette fête, le rapport participants-habitants est de un pour un. Pour expliquer ce succès, il faut une fois de plus se pencher sur l'offre de la fête : axée sur le folklore et la tradition, celle-ci investit un créneau relativement porteur dans notre société contemporaine. Si la fête parvient à mobiliser un nombre si important de participants issus du village (environ 1 200), c'est parce que la forme spatiale et sociale de celui-ci est favorable au développement d'un sentiment d'appartenance. Dans ce qui est un bourg, l'espace villageois est parcouru par ses habitants et est investi d'un sens. C'est ainsi qu'il est possible de les rassembler et de les faire chanter l'hymne de leur village.

Finalement, avec un tel nombre d'habitants, porteurs de surcroît de ce rapport spécifique à leur espace, il n'est pas insensé de postuler que le carnaval de Basècles n'a pas besoin du public extérieur pour survivre. Il dispose d'un vivier suffisamment grand pour réunir le nombre critique de participants nécessaire au succès de la manifestation. Il peut donc se permettre de centrer le spectacle sur le village (c'est l'histoire du village qui est mise en scène dans le carnaval) et peut même « se payer le luxe » de refuser des participants (les sociétés n'acceptent pas de non-Baséclois, sauf s'ils sont parrainés). Le carnaval peut se permettre cette référence forte au village, car sa pérennité n'est pas dépendante d'un public extérieur. Le branchement sur l'histoire du village semble finalement être un calcul très efficace : permettant à la fois de fédérer l'intérieur (en construisant une identité locale fière) et d'attirer l'extérieur (ce créneau est porteur), cette stratégie constitue un compromis efficace qui permet de remplir à la fois la fonction interne et externe de la fête.

Thimougies, enfin, présente une forme spatiale et sociale relativement proche de celle de Willaupuis : une population de 200 habitants, un village résidentiel hors des enjeux de la production, un espace villageois naturellement peu pratiqué. Pourtant, la situation est tout autre. À partir d'une prise de conscience de la « beauté » du village que l'on habite et des atouts potentiels qu'il comporte, une ASBL a été créée (comme à Willaupuis), et a progressivement pris une ampleur considérable, pour devenir l'acteur incontournable du village. Cet exemple doit nous enseigner la leçon suivante : au delà des facteurs objectifs, comme le passé économique, la localisation et la taille d'un village (facteurs qui ont permis, partiellement, de comprendre la différence de forme entre les carnavals de Willaupuis et Basècles), les fêtes - et partant, l'appartenance qui se joue aujourd'hui dans les villages - sont aussi dépendantes de facteurs associatifs.

À Thimougies par exemple, il a fallu, à un moment donné, la présence de villageois capables de proposer un discours qui fait sens et qui peut fédérer un certain nombre de personnes autour d'un projet collectif. La présentation croisée des cas de Willaupuis et Thimougies permet ainsi de montrer que les facteurs objectifs sont largement insuffisants pour cerner la forme spatiale et sociale d'un village, et que, si dans le rural passé, les fêtes étaient des évènements émergeant spontanément de la vie d'un groupe, les fêtes actuelles sont désormais des produits qu'il faut construire et qui sont dépendants de logiques associatives. Le bénévolat y joue un rôle crucial : sans une ASBL, un groupe de jeunes, un comité des fêtes, autrement dit, un groupement de personnes relativement structuré et défini pour les porter, les fêtes actuelles s'éteindraient.

Le rapport participants-habitants lors d'« Art's Thimougies » est de cinquante pour un, ce qui constitue un renversement total par rapport au carnaval de Willaupuis. La clé de ce succès réside dans l'offre proposée par la fête, qui renvoie à un rapport très moderne à la ruralité. À bien y regarder, les animations proposées lors de la fête relèvent du divertissement socio-culturel. Contrairement au spectacle proposé par le carnaval de Basècles, qui a choisi de se brancher sur le passé du village, le programme de Thimougies ne comporte pas de référence au village en lui-même, mais plutôt à une ruralité dans son ensemble, d'une manière assez floue. Le contenu des animations est ainsi accessible à un public plus large : quand la fête devient plus conviviale qu'identitaire, néo-ruraux, étrangers du village et citadins peuvent « se retrouver » plus facilement dans le programme proposé. Il y à fort à parier que si Thimougies organisait une fête présentant un caractère plus centré sur le village, celle-ci ne drainerait pas un public aussi important.

Des trois festivités analysées, « Art's Thimougies » est, sans conteste, la plus moderne. Ceci explique d'ailleurs son succès : c'est parce qu'elle se branche sur un rapport très contemporain à la ruralité qu'elle réussit de la sorte. Si nous revenons à l'analogie du marché des fêtes, nous pouvons constater que Thimougies a « lu » correctement ce marché, et propose une manifestation qui correspond à une demande forte. La fête est parfaitement adaptée à son époque, elle a en fait pris pleinement acte des transformations récentes du monde rural : cette dernière se structure autour d'un rapport au rural comme cadre de vie, ce qui correspond à une tendance montante de rapport à cet espace. C'est ainsi que nous pouvons comprendre le fossé qui la sépare du carnaval de Willaupuis : si ce dernier est un échec, c'est en partie parce qu'il présente une forme dépassée, qui ne fait plus recette actuellement. Il y a un demi-siècle, ce carnaval aurait pu être un succès ; aujourd'hui, il semble éculé.

Mais si cette « fête-loisir » de Thimougies est la manifestation la plus en phase avec son temps, si par ailleurs, comme nous l'avons montré, elle institue un rapport distancié de consommation à l'espace, est-ce à dire que toute dimension d'appartenance a disparu du monde rural actuel ? Point du tout. Et cette fête est exemplaire, car même si en apparence, elle semble la plus détachée de tout rapport identitaire au monde rural, elle comporte pourtant des dynamiques fortes d'appartenance et parvient à fédérer un groupe d'une manière fort efficace - plus efficacement, par exemple, que Willaupuis ne parvient à le faire en s'appuyant sur une forme plus traditionnelle de fête. La spécificité de la fête de Thimougies réside dans le fait que le maintien de sa fonction sociale est tributaire, paradoxalement, de son ouverture. C'est parce que le groupe villageois recomposé est capable de proposer une festivité au monde extérieur qu'il parvient à se fédérer. Le public, par sa présence, valide la fête, reconnaît le village, et fait exister le groupe. L'appartenance se joue dans l'ouverture, et on en arrive finalement à un résultat paradoxal, où le recours au monde extérieur est nécessaire au village pour pouvoir contrôler l'intérieur. La fête s'intègre alors dans un dispositif qui vise à retrouver la maîtrise de son espace. Sur ce point, la fête de Thimougies est remarquable. Elle constitue, nous l'avons dit, la manifestation la plus moderne qu'il nous ait été donné d'analyser, et préfigure probablement la forme des fêtes rurales à venir.

CONCLUSION

Parler des fêtes pour parler du rural, telle était notre démarche. Parce que la fête est une formidable vitrine sur une société, révélant tant d'informations. Ses formes renvoient, en filigrane, aux formes du rural, car leurs destins sont intimement liés : comme le rural, la fête s'est laïcisée, dépaysannée et ouverte.

La fête témoigne donc pour le rural, et dit beaucoup de choses. Elle nous montre, à travers ses différentes formes, les diverses faces de la ruralité contemporaine : les fêtes chapiteaux de jeunes agriculteurs, d'un côté, les fêtes thématiques, de l'autre, mettent en scène deux mondes distincts qui cohabitent dans l'espace rural, et qui renvoient à la complexité de ce dernier. La fête laisse également voir la fonction symbolique toujours remplie par le rural, de plus en plus disponible pour remplir son statut de mythe. Elle témoigne aussi de la pluralité des rapports que les ruraux entretiennent à leur espace : mode de vie ou cadre de vie, lieu de production ou lieu de villégiature. Elle montre, enfin, les formes prises par l'appartenance dans ce rural métamorphosé.

Fêtes de village et nouvelles appartenances, qu'en est-il donc ? Rechercher une appartenance classique dans une fête actuelle serait une quête insensée et sans intérêt. Prenons plutôt acte des transformations du rural, et essayons de tracer les contours de ce que serait une nouvelle appartenance. Celle-ci est liée, aujourd'hui plus qu'hier, à la fête, parce que cette dernière est désormais, à peu de choses près, l'unique moment pendant lequel le village redevient un centre qui fait sens. Fonction sociale cruciale donc, de rassembler et de fédérer un groupe. Mais ce rassemblement ne présente plus la même forme : hier, le village abritait une véritable communauté, qui correspondait à l'ensemble de sa population. Au sein de ce groupe, une cohésion forte et une appartenance totale. La fête, évidente, incontournable, lui permet de se ressourcer périodiquement. Aujourd'hui, la fête ne va plus de soi. Elle est fragile, incertaine, parce que le groupe villageois n'est plus une évidence. Dans le contexte de rural ouvert, le village est en effet de moins en moins une entité qui fait sens pour ses habitants. La fête, quand elle existe, n'a pas alors pour fonction de régénérer une communauté préalable, mais elle permet de créer un groupe qui peut difficilement s'éprouver comme tel. Le travail en commun autour d'un évènement qui voit le village validé par le monde extérieur permet aux organisateurs de développer une conscience fière et ainsi de se sentir partager un espace en commun.

L'appartenance qui peut émerger d'une telle dynamique se démarque d'une appartenance classique. D'une part, le groupe ainsi créé à travers la fête ne correspond plus à l'ensemble de la population du village. En font partie les villageois qui, librement, adhèrent à un projet ; le lien social au sein du village n'est alors plus une norme, mais un choix. D'autre part, le lien ainsi créé relève moins du rapport total à un groupe qu'à un rapport plus distancié d'interconnaissance, engageant moins. Dans ce contexte, le ressourcement du groupe ne donne pas nécessairement lieu à de grands éclats et excès : ce n'est pas tant en faisant la fête qu'en l'organisant que l'on se retrouve. Parmi les nouvelles formes d'appartenance que la fête contemporaine véhicule, la mobilisation voit le jour : autour d'un projet de village, un groupe villageois en puissance est créé, groupe qui peut alors être mobilisé lors d'occasions ponctuelles concernant ce projet. À la communauté villageoise totale du passé succède alors un groupe qui prend forme ponctuellement.

La fête contemporaine n'est donc pas une évidence. Pour exister, elle nécessite un soutien important. Ici interviennent les facteurs associatifs : pas de fête sans un groupe pour la porter. Les fêtes actuelles sont ainsi tributaires de groupements engagés et dynamiques, sans lesquels elles ne pourraient exister. Mais pour autant, on ne peut considérer qu'entre la fête et le groupe existe une relation causale unilatérale. Une dynamique complexe s'installe, parce que la fête est cet account : elle nécessite un groupe pour exister, mais elle construit en retour le groupe qui l'épaule. Selon le contexte, un cercle vertueux ou vicieux peut ainsi s'installer, dans la mesure où un groupe fort est susceptible de bénéficier d'une fête forte, qui le renforce, mécanisme inverse pour un groupe faible. Mais ne versons pas dans une logique de causalité : ces dynamiques sont bien plus complexes, car la fête et le groupe n'existent qu'ensemble, et ne peuvent être pensés indépendamment.

Quand la fête ne va plus de soi, elle devient un objet à construire. Elle est une oeuvre, un produit créé de toutes pièces, parce qu'un moment de fête est une décision sociale, donc arbitraire. Les fêtes thématiques illustrent bien cette construction, à travers l'objectivation qu'elles nécessitent de la part de leurs organisateurs : c'est en prenant distance par rapport à soi et à sa culture que l'on construit, consciemment, la fête. Réaliser une recherche sur un tel objet contribue finalement à le démystifier. À travers ce travail, il a été possible de prendre conscience de plusieurs façons que la fête ne va pas de soi : en révélant que la fête est construite et calculée, au terme d'un long processus de préparation, en montrant également que dans le paysage festif, il y a les fêtes qui durent et les nouvelles qui tentent de se faire une place, en montrant enfin que toutes les fêtes ne sont pas des succès, mais que certaines échouent, cette recherche a contribué à dés-idéaliser la fête.

Comment se dessine l'avenir des fêtes rurales ? Tout d'abord, il faudra probablement continuer de parler de ces fêtes au pluriel. Comme actuellement, voire peut-être même plus, le paysage festif sera marqué par sa diversité, fonction de l'hétérogénéité du rural, l'espace dans lequel il s'inscrit. Dans ces fêtes plurielles néanmoins, les fêtes thématiques et nouvelles fêtes de village, qui n'en sont actuellement qu'à leurs débuts, pourraient bien devenir incontournables et voir leur forme se répandre. Par ailleurs, les fêtes devront être épaulées par des logiques associatives, condition sine qua non de leur pérennité. Enfin, s'il fallait déceler une clé de leur réussite, ce serait de prendre conscience du marché sur lequel elles se positionnent. Depuis qu'elles se sont ouvertes à un public extérieur, les fêtes dépendent de celui-ci et doivent en prendre acte. Dans ce contexte survivront celles qui procèderont à une lecture juste de ce marché et des opportunités résultant de l'interaction entre l'offre et la demande. La fête qui effectuera une proposition de ruralité en phase avec son temps aura toutes les chances de réussir. Les fêtes qui, à l'inverse, ne pourront pas s'adapter à la demande, mourront. Une dure loi de l'évolution des espèces, en quelque sorte, où seuls les organismes adaptés survivent. Ce phénomène est la conséquence directe de l'ouverture des fêtes : s'ouvrir à un public (et conditionner sa réussite à la présence de ce public), c'est également devenir dépendant de ses desiderata.

Le rural n'est pas un espace vide et mort. Les fêtes y sont nombreuses et vivaces, et elles ne sont pas que conviviales. Elles conservent une fonction sociale, même si l'exercice de cette fonction est de plus en plus épineux et incertain. La fête est fragile, et nécessite le soutien de dynamiques associatives. Pour se consolider, une solution : se positionner sur un marché. Le propos peut sembler paradoxal, mais ce sont bien souvent les fêtes qui répondent à une demande qui parviennent le mieux à réunir un groupe. L'extérieur devient alors un levier puissant pour fédérer l'intérieur. Raisonner ainsi en termes de marché n'a rien de désenchanteur, parce que la fête, tout comme le social, n'est pas écrite. Ni donnée, ni naturelle, elle est un objet à construire.

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Annexes

Annexe I

Nous allons ici présenter un extrait de notre carnet de terrain. Ceci permettra au lecteur d'accéder un peu plus aux « coulisses » de notre recherche, en prenant connaissance de la forme de cette récolte spécifique de matériau. Le carnet de terrain était utilisé lors des observations directes. Les notes qui y figurent étaient prises pendant et après le moment d'observation. Le contenu du carnet présente un caractère relativement hétéroclite : il est composé de descriptions fines de la fête (les activités, les participants, l'ambiance, etc.), de retranscriptions d'interactions informelles que nous avons pu avoir avec les personnes présentes, ou encore de pistes de réflexion, qui surgissaient « à chaud ». Ces informations brutes étaient retravaillées, dans un second temps, pour produire un discours plus analytique sur les évènements observés.

Les trois pages suivantes sont issues de l'observation que nous avons effectuée lors du carnaval de Willaupuis.

Willaupuis dimanche

18 14h10

pas de centre au

village - pas le plus beau

village de Wallonie !

plein formes architecturales différentes

la madame, elle aspire

sa voiture pendant ce

temps ? indifférence générale ???

la fête, elle prend ou elle

prend pas. Le CONCEPT marche ou pas

Ça crée du lien social. MAIS importance des familles. Des enfants. + je pense des animateurs extérieurs.

Pas tourné vers l'extérieur : centré sur nous.

Il y a un petit quelque chose, du lien social.

Mais = 40 habitants sur 400 !!!

170 maisons

50 enfants ? pourraient rouvrir l'école !!

Association de fait

Village était en train de mourir. Trop personnes âgées. 2003 Maison village

commune fort présente ? ils ont besoin politiques pour créer du lien social ! Ils font jouer ça. (comme Thimougies)

9/10 du village démissionne ? Ils m'ont donné des confettis. Pas loin de crever !

La fête ne tient qu'à un fil

Annexe II

Nous allons ici effectuer une brève comparaison entre les tracts publicitaires de deux fêtes de village du Hainaut occidental. Ces fêtes sont organisées par trois villages de la commune de Tournai : la première est mise sur pied conjointement par les villages de Blandain et d'Hertain, la deuxième par le village d'Ere. Il s'agit de fêtes chapiteaux, premier terme de notre typologie des fêtes rurales en Hainaut occidental, et forme la plus répandue de fête dans cette région. Les tracts de ces évènements, reproduits à la page suivante, illustrent parfaitement l'existence d'un « marché des fêtes ».

 
 

Ces tracts incarnent à merveille la compétition qui prend place entre les fêtes chapiteaux. Ils ne sont pas isolés : nous aurions pu proposer une dizaine d'autres tracts de chapiteaux de la région, présentant tous, avec une régularité impressionnante, la même forme.

La structure de ces tracts est toujours la même : le verso présente les soirées du vendredi et du samedi, le recto détaille le programme du dimanche, plus fourni en activités. Nous ne reviendrons pas sur les activités-types organisées lors de ces évènements (cf. notre typologie des fêtes en Hainaut occidental). Ce qu'il est ici intéressant d'observer, c'est plutôt la compétition qui se joue entre les fêtes. Nous l'avons dit, ces dernières sont des véritables produits qui se vendent sur marché et essaient d'attirer une demande aussi large que possible. Le mécanisme de concurrence qui caractérise la relation entre ces fêtes prend la forme d'un jeu entre le même et le différent : il s'agit de se distinguer légèrement des autres produits, tout en restant dans une forme commune.

Dans ce cas-ci, les similitudes entre les deux tracts sont nombreuses. Le format du tract, sa structure (recto : soirées du vendredi et samedi, verso : journée du dimanche), la texture du papier utilisé, la structure du programme (soirée gratuite le vendredi, grosse soirée le samedi, journée familiale le dimanche), tous ces éléments illustrent l'effet de système qui voit ces festivités se déterminer réciproquement pour adopter une forme unique.

Mais si les fêtes se ressemblent, elles doivent également nécessairement se différencier, pour marquer leur spécificité et attirer un maximum de public. La venue d'un public extérieur est devenu aujourd'hui le critère premier de réussite pour la majorité des fêtes de village. Dans ce contexte, chaque tract vante les avantages comparatifs de sa fête. La fête d'Ere propose ainsi une soirée « messages et rencontres », un surf mécanique, des tours en limousines, met l'accent sur les références du Disc Jokey de la soirée (« Auteur de « Love is gone » ? le nouveau tube de David Guetta - IXXEL - Cap'tain »), ainsi que sur les « performances » du chapiteau (« nouveau show multi-lasers avec le 1er laser full color sous chapiteau »). La fête de Blandain-Hertain, quant à elle, propose une soirée « avec Gogo Danceuses... & Cadeaux à Gogo ! », vante également les références de son Disc Jokey (« from the OH ! »), et se démarque sur l'offre de boissons (« 25 cl : 1,2 € ; 50 cl : 2 € »). Ces différents avantages comparatifs constituent autant d'atouts pour les deux évènements (qui sont organisés à une semaine d'intervalle), et font partie de leur stratégie de promotion.

Les « jolies filles », que nous évoquions plus haut, font également partie de la stratégie de promotion. Elles figurent sur les deux tracts, au niveau de la soirée du samedi. Leur présence sur les tracts constitue un indice supplémentaire permettant d'affirmer qu'elles constituent actuellement des objets légitimes appartenant au « monde » de ces fêtes chapiteaux.

* 1 Les multiples théories qui ont été produites sur la fête soutiennent cet argument. Agier, par exemple, le rappelle dans l'introduction de son étude sur le carnaval de Bahia. Agier M., Anthropologie du carnaval. La ville, la fête et l'Afrique à Bahia, Marseille, Parenthèses, 2000, p. 7.

* 2 Dibie P., Le village retrouvé. Essai d'ethnologie de l'intérieur, Paris, Grasset, 1979.

* 3 Mormont M., « Vers une définition du rural », Recherches Sociologiques, XX, 3, 1989, pp. 331-350.

* 4 Voyons le numéro de Recherches Sociologiques intitulé : « Sociologie rurale, sociologie du rural ? ». Recherches sociologiques, XX, 3, 1989.

* 5 Mormont M., Mougenot C., L'invention du rural, Bruxelles, E.V.O., 1988.

* 6 Mormont M., « L'espace rural comme enjeu social », Recherches Sociologiques, IX, 1, 1978, pp. 9-26 ; Mormont, Mougenot, op. cit. ; Mormont, op. cit., 1989.

* 7 Mormont, op. cit., 1978, p. 10.

* 8 Mormont, op. cit., 1978.

* 9 Mormont, Mougenot, op. cit., p. 8.

* 10 Bodson D., Les villageois, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 19.

* 11 Propos recueilli lors de l'observation menée au carnaval de Willaupuis, le 18/02/07.

* 12 Bodson, op. cit., p. 21.

* 13 Bodson D., Il y a une vie en dehors des villes... et elle n'est pas ce que l'on croit, Bruxelles, La lettre volée, 1999.

* 14 Dibie P., Le village métamorphosé. Révolution dans la France profonde, Paris, Plon, 2006.

* 15 Ibid., p. 107.

* 16 Nous nous basons ici sur les entretiens réalisés dans le village de Thimougies. Si les catégories « ville » et « village » sont présentes chez les deux types de villageois, leur contenu est différent. Quant l'agriculteur nous explique que le village, c'est avant tout « avoir de l'espace » et pouvoir « sortir de sa maison » (à la manière des observations faites par Bodson dans Les Villageois), le couple néo-rural avance plutôt le fait que la campagne est un « cadre », un espace de nature qui est « calme ». De même, l'agriculteur a évoqué une sociabilité spécifique à la campagne, où « tout le monde se connaît » et où « on fait des tours pour se dire bonjour » ; à l'inverse, les néo-ruraux n'ont pas utilisé la dimension de sociabilité pour distinguer ville et campagne. Que l'on ne se méprenne ici pas sur le statut de cette remarque : nous n'avons pas travaillé dans une logique quantitative, et n'avons donc nulle intention de prétendre à la représentativité de nos observations et de généraliser en soutenant que « tous les villageois de souche se comportent de cette manière » et que « tous les néo-ruraux se comportent de cette autre manière ». Nous suivons au contraire une logique qualitative qui tente de montrer comment, chez un individu, un discours peut faire sens et se « tenir ».

* 17 Cf. http://www.frw.be.

* 18 En ce qui concerne une analyse du rural français, voyons la récente monographie de Chichery réalisée par P. Dibie, dans Le village métamorphosé. Le terme « monographie » semble inadéquat, car cette réflexion dépasse largement le cadre purement local de Chichery. Pour une présentation du rural wallon, voyons Bodson, op. cit., 1999.

* 19 Voyons par exemple Champagne P., « La restructuration de l'espace villageois », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 3, 1975, pp. 43-67, et Bodson D., « Un sérieux coup de vache », La revue nouvelle, 4, 2001, pp. 8-17.

* 20 Ainsi, si le mot « paysan » n'est plus utilisé pour qualifier un agriculteur (sauf peut-être d'une manière péjorative), le mot « ferme » n'est pas tombé en désuétude, de même que dans l'autre sens, l'appellation « UGB », dont Dibie décrit l'apparition dans Le village métamorphosé, n'a pas encore remplacé le mot « vache ».

* 21 Hervieu nous donne ainsi en 1989 les chiffres suivants : « en 1960, un agriculteur français nourrissait 7 personnes, en 1983, il en nourrit plus de 30 ». Bien que ces données ne soient pas récentes et concernent la France, elles n'en donnent pas moins une idée des améliorations de productivité que l'agriculture a connu durant les dernières décennies. Hervieu B., « De la fin des paysans au renouveau des sociétés rurales françaises », Recherches Sociologiques, XX, 3, 1989, p. 357.

* 22 La main d'oeuvre agricole suit la même évolution : elle passe de 95 009 à 92 405 personnes entre 2005 et 2006 pour la Belgique, de 28 007 à 27 365 en Wallonie. Tous les résultats du recensement agricole sont disponibles sur le site internet de l'Institut National de Statistiques, à l'adresse http://www.statbel.fgov.be, consulté le 1/05/07.

* 23 Bodson, op. cit., 1999.

* 24 Bodson, op. cit., 1993.

* 25 Voyons par exemple Mormont, op. cit., 1989, p. 245 ; Bodson D., « Les enjeux de la ruralité », Cahiers de l'éducation permanente, 10, 2000, pp. 9-19 ; Chamboredon J.-C., « Nouvelles formes de l'opposition ville-campagne », in Duby G., Roncayolo M. (dir.), Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, 1985, tome V, pp. 557-573.

* 26 Chamboredon, op. cit., p. 562.

* 27 Mormont, op. cit., 1978 ; Bodson, op. cit., 1999, p. 56.

* 28 Bodson, op. cit., 1999, pp. 51-53.

* 29 Entretien réalisé à Rumillies le 19/03/07.

* 30 Entretien réalisé à Ere le 25/05/06.

* 31 Bodson parle à cet égard de la sociabilité « barbecue-jardin-été », qui traduit cette volonté d'introduire de la proximité contrôlée dans de la distance requise. Bodson, op. cit., 1999, pp. 51-53.

* 32 Bodson, op. cit., 1999 ; Dibie, op. cit., 2006.

* 33 Dibie, op. cit., 2006, p. 33.

* 34 Dibie, op. cit., 2006, p. 77.

* 35 Champagne et Chamboredon décrivent, déjà à leur époque, la diversification de la structure sociale des villages, avec l'apparition de nouvelles catégories socio-professionnelles en leur sein. Champagne, op. cit. ; Chamboredon, op. cit.

* 36 Hervieu, op. cit.

* 37 Ibid., p. 353.

* 38 Champagne, op. cit. Pour une argumentation contre une approche des villages comme étant des mondes clos et homogènes, voyons la lecture critique de La campagne inventée, de Viard et Marié, faite par Chamboredon : Chamboredon J.-C., « Les usages urbains de l'espace rural : du moyen de production au lieu de récréation », Revue Française de Sociologie, XXI, 1, 1980, pp. 97-119.

* 39 On se réfèrera utilement à Amselle J.-L., Branchements. Anthropologie de l'universalité des cultures, Paris, Flammarion, 2001, où ce dernier montre comment les pionniers de l'anthropologie ont « déhistoricisé » les sociétés qu'ils étudiaient, laissant de côté tous les branchements que ces dernières avaient effectués avec l'extérieur pour se constituer.

* 40 Pour comprendre l'existence de ce phénomène, il faut se rappeler que le rural remplit, depuis longtemps, une fonction symbolique importante dans notre société. Il est le support d'un mythe, et incarne l'ailleurs. Il n'est pas étonnant, dans ce contexte, que cet espace soit sujet à ce phénomène d'idéalisation. Outre Chamboredon, op. cit., 1985, voyons également Bodson, op. cit., 1993. L'auteur se réfère à Y. Gilbert sur ce point.

* 41 Champagne, op. cit.

* 42 Duby G., Wallon A. (dir.), Gervais M., Jollivet M., Tavernier Y., Histoire de la France rurale. IV : La fin de la France paysanne. De 1914 à nos jours, Paris, Seuil, 1977.

* 43 Ibid., p. 350.

* 44 Champagne, op. cit., p. 53.

* 45 Chamboredon, op. cit., 1985.

* 46 Ibid., p. 567.

* 47 Chamboredon donne ainsi l'exemple de l'oeuvre de Marcel Pagnol.

* 48 Chamboredon, op. cit., 1985, p. 567.

* 49 Cette constatation ne nous permet pas pour autant de balayer, d'un revers de main, la question d'un sentiment d'appartenance, aussi diffus soit-il, à la région. Cf. infra.

* 50 Dans l'ordre alphabétique : Antoing, Ath, Beloeil, Bernissart, Brugelette, Brunehaut, Celles, Chièvres, Comines-Warneton, Ellezelles, Enghien, Estampuis, Flobecq, Frasnes-lez-Anvaing, Lessines, Leuze-en-Hainaut, Mont-de-l'Enclus, Mouscron, Pecq, Péruwelz, Rumes, Silly et Tournai.

* 51 Chiffres donnés par la Chambre de Commerce et d'Industrie du Hainaut Occidental, la CCIHO, sur son site internet, http://www.cciho.be, consulté le 19/06/07.

* 52 Cette carte est issue du site internet de l'Union des Villes et Communes de Wallonie, http://www.uvcw.be, consulté le 22/05/07. La mise en évidence du Hainaut occidental a été réalisée par nos soins.

* 53 Chiffres donnés par le site officiel de la Province du Hainaut, http://www.hainaut.be, consulté le 19/07/07.

* 54 Cf. site internet de l'ASBL « Agrofood Valley » (association qui a pour but de favoriser le développement des secteurs agricole et agroalimentaire en Hainaut occidental), http://www.agrofoodvalley.be, consulté le 20/07/07.

* 55 Cf. livre 1 du PCDR de la commune de Tournai, téléchargeable sur http://www.tournai.be, consulté le 22/05/07.

* 56 Cf. site internet de l'Union des Villes et Communes de Wallonie, http://www.uvcw.be, consulté le 22/05/07.

* 57 Bodson, op. cit., 1999, p. 17.

* 58 Poncin A., Les « nouveaux » habitants de la province du Luxembourg, Louvain-La-Neuve, UCL-BSPO, 2006, pp. 20-27.

* 59 Graphique réalisé par nos soins. Les données sont issues du site internet de la commune de Leuze-en-Hainaut, http://www.leuze-en-hainaut.be, consulté le 16/04/07.

* 60 Mormont, op. cit., 1989, p. 346.

* 61 Entretien réalisé à Ere le 25/05/06.

* 62 Mormont, Mougenot, op. cit., pp. 98-102.

* 63 Cretin N., Fêtes et traditions occidentales, Paris, P.U.F., 1999, p. 3.

* 64 Moreau C., Sauvage A., La fête et les jeunes. Espaces publics incertains, Rennes, Apogée, 2006. En ce qui concerne des ouvrages classiques sur la fête, voyons Caillois R., L'homme et le sacré, Paris, Gallimard, 1972 (1939), et Duvignaud J., Fêtes et civilisations, Genève, Weber, 1973.

* 65 Cretin, op. cit., p. 4 ; Moreau, Sauvage, op. cit., p. 13.

* 66 Moreau et Sauvage, op. cit., p. 172.

* 67 Cretin, op. cit., p. 66, citant Ségalen et Chamarat. On retrouve également cette idée chez Lautman F., « Fête traditionnelle et identité locale. Rêve ?... ou recherche d'équilibre politique ? », Terrain, 5, 1985, p. 35.

* 68 Bodson, op. cit., 1993, p. 100.

* 69 Champagne P., « La fête au village », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 17-18, 1977, pp. 73-84.

* 70 Gervais, Jollivet, Tavernier, op. cit.

* 71 Champagne, op. cit., 1977, p. 73.

* 72 Gervais, Jollivet, Tavernier, op. cit., p. 342.

* 73 Champagne, op. cit., 1977, p. 74.

* 74 Gervais, Jollivet, Tavernier, op. cit., p. 334 et 341.

* 75 Bodson, op. cit., 1999, p. 61.

* 76 Gervais, Jollivet, Tavernier, op. cit., p. 333.

* 77 Champagne, op. cit., 1977, p. 77.

* 78 Gervais, Jollivet, Tavernier, op. cit., p. 351.

* 79 Champagne, op. cit., 1977, p. 75.

* 80 Ibid., p. 84.

* 81 Ibid., p. 75.

* 82 A.-G. Haudricourt, cité par Dibie, op. cit., 2006, p. 307.

* 83 Bodson, op. cit., 1999, pp. 53-55.

* 84 Dibie, op. cit., 2006, pp. 164-181.

* 85 Bodson, op. cit., 1999, p. 54.

* 86 L.-S. Fournier, « Le patrimoine, un indicateur de modernité. À propos de quelques fêtes en Provence », Ethnologie française, XXXIV, 4, 2004, p. 717-724.

* 87 Ibid., p. 718.

* 88 Il s'agit de la fête du village de Thimougies, présentée dans la troisième partie de ce travail.

* 89 À ce sujet, voir l'article déjà cité de Fournier, Le patrimoine, un indicateur de modernité. À propos de quelques fêtes en Provence, ainsi que La fête thématique, nouveau visage de la fête locale en Provence, que Fournier consacre exclusivement aux fêtes thématiques. Fournier L.-S., « La fête thématique, nouveau visage de la fête locale en Provence », à paraître dans Recherches sociologiques et anthropologiques, 38, 2, 2007.

* 90 Fournier, op. cit., 2007, p. 5.

* 91 Fournier L.-S., « Les enjeux contemporains des fêtes en Europe », Actes du colloque « La fête au présent - Mutations des fêtes au sein des loisirs », Université de Nîmes-Vauban, septembre 2006, p. 2.

* 92 Ibid., p. 3.

* 93 Sur notre terrain, un acteur nous a également expliqué le rôle joué par la fusion des communes dans la recrudescence des fêtes rurales dans les années 1970 : « Les fêtes de la région, elles ont pris de l'importance après la fusion des communes. Chaque village a voulu quelque part... préserver son identité, et organiser une fête qui lui était propre » (entretien réalisé à Thimougies le 24/04/06). L'importance prise par la fusion des communes était d'autant plus importante dans le cas de Tournai (dont Thimougies fait partie), quand on sait que cette commune a rassemblé trente villages et est devenue la commune la plus étendue de Belgique (cf. supra).

* 94 Fournier, op. cit., 2007, p. 4.

* 95 Ces deux paragraphes traduisent le constat personnel qui est à la base de ce travail. Il s'agit de la perception que nous avions de cette réalité, une perception centrée sur les fêtes d'été de type « chapiteau ». Cela ne veut pas dire que ces chapiteaux constituent l'ensemble des fêtes rurales de la région : pensons aux carnavals notamment, qui se déroulent hors de la saison d'été, et aux fêtes présentant une forme différente, sous-tendant plutôt un rapport à l'espace rural comme cadre de vie. Ces deux types de fêtes vont précisément être abordés dans la suite de ce travail, montrant ainsi que les chapiteaux sont loin de recouvrir l'ensemble du champ des fêtes rurales en Hainaut occidental.

* 96 Bodson, op. cit., 2001.

* 97 Bodson, op. cit., 1999, p. 122.

* 98 Ceci ne s'applique pas exclusivement aux fêtes et peut être généralisé au rapport que les ruraux entretiennent avec leur espace. Bodson explique ainsi comment l'appartenance n'est plus le principe unique pour expliquer les logiques de localisation des ruraux. Bodson, op. cit., 1999, p. 116.

* 99 Fournier, op. cit., 2007, p. 14.

* 100 Bodson, op. cit., 1999.

* 101 Fournier, op. cit., 2007, p. 14.

* 102 Simmel G., La tragédie de la culture et autres essais, Marseille, Rivages, 1988.

* 103 Ledrut R., « La notion de forme appliquée à l'espace social », in Bourdin A., Hirschhorn M. (dir.), Figures de la ville. Autour de Max Weber, Paris, Aubier, 1985, pp. 103-111.

* 104 Bodson, op. cit., 1993.

* 105 Simmel, op. cit., pp. 88-126.

* 106 Bodson, op. cit., 1993, p. 28. L'auteur se réfère explicitement à Ledrut sur ce point.

* 107 Lévi-Strauss C., Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, pp. 386-389.

* 108 On retrouvera ainsi l'épisode de l'hymne de village à Basècles ainsi que l'intronisation de la confrérie de la « planteuse à patates » à Thimougies. Cf. infra.

* 109 Dibie, op. cit., 2006.

* 110 Quivy R., Van Campenhoudt L., Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 1988, pp. 187- 192.

* 111 Nous avons procédé à l'observation de trois carnavals, ceux des villages de Basècles, Willaupuis et Kain, à une fête de type chapiteau à Laplaigne, à la fête de la moisson à La Glanerie, et enfin, à la ducasse du village de Thimougies. Nous présentons trois de ces fêtes dans la partie analytique.

* 112 Quivy, Van Campenhoudt, op. cit., pp. 184-187.

* 113 Nous reviendrons sur ce point dans notre partie empirique.

* 114 Devereux G., De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Paris, Flammarion, 1980. Outre ce classique, voyons également la position de Bodson dans Les villageois, qui se réfère à Bertaux et son « imagination méthodologique ». Bodson, op. cit., 1993, pp. 13-17.

* 115 Nous serions alors confrontés à l'épineux problème de la délimitation de notre objet : qu'est-ce qu'une fête rurale ? Faut-il, par exemple, considérer que le repas organisé pour l'anniversaire des 25 ans du vélo-club d'un village constitue une fête ? On soutiendra peut-être que non, puisque cet évènement n'est pas lié au village dans son ensemble. Mais quid alors des nouvelles fêtes rurales, qui ne rassemblent pas tout le village et attirent un public extérieur important ? Nous pourrions faire avancer le débat, sans pour autant le clore, en effectuant le distinguo entre fête privée et fête publique. Quoi qu'il en soit, la question des contours de l'objet, comme nous l'avions observé pour la catégorie « rural », apparaît ne pas être chose aisée.

* 116 La typologie ici effectuée s'applique à la « saison » des fêtes, telle que nous l'avons identifiée, qui se déroule d'avril à octobre. Nous parlons donc ici des fêtes d'été. Nous avons voulu centrer notre typologie sur cette période car elle constitue de loin le moment de l'année le plus riche en fêtes, tant du point de vue de leur nombre que de leur diversité.

* 117 Ces fêtes sont systématiquement organisées par un « comité des fêtes » ou un « comité de jeunes » du village concerné. Une exception à cette règle existe néanmoins : il s'agit des chapiteaux organisés par la Fédération de la Jeunesse Agricole, qui se déroulent dans un village mais en présentant peu de lien avec celui-ci. Les organisateurs ne sont en effet généralement pas issus du village où se déroule l'évènement ; ils appartiennent à la section régionale de la FJA.

* 118 Nous nous référons ici à la théorie des cités et des mondes de Boltanski et Thévenot. Ces deux auteurs ont conceptualisé six cités, six univers cohérents comprenant des principes auxquels les individus se réfèrent au quotidien pour justifier leurs actions. Issues de la philosophie politique, ces cités sont relativement abstraites. Il est cependant possible de faire correspondre à chacune d'entre elles un monde, concret. Un monde est composé de sujets et d'objets légitimes, qui entretiennent une « affinité élective » avec la cité à laquelle ils se rapportent.

Chez Boltanski et Thévenot, dans la cité domestique, par exemple, le sujet-type est le père. Il est même le « grand » dans ce monde. Les enfants, les jeunes sont également des sujets propres à un monde domestique. Il y a ainsi des répertoires d'objets et de sujets légitimes en accord avec toute situation. Dans une situation d'enseignement, par exemple, un auditoire, un tableau, un bureau sont des objets légitimes ; un magazine de presse à sensations ou une raquette de tennis, pas.

Cette conceptualisation nous aide à appréhender les fêtes comme des mondes cohérents. Dans une fête urbaine, l'individu lambda n'imagine pas trouver un chapiteau avec un gymkhana et des pains saucisse. Une fête de village de type « chapiteau », c'est un monde, avec des objets et des sujets légitimes. Dans ces soirées, un chapiteau dans un champ est un objet légitime. Le DJ est un sujet légitime. Les « jolies filles » sont également légitimes, même s'il est difficile de trancher si elles sont des sujets ou des objets. Ceci est le cadre d'un autre débat, dans lequel nous ne voulons pas entrer.

Voyons Boltanski L., Thévenot L., De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. On se réfèrera utilement à la synthèse qui figure dans le deuxième chapitre de l'ouvrage suivant : Amblard H., Bernoux P., Herreros G., Lilian Y.-F., Les nouvelles approches sociologiques des organisations, Paris, Seuil, 1996, pp. 73-125.

* 119 Fournier, op. cit., 2004, p. 718.

* 120 Voyons l'épisode de notre observation à Laplaigne, dans la partie méthodologique.

* 121 Lautman évoque brièvement cette dynamique à propos des manifestations liées au cycle des Ostentions dans la ville de St-Junien (Limousin, France). Lautman F., « Fête traditionnelle et identité locale. Rêve ?... ou recherche d'équilibre politique ? », Terrain, 5, 1985, p. 35.

* 122 Champagne, op. cit., 1975. Dans cet article, Champagne expose les limites des monographies de village dans un contexte de rural ouvert. Il propose à l'inverse de considérer les champs de relations dans lesquels s'insèrent les individus qui vivent dans les villages, champs qui ne sont pas réductibles aux limites physiques de ceux-ci.

* 123 Si l'analogie du marché et l'utilisation du concept de système d'échange sont fécondes pour comprendre les relations qui s'établissent entre les fêtes chapiteaux, nous n'entendons pas pour autant les ériger en dogme. Autrement dit, nous pensons qu'il y a bien des effets de système importants dans l'élaboration des programmes de ces fêtes, mais nous ne considérons pas pour autant que ces fêtes ne puissent pas avoir des spécificités propres « pour elles-mêmes », et qu'elles n'existent que parce qu'elles s'inscrivent dans un système. Nous reviendrons sur ceci lors dans la deuxième partie de notre analyse.

* 124 Voir infra le cas du carnaval « raté » de Willaupuis.

* 125 Nous avons retrouvé ce cas à Thimougies (cf. infra), où l'un des organisateurs disait de la Fest Noz bretonne du vendredi soir : « ça plaît bien aux gens, parce que c'est typique. Et on est les seuls de la région à proposer ça ! ». Voici un dernier exemple, parmi de nombreux autres, lu sur un tract à propos d'une soirée du samedi : « une animation jamais vue dans la région, même en discothèque ». Ces quelques illustrations montrent comment la rareté des activités proposées est un élément-clé de la stratégie de promotion des organisateurs.

* 126 Entretien réalisé à Leers-Nord le 18/05/07.

* 127 Propos entendu lors d'une observation à Thimougies, le 05/06/07.

* 128 Nous avons recensé trois de ces fêtes dans la région. Ce chiffre n'engage que nous, puisque la forme « fête à l'ancienne » et les festivités que nous rattachons à cette forme sont issues de notre réflexion, et ne découlent pas nécessairement des appellations que les acteurs, sur le terrain, donnent à leurs festivités.

* 129 Propos recueilli lors de la fête de la moisson de La Glanerie, le 15 août 2006.

* 130 Bodson, op. cit., 1999, p. 54.

* 131 Ces thèmes sont proches des représentations liées au travail paysan à l'ancienne, qui est proposé en spectacle dans les fêtes de la moisson. Ce dernier est également associé à des valeurs comme le travail « authentique », en accord avec la nature, qui crée des hommes « vrais » sachant apprécier les « choses simples ». Mais la différence fondamentale entre l'artisan et le « paysan reconstitué », c'est que le premier est l'expression contemporaine de ces valeurs, alors que le deuxième est leur incarnation passée. Pour que l'association « artisanat-rural » « fonctionne », les fêtes thématiques ont préféré utiliser le représentant actuel de ces idées, ce qui semble être de loin la solution la plus « efficace », puisqu'elle permet au public d'adhérer à des valeurs qu'il perçoit comme modernes et montantes. Il s'agit d'un projet de vie positif tourné vers le futur qui est proposé, ce qui est autrement plus mobilisateur qu'un idéal de vie passéiste.

* 132 Chamboredon, op.cit., 1985, p. 573.

* 133 Lautman, dans son article cité supra, évoque brièvement cette fonction de la fête : « Mais [la municipalité] a-t-elle pu investir vraiment l'enjeu [de cette fête] que constitue la maîtrise de la production de l'image symbolique de la ville à ses propres yeux et à ceux du monde extérieur (...) ? ». Lautman, op. cit., p. 35.

* 134 Nous nous référons ici une fois de plus à la théorie des cités et des mondes de Boltanski et Thévenot.

* 135 Bodson, op. cit., 1999, p. 54.

* 136 Bodson, op. cit., 1993.

* 137 Dibie, op. cit., 2006, p. 74.

* 138 Bodson, op. cit., 1999.

* 139 La catégorie « village mort-village vivant » est récurrente sur le terrain. Elle est régulièrement utilisée par les ruraux pour penser leur village. L'ouvrage de Bodson Il y a une vie en dehors des villes, notamment dans son quatrième chapitre, repart en partie de cette catégorie pour appréhender la ruralité. Bodson, op. cit., 1999.

* 140 « Willaupuis » signifiait à l'origine « Ville aux puits », en référence aux nombreux puits que comportait le village. C'est en référence à ce fait historique que l'ASBL de la Maison de village a érigé le puits en symbole du village.

* 141 Nous reviendrons sur ce jeu infra, lors de la description du carnaval de Basècles.

* 142 Tous les clichés qui figurent dans ce travail ont été pris par nos soins lors de nos différentes observations sur le terrain.

* 143 Entretien réalisé à Willaupuis le 19/05/07.

* 144 Dibie, op. cit., 2006, pp. 69 -70.

* 145 Ce qui est ici intéressant, c'est la différence radicale entre deux villages, Willaupuis et Basècles, qui ne sont pourtant distants que de six kilomètres. On peut tenter d'identifier des facteurs qui joueraient un rôle plus ou moins important dans l'existence de ces différences.

Ainsi, si l'on s'intéresse brièvement à l'histoire et à l'économie de Basècles, il n'est pas anodin de souligner qu'il s'agit d'un ancien village industriel, connu également sous le nom de « la Cité des Marbriers ». Le village recelait en effet de nombreuses carrières d'où était extraite une pierre qui, après traitement, donnait un marbre noir qui était fort apprécié en Belgique comme à l'étranger. Le village était donc à l'époque un grand centre de production. Si cette activité est maintenant révolue, elle a néanmoins contribué à enrichir le village et à en faire augmenter le nombre d'habitants. Un autre facteur important est la localisation du village : celui-ci est situé exactement entre Tournai et Mons, et est traversé par la Nationale 50 qui relie ces deux villes. Même si l'autoroute E42 permet maintenant de faire ce trajet, la N50 était jusque dans les années 1970 la seule route rapide qui reliait ces deux villes et reste toujours actuellement une voie très fréquentée. Cette dernière traverse véritablement le village de Basècles, ce qui a soutenu le développement d'établissements de petite restauration notamment.

À l'inverse, Willaupuis apparaît comme un village historiquement agricole et sans carrière. A cela, il faut ajouter que le village est excentré par rapport aux grands axes du Hainaut Occidental ; au contraire de Basècles, il n'est pas un point de passage. Ces deux facteurs, l'histoire et la localisation du village, ont un rôle à jouer dans la forme différente des deux villages et la différence de population qui en découle, qui varie du simple au décuple. Avec une population de 4 700 habitants, Basècles constitue une aire viable pour des petits commerces, ce qui n'est pas le cas de Willaupuis. Partant, la sociabilité qui se développe dans ces espaces ainsi structurés se différencie.

Nous sommes ici renvoyés une fois de plus à l'hétérogénéité du rural. Si Basècles et Willaupuis sont regroupés sous le même vocable de « village », ils présentent pourtant des formes spatiales et sociales radicalement distinctes, bien qu'ils ne soient distants que de quelques kilomètres. Pour approfondir cette réflexion, voyons Champagne, op. cit., 1975.

* 146 Les « sociétés » ne sont pas propres à Basècles. Ces groupements de carnavaleux sous un même costume et un même nom se retrouvent dans divers carnavals hennuyers et wallons ; ils prennent également parfois le nom de « confréries ».

* 147 Ces intronisations se retrouvent fréquemment dans les fêtes qui, comme le carnaval de Basècles, présentent une référence à la « tradition » que l'on perpétue d'une manière assez formalisée, se rapprochant par là des fêtes de confréries décrites par Fournier. Dans le Hainaut occidental, on retrouve ainsi, entre autres, l'intronisation des nouveaux chevaliers à « l'ordre du Ramon », à Ellezelles, l'adoubement à la société des « Hussards », à Harchies, ou encore l'intronisation des nouveaux compagnons à « la confrérie de Toubac », à Herseaux. Les personnes sujettes à ces intronisations sont généralement des célébrités locales (hommes politiques, journalistes, etc.), des personnes actives dans la vie associative locale ou impliquées dans les festivités en question.

* 148 Le crossage est un jeu traditionnel répandu dans la région de Mons-Borinage, qui se joue dans les rues du village avec des crosses. Plusieurs équipes s'affrontent et le but est de faire atteindre à la soulette, une boule de bois ou de gomme, les différents tonneaux placés le long des rues.

* 149 Ceci n'est d'ailleurs pas propre à Basècles : de nombreux villages du Borinage, dont Willaupuis, associent également le crossage à leur carnaval.

* 150 Mettant en scène respectivement les marbriers et leurs femmes, et les mineurs.

* 151 Amselle, op. cit.

* 152 Cette longévité explique bien sûr partiellement l'importance plus grande de l'ASBL de Thimougies en comparaison avec celle de Willaupuis, qui n'existe que depuis quatre ans.

* 153 Charte de l'ASBL Moulin à Vent de Thimougies.

* 154 Chamboredon, op. cit., 1985, p. 573.

* 155 Ce chiffre peut monter jusqu'à 10 000 lorsque les conditions climatiques sont favorables. Quant on sait que le village compte 200 habitants, il est possible de prendre la mesure du formidable mouvement de concentration qui s'effectue lors de la fête : le temps d'un week-end, le nombre de personnes présentes dans le périmètre des festivités est cinquante fois supérieur à la population du village.

* 156 Sur le terrain, ces représentations fort éloignées de la réalité sont plutôt, d'une manière systématique et significative, le fait de « tout un chacun » citadin... qui ne participe pas aux fêtes rurales.

* 157 Entretien réalisé à Thimougies le 16/02/07.

* 158 En fait de « bière de village », il s'agit simplement d'une bière produite par un brasseur de la région dont la bouteille a été ornée d'une étiquette lui attribuant le nom de « Thimougienne » et représentant le symbole du village, le moulin.

* 159 J. Bonnet, cité par Fournier, op. cit., 2007, p. 12.

* 160 Nous renvoyons ici à Champagne, qui prône une approche à mi-chemin entre les deux extrêmes que sont le réalisme et le nominalisme. Champagne, op. cit., 1975, p. 64 et suivantes.






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