LA METAPHORE DU VOYAGE,
QUÊTE ET SUBVERSION DE LA
QUÊTE CHEZ LOUIS-FERDINAND
CELINE.
La notion de voyage est étroitement liée
à l'écrivain Louis-Ferdinand Céline, très
présente dans son parcours de vie elle l'est également dans son
oeuvre qui est une transposition romanesque de ce dernier. A cet effet l'auteur
nous convie à nous pencher de plus près sur cette notion qui est
mise en valeur, l'auteur l'employant dans le titre donné à son
premier ouvrage paru Voyage au bout de la nuit. Le lexème
voyage recouvre deux sens, l'un concret qui définit le
déplacement physique d'une personne généralement loin de
son environnement quotidien et l'autre, métaphorique, entreprend de
désigner un parcours, une traversée qui repose
spécifiquement sur l'imaginaire. Afin d'illustrer notre propos
s'efforçant de démontrer la prégnance du voyage chez
Céline nous prenons soin de relever que ces deux acceptions apparaissent
dès les épigraphes laissées par l'auteur. Ainsi le voyage
dans sa valeur métaphorique se trouve au sein d'un extrait d'une Chanson
des Gardes Suisses daté de 1793: « Notre vie est un voyage/Dans
l'hiver et dans la Nuit,/Nous cherchons notre passage/Dans le ciel où
rien ne luit. ».Quant au voyage physique, celui qui nous offre de
parcourir d'autres horizons, l'auteur le place en tête d'un commentaire
éclairant son roman: « Voyager, c'est bien utile, ça fait
travailler l'imagination1. ». A cela pourrait s'ajouter un
troisième emploi du terme, celui également métaphorique
d'exploration du roman en tant que genre, le bout de la nuit étant alors
la nuit littéraire et la finalité du roman celle de sonner le
glas des normes qui régissaient alors ce dernier. Par conséquent
de par l'emploi polysémique que l'auteur en fait, le voyage irradie
l'oeuvre de Céline et se pose en tant que pierre angulaire de cette
expérience littéraire. C'est pourquoi nous nous attacherons
à placer notre étude à l'aune de l'emploi du voyage par
Céline. Afin de réaliser cette étude il convient de
définir un corpus qui se limitera aux deux premiers romans de
Céline Voyage au bout de la nuit et Mort à
crédit. En effet comme nous l'avons rappelé il nous semble
que les fondements et la richesse de cette oeuvre se situe à la
croisée polysémique du lexème étudié,
à la façon dont les deux acceptions observées s'imbriquent
renforçant d'autant voire radicalisant l'écriture
célinienne; c'est pourquoi ces deux romans nous semblent proposer des
expériences fortes de voyage, de mouvement transfiguré au service
d'un récit, transposition de la vie de l'auteur, qui tend à
décrire avec un fort obscurcissement un parcours de vie, symbole d'un
voyage désenchanté. C'est là que se fonde la
cohérence du corpus retenu: l'impact de la mobilité conduisant
à l'ailleurs sur le voyage statique, celui de la traversée de
l'existence. A cet effet et contrairement aux oeuvres retenues qui exposent le
récit de différents séjours en Afrique, en Amérique
et en Angleterre durant lesquels le narrateur erre, la suite de la production
littéraire de Céline est davantage marquée par le
caractère sédentaire de la vie du narrateur à l'image de
Guignol's band , Casse-pipe ou bien d'une sorte de
ballottement d'un endroit à un autre sans désir de quête
comme le souligne le titre d'un autre roman D'un château l'autre.
Du reste à son retour du Danemark, installé à Meudon,
Céline se consacrera plutôt à des récits qui seront
l'oeuvre d'un chroniqueur comme il se définira lui-même
rompant ainsi avec sa production antérieure que Henri
Godard a pu qualifier de « romanautobiographie » dans laquelle la
véracité n'est pas impérative et la fiction n'est pas
gratuite. A travers ces deux récits l'auteur relate les origines de sa
profonde désillusion née de la guerre ou d'une enfance chaotique
et fait jaillir l'expression de son humanisme désespéré,
de sa défiance en l'homme sur un ton nouveau, fruit d'un travail sur la
langue qui participera à renouveler les codes romanesques. Ainsi les
passages des différents voyages effectués par les narrateurs qui
semblent n'en faire qu'un participent au projet nihiliste de l'auteur
l'agrémentant de sombres événements qui assurent la
cohérence des récits. Toutefois nous démontrerons que, si
le voyage physique avec Céline est considérablement vidé
de ses caractéristiques mélioratives fondées sur la
découverte de l'ailleurs, sa langue, elle, est
régénérée par ces mêmes leviers, par
conséquent les lois inhérentes à la notion de voyage qui
lui assurent sa vigueur sont transférées à la langue qui,
ainsi revivifiée, est à même de renforcer l'expression du
désenchantement célinien. C'est pourquoi ces oeuvres
répondent à un agencement fondé sur les règles d'un
système clos où les récits de voyage sont ciselés
sous les coups de boutoir d'une langue dont ils ont accompagné la
naissance. En effet le contact avec la langue étrangère fait
naître l'imaginaire qui se nourrit de voyages et ces derniers deviennent
virevoltants grâce à une nouvelle langue, étrangère
aux canons littéraires. Il s'agira afin de défendre notre point
de vue de consacrer une étude à la notion de voyage physique et
de son rapport étroit avec le projet global qui répond, lui, au
voyage symbolique au bout du désenchantement. Là le voyage semble
nier le renouveau et au lieu d'engendrer une révolution de l'esprit il
n'est que confirmation des pressentiments funestes. Ensuite il conviendra
d'explorer un nouveau rouage de la mécanique littéraire
célinienne car si l'apprentissage lors du voyage est
détourné il n'en demeure pas moins que la quête, elle, est
réelle et marquée. Sa dimension métaphysique donne tout
son sens au système célinien car selon un double mouvement elle
est inspirée par la langue et ses conclusions nihilistes inspireront le
recours à une nouvelle langue. S'ouvre ainsi, afin de clore notre
raisonnement, la nécessité pour l'auteur d'une nouvelle
quête, métaphorique, qui prend plutôt les aspects d'une
exploration linguistique aux accents mortifères tant cette langue
subvertie, en lambeaux, aiguise la désespérance de l'auteur mais
aussi car elle sera au service d'idéologies véhiculant la
dislocation, la destruction et la mort.
I) NEGATION OU SUBVERSION DU VOYAGE ?
A) LE MIRAGE DU VOYAGE
1) Une illusion
Au début des passages relatant les trois
expériences de voyage vécues par les deux narrateurs il est
intéressant de noter que le même procédé est
utilisé par l'auteur, celui de la sublimation du nouveau lieu
rencontré. En effet le récit dévoile très tôt
la magie, le renouveau, l'espoir que cette nouvelle contrée apporte au
personnage qui ne cesse de vouloir fuir les drames passés: la guerre
pour Bardamu, les accusations mensongères de vol pour Ferdinand. Le
voyage alors, de par le dépaysement qu'il garantit et sa capacité
à ouvrir de nouvelles perspectives plus lumineuses, peut être
qualifié de petit infini. Cette sensation à travers le corpus
repose sur des leviers différents car elle répond à des
aspirations dans le premier roman et plutôt à une
découverte féérique dans Mort à crédit.
En ce qui concerne l'Afrique, le narrateur voit ce continent comme celui
d'une promesse de fortune, d'un argent rapidement gagné non sans cynisme
du reste ainsi que le précise le narrateur: « Ils y tenaient ceux
qui me voulaient du bien, à ce que je fasse fortune » ou un peu
plus loin: « j'allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme
ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures2.
».Pour l'Amérique le narrateur est mu par des pulsions
érotiques incarnées par un personnage féminin
rencontré durant sa convalescence, Lola et voici ce qu'il
précise: « Je décidai, à force de peloter Lola,
d'entreprendre tôt ou tard le voyage aux États-Unis, comme un
véritable pèlerinage et cela dès que possible3.
». Bardamu imprégné de considérations
médicales la hisse au rang d'emblème national, persuadé du
fait que le nouveau monde est un Éden biologique. Ainsi lors de son
arrivée à New York ses rêveries érotiques seront
accrues par la réalité miraculeuse, c'est une nouvelle dimension
qui s'offre à lui, sous le coup de l'émerveillement il associe le
nouveau monde au monde antique, parangon de civilisation: « C'est
peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence4?
». Ainsi l'argent et l'érotisme nourrissent tous deux l'esprit du
narrateur, ils sont sources de fantasme et suscitent le désir de
voyager, seul véritable espoir d'échapper à un quotidien
moribond. Il en est de même pour Ferdinand dont le premier contact avec
l'Angleterre apparut comme un enchantement. Ici c'est l'environnement
féérique composé de brumes épaisses et une
fête populaire qui fascine le narrateur, ce pays offre une une nouvelle
dimension: « D'abord ça devenait une magie...Ça faisait tout
un autre monde...Un inouï!...comme une image pas sérieuse...
5». Toutefois peu après ces premières lignes
oniriques le récit se concentre très vite sur les failles et
2 Ibid,p.111-112.
3 Ibid,p.54.
4 Ibid,p.194.
5 Louis-Ferdinand Céline, Mort à
crédit[1936], Paris, Gallimard, 1952, p.217-218.
la dureté du nouvel environnement. Le voyage dans
l'ensemble du corpus se décline en différentes expériences
répondant à des objectifs variés, motivation commerciale
pour l'Angleterre et l'Afrique (le séjour linguistique est motivé
par une future meilleure intégration dans le domaine du commerce),
quête voluptueuse pour l'Amérique. Cependant toutes tendent
à échouer. Lentement tout se dégrade, le climat
cauchemardesque transforme l'Afrique en terre de désolation,
l'Amérique est dure et froide, enfin la vie du jeune narrateur en
Angleterre va considérablement se dégrader jusqu'à
connaître un drame inspiré de Shakespeare. A l'image du brouillard
anglais, le fantasme se dissipe rapidement se dissolvant dans la
pénombre de la réalité. Progressivement le récit
installe l'avènement d'une nouvelle catastrophe: la fuite d'Afrique,
l'errance américaine, le Meanwell College métamorphosé en
vaisseau fantôme et la mort de Nora. Les brumes féériques
font place au noircissement. Céline installe durablement l'idée
que l'ailleurs est un leurre et pulvérise l'espoir de l'existence d'un
lieu-refuge, d'un sanctuaire. Comme le précise Henri Godard: « Les
Bardamu sont peut-être plus à même que les Morand de
s'étonner de la nouveauté de certains spectacles et de rendre
leur étonnement, mais ils en reviennent aussi plus vite6.
». Ici comme ailleurs c'est le règne d'un monde
désenchanté, tout se vaut. Sous les effets
répétés du nivellement nihiliste opéré par
l'auteur, « s'étranger » est une démarche illusoire,
où que les personnages se trouvent l'évasion est impossible;
quelle que soit la forme qu'elle emprunte, irréversiblement
artificielle, la laideur sous-tend le monde, l'uniformise et le réduit
par conséquent à une échelle bien inférieure.
L'absence de différence miniaturise le monde.
2) L'indifférenciation
Ce procédé nihiliste se répète
principalement tout au long du récit de Voyage au bout de la nuit
et participe pleinement à réduire les apports des voyages
effectués par le narrateur rompant ainsi avec une tradition de ces
récits où l'étrangeté anime l'imaginaire du
voyageur. Avec Bardamu l'exotisme devient une abstraction, une vue de l'esprit
tant le monde miniaturisé sous l'effet de la laideur universelle ou
selon les propres termes de Céline de la « vacherie universelle
» semble uniformisé. Le premier prisme qui exacerbe
l'écoeurement du narrateur au détriment de toute autre
considération est la misère et la lourdeur humaine qu'il
côtoie depuis toujours et qui constituent à la fois son quotidien
et son rapport au monde. L'indifférence si répandue des hommes
emmurés dans leur misère mène à un monde
indifférencié. Son regard ne parvient plus à distinguer
les nuances majeures qui pourraient fonder la variété du monde.
Tout le ramène infailliblement à la banlieue parisienne, cet
univers autour duquel gravitent les continents lointains. Ainsi lorsqu'il
entreprend de décrire la ville de Fort-Gono et le mode de vie de cette
colonie, les bassesses et la déliquescence de la population
l'amènent à penser que « Seule cette crudité de
verdure inouïe empêchait l'endroit de
6Henri Godard, Une grande génération,
Paris, Gallimard,2003,p.46.
ressembler tout à fait à La
Garenne-Bezons7. ».Comme l'évoque un critique, l'Afrique
est une « transplantation de la société
occidentale8 ». Un peu plus loin dans le récit, à
New York, c'est la même misère qui attire son regard: « Les
relents d'une continuelle friture possédaient ces quartiers, les
magasins ne faisaient plus d'étalages à cause des vols. Tout me
rappelait les environs de mon hôpital à Villejuif[...]9
» Il ne peut se défaire de ce voile épais que les drames
successifs et la misère ont développé et qui brouille sa
vue ou du moins la singularise. A l'instar du peintre Édouard Manet
Bardamu pourrait dire qu'il peint ce qu'il voit. La misère uniformise le
monde, partout elle présente le même visage et l'adage
employé par le narrateur selon lequel les mêmes effets produisent
les mêmes causes: « La lumière du ciel à Rancy, c'est
la même qu'à Détroit, du jus de fumée qui trempe la
plaine depuis Levallois10. » installe durablement cette
indifférenciation. Il est un second prisme dans le récit qui
discrédite tout exotisme rompant ainsi avec tout un pan de la
littérature de voyage dans laquelle ce dernier submergeait l'oeuvre
comme les écrits de Chateaubriand ou Loti, il s'agit de la guerre et du
traumatisme qu'elle fait naître. Ainsi que le rappelait Pierre Descaves
dans un article paru peu après la publication du roman, le voyage de
Bardamu peut se résumer comme « les litanies du cafard né de
la guerre11. ».Les échos de la guerre ne cessent de
gronder, son traumatisme est lancinant; Bardamu fait des allusions explicites
à la guerre comme lorsqu'il est en Afrique évoquant un magasin:
« On trouvait de tout dans sa boutique. Ça me rappelait les convois
de la guerre12. ». Il fait aussi d'autres allusions plus
implicites comme lorsqu'il décrit le fonctionnement de l'usine de
Détroit et que cette dernière se structure autour du bruit et de
la déshumanisation de l'homme: deux éléments
récurrents du passage relatant la guerre. Prenons comme exemple le
début du roman lors d'un assaut le narrateur précise: « je
croyais bien que c'était fini, que j'étais devenu du feu et du
bruit moi-même13. », cet extrait montre combien pour
l'auteur le bruit évoque le glas, le tintement du glas de la guerre.
Elle est le traumatisme initial, fondateur et l'on peut dire comme Clausewitz
cité par Godard dans l'ouvrage évoqué ci-dessus que dans
le récit la guerre a continué par d'autres moyens, sous d'autres
formes. Ainsi marqué par les drames de la misère et la bassesse
de l'homme pénitent Bardamu développe un point de vue reposant
sur un double prisme qui hypertrophie la misère au détriment du
reste, le fantasme inhérent à l'inconnu et au voyage est vite
dissipé; le monde n'est vu que sous un angle, le plus aigu. Sa lecture
est empreinte d'obscurcissement.
7 Op. cit.,p.127.
8 Alain Cresciucci, Les territoires
céliniens,[s.n.],1989.
9 op.cit.,p.204.
10 ibid.,p.238.
11 André Derval, « Voyage au bout de la nuit
» de Louis-Ferdinand Céline,critiques 1932-1935, Paris, Imec,
2005,
p.29.
12 op.cit.,p.138.
13 ibid.,p.17.
B) UNE TOPOGRAPHIE REDHIBITOIRE
1) Les lieux céliniens, des lieux de
réclusion
a) les lieux urbains
Céline a pris le soin de proposer au lectorat une
topographie méticuleuse des endroits qui composent le cadre de ses
oeuvres et il est possible de l'analyser en respectant les
caractéristiques qui la fondent à savoir la représentation
littéraire des formes d'un lieu et des éléments naturels
constitutifs selon un axe vertical et horizontal. Nous commencerons cette
étude par le milieu urbain illustré essentiellement par la ville
de New York. Elle incarne la verticalité accablante dont le volume
paradoxalement, loin de fournir au personnage un nouveau souffle de
liberté sous-tendu par le champ des conquêtes promises, le fige.
Ainsi l'ample métropole aux formes élancées se transforme
vite en un réduit anxiogène. C'est une prison à ciel
ouvert dont les nombreuses tours sont autant de barreaux, les premières
impressions du voyageur Bardamu seront par la suite confirmées: «
elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à
faire peur14. ». En outre, par glissement métaphorique,
la raideur suggère la dureté et la fixité qui annihile
tout mouvement pourtant recherché par Bardamu alors voyageur en fuite
perpétuelle. Comme nous le verrons par la suite si l'Afrique est une
terre de flux et de jaillissements qui nous incite à l'assimiler
à de la poésie, New York, elle, est traduite en prose. C'est la
prose de la solitude, la prose de la rue dédaigneuse, de l'organisation
étouffante. Ainsi par inversion topographique la ville surplombante se
transforme en un gouffre froid dans lequel se perdent les paroles de Bardamu,
grand dévoreur de mots, qui ne peut que constater amèrement
l'absence de portée de sa voix: « je leur ai crié: Au
secours! Au secours! [...] Rien que ça leur faisait15.
». L'idée de gouffre confortée par l'épisode du
« caveau fécal » lors de la découverte initiale de la
ville par le personnage participe à la mettre à nu en sapant les
reflets illusoires de sa superbe.
b) le milieu naturel
Pour cette seconde partie nous distinguerons deux composantes
à nos yeux les plus illustratrices de la ferme volonté de
l'auteur d' installer des décors hostiles. Tout d'abord il convient de
nous pencher plus en avant sur l'évocation de l'Afrique dans le premier
roman de Céline en nous concentrant sur le plan horizontal de la
topographie composé de références à la
végétation, aux bêtes, au bruit ou encore à la nuit.
Cet ensemble assure à la description du nouveau continent offerte par
Bardamu, nouvellement initié, un certain mystère et une
étrangeté qui associe cette terre à de la poésie.
Toutefois cette poésie est celle de la cruauté, de la
révulsion causée par un monde sauvage et démesuré,
ainsi que l'assure Bardamu: « La poésie des Tropiques me
dégoûtait16. ». Ce dernier
14 ibid., p.184.
15 ibid., p.209.
16 Ibid., p.171.
point comme nous l'assurent Annie-Claude et Jean-Pierre Damour
montre combien ce roman rompt avec une certaine tradition du récit de
voyage notamment celle du XIXème siècle au cours duquel la
contrée étrangère était vue comme un mythe à
l'image de l'Italie pour Stendhal ou l'Orient pour Nerval et Flaubert.
L'Afrique se révèle au contraire « effrayante par cette
puissance irrationnelle qui, loin d'être pour l'homme un enseignement,
l'infériorise, le ravale à sa mortelle
condition17[...]. Le rapport à la Nature n'est plus celui des
auteurs romantiques, le lieu de nuisance remplace le locus amoenus; l'espace
naturel n'est plus celui qui console, apaise mais celui qui accable. La
démesure d'une nature insondable engloutit l'homme, ainsi paradoxalement
à nouveau l'espace se referme sur le narrateur. Bardamu semble
être celui qui théorise une nouvelle sorte d'espace vital non pas
fondé sur une conquête de nouveaux territoires mais axé sur
l'idée que sa terre natale demeure le refuge et que l'extérieur
ou le lointain est facteur de mort, ceci annihile toute
légitimité du voyage. Il est malgré tout un moment
précis au cours de ces périples où l'espace naturel
apparaît comme un lieu de réconfort, celui de Rochester qui offre
au jeune Ferdinand prisonnier de la pension Meanwell des moments de
quiétude. Cet épisode attire également notre attention sur
un second aspect du milieu naturel célinien dont il fit un important
usage: le thème de l'eau. Ce thème se décline de
l'émerveillement au désastre. En effet à Rochester lors de
son séjour linguistique Ferdinand admire les brumes magiques qui
accompagnent la présence de la mer donnant à la ville un aspect
féerique. Toutefois la mer se transforme vite en danger et les
narrateurs rappellent à trois reprises les difficiles, grotesques et
vomitives traversées: Angleterre, Amérique, Afrique dans les deux
romans. A nouveau l'hostilité de la nature lors de ce moment
charnière qu'est le passage vers la contrée
étrangère apparaît comme un signe annonciateur de l'horreur
à venir. Enfin cette connotation funeste attribuée à la
mer trouve son achèvement avec la mort de Nora à Rochester qui se
noie dans le port lors d'une scène des plus shakespeariennes qui
rappelle la fin d'Ophélie dans Hamlet. Ainsi du sentiment
d'étouffer jusqu'au dernier souffle de Nora les lieux céliniens
sont ceux de la damnation, de la confiscation de la vie.
2) Le climat
Cet élément correspond à l'axe vertical
de la topographie célinienne et représente en cela le danger qui
s'élance du ciel et fond sur l'homme, réduit à subir ces
nouvelles plaies d'Égypte. Le climat chaud et cauchemardesque participe
aussi à généraliser le thème de l'eau sale à
travers ces passages de voyage car sous ses effets atroces tout se
décompose, se liquéfie. C'est ce que rappelle Juan Manuel Gomez
Bernal dans sa thèse sur les lieux céliniens en indiquant que
l'élément liquide suggère par analogie la
décomposition, la pourriture d'un monde précaire, friable. La
chaleur est le premier aspect de la radicalité climatique lors des
voyages qui souligne la petitesse de l'homme
17 A.-C. Et J.-P. Damour, Louis-Ferdinand Céline
« Voyage au bout de la nuit », Paris, PUF, 1985, p.48.
transformé, réduit à l'état d'une
masse flasque ainsi que le rappelle Bardamu: « les enfants, sorte
pénible de gros asticots européens, se dissolvaient de leur
côté par la chaleur, en diarrhée permanente18.
». Le second aspect tout aussi radical est la forte présence de la
pluie, du déluge anglais qui s'abat sur Ferdinand. C'est la poursuite de
la punition divine qui installe l'infériorité humaine en
réalité intangible comme le dévoile cet extrait de
Mort à crédit lorsque le narrateur décrit la
pension et plus précisément des gravures murales: « il y
avait l'Arche de Noé! complètement bouclée sous la pluie,
qui rebondissait dans les vagues, dans les furies tout écumantes...On
était comme ça, nous aussi, sur la colline à
Rochester19. ». De ce fait le climat oblige à
l'enfermement, à réduire considérablement son espace en
vivant dans un abri: soit une case en Afrique ou l'affreuse pension en
Angleterre. Ainsi en suivant les affres des narrateurs le lecteur suit le
mécanisme qui l'amène de l'extérieur vers
l'intérieur, de l'endroit à l'envers, du visible au
dévoilé.
3) L'habitat
Afin d'étudier cette notion qui conclura notre analyse
de l'aspect repoussant des lieux céliniens nous utiliserons trois
refuges sordides occupés par les narrateurs face à
l'adversité du monde extérieur. Ces lieux deviennent autant de
« symboles épiques », outil défini par Deleuze dans son
étude sur Zola qui définit un élément incarnant les
grands thèmes de l'oeuvre à l'image de la chambre d'hôtel
au début de L'assommoir. Le premier thème est celui de
la laideur. Chez Céline elle correspond au Laugh calvin dont
Bardamu précise qu'il est un « supplice esthétique ».
Dans le second roman la pension est frappée du sceau de la
disgrâce étant à la fois laide et peu
généreuse quant à la nourriture. Au delà de
l'esthétisme et à l'image du monde ces lieux sont marqués
par le délabrement, le manque de confort à l'instar de la case
isolée au milieu de la forêt africaine, abri des plus
précaires. Ainsi l'intérieur n'est qu'un condensé de
l'extérieur, il démontre que microcosme et macrocosme se
rejoignent, le monde n'offrant aucune issue à l'homme en quête de
renouveau. Les lieux dans le cadre du récit où la parole du
narrateur est expansive sont autant de moyens d'installer avec minutie la
défiance de l'auteur quant à la notion de voyage, il serait
à présent utile afin de prolonger cette analyse d'établir
le rôle du traitement littéraire de cette topographie et de la
stratégie d'écriture mise en place par Céline afin de
continuer ce travail de sape qui tend à pulvériser les fondements
du voyage.
C) UNE TRANSPOSITION FACONNEE PAR LE DELIRE
« Transposez ou c'est la mort »
1) Les influences artistiques
a) la littérature
La présence du délire chez Bardamu est visible
tout au long du premier roman, elle est pleinement illustrée à
travers le récit de voyage en Afrique lorsque les perceptions du
narrateur sont déformées par la fièvre avec notamment la
traversée sur l'Infanta Combitta. Céline a, à cet
égard, une référence majeure en littérature, celle
de Shakespeare qui eut l'extraordinaire faculté d'inventer des histoires
détachées du réel et envoûtantes quant à leur
puissance onirique. C'est notamment grâce à sa correspondance que
nous pouvons vérifier cette filiation littéraire mettant en
lumière le goût de Céline pour les légendes et la
féérie. Ainsi dans une lettre adressée à Roger
Nimier présente dans le recueil Lettres à la NRF il le
nomme Ariel, personnage de La Tempête qui représente la
figure de l'air. Nous pouvons au combien déduire ici l'importance de
cette figure pour Céline qui symbolise la fluidité, la
grâce de la danse par exemple et cette capacité à se
détacher de la lourdeur du réel. Cet intérêt pour
les légendes est visible également lors de l'incipit de Mort
à crédit où le narrateur évoque son projet
d'écrire la légende du Roi Krogold, variante d'un drame
shakespearien car c'est là au-delà de la féérie ce
qui semble le plus intéresser notre auteur: le drame qui guette l'homme
et livre son existence aux manifestations criantes de l'absurdité. Il
aime par conséquent paraphraser une sentence tenue dans Macbeth
et en évoquant les manigances lors de la remise du Goncourt en 1957
qui le firent souffrir vingt-cinq ans plus tôt il déclare à
Nimier: « le tout est d'arriver à Shakespeare...un conte idiot,
bafouillé par un ivrogne, et qui n'a pas de sens, pardi20!
».
b) la peinture
Le délire en peinture fascine également
Céline de par sa possibilité de transcrire l'agitation d'esprits
troublés et à nouveau ses influences se retrouvent parmi des
artistes issus de périodes marquées par les convulsions de
l'Histoire et les tourments face à un monde instable comme Bosch ou
Bruegel l'ancien ( XVIème siècle).Dans sa biographie de l'auteur
Vitoux rappelle que Céline entretenant une relation avec une jeune
autrichienne Cillie Pam eut l'occasion de voir au moins une toile de Bruegel
à Vienne dont il parle dans une lettre adressée à
Léon Daudet évoquant son premier roman: « ...vous connaissez
certainement, Maître, l'énorme fête des fous de P.
Brughel.[...].Tout le problème n'est pas ailleurs pour moi21.
». Il est intéressant de noter comme le rappelle Godard dans son
édition de La Pléiade que Céline a rebaptisé le
tableau selon sans doute l'impression qu'il lui avait faite et qu'il cherche
à prolonger dans son écriture car la toile se nomme Combat de
Carnaval et de Carême. Cette référence apparaît
à nouveau dans un article publié en 1933, présent dans
le
même ouvrage, soulignant la fascination de l'auteur pour
l'imaginaire puissant développé par ces grands peintres qui
transportent leur public dans une dimension toute onirique et évoquant
une compagnie il précise: « Tant qu'à crever d'orgueil, je
préfère que ce soit auprès des peintres: le Breughel,
Gréco, Goya même, voici les athlètes qui me donnent le
courage pour étirer la garce22. ». C'est bien cette
puissance de déformer le réel et d'hallucinations qui plait
à Céline afin d'évoquer la réalité sordide
autrement et avec davantage de force. Un dernier exemple de cela se trouve
à nouveau dans sa correspondance lorsqu'il s'agit pour lui de peindre le
monde en lambeaux et sa propre situation au lendemain de la guerre: «
Hélas! Quel avenir. Surtout où nous sommes. PrisonPoteau-Bombe
atomique-misère-froid...haine et méfiance partout-Quel tableau
breughelien...23 ». Une fois cette influence majeure
avérée nous pouvons nous questionner quant à la place de
cet onirisme au sein de la stratégie littéraire mise en place par
Céline et si ce dernier ne contredit pas ce que maints critiques ont
salué dans ce premier roman, la Weltanschauung: la puissance de
restitution du réel à travers les sombres pages du récit
de voyage qu'est la première partie de ce premier roman.
2)La dialectique délire/réalité, un
dépassement du naturalisme.
a) Transcrire sa réalité du
monde
Excepté une première tentative littéraire
alors qu'il se trouve en Afrique ayant pris la forme d'une nouvelle
intitulée Des vagues, il est intéressant de constater
que Céline use de la forme théâtrale lorsqu'il entreprend
vers la fin de l'année 1926 d'écrire sur son expérience en
tant que médecin à la SDN. Ce choix générique
dénote certainement d'une volonté de l'auteur d'ancrer fermement
son histoire inspirée d'expériences personnelles dans le
réel ou l'illusion du réel et l'objectivité par opposition
à la forme achevée de cette pièce (Voyage au bout de
la nuit) dans laquelle la perception de la réalité sera
marquée par une forte subjectivité: les jugements et autres
sentences rendus et l'omniprésence de la voix narrative qui recouvre
celle des personnages s'exprimant par effet de ventriloquie à la
manière de Bardamu. Un peu plus tard, en 1927, Céline se lance
dans l'écriture d'une seconde pièce Progrès qui
préfigurera son second roman Mort à crédit. A
posteriori ce genre choisi afin de restituer des composantes de son existence
présentait un cadre trop étroit pour Céline qui s'animait
progressivement d'un flot croissant de paroles écumantes. Outre le
caractère spectaculaire du théâtre, le réalisme qui
perce derrière l'oeuvre littéraire semble être une exigence
de l'auteur, d'ailleurs Céline lors d'une entrevue avec un journaliste
de Paris-Soir à la parution de son premier roman précise cela:
« -Qu'importe mon livre?Ce n'est pas de la littérature. Alors?C'est
de la vie, la vie telle qu'elle se présente24. ».
Étonnante déclaration que celle-ci qui nous
22 Ibid., p.1113.
23 L.F.Céline, lettre à Marie Canavaggia ( 1945),
in Lettres à Marie Canavaggia: 1936-1960, Paris, Gallimard,
2007.
24 Interview avec Pierre-Jean Launay, in Cahiers
Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.21.
encourage donc à relier cette volonté de restituer
fidèlement le monde avec le logos délirant.
b) rire et délire
Nous sommes là au coeur de la stratégie
littéraire mise en place par Céline entre Zola et Swift qui
apparaît comme un dépassement de l'écriture naturaliste
quant à la puissance de restitution du réel. Selon Céline
l'observation minutieuse, objective des milieux familiaux et sociaux en guise
d'explication du monde est éculée, lui privilégie afin que
le monde soit projeté fidèlement dans le livre la
déformation, l'amplification jusqu'au grotesque associant les voyages
à une litanie d'expériences sans espoir. Ce n'est plus la belle
forme et le beau langage classiques pour illustrer un monde harmonieux, c'est
l'ère de la torsion des images. Le délire développe ainsi
chez le lectorat un rire satirique qui s'empare de l'objet de la risée
et le pulvérise, c'est un comique d'agression comme lorsque Bardamu
décrit les passagers malades lors de la traversée: «Alors un
vil désespoir s'est abattu sur les passagers[...]échangeant
menaces après cartes et regrets en cadences
incohérentes25. » ou les compare à des poulpes un
peu plus loin. Parfois ce rire est en cascade et est renforcé par un
effet d'écho. C'est le cas en Afrique dans la colonie lorsque les hommes
attablés rient devant le dénuement d'une famille
d'indigènes volée par un commerçant ou en évoquant
le Directeur de la compagnie page 136 eux-mêmes étant
ridiculisés par le narrateur. Le logos délirant est aussi et
surtout une parole de dévoilement, de démystification. Ainsi
paradoxalement selon Frédéric Vitoux dans son oeuvre critique
Louis-Ferdinand Céline:misère et parole le délire
est la garantie de davantage de lucidité de la part du
personnage-narrateur contrairement aux personnages de Zola qui s'illusionnent
comme Lantier à propos de leur instinct de mort. C'est cette relation
étroite entre déraison et vérité que propose Michel
Foucault dans un célèbre ouvrage où il évoque le
« lyrisme de la déraison » et précise: « Or, ce
qu'indiquait déjà Le Neveu de Rameau et après lui
toute une mode littéraire, c'est la réapparition de la folie dans
le domaine du langage, d'un langage où il lui était permis de
parler à la première personne et d'énoncer[...] quelque
chose qui avait un rapport essentiel à la
vérité26. ». Ainsi innervé le roman trouve
là sa vocation, celle d'établir lucidement grâce aux
voyages la peinture du monde. Le roman se fait essai. Doté d'une
extraordinaire faculté d'hallucination et animé de visions
panoramiques Bardamu, puissance démiurgique, redonne à voir le
sombre monde et révèle la petitesse de l'homme.
c) La déréalisation du
récit
Ce phénomène stylistique très
présent dans le premier roman va même jusqu'à parfois
dissocier le récit de son référent extérieur: le
monde à l'époque de Céline. Le premier
élément qui crée cette distance féérique est
l'onomastique célinienne car ce dernier a volontairement
transformé les noms des lieux traversés comme Douala
changé pour Fort-Gono ou Bikobimbo pour Bikominbo; dans le premier cas
on peut penser qu'il escompte ainsi profiter de la connotation militaire du nom
pour
accroître l'impression de raideur de la structure
hiérarchique coloniale. En effet l'auteur aime à créer des
signes en donnant un signifié aux noms propres et ce tout au long du
roman intégrant ainsi un récit de guerre se déroulant
à Noirceur-sur-la-lys avec un farouche général du nom de
des Entrayes (lire entrailles). Cette déréalisation par le biais
de la toponymie ( un lieu africain porte le nom de Topo) a donc une
portée symbolique comme l'a indiqué A.Cresciucci dans un article
intitulé Lieux27. Pour un second critique de
l'oeuvre, N.Hewitt, tout ce voyage ne peut être qu'imaginaire et cela est
marqué dès le début du récit lorsque Bardamu
s'enrôle dans l'armée ne pouvant résister aux
sirènes de la gloire. Il compare dans un de ses articles28
cet épisode à celui du lapin blanc d'Alice au pays des
merveilles ou encore à celui du joueur de flûte de Hamelin,
célèbre légende allemande. Cette dimension
féérique se confirme par la suite, à l'intérieur du
récit, marquée par des transitions arbitraires et des rencontres
invraisemblables, ces caractéristiques sont celles du genre
littéraire de la robinsonnade auquel ce roman peut être
intégré. Cela teinte par conséquent le récit non
seulement de l'atmosphère irréelle et de la morphologie du conte
mais aussi de sa fonction didactique, universelle. Cependant de par un subtil
équilibre entre les forces stylistiques qui travaillent le récit:
féérie, réalité, le merveilleux apparaît en
somme comme un renforcement du réel et le réel par
symétrie comme un renforcement du merveilleux.
D) LE VOYAGE REVELE LA PETITESSE DE L'HOMME
1) Les bas instincts de l'homme
a) les vices
A travers son voyage Bardamu fait de nombreuses rencontres et
le plus souvent celles-ci sont des opportunités supplémentaires
pour lui d'identifier la nature humaine qui malgré la diversité
des origines et des cultures trouve son unité dans le fait que l'homme
se caractérise par son insignifiance, sa lourdeur qui le
réduisent à l'état d'atome vibrionnant. Il est deux
endroits qui font office de révélateurs de la nature
viciée de l'homme. Tout d'abord il y a la colonie de la
BambolaBragamance dont le fonctionnement et les différents personnels
humains qui la composent sont observés de près par le narrateur
qui y séjourne avant de gagner son poste au coeur de la forêt.
C'est alors la description d'un monde déliquescent accablé par la
chaleur où l'homme ne se montre que sous un jour négatif:
sottise, agressivité, alcoolisme...L'épisode de ce séjour
à Fort-Gono est le développement de ce qui était en germe
et que Bardamu a constaté lors de la traversée sur l'Amiral
Bragueton. Afin d'éclairer ce passage notamment nous nous rappelons
de ce que Céline déclarait dans une lettre adressée
à Léon Daudet: « Je ne me réjouis que dans le
grotesque aux confins de la
27 A.Cresciucci (dir), Céline, Voyage au bout de la
nuit, Paris, Klincksieck, 1993.
28 N.Hewitt, « Voyage au bout de la nuit, voyage imaginaire
et histoire de fantômes », Actes du colloque de la Haye, 1983.
Mort29. ». En effet de par le principe de la
décomposition physique due à la chaleur et morale l'homme semble
se métamorphoser en une sorte de créature absurde en
déshérence. Aucun signe de remise en cause ne semble gagner ces
militaires, commerçants ou fonctionnaires emprisonnés dans une
matrice au sein de laquelle ils laissent libre cours à leurs bas
instincts et se débraillent. Seul le regard distancié de Bardamu
révèle ce cloaque que les hommes pourtant si proches ne
perçoivent pas; seule sa dynamique de voyage, son
extériorité même s'il participe en partie à la vie
de la colonie lui permettent ce dévoilement face à l'aveuglement
des colons devenus indigènes de cette matrice. Cette
cécité face au désastre serait ainsi la manifestation de
l'instinct le plus puissant de l'homme, celui de la mort qui le condamne
à jamais à être une entité obscure; c'est cela que
Céline rappelait lors d'un discours en hommage à Zola: «
Dans le jeu de l'homme, l'instinct de mort, l'instinct silencieux, est
décidément bien placé, peut-être, à
côté de l'égoïsme30. ». Ainsi
l'Afrique en aucun cas n'apparaît comme une contrée salutaire
où l'homme occidental meurtri par les errements de son continent peut
vivre autrement et mieux. A nouveau par ses carnets de voyage Bardamu montre un
monde uniforme et en cela rabougri puisque la colonie n'est qu'une
transplantation et donc un prolongement de la société qu'il a
quittée avec des différences importantes de classe et où
l'arrogance et le mépris des uns, puissants, écrasent une large
frange soumise. Le second lieu révélateur est l'usine de
Détroit qui sera une nouvelle occasion pour Céline de stigmatiser
la propension de l'homme à se soumettre et se résigner. Sous
l'effet de son style l'ouvrier est transformé en une sorte de machine;
l'humain ne se civilise plus en maîtrisant l'outil technique, il
disparaît en devenant ce même outil comme le montre cet extrait du
roman: « On en devenait machine aussi à force et de toute sa viande
encore tremblotante31[...] ». Il y a là une progression
dans le grotesque puisque d'être difforme l'homme évolue vers la
déshumanisation, il y a non plus altération de son
identité mais négation de cette dernière.
b) Lola ou la fausse vertu
Il est un second procédé utilisé par
Céline afin d'obscurcir l'image de l'homme: se saisir d'une vertu et la
démystifier. Pour ce faire il dépeint le personnage de Lola comme
un être aux apparences trompeuses dont le regard aiguisé et
cynique de Bardamu dévoilera l'égoïsme. Cela est manifeste
dans le roman lorsque le narrateur retrouve Lola à New York, en effet
celle-ci évoque son désir d'adoption et selon le récit
qu'il en fait cet acte est assimilé plutôt à un caprice de
femme seule et éplorée. Ainsi en s'attaquant à l'adoption
et à la maternité qui est la forme ultime de l'engagement et de
l'humanité Bardamu à nouveau au contact du monde n'offre qu'une
vision négative de l'homme. Ce thème majeur lui permet
également de développer ses vues plus largement autour d'une
certaine modernité raffinée, cristallisée à travers
la haute société de New York, qui éloigne
29 L.F.Céline, lettre à Léon Daudet (1932),
Voyage au bout de la nuit, Paris, La Pléiade, p.1108.
30 L.F.Céline, hommage à Zola ( 1933), Cahiers
Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.82.
31 op. cit., p.225.
considérablement l'homme de sa base biologique, de son
fondement ontologique: « Tous les ouvrages de puériculture elle les
avait lus[...]ces livres qui vous libèrent si vous les assimilez
entièrement de l'envie de copuler, à jamais. A chaque vertu sa
littérature immonde32. ». C'est une sorte de
dévoiement de la nature que souligne ici Bardamu qui malgré le
fait qu'il ne soit encore que carabin est déjà fortement
imprégné de considérations biologiques. Cette approche
naturaliste de l'homme est l'ennemie des faux semblants, des apparences
trompeuses dont l'homme use parfois afin de camoufler sa fragilité.
2)Un regard médical démystificateur
A ce stade du récit ( partie sur ses voyages) Bardamu
n'est encore qu'un étudiant en médecine, pourtant dans son
rapport à l'autre il agit selon les principes de la pratique
médicale, celle d'observer minutieusement les faits et de
révéler la vérité sur telle ou telle
défaillance de l'homme, à un comportement moral indigne il
propose une explication biologique; il observe puis rend son diagnostic. La
connaissance des différentes manifestations physiques, des maladies et
de leurs symptômes est éclairante et essentielle à ce
parcours dont l'objectif est de mieux appréhender l'homme et le monde.
C'est aussi faire preuve d'une lucidité courageuse et comme le
précise Vitoux dans son ouvrage critique Misère et
Parole c'est aussi aller au bout de la misère humaine. En effet
pour le médecin que fut Céline et qui inspire l'écrivain
qu'il est devenu, la biologie ne ment pas. Morale et biologie fusionnent, il
n'y a pas de dualisme esprit/corps, l'esprit fait partie de la biologie qui est
la seule capable de dévoiler chez l'homme ce qui était
jusqu'alors dissimulé. Ainsi le narrateur lors de la première
traversée utilise cette expression qui souligne l'esprit
défaillant de l'homme, ses limites face au climat hostile: « C'est
l'aveu biologique33. ». Ainsi tout est biologie et rien
n'échappe à la biologie. Réduit par Bardamu à un
corps l'homme paraît mis à nu, dépossédé de
tout son apparat. En outre le corps est toujours une réponse au
questionnement de Bardamu à propos de ses congénères,
quand il explique l'attitude de l'institutrice qui attise la colère des
militaires à son encontre il précise ceci: « Scène de
haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un
réveil34.». A l'image des Anciens qui estimaient que le
siège de la mélancolie était la rate secrétant une
bile noire, ici la frustration se loge dans une anatomie meurtrie. Le corps est
donc l'aiguillon principal de la pensée du narrateur, lorsqu'il trompe
ou illusionne Bardamu quant à la volupté factice de
l'Amérique décrétée grâce aux cuisses de Lola
c'est à nouveau l'anatomie qui anéantira les sirènes
américaines avec l'épisode du caveau fécal à New
York.
32 Ibid.,p.218.
33 ibid., p.112.
34 ibid., p.118.
A l'image de la pratique médicale, le voyage est pour
Céline une dynamique d'observation du monde et demeure en cela une
initiation pour ses personnages aussi particulière soit-elle. Cette
dynamique repose en effet sur des fondements faussés tant son ambition
semble être de confirmer les craintes, les pressentiments des narrateurs
sur la laideur du monde. Tout est donc perçu sous ce prisme qui
épaissit davantage ses ténèbres cependant la
présence même de cette dynamique à l'image de celle de
Bardamu montre combien elle est nécessaire pour comprendre le monde. Le
voyage offre une perspective là où l'inaction et la
résignation de certains personnages les emprisonnent dans un microcosme
et dans un rapport au macrocosme fondé sur la cécité. Il y
a donc chez Céline non une négation mais une subversion du voyage
rendue effective par un double déterminisme. Tout d'abord les segments
de voyage dans les deux romans doivent être, par souci de
cohérence, à l'image du projet d'ensemble, celui de transcrire un
monde désenchanté et dans le cas de Voyage au bout de la nuit
la perception de Bardamu est déterminée par la guerre qui
obscurcit à jamais sa vision du monde. Le voyage devient un point de
cette cristallisation. Il n'en demeure pas moins que même subverti
l'enseignement n'est pas absent durant ces quêtes, une confirmation est
aussi une information. Le voyage a donc cette faculté de faire jaillir
l'horreur du monde, à cette fausse vertu qui malgré tout laisse
envisager l'attribution d'un mince crédit à cette quête ne
pourrions-nous pas lui adjoindre à la lecture de ces deux romans
quelques qualités et principes forts constitutifs du voyage maintes fois
valorisé dans l'histoire littéraire? Peut-il avec cet auteur
être une source même faible de quelques lueurs qui se
répandraient dans la nuit du monde?
II) L'UTILITE DU VOYAGE
« Voyager, c'est bien utile, ça fait
travailler l'imagination » (épigraphe du roman)
Nous avons vu que le motif du voyage se fondait dans la
globalité du projet littéraire toutefois nous constatons aussi
que ce thème offre une dissonance: il présente certaines vertus
dont l'explication se trouve dans le parcours de l'auteur. C'est une
expérience doublement précieuse: elle participe à faire de
ce récit un roman tant la visée essentielle du roman est de
tendre à la totalité (montrer le monde dans ses nuances) et elle
nourrit la langue de ce récit, donne le goût pour la langue.
A) UNE TRISTE LECTURE DU MONDE
1) Une cartographie sociale
Dans le prolongement des propos tenus
précédemment il convient ici d'observer que ces oeuvres sont
également celles d'un auteur soucieux de nous exposer le monde conscient
que ce dernier est à redécouvrir à l'aide d'une nouvelle
lecture, régénérée. Ce souci est celui d'un homme
qui s'est heurté au fracas du monde et ne pense qu'à le
retranscrire. Le monde mute en permanence, s'avilit sans cesse et ces oeuvres
en seront le compte-rendu. Ainsi à l'image de Montaigne Céline
use de la satire afin de faire émerger de son récit autant de
réflexions sur l'Homme notamment en mettant en scène un narrateur
doté d'un sens aigu de l'observation et de la satire comme dans Des
coches. Il s'agit là d'une dimension didactique qui
révèle la fonction essentielle de ces romans, celle de
dévoiler. La part personnelle liée aux expériences de
Bardamu rencontre une part plus universelle, celle des considérations
générales et philosophiques qu'il expose. Le premier
élément qui participe à redéfinir les contours du
monde est son organisation sociale. Cette dernière est continuellement
caractérisée par le poids de la hiérarchie, accablante et
humiliante. A travers différentes expériences Bardamu constate
les disparités existant entre les groupes sociaux illustrant la
rigidité voire la rugosité d'un système social qui broie
et avilit les couches inférieures de cette organisation comme les
dominants. C'est le cas lors de son séjour en Afrique où comme
nous l'avons rappelé l'organisation coloniale est une transposition du
système social occidental avec le directeur de la compagnie et le
Gouverneur placés en haut de la pyramide sociale intégrant
à sa base les marginaux comme Bardamu, Robinson et les indigènes.
C'est le cas également à Détroit lorsque Bardamu travaille
à l'usine dans des conditions épouvantables. Partout règne
la misère et partout il est face à des supérieurs
méprisants, avilis en Afrique: « Ce ne fut pas une réception
enchantée qu'il me réserva le Directeur. Ce maniaque-il faut
l'appeler par son nom-habitait non loin du Gouvernement[...]35»
ou encore plus tard au moment de la visite médicale chez Ford lorsque le
médecin lui précise: « Nous n'avons pas
besoin d'imaginatifs dans notre usine. C'est de
chimpanzés dont nous avons besoin...36 ». Pour autant il
semble que chez Céline ce soit bien la nature invariante de l'homme, ses
instincts qui sont à mettre en cause et non le conditionnement qu'il
subirait de la part de tel ou tel groupe social, ainsi dans les colonies
certains noirs dépourvus de tout sentiment de classe s'affranchissent de
leur base et en cela entérinent la cruauté d'un système
fondé sur l'exploitation: « Mais les plus dégourdis, les
plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les
reconnaissait les commis nègres à ce qu'ils engueulaient
passionnément les autres Noirs37. ». Ce dernier point
permet à Céline d'accentuer la pesanteur d'un système
pernicieux et pourtant inaliénable tant ses fruits viciés
répondent aux bas instincts de l'homme.
2) Le monde économique
A travers ces deux romans il est une deuxième
dimension, économique, complétant la première afin
d'exposer aux lecteurs le nouveau visage de leur environnement. Céline a
grandi dans un milieu petit bourgeois dont le commerce était une des
activités principales, la famille s'installa notamment Passage Choiseul
pour tenir une boutique de dentelles et lingerie de luxe comme cela est
transposé dans Mort à crédit. Cette vie
laborieuse, incertaine, fragile du moins dans sa première jeunesse l'a
considérablement marqué ainsi que le rappelle Vitoux dans son
autobiographie citant des propos tenus au journal Le Monde: « On
tenait un commerce, on a fait beaucoup de villes. Ça marchait jamais.
Faillite. Faillite. Faillite. Y a toujours eu de la faillite autour de moi
quand j'étais gosse38. ». Cette instabilité du
commerce qui fait écho à celle du monde en étant un de ses
visages aura toute sa place dans l'oeuvre romanesque, particulièrement
lors du séjour en Angleterre du jeune Ferdinand dans la pension
Meanwell. Cette école de dimension plutôt moyenne sera le symbole
de la précarité du commerce lorsque une nouvelle école
« Hopeful Academy » viendra lui faire concurrence. Dans un style
shakespearien, le narrateur décrit la lente agonie du lieu et du couple
de responsables tombant dans la folie à mesure que les
élèves désertent la pension. Progressivement
l'école se métamorphose en vaisseau fantôme, tout se
délabre et laisse place au délire comme celui de l'époux
Merrywin: « Il avance tout machinal, il bronche pas[...]Il marche comme un
automate[...]Toujours pareil en somnambule, il continue sa balade...
39». Cependant au-delà de la nature parfois
médiocre de l'homme, ce dernier ne s'est-il pas perdu par faiblesse dans
l'organisation du monde qu'il a mise en place? Certains exemples tendent
à prouver que ce sont au final les fils absurdes tissant le monde qui
accablent les hommes parmi lesquels les narrateurs, lors de leurs voyages,
rencontreront des âmes de bonté nuançant ainsi le portrait
sombre et grotesque qui préexistait.
36 ibid, p.225.
37 ibid, p.136.
38 Frédéric Vitoux, La vie de Céline,
Paris, Grasset, 1988, p.71.
39 op.cit., p.275.
B) DES RENCONTRES IMPORTANTES
1) Alcide
Au cours des différents voyages, les narrateurs
élargissent leur vision des hommes au contact d'autres personnages
différents de ceux qui évoluent dans leur univers réduit
et uniforme: banlieue, Passage à Paris (quoi de plus étroit?) .
C'est un point important car Céline n'envisage pas l'autre comme un
être forcément meilleur à partir du moment où son
ethnie ou sa culture diffère de celle des héros issus de la
civilisation occidentale européenne marquée par la misère,
la guerre... Il ne prône pas l'enrichissement par la différence de
l'autre mais admet que l'homme uniformément peut présenter
d'autres visages que la violence et l'égoïsme. Plus l'on voyage,
plus grande est la chance d'observer un plus large spectre de valeurs chez
l'homme s'approchant ainsi davantage de son mystère. La première
d'entre elles est la générosité incarnée par le
sergent Alcide. Ce soldat se sacrifie pour sa nièce orpheline en
prolongeant son engagement militaire dans les colonies afin de gagner de
l'argent, c'est la figure du supplicié nimbée de bonté,
son portrait par Bardamu du reste est saisissant: « Il offrait à
cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et
cela ne se voyait pas40. ». Notons la différence de
traitement entre ce sacrifice-là et celui du couple Henrouille qui passa
également son existence à économiser pour s'offrir une
maison. Autant le premier, pudique et à l'égard d'une enfant
innocente (évocation identique du jeune Bébert) , est mis en
valeur, autant le second qui engendra mesquinerie et obsession est
discrédité par Céline. Alcide fait figure de saint face
à la misère, plus il est discret plus sa
générosité est éclatante aux yeux de Bardamu; ce
dernier en reste ébahi avec quelques certitudes ébranlées
et sa connaissance de l'homme connaît là une véritable
avancée.
2) Molly et Nora
Ce sont deux figures féminines qui incarnent la
bienveillance et la douceur à l'endroit des narrateurs, enfant puis
adulte. Leur qualité principale est le calme adossé à la
compréhension là où les autres s'agitent et bousculent en
permanence les narrateurs. Cela se traduit par leur parole: gentille et
patiente alors que jusqu'alors les narrateurs ne cessaient d'être
confrontés à des paroles vociférées ou fausses.
C'est le cas pour Molly qui ainsi, de par ses nombreuses attentions à
l'égard de Bardamu se reflétant à travers des paroles
aimables, parvient à lui montrer un autre visage de l'humanité,
ses rencontres lors des voyages altèrent et nuancent ses positions:
« On a honte[...]d'avoir jugé quand même l'humanité
plus basse qu'elle n'est vraiment au fond41. ». L'autre figure
féminine est celle qui envoûta le jeune Ferdinand en Angleterre
lors de son séjour
linguistique. Nora, en plus de sa grâce naturelle, est
douce et attendrie par le mutisme de Ferdinand écoeuré par le
mensonge et la trahison des humains qu'il a côtoyés. Alors qu'il
se réfugie dans un silence réconfortant comme en retraite du
monde, elle déploie ses paroles accueillantes et
désarmées. Si rien n'y fait: « C'était
héroïque...Je causais à personne42. » cette
parole est proche de ce que Vitoux a nommé dans Misère et
parole « l'attitude de parole » suprême: le silence
intègre. Face au flot de paroles qui enferme les personnages dans des
postures trompeuses, seul le silence est pur. Avec ces deux femmes s'il y a
parole, elle est mesurée et élégante. Rareté et
pertinence semblent être privilégiées par Céline en
matière de recours à la parole. Dans un autre essai paru sur
Céline Bébert, le chat de Céline Vitoux
soulignait combien chez le chat ou chez sa femme Lucette notre auteur aimait le
silence et la discrétion. Les paroles de Nora et Molly s'en approchent
et rompent avec les prises de parole nerveuses ou illusoires voire les
logorrhées assommantes comme celles du père de Ferdinand.
Toutefois à l'image de leurs doux mots murmurés aussitôt
évanouis, elles s'éclipsent non sans avoir marqué l'esprit
des narrateurs-personnages dissoutes dans la noirceur du drame toujours
recommencé.
3) Robinson, un soutien
Lors de ses voyages et cela est davantage palpable aux
États-Unis Robinson apparaît comme un personnage très
proche de Bardamu, recherché par lui et se révèle une
sorte de double tant il suit un parcours similaire, déraciné,
marginal. Lorsque la quête cessera pour le narrateur et fera place
à un morne quotidien en banlieue, ce double devenu geignard sera d'une
compagnie lassante. Avant cela, au milieu de son périple, Bardamu
cherche son alter ego dont l'ombre accompagnait toujours sa solitude. A ce
titre le lien entre ces deux personnages est à la fois irréel et
marqué du sceau du déterminisme. En effet c'est de façon
instinctive que le narrateur pressent sa rencontre à venir avec son
double donnant à ce fait une dimension quasi féérique:
« Dès lors, je me suis attendu à le rencontrer à
chaque instant le Robinson. Je sentais que ça venait43.
». De plus cette quête seconde, celle de trouver Robinson, alimente
voire aiguillonne la principale qui est de se confronter au monde. Toutefois
cette relation inéluctable, tragique plongera par la suite le narrateur
dans une nuit plus épaisse aux confins de la mort: celle de Robinson
provoquée par Madelon. Ainsi leur fraternité de marginaux n'a su
résister aux années et à la fin des convulsions du voyage,
dissoute dans la torpeur de leur seconde moitié de vie
dévitalisée, inerte.
4) Une rencontre avec soi
Parmi toutes les rencontres mentionnées, elle est celle
qui est déterminante et qui se trouve être au coeur du
récit. Elle initie toute la dynamique de Bardamu et explique son
parcours. Comme cela a été dit précédemment Bardamu
cherche à comprendre le monde dans lequel il évolue. Certains
personnages du roman du reste parviennent à transmettre cela aux
lecteurs ayant pu parfaitement percer à jour le mystère de la
quête menée par le narrateur, c'est le cas de Molly qui sent
qu'elle ne peut retenir Bardamu animé par l'absolu: « Vous en
êtes comme malade de votre désir d'en savoir toujours
davantage...44 » et par conséquent le besoin de vivre
à la marge: « Enfin, ça doit être votre chemin
à vous...Par là, tout seul...C'est le voyageur solitaire qui va
le plus loin45... ». C'est le cas également de Baryton,
personnage responsable de l'asile rencontré à la fin du
récit, qui est fasciné par les voyages de Bardamu, rêvant
de vivre les mêmes expériences se plaçant ainsi du
côté de ceux qui souhaitent se heurter au monde,
l'appréhender. Toutefois cette quête serait vaine si elle
n'était pas aiguillonnée par celle de la connaissance de soi,
connaissance rendue possible et facilitée par l'exercice du voyage. Seul
le voyage détache l'homme de son quotidien qui l'ensable et ainsi le
projette en lui-même grâce à l'instabilité
provoquée par son nouveau statut d'étranger. Au-delà des
horizons lointains, ce serait là l'essence même de la dynamique de
Bardamu comme le rappelle Godard dans un article issu d' Une grande
génération traitant du voyage dans l'oeuvre de Céline
: « [...]le voyage est pour lui expérience intime au moins autant
que regard porté sur le monde et sur d'autres hommes46.
». A nouveau Bardamu, et contrairement au sentiment de Montaigne, ne se
connait pas mieux au contact de l'étranger mais doit infailliblement
vivre comme un étranger pour se révéler à
lui-même et comprendre les ressorts de l'esprit humain. C'est le cas aux
États-Unis où au contact d'un autre milieu Bardamu se place dans
une démarche auto-réflexive à visée universelle:
« C'est cela l'exil, l'étranger, cette inexorable observation de
l'existence telle qu'elle est vraiment pendant ces quelques heures lucides,
exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays
précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles,
vous aient encore suffisamment abruti47. ». Cet extrait est
intéressant car il met en valeur les qualités du transitoire, du
passage ou de l'interstice et peut en cela être mis en relation avec la
traversée lors d'un voyage, intervalle libre entre deux contrées
comme celle sur l'Infanta Combitta qui fut un moment de pause et de
sérénité. Ainsi le voyage recouvre une nouvelle vigueur,
celle engendrée par sa dimension métaphysique fondée sur
une connaissance efficiente de l'être afin de percevoir au mieux le monde
comme le rappelle à nouveau Godard dans le même texte: «
Sortir de son pays[...]ce sera d'abord découvrir une
vérité de soi-même et de l'homme en soi. Non pas
seulement
44 Ibid, p.235.
45 Ibid, p.235.
46 op.cit., p.47.
47 op.cit., p.214.
retrouver un oeil neuf, le pouvoir de s'étonner, mais,
un bref moment, la vraie conscience de sa situation dans
l'univers48. ». Peu après Godard précise
qu'à la simple découverte se superpose « une dimension
métaphysique ». Cependant cette brèche qu'est le voyage dans
l'obscurcissement du quotidien peut s'avérer aussi usante et ne connait
qu'un temps, celui des doutes que le narrateur a sur le monde et qui lui
donnent cette appétence. C'est ensuite le règne de la
résignation, la fin du voyage: « T'en veux donc encore des
voyages?-J' veux rentrer en France que je lui dis, j'en ai assez vu comme
ça, t'as raison, ça va... 49». Le narrateur en a
t'-il trop vu ou s'est-il rendu compte de l'évanescence de sa recherche,
insaisissable? Quoi qu'il en soit pour Céline écrivain, le
voyage, hormis le fait de favoriser les rencontres et de développer son
propre panoptique, nourrit l'homme, l'équilibre et l'innerve ainsi que
le souligne cette lettre à Eugène Dabit en 1935: « Si on
échoue, c'est qu'il vous a manqué quelque chose, délire,
travail, repos, plaisir, sexe, épreuves?Quelque chose.
Voyages?50 ». La littérature est donc redevable de la
force que lui procure le voyage, en outre l'une comme l'autre sont
animés également par cette recherche et cet absolu. Il convient
donc d'observer de plus près les liens entre ces deux pratiques
gémellaires où le travail d'écriture prolonge les
éclats des jaillissements de l'imaginaire.
C) NAISSANCE DU TRAVAIL LITTERAIRE
1) L'envoûtement de la langue
Cette dernière partie de cet axe consistant à
démontrer que chez Céline le voyage parvient à recouvrir
partiellement des qualités maintes fois mises en valeur par de nombreux
écrivains qui furent ses prédécesseurs répondra ici
à un postulat précis: les passages de récits de voyage
entre autres sont écrits à l'image de ce que le voyage a
apporté, semé comme force à l'auteur. Le voyage est un
formidable levier littéraire, il vivifie l'imaginaire et cela se traduit
sous la forme d'une nouvelle langue revitalisée. Ainsi se constitue en
aval de l'expérience du voyage une réaction en chaîne selon
laquelle le choc fondateur avec une langue étrangère
électrise l'imaginaire qui engendre le désir de voyager et
comprendre qui lui-même engendre l'impérieuse
nécessité d'écrire et de transmettre ses visions et son
approche au monde. Intéressons-nous dans un premier temps à la
première articulation du mécanisme cité plus haut,
à savoir le lien entre la langue et l'imaginaire. A de nombreuses
reprises le jeune Ferdinand dans Mort à crédit souligne
à quel point la musique de la langue anglaise l'enchante et crée
chez lui une sorte de langueur et de rêve que le climat
féérique déjà étudié participe
également à développer. Voici les propos qu'il tient
à cet effet en entendant Nora parler: « Ce qui m'occupait dans son
anglais c'était la musique, comme ça venait danser
48 op.cit., p.47.
49 op.cit., p.233.
50 L.F. Céline à Dabit, notice de Mort à
crédit, La Pléiade, t I.
autour, au milieu des flammes.[...].Je vivais gâteux, je
me laissais ensorceler51. ». La langue est un sortilège
qui ravit Ferdinand et au-delà fige dans son esprit la
représentation qu'il se fait de l'Angleterre. Ainsi la langue est un
aiguillon qui conditionne notre rapport au monde. Pour le narrateur, à
cet instant, sous les effets de la langue, du climat et de Nora tout semble
féérique, lointain. Pour Annie Montaut dont l'étude est
présente dans les actes du colloque 1976 sur l'oeuvre de Céline
(cité dans la bibliographie) le passage de l'Angleterre est riche
d'enseignements. Ce séjour est celui de la beauté gratuite, de
l'absolu en opposition avec les motivations prosaïques et commerciales qui
l'ont initié. Tout cela est crée par la langue et la relation de
Ferdinand avec celleci est des plus significatives. Toujours selon Montaut le
mutisme du narrateur face aux douces injonctions du couple responsable de la
pension marque à nouveau le choix de conserver son identité
d'étranger là où la pratique de la langue engendrerait un
processus d'assimilation par le biais de la relation. En outre ce mutisme a
comme conséquence le fait d'appréhender les autres par l'instinct
et non la logique d'un discours rationnel, utilitaire. L'instinct est du
côté du rêve, du merveilleux, voici un extrait illustrant
cette idée lorsque le narrateur tout juste arrivé décrit
la fête de la ville: « Tout ça parlait en animaux...avec des
énormes aboiements et des renvois de travers ...C'étaient des
chiens, des tigres, des loups, des morpions... 52». Ici la
dimension merveilleuse est la preuve de l'impact sur l'imaginaire du recours
à l'instinct animal. Afin de prolonger la thèse de Montaut nous
pouvons relever le fait que Ferdinand à ce moment du récit ne
semble animé et mu que par les sollicitations de ses instincts et de son
corps: nourriture et sexualité rejetant par là même ses
aptitudes propres à la civilisation: communication, éducation. Il
semble que ses expériences antérieures dans le commerce où
il fut victime du mensonge et de la trahison l'aient alors
écoeuré de toute relation civilisée. A noter encore que
pour Céline l'instinct animal possède une finesse et une
poésie qui s'opposent à la lourdeur des hommes, il suffit pour s
'en convaincre de lire les pages consacrées à ses animaux comme
la chienne Betty ou le chat Bébert évoquées par Vitoux
dans son livre Bébert, le chat de Louis-Ferdinand Céline.
Ainsi l'instinct est du côté du langage pur, magique,
celui-là même que Céline veille à créer pour
ensorceler à son tour le lecteur. A l'échelle de son oeuvre nous
pourrions affirmer que, par le truchement de la transposition, le passage de
l'Angleterre illustre la relation qu'entretient l'auteur avec la langue et les
origines de son écriture si particulière puisque ce dernier a
connu, enfant, ces expériences de séjour linguistique. Le voyage
est cette impulsion qui sensibilise l'esprit de l'homme aux sirènes de
la langue. Inversement les sirènes de la langue favorisent le goût
de voyager et de découvrir le monde, électrisent l'imaginaire et
animent les esprits comme celui du personnage Baryton dans le premier roman qui
rompt avec son insipide quotidien et part sur les routes dès lors qu'il
apprend la langue et la littérature anglaises. Cet autre exemple montre
que la langue étrangère peut être non plus un moyen de voir
le monde en
rêve comme Ferdinand mais le moteur d'un
impérieux et ardent désir de circonvenir le monde tel qu'il est
et selon ce qu'il renferme. L'imaginaire ainsi vivifié se traduit par le
voyage, ce dernier se prolongera par la nécessité de verbaliser
son expérience par l'écriture, de la sublimer et de l'inscrire
dans la postérité.
2) le lien voyage-écriture
a) de l'imaginaire au voyage
Pour les écrivains de la génération de
Céline, c'est à dire ceux nés dans les années 1890,
la guerre fut un épisode déterminant. Elle ne fut pas sans
conséquence sur la nécessité pour certains de parcourir le
monde et ses rivages plus paisibles afin de fuir les lieux de
désolation, par conséquent la guerre peut nourrir un imaginaire
de l'ailleurs se traduisant ensuite par le voyage. Ce lien de cause à
effet est contenu du reste dans une citation d'un autre auteur fasciné
par les voyages, Paul Morand cité par Godard dans son ouvrage Une
grande génération: « On voit se multiplier les voyages
durant les périodes de réorganisation qui suivent les grands
conflits. ».Ce fut le cas pour Céline qui partit peu après
avoir été blessé au combat en Angleterre puis en Afrique
et plus tard aux États-Unis avec la SDN. Le voyage apparaît alors
comme un moyen de se dissocier dans un étourdissement des zones
convulsives du monde, un véritable échappatoire enivrant. La
force du vertige ressenti est à la hauteur de l'horreur à
laquelle on vient d'échapper. Cette sensation d'étourdissement
accompagna le jeune Céline en Angleterre et plus tard lorsqu'il fut
question pour lui de partir en Amérique, rêve caressé
depuis longtemps. Cet épisode lié à ses activités
à la SDN est rappelé par Vitoux dans la biographie qu'il lui a
consacrée: « Louis s'attendait à un choc. La
révélation fut plus vertigineuse encore. Le nouveau Monde, il
était là, avec sa prodigieuse vitalité, son
énergie, ses foules, son architecture53[...] ».
L'imaginaire qu'il avait nourri vis à vis de l'Amérique, en en
parlant déjà au sortir de la guerre alors qu'il était en
Afrique et certainement accru par ses lectures de Morand, se trouva
décuplé au moment où ses images mentales
s'incrustèrent à la réalité de ce pays aux
proportions hors normes. Ceci montre combien la transposition littéraire
de sa découverte de l'Amérique fut brutale, d'autant plus brutale
qu'elle répondait à un souci de cohérence à
l'égard de l'ensemble du récit. A l'imaginaire magique de
Destouches s'est substitué l'imaginaire corrosif de l'écrivain
Céline, d'un imaginaire l'autre. C'est donc à la croisée
de ces deux visions que se trouve dans son premier roman une nouvelle approche
du voyage, approche expliquée à nouveau par Henri Godard. Cette
dernière fait écho à la problématique qu'il pose
d'emblée, à savoir la manière dont le voyage chez
Céline est soumis à ses interrogations et à ses mythes
personnels. Ainsi chez Céline comme cela a été dit plus
tôt dans notre étude le voyage est avant tout une pratique de
dévoilement faite à distance reposant sur un style enlevé
là où une même description de
New York par Morand sera rationnelle, explicative
(étude comparative aux pages 44-45). Céline nous fait
pénétrer l'intimité du lieu en évoquant des
éléments concrets comme la rue, les bâtiments etc. Il
renouvelle donc l'expression littéraire de cette expérience et
s'inscrit dans une certaine mode littéraire de l'époque qui
voyait les récits de voyage recevoir le soutien du public. Ceci est un
des éléments qui ont expliqué le succès de
l'ouvrage lors de sa publication. Nous avons observé la naissance d'un
imaginaire dans un contexte troublé et la façon dont il
épouse ensuite la thématique dominante du récit qu'il
nourrit, afin de clore l'étude du processus qui mène
jusqu'à l'acte d'écrire il est un dernier lien à
étudier, celui qui unit le voyage et l'écriture.
b) voyager pour écrire
Il est une seconde transposition brutale dans Voyage au
bout de la nuit, celle de l'Afrique que Céline découvrit en
1916. Outre le climat difficile et les paysages étouffants, cette
expérience fut fondatrice dans le parcours de notre auteur et ce
à deux égards. Tout d'abord c'est en Afrique qu'il s'initia
à la médecine et ensuite qu'il s'adonna à
l'écriture. Au regard de sa correspondance d'alors destinée
à une amie d'enfance Simone Saintu l'écart avec le récit
qu'il en fait semble grand car le jeune Destouches souligne avec un certain
lyrisme les moments heureux et précieux qu'il connut sur ce continent.
Par exemple la poésie du cadre ne lui est pas étrangère
comme le montrent ces lignes: « La lune dorée se couvre de mille
petites fleurs roses et blanches54[...]. L'Afrique est aussi un lieu
qui offre une rupture, où les tourments passés viennent se diluer
dans les grands espaces, ainsi dans la même lettre Céline note:
« Mes pensées s'émondent peu à peu de tout ce
qu'elles ont de pénible. » ou dans une autre lettre: « la
grande liberté est une chose bien grisante[...]c'est pour moi la
maîtresse la plus chère, et l'unique55. ». A cet
effet il est donc intéressant de noter que c'est à ce moment de
sa vie, lors de cette phase d'un voyage plutôt paisible que Céline
se mit à écrire, libéra son imaginaire sous la forme d'une
nouvelle intitulée Des vagues. Voici ce qu'il rapporte à
ses parents dans une lettre datée de 1917: « j'ai commis pourtant
une petite nouvelle qui vient d'être acceptée par H. de
Régnier56. ». Comme le rappelle Vitoux cette nouvelle
faisant le récit d'une traversée (on pense à
l'épisode de l'Amiral-Bragueton) contient en germes la veine
satirique qui irriguera tout son premier roman. Au-delà de cette
remarque il semble plus pertinent de relever le lien presque mécanique
qui s'est établi entre l'expérience africaine et l'acte
d'écrire, ce sentiment d'urgence de retranscrire ce qu'il avait pu
observer lors de sa traversée. On peut ainsi y voir le rôle de
l'écriture qui sert de relais à l'imaginaire et le fige toutefois
la thèse de Godard contenue dans le chapitre X de son ouvrage critique
Poétique de Céline semble plus pertinente tant il
souligne le fait que les expériences ne sont là que pour nourrir
l'oeuvre. A l'image des passages de voyage qui se fondent dans la dynamique
globale du récit, les voyages de Céline n'avaient pas
d'autonomie
54 L.F Céline à Simone Saintu le10/07/16, cahiers
Céline IV, Paris, Gallimard, 1978.
55 L.F Céline à Simone Saintu le 07/07/16, cahiers
Céline IV, Paris, Gallimard, 1978.
56 L.F Céline à ses parents le 05/03/17, cahiers
Céline IV,Paris, Gallimard, 1978.
répondant par anticipation plutôt au désir
d'écrire qui sourdait en lui. L'expérience n'existe que pour
nourrir un projet plus vaste qui l'absorbe. L'écriture n'est pas la
conséquence du voyage, elle en est la cause encore souterraine lors des
années de jeunesse.
Malgré tous les éléments constitutifs des
valeurs profondes du voyage ici analysés mettant en lumière le
rapport intime au monde qu'il offre et la profonde connaissance de soi qu'il
engendre, il est un fait qui inéluctablement souligne les limites de la
quête vécue par les narrateurs: la fin du voyage pourtant
inachevé. En effet Bardamu s'arrête et s'installe en banlieue.
Pourtant cette suite ne serait-elle pas en sorte une parabole du parcours de
l'écrivain et en ce sens la sédentarité le pendant
métaphorique du moment de l'écriture? Ce récit, dans une
dimension « métalittéraire », ne serait-il pas un
discours sur la création littéraire? Ainsi si le voyage physique
cesse, le voyage métaphorique, celui de l'écriture, naît et
le prolonge. Après l'expérience vient le moment de la raconter.
Du reste par un système de mise en abyme ce prolongement du voyage par
la parole apparaît vers la fin du roman lorsque Baryton harcèle
Bardamu afin que ce dernier lui livre ses aventures. C'est donc bien un voyage
en littérature ici qui commence, seule aventure véritable,
absolue nourrie des aventures du voyage physique et métaphysique. Nous
étudierons en conséquence la façon dont l'aventure
littéraire de Céline a intégré les lois du voyage
en écho à une remarque de Thibaudet contenue dans sa critique de
Voyage au bout de la nuit (lue page 154 dans l'ouvrage dirigé
par Derval cité plus haut) soulignant que « le Voyage fait
partie de l'expansion coloniale de la littérature. Il répond dans
la littérature à cette fonction: annexer de nouvelles terres.
». Afin de vérifier cette analogie qui réhabilite grandement
la notion de voyage chez Céline en l'appliquant au champ
littéraire, nous mettons en lumière trois éléments
consubstantiels au voyage physique appliqués à l'exploration de
nouveaux territoires littéraires. Tout d'abord voyager c'est rompre
comme l'a précisé Montaigne:« je réponds
ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages que je sais
bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche. ».Ensuite voyager
consiste à explorer, à découvrir, à emprunter des
voies nouvelles; enfin c'est une confrontation idéologique et nous
verrons que le langage littéraire choisi peut apparaître comme une
option idéologique au service d'une visée politique.
III) LE VOYAGE DANS LE CHAMP LITTERAIRE
A) LA RUPTURE NEE DE LA GUERRE
Pour la génération d'écrivains à
laquelle Céline a appartenu, l'histoire plus que jamais peut-être
a considérablement marqué de son sceau l'art littéraire;
avec la guerre un monde s'est effondré. A ce désenchantement doit
répondre une nouvelle manière d'écrire qui saura
également se faire l'écho des progrès des sciences
humaines. Dans cette perspective le titre Voyage au bout de la nuit
renverrait ainsi à la nuit littéraire et ce voyage
métaphorique serait la remise en cause de la littérature
antérieure aux quatre années de boucherie. Ce récit
nuit à la vieille littérature. Ses romans restituent en
somme cette démarche qui consiste, après avoir traversé
des vestiges, à explorer jusqu'à découvrir la
rareté d'un style, d'un esthétisme qui « ringardise »
les tentatives passées voire les détruit.
1) La crise du roman
Après un premier roman paru en 1932 dont le travail
d'écriture a commencé vers la fin des années vingt,
Céline s'inscrit pleinement dans la génération des
écrivains de la guerre que Godard a qualifiée de « grande
génération ». Ce conflit fut en quelque sorte
fédérateur et créa une communauté d'âme
littéraire dans laquelle se retrouvaient des écrivains dont les
oeuvres se devaient d'être le pendant de ce souffle nouveau, de cette
réinvention du monde né de la guerre, c'est ce qu'il
précise: « Le traumatisme initial les avait rendus
électivement sensibles aux ruptures, aux besoins et aux appels ressentis
par tous57. ». Cette crise se fonde avant tout sur une large
défiance vis à vis de la pensée et de la
littérature bourgeoises. Au-delà c'est un esthétisme
réaliste, relais d'une pensée positiviste qui est en cause, c'est
pourquoi comme le rappelle Michel Raimond les années vingt en France
voient l'essor du roman poétique développant l'idée d'un
« fantastique quotidien ». Voici du reste la définition qu'il
en donne: « La couleur d'une rêverie, la grâce d'un objet, le
mystère d'une rencontre, tout cela, qui a alimenté le roman
poétique, exclut une lourde structure en même temps que
l'observation réaliste ou psychologique courante58. ».
Au vu de certaines analyses développées
précédemment à propos de la féérie dans les
deux premiers romans de Céline, ce dernier s'inscrit pleinement dans
cette veine-là. Il est un second point qui illustre combien l'oeuvre de
notre auteur fut marqué par les ruptures de cette époque, celui
de la reconfiguration du récit à partir d'un travail autour du
point de vue engendrant un nouveau réalisme, davantage pertinent.
Raimond cite pour démontrer cela l'oeuvre de Ramuz qui, nous le verrons
par la suite, fut une influence forte pour Céline. Ramuz opta pour un
réalisme subjectif salué par un critique cité par Raimond
du nom de
57 op.cit.
58 Michel Raimond, La crise du roman: des lendemains du
naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.
Jean Choux qui montrait que « pour être vraiment
réaliste, le romancier devait ne peindre que la réalité
perçue par le personnage59. ». Toute cette
nouveauté autour du monologue intérieur et du flux de conscience
se prolongera à travers l'emploi « plein » qu'en fera
Céline. Cependant au-delà de la simple dislocation de la
pensée du personnage faisant écho à cette même
dislocation du récit, ce procédé formel reflète la
volonté d'instaurer également une nouvelle psychologie, plus
profonde, qui saura restituer comme le dit Raimond « les abîmes de
l'être humain », voici ce qu'il en dit: « Présenter des
vies intérieures aux déroulements tortueux et inexplicables,
telle est bien, en gros, l'ambition de cette nouvelle psychologie60.
». En effet en matière de connaissance de l'homme les apports
scientistes, positivistes de la fin du XIXème siècle
s'essoufflent, un nouveau champ d'exploration de la psyché s'ouvre avec
Freud.
2) L'influence de Freud
Durant les années vingt paraissent des textes
importants de Freud qui ouvrent un nouveau domaine d'étude sur l'homme
et sur les ressorts de son âme, un en particulier s'adosse au traumatisme
de la guerre paru en 1920 Au-delà du principe de plaisir qui
expose la tendance des névrosés de guerre à
réactiver leur trauma dans leurs rêves. Il est possible que le
docteur Destouches ait eu connaissance de ces études au vu du fait que
ce trauma continu, répété structure le récit du
premier roman de Céline dans lequel le chaos de la guerre habite le
narrateur. En effet ce dernier y fait souvent référence et a
tendance à la déceler partout caractérisée par sa
propension à perdurer sous différentes formes: colonie, guerre.
Enfin l'aspect onirique qui accompagne le ressassement du traumatisme est
marqué dans le texte par le délire fantastique adossé
à l'irréalité. Dans cette étude Freud met en
lumière la notion de Thanatos, la pulsion de mort inhérente
à l'homme face aux pulsions de vie: Eros. C'est là un nouvel
éclairage concernant le profil psychologique du narrateur, citons
également l'étude de Deleuze aux accents freudiens sur le
personnage de Lantier servant de préface à l'édition Folio
de La bête humaine et parue dans Logique du sens
où il évoque la fêlure de ce dernier et précise
ceci: « Ce que la fêlure désigne, ou plutôt ce qu'elle
est, ce vide, c'est la Mort, l'Instinct de mort. » et un peu plus loin:
«l'instinct de la mort, qui n'est pas un instinct parmi les autres, mais
la fêlure en personne, autour de laquelle tous les instincts
fourmillent61. ». Nous connaissions la dimension naturaliste
des romans de Céline cependant il semble que les oeuvres de ce dernier
puissent être rapprochées de celles de Zola au vu également
des angles d'étude freudiens choisis par la critique en guise
d'herméneutique. Au reste à l'instar de Vitoux dans la biographie
de Céline concernant la dimension freudienne du texte nous pouvons nous
demander si l'oeuvre littéraire n'inspire pas davantage la sphère
psychanalytique
59 Ibid, p.299.
60 Ibid.
61 Gilles Deleuze, préface de La bête humaine,
Paris, Gallimard, 2001, p.14.
qu'elle ne s'en nourrit réellement. Quoi qu'il en soit
le prisme freudien s'avère pertinent afin d'explorer cette
écriture en rupture. La lecture de Freud par Céline n'est pas
certaine toutefois Vitoux dans cette même biographie rappelle que le
médecin s'intéressa à cette nouvelle sphère
d'étude de l'homme notamment lors de séjours à Vienne
où il côtoya un cercle psychanalytique dont les recherches ne le
laissèrent pas indifférent ainsi que le précise l'auteur
arguant cela de sa soif de comprendre: « Voyeur de l'inconscient, cette
ambition ne pouvait qu'enchanter l'écrivain62. ». A ce
propos nous pouvons observer des marques significatives de la présence
de cette science dans le récit, marques qui valorisent la psychanalyse
tout en réduisant l'apport des études naturalistes
antérieures à Freud comme à la page 397 du premier roman
où Bardamu expose une nouvelle sentence: « De nos jours, faire le
« La Bruyère » c'est pas commode. Tout l'inconscient se
débine devant vous dès qu'on s'approche63. ». Une
seconde marque d'intérêt pour cette science serait
illustrée en la personne de Baryton et l'éclairage porté
sur les aliénistes au cours de la dernière section du roman.
Ainsi et de manière cohérente nous pouvons déduire
qu'à l'exploration littéraire que représente cette
écriture se joint une seconde rupture: la présence d'une science
nouvelle tendant à explorer les profondeurs de l'âme. En outre les
références à Freud, multiples, se trouvent aussi en dehors
du champ littéraire confirmant le grand intérêt de notre
auteur comme lors d'un entretien où une question est posée
à propos de ses influences: « -Eh! Bien, c'est Balzac, Freud et
Breughel64. ». Il est intéressant de noter que le
panthéon de Céline adjoint à la rigueur scientiste de
Balzac le goût pour les délires et les convulsions parfois
sous-jacentes de Freud ou Breughel. L'attelage réalisme-délire,
loin d'être contre-nature, est toujours valorisé. Cependant
à l'image de l'huile qui au contact de l'eau la dénature, les
apports de la psychanalyse offrent un dépassement du simple naturalisme
et de sa vérité révélée. En effet il n'est
plus possible à l'image des romans du XIXème siècle
d'imposer une vérité par le biais d'un narrateur omniscient. La
certitude de la connaissance de l'homme s'amenuise à mesure que les
complexités de son âme sont révélées. C'est
là un nouvel exemple de l'influence freudienne selon Godard dans
l'article consacré à notre auteur issu de Une grande
génération car Céline a compris cela en ne proposant que
le jugement très personnel du narrateur, de plus il renouvelle le roman
par le biographique. Un second exemple de la distance prise avec le simple
naturalisme se trouve dans l'hommage rendu à Zola par Céline en
1933 puisque l'auteur montre certaines limites de cette esthétique avec
des accents freudiens ostensibles comme le montre cet extrait: « Nous
avons appris sur les âmes, depuis qu'il est parti, de drôles de
choses. » ou encore peu avant dans le discours: « Zola croyait
à la vertu, il pensait à faire horreur au coupable, mais non
à le désespérer. Nous savons aujourd'hui que la victime en
redemande toujours
62 op.cit., p.403.
63 op.cit., p.397.,
64 L.F.Céline, cahiers Céline, vol 1,
Paris, Gallimard, 1976, p.41
du martyr, et davantage65. ». Afin de conclure
nous jugeons utile de souligner combien la psychanalyse est traitée avec
ambivalence par Céline tant ce qu'elle apprend sur l'homme va dans le
sens de son obscurcissement tandis que ces mêmes
révélations vont dans le sens d'une nouvelle exploration
littéraire progressiste, régénérée.
B) LE RENOUVELLEMENT DE LA LANGUE
Après avoir exposé les facteurs de la rupture
insufflant une certaine modernité à l'oeuvre de Céline
nous tenterons ici de mettre au jour la seconde étape de ce voyage en
littérature marquée par l'exploration de voies nouvelles. Il
s'agit donc pour nous d'étudier les caractéristiques formelles
des nouveaux sillons empruntés ainsi que des moyens pour y parvenir tout
en insistant sur les enjeux de telles découvertes.
1) Les influences littéraires, Céline
lecteur
A l'image des grands explorateurs habités par
l'idée de trouver de nouvelles voies de passage ou de nouvelles
contrées qui élargiront notre connaissance du monde Céline
cherche sa voie (voix) , trace son sillon à partir de repères
littéraires qui sont comme autant de balises dont il se distanciera.
Parmi ces influences nous distinguerons celles qui sont vertement
revendiquées et celles qui sont plus inavouées.
a) les influences avouées
Au panthéon des écrivains qui ont publié
avant lui, il y a trois noms importants dont le dénominateur commun est
le renouvellement littéraire. Tout d'abord il convient de citer Barbusse
et Dabit et ce pour leur manière de restituer fidèlement les
contours de leur époque, de s'inscrire pleinement dans leur temps et
aussi pour leur emploi d'un langage familier. Ce fut le cas pour le roman de
Barbusse portant sur la première guerre mondiale Le feu dans
lequel les dialogues étaient construits à partir de la langue
employée dans les tranchées, les idiolectes divers, ceci eut pour
effet d'installer un réalisme saisissant. En ce qui concerne
Eugène Dabit les deux romans importants aux
yeux de Céline furent Hôtel du nord et
Petit-Louis. Ce sont des romans populaires ou populistes
oürègne une certaine compassion pour les plus faibles
que l'on peut retrouver dans le personnage de
Bébert chez Céline. Du reste Hôtel du
nord fut couronné du Prix du roman populiste. Céline
dialoguera donc à distance avec Dabit avec ses oeuvres
interposées notamment par la suite son Mort à crédit.
A côté de ces écrits à la faconde populaire
Morand apporta en plus du langage parlé avec Ouvert la nuit le
goût pour le voyage qui du reste était à cette
époque un genre très prisé par le public. Une lettre de
1955 destinée à la NRF confirme cette influence majeure en
matière de langue
65 L.F.Céline, hommage à Zola ( 1933), cahiers
Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.81-83.
sur Céline et toute la difficulté de la
filiation en littérature et de la singularité: « D'autres
selon Dutourd avaient avant moi réussi le truc de faire passer le
langage parlé à travers l'écrit? Quels donc?[...] Paul
Morand dans Ouvert la nuit...et puis c'est tout. Je ne les ai plagiés ni
les uns ni les autres66.». Une seconde lettre relevée
par Godard dans la notice de la Pléiade confirme le fait que
Céline se soit placé dans la lignée de Morand: « Il
ne faut pas oublier que Paul Morand est le premier de nos écrivains qui
ait jazzé la langue française.[...] Je le reconnais pour
mon maître67.». En outre Morand apporte une inclination
vers le cosmopolitisme et la découverte avec des ouvrages tels que
Le voyage et New York. Morand à cette époque
est sans conteste l'homme du voyage, le guide de nombreux lecteurs; il a ainsi
pu théoriser le besoin de voyager de cette génération de
la guerre précisant que le voyage naît du bouleversement et posa
également ce postulat superlatif repris par Godard dans La
Pléiade qui ne pouvait que plaire à Céline: « Qui se
met d'abord en marche, sinon les plus intelligents, les plus imaginatifs, les
plus courageux, les plus avides68?». Ajoutons enfin
l'intérêt porté à un autre auteur déjà
cité: Ramuz qui écrivit un essai en 1928 faisant office d'acte de
réponse à un acte d'accusation et défendant le recours au
style parlé. Cependant Céline vis à vis de ces auteurs
doit trouver son propre style et pour cela ne pas être dans la droite
ligne de ces derniers mais trouver sa voie, un dépassement. Ce dernier
s'obtient en généralisant l'emploi de la langue parlée
alors circonscrite aux dialogues ou en exploitant avec plus de verve la
subjectivité de la focalisation interne ou encore en attribuant de
nouvelles fonctions aux descriptions dans les récits de voyage. Celle de
New York dans Voyage au bout de la nuit est, d'après
l'étude de Godard pages 44-45 dans Une grande
génération, renforcée par une vigueur
métaphorique tandis que Morand exploite davantage la veine explicative,
rationnelle. En somme il se doit de réinventer la modernité et de
prolonger le renouvellement; il l'obtient par le foisonnement et le recours
à l'excès.
b) les influences plus équivoques
Nous nous penchons ici sur des auteurs vis à vis
desquels Céline semble prendre une certaine distance, remettant en cause
partiellement la dette qu'il aurait pu contracter à leur endroit. La
motivation principale de ce rejet parfois simulé d'une
littérature engendrant des plaisirs inavoués est à
l'inverse des propos tenus précédemment, à savoir cette
absence de renouvellement, ce caractère éculé,
désuet. Ainsi il y a Proust qui longtemps fut l'objet de critiques
sévères de la part de Céline, il fallut attendre 1960 pour
que lors d'un entretien l'auteur reconnaisse la puissance de son oeuvre.
Auparavant il n'eut de cesse de souligner sa répulsion face à ce
style trop inerte à son goût, cette dernière inonde ces
quelques lignes adressées à Paulhan: « Je vois et lis
toujours dans
66 L.F.Céline, lettre à Jacques Festy le
19/02/55,Lettres à la NRF,1931-1961, Paris, Gallimard,
éd. de Pascal Fouché, 1991.
67 L.F Céline, lettre à M.Hindus du 11/06/1947, La
Pléiade, p.1232.
68 Paul Morand cité par Godard, Paris, édition de
La Pléiade, p.1234.
l'horripilant! Tous ces romans y compris Balzac me semblent
toujours autant d'impostures (que dire de Gide ou Proust!)[...]tout reste
à faire, l'essentiel, le rendu émotif69!». De
plus pour Céline, qui estime que le renouvellement s 'ancre solidement
à la réalité d'une époque décrite jusque
dans ses bas-fonds populaires, Proust est le romancier de
l'éphémère vie mondaine, voici ce que son narrateur en dit
le comparant à un solide personnage concret et sans doute plus
significative: Madame Hérote: «Proust, mi-revenant lui-même,
s'est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l'infinie, la
diluante futilité des rites et démarches qui s'entortillent
autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs,
partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans
entrain d'improbables Cythères70.». Certes leurs styles
respectifs se différencient tant Proust usait de la dilatation des
phrases et des propos là où Céline s'attachait à
produire un style toujours plus fougueux, concentré, sentencieux
toutefois leurs écritures se rapprochent quant à leur
faculté à exprimer avec une rare acuité les impressions
ténues, insaisissables de l'âme humaine. Cette ampleur dans
l'analyse a pu intéresser Céline du reste la phrase
célinienne, très souvent, à l'image de celle de Proust, se
déploie et s'élève s'articulant sur un ensemble de
syntagmes liés harmonieusement. C'est pourquoi Proust semble un
modèle inavoué, d'ailleurs dans la même lettre
adressée à Paulhan Céline amende ses premiers propos,
nuance qui s'apparente presque à de l'aumône: « Cependant je
lui reconnais un petit carat de créateur ce qui est rarissime. Il faut
l'avouer. Lui et Morand71.». En somme Céline
apparaît comme un grand lecteur voire un dévoreur et cette fougue
est proportionnelle à l'exigence de lecteur qui est la sienne fort d'une
conception exclusive du Beau, de l'absolu. Il est également d'autres
auteurs, des classiques qui sont l'objet d'une satire dans Voyage au bout
de la nuit, cette dérision de la part de Bardamu en même
temps qu 'elle expose une défiance face aux caciques dévoile sa
formation humaniste, la littérature est décriée et
parallèlement évoquée au sens étymologique
du terme. Il aime son potentiel et mésestime ceux qui ne l'exploitent
pas de plus le renouvellement est une voie que l'on emprunte non sans bannir
voire agonir les tentatives littéraires passées. Ainsi Bardamu
fait référence à ces auteurs sapant leur aura soit en
caricaturant leur ouvrage comme Rousseau le réduisant à ses
aspects les plus saillants: « Elles rigolaient bien les quatre visiteuses
de Lola à m'entendre ainsi me confesser à grands éclats et
faire mon petit Jean-Jacques devant elles72.» ou en le
parodiant non sans un plaisir du jeu littéraire somme toute assez
rabelaisien comme cette réécriture héroï-comique
parlée d'une lettre de Montaigne: « Ah!qu'il lui disait le
Montaigne, à peu près comme ça à son épouse.
T'en fais pas va, ma chère femme! Il faut bien te consoler!...Ça
s' arrangera!...Tout s'arrange dans la vie...73 ».
69 L.F.Céline, lettre à J.Paulhan du 17/01/49,
Lettres à la NRF, 1931-1961, Paris, Gallimard, éd. de
Pascal Fouché,1991.
70 op.cit., p.74.
71 op.cit.
72 op.cit., p.214.
73 Ibid, p.289.
Enfin comme le relève Pierre E. Robert dans un article
paru sur Céline lecteur74 citant M.C.Bellosta la structure du
roman rappelle une troisième référence classique avec
laquelle Céline joue: Candide et ce notamment au vu de
l'initiation à la guerre, le hasard des rencontres et les aventures
picaresques. Ces dernières remarques quant aux insuffisances
supposées de ces auteurs classiques soulignent combien, comme le
rappelle Malraux dans son essai L'homme précaire et la
littérature, l'homme vient à l'art par souci de se
confronter aux expériences artistiques antérieures. Céline
fut un écrivain du renouvellement en étant au préalable un
grand lecteur, dans son parcours il est une autre étape, un autre
chaînon qui lui permit de fourbir son entrée en littérature
et d'usiner sa langue: la littérature périphérique.
2) Les laboratoires d'écriture
En amont et à la périphérie de son oeuvre
littéraire Céline a utilisé d'autres formes
d'écriture dont la vocation n'était pas essentiellement
littéraire afin de travailler sur son style et de se confronter à
l'exercice. Tout d'abord la première d'entre elles non sur un plan
diachronique mais sur la permanence de son emploi fut la lettre, dialogue
établi à distance que Céline développa lors de ses
séjours à l'étranger et plus particulièrement en
Afrique à destination de son amie d'enfance Simone Saintu. Elle est le
lieu du témoignage, de la réflexion et Céline veille
à significativement agrémenter ses lettres de
références culturelles, de les orner tandis que par la suite dans
ses romans c'est sa prose qui sera l'objet de surcharges à la fois
lexicales et métaphoriques. L'idée de ne pas considérer
l'écriture comme une pratique gratuite et vide de tout sens est
déjà prégnante, relevons cette sentence à l'image
de toutes celles qui émailleront plus tard ses récits: «
Nous préférons envisager même une souffrance que nous avons
imaginée à une réalité même que nous avons
vue75.» rappelant des propos tenus par un professeur lors d'une
conférence à laquelle il avait participé. La lettre est
bien ce laboratoire de l'écriture romanesque à travers lequel il
cisèle sa démarche d'écrivain. Toutefois la collusion
entre la lettre et le roman va même au-delà comme le souligne
l'article de Jean-Paul Louis publié dans Vingt-cinq ans
d'études céliniennes, il parle même de fusion,
d'absence de frontières entre la lettre (écriture utilitaire) et
le roman (art) ou pour reprendre la terminologie de Barthes entre le domaine de
l'écrivant et celui de l'écrivain. A ce propos l'auteur assure
que la correspondance fait partie intégrante du travail
d'écrivain, du reste de façon révélatrice il
arrivait à Céline d'écrire ses lettres sur des pages
inachevées de roman et des passages de roman sur des brouillons de
lettre. Enfin les deux écritures se sont superposées jusqu'au
bout car à mesure que l'une évoluait l'autre était
imprégnée des mêmes changements. Les lettres de
Céline n'étaient pas moins vives que ses récits comme
l'affirmait Albert Paraz qui eut une correspondance régulière
avec l'auteur. Le second support périphérique fut son Carnet
du cuirassier Destouches écrit en 1913
74 Pascal Fouché (éd), Vingt-cinq ans
d'études céliniennes, Paris, La Revue des lettres modernes,
1988 .
75 L.F Céline à Simone Saintu le15/10/16, cahiers
Céline IV,Paris, Gallimard, 1978.
nourri des mêmes confidences et réflexions en
germe qui écloront spectaculairement dans ses romans, à l'image
de celle proposée par Vitoux dans sa biographie: « Si je traverse
de grandes crises que la vie me réserve peut-être je serai moins
malheureux qu'un autre car je veux connaître et
savoir76.». Enfin le troisième support fut sa
thèse en médecine sur Semmelweis qui brilla singulièrement
par sa qualité littéraire et selon les dires même de
Céline fut une sorte d'acte fondateur lui révélant son
attachement inaliénable à l'écriture. Cette reconnaissance
enjoua Céline qui rappelait bien plus tard en 1960 lors d'un entretien
les propos de son professeur cité par Godard dans La Pléiade:
« [...]il est fait pour ça...Il est fait pour
écrire77.». Vitoux évoque également cette
qualité d'écriture nourrissant cet écrit didactique:
« Certes le style est encore mesuré, continu, parfois lyrique. Mais
comment ne pas être étonné par l'intuition saisissante de
ses raccourcis ou de ses métaphores acrobatiques78?».
Tout ceci en somme correspond au cadre du renouvellement, aux modalités
qui l'ont accompagné, accouché, à présent il
convient d'étudier la matière intrinsèque de cette
écriture régénérée.
3) L'apport de la musique, le « rendu émotif
»
Afin de saisir au mieux la nécessité qui a
été celle de Céline d'explorer de nouvelles formes
d'écriture il faut se reporter à son ouvrage Entretiens avec
le professeur Y qui est son art poétique mêlant à ses
théories sur sa littérature sa vindicte à propos de la
littérature de son époque dans le style flamboyant,
pamphlétaire qu'on lui connaît. La rupture avec la
littérature cadrée est selon lui urgente alors que d'autres
médias émergent dotés de davantage de mouvement et de
vivacité dans leur expression comme il le précise: «
écoutez bien ce que je vous annonce: les écrivains d'aujourd'hui
ne savent pas encore que le cinéma existe!...et que le cinéma a
rendu leur façon d'écrire ridicule et inutile...péroreuse
et vaine. » ou plus loin: « le cinéma a pour lui tout ce qui
manque à leurs romans: le mouvement, les paysages, le pittoresque, les
belles poupées79[...].». Et par la suite de
révéler avec force et assurance le seul moyen de dépasser
le cinéma: « en dépit de tous les battages, des milliards de
publicité[...]de cils qu'ont des un mètre de long![...]le
cinéma reste tout au toc, mécanique, tout froid...il a que de
l'émotion en toc!...il capte pas les ondes émotives...il est
infirme de l'émotion...80 ». Cette relation dialectique
au cinéma transparaît du reste dans son premier roman car tout en
exposant les limites de son réconfort le narrateur dévoile ses
mérites féériques voire thérapeutiques.
L'émotion donc comme le coeur d'un système littéraire
délibérément installé par l'auteur pour capter
l'attention d'un lecteur de plus en plus volatile. La musique participe
pleinement à cette émotion, fruit d'une technique chère au
médecin Destouches
76 L.F.Céline, Casse-pipe suivi du Carnet du
cuirassier Destouches, Paris, Gallimard, 1970, p.114.
77 op.cit., p.1160.
78 op.cit., p.242.
79 L.F Céline, Entretiens avec le professeur
Y[1955], Paris, Gallimard, 1995, p.23.
80 Ibid,p.25.
comme à l'écrivain Céline qui, on le
sait, se passionnait pour le geste technique et la précision du
praticien et qui se définissait volontiers comme un artisan
écrivant sur une table nommée établi (propos tenus lors
d'un interview filmé). Au reste lorsqu'il s'est agi pour lui de proposer
son « ours » aux éditeurs il présentait son roman comme
une « symphonie littéraire ». En outre cette recherche de la
musicalité de la phrase doit être rapprochée de sa passion
pour la danse et les ballets, tous se définissant par de fins ornements
tels que la légèreté et la grâce, le raffinement et
l'évanescent; lui qui à de nombreuses reprises lors d'interviews
(disponibles dans un coffret Céline vivant) éructait
contre la lourdeur des hommes, leur pesanteur d'esprit. Pour paraphraser
Nietzsche Céline ne croit qu'en une phrase qui sache danser mais
contrairement à la dichotomie observée par Valéry entre la
poésie-danse et la prose-marche, la prose virevoltante de Céline
suit un objectif précis tourbillonnant davantage autour des lecteurs
transis que sur elle-même. Cette phrase dite « rythmique » fut
étudiée de près par Catherine Rouayrenc qui travailla sur
l'écriture populaire de Céline qui en donna alors une nouvelle
définition consécutive de la torsion de la grammaire
conventionnelle opérée par l'auteur: « Cette phrase
rythmique restitue une unité énonciative orale, faite d'un ou
plusieurs groupes rythmiques, à laquelle un schéma
mélodique approprié permet d'accéder au statut de
phrase81.». La notion de phrase n'existe plus que grâce
à sa dynamique sonore, musicale et non son organisation logique interne,
elle se définit plus par ce qui émane d'elle, ce qui lui
échappe; l'émotion prend le pas sur la raison toutefois l'auteur
insiste sur le fait que les fonctions de cette phrase sont celles de la phrase
grammaticale comme par exemple l'autonomie, le prolongement de l'idée
etc. Ainsi la grâce naît et s'échappe des limbes de la
phrase torturée, déliquescente, cette relation entre la musique
et le mal compte pour beaucoup dans la littérature de Céline. La
musique est celle qui accompagne mais aussi sublime le mal, il jaillit sous son
impulsion et nourrit le récit de ses exhalaisons funestes enfin elle
donne corps à la réalité et l'augmente même, cette
idée est dans le premier roman présentée sous forme de
parabole, celle du cabaret Tarapout et de la chanson triste des danseuses qui
précède et engendre le malheur et qui dévoile la puissance
de la fiction sur le réel ainsi que le raconte Bardamu: «[...] leur
chanson est devenue plus forte que la vie et même qu'elle a fait tourner
le destin en plein du côté du malheur.[...]je ne pouvais plus
penser à autre chose moi qu'à toute la misère du pauvre
monde et à la mienne surtout, qu'elles me faisaient revenir [...]sur le
coeur82.». La musique, de l'ordre du sublime,
déréalise ou renforce le caractère fictionnel du
récit qui ainsi ornementé devient « récit à la
troisième puissance » selon les mots mêmes de Céline.
La musique dans l'oeuvre de Céline est un trope récurrent, une
métaphore qui habille et vernit les mots phrase après phrase.
C'est une composante essentielle de ce fameux style célinien, le style
qui est rare en littérature et qui le démarque « des
cafouilleux qui rampent dans les
81 Catherine Rouayrenc,C'est mon secret,la technique de
l'écriture populaire dans « Voyage au bout de la nuit »et
« Mort à crédit », éditions du
Lérot, 1994.
82 op.cit., p.362.
phrases » selon les propres termes de Céline
employés lors d'un entretien avec Dumayet (Céline vivant).
L'autre composante est le langage parlé que Céline va rendre
aristocratique.
4) Le langage parlé
A une époque où nous le verrons la langue
académique ou encore bourgeoise subit une certaine défiance, le
recours au langage populaire, parlé apparaît comme une alternative
nécessaire afin de renouveler l'écrit alors figé. C'est du
reste ce que Céline exprime dans Entretiens avec le professeur Y
insistant au passage sur son ingéniosité: «
...retrouver l'émotion du « parlé » à travers
l'écrit! C'est pas rien!...c'est infime mais c'est quelque
chose!...83 ». Cette régénération voulue
par l'auteur se traduit dans un premier temps par des marques syntaxiques
étudiées par différents critiques à l'image de
Catherine Rouayrenc. Cette dernière consacre dans son ouvrage
déjà cité par nos soins un chapitre sur les sources de
l'oralité et en dénombre quatre: les mots «
dé-rangés » signes d'un esprit dérangé, la
coordination, la juxtaposition et la phrase rythmique étudiée
plus haut. Penchonsnous sur un de ces points. A l'aide de son étude
précise de la coordination telle qu'elle est employée par
Céline l'auteur parvient notamment à relever des hyperbates
marquées par ce qu'elle nomme « coordination-retard », trope
consistant à inverser l'ordre naturel des mots ou à disjoindre
des termes normalement liés, et c'est là une
caractéristique du français parlé à l'image de cet
exemple qu'elle relève: « On en avait déjà vu nous
des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux
même » (étude présente p.92). Il y a bien une torsion
de la grammaire traditionnelle qui va dans le sens de l'émancipation des
codes linguistiques afin de redonner selon elle « aux
éléments sémantiquement essentiels le poids que leur
assure la liberté syntaxique propre à
l'oral84[...].».Un second critique, Vitoux, dans son essai
cité plus haut relève également ce qui lui semble
être les caractéristiques du langage parlé: l'ellipse, la
redondance marquée par la figure de rappel étudiée du
reste très tôt par Léo Spitzer et la simplification de la
grammaire en général. Cette rénovation en outre
s'accompagne d'un travail sur la langue correspondant à l'emploi de
l'argot principalement et à la création de nouveaux mots
(néologismes). On le sait Céline travaillait beaucoup comme le
prouve le grand nombre de pages réécrites et ayant le souci du
résultat il avait celui de la rigueur, cette rigueur indispensable
à l'apprentissage de la médecine, de la danse ou de la musique.
C'est d'ailleurs cette dernière sous la forme d'un instrument populaire
qu'il utilise en guise d'analogie pour définir son rapport à la
langue lors d'un entretien où une question portait sur sa langue «
faubourienne »: « Cette langue est mon instrument. Vous
n'empêcheriez pas un grand musicien de jouer du cornet à piston.
Eh bien!je joue du cornet à piston85. ». Ce travail
minutieux que nous évoquions précédemment consiste
toujours à trouver le mot juste et en cela il serait erroné
83 op.cit., p.21.
84 op.cit, p.92.
85 L.F.Céline, cahiers Céline, vol 1,
Paris, Gallimard, 1976, p.22.
de penser que populaire signifie délité,
débridé. A l'oral le français est plus spontané,
mais le surgissement de l'oral à l'écrit impose une
réflexion, un subtil alliage comme Céline l'indique au professeur
Y: « [...]retenez ça: piment admirable que l'argot!...mais un repas
entier de piment vous fait qu'un méchant déjeuner! Votre lecteur
vous envoie au diable! » et plus loin: « L'argot a son rôle,
oui![..]il y faut un tact...86 ». A présent il convient
de se demander pourquoi ce recours au « parlé » parut
nécessaire et il semble que ce n'est pas tant la langue
académique qui est ici décriée que la culture qui la
porte, à savoir la culture et les valeurs bourgeoises; « populaire
» se définit comme « antibourgeoise ». Dans son ouvrage
Catherine Rouayrenc utilise une citation de Valéry issue de La crise
de l'esprit (1919) afin de nous approcher au plus près de
l'état d'esprit qui régnait alors dans ces années
d'après-guerre: «Il y a l'illusion perdue d'une culture
européenne et la démonstration de l'impuissance de la
connaissance à sauver quoi que ce soit[...]87 ». Il
s'agit bien d'une révolte morale tapie derrière cette
réforme littéraire et celle-ci se traduit par une triple
violence: une violence faite aux mots puis au roman et enfin au monde à
travers sa représentation littéraire. La littérature en
rupture de Céline ayant exploré de nouvelles formes de
communication repose pour reprendre le terme de Godard sur une langue «
communautaire », repliée sur une traduction populaire du monde
là où la belle langue apparaissait comme plus universelle. En
faisant évoluer la belle langue vers la langue émotive
Céline l'isole tout en la parant de nouveaux éclats, en cela le
terme de « poétique » de la langue utilisé par Godard
est pertinent car cette dernière, à mesure qu'elle est
réinventée, créée selon le sens étymologique
de poesis, réduit son audience et verse dans un «
autotélisme social » à l'image d'une certaine parole
poétique autotélique crée pour elle-même. Il s'agit
donc pour l'auteur d'une volonté forte de saper le roman en tant que
genre bourgeois, vitrine d'un monde caduc, à redéfinir à
l'aide d'un nouveau type romanesque. Ces deux romans sont le reflet de la
colonisation de territoires littéraires investis, altérés
(chevaux de Troie). Détruire pour mieux créer est l'objectif de
cette quête menée avec ardeur, de cette exploration en terre
littéraire qui s'apparente plus dorénavant à une
conquête décisive. Cela semble être le but premier de ce
voyage métaphorique qui pour s'imposer doit commencer par défaire
les normes en vigueur.
C) LA DESTRUCTION DES CODES TRADITIONNELS DU ROMAN
1) L'amuïssement du récit
A l'image des territoires conquis lors des grandes
découvertes, Céline installe son style sur les décombres
de celui qu'il a vaincu afin de s'imposer. Cette quête du renouveau
nécessite de s'en prendre au coeur même de la structure
romanesque, à sa pierre angulaire: le récit. Celui-ci va
être pris d'assaut, contaminé par l'oralité donc nous avons
étudié la portée précédemment. Avec
Céline le récit se trouble ou s'altère lorsqu'il s'agit de
Voyage au bout de la nuit et explose lorsqu'il s'agit de Mort
à crédit, une franche évolution du
phénomène de destruction du récit est à relever.
Fidèle à sa volonté de se démarquer du roman
bourgeois, son style suit certains préceptes stratégiques
observés par un critique, J.Dubuffet, cité par Rouayrenc dans son
ouvrage sur l'écriture populaire en ouverture d'un chapitre
judicieusement intitulé Le récit mis à mort:
« Si vous voulez frapper au coeur la caste sévissante frappez-la
à ses subjonctifs, à son cérémonial de beau langage
creux, à ses minauderies d'esthète88». En ce qui
concerne le premier roman, l'attaque est franche mais laisse encore au
récit traditionnel quelques ornements caractéristiques, ainsi le
langage oral et écrit vont en quelque sorte cohabiter. La grande
différence est donc cette invasion de l'oralité dans le champ du
récit lui insufflant de la spontanéité, oralité
jusqu'alors circonscrite aux propos rapportés ce qui rompt avec
l'histoire du roman réaliste comme le soulignent les auteurs de
l'étude de ce roman chez PUF: « En cela, naturellement,
Céline rompt avec le roman balzacien, dont le démiurge
impersonnel « filtre » les informations et les sens en un discours
bien « normé89.». Pour autant les marques de
l'écrit demeurent comme le recours au passé simple et du pronom
personnel « nous », elles se mêlent aux marques de
l'oralité comme le passé composé et le pronom
indéfini « on » à l'image de cet extrait présent
dans la même étude: « Après un repos, on est
remonté à cheval, quelques semaines plus tard, et on est reparti
vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous90.». Rouayrenc
fait le même constat insistant sur le fait que le récit est «
troublé » par quelques anomalies mais il sait conserver selon elle
ses formes littéraires comme les temps littéraires et les phrases
amples. Toutefois s'il subsiste, aux yeux de Godard dans sa Poétique
il est évident qu'un glissement s'opère et que ce dernier
devient discours subissant aussi une relégation dès lors que
narrateur et auteur se confondent: « Tout concourait donc à
installer une fois pour toutes le roman célinien dans le registre du
discours » et « Faire passer la voix narrative pour la sienne propre,
et donc la mettre en prise sur le réel, c'est la charger d'un pouvoir
tel que le récit ne peut que s'organiser autour
d'elle91.». Une idée émerge alors concernant le
primat de la parole, celle qui souligne le fait qu'elle supplante l'action
romanesque voire qu'elle nourrit principalement la
88 Ibid, p.77.
89 op.cit, p.99.
90 Ibid, p.99.
91 op.cit.
structure dramatique du roman, roman de la
déliquescence et du désenchantement servi par une langue
décomposée. Ces oeuvres apparaissent bien comme des anti-romans
toutefois il serait réducteur de définir l'ouvrage sous le seul
sceau de l'action de détricoter car à cela se greffe celle de
créer comme le souligne à nouveau l'édition PUF: « Le
Voyage est une oeuvre carrefour de la production célinienne,
qui opère une synthèse contradictoire entre une tradition
mourante et une langue à venir92[...].». Nous verrons
à de nombreuses reprises la permanence de cette imbrication oxymorique
au sein de laquelle les échos de la vigueur littéraire, de la
vitalité du style répondent au retentissement des accents
mortifères. A présent il convient d'observer un autre
retentissement, celui du ton employé par le narrateur.
2) Une voix retentissante
Cette voix percutante, dévoreuse de mots du narrateur
est le relais de celle de Céline. Ce procédé appelé
« intrusion d'auteur » par G.Blin porte sur l'origine de la voix.
Elle s'impose ici implacablement et ce selon deux procédés
personnalisant une narration ciselée en diatribe que nous nous proposons
de relever ici. Ces derniers participent à inventer une narration
située aux confins de la subjectivité comme le rappelle Godard
dans Poétique de Céline: « Si la narration de
Céline s'impose malgré tout, elle le doit à la
nouveauté de la voix, incomparablement plus personnelle et plus
présente que d'autres93[...].». Tout d'abord notons la
forte présence d'un ton sentencieux, didactique fruit des
réflexions du narrateur sous forme d'aphorismes qui émaillent le
récit puis celle d'un ton satirique résultant des nombreux
pastiches et parodies tendant à jeter et à installer un puissant
discrédit sur le récit. Ainsi le lecteur pourrait ici observer
une certaine contradiction quant aux visées de ces deux tons
antinomiques, en effet la charge morale de la sentence peut être
neutralisée, engloutie par le climat plus distancié et ludique
instauré par la satire. Cependant il semble plutôt que la sentence
pèse de tout son poids, puissamment arrimée à la narration
forte de sa présence en contrepoint. Celle-ci crée de par sa
présence selon l'expression même de Godard un « écran
de philosophie » entre le lecteur et l'histoire; cette continuité
et cette prolifération de jugements et autres commentaires
étouffent le simple rappel des actions de l'histoire. L'autre
brèche sapant les fondements du récit traditionnel est le recours
généreux au jeu de réécriture et de satire. A cet
effet la critique pilotée par Damour chez PUF propose une étude
de la fonction destructrice de l'adjectif portant atteinte à la
crédibilité du discours dans les parodies d'éloquence
(page 101) et note aussi son emploi dans des formes d' « auto-ironie
», de dérision cynique comme pour cet exemple étudié
à la même page: « Je la suppliai de se confier à mon
affection vigilante » masquant à peine un propos érotique.
Un autre levier, l'argot, tendant à décrédibiliser le
récit a été étudié par une autre critique de
l'oeuvre travaillant sur la subversion du roman. Selon Danièle Latin
l'argot est là pour
92 op.cit., p.103.
93 Henri Godard, Poétique de Céline,
op.cit.
laisser libre cours à l'ironie du narrateur et par
conséquent fragiliser la diégèse: « L'intonation que
soulignent ces marques argotiques[...] tend à détruire le
sérieux de la fiction, sa crédibilité immédiate, en
un mot sa vraisemblance94.». Avec le recours excessif à
l'argot, du souci de réalisme le récit glisse vite vers une
confiscation des événements par « le point de vue
réducteur et fantasmatique du narrateur rétrospectif.» selon
le même auteur qui traduit cela par une formule, celle de la «
déréalisation du récit ». Ainsi cette voix, comme
décrochée du récit et libérée de la simple
fonction de narrer, résonne et gronde. Sa percussion et donc sa
subversion vont même plus loin car au-delà du simple fait de
concurrencer le récit académique elle recouvre et absorbe toutes
les autres paroles animée par un désir totalitaire.
3) Le brouillage de l'énonciation
Si comme nous l'avons vu il n'existe plus de cloison
étanche entre le récit et le discours dans l'oeuvre de
Céline il est d'autres cloisons qui disparaissent, celles existant entre
les différentes voix. Ces dernières se mêlent les unes aux
autres installant une polyphonie assourdissante avec comme conséquence
majeure de briser la reproduction mimétique et au-delà de
concentrer toutes les voix sous la coupe de l'une annihilant ainsi toute
pluralité de discours. C'est sur ce point que porte l'étude de
Danièle Racelle-Latin à l'aune des discours tenus par des
personnages secondaires dont les paroles sont imprégnées
fortement du style narratif argotique et ce en contradiction totale avec toute
logique socio-linguistique. C'est selon l'auteur un trait ironique ici, une
marque de caricature de leur propre discours mais au-delà ne peut-on pas
penser que cet effet de ventriloquie, consistant pour Bardamu à souffler
ses propres mots et par conséquent sa vision du monde aux autres
personnages, est une volonté de capturer les paroles divergentes et de
les réduire à néant dans une visée totalitaire? La
voix de Bardamu englobant toutes les autres est une voix totalitaire qui a
comme effet de lisser les différences, un fait que l'auteur de
l'étude a observé et analyse ainsi: « [...]Bardamu et
Robinson, Princhard et Baryton, les principaux « orateurs » du roman,
semblent bien prononcer le même discours
interchangeable95.». Une autre polyphonie marque de son
empreinte l'énonciation du premier roman s'articulant autour du «
je » et du rapport entre narrateur et auteur. On le sait les romans de
Céline sont des transpositions de ses expériences personnelles et
par la suite, à partir de Mort à crédit, le
« je » sera clairement identifié comme la voix de l'auteur
portant même le prénom de Ferdinand. Qu'en est-il pour Bardamu?
Dans le premier roman l'origine des voix est plus floue et aucun indice
patronymique ne laisse supposer que le « je » est en fait
Céline. Toutefois d'autres éléments le laissent croire
à l'image de l'expression et de l'observation des faits par Bardamu
dès le début du roman nourries par l'expérience
médicale alors
94 Danièle Racelle-Latin , Le « Voyage au bout de
la nuit » de Céline, roman de la subversion et subversion du roman,
Bruxelles, Palais des Académies, 1988, p.151.
95 Ibid, p.152.
que ce dernier n'est alors que « carabin », c'est
à dire étudiant en médecine. En outre la présence
fréquente de références littéraires dans la bouche
du narrateur semble être davantage l'expression du goût de
Céline, connu pour être un grand lecteur, que de Bardamu, certes
étudiant mais sans intérêt pour la culture ni le savoir.
Cette ambiguïté énonciative reflète celle, plus
large, du genre littéraire, lequel mêle fiction et
expérience réelle et que Godard a analysé comme «
roman-autobiographie ». Ce « soupçon », au sens de
Sarraute, participe à faire en sorte que finalement ce soit la voix de
Céline qui confisque l'ensemble des paroles tenues afin de salir les
discours et de montrer toute la vulgarité et la laideur du monde, bref
de dévoiler l'envers du monde. Ainsi toute cette exploration
motivée par une impérieuse rupture avec la littérature
passée aboutit à l'avènement d'un style, à la
découverte d'une nouvelle écriture littéraire
caractérisée par la percussion voire la violence de la
vocifération mais aussi, nous l'avons vu, la « concentration
énonciative ». Cette violence dissimulée sous l'humour de la
satire ou la force de l'émotion est une arme redoutable capable
d'électriser à la fois les mots et les idées, même
les plus funestes, et par conséquent un auditoire prisonnier des charmes
du style. Ce dernier, fruit de la quête menée par Céline, a
interrogé et interroge encore les lecteurs et la critique, il demeure un
élément polarisant et qui clive sans conteste les amateurs de
littérature. Il sera au centre de la dispute, empoigné par toutes
les parties; le destin de cet instrument littéraire nouveau sera par la
suite d'être instrumentalisé afin de nourrir le débat
autour de Céline et de son oeuvre haineuse où il sera ,quel que
soit le point de vue, vu comme la source du problème.
D) UN STYLE AU COEUR DU DEBAT
1) Rayonnement du style
Le style est une vitalité nouvelle apportée
à la littérature, un renouvellement de ses codes offrant par
là-même une extension de son potentiel. Le style aux yeux de
Céline est un artisanat qui consiste à travailler soigneusement
sur le matériau de la langue, à le réinventer. En cela
nous pouvons penser que la nouvelle offre, suprême, en littérature
correspond à l'ouvrage qui reposera sur une structure formelle inconnue
jusqu'alors exposant autrement les éléments de fond. A l'image de
ce que Robbe-Grillet a pu dire sur le Nouveau Roman, l'engagement se situe dans
la forme; l'écriture devient une sorte d'aventure. A l'aune de ce
postulat et dans un pays qui a coutume de glorifier ses écrivains les
ouvrages de Céline sont dignes d'être en quelque sorte «
panthéonisés », du reste ce point de vue est aujourd'hui
largement partagé notamment par Barthes, cité par Godard dans
Poétique de Céline, qui précise ceci sur la
liberté en littérature, elle dépend « du travail de
déplacement qu'il exerce sur la langue: de ce point de vue Céline
est tout aussi important que Hugo, Chateaubriand que Zola96.».
Un autre littérateur renommé, Sollers, le place volontiers aux
côtés de
Proust, Flaubert, Joyce dans son ouvrage regroupant ses
critiques et rendant un vibrant hommage aux grands créateurs: La
guerre du goût. Céline, lui-même, lors d'un entretien
réalisé pour la télévision avec Dumayet
(identifié plus haut) précise que le style est une chose rare en
littérature estimant les véritables créateurs au nombre de
deux ou trois par génération par opposition à ce qu'il
nomme les « cafouilleux ». Toutefois il existe une autre dimension
qui va donner à ce fameux style toute son importance, celle du
débat public, politique autour de la figure de Céline
antisémite et collaborateur. En effet lorsque Céline sera
attaqué par la suite sur ses idées il répondra «
style! ». C'est ce que Sollers explique dans son article intitulé
judicieusement Stratégie de Céline mettant en
lumière le fait que pour Céline les attaques se cristallisent de
façon inavouée autour de son style iconoclaste rompant avec tous
les codes admis par la bienséance: « Plus que jamais la
société est persuadée d'être bonne[...]. Son ennemi
principal ne sera donc pas, comme elle veut le faire croire, l'individu qui a
de mauvaises pensées, l'extrémiste, le terroriste, mais bien
celui qui s'exprime autrement, de façon plus nette, plus
complexe97. ». Plus haut il évoque aussi le fondement
supposé de ces attaques incessantes, la « jalousie verbale ».
Coupable, Céline devient victime. Cette instrumentalisation du style
sera au coeur de la défense de l'auteur qui, comme le rappelle à
nouveau Sollers lors d'un débat à la radio retranscrit, reprend
l'idée de Flaubert selon laquelle on peut être coupable à
cause de son style évoquant « la haine inconsciente du style »
. C'est donc fort de cet orgueil que Céline a continué à
écrire, renforcé même par les attaques comme autant de
preuves de son génie et de sa singularité. Après avoir
souligné l'importance du style dans l'oeuvre et la vie plus personnelle
de Céline, voyons les vertus puis les vices de cette écriture
problématique.
2) Les vertus de ce style
Les amateurs de Céline célèbrent le fruit
de cette exploration littéraire animée par les préceptes
du voyage et dévoilent ainsi une conception du Beau selon laquelle cette
notion est à appréhender indépendamment du Bien, des
idées par opposition à ceux estimant que Beau et Bien sont
insécables. Parmi ces vertus le rire semble un atout considérable
installant soit une distance vis à vis des idées ou encore un
renforcement de ces dernières, c'est là une forme d'intelligence
du texte; cet argument du rire est utilisé par ceux qui plaident du
côté de Céline à l'image de Sollers face à un
opposant farouche comme Jean-Pierre Martin; insistant sur cet
élément il affirme: « Aussi, Céline, loin
d'être quelqu'un qui élucubre des simplismes idiots, pointe
quelque chose, sous la forme du rire98[...]. ». Cet argument
récuse toute idée de logorrhée, au reste ce postulat d'une
écriture utile se renforce car le même Sollers lui adjoint un
second argument selon lequel, sans doute en pensant aux pamphlets, ces mots
exposent le Mal à vif et par conséquent « le mal, lorsqu'il
est verbalisé à ce
97 Philippe Sollers, La guerre du goût, Paris,
Gallimard, 1996, p.166.
98 Alain Finkielkraut (dir), Ce que peut la
littérature, Paris, Gallimard, 2008.
point[...]permet de voir exactement ce qu'est cette
passion-là99 ». Ainsi évoquer le mal de
façon infréquentable, c'est se confronter en tant que lecteur
à lui sans ambage. La musique de cette écriture
réinventée apparaît ensuite comme une nouvelle vertu, une
grâce donnée aux mots qui se font virevoltants. Ce n'est donc pas
insignifiant que Sollers ait choisi cet angle lorsqu'il s'est agi de consacrer
un second article à Céline dans La guerre du goût
sous le nom de Céline au clavier. En une courte formule,
la clé de l'oeuvre se trouve dans la clef de sol. Se fondant sur un
extrait de Rigodon voici comment il met en avant la musicalité:
« [...]le langage, tout entier devient une boîte à musique,
un clavier, où il suffit de piquer un air pour retrouver une
nébuleuse de récit intarissable100.». Un autre
poète au XIXème siècle, Verlaine, était aussi
musicien des mots et sa propre musique les accompagnait créant une
poésie décantée, allégée, murmurée.
Pour Céline l'effet est multiplié, la musique semble devenir un
langage premier superposé aux mots, le langage second; les mots sont des
croches qui servent la cadence. Toutefois si elle séduit cette
littérature présente également des aspects plus sombres
caractérisés principalement par sa malignité, sa
voracité que mettent en avant ses détracteurs comme Martin. Par
exemple, à l'instar de ce dernier, ne peut-on pas estimer que le rire et
la musique sont deux facteurs de dilution du mal? Un aspect plus
maléfique de ce style peut être observé.
3) Les vices de ce style
L'écriture de Céline continue jusqu'à
aujourd'hui à être controversée, par écriture nous
pensons bien évidemment aux pamphlets des années 30 et 40 mais
au-delà aux romans qui comportent des éléments troublants.
Le coeur même de cette controverse se situe dans le constat d'une
écriture solidement harnachée à une idéologie
haineuse qui se dessine au fil des mots. Cette idéologie que certains
considèrent comme un fascisme littéraire serait donc
tolérée par les lecteurs soumis au nom du style, des acrobaties
lexicales, de l'émotion. Cette dernière est du reste la plus
contestée par ceux qui veillent à « dégriser »
le lectorat happé par le style ou à rationaliser l'étude
de cette oeuvre. Le règne tout puissant de l'émotion sur les
esprits pose en effet le problème de la réflexion, en cela elle
s'oppose à la raison. Le rendu émotif consisterait en une sorte
de séduction maléfique du lectorat ensorcelé par la magie
de Céline perdant ainsi toute faculté critique, ce serait
là le déploiement d'une poétique obscure. Ce charme
hypnotique du style semble en effet compléter la définition de la
poétique célinienne selon Godard qui précise
ceci: « Vouloir, comme Céline s'en vante, toucher son
émotion, et même son système nerveux, n'est-ce pas
paralyser son esprit critique et le mettre en état d'accepter ce qu'il
n'accepterait pas de sang-froid101. ». Un second critique de
Céline, Jean-Pierre martin remet en cause pour sa part le statut dont
jouit la musique dans cette écriture et veille à la
99 ibid
100 op.cit, p.363.
101 op.cit.
démystifier en insistant sur le fait que celle-ci ne
doit pas être un cache légitimant le contenu. Ainsi
débattre autour du style de cet auteur c'est à nouveau se pencher
sur le caractère irrésistible du Beau et de ses rapports tendus
avec le Vrai ou le Bien. Le Beau peut-il dédouaner un auteur? La
particularité du style de Céline fondé, nous le verrons
à de nombreuses reprises, sur l'idée d'ordre est pourtant le
fruit d'un travail de dépouillement assez libertaire en somme. Si
l'ordre c'est l'absence de contradiction et le lissage par l'émotion de
toutes les divergences possibles, il s'obtient aussi en imposant fermement aux
lecteurs des idéologies. Cela revient donc à dire que le style ne
tourne pas à vide, il est le bras armé de la doxa. Céline
prétendait ne pas être idéologue ou prescripteur
d'idéologies, c'est sur ce point précis que l'attaque Jean-Pierre
Martin dans le même essai où citant Céline il ajoute:
« le style contre les idées, prétend Céline. Contre
les idées, vraiment? Le style n'est pas là pour les contrer.
Plutôt pour être tout contre elles, pour mieux les transporter, en
contrebande, dans le métro émotif102.». Dans
l'esprit de Martin, on ne doit pas se contenter d'une lecture purement
littéraire, innocente; les idéologies sont présentes et
menaçantes. Plus loin dans son essai ce critique évoquera «
la fonction politique[...] de la parole en éclats de
Céline103.». A l'instar donc d'une plaisanterie qui
aurait toujours un fond de sérieux, derrière cette
écriture romanesque se dissimulerait des thèses politiques. Il en
est une qui est citée, celle du biologisme présente dès
son premier roman et soulignant les considérations aigües qui sont
celles de Céline en matière de race. Nous n'oublions pas que
Céline a écrit sa thèse de médecine sur Semmelweis,
un médecin hygiéniste, et que cela combiné à sa
culture antisémite peut expliquer sa dérive future vers les
thèses eugénistes et de purification de la race. En outre
l'idéologie se reflète aussi non dans les thèses mais dans
les formes véhiculant ces dernières, ce qui finalise et
clôt en somme le système de pensée de l'auteur. Nous
l'avons précisé, le style de Céline est autoritaire dans
le sens où il confisque la distance critique du lecteur, il l'est aussi
à travers ses caractéristiques formelles et notamment la voix du
narrateur. Il convient ici de rappeler les travaux de Danièle
Racelle-Latin qui mettait en avant la spoliation des autres discours par le
discours dominant tenu par Bardamu (cité plus haut). Le narrateur
apparaît comme un despote tant sa voix confisque toute la pensée,
Martin évoque même un « je terroriste » et « une
écriture nerveuse[...]sourde à toute contradiction, à
toute contestation de l'intérieur104. ». Ce « je
» totalitaire est à l'opposé d'un « je » plus
universel comme celui de Montaigne. Toujours sur un plan formel et dans la
perspective traitée actuellement notons la présence dans
l'édition critique des Damour chez PUF de l'étude d'un
épiphénomène grammatical assez significatif quant à
la violence faite à la phrase. Au-delà de cet exemple il est
fréquent de relever à travers les différentes lectures
d'ouvrages savants sur le sujet un lexique de destruction
102 Jean-Pierre Martin,Contre Céline ou D'une
gêne persistante à l'égard de la fascination exercée
par Louis Destouches sur papier bible, Paris, J.Corti,1997.
103 ibid
104 ibid
choisi par les auteurs. Ici il s'agit des rapports
établis par Barthes entre le nom et la place hégémonique
de l'adjectif dans la phrase notamment lors des pastiches de grands discours et
voici ce qu'en disent les auteurs: « Selon Barthes[...]l'adjectif
placerait ainsi le nom du côté de la mort. C'est bien ce
rôle-là qu'assume l'adjectif célinien, mais à un
degré extrême: il « tue » le nom de façon plus
radicale encore en le vidant de sa substance105[...]. ». Enfin
afin de clore sur ce sujet et dans le but de démontrer que ce style n'a
pas fini de poser problème, nous exposons ici les propos tenus par Alain
Finkielkraut lors d'un entretien radiophonique pour l'émission «
Qui vive » sur l'antenne de RCJ où ce dernier évoque la
« jurisprudence Céline ». Pour ce dernier elle consiste
à légitimer dorénavant des propos haineux sous
prétexte que ces derniers sont ornés d'une inventivité
littéraire heureuse. Cette remarque ne porte que sur les pamphlets de
Céline, c'est à dire un pan de sa production toutefois on peut
penser que les pamphlets sont tendus par un style travaillé de longue
haleine et qui aurait enfin épousé ce pour quoi il était
fait et trouvé là sa propre finalité. Ce genre virulent
est une dérive de l'émotif car la frontière est mince et
la pente glissante vers ce que Finkielkraut nomme « l'éruptif, le
vindicatif, l'épidermique, le féroce. ». Pour le formuler
autrement toujours selon notre littérateur Céline a donné
ses lettres de gloire à une démarche d'écriture
fondée sur le flot, sur ce qui est « lâché »
là où ce qui compte est ce qui est retenu, mesuré,
pensé. Le débat finalement s'il perdure est loin d'être
achevé car les arguments les plus ciselés aux yeux de la raison
auront beaucoup de mal à venir à bout de la magie. Combattre ce
style c'est vouloir enferrer un spectre. En outre le style de Céline,
parce qu'il est un style rare, s' inscrit dans une tradition littéraire
française dont l'inclination fervente pour les stylistes semble
irréductible.
A l'image des territoires du nouveau monde conquis violemment
par les hommes, le voyage métaphorique en terre littéraire de
Céline est à la fois une exploration menant à des voies
nouvelles mais aussi une forme de maltraitance infligée à la
langue académique et aux codes romanesques. Le roman est brisé,
la langue tordue; ce sont là les nécessités de la
quête de la modernité. L'auteur ne pouvait décrire les
convulsions de son temps à travers une langue placide. Ainsi
Céline se fait passeur, il conduit lors de cette traversée les
lecteurs d'une rive à l'autre, quittant les formes littéraires
précipitées dans la désuétude il projette le roman
vers le renouveau. En cela il participe aux soubresauts salutaires qui animent
le parcours de l'histoire littéraire et la fait déborder de son
lit. Là n'est donc pas la part subversive de cette quête en
écriture avivée par les lois du voyage, lois d'un motif en partie
appauvri, bafoué dans le récit étant en fait
transférées dans l'écriture même stimulée par
la volonté de rompre les codes, d'inventer et d'offrir au lectorat en le
touchant au plus près du coeur les sensations les plus aigües.
Toutefois si l'avènement de ce style, accueilli de manière
partagée lors de la publication de Voyage au bout de la nuit et
aujourd'hui installé au rang de mythe, n'apparaît pas comme un
problème a contrario les emplois romanesques et pamphlétaires de
cette trouvaille heureuse interpellent. Dans un premier temps Céline a
progressivement en quelque sorte négligé son invention en la
menant à son terme à savoir la déconstruction la plus
significative de la phrase; le style meurt de son accomplissement et la fragile
solution alchimique des débuts reposant sur un subtil attelage
d'oralité prosaïque et d'amplitude poétique se brouille.
Cette poursuite de la dislocation se reflète parfaitement dans le
récit de Mort à crédit, des romans sous forme de
chroniques de la guerre puis des pamphlets. C'est là le second point
subversif, Céline a mis au service d'idées haineuses sa «
petite musique » si fluide et légère. Sa douce ritournelle,
pernicieusement, s'est emparée des idéologies d'airain
gorgées de haine pour les faire dansoter au fil des phrases. De plus le
pamphlet, s'il s'est imprégné des trouvailles des romans
précédents, fut à son tour un incubateur de style pour les
romans d'après-guerre. Ce laboratoire d'écriture fut le lieu
où se déploya la force d'un style dévoreur de mots,
vociférateur, un style comme une emprise irrationnelle.
Quelle est donc la place du voyage dans les deux premiers
récits de Céline? Quelle est la place du voyage dans la vie de
Louis-Ferdinand Destouches? Avec quelle amplitude le lexème «
voyage » est-il exploité dans l'oeuvre? Le voyage se trouve au
centre de la structure et de la dynamique des ouvrages choisis et
étudiés, position renforcée par l'emploi sémantique
plein que Céline en fait. En effet il l'exploite premièrement
dans sa dimension concrète au service d'un projet nihiliste lui
ôtant partiellement ses charmes chers au goût du public des
années 30: évasion, harmonie niant par làmême sa
logique universelle. Puis il l'exploite généreusement dans sa
fonction poétique selon un double emploi métaphorique
correspondant au parcours de vie des narrateurs et à la quête
littéraire menée par Céline afin de tous les restituer.
Céline se sert donc pleinement de ce motif et de ses lois
usurpées, perverties par le projet incandescent de l'auteur: renvoyer au
monde à l'aide de livres féroces toute l'horreur qui émane
de lui. Le livre devient donc un miroir grossissant grâce auquel
Céline fait part de toutes ses désillusions à propos de
l'Homme et de ses errances aiguillonnées par sa sempiternelle lourdeur.
Dans son parcours de vie le voyage fut pour l'auteur une suite
d'expériences fécondes. En littérature les
mécanisme du voyage seront le prisme principal amplifiant et tordant les
visions projetées par l'imagination de l'auteur. Sans souffle dans la
diégèse, le voyage insuffle une vigueur nouvelle à
l'écriture du récit. Ces textes sont donc le résultat d'un
transfert de vitalité selon lequel le voyage physique,
dévitalisé par l'auteur, assombrit considérablement le
récit d'un voyage métaphorique sous les effets d'une langue
régénérée par les lois du voyage, «
revitalisante », au service du rien. C'est un processus littéraire
au sein d'un système clos qui mène à un nihilisme
vigoureux. Ainsi chez Céline le vrai voyage est dans l'écriture
et si nous avons constaté qu'il est synonyme d'invention nous pouvons
également affirmer qu'il permet à l'auteur de se
réinventer. Destouches invente Céline et veille du moins au
début de sa carrière d'écrivain à ce que les deux
vies ne se mêlent point. Maître du territoire littéraire
nouvellement conquis Céline devient comme son nom de corsaire
écumant les eaux propices au sabordage de la vieille littérature.
Cette étude de la notion de voyage en somme nous permet de faire
émerger l'alliance oxymorique entre la vie et la mort qui sous-tend
l'ensemble de l'oeuvre susceptible d'être perçu à l'aide
d'une plus large monographie. Ce paradoxe constitue l'essence même de
cette écriture. Tout d'abord il existe ce conflit entre la
vitalité de cette nouvelle langue, seconde, mortifère et la
déliquescence de la langue maternelle, première,
opérée par l'auteur. Ensuite il est indéniable que cette
langue revitalisée a servi et véhiculé des idées
funestes dans le cadre des pamphlets notamment. Si cette opposition
s'avère présente sur un plan formel, elle l'est aussi quant au
travail de mémoire qui nourrit les deux premiers romans. En effet
Céline ravive au fil des lignes des souvenirs personnels mais il les
annihile en leur ôtant toute légitimité en matière
de véracité, ainsi les éléments autobiographiques
susceptibles d'être immortalisés par la plume meurent sous les
coups de boutoir de la transposition. L'existence de Destouches meurt en
donnant
naissance au monde de Céline. En outre Céline
connu pour avoir été un grand lecteur d'auteurs classiques tout
au long de sa vie et notamment en prison au Danemark éteint la flamme de
la visée universelle de cette littérature, rompt avec ses
préceptes et fait naître une littérature exclusivement
articulée autour du moi, une littérature «
moimoiiste » auto-alimentée par la seule vie de Céline
durant la guerre et l'exil illustrée par D'un château l'autre,
Nord, Rigodon... Comme cristallisée dans la notion de voyage, la
tension Vie/mort se niche au plus profond de l'âme de Louis-Ferdinand
Destouches et de l'imaginaire de Céline.
BIBLIOGRAPHIE
bibliographie primaire:
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Louis-Ferdinand, Lettres à la NRF, 1931-1961, éd. de
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-Sollers, Philippe, La guerre du goût, Paris,
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Céline: misère et parole, Paris, Gallimard, 1973.
-Vitoux, Frédéric, La vie de Céline,
Paris, Gallimard, 2004.
C) Etudes théoriques,divers
-Foucault, Michel, Folie et
déraison.Histoire de la folie à l'âge classique,
Paris, Plon, 1961. -Freud, Sigmund, Essais de psychanalyse,
Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, 1989.
- Raimond, Michel, La crise du roman: des lendemains du
naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.
-Zola, Émile, La bête humaine, éd de
Henri Mitterand, préface de Gilles Deleuze, Paris, Gallimard, 2001.
TABLE DES MATIERES
Introduction: p.2/3
I NEGATION OU SUBVERSION DU VOYAGE?: p.4/16
A) LE MIRAGE DU VOYAGE: p.4/6
-l'illusion du voyage
-l'indifférenciation
B) UNE TOPOGRAPHIE REDHIBITOIRE: p.7/9
-des lieux de réclusion
-le climat
-l'habitat
C) UNE TRANSPOSITION FACONNEE PAR LE DELIRE: p.10/13 -les
influences artistiques
-le dépassement du naturalisme
D) LE VOYAGE REVELE LA PETITESSE DE L'HOMME: p.13/15 -les bas
instincts de l'Homme
-un regard médical démystificateur
conclusion partielle: p.16
II) L'UTILITE DU VOYAGE: p.17/27
A) UNE TRISTE LECTURE DU MONDE: p.17/18 -une cartographie
sociale
-le monde économique
B) DES RENCONTRES IMPORTANTES: p.19/22 -Alcide
-Molly et Nora
-Robinson, un soutien
-une rencontre avec soi
C) LA NAISSANCE DU TRAVAIL LITTERAIRE: p.22/26
-l'envoûtement de la langue
-le lien entre le voyage et l'écriture
conclusion partielle: p.27
III) LE VOYAGE DANS LE CHAMP LITTERAIRE:
p.28/47
A) LA RUPTURE NEE DE LA GUERRE: p.28/31
-la crise du roman
-l'influence de Freud
B) LE RENOUVELLEMENT DE LA LANGUE: p.31/38
-Céline lecteur, les influences littéraires
-les laboratoires d'écriture -l'apport de la musique
-le langage parlé
C) LA DESTRUCTION DES CODES ROMANESQUES DU ROMAN: p.39/42
-l'amuïssement du récit -une voix retentissante -le brouillage de
l'énonciation
D) UN STYLE AU COEUR DU DEBAT: p.42/46
-rayonnement du style -les vertus de ce style -les vices de ce
style conclusion partielle: p.47
conclusion générale: p.48/49
bibliographie: p.50/51
table des matières: p.52/53
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