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La métaphore du voyage, quête et subversion de la quête chez Louis-Ferdinand Céline

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par Franck Macé
Université Paris Sorbonne - Master 1 2008
  

Disponible en mode multipage

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LA METAPHORE DU VOYAGE,

QUÊTE ET SUBVERSION DE LA

QUÊTE CHEZ LOUIS-FERDINAND

CELINE.

La notion de voyage est étroitement liée à l'écrivain Louis-Ferdinand Céline, très présente dans son parcours de vie elle l'est également dans son oeuvre qui est une transposition romanesque de ce dernier. A cet effet l'auteur nous convie à nous pencher de plus près sur cette notion qui est mise en valeur, l'auteur l'employant dans le titre donné à son premier ouvrage paru Voyage au bout de la nuit. Le lexème voyage recouvre deux sens, l'un concret qui définit le déplacement physique d'une personne généralement loin de son environnement quotidien et l'autre, métaphorique, entreprend de désigner un parcours, une traversée qui repose spécifiquement sur l'imaginaire. Afin d'illustrer notre propos s'efforçant de démontrer la prégnance du voyage chez Céline nous prenons soin de relever que ces deux acceptions apparaissent dès les épigraphes laissées par l'auteur. Ainsi le voyage dans sa valeur métaphorique se trouve au sein d'un extrait d'une Chanson des Gardes Suisses daté de 1793: « Notre vie est un voyage/Dans l'hiver et dans la Nuit,/Nous cherchons notre passage/Dans le ciel où rien ne luit. ».Quant au voyage physique, celui qui nous offre de parcourir d'autres horizons, l'auteur le place en tête d'un commentaire éclairant son roman: « Voyager, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination1. ». A cela pourrait s'ajouter un troisième emploi du terme, celui également métaphorique d'exploration du roman en tant que genre, le bout de la nuit étant alors la nuit littéraire et la finalité du roman celle de sonner le glas des normes qui régissaient alors ce dernier. Par conséquent de par l'emploi polysémique que l'auteur en fait, le voyage irradie l'oeuvre de Céline et se pose en tant que pierre angulaire de cette expérience littéraire. C'est pourquoi nous nous attacherons à placer notre étude à l'aune de l'emploi du voyage par Céline. Afin de réaliser cette étude il convient de définir un corpus qui se limitera aux deux premiers romans de Céline Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. En effet comme nous l'avons rappelé il nous semble que les fondements et la richesse de cette oeuvre se situe à la croisée polysémique du lexème étudié, à la façon dont les deux acceptions observées s'imbriquent renforçant d'autant voire radicalisant l'écriture célinienne; c'est pourquoi ces deux romans nous semblent proposer des expériences fortes de voyage, de mouvement transfiguré au service d'un récit, transposition de la vie de l'auteur, qui tend à décrire avec un fort obscurcissement un parcours de vie, symbole d'un voyage désenchanté. C'est là que se fonde la cohérence du corpus retenu: l'impact de la mobilité conduisant à l'ailleurs sur le voyage statique, celui de la traversée de l'existence. A cet effet et contrairement aux oeuvres retenues qui exposent le récit de différents séjours en Afrique, en Amérique et en Angleterre durant lesquels le narrateur erre, la suite de la production littéraire de Céline est davantage marquée par le caractère sédentaire de la vie du narrateur à l'image de Guignol's band , Casse-pipe ou bien d'une sorte de ballottement d'un endroit à un autre sans désir de quête comme le souligne le titre d'un autre roman D'un château l'autre. Du reste à son retour du Danemark, installé à Meudon, Céline se consacrera plutôt à des récits qui seront l'oeuvre d'un chroniqueur comme il se définira lui-même

rompant ainsi avec sa production antérieure que Henri Godard a pu qualifier de « romanautobiographie » dans laquelle la véracité n'est pas impérative et la fiction n'est pas gratuite. A travers ces deux récits l'auteur relate les origines de sa profonde désillusion née de la guerre ou d'une enfance chaotique et fait jaillir l'expression de son humanisme désespéré, de sa défiance en l'homme sur un ton nouveau, fruit d'un travail sur la langue qui participera à renouveler les codes romanesques. Ainsi les passages des différents voyages effectués par les narrateurs qui semblent n'en faire qu'un participent au projet nihiliste de l'auteur l'agrémentant de sombres événements qui assurent la cohérence des récits. Toutefois nous démontrerons que, si le voyage physique avec Céline est considérablement vidé de ses caractéristiques mélioratives fondées sur la découverte de l'ailleurs, sa langue, elle, est régénérée par ces mêmes leviers, par conséquent les lois inhérentes à la notion de voyage qui lui assurent sa vigueur sont transférées à la langue qui, ainsi revivifiée, est à même de renforcer l'expression du désenchantement célinien. C'est pourquoi ces oeuvres répondent à un agencement fondé sur les règles d'un système clos où les récits de voyage sont ciselés sous les coups de boutoir d'une langue dont ils ont accompagné la naissance. En effet le contact avec la langue étrangère fait naître l'imaginaire qui se nourrit de voyages et ces derniers deviennent virevoltants grâce à une nouvelle langue, étrangère aux canons littéraires. Il s'agira afin de défendre notre point de vue de consacrer une étude à la notion de voyage physique et de son rapport étroit avec le projet global qui répond, lui, au voyage symbolique au bout du désenchantement. Là le voyage semble nier le renouveau et au lieu d'engendrer une révolution de l'esprit il n'est que confirmation des pressentiments funestes. Ensuite il conviendra d'explorer un nouveau rouage de la mécanique littéraire célinienne car si l'apprentissage lors du voyage est détourné il n'en demeure pas moins que la quête, elle, est réelle et marquée. Sa dimension métaphysique donne tout son sens au système célinien car selon un double mouvement elle est inspirée par la langue et ses conclusions nihilistes inspireront le recours à une nouvelle langue. S'ouvre ainsi, afin de clore notre raisonnement, la nécessité pour l'auteur d'une nouvelle quête, métaphorique, qui prend plutôt les aspects d'une exploration linguistique aux accents mortifères tant cette langue subvertie, en lambeaux, aiguise la désespérance de l'auteur mais aussi car elle sera au service d'idéologies véhiculant la dislocation, la destruction et la mort.

I) NEGATION OU SUBVERSION DU VOYAGE ?

A) LE MIRAGE DU VOYAGE

1) Une illusion

Au début des passages relatant les trois expériences de voyage vécues par les deux narrateurs il est intéressant de noter que le même procédé est utilisé par l'auteur, celui de la sublimation du nouveau lieu rencontré. En effet le récit dévoile très tôt la magie, le renouveau, l'espoir que cette nouvelle contrée apporte au personnage qui ne cesse de vouloir fuir les drames passés: la guerre pour Bardamu, les accusations mensongères de vol pour Ferdinand. Le voyage alors, de par le dépaysement qu'il garantit et sa capacité à ouvrir de nouvelles perspectives plus lumineuses, peut être qualifié de petit infini. Cette sensation à travers le corpus repose sur des leviers différents car elle répond à des aspirations dans le premier roman et plutôt à une découverte féérique dans Mort à crédit. En ce qui concerne l'Afrique, le narrateur voit ce continent comme celui d'une promesse de fortune, d'un argent rapidement gagné non sans cynisme du reste ainsi que le précise le narrateur: « Ils y tenaient ceux qui me voulaient du bien, à ce que je fasse fortune » ou un peu plus loin: « j'allais trafiquer avec eux des ivoires longs comme ça, des oiseaux flamboyants, des esclaves mineures2. ».Pour l'Amérique le narrateur est mu par des pulsions érotiques incarnées par un personnage féminin rencontré durant sa convalescence, Lola et voici ce qu'il précise: « Je décidai, à force de peloter Lola, d'entreprendre tôt ou tard le voyage aux États-Unis, comme un véritable pèlerinage et cela dès que possible3. ». Bardamu imprégné de considérations médicales la hisse au rang d'emblème national, persuadé du fait que le nouveau monde est un Éden biologique. Ainsi lors de son arrivée à New York ses rêveries érotiques seront accrues par la réalité miraculeuse, c'est une nouvelle dimension qui s'offre à lui, sous le coup de l'émerveillement il associe le nouveau monde au monde antique, parangon de civilisation: « C'est peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence4? ». Ainsi l'argent et l'érotisme nourrissent tous deux l'esprit du narrateur, ils sont sources de fantasme et suscitent le désir de voyager, seul véritable espoir d'échapper à un quotidien moribond. Il en est de même pour Ferdinand dont le premier contact avec l'Angleterre apparut comme un enchantement. Ici c'est l'environnement féérique composé de brumes épaisses et une fête populaire qui fascine le narrateur, ce pays offre une une nouvelle dimension: « D'abord ça devenait une magie...Ça faisait tout un autre monde...Un inouï!...comme une image pas sérieuse... 5». Toutefois peu après ces premières lignes oniriques le récit se concentre très vite sur les failles et

2 Ibid,p.111-112.

3 Ibid,p.54.

4 Ibid,p.194.

5 Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit[1936], Paris, Gallimard, 1952, p.217-218.

la dureté du nouvel environnement. Le voyage dans l'ensemble du corpus se décline en différentes expériences répondant à des objectifs variés, motivation commerciale pour l'Angleterre et l'Afrique (le séjour linguistique est motivé par une future meilleure intégration dans le domaine du commerce), quête voluptueuse pour l'Amérique. Cependant toutes tendent à échouer. Lentement tout se dégrade, le climat cauchemardesque transforme l'Afrique en terre de désolation, l'Amérique est dure et froide, enfin la vie du jeune narrateur en Angleterre va considérablement se dégrader jusqu'à connaître un drame inspiré de Shakespeare. A l'image du brouillard anglais, le fantasme se dissipe rapidement se dissolvant dans la pénombre de la réalité. Progressivement le récit installe l'avènement d'une nouvelle catastrophe: la fuite d'Afrique, l'errance américaine, le Meanwell College métamorphosé en vaisseau fantôme et la mort de Nora. Les brumes féériques font place au noircissement. Céline installe durablement l'idée que l'ailleurs est un leurre et pulvérise l'espoir de l'existence d'un lieu-refuge, d'un sanctuaire. Comme le précise Henri Godard: « Les Bardamu sont peut-être plus à même que les Morand de s'étonner de la nouveauté de certains spectacles et de rendre leur étonnement, mais ils en reviennent aussi plus vite6. ». Ici comme ailleurs c'est le règne d'un monde désenchanté, tout se vaut. Sous les effets répétés du nivellement nihiliste opéré par l'auteur, « s'étranger » est une démarche illusoire, où que les personnages se trouvent l'évasion est impossible; quelle que soit la forme qu'elle emprunte, irréversiblement artificielle, la laideur sous-tend le monde, l'uniformise et le réduit par conséquent à une échelle bien inférieure. L'absence de différence miniaturise le monde.

2) L'indifférenciation

Ce procédé nihiliste se répète principalement tout au long du récit de Voyage au bout de la nuit et participe pleinement à réduire les apports des voyages effectués par le narrateur rompant ainsi avec une tradition de ces récits où l'étrangeté anime l'imaginaire du voyageur. Avec Bardamu l'exotisme devient une abstraction, une vue de l'esprit tant le monde miniaturisé sous l'effet de la laideur universelle ou selon les propres termes de Céline de la « vacherie universelle » semble uniformisé. Le premier prisme qui exacerbe l'écoeurement du narrateur au détriment de toute autre considération est la misère et la lourdeur humaine qu'il côtoie depuis toujours et qui constituent à la fois son quotidien et son rapport au monde. L'indifférence si répandue des hommes emmurés dans leur misère mène à un monde indifférencié. Son regard ne parvient plus à distinguer les nuances majeures qui pourraient fonder la variété du monde. Tout le ramène infailliblement à la banlieue parisienne, cet univers autour duquel gravitent les continents lointains. Ainsi lorsqu'il entreprend de décrire la ville de Fort-Gono et le mode de vie de cette colonie, les bassesses et la déliquescence de la population l'amènent à penser que « Seule cette crudité de verdure inouïe empêchait l'endroit de

6Henri Godard, Une grande génération, Paris, Gallimard,2003,p.46.

ressembler tout à fait à La Garenne-Bezons7. ».Comme l'évoque un critique, l'Afrique est une « transplantation de la société occidentale8 ». Un peu plus loin dans le récit, à New York, c'est la même misère qui attire son regard: « Les relents d'une continuelle friture possédaient ces quartiers, les magasins ne faisaient plus d'étalages à cause des vols. Tout me rappelait les environs de mon hôpital à Villejuif[...]9 » Il ne peut se défaire de ce voile épais que les drames successifs et la misère ont développé et qui brouille sa vue ou du moins la singularise. A l'instar du peintre Édouard Manet Bardamu pourrait dire qu'il peint ce qu'il voit. La misère uniformise le monde, partout elle présente le même visage et l'adage employé par le narrateur selon lequel les mêmes effets produisent les mêmes causes: « La lumière du ciel à Rancy, c'est la même qu'à Détroit, du jus de fumée qui trempe la plaine depuis Levallois10. » installe durablement cette indifférenciation. Il est un second prisme dans le récit qui discrédite tout exotisme rompant ainsi avec tout un pan de la littérature de voyage dans laquelle ce dernier submergeait l'oeuvre comme les écrits de Chateaubriand ou Loti, il s'agit de la guerre et du traumatisme qu'elle fait naître. Ainsi que le rappelait Pierre Descaves dans un article paru peu après la publication du roman, le voyage de Bardamu peut se résumer comme « les litanies du cafard né de la guerre11. ».Les échos de la guerre ne cessent de gronder, son traumatisme est lancinant; Bardamu fait des allusions explicites à la guerre comme lorsqu'il est en Afrique évoquant un magasin: « On trouvait de tout dans sa boutique. Ça me rappelait les convois de la guerre12. ». Il fait aussi d'autres allusions plus implicites comme lorsqu'il décrit le fonctionnement de l'usine de Détroit et que cette dernière se structure autour du bruit et de la déshumanisation de l'homme: deux éléments récurrents du passage relatant la guerre. Prenons comme exemple le début du roman lors d'un assaut le narrateur précise: « je croyais bien que c'était fini, que j'étais devenu du feu et du bruit moi-même13. », cet extrait montre combien pour l'auteur le bruit évoque le glas, le tintement du glas de la guerre. Elle est le traumatisme initial, fondateur et l'on peut dire comme Clausewitz cité par Godard dans l'ouvrage évoqué ci-dessus que dans le récit la guerre a continué par d'autres moyens, sous d'autres formes. Ainsi marqué par les drames de la misère et la bassesse de l'homme pénitent Bardamu développe un point de vue reposant sur un double prisme qui hypertrophie la misère au détriment du reste, le fantasme inhérent à l'inconnu et au voyage est vite dissipé; le monde n'est vu que sous un angle, le plus aigu. Sa lecture est empreinte d'obscurcissement.

7 Op. cit.,p.127.

8 Alain Cresciucci, Les territoires céliniens,[s.n.],1989.

9 op.cit.,p.204.

10 ibid.,p.238.

11 André Derval, « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline,critiques 1932-1935, Paris, Imec, 2005,

p.29.

12 op.cit.,p.138.

13 ibid.,p.17.

B) UNE TOPOGRAPHIE REDHIBITOIRE

1) Les lieux céliniens, des lieux de réclusion

a) les lieux urbains

Céline a pris le soin de proposer au lectorat une topographie méticuleuse des endroits qui composent le cadre de ses oeuvres et il est possible de l'analyser en respectant les caractéristiques qui la fondent à savoir la représentation littéraire des formes d'un lieu et des éléments naturels constitutifs selon un axe vertical et horizontal. Nous commencerons cette étude par le milieu urbain illustré essentiellement par la ville de New York. Elle incarne la verticalité accablante dont le volume paradoxalement, loin de fournir au personnage un nouveau souffle de liberté sous-tendu par le champ des conquêtes promises, le fige. Ainsi l'ample métropole aux formes élancées se transforme vite en un réduit anxiogène. C'est une prison à ciel ouvert dont les nombreuses tours sont autant de barreaux, les premières impressions du voyageur Bardamu seront par la suite confirmées: « elle se tenait bien raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur14. ». En outre, par glissement métaphorique, la raideur suggère la dureté et la fixité qui annihile tout mouvement pourtant recherché par Bardamu alors voyageur en fuite perpétuelle. Comme nous le verrons par la suite si l'Afrique est une terre de flux et de jaillissements qui nous incite à l'assimiler à de la poésie, New York, elle, est traduite en prose. C'est la prose de la solitude, la prose de la rue dédaigneuse, de l'organisation étouffante. Ainsi par inversion topographique la ville surplombante se transforme en un gouffre froid dans lequel se perdent les paroles de Bardamu, grand dévoreur de mots, qui ne peut que constater amèrement l'absence de portée de sa voix: « je leur ai crié: Au secours! Au secours! [...] Rien que ça leur faisait15. ». L'idée de gouffre confortée par l'épisode du « caveau fécal » lors de la découverte initiale de la ville par le personnage participe à la mettre à nu en sapant les reflets illusoires de sa superbe.

b) le milieu naturel

Pour cette seconde partie nous distinguerons deux composantes à nos yeux les plus illustratrices de la ferme volonté de l'auteur d' installer des décors hostiles. Tout d'abord il convient de nous pencher plus en avant sur l'évocation de l'Afrique dans le premier roman de Céline en nous concentrant sur le plan horizontal de la topographie composé de références à la végétation, aux bêtes, au bruit ou encore à la nuit. Cet ensemble assure à la description du nouveau continent offerte par Bardamu, nouvellement initié, un certain mystère et une étrangeté qui associe cette terre à de la poésie. Toutefois cette poésie est celle de la cruauté, de la révulsion causée par un monde sauvage et démesuré, ainsi que l'assure Bardamu: « La poésie des Tropiques me dégoûtait16. ». Ce dernier

14 ibid., p.184.

15 ibid., p.209.

16 Ibid., p.171.

point comme nous l'assurent Annie-Claude et Jean-Pierre Damour montre combien ce roman rompt avec une certaine tradition du récit de voyage notamment celle du XIXème siècle au cours duquel la contrée étrangère était vue comme un mythe à l'image de l'Italie pour Stendhal ou l'Orient pour Nerval et Flaubert. L'Afrique se révèle au contraire « effrayante par cette puissance irrationnelle qui, loin d'être pour l'homme un enseignement, l'infériorise, le ravale à sa mortelle condition17[...]. Le rapport à la Nature n'est plus celui des auteurs romantiques, le lieu de nuisance remplace le locus amoenus; l'espace naturel n'est plus celui qui console, apaise mais celui qui accable. La démesure d'une nature insondable engloutit l'homme, ainsi paradoxalement à nouveau l'espace se referme sur le narrateur. Bardamu semble être celui qui théorise une nouvelle sorte d'espace vital non pas fondé sur une conquête de nouveaux territoires mais axé sur l'idée que sa terre natale demeure le refuge et que l'extérieur ou le lointain est facteur de mort, ceci annihile toute légitimité du voyage. Il est malgré tout un moment précis au cours de ces périples où l'espace naturel apparaît comme un lieu de réconfort, celui de Rochester qui offre au jeune Ferdinand prisonnier de la pension Meanwell des moments de quiétude. Cet épisode attire également notre attention sur un second aspect du milieu naturel célinien dont il fit un important usage: le thème de l'eau. Ce thème se décline de l'émerveillement au désastre. En effet à Rochester lors de son séjour linguistique Ferdinand admire les brumes magiques qui accompagnent la présence de la mer donnant à la ville un aspect féerique. Toutefois la mer se transforme vite en danger et les narrateurs rappellent à trois reprises les difficiles, grotesques et vomitives traversées: Angleterre, Amérique, Afrique dans les deux romans. A nouveau l'hostilité de la nature lors de ce moment charnière qu'est le passage vers la contrée étrangère apparaît comme un signe annonciateur de l'horreur à venir. Enfin cette connotation funeste attribuée à la mer trouve son achèvement avec la mort de Nora à Rochester qui se noie dans le port lors d'une scène des plus shakespeariennes qui rappelle la fin d'Ophélie dans Hamlet. Ainsi du sentiment d'étouffer jusqu'au dernier souffle de Nora les lieux céliniens sont ceux de la damnation, de la confiscation de la vie.

2) Le climat

Cet élément correspond à l'axe vertical de la topographie célinienne et représente en cela le danger qui s'élance du ciel et fond sur l'homme, réduit à subir ces nouvelles plaies d'Égypte. Le climat chaud et cauchemardesque participe aussi à généraliser le thème de l'eau sale à travers ces passages de voyage car sous ses effets atroces tout se décompose, se liquéfie. C'est ce que rappelle Juan Manuel Gomez Bernal dans sa thèse sur les lieux céliniens en indiquant que l'élément liquide suggère par analogie la décomposition, la pourriture d'un monde précaire, friable. La chaleur est le premier aspect de la radicalité climatique lors des voyages qui souligne la petitesse de l'homme

17 A.-C. Et J.-P. Damour, Louis-Ferdinand Céline « Voyage au bout de la nuit », Paris, PUF, 1985, p.48.

transformé, réduit à l'état d'une masse flasque ainsi que le rappelle Bardamu: « les enfants, sorte pénible de gros asticots européens, se dissolvaient de leur côté par la chaleur, en diarrhée permanente18. ». Le second aspect tout aussi radical est la forte présence de la pluie, du déluge anglais qui s'abat sur Ferdinand. C'est la poursuite de la punition divine qui installe l'infériorité humaine en réalité intangible comme le dévoile cet extrait de Mort à crédit lorsque le narrateur décrit la pension et plus précisément des gravures murales: « il y avait l'Arche de Noé! complètement bouclée sous la pluie, qui rebondissait dans les vagues, dans les furies tout écumantes...On était comme ça, nous aussi, sur la colline à Rochester19. ». De ce fait le climat oblige à l'enfermement, à réduire considérablement son espace en vivant dans un abri: soit une case en Afrique ou l'affreuse pension en Angleterre. Ainsi en suivant les affres des narrateurs le lecteur suit le mécanisme qui l'amène de l'extérieur vers l'intérieur, de l'endroit à l'envers, du visible au dévoilé.

3) L'habitat

Afin d'étudier cette notion qui conclura notre analyse de l'aspect repoussant des lieux céliniens nous utiliserons trois refuges sordides occupés par les narrateurs face à l'adversité du monde extérieur. Ces lieux deviennent autant de « symboles épiques », outil défini par Deleuze dans son étude sur Zola qui définit un élément incarnant les grands thèmes de l'oeuvre à l'image de la chambre d'hôtel au début de L'assommoir. Le premier thème est celui de la laideur. Chez Céline elle correspond au Laugh calvin dont Bardamu précise qu'il est un « supplice esthétique ». Dans le second roman la pension est frappée du sceau de la disgrâce étant à la fois laide et peu généreuse quant à la nourriture. Au delà de l'esthétisme et à l'image du monde ces lieux sont marqués par le délabrement, le manque de confort à l'instar de la case isolée au milieu de la forêt africaine, abri des plus précaires. Ainsi l'intérieur n'est qu'un condensé de l'extérieur, il démontre que microcosme et macrocosme se rejoignent, le monde n'offrant aucune issue à l'homme en quête de renouveau. Les lieux dans le cadre du récit où la parole du narrateur est expansive sont autant de moyens d'installer avec minutie la défiance de l'auteur quant à la notion de voyage, il serait à présent utile afin de prolonger cette analyse d'établir le rôle du traitement littéraire de cette topographie et de la stratégie d'écriture mise en place par Céline afin de continuer ce travail de sape qui tend à pulvériser les fondements du voyage.

C) UNE TRANSPOSITION FACONNEE PAR LE DELIRE

« Transposez ou c'est la mort »

1) Les influences artistiques

a) la littérature

La présence du délire chez Bardamu est visible tout au long du premier roman, elle est pleinement illustrée à travers le récit de voyage en Afrique lorsque les perceptions du narrateur sont déformées par la fièvre avec notamment la traversée sur l'Infanta Combitta. Céline a, à cet égard, une référence majeure en littérature, celle de Shakespeare qui eut l'extraordinaire faculté d'inventer des histoires détachées du réel et envoûtantes quant à leur puissance onirique. C'est notamment grâce à sa correspondance que nous pouvons vérifier cette filiation littéraire mettant en lumière le goût de Céline pour les légendes et la féérie. Ainsi dans une lettre adressée à Roger Nimier présente dans le recueil Lettres à la NRF il le nomme Ariel, personnage de La Tempête qui représente la figure de l'air. Nous pouvons au combien déduire ici l'importance de cette figure pour Céline qui symbolise la fluidité, la grâce de la danse par exemple et cette capacité à se détacher de la lourdeur du réel. Cet intérêt pour les légendes est visible également lors de l'incipit de Mort à crédit où le narrateur évoque son projet d'écrire la légende du Roi Krogold, variante d'un drame shakespearien car c'est là au-delà de la féérie ce qui semble le plus intéresser notre auteur: le drame qui guette l'homme et livre son existence aux manifestations criantes de l'absurdité. Il aime par conséquent paraphraser une sentence tenue dans Macbeth et en évoquant les manigances lors de la remise du Goncourt en 1957 qui le firent souffrir vingt-cinq ans plus tôt il déclare à Nimier: « le tout est d'arriver à Shakespeare...un conte idiot, bafouillé par un ivrogne, et qui n'a pas de sens, pardi20! ».

b) la peinture

Le délire en peinture fascine également Céline de par sa possibilité de transcrire l'agitation d'esprits troublés et à nouveau ses influences se retrouvent parmi des artistes issus de périodes marquées par les convulsions de l'Histoire et les tourments face à un monde instable comme Bosch ou Bruegel l'ancien ( XVIème siècle).Dans sa biographie de l'auteur Vitoux rappelle que Céline entretenant une relation avec une jeune autrichienne Cillie Pam eut l'occasion de voir au moins une toile de Bruegel à Vienne dont il parle dans une lettre adressée à Léon Daudet évoquant son premier roman: « ...vous connaissez certainement, Maître, l'énorme fête des fous de P. Brughel.[...].Tout le problème n'est pas ailleurs pour moi21. ». Il est intéressant de noter comme le rappelle Godard dans son édition de La Pléiade que Céline a rebaptisé le tableau selon sans doute l'impression qu'il lui avait faite et qu'il cherche à prolonger dans son écriture car la toile se nomme Combat de Carnaval et de Carême. Cette référence apparaît à nouveau dans un article publié en 1933, présent dans le

même ouvrage, soulignant la fascination de l'auteur pour l'imaginaire puissant développé par ces grands peintres qui transportent leur public dans une dimension toute onirique et évoquant une compagnie il précise: « Tant qu'à crever d'orgueil, je préfère que ce soit auprès des peintres: le Breughel, Gréco, Goya même, voici les athlètes qui me donnent le courage pour étirer la garce22. ». C'est bien cette puissance de déformer le réel et d'hallucinations qui plait à Céline afin d'évoquer la réalité sordide autrement et avec davantage de force. Un dernier exemple de cela se trouve à nouveau dans sa correspondance lorsqu'il s'agit pour lui de peindre le monde en lambeaux et sa propre situation au lendemain de la guerre: « Hélas! Quel avenir. Surtout où nous sommes. PrisonPoteau-Bombe atomique-misère-froid...haine et méfiance partout-Quel tableau breughelien...23 ». Une fois cette influence majeure avérée nous pouvons nous questionner quant à la place de cet onirisme au sein de la stratégie littéraire mise en place par Céline et si ce dernier ne contredit pas ce que maints critiques ont salué dans ce premier roman, la Weltanschauung: la puissance de restitution du réel à travers les sombres pages du récit de voyage qu'est la première partie de ce premier roman.

2)La dialectique délire/réalité, un dépassement du naturalisme.

a) Transcrire sa réalité du monde

Excepté une première tentative littéraire alors qu'il se trouve en Afrique ayant pris la forme d'une nouvelle intitulée Des vagues, il est intéressant de constater que Céline use de la forme théâtrale lorsqu'il entreprend vers la fin de l'année 1926 d'écrire sur son expérience en tant que médecin à la SDN. Ce choix générique dénote certainement d'une volonté de l'auteur d'ancrer fermement son histoire inspirée d'expériences personnelles dans le réel ou l'illusion du réel et l'objectivité par opposition à la forme achevée de cette pièce (Voyage au bout de la nuit) dans laquelle la perception de la réalité sera marquée par une forte subjectivité: les jugements et autres sentences rendus et l'omniprésence de la voix narrative qui recouvre celle des personnages s'exprimant par effet de ventriloquie à la manière de Bardamu. Un peu plus tard, en 1927, Céline se lance dans l'écriture d'une seconde pièce Progrès qui préfigurera son second roman Mort à crédit. A posteriori ce genre choisi afin de restituer des composantes de son existence présentait un cadre trop étroit pour Céline qui s'animait progressivement d'un flot croissant de paroles écumantes. Outre le caractère spectaculaire du théâtre, le réalisme qui perce derrière l'oeuvre littéraire semble être une exigence de l'auteur, d'ailleurs Céline lors d'une entrevue avec un journaliste de Paris-Soir à la parution de son premier roman précise cela: « -Qu'importe mon livre?Ce n'est pas de la littérature. Alors?C'est de la vie, la vie telle qu'elle se présente24. ». Étonnante déclaration que celle-ci qui nous

22 Ibid., p.1113.

23 L.F.Céline, lettre à Marie Canavaggia ( 1945), in Lettres à Marie Canavaggia: 1936-1960, Paris, Gallimard, 2007.

24 Interview avec Pierre-Jean Launay, in Cahiers Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.21.

encourage donc à relier cette volonté de restituer fidèlement le monde avec le logos délirant.

b) rire et délire

Nous sommes là au coeur de la stratégie littéraire mise en place par Céline entre Zola et Swift qui apparaît comme un dépassement de l'écriture naturaliste quant à la puissance de restitution du réel. Selon Céline l'observation minutieuse, objective des milieux familiaux et sociaux en guise d'explication du monde est éculée, lui privilégie afin que le monde soit projeté fidèlement dans le livre la déformation, l'amplification jusqu'au grotesque associant les voyages à une litanie d'expériences sans espoir. Ce n'est plus la belle forme et le beau langage classiques pour illustrer un monde harmonieux, c'est l'ère de la torsion des images. Le délire développe ainsi chez le lectorat un rire satirique qui s'empare de l'objet de la risée et le pulvérise, c'est un comique d'agression comme lorsque Bardamu décrit les passagers malades lors de la traversée: «Alors un vil désespoir s'est abattu sur les passagers[...]échangeant menaces après cartes et regrets en cadences incohérentes25. » ou les compare à des poulpes un peu plus loin. Parfois ce rire est en cascade et est renforcé par un effet d'écho. C'est le cas en Afrique dans la colonie lorsque les hommes attablés rient devant le dénuement d'une famille d'indigènes volée par un commerçant ou en évoquant le Directeur de la compagnie page 136 eux-mêmes étant ridiculisés par le narrateur. Le logos délirant est aussi et surtout une parole de dévoilement, de démystification. Ainsi paradoxalement selon Frédéric Vitoux dans son oeuvre critique Louis-Ferdinand Céline:misère et parole le délire est la garantie de davantage de lucidité de la part du personnage-narrateur contrairement aux personnages de Zola qui s'illusionnent comme Lantier à propos de leur instinct de mort. C'est cette relation étroite entre déraison et vérité que propose Michel Foucault dans un célèbre ouvrage où il évoque le « lyrisme de la déraison » et précise: « Or, ce qu'indiquait déjà Le Neveu de Rameau et après lui toute une mode littéraire, c'est la réapparition de la folie dans le domaine du langage, d'un langage où il lui était permis de parler à la première personne et d'énoncer[...] quelque chose qui avait un rapport essentiel à la vérité26. ». Ainsi innervé le roman trouve là sa vocation, celle d'établir lucidement grâce aux voyages la peinture du monde. Le roman se fait essai. Doté d'une extraordinaire faculté d'hallucination et animé de visions panoramiques Bardamu, puissance démiurgique, redonne à voir le sombre monde et révèle la petitesse de l'homme.

c) La déréalisation du récit

Ce phénomène stylistique très présent dans le premier roman va même jusqu'à parfois dissocier le récit de son référent extérieur: le monde à l'époque de Céline. Le premier élément qui crée cette distance féérique est l'onomastique célinienne car ce dernier a volontairement transformé les noms des lieux traversés comme Douala changé pour Fort-Gono ou Bikobimbo pour Bikominbo; dans le premier cas on peut penser qu'il escompte ainsi profiter de la connotation militaire du nom pour

accroître l'impression de raideur de la structure hiérarchique coloniale. En effet l'auteur aime à créer des signes en donnant un signifié aux noms propres et ce tout au long du roman intégrant ainsi un récit de guerre se déroulant à Noirceur-sur-la-lys avec un farouche général du nom de des Entrayes (lire entrailles). Cette déréalisation par le biais de la toponymie ( un lieu africain porte le nom de Topo) a donc une portée symbolique comme l'a indiqué A.Cresciucci dans un article intitulé Lieux27. Pour un second critique de l'oeuvre, N.Hewitt, tout ce voyage ne peut être qu'imaginaire et cela est marqué dès le début du récit lorsque Bardamu s'enrôle dans l'armée ne pouvant résister aux sirènes de la gloire. Il compare dans un de ses articles28 cet épisode à celui du lapin blanc d'Alice au pays des merveilles ou encore à celui du joueur de flûte de Hamelin, célèbre légende allemande. Cette dimension féérique se confirme par la suite, à l'intérieur du récit, marquée par des transitions arbitraires et des rencontres invraisemblables, ces caractéristiques sont celles du genre littéraire de la robinsonnade auquel ce roman peut être intégré. Cela teinte par conséquent le récit non seulement de l'atmosphère irréelle et de la morphologie du conte mais aussi de sa fonction didactique, universelle. Cependant de par un subtil équilibre entre les forces stylistiques qui travaillent le récit: féérie, réalité, le merveilleux apparaît en somme comme un renforcement du réel et le réel par symétrie comme un renforcement du merveilleux.

D) LE VOYAGE REVELE LA PETITESSE DE L'HOMME

1) Les bas instincts de l'homme

a) les vices

A travers son voyage Bardamu fait de nombreuses rencontres et le plus souvent celles-ci sont des opportunités supplémentaires pour lui d'identifier la nature humaine qui malgré la diversité des origines et des cultures trouve son unité dans le fait que l'homme se caractérise par son insignifiance, sa lourdeur qui le réduisent à l'état d'atome vibrionnant. Il est deux endroits qui font office de révélateurs de la nature viciée de l'homme. Tout d'abord il y a la colonie de la BambolaBragamance dont le fonctionnement et les différents personnels humains qui la composent sont observés de près par le narrateur qui y séjourne avant de gagner son poste au coeur de la forêt. C'est alors la description d'un monde déliquescent accablé par la chaleur où l'homme ne se montre que sous un jour négatif: sottise, agressivité, alcoolisme...L'épisode de ce séjour à Fort-Gono est le développement de ce qui était en germe et que Bardamu a constaté lors de la traversée sur l'Amiral Bragueton. Afin d'éclairer ce passage notamment nous nous rappelons de ce que Céline déclarait dans une lettre adressée à Léon Daudet: « Je ne me réjouis que dans le grotesque aux confins de la

27 A.Cresciucci (dir), Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Klincksieck, 1993.

28 N.Hewitt, « Voyage au bout de la nuit, voyage imaginaire et histoire de fantômes », Actes du colloque de la Haye, 1983.

Mort29. ». En effet de par le principe de la décomposition physique due à la chaleur et morale l'homme semble se métamorphoser en une sorte de créature absurde en déshérence. Aucun signe de remise en cause ne semble gagner ces militaires, commerçants ou fonctionnaires emprisonnés dans une matrice au sein de laquelle ils laissent libre cours à leurs bas instincts et se débraillent. Seul le regard distancié de Bardamu révèle ce cloaque que les hommes pourtant si proches ne perçoivent pas; seule sa dynamique de voyage, son extériorité même s'il participe en partie à la vie de la colonie lui permettent ce dévoilement face à l'aveuglement des colons devenus indigènes de cette matrice. Cette cécité face au désastre serait ainsi la manifestation de l'instinct le plus puissant de l'homme, celui de la mort qui le condamne à jamais à être une entité obscure; c'est cela que Céline rappelait lors d'un discours en hommage à Zola: « Dans le jeu de l'homme, l'instinct de mort, l'instinct silencieux, est décidément bien placé, peut-être, à côté de l'égoïsme30. ». Ainsi l'Afrique en aucun cas n'apparaît comme une contrée salutaire où l'homme occidental meurtri par les errements de son continent peut vivre autrement et mieux. A nouveau par ses carnets de voyage Bardamu montre un monde uniforme et en cela rabougri puisque la colonie n'est qu'une transplantation et donc un prolongement de la société qu'il a quittée avec des différences importantes de classe et où l'arrogance et le mépris des uns, puissants, écrasent une large frange soumise. Le second lieu révélateur est l'usine de Détroit qui sera une nouvelle occasion pour Céline de stigmatiser la propension de l'homme à se soumettre et se résigner. Sous l'effet de son style l'ouvrier est transformé en une sorte de machine; l'humain ne se civilise plus en maîtrisant l'outil technique, il disparaît en devenant ce même outil comme le montre cet extrait du roman: « On en devenait machine aussi à force et de toute sa viande encore tremblotante31[...] ». Il y a là une progression dans le grotesque puisque d'être difforme l'homme évolue vers la déshumanisation, il y a non plus altération de son identité mais négation de cette dernière.

b) Lola ou la fausse vertu

Il est un second procédé utilisé par Céline afin d'obscurcir l'image de l'homme: se saisir d'une vertu et la démystifier. Pour ce faire il dépeint le personnage de Lola comme un être aux apparences trompeuses dont le regard aiguisé et cynique de Bardamu dévoilera l'égoïsme. Cela est manifeste dans le roman lorsque le narrateur retrouve Lola à New York, en effet celle-ci évoque son désir d'adoption et selon le récit qu'il en fait cet acte est assimilé plutôt à un caprice de femme seule et éplorée. Ainsi en s'attaquant à l'adoption et à la maternité qui est la forme ultime de l'engagement et de l'humanité Bardamu à nouveau au contact du monde n'offre qu'une vision négative de l'homme. Ce thème majeur lui permet également de développer ses vues plus largement autour d'une certaine modernité raffinée, cristallisée à travers la haute société de New York, qui éloigne

29 L.F.Céline, lettre à Léon Daudet (1932), Voyage au bout de la nuit, Paris, La Pléiade, p.1108.

30 L.F.Céline, hommage à Zola ( 1933), Cahiers Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.82.

31 op. cit., p.225.

considérablement l'homme de sa base biologique, de son fondement ontologique: « Tous les ouvrages de puériculture elle les avait lus[...]ces livres qui vous libèrent si vous les assimilez entièrement de l'envie de copuler, à jamais. A chaque vertu sa littérature immonde32. ». C'est une sorte de dévoiement de la nature que souligne ici Bardamu qui malgré le fait qu'il ne soit encore que carabin est déjà fortement imprégné de considérations biologiques. Cette approche naturaliste de l'homme est l'ennemie des faux semblants, des apparences trompeuses dont l'homme use parfois afin de camoufler sa fragilité.

2)Un regard médical démystificateur

A ce stade du récit ( partie sur ses voyages) Bardamu n'est encore qu'un étudiant en médecine, pourtant dans son rapport à l'autre il agit selon les principes de la pratique médicale, celle d'observer minutieusement les faits et de révéler la vérité sur telle ou telle défaillance de l'homme, à un comportement moral indigne il propose une explication biologique; il observe puis rend son diagnostic. La connaissance des différentes manifestations physiques, des maladies et de leurs symptômes est éclairante et essentielle à ce parcours dont l'objectif est de mieux appréhender l'homme et le monde. C'est aussi faire preuve d'une lucidité courageuse et comme le précise Vitoux dans son ouvrage critique Misère et Parole c'est aussi aller au bout de la misère humaine. En effet pour le médecin que fut Céline et qui inspire l'écrivain qu'il est devenu, la biologie ne ment pas. Morale et biologie fusionnent, il n'y a pas de dualisme esprit/corps, l'esprit fait partie de la biologie qui est la seule capable de dévoiler chez l'homme ce qui était jusqu'alors dissimulé. Ainsi le narrateur lors de la première traversée utilise cette expression qui souligne l'esprit défaillant de l'homme, ses limites face au climat hostile: « C'est l'aveu biologique33. ». Ainsi tout est biologie et rien n'échappe à la biologie. Réduit par Bardamu à un corps l'homme paraît mis à nu, dépossédé de tout son apparat. En outre le corps est toujours une réponse au questionnement de Bardamu à propos de ses congénères, quand il explique l'attitude de l'institutrice qui attise la colère des militaires à son encontre il précise ceci: « Scène de haut carnage, dont ses ovaires fripés pressentaient un réveil34.». A l'image des Anciens qui estimaient que le siège de la mélancolie était la rate secrétant une bile noire, ici la frustration se loge dans une anatomie meurtrie. Le corps est donc l'aiguillon principal de la pensée du narrateur, lorsqu'il trompe ou illusionne Bardamu quant à la volupté factice de l'Amérique décrétée grâce aux cuisses de Lola c'est à nouveau l'anatomie qui anéantira les sirènes américaines avec l'épisode du caveau fécal à New York.

32 Ibid.,p.218.

33 ibid., p.112.

34 ibid., p.118.

A l'image de la pratique médicale, le voyage est pour Céline une dynamique d'observation du monde et demeure en cela une initiation pour ses personnages aussi particulière soit-elle. Cette dynamique repose en effet sur des fondements faussés tant son ambition semble être de confirmer les craintes, les pressentiments des narrateurs sur la laideur du monde. Tout est donc perçu sous ce prisme qui épaissit davantage ses ténèbres cependant la présence même de cette dynamique à l'image de celle de Bardamu montre combien elle est nécessaire pour comprendre le monde. Le voyage offre une perspective là où l'inaction et la résignation de certains personnages les emprisonnent dans un microcosme et dans un rapport au macrocosme fondé sur la cécité. Il y a donc chez Céline non une négation mais une subversion du voyage rendue effective par un double déterminisme. Tout d'abord les segments de voyage dans les deux romans doivent être, par souci de cohérence, à l'image du projet d'ensemble, celui de transcrire un monde désenchanté et dans le cas de Voyage au bout de la nuit la perception de Bardamu est déterminée par la guerre qui obscurcit à jamais sa vision du monde. Le voyage devient un point de cette cristallisation. Il n'en demeure pas moins que même subverti l'enseignement n'est pas absent durant ces quêtes, une confirmation est aussi une information. Le voyage a donc cette faculté de faire jaillir l'horreur du monde, à cette fausse vertu qui malgré tout laisse envisager l'attribution d'un mince crédit à cette quête ne pourrions-nous pas lui adjoindre à la lecture de ces deux romans quelques qualités et principes forts constitutifs du voyage maintes fois valorisé dans l'histoire littéraire? Peut-il avec cet auteur être une source même faible de quelques lueurs qui se répandraient dans la nuit du monde?

II) L'UTILITE DU VOYAGE

« Voyager, c'est bien utile, ça fait travailler l'imagination » (épigraphe du roman)

Nous avons vu que le motif du voyage se fondait dans la globalité du projet littéraire toutefois nous constatons aussi que ce thème offre une dissonance: il présente certaines vertus dont l'explication se trouve dans le parcours de l'auteur. C'est une expérience doublement précieuse: elle participe à faire de ce récit un roman tant la visée essentielle du roman est de tendre à la totalité (montrer le monde dans ses nuances) et elle nourrit la langue de ce récit, donne le goût pour la langue.

A) UNE TRISTE LECTURE DU MONDE

1) Une cartographie sociale

Dans le prolongement des propos tenus précédemment il convient ici d'observer que ces oeuvres sont également celles d'un auteur soucieux de nous exposer le monde conscient que ce dernier est à redécouvrir à l'aide d'une nouvelle lecture, régénérée. Ce souci est celui d'un homme qui s'est heurté au fracas du monde et ne pense qu'à le retranscrire. Le monde mute en permanence, s'avilit sans cesse et ces oeuvres en seront le compte-rendu. Ainsi à l'image de Montaigne Céline use de la satire afin de faire émerger de son récit autant de réflexions sur l'Homme notamment en mettant en scène un narrateur doté d'un sens aigu de l'observation et de la satire comme dans Des coches. Il s'agit là d'une dimension didactique qui révèle la fonction essentielle de ces romans, celle de dévoiler. La part personnelle liée aux expériences de Bardamu rencontre une part plus universelle, celle des considérations générales et philosophiques qu'il expose. Le premier élément qui participe à redéfinir les contours du monde est son organisation sociale. Cette dernière est continuellement caractérisée par le poids de la hiérarchie, accablante et humiliante. A travers différentes expériences Bardamu constate les disparités existant entre les groupes sociaux illustrant la rigidité voire la rugosité d'un système social qui broie et avilit les couches inférieures de cette organisation comme les dominants. C'est le cas lors de son séjour en Afrique où comme nous l'avons rappelé l'organisation coloniale est une transposition du système social occidental avec le directeur de la compagnie et le Gouverneur placés en haut de la pyramide sociale intégrant à sa base les marginaux comme Bardamu, Robinson et les indigènes. C'est le cas également à Détroit lorsque Bardamu travaille à l'usine dans des conditions épouvantables. Partout règne la misère et partout il est face à des supérieurs méprisants, avilis en Afrique: « Ce ne fut pas une réception enchantée qu'il me réserva le Directeur. Ce maniaque-il faut l'appeler par son nom-habitait non loin du Gouvernement[...]35» ou encore plus tard au moment de la visite médicale chez Ford lorsque le médecin lui précise: « Nous n'avons pas

besoin d'imaginatifs dans notre usine. C'est de chimpanzés dont nous avons besoin...36 ». Pour autant il semble que chez Céline ce soit bien la nature invariante de l'homme, ses instincts qui sont à mettre en cause et non le conditionnement qu'il subirait de la part de tel ou tel groupe social, ainsi dans les colonies certains noirs dépourvus de tout sentiment de classe s'affranchissent de leur base et en cela entérinent la cruauté d'un système fondé sur l'exploitation: « Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu'ils engueulaient passionnément les autres Noirs37. ». Ce dernier point permet à Céline d'accentuer la pesanteur d'un système pernicieux et pourtant inaliénable tant ses fruits viciés répondent aux bas instincts de l'homme.

2) Le monde économique

A travers ces deux romans il est une deuxième dimension, économique, complétant la première afin d'exposer aux lecteurs le nouveau visage de leur environnement. Céline a grandi dans un milieu petit bourgeois dont le commerce était une des activités principales, la famille s'installa notamment Passage Choiseul pour tenir une boutique de dentelles et lingerie de luxe comme cela est transposé dans Mort à crédit. Cette vie laborieuse, incertaine, fragile du moins dans sa première jeunesse l'a considérablement marqué ainsi que le rappelle Vitoux dans son autobiographie citant des propos tenus au journal Le Monde: « On tenait un commerce, on a fait beaucoup de villes. Ça marchait jamais. Faillite. Faillite. Faillite. Y a toujours eu de la faillite autour de moi quand j'étais gosse38. ». Cette instabilité du commerce qui fait écho à celle du monde en étant un de ses visages aura toute sa place dans l'oeuvre romanesque, particulièrement lors du séjour en Angleterre du jeune Ferdinand dans la pension Meanwell. Cette école de dimension plutôt moyenne sera le symbole de la précarité du commerce lorsque une nouvelle école « Hopeful Academy » viendra lui faire concurrence. Dans un style shakespearien, le narrateur décrit la lente agonie du lieu et du couple de responsables tombant dans la folie à mesure que les élèves désertent la pension. Progressivement l'école se métamorphose en vaisseau fantôme, tout se délabre et laisse place au délire comme celui de l'époux Merrywin: « Il avance tout machinal, il bronche pas[...]Il marche comme un automate[...]Toujours pareil en somnambule, il continue sa balade... 39». Cependant au-delà de la nature parfois médiocre de l'homme, ce dernier ne s'est-il pas perdu par faiblesse dans l'organisation du monde qu'il a mise en place? Certains exemples tendent à prouver que ce sont au final les fils absurdes tissant le monde qui accablent les hommes parmi lesquels les narrateurs, lors de leurs voyages, rencontreront des âmes de bonté nuançant ainsi le portrait sombre et grotesque qui préexistait.

36 ibid, p.225.

37 ibid, p.136.

38 Frédéric Vitoux, La vie de Céline, Paris, Grasset, 1988, p.71.

39 op.cit., p.275.

B) DES RENCONTRES IMPORTANTES

1) Alcide

Au cours des différents voyages, les narrateurs élargissent leur vision des hommes au contact d'autres personnages différents de ceux qui évoluent dans leur univers réduit et uniforme: banlieue, Passage à Paris (quoi de plus étroit?) . C'est un point important car Céline n'envisage pas l'autre comme un être forcément meilleur à partir du moment où son ethnie ou sa culture diffère de celle des héros issus de la civilisation occidentale européenne marquée par la misère, la guerre... Il ne prône pas l'enrichissement par la différence de l'autre mais admet que l'homme uniformément peut présenter d'autres visages que la violence et l'égoïsme. Plus l'on voyage, plus grande est la chance d'observer un plus large spectre de valeurs chez l'homme s'approchant ainsi davantage de son mystère. La première d'entre elles est la générosité incarnée par le sergent Alcide. Ce soldat se sacrifie pour sa nièce orpheline en prolongeant son engagement militaire dans les colonies afin de gagner de l'argent, c'est la figure du supplicié nimbée de bonté, son portrait par Bardamu du reste est saisissant: « Il offrait à cette petite fille lointaine assez de tendresse pour refaire un monde entier et cela ne se voyait pas40. ». Notons la différence de traitement entre ce sacrifice-là et celui du couple Henrouille qui passa également son existence à économiser pour s'offrir une maison. Autant le premier, pudique et à l'égard d'une enfant innocente (évocation identique du jeune Bébert) , est mis en valeur, autant le second qui engendra mesquinerie et obsession est discrédité par Céline. Alcide fait figure de saint face à la misère, plus il est discret plus sa générosité est éclatante aux yeux de Bardamu; ce dernier en reste ébahi avec quelques certitudes ébranlées et sa connaissance de l'homme connaît là une véritable avancée.

2) Molly et Nora

Ce sont deux figures féminines qui incarnent la bienveillance et la douceur à l'endroit des narrateurs, enfant puis adulte. Leur qualité principale est le calme adossé à la compréhension là où les autres s'agitent et bousculent en permanence les narrateurs. Cela se traduit par leur parole: gentille et patiente alors que jusqu'alors les narrateurs ne cessaient d'être confrontés à des paroles vociférées ou fausses. C'est le cas pour Molly qui ainsi, de par ses nombreuses attentions à l'égard de Bardamu se reflétant à travers des paroles aimables, parvient à lui montrer un autre visage de l'humanité, ses rencontres lors des voyages altèrent et nuancent ses positions: « On a honte[...]d'avoir jugé quand même l'humanité plus basse qu'elle n'est vraiment au fond41. ». L'autre figure féminine est celle qui envoûta le jeune Ferdinand en Angleterre lors de son séjour

linguistique. Nora, en plus de sa grâce naturelle, est douce et attendrie par le mutisme de Ferdinand écoeuré par le mensonge et la trahison des humains qu'il a côtoyés. Alors qu'il se réfugie dans un silence réconfortant comme en retraite du monde, elle déploie ses paroles accueillantes et désarmées. Si rien n'y fait: « C'était héroïque...Je causais à personne42. » cette parole est proche de ce que Vitoux a nommé dans Misère et parole « l'attitude de parole » suprême: le silence intègre. Face au flot de paroles qui enferme les personnages dans des postures trompeuses, seul le silence est pur. Avec ces deux femmes s'il y a parole, elle est mesurée et élégante. Rareté et pertinence semblent être privilégiées par Céline en matière de recours à la parole. Dans un autre essai paru sur Céline Bébert, le chat de Céline Vitoux soulignait combien chez le chat ou chez sa femme Lucette notre auteur aimait le silence et la discrétion. Les paroles de Nora et Molly s'en approchent et rompent avec les prises de parole nerveuses ou illusoires voire les logorrhées assommantes comme celles du père de Ferdinand. Toutefois à l'image de leurs doux mots murmurés aussitôt évanouis, elles s'éclipsent non sans avoir marqué l'esprit des narrateurs-personnages dissoutes dans la noirceur du drame toujours recommencé.

3) Robinson, un soutien

Lors de ses voyages et cela est davantage palpable aux États-Unis Robinson apparaît comme un personnage très proche de Bardamu, recherché par lui et se révèle une sorte de double tant il suit un parcours similaire, déraciné, marginal. Lorsque la quête cessera pour le narrateur et fera place à un morne quotidien en banlieue, ce double devenu geignard sera d'une compagnie lassante. Avant cela, au milieu de son périple, Bardamu cherche son alter ego dont l'ombre accompagnait toujours sa solitude. A ce titre le lien entre ces deux personnages est à la fois irréel et marqué du sceau du déterminisme. En effet c'est de façon instinctive que le narrateur pressent sa rencontre à venir avec son double donnant à ce fait une dimension quasi féérique: « Dès lors, je me suis attendu à le rencontrer à chaque instant le Robinson. Je sentais que ça venait43. ». De plus cette quête seconde, celle de trouver Robinson, alimente voire aiguillonne la principale qui est de se confronter au monde. Toutefois cette relation inéluctable, tragique plongera par la suite le narrateur dans une nuit plus épaisse aux confins de la mort: celle de Robinson provoquée par Madelon. Ainsi leur fraternité de marginaux n'a su résister aux années et à la fin des convulsions du voyage, dissoute dans la torpeur de leur seconde moitié de vie dévitalisée, inerte.

4) Une rencontre avec soi

Parmi toutes les rencontres mentionnées, elle est celle qui est déterminante et qui se trouve être au coeur du récit. Elle initie toute la dynamique de Bardamu et explique son parcours. Comme cela a été dit précédemment Bardamu cherche à comprendre le monde dans lequel il évolue. Certains personnages du roman du reste parviennent à transmettre cela aux lecteurs ayant pu parfaitement percer à jour le mystère de la quête menée par le narrateur, c'est le cas de Molly qui sent qu'elle ne peut retenir Bardamu animé par l'absolu: « Vous en êtes comme malade de votre désir d'en savoir toujours davantage...44 » et par conséquent le besoin de vivre à la marge: « Enfin, ça doit être votre chemin à vous...Par là, tout seul...C'est le voyageur solitaire qui va le plus loin45... ». C'est le cas également de Baryton, personnage responsable de l'asile rencontré à la fin du récit, qui est fasciné par les voyages de Bardamu, rêvant de vivre les mêmes expériences se plaçant ainsi du côté de ceux qui souhaitent se heurter au monde, l'appréhender. Toutefois cette quête serait vaine si elle n'était pas aiguillonnée par celle de la connaissance de soi, connaissance rendue possible et facilitée par l'exercice du voyage. Seul le voyage détache l'homme de son quotidien qui l'ensable et ainsi le projette en lui-même grâce à l'instabilité provoquée par son nouveau statut d'étranger. Au-delà des horizons lointains, ce serait là l'essence même de la dynamique de Bardamu comme le rappelle Godard dans un article issu d' Une grande génération traitant du voyage dans l'oeuvre de Céline : « [...]le voyage est pour lui expérience intime au moins autant que regard porté sur le monde et sur d'autres hommes46. ». A nouveau Bardamu, et contrairement au sentiment de Montaigne, ne se connait pas mieux au contact de l'étranger mais doit infailliblement vivre comme un étranger pour se révéler à lui-même et comprendre les ressorts de l'esprit humain. C'est le cas aux États-Unis où au contact d'un autre milieu Bardamu se place dans une démarche auto-réflexive à visée universelle: « C'est cela l'exil, l'étranger, cette inexorable observation de l'existence telle qu'elle est vraiment pendant ces quelques heures lucides, exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles, vous aient encore suffisamment abruti47. ». Cet extrait est intéressant car il met en valeur les qualités du transitoire, du passage ou de l'interstice et peut en cela être mis en relation avec la traversée lors d'un voyage, intervalle libre entre deux contrées comme celle sur l'Infanta Combitta qui fut un moment de pause et de sérénité. Ainsi le voyage recouvre une nouvelle vigueur, celle engendrée par sa dimension métaphysique fondée sur une connaissance efficiente de l'être afin de percevoir au mieux le monde comme le rappelle à nouveau Godard dans le même texte: « Sortir de son pays[...]ce sera d'abord découvrir une vérité de soi-même et de l'homme en soi. Non pas seulement

44 Ibid, p.235.

45 Ibid, p.235.

46 op.cit., p.47.

47 op.cit., p.214.

retrouver un oeil neuf, le pouvoir de s'étonner, mais, un bref moment, la vraie conscience de sa situation dans l'univers48. ». Peu après Godard précise qu'à la simple découverte se superpose « une dimension métaphysique ». Cependant cette brèche qu'est le voyage dans l'obscurcissement du quotidien peut s'avérer aussi usante et ne connait qu'un temps, celui des doutes que le narrateur a sur le monde et qui lui donnent cette appétence. C'est ensuite le règne de la résignation, la fin du voyage: « T'en veux donc encore des voyages?-J' veux rentrer en France que je lui dis, j'en ai assez vu comme ça, t'as raison, ça va... 49». Le narrateur en a t'-il trop vu ou s'est-il rendu compte de l'évanescence de sa recherche, insaisissable? Quoi qu'il en soit pour Céline écrivain, le voyage, hormis le fait de favoriser les rencontres et de développer son propre panoptique, nourrit l'homme, l'équilibre et l'innerve ainsi que le souligne cette lettre à Eugène Dabit en 1935: « Si on échoue, c'est qu'il vous a manqué quelque chose, délire, travail, repos, plaisir, sexe, épreuves?Quelque chose. Voyages?50 ». La littérature est donc redevable de la force que lui procure le voyage, en outre l'une comme l'autre sont animés également par cette recherche et cet absolu. Il convient donc d'observer de plus près les liens entre ces deux pratiques gémellaires où le travail d'écriture prolonge les éclats des jaillissements de l'imaginaire.

C) NAISSANCE DU TRAVAIL LITTERAIRE

1) L'envoûtement de la langue

Cette dernière partie de cet axe consistant à démontrer que chez Céline le voyage parvient à recouvrir partiellement des qualités maintes fois mises en valeur par de nombreux écrivains qui furent ses prédécesseurs répondra ici à un postulat précis: les passages de récits de voyage entre autres sont écrits à l'image de ce que le voyage a apporté, semé comme force à l'auteur. Le voyage est un formidable levier littéraire, il vivifie l'imaginaire et cela se traduit sous la forme d'une nouvelle langue revitalisée. Ainsi se constitue en aval de l'expérience du voyage une réaction en chaîne selon laquelle le choc fondateur avec une langue étrangère électrise l'imaginaire qui engendre le désir de voyager et comprendre qui lui-même engendre l'impérieuse nécessité d'écrire et de transmettre ses visions et son approche au monde. Intéressons-nous dans un premier temps à la première articulation du mécanisme cité plus haut, à savoir le lien entre la langue et l'imaginaire. A de nombreuses reprises le jeune Ferdinand dans Mort à crédit souligne à quel point la musique de la langue anglaise l'enchante et crée chez lui une sorte de langueur et de rêve que le climat féérique déjà étudié participe également à développer. Voici les propos qu'il tient à cet effet en entendant Nora parler: « Ce qui m'occupait dans son anglais c'était la musique, comme ça venait danser

48 op.cit., p.47.

49 op.cit., p.233.

50 L.F. Céline à Dabit, notice de Mort à crédit, La Pléiade, t I.

autour, au milieu des flammes.[...].Je vivais gâteux, je me laissais ensorceler51. ». La langue est un sortilège qui ravit Ferdinand et au-delà fige dans son esprit la représentation qu'il se fait de l'Angleterre. Ainsi la langue est un aiguillon qui conditionne notre rapport au monde. Pour le narrateur, à cet instant, sous les effets de la langue, du climat et de Nora tout semble féérique, lointain. Pour Annie Montaut dont l'étude est présente dans les actes du colloque 1976 sur l'oeuvre de Céline (cité dans la bibliographie) le passage de l'Angleterre est riche d'enseignements. Ce séjour est celui de la beauté gratuite, de l'absolu en opposition avec les motivations prosaïques et commerciales qui l'ont initié. Tout cela est crée par la langue et la relation de Ferdinand avec celleci est des plus significatives. Toujours selon Montaut le mutisme du narrateur face aux douces injonctions du couple responsable de la pension marque à nouveau le choix de conserver son identité d'étranger là où la pratique de la langue engendrerait un processus d'assimilation par le biais de la relation. En outre ce mutisme a comme conséquence le fait d'appréhender les autres par l'instinct et non la logique d'un discours rationnel, utilitaire. L'instinct est du côté du rêve, du merveilleux, voici un extrait illustrant cette idée lorsque le narrateur tout juste arrivé décrit la fête de la ville: « Tout ça parlait en animaux...avec des énormes aboiements et des renvois de travers ...C'étaient des chiens, des tigres, des loups, des morpions... 52». Ici la dimension merveilleuse est la preuve de l'impact sur l'imaginaire du recours à l'instinct animal. Afin de prolonger la thèse de Montaut nous pouvons relever le fait que Ferdinand à ce moment du récit ne semble animé et mu que par les sollicitations de ses instincts et de son corps: nourriture et sexualité rejetant par là même ses aptitudes propres à la civilisation: communication, éducation. Il semble que ses expériences antérieures dans le commerce où il fut victime du mensonge et de la trahison l'aient alors écoeuré de toute relation civilisée. A noter encore que pour Céline l'instinct animal possède une finesse et une poésie qui s'opposent à la lourdeur des hommes, il suffit pour s 'en convaincre de lire les pages consacrées à ses animaux comme la chienne Betty ou le chat Bébert évoquées par Vitoux dans son livre Bébert, le chat de Louis-Ferdinand Céline. Ainsi l'instinct est du côté du langage pur, magique, celui-là même que Céline veille à créer pour ensorceler à son tour le lecteur. A l'échelle de son oeuvre nous pourrions affirmer que, par le truchement de la transposition, le passage de l'Angleterre illustre la relation qu'entretient l'auteur avec la langue et les origines de son écriture si particulière puisque ce dernier a connu, enfant, ces expériences de séjour linguistique. Le voyage est cette impulsion qui sensibilise l'esprit de l'homme aux sirènes de la langue. Inversement les sirènes de la langue favorisent le goût de voyager et de découvrir le monde, électrisent l'imaginaire et animent les esprits comme celui du personnage Baryton dans le premier roman qui rompt avec son insipide quotidien et part sur les routes dès lors qu'il apprend la langue et la littérature anglaises. Cet autre exemple montre que la langue étrangère peut être non plus un moyen de voir le monde en

rêve comme Ferdinand mais le moteur d'un impérieux et ardent désir de circonvenir le monde tel qu'il est et selon ce qu'il renferme. L'imaginaire ainsi vivifié se traduit par le voyage, ce dernier se prolongera par la nécessité de verbaliser son expérience par l'écriture, de la sublimer et de l'inscrire dans la postérité.

2) le lien voyage-écriture

a) de l'imaginaire au voyage

Pour les écrivains de la génération de Céline, c'est à dire ceux nés dans les années 1890, la guerre fut un épisode déterminant. Elle ne fut pas sans conséquence sur la nécessité pour certains de parcourir le monde et ses rivages plus paisibles afin de fuir les lieux de désolation, par conséquent la guerre peut nourrir un imaginaire de l'ailleurs se traduisant ensuite par le voyage. Ce lien de cause à effet est contenu du reste dans une citation d'un autre auteur fasciné par les voyages, Paul Morand cité par Godard dans son ouvrage Une grande génération: « On voit se multiplier les voyages durant les périodes de réorganisation qui suivent les grands conflits. ».Ce fut le cas pour Céline qui partit peu après avoir été blessé au combat en Angleterre puis en Afrique et plus tard aux États-Unis avec la SDN. Le voyage apparaît alors comme un moyen de se dissocier dans un étourdissement des zones convulsives du monde, un véritable échappatoire enivrant. La force du vertige ressenti est à la hauteur de l'horreur à laquelle on vient d'échapper. Cette sensation d'étourdissement accompagna le jeune Céline en Angleterre et plus tard lorsqu'il fut question pour lui de partir en Amérique, rêve caressé depuis longtemps. Cet épisode lié à ses activités à la SDN est rappelé par Vitoux dans la biographie qu'il lui a consacrée: « Louis s'attendait à un choc. La révélation fut plus vertigineuse encore. Le nouveau Monde, il était là, avec sa prodigieuse vitalité, son énergie, ses foules, son architecture53[...] ». L'imaginaire qu'il avait nourri vis à vis de l'Amérique, en en parlant déjà au sortir de la guerre alors qu'il était en Afrique et certainement accru par ses lectures de Morand, se trouva décuplé au moment où ses images mentales s'incrustèrent à la réalité de ce pays aux proportions hors normes. Ceci montre combien la transposition littéraire de sa découverte de l'Amérique fut brutale, d'autant plus brutale qu'elle répondait à un souci de cohérence à l'égard de l'ensemble du récit. A l'imaginaire magique de Destouches s'est substitué l'imaginaire corrosif de l'écrivain Céline, d'un imaginaire l'autre. C'est donc à la croisée de ces deux visions que se trouve dans son premier roman une nouvelle approche du voyage, approche expliquée à nouveau par Henri Godard. Cette dernière fait écho à la problématique qu'il pose d'emblée, à savoir la manière dont le voyage chez Céline est soumis à ses interrogations et à ses mythes personnels. Ainsi chez Céline comme cela a été dit plus tôt dans notre étude le voyage est avant tout une pratique de dévoilement faite à distance reposant sur un style enlevé là où une même description de

New York par Morand sera rationnelle, explicative (étude comparative aux pages 44-45). Céline nous fait pénétrer l'intimité du lieu en évoquant des éléments concrets comme la rue, les bâtiments etc. Il renouvelle donc l'expression littéraire de cette expérience et s'inscrit dans une certaine mode littéraire de l'époque qui voyait les récits de voyage recevoir le soutien du public. Ceci est un des éléments qui ont expliqué le succès de l'ouvrage lors de sa publication. Nous avons observé la naissance d'un imaginaire dans un contexte troublé et la façon dont il épouse ensuite la thématique dominante du récit qu'il nourrit, afin de clore l'étude du processus qui mène jusqu'à l'acte d'écrire il est un dernier lien à étudier, celui qui unit le voyage et l'écriture.

b) voyager pour écrire

Il est une seconde transposition brutale dans Voyage au bout de la nuit, celle de l'Afrique que Céline découvrit en 1916. Outre le climat difficile et les paysages étouffants, cette expérience fut fondatrice dans le parcours de notre auteur et ce à deux égards. Tout d'abord c'est en Afrique qu'il s'initia à la médecine et ensuite qu'il s'adonna à l'écriture. Au regard de sa correspondance d'alors destinée à une amie d'enfance Simone Saintu l'écart avec le récit qu'il en fait semble grand car le jeune Destouches souligne avec un certain lyrisme les moments heureux et précieux qu'il connut sur ce continent. Par exemple la poésie du cadre ne lui est pas étrangère comme le montrent ces lignes: « La lune dorée se couvre de mille petites fleurs roses et blanches54[...]. L'Afrique est aussi un lieu qui offre une rupture, où les tourments passés viennent se diluer dans les grands espaces, ainsi dans la même lettre Céline note: « Mes pensées s'émondent peu à peu de tout ce qu'elles ont de pénible. » ou dans une autre lettre: « la grande liberté est une chose bien grisante[...]c'est pour moi la maîtresse la plus chère, et l'unique55. ». A cet effet il est donc intéressant de noter que c'est à ce moment de sa vie, lors de cette phase d'un voyage plutôt paisible que Céline se mit à écrire, libéra son imaginaire sous la forme d'une nouvelle intitulée Des vagues. Voici ce qu'il rapporte à ses parents dans une lettre datée de 1917: « j'ai commis pourtant une petite nouvelle qui vient d'être acceptée par H. de Régnier56. ». Comme le rappelle Vitoux cette nouvelle faisant le récit d'une traversée (on pense à l'épisode de l'Amiral-Bragueton) contient en germes la veine satirique qui irriguera tout son premier roman. Au-delà de cette remarque il semble plus pertinent de relever le lien presque mécanique qui s'est établi entre l'expérience africaine et l'acte d'écrire, ce sentiment d'urgence de retranscrire ce qu'il avait pu observer lors de sa traversée. On peut ainsi y voir le rôle de l'écriture qui sert de relais à l'imaginaire et le fige toutefois la thèse de Godard contenue dans le chapitre X de son ouvrage critique Poétique de Céline semble plus pertinente tant il souligne le fait que les expériences ne sont là que pour nourrir l'oeuvre. A l'image des passages de voyage qui se fondent dans la dynamique globale du récit, les voyages de Céline n'avaient pas d'autonomie

54 L.F Céline à Simone Saintu le10/07/16, cahiers Céline IV, Paris, Gallimard, 1978.

55 L.F Céline à Simone Saintu le 07/07/16, cahiers Céline IV, Paris, Gallimard, 1978.

56 L.F Céline à ses parents le 05/03/17, cahiers Céline IV,Paris, Gallimard, 1978.

répondant par anticipation plutôt au désir d'écrire qui sourdait en lui. L'expérience n'existe que pour nourrir un projet plus vaste qui l'absorbe. L'écriture n'est pas la conséquence du voyage, elle en est la cause encore souterraine lors des années de jeunesse.

Malgré tous les éléments constitutifs des valeurs profondes du voyage ici analysés mettant en lumière le rapport intime au monde qu'il offre et la profonde connaissance de soi qu'il engendre, il est un fait qui inéluctablement souligne les limites de la quête vécue par les narrateurs: la fin du voyage pourtant inachevé. En effet Bardamu s'arrête et s'installe en banlieue. Pourtant cette suite ne serait-elle pas en sorte une parabole du parcours de l'écrivain et en ce sens la sédentarité le pendant métaphorique du moment de l'écriture? Ce récit, dans une dimension « métalittéraire », ne serait-il pas un discours sur la création littéraire? Ainsi si le voyage physique cesse, le voyage métaphorique, celui de l'écriture, naît et le prolonge. Après l'expérience vient le moment de la raconter. Du reste par un système de mise en abyme ce prolongement du voyage par la parole apparaît vers la fin du roman lorsque Baryton harcèle Bardamu afin que ce dernier lui livre ses aventures. C'est donc bien un voyage en littérature ici qui commence, seule aventure véritable, absolue nourrie des aventures du voyage physique et métaphysique. Nous étudierons en conséquence la façon dont l'aventure littéraire de Céline a intégré les lois du voyage en écho à une remarque de Thibaudet contenue dans sa critique de Voyage au bout de la nuit (lue page 154 dans l'ouvrage dirigé par Derval cité plus haut) soulignant que « le Voyage fait partie de l'expansion coloniale de la littérature. Il répond dans la littérature à cette fonction: annexer de nouvelles terres. ». Afin de vérifier cette analogie qui réhabilite grandement la notion de voyage chez Céline en l'appliquant au champ littéraire, nous mettons en lumière trois éléments consubstantiels au voyage physique appliqués à l'exploration de nouveaux territoires littéraires. Tout d'abord voyager c'est rompre comme l'a précisé Montaigne:« je réponds ordinairement à ceux qui me demandent raison de mes voyages que je sais bien ce que je fuis, et non pas ce que je cherche. ».Ensuite voyager consiste à explorer, à découvrir, à emprunter des voies nouvelles; enfin c'est une confrontation idéologique et nous verrons que le langage littéraire choisi peut apparaître comme une option idéologique au service d'une visée politique.

III) LE VOYAGE DANS LE CHAMP LITTERAIRE

A) LA RUPTURE NEE DE LA GUERRE

Pour la génération d'écrivains à laquelle Céline a appartenu, l'histoire plus que jamais peut-être a considérablement marqué de son sceau l'art littéraire; avec la guerre un monde s'est effondré. A ce désenchantement doit répondre une nouvelle manière d'écrire qui saura également se faire l'écho des progrès des sciences humaines. Dans cette perspective le titre Voyage au bout de la nuit renverrait ainsi à la nuit littéraire et ce voyage métaphorique serait la remise en cause de la littérature antérieure aux quatre années de boucherie. Ce récit nuit à la vieille littérature. Ses romans restituent en somme cette démarche qui consiste, après avoir traversé des vestiges, à explorer jusqu'à découvrir la rareté d'un style, d'un esthétisme qui « ringardise » les tentatives passées voire les détruit.

1) La crise du roman

Après un premier roman paru en 1932 dont le travail d'écriture a commencé vers la fin des années vingt, Céline s'inscrit pleinement dans la génération des écrivains de la guerre que Godard a qualifiée de « grande génération ». Ce conflit fut en quelque sorte fédérateur et créa une communauté d'âme littéraire dans laquelle se retrouvaient des écrivains dont les oeuvres se devaient d'être le pendant de ce souffle nouveau, de cette réinvention du monde né de la guerre, c'est ce qu'il précise: « Le traumatisme initial les avait rendus électivement sensibles aux ruptures, aux besoins et aux appels ressentis par tous57. ». Cette crise se fonde avant tout sur une large défiance vis à vis de la pensée et de la littérature bourgeoises. Au-delà c'est un esthétisme réaliste, relais d'une pensée positiviste qui est en cause, c'est pourquoi comme le rappelle Michel Raimond les années vingt en France voient l'essor du roman poétique développant l'idée d'un « fantastique quotidien ». Voici du reste la définition qu'il en donne: « La couleur d'une rêverie, la grâce d'un objet, le mystère d'une rencontre, tout cela, qui a alimenté le roman poétique, exclut une lourde structure en même temps que l'observation réaliste ou psychologique courante58. ». Au vu de certaines analyses développées précédemment à propos de la féérie dans les deux premiers romans de Céline, ce dernier s'inscrit pleinement dans cette veine-là. Il est un second point qui illustre combien l'oeuvre de notre auteur fut marqué par les ruptures de cette époque, celui de la reconfiguration du récit à partir d'un travail autour du point de vue engendrant un nouveau réalisme, davantage pertinent. Raimond cite pour démontrer cela l'oeuvre de Ramuz qui, nous le verrons par la suite, fut une influence forte pour Céline. Ramuz opta pour un réalisme subjectif salué par un critique cité par Raimond du nom de

57 op.cit.

58 Michel Raimond, La crise du roman: des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.

Jean Choux qui montrait que « pour être vraiment réaliste, le romancier devait ne peindre que la réalité perçue par le personnage59. ». Toute cette nouveauté autour du monologue intérieur et du flux de conscience se prolongera à travers l'emploi « plein » qu'en fera Céline. Cependant au-delà de la simple dislocation de la pensée du personnage faisant écho à cette même dislocation du récit, ce procédé formel reflète la volonté d'instaurer également une nouvelle psychologie, plus profonde, qui saura restituer comme le dit Raimond « les abîmes de l'être humain », voici ce qu'il en dit: « Présenter des vies intérieures aux déroulements tortueux et inexplicables, telle est bien, en gros, l'ambition de cette nouvelle psychologie60. ». En effet en matière de connaissance de l'homme les apports scientistes, positivistes de la fin du XIXème siècle s'essoufflent, un nouveau champ d'exploration de la psyché s'ouvre avec Freud.

2) L'influence de Freud

Durant les années vingt paraissent des textes importants de Freud qui ouvrent un nouveau domaine d'étude sur l'homme et sur les ressorts de son âme, un en particulier s'adosse au traumatisme de la guerre paru en 1920 Au-delà du principe de plaisir qui expose la tendance des névrosés de guerre à réactiver leur trauma dans leurs rêves. Il est possible que le docteur Destouches ait eu connaissance de ces études au vu du fait que ce trauma continu, répété structure le récit du premier roman de Céline dans lequel le chaos de la guerre habite le narrateur. En effet ce dernier y fait souvent référence et a tendance à la déceler partout caractérisée par sa propension à perdurer sous différentes formes: colonie, guerre. Enfin l'aspect onirique qui accompagne le ressassement du traumatisme est marqué dans le texte par le délire fantastique adossé à l'irréalité. Dans cette étude Freud met en lumière la notion de Thanatos, la pulsion de mort inhérente à l'homme face aux pulsions de vie: Eros. C'est là un nouvel éclairage concernant le profil psychologique du narrateur, citons également l'étude de Deleuze aux accents freudiens sur le personnage de Lantier servant de préface à l'édition Folio de La bête humaine et parue dans Logique du sens où il évoque la fêlure de ce dernier et précise ceci: « Ce que la fêlure désigne, ou plutôt ce qu'elle est, ce vide, c'est la Mort, l'Instinct de mort. » et un peu plus loin: «l'instinct de la mort, qui n'est pas un instinct parmi les autres, mais la fêlure en personne, autour de laquelle tous les instincts fourmillent61. ». Nous connaissions la dimension naturaliste des romans de Céline cependant il semble que les oeuvres de ce dernier puissent être rapprochées de celles de Zola au vu également des angles d'étude freudiens choisis par la critique en guise d'herméneutique. Au reste à l'instar de Vitoux dans la biographie de Céline concernant la dimension freudienne du texte nous pouvons nous demander si l'oeuvre littéraire n'inspire pas davantage la sphère psychanalytique

59 Ibid, p.299.

60 Ibid.

61 Gilles Deleuze, préface de La bête humaine, Paris, Gallimard, 2001, p.14.

qu'elle ne s'en nourrit réellement. Quoi qu'il en soit le prisme freudien s'avère pertinent afin d'explorer cette écriture en rupture. La lecture de Freud par Céline n'est pas certaine toutefois Vitoux dans cette même biographie rappelle que le médecin s'intéressa à cette nouvelle sphère d'étude de l'homme notamment lors de séjours à Vienne où il côtoya un cercle psychanalytique dont les recherches ne le laissèrent pas indifférent ainsi que le précise l'auteur arguant cela de sa soif de comprendre: « Voyeur de l'inconscient, cette ambition ne pouvait qu'enchanter l'écrivain62. ». A ce propos nous pouvons observer des marques significatives de la présence de cette science dans le récit, marques qui valorisent la psychanalyse tout en réduisant l'apport des études naturalistes antérieures à Freud comme à la page 397 du premier roman où Bardamu expose une nouvelle sentence: « De nos jours, faire le « La Bruyère » c'est pas commode. Tout l'inconscient se débine devant vous dès qu'on s'approche63. ». Une seconde marque d'intérêt pour cette science serait illustrée en la personne de Baryton et l'éclairage porté sur les aliénistes au cours de la dernière section du roman. Ainsi et de manière cohérente nous pouvons déduire qu'à l'exploration littéraire que représente cette écriture se joint une seconde rupture: la présence d'une science nouvelle tendant à explorer les profondeurs de l'âme. En outre les références à Freud, multiples, se trouvent aussi en dehors du champ littéraire confirmant le grand intérêt de notre auteur comme lors d'un entretien où une question est posée à propos de ses influences: « -Eh! Bien, c'est Balzac, Freud et Breughel64. ». Il est intéressant de noter que le panthéon de Céline adjoint à la rigueur scientiste de Balzac le goût pour les délires et les convulsions parfois sous-jacentes de Freud ou Breughel. L'attelage réalisme-délire, loin d'être contre-nature, est toujours valorisé. Cependant à l'image de l'huile qui au contact de l'eau la dénature, les apports de la psychanalyse offrent un dépassement du simple naturalisme et de sa vérité révélée. En effet il n'est plus possible à l'image des romans du XIXème siècle d'imposer une vérité par le biais d'un narrateur omniscient. La certitude de la connaissance de l'homme s'amenuise à mesure que les complexités de son âme sont révélées. C'est là un nouvel exemple de l'influence freudienne selon Godard dans l'article consacré à notre auteur issu de Une grande génération car Céline a compris cela en ne proposant que le jugement très personnel du narrateur, de plus il renouvelle le roman par le biographique. Un second exemple de la distance prise avec le simple naturalisme se trouve dans l'hommage rendu à Zola par Céline en 1933 puisque l'auteur montre certaines limites de cette esthétique avec des accents freudiens ostensibles comme le montre cet extrait: « Nous avons appris sur les âmes, depuis qu'il est parti, de drôles de choses. » ou encore peu avant dans le discours: « Zola croyait à la vertu, il pensait à faire horreur au coupable, mais non à le désespérer. Nous savons aujourd'hui que la victime en redemande toujours

62 op.cit., p.403.

63 op.cit., p.397.,

64 L.F.Céline, cahiers Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.41

du martyr, et davantage65. ». Afin de conclure nous jugeons utile de souligner combien la psychanalyse est traitée avec ambivalence par Céline tant ce qu'elle apprend sur l'homme va dans le sens de son obscurcissement tandis que ces mêmes révélations vont dans le sens d'une nouvelle exploration littéraire progressiste, régénérée.

B) LE RENOUVELLEMENT DE LA LANGUE

Après avoir exposé les facteurs de la rupture insufflant une certaine modernité à l'oeuvre de Céline nous tenterons ici de mettre au jour la seconde étape de ce voyage en littérature marquée par l'exploration de voies nouvelles. Il s'agit donc pour nous d'étudier les caractéristiques formelles des nouveaux sillons empruntés ainsi que des moyens pour y parvenir tout en insistant sur les enjeux de telles découvertes.

1) Les influences littéraires, Céline lecteur

A l'image des grands explorateurs habités par l'idée de trouver de nouvelles voies de passage ou de nouvelles contrées qui élargiront notre connaissance du monde Céline cherche sa voie (voix) , trace son sillon à partir de repères littéraires qui sont comme autant de balises dont il se distanciera. Parmi ces influences nous distinguerons celles qui sont vertement revendiquées et celles qui sont plus inavouées.

a) les influences avouées

Au panthéon des écrivains qui ont publié avant lui, il y a trois noms importants dont le dénominateur commun est le renouvellement littéraire. Tout d'abord il convient de citer Barbusse et Dabit et ce pour leur manière de restituer fidèlement les contours de leur époque, de s'inscrire pleinement dans leur temps et aussi pour leur emploi d'un langage familier. Ce fut le cas pour le roman de Barbusse portant sur la première guerre mondiale Le feu dans lequel les dialogues étaient construits à partir de la langue employée dans les tranchées, les idiolectes divers, ceci eut pour effet d'installer un réalisme saisissant. En ce qui concerne Eugène Dabit les deux romans importants aux

yeux de Céline furent Hôtel du nord et Petit-Louis. Ce sont des romans populaires ou populistes règne une certaine compassion pour les plus faibles que l'on peut retrouver dans le personnage de

Bébert chez Céline. Du reste Hôtel du nord fut couronné du Prix du roman populiste. Céline dialoguera donc à distance avec Dabit avec ses oeuvres interposées notamment par la suite son Mort à crédit. A côté de ces écrits à la faconde populaire Morand apporta en plus du langage parlé avec Ouvert la nuit le goût pour le voyage qui du reste était à cette époque un genre très prisé par le public. Une lettre de 1955 destinée à la NRF confirme cette influence majeure en matière de langue

65 L.F.Céline, hommage à Zola ( 1933), cahiers Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.81-83.

sur Céline et toute la difficulté de la filiation en littérature et de la singularité: « D'autres selon Dutourd avaient avant moi réussi le truc de faire passer le langage parlé à travers l'écrit? Quels donc?[...] Paul Morand dans Ouvert la nuit...et puis c'est tout. Je ne les ai plagiés ni les uns ni les autres66.». Une seconde lettre relevée par Godard dans la notice de la Pléiade confirme le fait que Céline se soit placé dans la lignée de Morand: « Il ne faut pas oublier que Paul Morand est le premier de nos écrivains qui ait jazzé la langue française.[...] Je le reconnais pour mon maître67.». En outre Morand apporte une inclination vers le cosmopolitisme et la découverte avec des ouvrages tels que Le voyage et New York. Morand à cette époque est sans conteste l'homme du voyage, le guide de nombreux lecteurs; il a ainsi pu théoriser le besoin de voyager de cette génération de la guerre précisant que le voyage naît du bouleversement et posa également ce postulat superlatif repris par Godard dans La Pléiade qui ne pouvait que plaire à Céline: « Qui se met d'abord en marche, sinon les plus intelligents, les plus imaginatifs, les plus courageux, les plus avides68?». Ajoutons enfin l'intérêt porté à un autre auteur déjà cité: Ramuz qui écrivit un essai en 1928 faisant office d'acte de réponse à un acte d'accusation et défendant le recours au style parlé. Cependant Céline vis à vis de ces auteurs doit trouver son propre style et pour cela ne pas être dans la droite ligne de ces derniers mais trouver sa voie, un dépassement. Ce dernier s'obtient en généralisant l'emploi de la langue parlée alors circonscrite aux dialogues ou en exploitant avec plus de verve la subjectivité de la focalisation interne ou encore en attribuant de nouvelles fonctions aux descriptions dans les récits de voyage. Celle de New York dans Voyage au bout de la nuit est, d'après l'étude de Godard pages 44-45 dans Une grande génération, renforcée par une vigueur métaphorique tandis que Morand exploite davantage la veine explicative, rationnelle. En somme il se doit de réinventer la modernité et de prolonger le renouvellement; il l'obtient par le foisonnement et le recours à l'excès.

b) les influences plus équivoques

Nous nous penchons ici sur des auteurs vis à vis desquels Céline semble prendre une certaine distance, remettant en cause partiellement la dette qu'il aurait pu contracter à leur endroit. La motivation principale de ce rejet parfois simulé d'une littérature engendrant des plaisirs inavoués est à l'inverse des propos tenus précédemment, à savoir cette absence de renouvellement, ce caractère éculé, désuet. Ainsi il y a Proust qui longtemps fut l'objet de critiques sévères de la part de Céline, il fallut attendre 1960 pour que lors d'un entretien l'auteur reconnaisse la puissance de son oeuvre. Auparavant il n'eut de cesse de souligner sa répulsion face à ce style trop inerte à son goût, cette dernière inonde ces quelques lignes adressées à Paulhan: « Je vois et lis toujours dans

66 L.F.Céline, lettre à Jacques Festy le 19/02/55,Lettres à la NRF,1931-1961, Paris, Gallimard, éd. de Pascal Fouché, 1991.

67 L.F Céline, lettre à M.Hindus du 11/06/1947, La Pléiade, p.1232.

68 Paul Morand cité par Godard, Paris, édition de La Pléiade, p.1234.

l'horripilant! Tous ces romans y compris Balzac me semblent toujours autant d'impostures (que dire de Gide ou Proust!)[...]tout reste à faire, l'essentiel, le rendu émotif69!». De plus pour Céline, qui estime que le renouvellement s 'ancre solidement à la réalité d'une époque décrite jusque dans ses bas-fonds populaires, Proust est le romancier de l'éphémère vie mondaine, voici ce que son narrateur en dit le comparant à un solide personnage concret et sans doute plus significative: Madame Hérote: «Proust, mi-revenant lui-même, s'est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l'infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s'entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d'improbables Cythères70.». Certes leurs styles respectifs se différencient tant Proust usait de la dilatation des phrases et des propos là où Céline s'attachait à produire un style toujours plus fougueux, concentré, sentencieux toutefois leurs écritures se rapprochent quant à leur faculté à exprimer avec une rare acuité les impressions ténues, insaisissables de l'âme humaine. Cette ampleur dans l'analyse a pu intéresser Céline du reste la phrase célinienne, très souvent, à l'image de celle de Proust, se déploie et s'élève s'articulant sur un ensemble de syntagmes liés harmonieusement. C'est pourquoi Proust semble un modèle inavoué, d'ailleurs dans la même lettre adressée à Paulhan Céline amende ses premiers propos, nuance qui s'apparente presque à de l'aumône: « Cependant je lui reconnais un petit carat de créateur ce qui est rarissime. Il faut l'avouer. Lui et Morand71.». En somme Céline apparaît comme un grand lecteur voire un dévoreur et cette fougue est proportionnelle à l'exigence de lecteur qui est la sienne fort d'une conception exclusive du Beau, de l'absolu. Il est également d'autres auteurs, des classiques qui sont l'objet d'une satire dans Voyage au bout de la nuit, cette dérision de la part de Bardamu en même temps qu 'elle expose une défiance face aux caciques dévoile sa formation humaniste, la littérature est décriée et parallèlement évoquée au sens étymologique du terme. Il aime son potentiel et mésestime ceux qui ne l'exploitent pas de plus le renouvellement est une voie que l'on emprunte non sans bannir voire agonir les tentatives littéraires passées. Ainsi Bardamu fait référence à ces auteurs sapant leur aura soit en caricaturant leur ouvrage comme Rousseau le réduisant à ses aspects les plus saillants: « Elles rigolaient bien les quatre visiteuses de Lola à m'entendre ainsi me confesser à grands éclats et faire mon petit Jean-Jacques devant elles72.» ou en le parodiant non sans un plaisir du jeu littéraire somme toute assez rabelaisien comme cette réécriture héroï-comique parlée d'une lettre de Montaigne: « Ah!qu'il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T'en fais pas va, ma chère femme! Il faut bien te consoler!...Ça s' arrangera!...Tout s'arrange dans la vie...73 ».

69 L.F.Céline, lettre à J.Paulhan du 17/01/49, Lettres à la NRF, 1931-1961, Paris, Gallimard, éd. de Pascal Fouché,1991.

70 op.cit., p.74.

71 op.cit.

72 op.cit., p.214.

73 Ibid, p.289.

Enfin comme le relève Pierre E. Robert dans un article paru sur Céline lecteur74 citant M.C.Bellosta la structure du roman rappelle une troisième référence classique avec laquelle Céline joue: Candide et ce notamment au vu de l'initiation à la guerre, le hasard des rencontres et les aventures picaresques. Ces dernières remarques quant aux insuffisances supposées de ces auteurs classiques soulignent combien, comme le rappelle Malraux dans son essai L'homme précaire et la littérature, l'homme vient à l'art par souci de se confronter aux expériences artistiques antérieures. Céline fut un écrivain du renouvellement en étant au préalable un grand lecteur, dans son parcours il est une autre étape, un autre chaînon qui lui permit de fourbir son entrée en littérature et d'usiner sa langue: la littérature périphérique.

2) Les laboratoires d'écriture

En amont et à la périphérie de son oeuvre littéraire Céline a utilisé d'autres formes d'écriture dont la vocation n'était pas essentiellement littéraire afin de travailler sur son style et de se confronter à l'exercice. Tout d'abord la première d'entre elles non sur un plan diachronique mais sur la permanence de son emploi fut la lettre, dialogue établi à distance que Céline développa lors de ses séjours à l'étranger et plus particulièrement en Afrique à destination de son amie d'enfance Simone Saintu. Elle est le lieu du témoignage, de la réflexion et Céline veille à significativement agrémenter ses lettres de références culturelles, de les orner tandis que par la suite dans ses romans c'est sa prose qui sera l'objet de surcharges à la fois lexicales et métaphoriques. L'idée de ne pas considérer l'écriture comme une pratique gratuite et vide de tout sens est déjà prégnante, relevons cette sentence à l'image de toutes celles qui émailleront plus tard ses récits: « Nous préférons envisager même une souffrance que nous avons imaginée à une réalité même que nous avons vue75.» rappelant des propos tenus par un professeur lors d'une conférence à laquelle il avait participé. La lettre est bien ce laboratoire de l'écriture romanesque à travers lequel il cisèle sa démarche d'écrivain. Toutefois la collusion entre la lettre et le roman va même au-delà comme le souligne l'article de Jean-Paul Louis publié dans Vingt-cinq ans d'études céliniennes, il parle même de fusion, d'absence de frontières entre la lettre (écriture utilitaire) et le roman (art) ou pour reprendre la terminologie de Barthes entre le domaine de l'écrivant et celui de l'écrivain. A ce propos l'auteur assure que la correspondance fait partie intégrante du travail d'écrivain, du reste de façon révélatrice il arrivait à Céline d'écrire ses lettres sur des pages inachevées de roman et des passages de roman sur des brouillons de lettre. Enfin les deux écritures se sont superposées jusqu'au bout car à mesure que l'une évoluait l'autre était imprégnée des mêmes changements. Les lettres de Céline n'étaient pas moins vives que ses récits comme l'affirmait Albert Paraz qui eut une correspondance régulière avec l'auteur. Le second support périphérique fut son Carnet du cuirassier Destouches écrit en 1913

74 Pascal Fouché (éd), Vingt-cinq ans d'études céliniennes, Paris, La Revue des lettres modernes, 1988 .

75 L.F Céline à Simone Saintu le15/10/16, cahiers Céline IV,Paris, Gallimard, 1978.

nourri des mêmes confidences et réflexions en germe qui écloront spectaculairement dans ses romans, à l'image de celle proposée par Vitoux dans sa biographie: « Si je traverse de grandes crises que la vie me réserve peut-être je serai moins malheureux qu'un autre car je veux connaître et savoir76.». Enfin le troisième support fut sa thèse en médecine sur Semmelweis qui brilla singulièrement par sa qualité littéraire et selon les dires même de Céline fut une sorte d'acte fondateur lui révélant son attachement inaliénable à l'écriture. Cette reconnaissance enjoua Céline qui rappelait bien plus tard en 1960 lors d'un entretien les propos de son professeur cité par Godard dans La Pléiade: « [...]il est fait pour ça...Il est fait pour écrire77.». Vitoux évoque également cette qualité d'écriture nourrissant cet écrit didactique: « Certes le style est encore mesuré, continu, parfois lyrique. Mais comment ne pas être étonné par l'intuition saisissante de ses raccourcis ou de ses métaphores acrobatiques78?». Tout ceci en somme correspond au cadre du renouvellement, aux modalités qui l'ont accompagné, accouché, à présent il convient d'étudier la matière intrinsèque de cette écriture régénérée.

3) L'apport de la musique, le « rendu émotif »

Afin de saisir au mieux la nécessité qui a été celle de Céline d'explorer de nouvelles formes d'écriture il faut se reporter à son ouvrage Entretiens avec le professeur Y qui est son art poétique mêlant à ses théories sur sa littérature sa vindicte à propos de la littérature de son époque dans le style flamboyant, pamphlétaire qu'on lui connaît. La rupture avec la littérature cadrée est selon lui urgente alors que d'autres médias émergent dotés de davantage de mouvement et de vivacité dans leur expression comme il le précise: « écoutez bien ce que je vous annonce: les écrivains d'aujourd'hui ne savent pas encore que le cinéma existe!...et que le cinéma a rendu leur façon d'écrire ridicule et inutile...péroreuse et vaine. » ou plus loin: « le cinéma a pour lui tout ce qui manque à leurs romans: le mouvement, les paysages, le pittoresque, les belles poupées79[...].». Et par la suite de révéler avec force et assurance le seul moyen de dépasser le cinéma: « en dépit de tous les battages, des milliards de publicité[...]de cils qu'ont des un mètre de long![...]le cinéma reste tout au toc, mécanique, tout froid...il a que de l'émotion en toc!...il capte pas les ondes émotives...il est infirme de l'émotion...80 ». Cette relation dialectique au cinéma transparaît du reste dans son premier roman car tout en exposant les limites de son réconfort le narrateur dévoile ses mérites féériques voire thérapeutiques. L'émotion donc comme le coeur d'un système littéraire délibérément installé par l'auteur pour capter l'attention d'un lecteur de plus en plus volatile. La musique participe pleinement à cette émotion, fruit d'une technique chère au médecin Destouches

76 L.F.Céline, Casse-pipe suivi du Carnet du cuirassier Destouches, Paris, Gallimard, 1970, p.114.

77 op.cit., p.1160.

78 op.cit., p.242.

79 L.F Céline, Entretiens avec le professeur Y[1955], Paris, Gallimard, 1995, p.23.

80 Ibid,p.25.

comme à l'écrivain Céline qui, on le sait, se passionnait pour le geste technique et la précision du praticien et qui se définissait volontiers comme un artisan écrivant sur une table nommée établi (propos tenus lors d'un interview filmé). Au reste lorsqu'il s'est agi pour lui de proposer son « ours » aux éditeurs il présentait son roman comme une « symphonie littéraire ». En outre cette recherche de la musicalité de la phrase doit être rapprochée de sa passion pour la danse et les ballets, tous se définissant par de fins ornements tels que la légèreté et la grâce, le raffinement et l'évanescent; lui qui à de nombreuses reprises lors d'interviews (disponibles dans un coffret Céline vivant) éructait contre la lourdeur des hommes, leur pesanteur d'esprit. Pour paraphraser Nietzsche Céline ne croit qu'en une phrase qui sache danser mais contrairement à la dichotomie observée par Valéry entre la poésie-danse et la prose-marche, la prose virevoltante de Céline suit un objectif précis tourbillonnant davantage autour des lecteurs transis que sur elle-même. Cette phrase dite « rythmique » fut étudiée de près par Catherine Rouayrenc qui travailla sur l'écriture populaire de Céline qui en donna alors une nouvelle définition consécutive de la torsion de la grammaire conventionnelle opérée par l'auteur: « Cette phrase rythmique restitue une unité énonciative orale, faite d'un ou plusieurs groupes rythmiques, à laquelle un schéma mélodique approprié permet d'accéder au statut de phrase81.». La notion de phrase n'existe plus que grâce à sa dynamique sonore, musicale et non son organisation logique interne, elle se définit plus par ce qui émane d'elle, ce qui lui échappe; l'émotion prend le pas sur la raison toutefois l'auteur insiste sur le fait que les fonctions de cette phrase sont celles de la phrase grammaticale comme par exemple l'autonomie, le prolongement de l'idée etc. Ainsi la grâce naît et s'échappe des limbes de la phrase torturée, déliquescente, cette relation entre la musique et le mal compte pour beaucoup dans la littérature de Céline. La musique est celle qui accompagne mais aussi sublime le mal, il jaillit sous son impulsion et nourrit le récit de ses exhalaisons funestes enfin elle donne corps à la réalité et l'augmente même, cette idée est dans le premier roman présentée sous forme de parabole, celle du cabaret Tarapout et de la chanson triste des danseuses qui précède et engendre le malheur et qui dévoile la puissance de la fiction sur le réel ainsi que le raconte Bardamu: «[...] leur chanson est devenue plus forte que la vie et même qu'elle a fait tourner le destin en plein du côté du malheur.[...]je ne pouvais plus penser à autre chose moi qu'à toute la misère du pauvre monde et à la mienne surtout, qu'elles me faisaient revenir [...]sur le coeur82.». La musique, de l'ordre du sublime, déréalise ou renforce le caractère fictionnel du récit qui ainsi ornementé devient « récit à la troisième puissance » selon les mots mêmes de Céline. La musique dans l'oeuvre de Céline est un trope récurrent, une métaphore qui habille et vernit les mots phrase après phrase. C'est une composante essentielle de ce fameux style célinien, le style qui est rare en littérature et qui le démarque « des cafouilleux qui rampent dans les

81 Catherine Rouayrenc,C'est mon secret,la technique de l'écriture populaire dans « Voyage au bout de la nuit »et « Mort à crédit », éditions du Lérot, 1994.

82 op.cit., p.362.

phrases » selon les propres termes de Céline employés lors d'un entretien avec Dumayet (Céline vivant). L'autre composante est le langage parlé que Céline va rendre aristocratique.

4) Le langage parlé

A une époque où nous le verrons la langue académique ou encore bourgeoise subit une certaine défiance, le recours au langage populaire, parlé apparaît comme une alternative nécessaire afin de renouveler l'écrit alors figé. C'est du reste ce que Céline exprime dans Entretiens avec le professeur Y insistant au passage sur son ingéniosité: « ...retrouver l'émotion du « parlé » à travers l'écrit! C'est pas rien!...c'est infime mais c'est quelque chose!...83 ». Cette régénération voulue par l'auteur se traduit dans un premier temps par des marques syntaxiques étudiées par différents critiques à l'image de Catherine Rouayrenc. Cette dernière consacre dans son ouvrage déjà cité par nos soins un chapitre sur les sources de l'oralité et en dénombre quatre: les mots « dé-rangés » signes d'un esprit dérangé, la coordination, la juxtaposition et la phrase rythmique étudiée plus haut. Penchonsnous sur un de ces points. A l'aide de son étude précise de la coordination telle qu'elle est employée par Céline l'auteur parvient notamment à relever des hyperbates marquées par ce qu'elle nomme « coordination-retard », trope consistant à inverser l'ordre naturel des mots ou à disjoindre des termes normalement liés, et c'est là une caractéristique du français parlé à l'image de cet exemple qu'elle relève: « On en avait déjà vu nous des villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux même » (étude présente p.92). Il y a bien une torsion de la grammaire traditionnelle qui va dans le sens de l'émancipation des codes linguistiques afin de redonner selon elle « aux éléments sémantiquement essentiels le poids que leur assure la liberté syntaxique propre à l'oral84[...].».Un second critique, Vitoux, dans son essai cité plus haut relève également ce qui lui semble être les caractéristiques du langage parlé: l'ellipse, la redondance marquée par la figure de rappel étudiée du reste très tôt par Léo Spitzer et la simplification de la grammaire en général. Cette rénovation en outre s'accompagne d'un travail sur la langue correspondant à l'emploi de l'argot principalement et à la création de nouveaux mots (néologismes). On le sait Céline travaillait beaucoup comme le prouve le grand nombre de pages réécrites et ayant le souci du résultat il avait celui de la rigueur, cette rigueur indispensable à l'apprentissage de la médecine, de la danse ou de la musique. C'est d'ailleurs cette dernière sous la forme d'un instrument populaire qu'il utilise en guise d'analogie pour définir son rapport à la langue lors d'un entretien où une question portait sur sa langue « faubourienne »: « Cette langue est mon instrument. Vous n'empêcheriez pas un grand musicien de jouer du cornet à piston. Eh bien!je joue du cornet à piston85. ». Ce travail minutieux que nous évoquions précédemment consiste toujours à trouver le mot juste et en cela il serait erroné

83 op.cit., p.21.

84 op.cit, p.92.

85 L.F.Céline, cahiers Céline, vol 1, Paris, Gallimard, 1976, p.22.

de penser que populaire signifie délité, débridé. A l'oral le français est plus spontané, mais le surgissement de l'oral à l'écrit impose une réflexion, un subtil alliage comme Céline l'indique au professeur Y: « [...]retenez ça: piment admirable que l'argot!...mais un repas entier de piment vous fait qu'un méchant déjeuner! Votre lecteur vous envoie au diable! » et plus loin: « L'argot a son rôle, oui![..]il y faut un tact...86 ». A présent il convient de se demander pourquoi ce recours au « parlé » parut nécessaire et il semble que ce n'est pas tant la langue académique qui est ici décriée que la culture qui la porte, à savoir la culture et les valeurs bourgeoises; « populaire » se définit comme « antibourgeoise ». Dans son ouvrage Catherine Rouayrenc utilise une citation de Valéry issue de La crise de l'esprit (1919) afin de nous approcher au plus près de l'état d'esprit qui régnait alors dans ces années d'après-guerre: «Il y a l'illusion perdue d'une culture européenne et la démonstration de l'impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit[...]87 ». Il s'agit bien d'une révolte morale tapie derrière cette réforme littéraire et celle-ci se traduit par une triple violence: une violence faite aux mots puis au roman et enfin au monde à travers sa représentation littéraire. La littérature en rupture de Céline ayant exploré de nouvelles formes de communication repose pour reprendre le terme de Godard sur une langue « communautaire », repliée sur une traduction populaire du monde là où la belle langue apparaissait comme plus universelle. En faisant évoluer la belle langue vers la langue émotive Céline l'isole tout en la parant de nouveaux éclats, en cela le terme de « poétique » de la langue utilisé par Godard est pertinent car cette dernière, à mesure qu'elle est réinventée, créée selon le sens étymologique de poesis, réduit son audience et verse dans un « autotélisme social » à l'image d'une certaine parole poétique autotélique crée pour elle-même. Il s'agit donc pour l'auteur d'une volonté forte de saper le roman en tant que genre bourgeois, vitrine d'un monde caduc, à redéfinir à l'aide d'un nouveau type romanesque. Ces deux romans sont le reflet de la colonisation de territoires littéraires investis, altérés (chevaux de Troie). Détruire pour mieux créer est l'objectif de cette quête menée avec ardeur, de cette exploration en terre littéraire qui s'apparente plus dorénavant à une conquête décisive. Cela semble être le but premier de ce voyage métaphorique qui pour s'imposer doit commencer par défaire les normes en vigueur.

C) LA DESTRUCTION DES CODES TRADITIONNELS DU ROMAN

1) L'amuïssement du récit

A l'image des territoires conquis lors des grandes découvertes, Céline installe son style sur les décombres de celui qu'il a vaincu afin de s'imposer. Cette quête du renouveau nécessite de s'en prendre au coeur même de la structure romanesque, à sa pierre angulaire: le récit. Celui-ci va être pris d'assaut, contaminé par l'oralité donc nous avons étudié la portée précédemment. Avec Céline le récit se trouble ou s'altère lorsqu'il s'agit de Voyage au bout de la nuit et explose lorsqu'il s'agit de Mort à crédit, une franche évolution du phénomène de destruction du récit est à relever. Fidèle à sa volonté de se démarquer du roman bourgeois, son style suit certains préceptes stratégiques observés par un critique, J.Dubuffet, cité par Rouayrenc dans son ouvrage sur l'écriture populaire en ouverture d'un chapitre judicieusement intitulé Le récit mis à mort: « Si vous voulez frapper au coeur la caste sévissante frappez-la à ses subjonctifs, à son cérémonial de beau langage creux, à ses minauderies d'esthète88». En ce qui concerne le premier roman, l'attaque est franche mais laisse encore au récit traditionnel quelques ornements caractéristiques, ainsi le langage oral et écrit vont en quelque sorte cohabiter. La grande différence est donc cette invasion de l'oralité dans le champ du récit lui insufflant de la spontanéité, oralité jusqu'alors circonscrite aux propos rapportés ce qui rompt avec l'histoire du roman réaliste comme le soulignent les auteurs de l'étude de ce roman chez PUF: « En cela, naturellement, Céline rompt avec le roman balzacien, dont le démiurge impersonnel « filtre » les informations et les sens en un discours bien « normé89.». Pour autant les marques de l'écrit demeurent comme le recours au passé simple et du pronom personnel « nous », elles se mêlent aux marques de l'oralité comme le passé composé et le pronom indéfini « on » à l'image de cet extrait présent dans la même étude: « Après un repos, on est remonté à cheval, quelques semaines plus tard, et on est reparti vers le nord. Le froid lui aussi vint avec nous90.». Rouayrenc fait le même constat insistant sur le fait que le récit est « troublé » par quelques anomalies mais il sait conserver selon elle ses formes littéraires comme les temps littéraires et les phrases amples. Toutefois s'il subsiste, aux yeux de Godard dans sa Poétique il est évident qu'un glissement s'opère et que ce dernier devient discours subissant aussi une relégation dès lors que narrateur et auteur se confondent: « Tout concourait donc à installer une fois pour toutes le roman célinien dans le registre du discours » et « Faire passer la voix narrative pour la sienne propre, et donc la mettre en prise sur le réel, c'est la charger d'un pouvoir tel que le récit ne peut que s'organiser autour d'elle91.». Une idée émerge alors concernant le primat de la parole, celle qui souligne le fait qu'elle supplante l'action romanesque voire qu'elle nourrit principalement la

88 Ibid, p.77.

89 op.cit, p.99.

90 Ibid, p.99.

91 op.cit.

structure dramatique du roman, roman de la déliquescence et du désenchantement servi par une langue décomposée. Ces oeuvres apparaissent bien comme des anti-romans toutefois il serait réducteur de définir l'ouvrage sous le seul sceau de l'action de détricoter car à cela se greffe celle de créer comme le souligne à nouveau l'édition PUF: « Le Voyage est une oeuvre carrefour de la production célinienne, qui opère une synthèse contradictoire entre une tradition mourante et une langue à venir92[...].». Nous verrons à de nombreuses reprises la permanence de cette imbrication oxymorique au sein de laquelle les échos de la vigueur littéraire, de la vitalité du style répondent au retentissement des accents mortifères. A présent il convient d'observer un autre retentissement, celui du ton employé par le narrateur.

2) Une voix retentissante

Cette voix percutante, dévoreuse de mots du narrateur est le relais de celle de Céline. Ce procédé appelé « intrusion d'auteur » par G.Blin porte sur l'origine de la voix. Elle s'impose ici implacablement et ce selon deux procédés personnalisant une narration ciselée en diatribe que nous nous proposons de relever ici. Ces derniers participent à inventer une narration située aux confins de la subjectivité comme le rappelle Godard dans Poétique de Céline: « Si la narration de Céline s'impose malgré tout, elle le doit à la nouveauté de la voix, incomparablement plus personnelle et plus présente que d'autres93[...].». Tout d'abord notons la forte présence d'un ton sentencieux, didactique fruit des réflexions du narrateur sous forme d'aphorismes qui émaillent le récit puis celle d'un ton satirique résultant des nombreux pastiches et parodies tendant à jeter et à installer un puissant discrédit sur le récit. Ainsi le lecteur pourrait ici observer une certaine contradiction quant aux visées de ces deux tons antinomiques, en effet la charge morale de la sentence peut être neutralisée, engloutie par le climat plus distancié et ludique instauré par la satire. Cependant il semble plutôt que la sentence pèse de tout son poids, puissamment arrimée à la narration forte de sa présence en contrepoint. Celle-ci crée de par sa présence selon l'expression même de Godard un « écran de philosophie » entre le lecteur et l'histoire; cette continuité et cette prolifération de jugements et autres commentaires étouffent le simple rappel des actions de l'histoire. L'autre brèche sapant les fondements du récit traditionnel est le recours généreux au jeu de réécriture et de satire. A cet effet la critique pilotée par Damour chez PUF propose une étude de la fonction destructrice de l'adjectif portant atteinte à la crédibilité du discours dans les parodies d'éloquence (page 101) et note aussi son emploi dans des formes d' « auto-ironie », de dérision cynique comme pour cet exemple étudié à la même page: « Je la suppliai de se confier à mon affection vigilante » masquant à peine un propos érotique. Un autre levier, l'argot, tendant à décrédibiliser le récit a été étudié par une autre critique de l'oeuvre travaillant sur la subversion du roman. Selon Danièle Latin l'argot est là pour

92 op.cit., p.103.

93 Henri Godard, Poétique de Céline, op.cit.

laisser libre cours à l'ironie du narrateur et par conséquent fragiliser la diégèse: « L'intonation que soulignent ces marques argotiques[...] tend à détruire le sérieux de la fiction, sa crédibilité immédiate, en un mot sa vraisemblance94.». Avec le recours excessif à l'argot, du souci de réalisme le récit glisse vite vers une confiscation des événements par « le point de vue réducteur et fantasmatique du narrateur rétrospectif.» selon le même auteur qui traduit cela par une formule, celle de la « déréalisation du récit ». Ainsi cette voix, comme décrochée du récit et libérée de la simple fonction de narrer, résonne et gronde. Sa percussion et donc sa subversion vont même plus loin car au-delà du simple fait de concurrencer le récit académique elle recouvre et absorbe toutes les autres paroles animée par un désir totalitaire.

3) Le brouillage de l'énonciation

Si comme nous l'avons vu il n'existe plus de cloison étanche entre le récit et le discours dans l'oeuvre de Céline il est d'autres cloisons qui disparaissent, celles existant entre les différentes voix. Ces dernières se mêlent les unes aux autres installant une polyphonie assourdissante avec comme conséquence majeure de briser la reproduction mimétique et au-delà de concentrer toutes les voix sous la coupe de l'une annihilant ainsi toute pluralité de discours. C'est sur ce point que porte l'étude de Danièle Racelle-Latin à l'aune des discours tenus par des personnages secondaires dont les paroles sont imprégnées fortement du style narratif argotique et ce en contradiction totale avec toute logique socio-linguistique. C'est selon l'auteur un trait ironique ici, une marque de caricature de leur propre discours mais au-delà ne peut-on pas penser que cet effet de ventriloquie, consistant pour Bardamu à souffler ses propres mots et par conséquent sa vision du monde aux autres personnages, est une volonté de capturer les paroles divergentes et de les réduire à néant dans une visée totalitaire? La voix de Bardamu englobant toutes les autres est une voix totalitaire qui a comme effet de lisser les différences, un fait que l'auteur de l'étude a observé et analyse ainsi: « [...]Bardamu et Robinson, Princhard et Baryton, les principaux « orateurs » du roman, semblent bien prononcer le même discours interchangeable95.». Une autre polyphonie marque de son empreinte l'énonciation du premier roman s'articulant autour du « je » et du rapport entre narrateur et auteur. On le sait les romans de Céline sont des transpositions de ses expériences personnelles et par la suite, à partir de Mort à crédit, le « je » sera clairement identifié comme la voix de l'auteur portant même le prénom de Ferdinand. Qu'en est-il pour Bardamu? Dans le premier roman l'origine des voix est plus floue et aucun indice patronymique ne laisse supposer que le « je » est en fait Céline. Toutefois d'autres éléments le laissent croire à l'image de l'expression et de l'observation des faits par Bardamu dès le début du roman nourries par l'expérience médicale alors

94 Danièle Racelle-Latin , Le « Voyage au bout de la nuit » de Céline, roman de la subversion et subversion du roman, Bruxelles, Palais des Académies, 1988, p.151.

95 Ibid, p.152.

que ce dernier n'est alors que « carabin », c'est à dire étudiant en médecine. En outre la présence fréquente de références littéraires dans la bouche du narrateur semble être davantage l'expression du goût de Céline, connu pour être un grand lecteur, que de Bardamu, certes étudiant mais sans intérêt pour la culture ni le savoir. Cette ambiguïté énonciative reflète celle, plus large, du genre littéraire, lequel mêle fiction et expérience réelle et que Godard a analysé comme « roman-autobiographie ». Ce « soupçon », au sens de Sarraute, participe à faire en sorte que finalement ce soit la voix de Céline qui confisque l'ensemble des paroles tenues afin de salir les discours et de montrer toute la vulgarité et la laideur du monde, bref de dévoiler l'envers du monde. Ainsi toute cette exploration motivée par une impérieuse rupture avec la littérature passée aboutit à l'avènement d'un style, à la découverte d'une nouvelle écriture littéraire caractérisée par la percussion voire la violence de la vocifération mais aussi, nous l'avons vu, la « concentration énonciative ». Cette violence dissimulée sous l'humour de la satire ou la force de l'émotion est une arme redoutable capable d'électriser à la fois les mots et les idées, même les plus funestes, et par conséquent un auditoire prisonnier des charmes du style. Ce dernier, fruit de la quête menée par Céline, a interrogé et interroge encore les lecteurs et la critique, il demeure un élément polarisant et qui clive sans conteste les amateurs de littérature. Il sera au centre de la dispute, empoigné par toutes les parties; le destin de cet instrument littéraire nouveau sera par la suite d'être instrumentalisé afin de nourrir le débat autour de Céline et de son oeuvre haineuse où il sera ,quel que soit le point de vue, vu comme la source du problème.

D) UN STYLE AU COEUR DU DEBAT

1) Rayonnement du style

Le style est une vitalité nouvelle apportée à la littérature, un renouvellement de ses codes offrant par là-même une extension de son potentiel. Le style aux yeux de Céline est un artisanat qui consiste à travailler soigneusement sur le matériau de la langue, à le réinventer. En cela nous pouvons penser que la nouvelle offre, suprême, en littérature correspond à l'ouvrage qui reposera sur une structure formelle inconnue jusqu'alors exposant autrement les éléments de fond. A l'image de ce que Robbe-Grillet a pu dire sur le Nouveau Roman, l'engagement se situe dans la forme; l'écriture devient une sorte d'aventure. A l'aune de ce postulat et dans un pays qui a coutume de glorifier ses écrivains les ouvrages de Céline sont dignes d'être en quelque sorte « panthéonisés », du reste ce point de vue est aujourd'hui largement partagé notamment par Barthes, cité par Godard dans Poétique de Céline, qui précise ceci sur la liberté en littérature, elle dépend « du travail de déplacement qu'il exerce sur la langue: de ce point de vue Céline est tout aussi important que Hugo, Chateaubriand que Zola96.». Un autre littérateur renommé, Sollers, le place volontiers aux côtés de

Proust, Flaubert, Joyce dans son ouvrage regroupant ses critiques et rendant un vibrant hommage aux grands créateurs: La guerre du goût. Céline, lui-même, lors d'un entretien réalisé pour la télévision avec Dumayet (identifié plus haut) précise que le style est une chose rare en littérature estimant les véritables créateurs au nombre de deux ou trois par génération par opposition à ce qu'il nomme les « cafouilleux ». Toutefois il existe une autre dimension qui va donner à ce fameux style toute son importance, celle du débat public, politique autour de la figure de Céline antisémite et collaborateur. En effet lorsque Céline sera attaqué par la suite sur ses idées il répondra « style! ». C'est ce que Sollers explique dans son article intitulé judicieusement Stratégie de Céline mettant en lumière le fait que pour Céline les attaques se cristallisent de façon inavouée autour de son style iconoclaste rompant avec tous les codes admis par la bienséance: « Plus que jamais la société est persuadée d'être bonne[...]. Son ennemi principal ne sera donc pas, comme elle veut le faire croire, l'individu qui a de mauvaises pensées, l'extrémiste, le terroriste, mais bien celui qui s'exprime autrement, de façon plus nette, plus complexe97. ». Plus haut il évoque aussi le fondement supposé de ces attaques incessantes, la « jalousie verbale ». Coupable, Céline devient victime. Cette instrumentalisation du style sera au coeur de la défense de l'auteur qui, comme le rappelle à nouveau Sollers lors d'un débat à la radio retranscrit, reprend l'idée de Flaubert selon laquelle on peut être coupable à cause de son style évoquant « la haine inconsciente du style » . C'est donc fort de cet orgueil que Céline a continué à écrire, renforcé même par les attaques comme autant de preuves de son génie et de sa singularité. Après avoir souligné l'importance du style dans l'oeuvre et la vie plus personnelle de Céline, voyons les vertus puis les vices de cette écriture problématique.

2) Les vertus de ce style

Les amateurs de Céline célèbrent le fruit de cette exploration littéraire animée par les préceptes du voyage et dévoilent ainsi une conception du Beau selon laquelle cette notion est à appréhender indépendamment du Bien, des idées par opposition à ceux estimant que Beau et Bien sont insécables. Parmi ces vertus le rire semble un atout considérable installant soit une distance vis à vis des idées ou encore un renforcement de ces dernières, c'est là une forme d'intelligence du texte; cet argument du rire est utilisé par ceux qui plaident du côté de Céline à l'image de Sollers face à un opposant farouche comme Jean-Pierre Martin; insistant sur cet élément il affirme: « Aussi, Céline, loin d'être quelqu'un qui élucubre des simplismes idiots, pointe quelque chose, sous la forme du rire98[...]. ». Cet argument récuse toute idée de logorrhée, au reste ce postulat d'une écriture utile se renforce car le même Sollers lui adjoint un second argument selon lequel, sans doute en pensant aux pamphlets, ces mots exposent le Mal à vif et par conséquent « le mal, lorsqu'il est verbalisé à ce

97 Philippe Sollers, La guerre du goût, Paris, Gallimard, 1996, p.166.

98 Alain Finkielkraut (dir), Ce que peut la littérature, Paris, Gallimard, 2008.

point[...]permet de voir exactement ce qu'est cette passion-là99 ». Ainsi évoquer le mal de façon infréquentable, c'est se confronter en tant que lecteur à lui sans ambage. La musique de cette écriture réinventée apparaît ensuite comme une nouvelle vertu, une grâce donnée aux mots qui se font virevoltants. Ce n'est donc pas insignifiant que Sollers ait choisi cet angle lorsqu'il s'est agi de consacrer un second article à Céline dans La guerre du goût sous le nom de Céline au clavier. En une courte formule, la clé de l'oeuvre se trouve dans la clef de sol. Se fondant sur un extrait de Rigodon voici comment il met en avant la musicalité: « [...]le langage, tout entier devient une boîte à musique, un clavier, où il suffit de piquer un air pour retrouver une nébuleuse de récit intarissable100.». Un autre poète au XIXème siècle, Verlaine, était aussi musicien des mots et sa propre musique les accompagnait créant une poésie décantée, allégée, murmurée. Pour Céline l'effet est multiplié, la musique semble devenir un langage premier superposé aux mots, le langage second; les mots sont des croches qui servent la cadence. Toutefois si elle séduit cette littérature présente également des aspects plus sombres caractérisés principalement par sa malignité, sa voracité que mettent en avant ses détracteurs comme Martin. Par exemple, à l'instar de ce dernier, ne peut-on pas estimer que le rire et la musique sont deux facteurs de dilution du mal? Un aspect plus maléfique de ce style peut être observé.

3) Les vices de ce style

L'écriture de Céline continue jusqu'à aujourd'hui à être controversée, par écriture nous pensons bien évidemment aux pamphlets des années 30 et 40 mais au-delà aux romans qui comportent des éléments troublants. Le coeur même de cette controverse se situe dans le constat d'une écriture solidement harnachée à une idéologie haineuse qui se dessine au fil des mots. Cette idéologie que certains considèrent comme un fascisme littéraire serait donc tolérée par les lecteurs soumis au nom du style, des acrobaties lexicales, de l'émotion. Cette dernière est du reste la plus contestée par ceux qui veillent à « dégriser » le lectorat happé par le style ou à rationaliser l'étude de cette oeuvre. Le règne tout puissant de l'émotion sur les esprits pose en effet le problème de la réflexion, en cela elle s'oppose à la raison. Le rendu émotif consisterait en une sorte de séduction maléfique du lectorat ensorcelé par la magie de Céline perdant ainsi toute faculté critique, ce serait là le déploiement d'une poétique obscure. Ce charme hypnotique du style semble en effet compléter la définition de la poétique célinienne selon Godard qui précise ceci: « Vouloir, comme Céline s'en vante, toucher son émotion, et même son système nerveux, n'est-ce pas paralyser son esprit critique et le mettre en état d'accepter ce qu'il n'accepterait pas de sang-froid101. ». Un second critique de Céline, Jean-Pierre martin remet en cause pour sa part le statut dont jouit la musique dans cette écriture et veille à la

99 ibid

100 op.cit, p.363.

101 op.cit.

démystifier en insistant sur le fait que celle-ci ne doit pas être un cache légitimant le contenu. Ainsi débattre autour du style de cet auteur c'est à nouveau se pencher sur le caractère irrésistible du Beau et de ses rapports tendus avec le Vrai ou le Bien. Le Beau peut-il dédouaner un auteur? La particularité du style de Céline fondé, nous le verrons à de nombreuses reprises, sur l'idée d'ordre est pourtant le fruit d'un travail de dépouillement assez libertaire en somme. Si l'ordre c'est l'absence de contradiction et le lissage par l'émotion de toutes les divergences possibles, il s'obtient aussi en imposant fermement aux lecteurs des idéologies. Cela revient donc à dire que le style ne tourne pas à vide, il est le bras armé de la doxa. Céline prétendait ne pas être idéologue ou prescripteur d'idéologies, c'est sur ce point précis que l'attaque Jean-Pierre Martin dans le même essai où citant Céline il ajoute: « le style contre les idées, prétend Céline. Contre les idées, vraiment? Le style n'est pas là pour les contrer. Plutôt pour être tout contre elles, pour mieux les transporter, en contrebande, dans le métro émotif102.». Dans l'esprit de Martin, on ne doit pas se contenter d'une lecture purement littéraire, innocente; les idéologies sont présentes et menaçantes. Plus loin dans son essai ce critique évoquera « la fonction politique[...] de la parole en éclats de Céline103.». A l'instar donc d'une plaisanterie qui aurait toujours un fond de sérieux, derrière cette écriture romanesque se dissimulerait des thèses politiques. Il en est une qui est citée, celle du biologisme présente dès son premier roman et soulignant les considérations aigües qui sont celles de Céline en matière de race. Nous n'oublions pas que Céline a écrit sa thèse de médecine sur Semmelweis, un médecin hygiéniste, et que cela combiné à sa culture antisémite peut expliquer sa dérive future vers les thèses eugénistes et de purification de la race. En outre l'idéologie se reflète aussi non dans les thèses mais dans les formes véhiculant ces dernières, ce qui finalise et clôt en somme le système de pensée de l'auteur. Nous l'avons précisé, le style de Céline est autoritaire dans le sens où il confisque la distance critique du lecteur, il l'est aussi à travers ses caractéristiques formelles et notamment la voix du narrateur. Il convient ici de rappeler les travaux de Danièle Racelle-Latin qui mettait en avant la spoliation des autres discours par le discours dominant tenu par Bardamu (cité plus haut). Le narrateur apparaît comme un despote tant sa voix confisque toute la pensée, Martin évoque même un « je terroriste » et « une écriture nerveuse[...]sourde à toute contradiction, à toute contestation de l'intérieur104. ». Ce « je » totalitaire est à l'opposé d'un « je » plus universel comme celui de Montaigne. Toujours sur un plan formel et dans la perspective traitée actuellement notons la présence dans l'édition critique des Damour chez PUF de l'étude d'un épiphénomène grammatical assez significatif quant à la violence faite à la phrase. Au-delà de cet exemple il est fréquent de relever à travers les différentes lectures d'ouvrages savants sur le sujet un lexique de destruction

102 Jean-Pierre Martin,Contre Céline ou D'une gêne persistante à l'égard de la fascination exercée par Louis Destouches sur papier bible, Paris, J.Corti,1997.

103 ibid

104 ibid

choisi par les auteurs. Ici il s'agit des rapports établis par Barthes entre le nom et la place hégémonique de l'adjectif dans la phrase notamment lors des pastiches de grands discours et voici ce qu'en disent les auteurs: « Selon Barthes[...]l'adjectif placerait ainsi le nom du côté de la mort. C'est bien ce rôle-là qu'assume l'adjectif célinien, mais à un degré extrême: il « tue » le nom de façon plus radicale encore en le vidant de sa substance105[...]. ». Enfin afin de clore sur ce sujet et dans le but de démontrer que ce style n'a pas fini de poser problème, nous exposons ici les propos tenus par Alain Finkielkraut lors d'un entretien radiophonique pour l'émission « Qui vive » sur l'antenne de RCJ où ce dernier évoque la « jurisprudence Céline ». Pour ce dernier elle consiste à légitimer dorénavant des propos haineux sous prétexte que ces derniers sont ornés d'une inventivité littéraire heureuse. Cette remarque ne porte que sur les pamphlets de Céline, c'est à dire un pan de sa production toutefois on peut penser que les pamphlets sont tendus par un style travaillé de longue haleine et qui aurait enfin épousé ce pour quoi il était fait et trouvé là sa propre finalité. Ce genre virulent est une dérive de l'émotif car la frontière est mince et la pente glissante vers ce que Finkielkraut nomme « l'éruptif, le vindicatif, l'épidermique, le féroce. ». Pour le formuler autrement toujours selon notre littérateur Céline a donné ses lettres de gloire à une démarche d'écriture fondée sur le flot, sur ce qui est « lâché » là où ce qui compte est ce qui est retenu, mesuré, pensé. Le débat finalement s'il perdure est loin d'être achevé car les arguments les plus ciselés aux yeux de la raison auront beaucoup de mal à venir à bout de la magie. Combattre ce style c'est vouloir enferrer un spectre. En outre le style de Céline, parce qu'il est un style rare, s' inscrit dans une tradition littéraire française dont l'inclination fervente pour les stylistes semble irréductible.

A l'image des territoires du nouveau monde conquis violemment par les hommes, le voyage métaphorique en terre littéraire de Céline est à la fois une exploration menant à des voies nouvelles mais aussi une forme de maltraitance infligée à la langue académique et aux codes romanesques. Le roman est brisé, la langue tordue; ce sont là les nécessités de la quête de la modernité. L'auteur ne pouvait décrire les convulsions de son temps à travers une langue placide. Ainsi Céline se fait passeur, il conduit lors de cette traversée les lecteurs d'une rive à l'autre, quittant les formes littéraires précipitées dans la désuétude il projette le roman vers le renouveau. En cela il participe aux soubresauts salutaires qui animent le parcours de l'histoire littéraire et la fait déborder de son lit. Là n'est donc pas la part subversive de cette quête en écriture avivée par les lois du voyage, lois d'un motif en partie appauvri, bafoué dans le récit étant en fait transférées dans l'écriture même stimulée par la volonté de rompre les codes, d'inventer et d'offrir au lectorat en le touchant au plus près du coeur les sensations les plus aigües. Toutefois si l'avènement de ce style, accueilli de manière partagée lors de la publication de Voyage au bout de la nuit et aujourd'hui installé au rang de mythe, n'apparaît pas comme un problème a contrario les emplois romanesques et pamphlétaires de cette trouvaille heureuse interpellent. Dans un premier temps Céline a progressivement en quelque sorte négligé son invention en la menant à son terme à savoir la déconstruction la plus significative de la phrase; le style meurt de son accomplissement et la fragile solution alchimique des débuts reposant sur un subtil attelage d'oralité prosaïque et d'amplitude poétique se brouille. Cette poursuite de la dislocation se reflète parfaitement dans le récit de Mort à crédit, des romans sous forme de chroniques de la guerre puis des pamphlets. C'est là le second point subversif, Céline a mis au service d'idées haineuses sa « petite musique » si fluide et légère. Sa douce ritournelle, pernicieusement, s'est emparée des idéologies d'airain gorgées de haine pour les faire dansoter au fil des phrases. De plus le pamphlet, s'il s'est imprégné des trouvailles des romans précédents, fut à son tour un incubateur de style pour les romans d'après-guerre. Ce laboratoire d'écriture fut le lieu où se déploya la force d'un style dévoreur de mots, vociférateur, un style comme une emprise irrationnelle.

Quelle est donc la place du voyage dans les deux premiers récits de Céline? Quelle est la place du voyage dans la vie de Louis-Ferdinand Destouches? Avec quelle amplitude le lexème « voyage » est-il exploité dans l'oeuvre? Le voyage se trouve au centre de la structure et de la dynamique des ouvrages choisis et étudiés, position renforcée par l'emploi sémantique plein que Céline en fait. En effet il l'exploite premièrement dans sa dimension concrète au service d'un projet nihiliste lui ôtant partiellement ses charmes chers au goût du public des années 30: évasion, harmonie niant par làmême sa logique universelle. Puis il l'exploite généreusement dans sa fonction poétique selon un double emploi métaphorique correspondant au parcours de vie des narrateurs et à la quête littéraire menée par Céline afin de tous les restituer. Céline se sert donc pleinement de ce motif et de ses lois usurpées, perverties par le projet incandescent de l'auteur: renvoyer au monde à l'aide de livres féroces toute l'horreur qui émane de lui. Le livre devient donc un miroir grossissant grâce auquel Céline fait part de toutes ses désillusions à propos de l'Homme et de ses errances aiguillonnées par sa sempiternelle lourdeur. Dans son parcours de vie le voyage fut pour l'auteur une suite d'expériences fécondes. En littérature les mécanisme du voyage seront le prisme principal amplifiant et tordant les visions projetées par l'imagination de l'auteur. Sans souffle dans la diégèse, le voyage insuffle une vigueur nouvelle à l'écriture du récit. Ces textes sont donc le résultat d'un transfert de vitalité selon lequel le voyage physique, dévitalisé par l'auteur, assombrit considérablement le récit d'un voyage métaphorique sous les effets d'une langue régénérée par les lois du voyage, « revitalisante », au service du rien. C'est un processus littéraire au sein d'un système clos qui mène à un nihilisme vigoureux. Ainsi chez Céline le vrai voyage est dans l'écriture et si nous avons constaté qu'il est synonyme d'invention nous pouvons également affirmer qu'il permet à l'auteur de se réinventer. Destouches invente Céline et veille du moins au début de sa carrière d'écrivain à ce que les deux vies ne se mêlent point. Maître du territoire littéraire nouvellement conquis Céline devient comme son nom de corsaire écumant les eaux propices au sabordage de la vieille littérature. Cette étude de la notion de voyage en somme nous permet de faire émerger l'alliance oxymorique entre la vie et la mort qui sous-tend l'ensemble de l'oeuvre susceptible d'être perçu à l'aide d'une plus large monographie. Ce paradoxe constitue l'essence même de cette écriture. Tout d'abord il existe ce conflit entre la vitalité de cette nouvelle langue, seconde, mortifère et la déliquescence de la langue maternelle, première, opérée par l'auteur. Ensuite il est indéniable que cette langue revitalisée a servi et véhiculé des idées funestes dans le cadre des pamphlets notamment. Si cette opposition s'avère présente sur un plan formel, elle l'est aussi quant au travail de mémoire qui nourrit les deux premiers romans. En effet Céline ravive au fil des lignes des souvenirs personnels mais il les annihile en leur ôtant toute légitimité en matière de véracité, ainsi les éléments autobiographiques susceptibles d'être immortalisés par la plume meurent sous les coups de boutoir de la transposition. L'existence de Destouches meurt en donnant

naissance au monde de Céline. En outre Céline connu pour avoir été un grand lecteur d'auteurs classiques tout au long de sa vie et notamment en prison au Danemark éteint la flamme de la visée universelle de cette littérature, rompt avec ses préceptes et fait naître une littérature exclusivement articulée autour du moi, une littérature « moimoiiste » auto-alimentée par la seule vie de Céline durant la guerre et l'exil illustrée par D'un château l'autre, Nord, Rigodon... Comme cristallisée dans la notion de voyage, la tension Vie/mort se niche au plus profond de l'âme de Louis-Ferdinand Destouches et de l'imaginaire de Céline.

BIBLIOGRAPHIE

bibliographie primaire:

-Céline, Louis-Ferdinand, Voyage au bout de la nuit[1932], Paris,Gallimard, 1952.

-Céline, Louis-Ferdinand, Mort à crédit[1936], Paris, Gallimard, 1952.

bibliographie secondaire:

A) Écrits divers de Céline, correspondance, entretiens...

-Céline, Louis-Ferdinand, Casse-pipe suivi du Carnet du cuirassier Destouches, Paris, Gallimard, 1970.

-Céline, Louis-Ferdinand, Entretiens avec le professeur Y[1955], Paris, Gallimard,1995. -Céline, Louis-Ferdinand, Lettres à la NRF, 1931-1961, éd. de Pascal Fouché,1991. -Céline, Louis-Ferdinand, Lettres à Marie Canavaggia, 1936-1960, éd. de J.-P.Louis, Paris, Gallimard, 2007.

-Cahiers Céline, vol 1, Céline et l'actualité littéraire, textes réunis et présentés par J.P. Dauphin et Henri Godard, Paris, Gallimard, 1976.

-Cahiers Céline, vol 4, Lettres et premiers écrits d'Afrique, 1916-1917, textes réunis et présentés par J.-P. Dauphin, Gallimard,1978.

B) Études consacrées à Céline

-Céline, Louis-Ferdinand, Romans, éd. de Henri Godard, Paris, Gallimard, « bibliothèque de la Pléiade », notice, t.I,1981.

-Cresciucci, Alain, Les territoires céliniens, [s.n.],1989.

-Cresciucci,Alain (dir),Céline, Voyage au bout de la nuit,Paris, Klincksieck, 1993.

-A.-C. Et J.-P. Damour, Louis-Ferdinand Céline « Voyage au bout de la nuit », Paris, PUF, 1985. -Derval, André, « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline, critiques 1932-1935, Paris, Imec,2005.

-Finkielkraut, Alain (dir),Ce que peut la littérature, Paris, Gallimard, 2008.

-Fouché, Pascal (éd), Vingt-cinq ans d'études céliniennes, Paris, La Revue des lettres modernes, 1988 .

-Godard, Henri,Poétique de Céline, Paris, Gallimard,1989.

-Godard, Henri, Une grande génération, Paris, Gallimard, 2003.

-Hewitt, Nicholas, « Voyage au bout de la nuit,voyage imaginaire et histoire de fantômes », Actes du colloque de la Haye,1983.

-Martin, Jean-Pierre, Contre Céline ou D'une gêne persistante à l'égard de la fascination exercée par Louis Destouches sur papier bible, Paris, J.Corti, 1997.

-Montaut, Annie, « La séquence de l'Angleterre dans Mort à crédit », Actes du second colloque international de Paris, 27-30 juillet 1976.

-Racelle-Latin Danièle, Le « Voyage au bout de la nuit » de Céline, roman de la subversion et subversion du roman, Bruxelles, Palais des Académies, 1988.

-Rouayrenc, Catherine,C'est mon secret,la technique de l'écriture populaire dans « Voyage au bout de la nuit »et « Mort à crédit », éditions du Lérot, 1994.

-Sollers, Philippe, La guerre du goût, Paris, Gallimard, 1996.

-Vitoux, Frédéric, Louis-Ferdinand Céline: misère et parole, Paris, Gallimard, 1973.

-Vitoux, Frédéric, La vie de Céline, Paris, Gallimard, 2004.

C) Etudes théoriques,divers

-Foucault, Michel, Folie et déraison.Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, Plon, 1961. -Freud, Sigmund, Essais de psychanalyse, Au-delà du principe de plaisir, Paris, Payot, 1989.

- Raimond, Michel, La crise du roman: des lendemains du naturalisme aux années vingt, Paris, Corti, 1966.

-Zola, Émile, La bête humaine, éd de Henri Mitterand, préface de Gilles Deleuze, Paris, Gallimard, 2001.

TABLE DES MATIERES

Introduction: p.2/3

I NEGATION OU SUBVERSION DU VOYAGE?: p.4/16

A) LE MIRAGE DU VOYAGE: p.4/6

-l'illusion du voyage

-l'indifférenciation

B) UNE TOPOGRAPHIE REDHIBITOIRE: p.7/9

-des lieux de réclusion

-le climat

-l'habitat

C) UNE TRANSPOSITION FACONNEE PAR LE DELIRE: p.10/13 -les influences artistiques

-le dépassement du naturalisme

D) LE VOYAGE REVELE LA PETITESSE DE L'HOMME: p.13/15 -les bas instincts de l'Homme

-un regard médical démystificateur

conclusion partielle: p.16

II) L'UTILITE DU VOYAGE: p.17/27

A) UNE TRISTE LECTURE DU MONDE: p.17/18 -une cartographie sociale

-le monde économique

B) DES RENCONTRES IMPORTANTES: p.19/22 -Alcide

-Molly et Nora

-Robinson, un soutien

-une rencontre avec soi

C) LA NAISSANCE DU TRAVAIL LITTERAIRE: p.22/26 -l'envoûtement de la langue

-le lien entre le voyage et l'écriture

conclusion partielle: p.27

III) LE VOYAGE DANS LE CHAMP LITTERAIRE: p.28/47

A) LA RUPTURE NEE DE LA GUERRE: p.28/31

-la crise du roman

-l'influence de Freud

B) LE RENOUVELLEMENT DE LA LANGUE: p.31/38

-Céline lecteur, les influences littéraires

-les laboratoires d'écriture -l'apport de la musique

-le langage parlé

C) LA DESTRUCTION DES CODES ROMANESQUES DU ROMAN: p.39/42 -l'amuïssement du récit -une voix retentissante -le brouillage de l'énonciation

D) UN STYLE AU COEUR DU DEBAT: p.42/46

-rayonnement du style -les vertus de ce style -les vices de ce style conclusion partielle: p.47

conclusion générale: p.48/49 bibliographie: p.50/51

table des matières: p.52/53






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"Piètre disciple, qui ne surpasse pas son maitre !"   Léonard de Vinci