Collectionneurs et Paquebots - Constitution et préservation d'un héritage patrimonial et culturel( Télécharger le fichier original )par Cécile Bricault Université Lille 3 - Master 2 Pro Administration patrimoniale 2009 |
1.2.2.3 PassionSa passion deviendra le « trait saillant de sa conduite, l'idée prédominante qu'il exprime, empêchant d'analyser et d'observer tout le reste »89(*). Ainsi la passion développée chez l'enfant qui tient une maquette du Normandie pour la première fois, l'empêche de voir d'autres objets sur la brocante que ceux en rapport avec le paquebot. Certains collectionneurs parlent de leur collection comme d'une passion, ainsi ce collectionneur qui m'écrivit que l'enquête cernait bien leur « passe-temps et passion ». « Une passion dévorante », une main qui tremble, des lettres refaites, réécrites afin de paraitre plus lisibles, parce que la main s'est laissée emporter et ne contrôle plus le stylo90(*). Trois mots qui touchent énormément lorsqu'on les voit écrits, parce que le collectionneur se met à nu. Avec une sincérité presque douloureuse. D'autant que ce collectionneur est étonnant. Il refuse la plupart des questions ouvertes, et se laisse guider par les réponses qui sont proposées. Mal-être ? devant l'enquête ? devant sa collection ? face à lui-même ? Il refuse d'appartenir à la « paquebot-mania »... Sa passion apparait vécue comme une angoisse, comme un complément existentiel. Tous les collectionneurs se disent « passionné[s] »91(*), mais un plus grand « contrôle » émane de leurs réponses. Une interprétation est possible concernant ces deux profils différents. En effet, celui-là ne collectionne que depuis huit ans, tandis que pour les neuf autres, la durée de collection oscille entre 15 ans à plus de 30 ans. La passion, toujours présente, s'est « calmée » pour laisser place à une vision beaucoup plus sereine et moins « étouffante » de la collection. 1.2.2.4 AngoisseL'angoisse des collectionneurs se ressent ainsi dans la perte de contrôle de leur écriture ou de mots qu'ils réécrivent plusieurs fois, en se trompant dans les lettres... Angoisse du regard de l'autre, angoisse dans le rapport à l'autre, angoisse du jugement de l'autre. Les questionnaires sont aussi perçus comme une provocation, pour fuir leurs angoisses, pour obliger l'autre à accepter ces interlocuteurs tels qu'ils sont, c'est-à-dire collectionneurs dans l'âme92(*). Dans une lettre que m'a adressée un des collectionneurs, avec le questionnaire, je reçus deux très belles cartes postales récentes des paquebots Queen Elisabeth II et Queen Mary II avec ce mot « Ci-joint deux cartes postales pour que vous puissiez commencer votre collection... Attention au virus ! ». Outre la démarche très agréable, appréciée93(*), touchante, car le don symbolise toujours le partage, l'ouverture, et outre le fait que cela m'a également rappelé une ancienne collection de cartes postales que j'avais entamée en fonction des lieux que je visitais, et qui peut-être ravivera cette passion, un terme me parait révélateur : l'emploi de « virus ». Sans doute, le collectionneur l'a-t-il utilisé avec humour. Néanmoins son utilisation ne me semble pas anodine, et traduit bien l'importance vitale de la collection pour son possesseur. Il s'agit d'une maladie qui s'attrape, d'une « affection », au deuxième sens du terme « altération de la santé, maladie »94(*), qui nous ramène au premier « attachement, tendresse »95(*). Une maladie angoissante, mais dont le collectionneur ne souhaite pas véritablement guérir... Un rappel de la « maladie d'amour ? » chantée par Michel Sardou96(*) ? Comment vivre sans sa collection ? « Quels que soient les particularismes propres à chaque collectionneur, le type d'objets qu'il a choisis et la manière dont il collectionne, il demeure un fait essentiel : les objets qu'il possède sont tous une garantie suprême, souvent inconsciente, contre le désespoir et la solitude. Ils jouent le rôle de protection, au service de l'affirmation de soi. Ce sont des remèdes magiques pour chasser le doute existentiel et, par-dessus tout, des témoins de crédibilité »97(*). Les propos du psychanalyste Werner Muensterberger, adaptables à tous collectionneurs, se voient ici transcendés par la dimension marine de la collection de paquebot. Objets magiques, objets de mémoire(s) qui jouent le même rôle que des reliques, premiers objets bénéficiant d'une attention sacrée particulière de la part des hommes98(*). Reliques, non parce qu'ils étaient les éléments d'un corps humain, ils sont les éléments d'un corps de métal qui contient plusieurs dimensions humaines. Reliques parce que témoins de disparus, d'individus qui ont existé. Le collectionneur s'approprie ces mémoires, se glisse parmi ces gens, trouve une place et un but sans sa vie. L'angoisse est atténuée. Un doute existentiel qui traduit une angoisse métaphysique. Mais cette angoisse se teinte aussi d'originalité, car l'angoisse pour le complément de la collection supplante l'angoisse de la fin de vie. Ainsi peu d'entre eux ont véritablement pensé à l'avenir de leur collection99(*). Le questionnaire a d'ailleurs permis à quelques uns d'y porter attention. * 89 RHEIMS Maurice, Les Collectionneurs. P. 69. * 90 Annexe 1. Questionnaire Q39. Questionnaire MHC2. * 91 Annexe 1. Questionnaire Q37. Comment vous qualifiez-vous en tant que collectionneur ? amateur ? dilettante ? averti ? passionné ? * 92 Cela rappelle aussi le problème de la paquebot-mania. Voir supra. * 93 J'en remercie encore ce collectionneur. * 94 PETIT LAROUSSE, Article « Affection », sens médical. P42. * 95 PETIT LAROUSSE, Article « Affection », premier sens. * 96 Michel Sardou a également dédié une chanson au paquebot France. * 97 MUENSTERBERGER Werner, Le collectionneur : anatomie d'une passion. P.65. * 98 POMIAN Krzysztof, Des saintes reliques à l'art moderne, Venise-Chicago, XIIIe-XXe. Avant-propos, Gallimard, 2003. * 99 Annexe 1. Questionnaire Q123. Avez-vous pensé à l'avenir de votre collection ? |
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